Professional Documents
Culture Documents
1.7-1 0
'ARRÊTÉ: PAR LES MILITAIRES DE SPINOLA
Le sigle de la police politique est devenu
est rare de pouvoir mettre la main sur les dossiers secrets d'une
police politique qui a régné pendant un demi-siècle. C'est ce qu'ont réussi
à faire les membres de la commission de Démantèlement de la P.I.D.E.-
D.G.S. au lendemain du coup d'Etat portugais. La besogne est longue (et
combien révélatrice !), à la mesure de la puissance et de l'efficacité de
l'atroce machine répressive qui avait fait du Portugal de Salazar et de
Caetano le pays de la délation, de la peur et de la torture. René Back-
mann est entré avec les libérateurs dans l'enceinte du sinistre fort de
Caxias, à une vingtaine de kilomètres de Lisbonne. Il a vu les cellules et
les chambres de torture, entendu des témoignages d'anciens détenus,
aperçu les nouveaux et consulté les archives. Voici son reportage
o Chaque matin, depuis plusieurs se-
maines, une quarantaine de mili-
tants du Parti communiste, du Parti
socialiste et de la L.U.A.R. (Ligue d'Union
et d'Action révolutionnaire) quittent Lis-
contenu des dossiers. Sur une table, un
pistolet automatique -dans un étui de cuir
beige clair.
Ces dossiers noirs sont ceux de la
P.I.D.E., la sinistre police politique portu-
complètement, scientifiquement, la P.I.D.E.
et ses annexes. C'est une tâche immense,
longue, difficile et même dangereuse, mais
le rétablissement de la liberté dans notre
pays, l'assainissement de la vie publique
bonne par l'autoroute de l'Ouest, en direc- gaise. Et les militants qui viennent, chaque sont à ce prix. »
tion d'Estoril. Après avoir roulé une ving- matin, s'enfermer pour la journée dans les
taine de minutes et franchi plusieurs éçhan- bureaux du fort de Caxias appartiennent, e2ofd-o_, g3oe,
,
geurs, ils prennent, à une quinzaine de kilo- avec des officiers du Mouvement des
mètres de la capitale, une petite route qui Forces armées, à la commission de Déman- Assis sous un poster représentant le visage
s'enfonce, à droite de l'autoroute, dans la tèlement de la P.I.D.E. - D.G.S. de « Che » Guevara, le commandant Serra,
forêt. Encore quelques minutes et les voi- Le fort de •Caxias, où ont été transpor- actuel responsable du fort, m'explique le
tures s'immobilisent devant un portail vert, tées les archives saisies au siège de la fonctionnement de la commission « Quatre
gardé par des fusiliers marins armés de P.I.D.E. - D.G.S., rue Antonio-Maria-Car- groupes de travail ont été mis en place
fusils automatiques. Après avoir contrôlé les doso, et où sont enfermés aujourd'hui une l'un est chargé du recensement et de Pinven-
laissez-passer, les sentinelles ouvrent les deux partie des anciens membres de la police tdire du matériel de la D.G.S., le second
battants et les voitures vont se ranger à politique, était l'un des plus célèbres péni- analyse les documents saisis, le troisième
l'ombre, au pied d'une haie. tenciers politiques du Portugal. Ici, comme prépare les dossiers judiciaires des anciens
En face, éblouissants de badigeon blanc à Peniche, à Tarrafal, à Aljube, à Santa policiers, le quatrième est responsable des
sous le soleil, les murs du fort de Caxias. Cruz do Bispo, à Sào Baptista de Ajuda, questions d'administration. Les activités de
Au pied des murs, dans une longue cour à Machava, à Ilha das Galinas, des milliers ces quatre groupes sont coordonnées par une
goudronnée, fermée par un solide grillage de militants politiques ont été enfermés, tor- petite équipe d'organisation. L'ensemble des
hérissé de projecteurs et de lampadaires, turés et sont morts en vertu des décrets — travaux de la commission est supervisé par
une demi-douzaine de voitures semblent lois du 9 août 1949 et du 12 mars 1956 — l'un des membres de la Junte de Salut na-
abandonnées. Au bout de la cour, et jus- qui autorisaient la P.I.D.E. à incarcérer tional, le contre-amiral Rosa Coutinho. »
qu'à l'horizon, l'océan. Dans le mur blanc pour une durée illimitée quiconque était Selon les premiers travaux de la commis-
du fort, une porte métallique s'entrouvre considéré comme un « opposant au régime e. sion, la P.I.D.E.-D.G.S. employait entre
sur une petite pièce fraîche. Nouvelle ins- Bien qu'en 1969 le décret 49 401 ait vingt mille et trente mille personnes —
pection des laissez-passer pour mes guides. transformé officiellement la Police interna- un Portugais sur 400. Les fonctionnaires
A travers un carreau •brisé, je passe ma tionale de Défense de l'Etat (P.I.D.E.) étaient environ trois mille cinq cents. Un
carte de presse à un fusilier marin. Quel- Direction générale de la Sécurité (D.G.S.), tiers d'entre eux travaillaient en métropole,
ques minutes d'attente, le soldat revient c'est encore sous son ancien nom, celui les autres, dans les colonies ou à l'étranger.
et ouvre en deux tours de clef la dernière qu'elle porte depuis 1945, que l'on désigne Mais le gros des troupes était constitué par
porte. au Portugal la police secrète, politique et une véritable armée d'indicateurs. Les pre-
sociale, créée par Salazar en 1926, et deve- miers soldats qui sont entrés au siège de
r fj IJMOOOMA (7,0 or_Li-iXo nue, avec l'assistance technique des instruc- la P.I.D.E., le 26 avril, ont découvert un
teurs fournis par Hitler et Mussolini, puis bon millier de reçus, remplis à l'avance
par la C.I.A., l'une Ides plus sanglantes et datés du 30 avril. Ils portaient la
Le couloir, murs et plafond blancs, sol
machines policières du monde. mention « pour services extraordinaires ».
recouvert d'un revêtement sombre, ressem-
ble à un couloir d'hôpital. De place en « P.I.D.E. ! P.I.D.E. I », criaient, après Sûr chacun figurait le nom d'un infor-
place, dans la cloison de gauche, des portes le 25 avril, les passants lorsqu'ils décou- mateur. Les sommes inscrites allaient de
de bois. Le long de l'autre cloison, des vraient, caché dans un couloir d'immeuble, 3 000 escuddes (600 F) à 5 000 escudos
rayonnages métalliques, installés en vitesse, un fonctionnaire ou un indicateur de la (1 000 F). Cette comptabilité de la délation,
garnis de gros dossiers noirs désignés par police. « Pide »: devenu un nom commun, tenue avec un soin remarquable depuis des
des chiffres et des lettres. Tous les quinze et aujourd'hui la pire des insultes, le sigle de années, a. permis aux responsables de la
ou vingt mètres, posé à même le sol, un la police politique portugaise traîne derrière commission de dresser une liste complète et
curieux appareil semblable à un radiateur lui, dans la 'mémoire de nombreux militants précise des informateurs et indicateurs de
électrique. « C'est, me dit un de mes guides, politiques, un véritable sillage de sang. Ce la P.I.D.E.
un déshydrateur d'air. L'atmosphère à n'est pas un hasard si la seule fusillade du Cumulant à la fois et en gros les fonctions
Caxias est si humide que, sans ces appa- coup d'Etat paisible de Lisbonne a opposé des Renseignements généraux de la D.S.T.
reils, tout pourrirait. » Derrière les portes, les fusiliers marins et les « pides » retran- et du S.D.E.C.E., la P.I.D.E. avait mis en
des bureaux. Là encore, sur les tables, chés, avec un armement puissant, dans leur fiches le pays entier. Dans les classeurs
dans les placards, ou entassés dans siège de la rue Antonio-Maria-Cardoso. métalliques qui ont été transportés à Caxias
les coins, ouverts ou fermés, les mêmes Pas un hasard non plus si, dans les jours et qui sont alignés aujourd'hui au pied de
dossiers noirs. Des hommes, jeunes pour la qui ont suivi le putsch, les seules salves l'ancien escalier principal du fort, dans la
plupart, feuillettent, crayon en main, le d'armes automatiques que l'on ait entendues redoute sud, on trouve fichés des villages
dans Lisbonne aient été tirées — en l'air — entiers. Certaines fiches portent simplement
Dar l'armée pour disperser des groupes qui la mention suivante : « A nié avoir une
UNE s'apprêtaient à lyncher un policier décou- activité politique quelconque. » D'autres
FRISON vert. Que les agents de la P.I.D.E. aient
DU FORT DE
mentionnent les numéros de dossiers de
suscité les seules véritables tentatives de police auxquels il faut se référer pour obte-
CAXIAS vengeance que l'on ait pu observer n'a
Une humidité
nir de plus amples informations.
rien d'étonnant : la haine qui poursuit la La correspondance des Portugais immi-
qui pourrit P.I.D.E. est à la mesure de la terreur qu'elle grés, systématiquement interceptée, photo-
tout a fait régner pendant un demi-siècle sur le copiée, ou simplement soustraite à la distri-
pays, par la torture, le meurtre, la prison, bution, était particulièrement épluchée. Des
la menace, la délation, le chantage. gens ont été fichés — j'ai vu leurs fiches —
« La P.I.D.E., me disait Mario Soares, pour la simple raison qu'ils connaissaient
secrétaire général du P.S. portugais et actuel quelqu'un qui recevait du courrier de
ministre •des Affaires étrangères, était l'un l'étranger. Les travailleurs portugais en
des principaux piliers du régime, sinon le France étaient étroitement surveillés. Il
principal. » existe •dans un dossier un rapport manus.
e Reconstruire la démocratie, dit un offi- crit, envoyé par un employé d'une banque
cier de la commission de Démantèlement, portugaise à Paris, dénonçant des groupes
serait une illusion si nous ne prenions pas, de ses compatriotes, notamment des déser-
au préalable, la précaution de détruire >
Le Nouvel Observateur 67
C'est en France que s'est
réfugié le sous-directeur de la P.I.D.E.
Il ne s'y trouve pas seul. Et
I a police française ne l'ignore pas...
.
entrés. En outre, et sans doute pour préve- meil » que certains militants instruisent les Lourenço, dirigeant du P.C. : e A u bout
nir des fuites éventuelles, les noms propres dossiers des policiers. Ces salles occupent de plusieurs jours sans sommeil, ils l'ont
avaient été découpés soigneusement dans tout un étage de la redoute sud du fort de ernmené dans une salle « décorée » — sol,
de très nombreux dossiers internationaux. Caxias. Chacune est flanquée d'un mini- murs, plafonds — de dessins, de chiffres,
« C'est une question de temps, disent les appartement, minuscule et modeste mais de portraits. Le tout conçu de telle façon
membres de la commission, face à ces let- moderne et confortable : lit, salle de bains, qti'à chaque mouvement de la tête du déte-
tres ou photocopies percées de petits trous W.C., table et chaise. nu tout Se déformait. En même temps les
rectangulaires. Par recoupements, nous « A utrefois, dit un militant de la L.U.A.R. haut-parleurs diffusaient une sorte de
avons déjà pu retrouver certains noms. » qui a passé plusieurs années ici, ces installa- reconstitution d'une réunion clandestine du
tions étaient utilisées par les fonctionnaires comité central du Parti. A devenir fou.
de la P.I.D.E. venus de Lisbonne pour nous Mais il a tenu. »
103 gaDfFhlY fi D O 023 OCODI1Uke interroger. Comme les interrogatoires - Les ..camarades de Dias Lourenço ou
duraient des jours et des nuits sans inter- d.'ileiminio de' Palma Inacio, le respon-
« Notre travail est double, dit un lieute- ruption, les policiers se relayaient et celui sable de la L.U.A.R., on les rencontre
nant. Nous devons à la fois démasquer et qui n'interrogeait pas s'installait là. Je ne aujourd'hui, dans le couloir, un paquet de
détruire les réseaux installés par la P.I.D.E. comprends pas comment ils arrivaient à feUilles.:çld papier à la main. Derrière eux,
Nous devons aussi mener de véritables inves- dormir avec ce qui se passait à côté d'eux. aceOrnpagrié par un fusilier marin armé, un
tigations judiciaires. Découvrir quels sont les Pour nous, qui sortions de nos cellules pour policier qui va être interrogé. Les mœurs
responsables des tortures, par exemple, et aller à l'interrogatoire, entrevoir en passant ont Changé. Les prisonniers, aujourd'hui,
préparer leurs dossiers avec l'aide de magis- une baignoire et une douche, c'était quelque penVent s'asseoir, ou marcher s'ils le sou-
trats et d'avocats, pour les procès publics chose, vous savez... » haitent ou regarder à travers les fenêtres
qui leur seront faits. » Cet aspect « popote », le voisinage de ces 'garnies' de barreaux l'estuaire du Tage et
Lorsque 'les forces armées portugaises ont « boxes » pour célibataires avec les salles le' petit :Salazar.
ouvert les portes de la prison de Caxias, il d'interrogatoire a, en effet, quelque chose « Les « pides » parlent-ils? ai-je deman-
y a trois mois, quatre-vingts militants poli- de stupéfiant, qui révèle une autre caracté- dé auX membres de la commission.
tiques y étaient enfermés. Certains d'entre ristique de la P.I.D.E. : une organisation Oui, ils commencent. A u début ils
eux sont aujourd'hui revenus à la prison extraordinairement précise et méticuleuse. disaient tous qu'ils étaient chauffeurs ou
pour interroger leurs anciens tortionnaires. Les locaux du fort sont en effet entretenus télégraphistes. Maintenant ils sont un peu
a Les partis représentés dans la commission, avec grand soin. Partout, des horloges, des
Le Nouvel Observateur 69
Ce que les « pides »
ne peuvent pas comprendre, c'est que
leurs geôliers d'aujourd'hui
les traitent de façon humaine...
racontent par bribes l'histoire yecue de libéré par les fusiliers marins, le 25 avril.
plus francs. D'autant qu'ils ne croient plus Caxias. Mais, si les salles inondées ne sont Les autres cellules de Caxias, celles dans
que la situation pourrait être renversée. plus utilisées depuis trente ans, existe lesquelles sont enfermés aujourd'hui les
Mais ce n'est pas facile avec tous. Ils encore des cellules d'isolement, enfoncées « pides », ressemblent à celles de toutes les
connaissent toutes les. astuces d'interroga- dans la terre, sans aucune ouverture autre prisons du monde. Elles ne sont ni meil-
toire. Pour l'instant ils ne mettent pas que la porte. La lumière y brillait 24 heures leures ni pires que celles de la Santé,
encore tout à fait en cause les anciens sur 24 ou pas du tout. semble-t-il. Mais elles sont truffées de maté-
dirigeants du pays. Ils disent que la P.I.D.E. On m'a montré, après un parcours sou- -
riel électronique : caméras de télévision
était très indépendante, qu'elle agissait sans terrain, commencé en traversant Une cloi- automatiques, micros ultra-sensibles notam-
consignes. Mais il y en a déjà qui craquent. son de briques abattue par les soldats, ment. Au siège de la P.I.D.E., où fonction-
Tout leur univers s'est effondré, le 25 avril. cellule dans laquelle Dias LourençO, mem- naient quelques dizaines de tables d'écoute
Certains sont même d'une lâcheté épouvan- bre du comité central du P.C., !a passé — made in France —, les membres de la
table. » plus de deux mois : quelques mètres car- commission ont trouvé des salles de tor-
Dans l'autre partie du fort, celle qui rés, une paillasse pourrie, une tablette fixée ture équipées pour l'utilisation scientifique
contient les cellules, j'ai assisté à des mani- au mur, un robinet sans eau, un W.C. à de l'électricité et de l'audio-visuel.
festations de veulerie, d'hypocrisie insou- la turque, une atmosphère incroyablement Qui étaient les hommes de la P.I.D.E. ?
tenables. J'ai vu le fonctionnaire qui orga- chargée d'humidité glaciale. Arrêté huit fois, « Nous avons trouvé chez eux une carac-
nisait autrefois les visites aux prisonniers condamné une première fois à dix-sept téristique curieuse, répond un militaire.
pleurer comme un enfant, s'agripper à ses années de prison, Dias Lourenço purgeait Beaucoup étaient d'anciens séminaristes.
gardiens, supplier pour ne pas rejoindre sa une seconde peine de prison lorsqu'il fut A près leur service militaire, ils n'avaient
cellule. J'ai vu les gardiens l'entraîner à pu trouver de travail et étaient entrés dans
l'écart, lui parler longuement, avec une la P.I.D.E. La lutte pour l'ordre public,
patience incroyable. « Il y a trois mois, c'était apparemment pour eux une sorte
disait à côté de moi un soldat, les choses LEtelleet, lenCiet 1KeLge.ee de bataille contre le démon du mal. »
ne se seraient pas passées de cette façon... »
J'ai vu aussi les gardiens de la prison
prendre par la main les enfants venus avec OfICC a.",eœ
`" ef t... »
leurs mères et les conduire de l'autre côté
du parloir pour qu'ils puissent embrasser Du premier étage de la prison, je les ai
leurs pères. « Je crois que c'est une chose regardés descendre au rez-de-chaussée, pour
la visite de leurs parents. La plupart
etse
ellen eneeer.aele e >Te
que les « pides » ne peuvent pas comprendre, UNNC eoet:*_1.
dit un membre de la commission. A près ce .0eiesor avaient entre 30 et 45 ans. Le plus souvent
qu'ils ont fait, ils ne peuvent imaginer qu'on
Caere, eme eer e
tbe Teoeat eleit costauds. Beaucoup avaient l'air de fonc-
les traite de façon humaine. Ils devaient e eeteel tbate b. be Hee eiateee ,, ..eee
Nt ell reeyeetse tUe viole ete
tionnaires paisibles et inoffensifs. Surpre-
s'attendre à de véritables manifestations de
of geeateeetuel Ue!..eerie.
titi uftt "eet..tuiu>mur oel',...eese eseettetea nant au milieu du groupe en cOstumes
sauvagerie. » Ils n'ont pas compris, non sombres, un agent plus jeune, 'cheveux
plus, pourquoi les militaires ont arraché les tee. blonds, longs, barbe rousse, en blue-jean
et chemise de couleur vive. Ils avançaient
teeft