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| L'ANTI-BON-SENS

O C7

L' A U T E U R.
DE L'OUVRAGE INTITULÉ

Convaincu d'outrager le Bon-Sens


& la ſaine Raiſon , à toutes les
Pages.

A L I E G E,
Chez P. A. PAINsMAY , Imprimeur - Libraire ,
à au Prince de Galles, rue ſur Meuſe.
•#+ a:e= =s#.
M. D C C. L X X IX.
Avec Approbation & Permiſſon,

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A VE R T I.S.SE MEN T.

Lo . Philoſophie du
fiecle ne met point de bornes à
ſon audace, parce qu'elle n'a au
cune pudeur, & qu'elle s'eſt fait
un front de proſtituée, qui ne ſait
rougir de rien. Folle juſqu'au dé
lire le plus complet, & le moins
interrompu , elle oſe uſurper le
nom de ſage , s'attribuer excluſi
vement la raiſon, le Bon-Sens,
la véritable force d'eſprit, toutes
les précieuſes prérogatives de la
vertu, & déployer, pour le per
ſuader aux ſimples, tous les ſecrets
de l'art perfide des ſophiſmes en
taſſés les uns ſur les autres. C'eſt
ce qu'on peut voir en particulier
dans l'Ecrit intitulé , le Bon-Sens.
L'Auteur ne craint pas de l'invo
quer, de ſe l'approprier, de ſe
l'identifier, comme ſi c'étoit lui
qu'on vît peint au naturel, ſous
A ij ,

| 4l
iv A VERTISSEMENT.
chaque trait de ſa plume, dans le
tems même qu'il l'offenſe, le ré
volte, le bleſſe mortellement à
chaque ligne, dans toutes les ma
tieres de la derniere importance
qu'il entreprend de traiter, telles
que la Divinité & ſes attributs,
la Providence , la Religion , la
Foi , la Révélation, la Théolo
gie, le Chriſtianiſme & ſes Mi
niſtres, la Puiſſance ſpirituelle &
temporelle, les Souverains & les
Sujets, la ſociété , les Loix, la
vertu , la Morale, le bonheur, la
liberté de l'homme, l'ame , les
maux phyfiques & moraux, &c.
Voilà ce qui nous a déterminés
à le choiſir au milieu de ce tor
rent d'Ecrits contagieux enfantés
par l'irréligion pour en faire voir
l'extrême foibleſſe, & prévenir les
affreuſes impreſſions qu'il pourroit
}•!
faire, malgré ſon peu de ſolidité,
ſur des eſprits crédules.
i- •

P R E F A C E.
DE L'AUTEUR DE L'OUVRAGE
· I IV T I T U L É

L E B O N-S E N S.
Ette Préface contient douze
pages, dont voici le ſommaire
exact. Les principes de la #
ne ſont que des ſuppoſitions ha
ſardées, imaginées par l'ignoran
ce, propagées par l'enthouſiaſme
ou la mauvaiſe foi, adoptées par
, la crédulité timide, conſervées par
l'habitude qui jamais ne raiſonne,
& révérées uniquement parce qu'on
n'y comprend rien. Les uns, dit
§ , font accroire au monde
qu'ils croient, ce qu'ils ne croient
:
pas; les autres en plus grand nom
bre, ſe le font accroire à eux
mêmes, ne ſachant pas pénétrer
ce que c'eſt que croire. En un
A iij
vj P R E F A C E.
mot, quiconque daignera conſulter
le Bon-Sens ſur les opinions reli
gieuſes, & portera dans cet exa
men l'attention que l'on donne
communément aux objets qu'on
préſume intéreſſans , s'appercevra
facilement que ces opinions n'ont
aucuns fondemens ſolides ; que
toute Religion eſt un édifice en
l'air; que la Théologie n'eſt que
l'ignorance des cauſes naturelles
réduite en ſyſtéme; qu'elle n'eſt
f
qu'un long tiſſu de chimeres & de
contradictions; qu'elle ne préſente
en tout pays aux différens peuples
de la terre que des Romans dé
pourvus de vraiſemblance dont le
héros lui-méme eſt compoſé de qua
lités impoſſibles à combiner;#
nom, en poſſeſſion d'exciter dans
tous les cœurs le reſpect & l'effroi,
ne fe trouvera qu'un mot vague
que les hommes ont continuelle
ment à la bouche, ſans pouvoir
y attacher des idées ou des qua
P R E F A C E. vij
lités qui ne ſoient démenties par
les faits ou qui ne répugnent évi
demment les unes aux autres.
Prévenus de l'opinion que ce
phantôme ( Dieu ) eſt une réalité
très-intéreſſante pour eux, les hom
mes , au lieu de conclure ſagement
de ſon incompréhenſibilité qu'ils
ſont diſpenſés d'y ſonger, en con
cluent au contraire qu'ils ne peu
vent aſſez s'en occuper, qu'il faut
le méditer ſans ceſſe, en raifonner
ſans fin, ne jamais le perdre de vue.
Nous retrouvons dans toutes les
Religions de la terre un Dieu des
armées , un Dieu jaloux , un Dieu
vengeur, un Dieu exterminateur,
un Dieu qui ſe plaît au carnage,
& que ſes Adorateurs ſe ſont fait
un devoir de ſervir à ſon goüt. On
lui immole des Agneaux, des Tau
reaux, des Enfans , des Hommes,
des Hérétiques, des Infideles, des
Rois, des Nations entieres. Les
Serviteurs zélés de ce # ſi bar
1V
viij P R E F A C E.
bare, ne vont-ils pas juſqu'à ſe
croire obligés de s'offrir eux - mé
mes en Sacrifice à lui ? Par tout
on voit des forcénés qui, après
avoir triſtement médité leur Dieu /

terrible, s'imaginent que pour lui


plaire, il faut fe faire tout le mal
poſſible, & s'infliger en ſon hon
neur des tourmens recherchés.
Ainſi l'homme. .. ſe crut forcé
de gémir ſous le joug de ſes Dieux
qu'il ne connut que par les récits
fabuleux de leurs Miniſtres; ceux
ci après l'avoir garotté par les
liens de l'qpinion, ſont demeurés
ſes Maîtres , ou bien l'ont livré
ſans défenſe au pouvoir abſolu des
Tyrans, non moins terribles que
les Dieux, dont ils furent les re
préſentans ſur la terre.
Ecraſés ſous le double joug de
la puiſſance ſpirituelle & tempo
· relle, les Peuples furent dans l'im
poſſibilité de s'inſtruire & de tra
vailler à leur bonheur,.. L'homme
P R E F A C E. ix
futune pure machine entre les mains
de ſes Tyrans & de ſes Prétres
qui ſeuls eurent le droit de régler
ſes mouvemens : conduit toujours
en eſclave, il en eut preſqu'en tout
tems & en tous lieux les vices &
le caračtere.
Voilà les véritables ſources de
la corruption des mœurs, à la
quelle la Religion # jamais
ue des digues idéales & ſans ef
· fet; l'ignorance & la ſervitude ſont
faites pour rendre les hommes mé
chants & malheureux. . , Oue l'on
rempliſſe de bonne heure les eſprits
d'idées vraies ; qu'on cultive la
raiſon des hommes,.. & l'on n'aura
pas beſoin d'oppoſer aux paſſions
la barriere impuiſſante de la crainte
des Dieux.
En vain prétendroit - on guérir
les mortels de leurs vices, ſi l'on
ne commence par les guérir de leurs
préjugés ... aſſez long-tems les
# des Peuples ont fixé
X P R E F A C E.
leurs yeux ſur le Ciel, qu'ils les
ramenent enfin ſur la terre... pour
anéantir ou ébranler les préjugés
Religieux, ne ſuffit-il pas de mon
trer que ce qui eſt inconcevable
pour l'homme ne peut lui conve
nir ? Faut-il donc autre choſe que
le ſimple Bon-Sens pour s'apper
cevoir qu'un Etre incompatible avec
les notions les plus évidentes ;
qu'une Cauſe continuellement op
poſée avec les effets qu'on lui at
tribue; qu'un Etre dont on ne peut
dire un mot ſans tomber en con
tradičtion ; qu'un Etre qui, loin
d'expliquer les énigmes de l'Uni
vers, ne fait que les rendre plus
inexplicables ; qu'un Etre à qui
depuis tant de ſiecles les hommes
s'adreſſent ſi vainement pour obte
nir leur bonheur & la fin de leurs
peines ; faut-il, dis-je, plus que
le ſimple Bon-Sens pour reconnoî
tre que l'idée d'un pareil Etre eſt
une idée ſans modele, & qu'il n'eſt
P R E F A C E. xj
évidemment lui-méme qu'un Etre
de raiſon ? ... Tout ne prouve-t-il
pas que la morale & la vertu ſont
totalement incompatibles avec les
notions d'un Dieu que ſes Mi
niſtres & ſes Interprêtes ont peint
en tout pays comme le plus bizar
re, le plus injuſte, le plus cruel
des Tyrans, dont pourtant les vo
lontés doivent ſervir de Regles &
de Loix aux Habitans de la terre.
Pour déméler les vrais princi
pes de la Morale , les , hommes
n'ont beſoin ni de Théologie, ni
de Révélation , ni de Dieux ; ils
n'ont beſoin que de Bon-Sens...
Diſons aux hommes d'étre juſtes,
bienfaiſans, modérés, ſociables ,
non parce que leurs Dieux l'exi
gent, mais parce qu'il faut plaire
aux hommes : diſons leur de s'abſ-
tenir du vice & du crime, non parce
qu'on ſera puni dans l'autre mon
e, mais parce qu'on en porte la
peine dans le monde où l'on eſt.
/

xij P R E F A C E.
Voilà le précis exact de la Pré
- face de notre Auteur : revenons
ſur les choſes admirables qu'elle
· nous offre. Les principes de la
Théologie, dit-il, ne ſont que des
ſuppoſitions haſardées & unique
ment révérées parce qu'on n'y com
prend rien. Il ignore donc , ou il
fait ſemblant d'ignorer que la
Théologie Chrétienne qui donne
la connoiſſance de Dieu & des
| choſes divines , eſt une ſcience
fondée ſur des principes infailli
blement certains, la raiſon & l'au
torité. L'homme n'a point d'au
tres voies ou d'autres moyens pour
parvenir à la connoiſſance de la
vérité des choſes, & le Théolo
gien n'en a point d'autres non plus
pour faire recevoir les choſes qu'il
enſeigne. Il emploie heureuſement
la raiſon, même dans les matie
res de foi, non pour les approfon
dir & les pénétrer , mais pour
conduire ſûrement à l'autorité in
P R E F A C E. xiij
faillible qui les propoſe. La rai
ſon la montre cette autorité, &
veut qu'on lui rende hommage :
fermer les yeux à ſa lumiere ,
c'eſt donc ceſſer d'être raiſonnable.
Oui, l'on ceſſe d'être raiſonnable,
quand on refuſe d'écouter la voix
de la raiſon qui crie que la Théo
logie ſurnaturelle dont il s'agit
dans tout cet Ouvrage, ayant pour
baſe la révélation, & que la ré
vélation étant un fait à diſcuter
· pour en connoître la vérité ou la
fauſſeté, il eſt néceſſaire de pro
céder dans cette diſcuſſion par la
voie du témoignage & de l'auto
rité, parce que chaque choſe a
un moyen qui lui eſt propre, &
† les choſes phyfiques ont con
équemment des moyens phyſi
ques ; les métaphyſiques , des
moyens métaphyſiques , & les
morales, des moyens moraux. Puis
donc que la révélation ou la Re
ligion révélée qui fait l'objet de
»/
xiv P R E F A C E.
la Théologie ſurnaturelle, eſt un
fait ou une ſuite de faits qu'il faut
néceſſairement conſtater pour s'aſ
ſurer de leur vérité ou de leur
fauſſeté, puiſqu'il s'agit de ſavoir
fi Dieu a vraiment manifeſté cette
Religion aux hommes, la raiſon
dicte qu'il faut procéder dans cette
recherche par la voie des moyens
moraux propres à ce genre de
choſes, c'eſt-à-dire , par l'autorité
· du témoignage qui conſtate ces
faits, & qui forme en leur faveur
une certitude morale.
Prétendre procéder par une au
tre voie, c'eſt vouloir parvenir à
une fin en prenant un moyen qui
n'a aucune proportion avec la fin
qu'on ſe propoſe, & reſſembler à
celui qui voudroit entendre par
les yeux & voir par les oreilles.
Quelle folie ! Telle eſt celle de
notre nouveau Docteur, quand .
il prétend qu'on doit juger des
dogmes de la Théologie chrétien
P R E F A C E. Xv
ne , par la nature même de ces
dogmes qui eſt incompréhenſible,
& non par l'autorité du témoi
gnage de Dieu même, qui en at
teſte la vérité. Je pourrois l'arrê
ter ici, ſans lui permettre d'avan
cer d'une ligne, en lui diſant que
»uiſqu'il prend un moyen qui n'a
point de proportion avec les faits
que nous nous propoſons de diſ
cuter, il ne peut que battre l'air
dans tout le cours de ſa marche :
/
ſuivons-le néanmoins, après avoir
remarqué en paſſant, que la pen
ſée du cynique Montagne, dont
il s'étaie, eſt des plus ſºuſſes. Qui
a donc révélé à ce ſcurrile Ecri
vain, qu'une partie du troupeau
croyant fait accroire ce qu'elle ne
croit pas, & que l'autre ſe le fait
accroire à elle-même ? A-t-il lu
dans le fond des cœurs de tous
les croyans pour ſavoir ce qui s'y
paſſe ? C'étoit ſans doute pour
avoir le doux plaiſir de faire ac
xvj P R E F A C E.
croire au monde ce qu'ils ne
croyoient pas en effet que des
millions de Chrétiens ont mené la
vie la plus auſtere, ou ſouffert les
tourmens les plus cruels, & c'eſt
encore pour jouir d'une ſatisfac
tion ſi §, que tous les vrais
Chrétiens ſe condamnent à mener
aujourd'hui une vie pénitente &
, crucifiée ; convaincus qu'ils ſont de
v l'exiſtence d'un Dieu, c'eſt-à-dire
' d'un Etre néceſſaire, éternel , in
finiment parfait, Principe & Créa
teur de toutes choſes , vengeur
du crime & renumérateur de la
vertu ; d'un Dieu que tout hom
me qui penſe, connoîtra facile
ment & par le ſentimer t intérieur,
& par le magnifique ſpectacle de
l'Univers; d'un Dieu dont toutes
les qualités ou tous les attributs
dans un parfait accord entr'eux ,
ne paroiſſent diſcordans qu'à des
eſprits auſſi ſuperbes que foibles
& rétrecis, qui prétendent meſu
reyr
P R E F A C E. xvij
rer l'impalpable & l'infini ; d'un
Dieu enfin qui s'eſt révélé aux
hommes pour leur apprendre le
culte qu'il exige d'eux, en leur
envoyant ſon propre fils, Dieu
comme lui & homme comme eux,
pour les inſtruire des vérités né
ceſſaires au ſalut. Voilà ce que
croient tous les vrais Chrétiens ,
ainſi que tous les faits qui ſont la
ſuite de la miſſion du #ls unique
de Dieu, ſa prédication, ſa mort,
ſa réſurrection, la converſion du
monde idolâtre, ſavant, éclairé,
puiſſant, formidable, par douze
pauvres pêcheurs, gens ſimples,
groſſiers, ſans lettres, ſans talens,
le rebut du monde, & ne prêchant
, au monde que ce qui pouvoit l'ir
riter davantage, & l'indiſpoſer à
jamais contre la Religion qu'ils
lui annonçoient, le mépris des ri
cheſſes, des honneurs, des plai
ſirs, le pardon des injures, & l'a
mour des ennemis, de la pauvre

4
xviij P R E F A C E.
té, de la chaſteté, de la mortifi
cation des ſens, de la pénitence 4,
& du crucifiement de la chair.
Tous les vrais Chrétiens croient
ces faits, parce qu'ils ont des ca
racteres indubitables de certitude,
ſouverainement propres à obtenir
ou plutôt à arracher l'aſſentiment,
l'adhéſion, la ferme croyance ;
& qu'il faut être inſenſé pour les
révoquer en doute, de même que
tous les faits authentiques de l'Hiſ
toire profane, parce que les uns
& les autres ont la même évidence
morale, & ſont auſſi faciles à con
noître. -

Je dis plus, quand les faits hiſ


toriques concernant les anciens
peuples qui ne ſubſiſtent plus ,
pourroient être révoqués en dou
te, il n'en ſeroit pas ainſi des Juifs
& des Chrétiens. Nous ne con
noiſſons l'exiſtence de tous ces
anciens peuples & les faits qui les
concernent, que par les Hiſtoires
P R E F A C E. xix
- qui nous en ſont reſtées , au lieu
que les Juifs & les Chrétiens ſont
deux peuples exiſtans, & tous les
deux témoins parlans de la Divi
nité, de leur Origine & de leur
Religion, conſtatée par une ſuite
de faits conſignés dans leurs Livres
Saints, & tranſmis de bouche en
bouche par le canal d'une tradi
tion qui ne fut jamais interrom
pue parmi eux, & qui préſente
ainſi que leurs Livres ſacrés tous
les caracteres de franchiſe, de ſim
plicité, de naïveté, de bonne foi
que l'on peut deſirer, & qui ſont
les marques diſtinctives du vrai.
Ce qu'ils nous apprennent de la
Divinité, de leur Origine & de
leur Religion doit donc paſſer pour
indubitable, & c'eſt à ceux qui
en veulent douter, de nous dé
montrer que " ces deux peuples
exiſtans ne ſont que des impoſ
teurs fabuliſtes, & qui ne méri
tent aucune croyance # faits
XX P R E F A C E.
qu'ils nous racontent, & de nous | Y

faire voir en même-tems que leur


origine eſt toute autre qu'ils veu
lent le faire accroire. Il faut ſur
tout que MM. nos Pyrrhoniens
nous faſſent toucher au doigt la
maniere toute ſimple & toute na
turelle , dont une douzaine de
matelots Juifs ſouverainement mé
priſés de tous les autres peuples
de l'Univers , lui a perſuadé de
reconnoître pour ſon Légiſlateur,
ſon Sauveur & ſon Dieu , l'un
d'entr'eux que Pilate commandant
en Judée pour les Romains, fit
périr par l'infame ſupplice de la
Croix, ſans que l'Univers ait pu
réſiſter à la perſuaſion, malgré les
ſacrifices étonnans qu'il lui en a
coûté pour croire, ſoit en ſoumet
tant ſa raiſon à des Myſteres qui
la paſſent, ſoit en immolant par
le glaive de la pénitence, ſes paſ
ſions les plus cheres & les plus
favorites.
P R E F A C E. xxj
• MM. nos Incrédules ne peuvent
ſe refuſer à une propoſition ſi rai
ſonnable, & pour leur en montrer
toute la juſtice , je vais leur en
faire une autre qui ſera toute en
tiere à leur avantage, & dont
l'accompliſſement me convertira
ſûrement à leur Religion, en me
faiſant abjurer le Chriſtianiſme.
Au lieu de douze bateliers Ga
liléens, qui ont cenverti le monde
idolâtre au Chriſtianiſme , je leur
donne douze cents , ſoit Philoſo
phes , ſoit Orateurs , armés de
toutes les pieces de leurs Arts pour
convertir le monde Chrétien à leur
ſyſtême de Religion, ou ſi l'on
veut d'irréligion. Allez donc, bra
ves Apôtres , partez, volez, &
portés ſur les aîles du zele qui vous
dévore pour la propagation du
neuvel Evangile, dites au monde
entier , que toutes ſes idées reli
gieuſes ne ſont que des chimeres
inventées par les Prêtres & les
• B iij
xxij P R E F A C E.
Tyrans, pour le tenir attaché com
me un vil eſclave à leurs chars,
par le lien de la ſuperſtition ; qu'il
n'y a ni Dieu , ni vie future bonne
ou mauvaiſe à eſpérer ou à crain
dre ; que tout périt avec le corps,
& que l'homme n'eſt qu'une pure
machine, eſſentiellement incapa
ble de ce qu'on appelle bien &
mal moral; que l'un d'entre vous
† vous déſignerez par ſon nom,
on pays, le lieu de ſa naiſſance,
ſes qualités perſonnelles, a été mis
mort pour avoir prêché cette
Doctrine, & qu'il eſt reſſuſcité ;
que vous l'avez vu, touché avant
ſa mort & depuis ſa réſurrection,
& que vous êtes prêts à mourir
pour la vérité de ce que vous
avancez. Propoſez cette Doctrine
à l'Univers avec ce fait, & n'ou
bliez aucun des ſecrets magiques
de vos Arts enchanteurs pour la
lui perſuader; & ſi vous êtes aſſez
heureux pour réuſſir vis-à-vis de
P R E F A C E. xxiij
la centieme partie des hommes ,
je me range ſous vos étendarts ;
je veux même exiger moins de
vous. Commencez votre apoſtolat
par la Capitale du Royaume, &
ſi, comme ſaint Pierre, qui con
vertit trois mille hommes au Chriſ
tianiſme par ſa premiere prédica
tion , vous convertiſſez à votre
Evangile par vos douze cents pre
miers Sermons , trois mille Ci
toyens de Paris, dont vous m'a
porterez les noms écrits de leurs
mains, & qui , à votre exemple,
ſeront tous prêts de verſer leur
ſang pour le nouvel Evangile qu'ils
auront embraſſé, je vous promets
de l'embraſſer moi - même & de
mourir volontiers pour une ſi
bonne cauſe. -

En attendant, je dirai à l'Au


teur du Bon-Sens, qu'il en man
que viſiblement lorſqu'il conclut
de l'incompréhenſibilité de Dieu,
que les hommes ſont #ſº 1V
d'y
xxiv P R E F A C E.
onger. De ce que Dieu eſt in
compréhenſible , il s'enſuit très
, bien que les hommes ſont diſpen
ſés de le comprendre, on en con
vient, & l'on ajoute que c'eſt en
cela même que conſiſte le plus
eſſentiel défaut de la moderne Phi
loſophie, en ce qu'elle veut com
prendre l'Incompréhenſible, la ſu
perbe qu'elle eſt ! comme ſi les
Myſteres de l'incrédulité n'étoient
pas plus incompréhenſibles que
ceux de la Divinité même ; com
me ſi la nature & juſqu'aux ſcien
· ces démontrées n'avoient pas leurs
Myſteres qui échappent à toutes
les recherches, & paſſent de beau
coup l'étendue de l'eſprit humain ;
· comme ſi enfin la marque certaine
d'un eſprit foible n'étoit pas de
nier tout ce qu'il ne peut com
prendre, pour ſecouer le joug de
la ſoumiſſion, & que la véritable
force jointe à l'élévation de la
raiſon , ne fut pas d'avouer ingé
·
P R E F A C E. xxv
nuement qu'il y a une infinité de
choſes qui la ſurpaſſent dans tous
les genres de connoiſſances.
Les hommes ſont donc diſpen
ſés de comprendre Dieu , mais
nullement d'y ſonger, de s'en oc
cuper, de le méditer; il faudroit,
s'il étoit poſſible, qu'ils s'en oc
cupaſſent continuellement , &
qu'ils ne le perdiſſent jamais de
vue. Un Dieu , c'eſt-à-dire , un
pur Eſprit, un Eſprit éternel, ſu
prême , néceſſaire, exiſtant par
· lui-même & principe de tout ce
qui exiſte, créateur & conſerva
teur du monde viſible & inviſible,
juſte , bon, ſage , intelligent ,
ſaint, tout-puiſſant, & la juſtice,
la bonté même, la ſageſſe, la
ſainteté par eſſence, l'Etre en un
mot par lui-même, & par conſé
quent, infini en toutes ſortes de
perfections : ah ! Ciel, quel vaſte
champ, quelle ſource inépuiſable
de penſées, de réflexions, de mé
xxvj P R E F A C E.
ditations auſſi profondes & auſſi
continuelles que douces &• raviſ
ſantes. -

Et cet Etre ſi admirable , nous


ne le comprenons pas ; nous n'en
avons point une idée totale &
complette ; il nous eſt impoſſible
d'en pénétrer l'eſſence, & de la
connoître dans toute ſon étendue :
oui, ſans doute, puiſque ſi la choſe
étoit poſſible, il ne ſeroit plus ce
qu'il eſt; il ceſſeroit d'être infini
& par conſéquent Dieu. Mais nous
en avons des notions très-ſuffiſan
tes malgré leurs imperfections,
pour nous en occuper délicieuſe
ment; nous le connoiſſons aſſez,
& par ſes opérations internes que
nous éprouvons au dedans de nous,
& par ſes opérations extérieures
qui brillent d'un ſi vif éclat dans
toutes les parties du monde viſi
ble qui frappent nos yeux, pour
en concevoir les plus hautes &
les plus ſublimes idées. Non, ce
P R E F A C E. xxvij
n'eſt pas un Etre mal-faiſant, ja
loux, barbare, ſanguinaire, & qui
ſe plaît à nous voir ſouffrir, ou à
nous tourmenter lui-même; toutes
les expreſſions de l'Ecriture qu'on
emploie abuſivement pour donner
quelques lueurs de vraiſemblance
à ces révoltans paradoxes, ne dé
notent que la juſtice de Dieu ,
qui n'eſt pas moins infinie & moins
incompréhenſible que tous ſes au
tres attributs, mais qui n'eſt pas
moins exempte auſſi de toute om
bre de défauts & de paſſions.
C'eſt donc calomnier les Miniſ
tres de la Religion chrétienne,
que de leur imputer de repréſen
ter le Dieu qu'ils adorent, com
me le plus # le plus bizarre,
le plus cruel des Tyrans. C'eſt
calomnier Dieu lui-même , & le
dénaturer tout entier, que de le
faire paroître comme un Etre in
compatible avec les notions les plus
évidentes ; un Etre contradictoire
xxviij P R E F A C E.
& continuellement oppoſé avec les
effets qu'on lui attribue, &c.Toutes
ces prétendues incompatibilités,
, répugnances & contradictions ne
ſont que des ſonges creux de nos
eſprits ſoi-diſant forts, & qui ſe
montrent d'autant plus foibles qu'ils
font plus d'efforts pour s'élancer
au deſſus de la ſphere de leur ac
tivité naturelle, & franchir les bor
nes qui ſéparent le fini de l'infi
ni, leur préſomption les empê
chant de comprendre que la vraie
force d'un eſprit extrêmement
borné conſiſte à croire ſans héſi
ter celui qui n'a point de bornes,
& que la marque infaillible d'un
eſprit foible, eſt de s'eſtimer ca
pable de tout connoître à fond &
ſans aucun nuage.
Pour déméler les vrais principes
de la morale , les hommes n'ont
beſoin ni de Théologie, ni de ré
vélation , ni de Dieu : ils n'ont
beſoin que de Bon-Sens.Vous vous
P R E F A C E. xxix
trompez, Monſieur, & la preuve
de votre erreur, c'eſt que le Bon
Sens dont vous vous croyez riche
ment pourvu , ne vous a point
empêché non plus que tous vos
devanciers, de tomber dans une
multitude innombrable d'égare
mens prodigieux, comme l'atteſ
tent par rapport aux plus grands
génies mêmes, les faſtes du genre
humain, & que nous allons le dé
montrer par rapport à vous, Mon
ſieur, en commençant par les ſix
lignes qui ſuivent immédiatement
celles-ci, & qui n'ont pas l'om
bre de Bon-Sens. Je m'en rap
porte au jugement du public éclai
ré, après l'examen que j'en vais
mettre ſous ſes yeux.
Diſons aux hommes d'étre juſ
tes, bienfaiſans, modérés, ſocia
bles, non parce que leurs Dieux
l'exigent, mais parce qu'il faut
plaire aux hommes : diſons-leur de
s'abſtenir du vice & du crime, non
xxx P R E F A C E.
parce qu'on ſera puni dans l'autre
monde, mais parce qu'on en porte
la peine dans le monde où l'on
eſt. Oui , je ſoutiens qu'il n'y a
pas l'ombre de Bon-Sens dans un
pareil diſcours. Car enfin n'eſt-il
pas plus clair que le jour qu'il n'y
a pas de Bon-Sens à ne propoſer
à la totalité des hommes , pour
l'exciter à la vertu que deux mo
tifs incapables de toucher une
grande partie d'entr'eux, & de
ne point parler de ceux qui ſont
très-propres à agir efficacement
ſur l'autre ? N'eſt-ce pas là s'éloi
gner viſiblement du but qu'on
veut atteindre, & faire ce que
- feroit celui qui, chargé de con
duire cent forçats, condamnés aux
galeres, en laiſſeroit une partie
libre de le ſuivre , & n'en atta
cheroit une autre partie qu'avec
des liens qu'elle pourroit rompre
aiſément. C'eſt préciſément ce
que fait ici l'Auteur du Bon-Sens.
P R E F A C E. xxxj
Il entreprend de rendre tous les
hommes vertueux : le grand, le
divin projet ! Et pour réuſſir dans
ſon entrepriſe, il ne leur parle ni
de la divinité , ni des peines ou
des récompenſes d'une autre vie ;
il ſe contente de leur dire qu'il
faut s'abſtenir du crime & prati
quer la vertu pour plaire aux hom
mes, & pour éviter les châtimens
dont on punit les criminels en ce
monde. Mais une bonne partie des
hommes n'eſt touchée que de la
crainte de Dieu & de l'eſpérance
des biens à venir, ſans quoi, ni
le deſir de plaire aux hommes, ni
la crainte de s'expoſer à quelques
peines temporelles, & qui finiſſent
avec la vie, ne ſeroit nullement
capable de la retenir dans le de
voir. Une autre partie des hom
mes ne craint pas les peines dont
on punit les crimes dans le monde
préſent, ſoit parce qu'elle ſe flatte
de pouvoir les dérober à la juſtice
xxxij P R E F A C E.
vindicative, ſoit parce qu'elle peut
la braver, ſoit enfin parce qu'il y
a un grand nombre de crimes qui
n'y ſont pas ſoumis, & auxquels
on peut ſe livrer impunément.
L'Auteur du Bon-Sens en manque
donc viſiblement, lorſque pour
rendre tous les hommes vertueux,
il retranche les motifs ſeuls capa
bles d'affecter la plus ſaine partie
du genre humain, & qu'il n'en
propoſe que d'une nature à pou
voir être éludés en diverſes ma
nieres, par ceux mêmes auxquels
ils pourroient faire impreſſion.
Diſons donc aux hommes d'être
juſtes, bienfaiſans, modérés, ſo
ciables, ſages, vertueux en tout
point, & par-tout, en public &
en ſecret, iſolés ou réunis en ſo
ciété, non-ſeulement pour plaire
aux hommes, mais ſur-tout pour
plaire à Dieu , & parce qu'il l'exi
ge ; non-ſeulement pour éviter la
peine dont on punit le crime dans
- le
P R E F A C E. xxxiij
lt le monde préſent, mais premié
rement & principalement pour s'é
ll1 pargner celle qui lui eſt réſervée
:ls dans le monde à venir, & pour
lt. mériter les récompenſes que l'on
Ul6: y prépare à la vertu. Voilà le pur
llf langage de la raiſon, du juge

ment, du Bon - Sens : ſon con
traire eſt celui du délire. Le pre
tle mier réunit tous les motifs capa
eIl
bles de déterminer la totalité des
Ul
hommes à la vertu : le ſecond
n'en propoſe qu'un petit nombre
els & qui ne peuvent affecter qu'une
partie des hommes. L'un embraſſe
tre le Ciel & la Terre , l'ame & le
corps, le tems & l'éternité : l'au
tre ſe borne à la terre, au corps
& au tems préſent. En prêtant
l'oreille à celui - là , l'homme ſe
met à l'abri de tous les maux, de
tous les dangers & pour toujours;
il ſe nourrit de la douce eſpé
rance de voler en mourant dans
le ſein de la Divinité même ,
C
XXxiv P R E F A C E.
pour y jouir des délices ineffa
bles qui ſont deſtinées à la ver
tu : en n'écoutant que celui-ci,
l'homme n'évite tout au plus que
les crimes puniſſables par la juſ
tice humaine ; il ſe livre à tous
ceux qu'il peut commettre im
punément , & demeure expoſé
# tous les traits de la juſtice
divine. De quel côté eſt le Bon
Sens ?

# ##
3
:I'

Ule

iſ PAR A G RAP HE L '


)llS
T1

bſ A P O L O G U E.
ice
)Il
33
FEI L eſt un vaſte empire
23
I |gouverné par un Mo
92
# = # narque, dont la con
99
duite bizarre eſt très-propre à
22
confondre les eſprits de ſes ſu
23
jets. Il veut être connu , chéri,
32
reſpecté, obéi ; mais il ne ſe
22
montre jamais, & tout conſ
92
pire à rendre incertaines les no
92
tions que l'on pourroit ſe former
13
ſur ſon compte. Les peuples
23
ſoumis à ſa puiſſance n'ont ſur
22 le caractere , & les Loix de leur
35
Souverain inviſible que les idées
92
que leur en donnent ſes Miniſ
22
tres; ceux-ci conviennent pour
C ij
2, L'Anti-Bon-Sens.
22
tant que ſes voies ſont impé
22
nétrables, que ſes vues & ſes
22
qualités ſont totalement incom
22
· préhenſibles ; d'ailleurs ſes Mi
22 niſtres ne ſont nullement d'ac
23
cord entr'eux ſur les ordres qu'ils
-22
prétendent émanés du Souverain
92
dont ils ſe diſent les organes...
22 Les édits & les ordonnances
92
qu'ils ſe chargent de promul
52
guer, ſont obſcurs; ce ſont des
35
énigmes peu faites pour être en
92
tendues ou devinées par les ſu
25
jets pour l'inſtruction deſquels
'92 on les a deſtinées. Les Loix du
25 Monarque caché ont beſoin
22
' d'interprêtes; mais ceux qui les
22
expliquent ſont toujours en diſ
22
pute entr'eux ſur la vraie fa
22
çon de les entendre. Bien plus
32
ils ne ſont pas d'accord avec
92
eux-mêmes; tout ce qu'ils ra
92 content de leur Prince caché
95
n'eſt qu'un tiſſu de contradic
' 22 tions; ils n'en diſent pas un ſeul
L'Anti-Bon-Sens. 3
» mot qui, ſur le champ , ne ſe
» trouve démenti. On le dit ſou
» verainement bon, cependant il
» n'eſt perſonne qui ne ſe plaigne
» de ſes décrets. On le ſuppoſe
» infiniment ſage , & dans ſon
» adminiſtration tout paroît con
» trarier la raiſon & le Bon-Sens.
» On vante ſa juſtice, & les meil
» leurs de ſes ſujets ſont commu
» nément les moins favoriſés. On -
» aſſure qu'il voit tout, & ſa pré
» ſence ne remédie à rien. Il eſt,
» dit-on ami de l'ordre , & tout
» dans ſes états eſt dans la con
» fuſion & le déſordre. Il fait tout
» par lui-même, & les événemens
* répondent rarement à ſes pro
» jets. Il prévoit tout, mais il ne
» ſait rien prévenir. Il ſouffre im
» patiemment qu'on l'offenſe, &
» pourtant il met chacun à por
» tée de l'offenſer. On admire ſon
» ſavoir, ſes perfections dans ſes
» ouvrages; cependant ſes ouvra
11j
L'Anti-Bon-Sens.
7) ges remplis d'imperfections ,
92 ſont de peu de durée. Il eſt
92 continuellement occupé à faire,
97 à défaire, puis à réparer ce qu'il
97 a fait, ſans jamais avoir lieu d'ê
9) tre content de ſa beſogne. Dans
95 toutes ſes entrepriſes il ne ſe pro
9) poſe que ſa propre gloire ; mais
22 il ne parvient point à être glo
27 rifié. Il ne travaille qu'au bien
7) être de ſes ſujets, & ſes ſujets
92 pour la plupart manquent du
27 néceſſaire, Ceux qu'il ſemble
92 favoriſer, ſont pour l'ordinaire
97 les moins ſatisfaits de leur ſort;
97 on les voit preſque tous per
22 pétuellement révoltés contre un
27 Maître dont ils ne ceſſent d'ad
39 mirer la grandeur, de vanter la
27 ſageſſe, d'adorer la bonté, de
, 95 craindre la juſtice, de révérer
9)
les ordres qu'ils ne ſuivent ja
22 11121S,

,, Cet empire c'eſt le monde :


12 le Monarque c'eſt Dieu : ſes
L'Anti-Bon-Sens. s
8 , ,, Miniſtres les Prêtres : ſes ſu- .
eſt ,, jets ſont les hommes. (pp. I,
re , » 2 , 3- )
u'il , L'Apologue eſt une fable, un
'ê- conte, une fiction. A ces traits,
aIlS je reconnois les trois premieres
)I'O- pages du Libelle du Bon-Sens,
mais puiſqu'elles ne contiennent que
glo- des fauſſetés , ou de fauſſes in
efl- ductions de quelques vérités en
jets très-petit nombre. ·

du La conduite du Monarque du
1ble monde n'eſt donc nullement bi
aire zarre, & il ne peut y avoir que
ort; des eſprits mal-faits qui s'imagi
)er- nent y trouver des bizarreries qui
2 ufl le confondent ; car tous les eſprits
'ad- bienfaits ne ceſſent d'en admirer
·r la la ſageſſe qui les ravit hors d'eux
de mêmes. Si le Monarque ne ſe
érer montre jamais en perſonne, c'eſt
ia-
j
qu'il
eſprit,eſt& par ſon eſſence inviſible
par conſéquent un pur
de ! en lui-même; mais il brille dans -

ſes toutes les créatures qui ſont l'ou


C iv
6 L'Anti-Bon-Sens.
vrage de ſa puiſſance, de ſon in
telligence, de ſa bonté, & qui
ſont ſi propres à le faire connoî
tre , chérir , admirer , adorer ,
obéir en portant juſqu'à l'évidence
· la certitude des édits & des no
tions ſublimes qu'il n'eſt pas poſ
ſible de ne s'en point former. Il
eſt donc également faux ou que
ſes Miniſtres conviennent qu'ils
n'en ont aucune idée , ſous pré
texte qu'il eſt incompréhenſible,
ou qu'ils ne s'accordent pas ſur
les ordres qu'ils diſent émanés de
lui. Ils le connoiſſent aſſez lui &
ſes ordres ſuprêmes, pour s'en for
mer les plus nobles & les plus net-,
'tes idées.Tous s'accordent ſur tout
ce qui eſt vraiment & clairement
émané de lui , au jugement infail
lible de ſon Egliſe ; & tous ceux
qui refuſent opiniâtrément de s'y
ſoumettre , ceſſent d'être & ſes
Miniſtres & ſes Sujets. Si ces Loix
divines ont beſoin d'interprêtes ,
L'Anti-Bon-Sens. 7
cela leur eſt commun avec toutes
les autres Loix, & vient des bor
nes & de la foibleſſe de l'eſprit
des hommes, de leurs paſſions, de
la diverſité de leurs caracteres , de
la multiplicité de leurs langues, &c.
Combien de Loix, d'Edits, d'Or
donnances des plus habiles Légiſ
lateurs & des plus ſages Monar
ques ont eu beſoin d'être expli
quées tout en ſortant des mains de
leurs Auteurs, & à plus forte rai
, ſon dans la ſuite des tems ? Com
bien de notes, de commentaires
ſur ces mêmes Loix ? Combien de
déclarations, d'interprétations ? En
', conclura - t - on que ces Loix , à
cauſe de leurs obſcurités, de leurs
difficultés, de tous les défauts enfin
qu'on voudra leur attribuer, ne
méritent pas le nom de Loix, &
qu'elles ſont indignes de leurs Au
teurs ? Si les Miniſtres & les Lé
giſtes ne ſont pas d'accord entr'eux
ſur la maniere de les entendre,
8 L'Anti-Bon-Sens.
cela ne prouve autre choſe que
leur ignorance, ou leurs préoccu
pations, ou leurs paſſions diver
ſes, & les Miniſtres de la Reli
gion chrétienne auront toujours
cet avantage pardeſſus tous les
autres qu'ils ont dans les déciſions
de l'Egliſe une autorité toujours
vivante pour fixer leurs doutes &
terminer infailliblement leurs diſ
putes ſur le ſens des Loix divines
& la maniere de les entendre. .
Mais ces Miniſtres , dit-on, ne
ſont pas d'accord avec eux-mêmes ;
tout ce qu'ils racontent de leur
Prince caché, n'eſt qu'un tiſſu de
contradictions. Oui, aux yeux des
ignorans préſomptueux qui joi
gnent au défaut des connoiſſances
néceſſaires pour entendre les Li
vres ſaints, la manie de les inter
prêter & de les juger à leur gré :
mais aux yeux du vrai ſavant &
du vrai ſage, ces Livres ſacrés ne
renferment pas une ſeule contra
L'Anti-Bon-Sens.
diction réelle, & toutes celles qu'on
ſe plaît à leur reprocher, n'en ont
tout au plus que la ſimple appa
rence. Dieu eſt donc ſouveraine
ment bon , & il n'y a que des
méchans qui ſe plaignent de ſes
Décrets. Il eſt infiniment ſage, &
il n'y a que des inſenſés qui trou
vent ſon adminiſtration contraire
à la raiſon & au Bon-Sens. Il eſt
juſte, & ſi les meilleurs de ſes Su
jets ſont communément les moins
favoriſés ſurla terre, c'eſt qu'il leur
réſerve dans le Ciel des faveurs
infiniment plus précieuſes que tou
tes celles qu'il auroit pu leur dé
partir ici-bas. Il voit tout, & ſa
préſence remédie à tous les maux
u'il doit guérir ſelon le plan de
§ qu'il s'eſt formé
pour régir l'Univers, Il eſt ami de
l'Ordre, & tout y contribue & s'y
rapporte admirablement ſans ex
ception des déſordres mêmes ap
parens, qui ſemblent l'interrompre
IO L'Anti-Bon-Sens.
ou le troubler, à n'en juger que
par la ſurface des choſes, ou par
les ombres du tableau de l'Univers.
Il fait tout par lui-méme ! Non ,
Dieu ne fait pas tout par lui-mê
me ; il ſe ſert des cauſes ſecondes
pour exécuter ſes projets, & tout
ce qu'il veut efficacement, arrive
toujours infailliblement. Il prévoit
tout, & ſait prévenir tout ce qui
doit être prévenu. Il ſouffre impa
tiemment qu'on l'offenſe ! Non,
Dieu n'eſt pas impatient, puiſque
l'impatience eſt un défaut indigne
de lui. Il ſouffre donc pour un tems
qu'on l'offenſe, ſans approuver le
crime, parce qu'il ne pourroit l'em
pêcher abſolument ſans bleſſer la
liberté de l'homme qu'il a dû créer
libre , non dans le deſſein de le
mettre à portée de l'offenſer, mais
parce qu'une créature de cette eſ
pece entroit dans le plan de la créa
tion , & que pouvant faire un bon
uſage de ſa liberté pour glorifier
L'Anti-Bon-Sens. II

ſon Créateur, elle ne peut que


s'imputer à elle-même , le crimi
nel abus qu'elle en fait trop ſou
vent pour l'offenſer. On admire
ſon ſavoir, ſes perfections dans
ſes ouvrages , & avec raiſon : ce
pendant ſes ouvrages remplis d'im
perfections , ſont de peu de durée.
Olt Il eſt, on en convient, des ou
lui vrages du Créateur qui ne ſont pas
)(1 de durée ; les inſectes qu'on écraſe
à tout inſtant, les fleurs qu'on voit
éclore le matin & ſe flétrir le ſoir,
ſont de peu de durée. Mais qu'il
y ait un ſeul ouvrage de la créa
tion intrinſéquement imparfait ,
c'eſt ce que l'on nie hardiment ;
il n'en eſt aucun qui ne ſoit par
fait dans ſon genre, & qui ne con
tribue à la perfection de l'Univers
ſelon le plan de ſon Auteur.
Il eſt continuellement occupé à
faire, à défaire, puis à réparer ce
qu'il a fait, ſans jamais avoir lieu
d'étre content de ſa beſogne. Oui
12, L'Anti-Bon-Sens.
aux yeux des ignorans ou des mé
chans, qui ne voient pas ou qui
ne veulent pas voir, que Dieu dans
ſes apparentes variations ne fait
qu'exécuter ſes décrets immuables.
Dans toutes ſes entrepriſes , il
ne ſe propoſe que ſa propre gloire ;
mais il ne parvient pas à étre glo
rifié. Dieu eſt toujours glorifié de
façon ou d'autre , par les bons &
par les méchans. Les bons le glo
rifient en faiſant briller ſa §.
corde , & les méchans en faiſant
éclater ſa juſtice.
Il ne travaille qu'au bien étre
de ſes ſujets, & ſes ſujets pour la
plupart manquent du néceſſaire.Je
ſuppoſe le fait, & je dis que ſi la
plupart des hommes manquent du
néceſſaire, c'eſt contre l'intention
du Créateur & par la faute de ceux
qui ſont réduits à cette extrêmité,
ou de ceux qui pourroient les en
tirer, & qui ne le font pas. Mais
ces maux temporels peuvent con
L'Anti-Bon-Sens. I3
né duire au bien-être éternel des hom
qui mes, qui fait le principal objet
2IlS
des attentions du Créateur, & qui
fait ſe trouve ſur-tout dans les peines
les. de la vie préſente patiemment en
, il durées.
lre ; Ceux qu'il ſemble favoriſer ſont
glo pour l'ordinaire les moins ſatisfaits
# de de leur ſort, &c. Si les Chrétiens
s& les plus favoriſés de Dieu ſont ce
glo pendant peu ſatisfaits de leur ſort,
ſéri & ſe révoltent contre leur bienfai
ſant teur, on n'en peut rien conclure,
ſinon qu'il faut les plaindre com
étre me des rebelles ingrats, qui tom
r lu beront tôt ou tard par leur faute,
·. Je dans les mains de la divine Juſtice.
ſi la
t du S. 2. -

tion
'ellX ,, Il eſt une ſcience qui n'a pour
ité, ,, objet que des choſes incompré
2

; eſl ,, henſibles. .. dans cette région


Mais ' ,, merveilleuſe la lumiere n'eſt
:0ſl ,, que ténebres ; l'évidence de
· I4 L'Anti-Bon-Sens. !
95 vient douteuſe ou fauſſe; l'im
·) ) poſſible devient croyable , la
5) raiſon eſt un guide infidele, &
95 le Bon-Sens ſe change en déli
2) lire. Cette ſcience ſe nomme
25 Théologie, & cette Théologie
22
eſt une inſulte continuelle à la
,, raiſon humaine. (p. 3. v. 4.)
· Il eſt deux ſortes de Théologie ;
la Théologie naturelle ou méta
| phyſique, & la Théologie ſurna
turelle. La Théologie naturelle ou
métaphyſique eſt la connoiſſance
que nous avons de Dieu, par ſes
effets, & par les ſeules lumieres
de la raiſon. La Théologie ſurna
turelle conſiſte dans la connoiſ
ſance que nous avons de Dieu &
des choſes divines par le moyen
de la révélation. L'une & l'autre
ſont évidemment certaines, & ni
l'une ni l'autre n'inſulte ni au Bon
Sens, ni à la raiſon humaine , ni
à la lumiere naturelle, ni enfin à
l'évidence de l'impoſſibilité des
choſes.
L'Anti-Bon-Sens. 15
'im choſes. Le Bon-Sens au contraire
, la & la ſaine raiſon nous menent droit
:, & à la révélation , qui étincelle de
déli tous côtés, & qui n'eſt pas moins
Tlmle évidemment croyable que les vé
logie rités naturelles dont la certitude
à la a pour fondement l'inſpection des
4.) idées claires. Oui, la ſaine raiſon
)gle; nous dit qu'il faut croire l'Etre
1éta ſuprême quand il parle, & qu'il
lffld a parlé en effet, en nous révélant
le ou la maniere dont il veut que nous
ance l'honorions. Elle ajoute en parlant
r ſes d'elle-même , qu'elle eſt inſuffi
iereS ſante pour connoître toutes les vé
lrn3 rités naturelles ou ſurnaturelles qui
noiſ ſont néceſſaires au bonheur de
>u & l'homme, ſoit qu'on l'enviſage dans
yen ſon état d'intégrité, ſoit qu'on la
litrº
conſidere dans ſon état de foibleſſe
« ni & de corruption, & elle nous donne
}on pour preuve d'un aveu ſi ingénu,
fl1 ſes égaremens prodigieux de toute
in à eſpece, qui ſe trouvent conſignés
des dans les faſtes du monde.
D
ſeS.
I6 L'Anti-Bon-Sens.
On ne doit donc ni trop élever,
ni trop déprimer la raiſon. Si elle
a ſes défaillances & ſes délires ,
elle a auſſi ſes fonctions & ſes droits
légitimes. Elle n'eſt donc point
toute ténébreuſe ; elle a ſes lu
mieres & ſes ténebres, ſes clartés
· véritables,. comme ſes fauſſes &
· trompeuſes lueurs. Se borne-t-elle
à un certain nombre de vérités
u'elle peut ſaiſir, parce qu'elles
§ à ſa portée ? ſes efforts ſont
louables ; elle parviendra à les
· connoître & à les pénétrer. Veut
elle atteindre à des Myſteres qui
la paſſent, en ſondant les immen
ſes profondeurs de la Divinité ?
Elle ſe briſera ſûrement contre
l'écueil qu'elle oſe chercher avec
autant d'orgueil que de témérité.
Oui, le Rationaliſte fera un triſte
naufrage, toutes les fois qu'avec
le frêle vaiſſeau de ſa foible raiſon,
il ne craindra pas de s'expoſer ſur
l'Océan des attributs & des œuvres
L'Anti-Bon-Sens. 17
er, ſurnaturelles du Tout - Puiſſant.
elle N'en point convenir , & vouloir
'eS , pénétrer l'intime eſſence & les ſe
oits crets reſſorts de la Divinité , en
oint s'élançant juſques dans ſon ſein,
lu
/
c'eſt montrer tout à la fois la plus
lftéS grande foibleſſe, & la plus ex
trême témérité.
-elle
rités S. 4.
elles
ſont ,, Les principes de toute Reli
les ,, gion ſont fondés ſur les idées
eut ,, de Dieu : or, il eſt impoſſible
qui ,, aux hommes d'avoir des idées
neſl ,, vraies d'un Etre qui n'agit ſur
lité? ,, aucun de leurs ſens. Toutes nos
ntr6 ,, idées ſont des repréſentations
aVeC ,, des objets qui nous frappent ;
rité. ,, qu'eſt-ce que peut nous repré
riſte ,, ſenter l'idée de Dieu qui eſt
lVcC ,, évidemment une idée ſans ob
ſon, ,, jet ? une telle idée n'eſt-elle pas
· ſur
,, auſſi impoſſible que des §
yres ,, ſans cauſe ? Une idée ſans pro
D ij
| (
18 L'Anti-Bon-Sens.
95 totype eſt - elle autre choſe
95 qu'une chimere ? Tout principe
97 eſt un jugement, tout jugement
5) eſt l'effet de l'expérience ; l'ex
99 périence ne s'acquiert que par
99 l'exercice des ſens : d'où il ſuit
,, que les principes religieux ne
,, portent évidemment ſur rien,
,, & ne ſont point innés. (p. 5.)
Il n'y a qu'un Athée, un groſ
ſier Matérialiſte qui ſoit capable
d'avancer d'un ton auſſi hardi d'auſſi
grandes abſurdités. Commençons
par lui oppoſer un Philoſophe d'un
grand nom , & très-propre à lui
en impoſer. Notre ame, dit M.
d'Alambert, n'eſt ni matiere ni
étendue, & cependant eſt quelque
choſe, quoiqu'un préjugé groſſier,
fortifié par l'habitude, nous porte
à juger que ce qui n'eſt point ma
tière n'eſt rien. (Penſées de M.
p. 2o. ) Il n'y a donc au jugement
de ce grand Philoſophe & de tous
les hommes ſenſés, il n'y a qu'un
L'Anti-Bon-Sens, I9
oſe préjugé groſſier qui nous porte à
ipe juger que ce qui n'eſt point ma
ent tiere & n'agit ſur aucun ſens n'eſt
rien. Ce préjugé même eſt ſi groſ
par
ſier qu'il ne § qu'un peu de
ſuit réflexion & de recueillement en
flC ſoi-même pour comprendre que
en, nous avons des idées claires d'une
infinité de choſes qui n'agiſſent
roi
en aucune ſorte ſur aucun de nos
able ſens, telles entr'autres que les idées
auſſi de l'Etre néceſſaire, de l'ame, de
çons la penſée, du doute, de l'affirma
d'un tion, de la négation, de la voli
l lui tion, de la perfection , de la mo
rale , de la vertu , de la vérité,
• ni de l'ordre ; de la beauté dans les
lque ouvrages d'eſprit, de toutes les
lier, choſes incorporelles & ſpirituelles.
Ortê Il y a plus encore, & c'eſt que
mſl les ſens ſont beaucoup moins pro
M. pres à aider qu'à troubler & à ré
leflt rarder l'ame dans ſes opérations. .
OtlS D'où vient que quand on veut
'uſl
s'appliquer à la º#º des
11j
2.O L'Anti-Bon-Sens.
choſes ſpirituelles, il faut com
mencer par ſe dégager des ſens
autant qu'il eſt poſſible, & s'élever
bien haut au deſſus des objets ex
térieurs qui les affectent.C'eſt alors
que libre de la ſociété de ſon corps,
& du commerce des ſens, & pro
fondément recueillie en elle-mê
me, l'ame a beaucoup plus de fa
cilité pour l'exercice de ſes facul
tés intellectuelles, pour penſer,
réfléchir, juger , raiſonner, dé
duire, combiner , inventer, &c.
Il eſt donc abſolument faux de
dire qu'il eſt impoſſible aux hom
mes d'avoir des idées vraies d'un
Etre qui n'agit ſur aucun de leurs
ſens , que l'idée de Dieu eſt une
idée ſans objet; qu'elle eſt auſſi
impoſſible que les effets ſans cauſe ;
que c'eſt une idée ſans prototype
& conſéquemment une chimere.
L'objet de l'idée de Dieu, c'eſt
Dieu lui-même , c'eſt-à-dire , un
Eſprit éternel, néceſſaire, illimi
L'Anti-Bon-Sens. 2.I

té, infini en toutes les perfections


qui ne ſont pas incompatibles avec
ſa divine eſſence. Mais cet Eſprit
nous ne l'avons jamais vu des yeux
du corps : cela eſt vrai , puiſque
ſi nous l'avions vu, ce ne ſeroit
plus un eſprit. Il n'a jamais affecté
auçun de nos ſens : cela eſt encore
vrai , & par la même raiſon. Donc
l'idée de Dieu eſt une idée ſans
objet, ſans prototype, & #
poſſible qu'un effet ſans cauſe. Je
nie toutes ces conſéquences, &
i'en démontre la fauſſeté.
L'objet de l'idée de Dieu, n'eſt
point un objet corporel & ſenſible.
C'eſt tout ce qui ſuit de ce que .
nous ne l'avons jamais vu des yeux .
· du corps, & qu'il n'a jamais affecté
aucun de nos ſens. Mais il ne s'en
ſuit nullement qu'il ne ſoit pas un
Etre incorporel & ſpirituel, viſi
ble aux yeux de l'ame, & percep
tible à ſes facultés ſpirituelles. La
ſouveraine perfection , ou l'Etre
- D iv
4
22 L'Anti-Bon-Sens.
infiniment parfait eſt donc un Etre
très-réel, exiſtant hors de nous ,
& qui affecte notre ame au point
de la ravir & de la tranſporter hors
d'elle-même, quand elle vient à
contempler cet abyme de perfec
tions. Mais où notre ame prend
elle le prototype d'un Etre ſi par
fait ? Elle le trouve en elle-même
& dans ſa propre eſſence. Oui,
en ſe regardant elle-même , ſa
nature & ſes propriétés, ſes effets,
ſes opérations, elle acquiert ſans
aucune peine les idées d'ordre , de
ſageſſe, de juſtice, de raiſon , de
beauté, de vérité , de perfections
ſans bornes ; elle a donc en elle
même le prototype , le modele,
le tableau en petit du grand Etre,
de l'Etre infiniment parfait; & elle
s'éleve à la connoiſſance d'un Etre
qui lui eſt ſi fort ſupérieur, à l'aide
de ſes facultés intellectuelles & de
ſon activité interne. Cette précieuſe
connoiſſance, cette idée ſublime
L'Anti-Bon-Sens. 23
de la Divinité, n'eſt donc pas ſans
cauſe , puiſque c'eſt l'ame elle
même qui la produit en dévélop
pant ſes facultés, & en exerçant !
ſa puiſſance d'agir & de ſe repré
ſenter mentalement les objets pu
rement ſpirituels, qui ne tombent
point ſous les ſens. C'eſt ainſi que
les Philoſophes mêmes qui rejet
tent les idées innées, n'en admet
tent pas moins l'exiſtence de Dieu
évidemment connu à quiconque
fait uſage de ſa raiſon. C'eſt ainſi
encore que notre Ecrivain a le
plus grand tort de répéter $. 5 & 6,
ce que nous avons réfuté plus haut,
ſavoir que les hommes ſont diſ
penſés de ſonger à Dieu, ſous pré
texte qu'il eſt incompréhenſible.

$. 7.
,, La Religion unit l'homme
,, avec Dieu , ou les met en com
,, merce; cependant ne dites-vous

4
/

24 L'Anti-Bon-Sens. .
,, pas que Dieu eſt infini?Si Dieu
,, eſt infini, nul être fini ne peut
,, avoir ni commerce, ni rapport
,, avec lui.
Quelle pauvreté, grand Dieu !
Oui, nous diſons que Dieu eſt
infini, & nous ſoutenons en mê
me-tems que l'homme quoique .
fini & très-borné peut avoir, & a
effectivement des rapports avec lui
& des devoirs à remplir à ſon égard ;
ce qui forme entr'eux un com
merce auſſi réel que délicieux &
tendre. Dieu eſt donc infini &
' l'homme eſt fini : cela eſt vrai.
Donc l'homme ne peut ni égaler
l'Etre de Dieu par ſon être pro- .
pre, ni même le comprendre, le
connoître parfaitement , totale
ment, infiniment. C'eſt toute la
conſéquence qu'on peut raiſonna
blement tirer de l'infinité de Dieu.
Mais parce que Dieu quoiqu'infini
ne laiſſe pas d'être intelligible, &
que l'homme tout borné qu'il eſt,
L'Anti-Bon-Sens. 25
ne laiſſe pas d'être une créature
intelligente, il s'enſuit évidem
ment qu'il y a des rapports néceſ
ſaires entre Dieu & l'homme, en
tre le Créateur & la créature in
telligente, penſante, raiſonnable.
Il eſt un Dieu, c'eſt-à-dire, un
Etre infiniment parfait; je n'en
puis douter, tout me l'annonce
au dedans & au dehors de moi. ,
La voix de ma conſcience , le ſen
timent intime de mon ame, les
deſirs immenſes de mon cœur, me
le font, pour ainſi dire toucher
au doigt, tandis que les cieux qui
roulent ſur ma tête avec tant de
majeſté , m'annoncent ſa gloire,
ſa force, ſa ſageſſe, en me déce
lant un ouvrier d'une intelligence
toute-puiſſante. J'ai donc l'idée de
l'infini ou de l'Etre infiniment par
fait, de Dieu en un mot, Créa
teur de tout ce qui exiſte , ſoit
qu'il l'ait gravée lui-même de ſa
main divine dans mon ame, ſoit

t
26 L'Anti-Bon-Sens.
que mon ame ſe la forme comme
cauſe efficiente, en vertu de la
puiſſance active qu'elle a reçue du
Créateur. Mais puiſque j'ai l'idée
de Dieu, quelqu'en ſoit l'origine,
j'ai donc par conſéquent auſſi des
rapports eſſentiels avec lui, & je
ne puis me diſpenſer de le crain
dre , de l'aimer, de le remercier,
de le bénir , de l'admirer , de le
louer, de le prier, de le ſervir,
de le glorifier, puiſqu'il eſt éga
lement juſte, bon, ſage, bienfai- .
ſant, &c. C'eſt en cela que con
fiſte le commerce réciproque de
Dieu & de l'homme ; de Dieu
qui s'eſt manifeſté à l'homme ſa
créature ; de l'homme qui doit
glorifier Dieu ſon Créateur; puiſ
que c'eſt pour cela même qu'il l'a
fait à ſon image , & qu'il lui a
donné un eſprit capable de le con
noître , & un cœur capable de
l'aimer, quoiqu'il ne puiſſe ni le
connoître ni l'aimer autant qu'il
• , L'Anti-Bon-Sens. 27

eſt connoiſſable & aimable; ce qui


ſuppoſeroit dans l'homme une puiſ
ſance infinie de connoître & d'ai
mer. En un mot, Dieu eſt infini ;
l'homme eſt fini. Donc l'homme
ne partage pas l'infinité de Dieu,
& il n'y a pas entre Dieu & l'hom
me une égalité de nature & d'eſ
ſence. Mais l'homme quoique fini
ne laiſſe pas d'être un eſprit capa
ble de penſer, de connoître , d'ai
mer, & en cela il convient avec
, l'eſprit infini. Il y a donc entre
l'un & l'autre des convenances,
des rapports, un commerce réel
d'eſprit à eſprit, d'eſprit infini &
incréé, à eſprit fini & créé, mais
néanmoins toujours eſprit, tou
jours ſemblable quoique non égal
à l'eſprit incréé & infini, toujours
de même nature ſpirituelle que
l'eſprit incréé, quoique non auſſi
parfaite, toujours partageant la
ſpiritualité quoique non dans le
même dégré de perfection que
l'eſprit infini.
28 L'Anti-Bon-Sens. · •

$. 8.
,, Si Dieu eſt un Etre infini,
,, il ne peut y avoir , ni dans le
27 , monde actuel ni dans un autre,
,, 'aucune proportion entre l'hom
,, me & ſon Dieu ; ainſi jamais
,, la notion de Dieu n'entrera dans
,, l'eſprit humain.
Si par le mot de proportion, l'on
entend l'identité, l'égalité, c'eſt-à
dire, une conformité parfaite, une
reſſemblance entiere, il eſt très
certain qu'il ne peut y avoir ni
en ce monde ni en l'autre, aucune
proportion entre l'homme qui eſt
eſſentiellement fini, & Dieu qui
n'eſt pas moins eſſentiellement
infini. Mais ſi par le mot de pro
portion, l'on n'entend qu'une #
de reſſemblance, de conformité,
d'analogie, de rapport, telle que
celle qui ſe trouve néceſſairement
entre les créatures intelligentes-&
L'Anti-Bon-Sens. 29
les objets intelligibles, il n'eſt pas
moins certain que cette ſorte de -
proportion ſe trouve entre l'eſprit
de l'homme & Dieu , puiſque
l'eſprit de l'homme eſt un être in
telligent, & Dieu un Etre intel
ligible. La difficulté propoſée ſe
réduit donc à ceci : un Etre quel
conque n'en peut connoître un
autre, à moins qu'il ne ſoit en
tout point de la même nature que
celui qui fait l'objet de ſa con
noiſſance , & qu'il ne le connoiſſe
parfaitement,qu'il n'en ait une idée
complette : ce qui eſt évidemment
faux, puiſqu'il s'enſuivroit de là !
que l'eſprit humain devroit être
matériel pour connoître la matiere,
& qu'il ne peut rien connoître, à
moins qu'il ne le connoiſſe parfai--
tement, qu'il ne le pénetre de
toute part, & qu'il n'en ait une
idée ſi complette qu'il ſoit impoſ
ſible d'y rien ajouter. Si cela étoit
nous ne connoîtrions rien du tout,
3o L'Anti-Bon-Sens.
puiſque nous ne connoiſſons rien
parfaitement, que la nature inti
me des choſes ſe dérobe aux eſ
prits les plus perçans, & qu'ils ne
les connoiſſent que par leurs effets
ou leurs propriétés viſibles.
Nous diſons que l'eſprit humain
quoique fini , a une idée claire &
nette de l'infini; qu'il le diſtingue
du fini , & que l'idée qu'il en a
quoique finie & limitée, n'en eſt
ni moins claire ni moins réelle. Ce
n'eſt donc nil'ignorance, ni la peur,
comme le prétend notre Sophiſte
dans les Paragraphes ſuivans , mais
la connoiſſance claire & commune
à tous les hommes qui a donné
l'idée de l'infini. C'eſt parce que
la néceſſité de la Religion eſt évi
dente, & qu'elle date de l'origine
du monde, que tous les Peuples
l'ont par-tout adoptée.
$. 16.
,, L'exiſtence d'un Dieu eſt la
baſe
L'Anti-Bon-Sens. 3I
,, baſe de toute Religion. Peu de
,, gens paroiſſent douter de cette
,, exiſtence ; mais cet article fon
,, damental eſt préciſément le
,, plus propre à arrêter tout eſprit
7 ) qui raiſonne. La premiere de
,, mande de tout Catéchiſme fut
,, & ſera toujours la plus difficile | s
,, à réſoudre.
Pour appuyer ce paradoxe l'Au
teur nous raconte gravement qu'en
l'année 17o1 les Peres de l'Ora
toire de Vendôme ſoutinrent dans
une theſe cette propoſition, que
ſuivant S. Thomas, l'exiſtence de
Dieu n'eſt pas & ne peut pas être
du reſſort de la foi. Dei exiſtentia
nec ad fidem attinet, nec attinere
poteſt juxta ſanctum Thomam. Oui,
S. Thomas dit, que l'exiſtence de
Dieu n'eſt & ne peut être du reſſort
de la foi, parce que nous la con
noiſſons par les lumieres naturel
les, qui nous mettent, pour ainſi
dire la Divinité ſous les yeux, &
32 L'Anti-Bon-Sens.
nous en développent toutes les per
fections ; d'où vient qu'elle n'eſt
pas du reſſort de la foi, cette vertu
ſurnaturelle, qui a pour objet les
vérités révélées, que nous ne pou
vons connoître par les lumieres
naturelles & auxquelles la raiſon
humaine ne ſauroit atteindre. De
ce que l'exiſtence de Dieu ne peut
être du reſſort de la foi , il ne s'en
ſuit donc nullement qu'il n'exiſte
pas, il s'enſuit au contraire qu'il
exiſte ſi évidemment, & que la
raiſon toute ſeule démontre ſi com
plettement ſon exiſtence, qu'il eſt
impoſſible qu'elle ſoit du reſſort de
la foi, parce qu'on ne croit pas ſur
l'autorité & le témoignage des au
tres, ce que l'on voit de ſes pro
pres yeux ou que l'on touche de
ſes propres mains : l'évidence ex
clut la foi. Je vois le ſoleil qui luit
en plein midi : je ne le crois donc
pas, & ne puis le croire ſur le té
moignage de mon voiſin qui me
· L'Anti-Bon-Sens. 33
· l'aſſure. C'eſt ainſi que notre Au
teur eſt aſſez habile pour étayer
ſon délire d'une autorité qui le met
en poudre , & qu'il prouve par-là,
combien doit être copieuſe la doſe
de Bon-Sens dont il eſt pourvu.
$. 17.
,, Peut-on ſe dire ſincérement
,, convaincu de l'exiſtence d'un
,, être dont on ignore la nature,
,, qui demeure inacceſſible à tous
,, les ſens , & dont on aſſure à
,, chaque inſtant que les qualités
,, ſont incompréhenſibles pour
77 nous ? -

Oui, l'on peut, l'on doit être


ſincérement convaincu de l'exiſ
tence d'un tel Etre, & on l'eſt en
effet juſqu'au plus haut degré de
l'évidence , parce que quoiqu'on
ne connoiſſe parfaitement ni la
nature, ni les qualités de cet Etre
néceſſairement inacceſſible aux
*, E ij
34 L'Anti-Bon-Sens. -

ſens, puiſqu'il eſt purement ſpiri


tuel, on le connoît néanmoins aſſez
par l'eſprit, pour que l'on ne puiſle
douter de ſon exiſtence. Il exiſte
donc , & il eſt impoſſible qu'il
n'exiſte pas, puiſqu'il eſt l'Etre né
ceſſaire, l'Etre par eſſence, l'Etre
même par qui tous les autres ſont
& ſans lequel il repugne qu'ils
ſoient. C'eſt l'idée claire que j'ai
de Dieu. Oui, j'ai l'idée claire d'un
Etre éternel , infini , abſolument
néceſſaire , & dont la néceſſité
d'exiſter fait l'eſſence ou la nature,
qui a par conſéquent en ſoi la rai
ſon ſuffiſante d'exiſter, qui exiſte
par ſa propre force, & qui donne
l'exiſtence à toutes les § qui
exiſtent , leſquelles n'ont pu ſe
créer elles-mêmes , puiſqu'avant
leur création elles n'étoient rien,
& ont eu beſoin conſéquemment
d'une puiſſance infinie pour paſſer
du néant à l'être. Je ne conçois pas
moins clairement que toutes les
- L'Anti-Bon-Sens. 35
créatures étant changeantes, &
contingentes , dépendantes , elles
n'exiſtent point par elles-mêmes ,
& n'ont point en elles-mêmes la
raiſon ſuffiſante de leur exiſtence,
mais qu'elles l'ont dans un autre
être qui exiſte par lui-même &
qui les fait exiſter, L'admirable
ſtructure de l'Univers, & celle du
corps humain, ſi juſtement appellé
le petit monde, à cauſe des mer
veilles qu'il renferme, m'annon
cent la puiſſance , l'intelligence,
la ſageſſe infinie d'un Dieu auteur
de tant de merveilles. Il exiſte
donc, & je conçois clairement ſon
exiſtence , quoique je ne puiſſe
comprendre ſon eſſence & ſes in
compréhenſibles qualités. "
$. 18.
,, Une choſe eſt impoſſible
,, quand elle réunit deux idées
,, qui ſe détruiſent réciproque
E iij
36 L'Anti-Bon-Sens.
92 ment , & que l'on ne peut ni
9) concevoir ni réunir par la pen
27 ſée. L'évidence ne peut ſe fon
25 der pour les hommes que ſur
7 ) le témoignage conſtant de nos
7? ſens, qui ſeuls nous font naître
2) des idées , & nous mettent à
97 portée de juger de leur conve
2) nance ou de leur incompatibili
95 té. Ce qui exiſte néceſſairement,
25 eſt ce dont la non exiſtence
97 impliqueroit contradiction. Ces
7 ) principes reconnus de tout le
27 monde ſont en défaut dès qu'il
2) s'agit de l'exiſtence de Dieu ;
27 tout ce qu'on en a dit juſqu'ici
27 eſt ou inintelligible , ou ſe
25 trouve parfaitement contradic
25 toire, & par-là même doit pa
97 roître impoſſible à tout homme
2) de bon-ſens. ,,
Il y a dans ce paragraphe quel
qu es vérités mêlées avec un plus
grand nombre de fauſſetés atroces,
qu'on ne craint pas d'ériger en
' I'Anti-Bon-Sens. 37
principes reconnus de tout le mon
de : c'eſt ce que nous allons dé
mêler. -

Une choſe eſt impoſſible quand


elle réunit deux idées qui ſe dé
truiſent réciproquement, & que l'on
ne peut ni concevoir ni réunir par
la penſée. Cela eſt vrai. Ce qui
exiſte néceſſairement , eſt ce dont
la non exiſtence impliqueroit con
tradiction. Cela eſt encore vrai.
Tout le reſte eſt abſolument faux.
Oui, il eſt abſolument faux que
l'évidence ne ſoit fondée que ſur
le témoignage conſtant de nos
ſens; qu'ils nous faſſent ſeuls naî
tre des idées ; que ce ſoient des
principes reconnus de tout le mon
de, & qu'en les ſuppoſant tels,
ils ſoient en défaut dès qu'il s'agit
de l'exiſtence de Dieu ; que tout
ce qu'on a dit juſqu'ici ſoit inin
telligible ou contradictoire. Loin
que l'évidence ne ſoit fondée que
ſur le témoignage conſtant de nos
1V
38 L'Anti-Bon-Sens.
ſens, il eſt certain que nous con
noiſſons une multitude de choſes,
qui ne tombent en aucune ſorte
ſous les ſens, telles entr'autres que
· le vrai, le beau dans les ouvrages
d'eſprit, l'ordre, le juſte, l'injuſte,
toutes les notions morales, &c. Il
n'eſt pas moins certain que les
ſens ſont imparfaits, défectueux ,
trompeurs, & que la raiſon comme
leur maîtreſſe & leur ſouveraine,
les regle, les corrige, les perfec
tionne. Il eſt encore indubitable
que ce ne ſont pas les ſens tout
ſeuls qui nous font naître des idées,
puiſque nous avons l'idée d'une
infinité de choſes purement ſpiri
tuelles & totalement inſenſibles.
, Quand il ſeroit vrai que les ſens
· nous feroient ſeuls naître des
idées, il ne s'enſuivroit pas pour
cela qu'ils fuſſent en défaut , dès
qu'il s'agit de l'exiſtence de Dieu,
puiſque les ſens mêmes nous la dé
montrent en tombant ſur les ma
#

L'Anti-Bon-Sens. 39
gnifiques ouvrages de la nature,
qui ne peuvent avoir qu'un Dieu
pour cauſe ; que les yeux la liſent
dans le grand Livre de l'Univers,
| & qu'on ne peut la nier ſans ſe voir
auſſi-tôt accablé de tout le poids
de l'Univers lui-même & de tous
les corps immenſes qu'il renferme.
Enfin , tout ce qu'on attribue à
Dieu s'accorde parfaitement; rien
n'eſt contradictoire, & l'on prouve
invinciblement ſon exiſtence par
des raiſons très-claires & très-intelli
gibles de toute eſpece. On la prouve
parce qu'il exiſte des êtres, qui éta
bliſſent invinciblement l'exiſtence
' d'une cauſe éternelle.En deux mots:
il exiſte des êtres; or, ils n'exiſte
roient pas ſi l'on pouvoit ſuppoſer
un ſeul inſtant où rien n'eut exiſ
té, parce qu'il n'y a point d'effet
ſans cauſe ; le néant n'eſt rien & ne
peut rien produire ; donc en ſup
poſant un néant total , il auroit
toujours perſévéré; donc il y a eu

4
4O L'Anti-Bon-Sens.
de toute éternité , une cauſe des
êtres qui exiſtent, & cette cauſe
éternelle c'eſt Dieu.
On la prouve parce que la ma
tiere aveugle, paſſive & inactive
d'elle-même, n'a pu recevoir le
mouvement dont elle jouit que
d'un Étre diſtingué d'élle , qui
donne le mouvement à tous les
autres en agiſſant par une activité
, qui lui ſoit propre. On la prouve
comme l'on prouve qu'un vaiſſeau
qui arrive au port au milieu des
vagues & des tempêtes, eſt con
duit par un habile pilote ; qu'une
bonne montre a été faite par un
bon horloger; une belle maiſon ,
par un architecte capable; un ma
gnifique poëme, par un excellent
poëte, &c. On la prouve par l'exiſ
tence de tous les êtres contingens,
qui n'ont pu ſe produire eux
mêmes comme cauſes efficientes
& qui ont reçu leur exiſtence d'une
cauſe improduite & conſéquem

L'Anti-Bon-Sens. 4I
| ment néceſſaire & éternelle. On
la prouve parce qu'il y a une con
nexion eſſentielle entre l'idée , la
poſſibilité, & l'exiſtence actuelle
de l'Etre infiniment parfait. On
la prouve par le conſentement
unanime des hommes, par le ſen
timent intérieur de chacun d'eux
en particulier, par le deſir invin
cible qu'ils ont tous de la béati
tude & de l'immortalité qui ne ſe
trouvent que dans le ſein d'un
objet infiniment parfait. On la
prouve par les principes invaria
bles de la Loi naturelle gravée
dans nos cœurs, qui nous inſtruit
de nos devoirs indiſpenſables en
vers Dieu , ce premier modele de
toutes les Loix, cette Juſtice ori
ginale & primitive qui eſt la regle
ſouveraine , éternelle , immuable
de celle des hommes , &c. Ah !
qu'il faut être aveugle, inſenſible,
ſtupide pour ne pas voir la Divi
nité dans le brillant ſpectacle de la

4
42 L'Anti-Bon-Sens.
nature & le grand Livre de l'Uni
vers, dans les claires idées de l'eſ
prit, les pures lumieres de la rai
ſon, les ſentimens intimes du cœur,
l'accord enfin de tous les hommes,
de tous les êtres même inanimés à
publier hautement & par des mil
liers de cris redoublés, la puiſſan
ce, la majeſté, la bonté, la gran
deur , l'immenſité, toutes les infi
nies perfections de leur magnifiqu
• Auteur. -

Les paragraphes ſuivans juſqu'au


trentieme ne contiennent que des
répétitions ennuyeuſes de l'impoſ
ſibilité de connoître un pur eſprit,
un eſprit infini, d'en rien affirmer
de poſitif, & quelques vétilles ſem
blables, dont on a démontré tant
de fois la fauſſeté & la futilité.

$. 3o.
,, Il faudroit commencer par
,, nous prouver d'une façon ſa

L'Anti-Bon-Sens. 43
,, tisfaiſante l'exiſtence d'un Dieu,
,, avant de nous dire qu'il eſt plus
-,, ſûr de la croire.,,
C'eſt auſſi par-là que l'on com
, mence, & ce que l'on éxécute
d'une façon ſi ſupérieurement ſa
tisfaiſante , & fi victorieuſement
démonſtrative, qu'il n'y a que des
aveugles volontaires & des endur
cis décidés qui puiſſent ſe roidir
contre la force & l'évidence des
preuves multipliées qui démon
trent l'exiſtence d'un Dieu. Mais
je veux pour un moment que
cette multitude de preuves toutes
plus fortes les unes que les autres
aboutiſſent uniquement à ſoulever
des doutes ſur cet important objet ;
je ſuppoſe qu'il eſt ſeulement dou
teux qu'il y ait un Dieu. Eh ! bien
dans cette ſuppoſition même, tout
homme ſage & ſenſé croira qu'il
y en a un, puiſque dans le doute il
faut prendre le parti le plus ſûr, &
que dans le doute de l'exiſtence ou
L'Anti-Bon-Sens.
de la non exiſtence d'un Dieu, le
plus ſûr ou plutôt l'unique ſûr eſt
de croire qu'il exiſte, parce qu'en
le croyant on ne riſque rien , &
qu'en ne le croyant pas on riſque
tout, & tout pour une éternité.
J'en atteſte la raiſon, le jugement,
la conſcience de tous les hommes
ſans en excepter notre Auteur. Si
l'on diſoit à un voyageur le che
min que vous tenez vous conduira
ſûrement au précipice ou dans une
embuſcade d'aſſaſſins , qui vous
égorgeront ſans pitié ; l'aliment
que vous allez prendre eſt empoi
ſonné ; prenez cet autre chemin
ou cet autre aliment, que vous
ſavez évidemment n'être ſujets à
aucun danger; ſi l'on tenoit ce pro
pos à un voyageur , & qu'il s'obſ
tinât à pourſuivre ſa route , ou à
prendre l'aliment qu'on lui déclare
être empoiſonné , ne paſſeroit-il
pas à juſte titre pour le plus inſenſé
des hommes , quand même les
L'Anti-Bon-Sens. 45
dangers dont on le menace ne ſe
roient que ſimplement douteux ?
Mais nulle comparaiſon entre la
folie de ce voyageur & celle de
l'Athée.
Tout crie à l'Athée d'une voix
de tonnerre, qu'il y a un Dieu
vengeur du crime & rémunérateur
de la vertu ; qu'en le croyant il ne
riſque rien , ſoit qu'il exiſte ou
qu'il n'exiſte point, & qu'en ne le
croyant pas, il riſque tout pour
une éternité toute entiere , puiſ
qu'il court à des tourmens affreux
qui n'auront pas de fin. N'eſt-ce
donc pas pour lui le comble de la
folie de ne pas croire , ſous pré
texte qu'en croyant, & pour des
biens douteux, qu'on lui promet
dans une autre vie, il faudra qu'il
ſe prive des biens aſſurés de la vie
préſente : comme ſi dans cette hy
potheſe même, il pouvoit y avoir
aucune comparaiſon à faire entre
les biens préſens quoique certains,

4
46 L'Anti-Bon-Sens.
mais frivoles, périſſables, momen
tanés , & les biens ainſi que les
maux futurs , incertains , on le
ſuppoſe, mais complets , infinis,
éternels, & que ce ne fut pas une
extrême folie de préférer le fini &
le périſſable quoique certain , à
l'infini & à l'immortel , quelque
douteux & incertain qu'on veuille
le ſuppoſer.
,, Enſuite , il faudroit nous
,, prouver qu'il eſt poſſible qu'un
,, Dieu juſte puniſſe, avec cruau
,, té, des hommes, pour avoir été
,, dans un état de démence qui
,, les a empêché de croire l'exiſ
,, tence d'un être que leur raiſon
,, troublée ne pouvoit concevoir.
Point du tout, ce n'eſt pas cela qu'il
faudroit prouver.Ce qu'il faut prou
ver & ce que l'on prouve en effet,
c'eſt qu'un Dieu juſte punit avec
équité des hommes, non pas inſen
ſés , mais pervers & méchamment
ſuperbes, dont l'orgueilleuſe raiſon
a
| \
- · L'Anti-Bon-Sens. 47
a conſtamment refuſé de conve
nir de l'exiſtence d'un Etre qu'elle
connoiſſoit très-bien , quoiqu'elle
ne le comprit pas, tout comme une
infinité d'autres choſes dont elle
connoît clairement l'exiſtence,
quoiqu'elle n'en comprenne pas
l'eſſence. C'eſt pour une diſpoſi
tion auſſi perverſe & auſſi horrible
à penſer qu'un Dieu juſte punira
ſans cruauté & avec une ſouveraine
équité, tous les Athées qui furent
jamais, qui ſont ou qui ſeront dans
toute la ſuite des fiecles. Ce n'eſt
donc pas , comme l'ajoute notre
Auteur avec beaucoup de bonne
foi, ce n'eſt pas à cauſe que les
Athées auront ignoré invincible
ment & néceſſairement l'eſſence
divine, qu'ils ſeront punis de Dieu,
c'eſt au contraire parce qu'ils au
ront voulu cpmprendre ſon eſſen
ce, avant de croire ſon exiſtence,
& que faute de comprendre ſon
eſſence qui eſt eſſentiellement in
- F
48 L'Anti-Bon-Sens.
compréhenſible , ils auront conſ
tamment refuſé de croire ou plu
tôt de voir ſon exiſtence plus claire
que le ſoleil en plein midi. Voilà
pourquoi les Athées ſeront punis
de Dieu d'une maniere terrible,
mais juſte, parce qu'elle n'excé
dera pas la meſure du châtiment
que mérite l'affreuſe diſpoſition
de ces hommes préſomptueux, &
ſuperbes, qui ferment volontai
rement les yeux à la vérité con
nue, & qui ſe glorifient d'être les
ſeuls favoris du Bon-Sens & de la
raiſon , eux dont l'eſſence, pour
ainſi dire, eſt de déraiſonner &
de choquer le Bon-Sens à chaque
inſtant.
$. 3 I.
,, Les hommes ne croient en
,, Dieu que ſur la parole de ceux
,, qui n'en ont pas plus d'idées
,, qu'eux-mêmes.,
Les hommes ne croient pas ſeu
L'Anti-Bon-Sens. 49
lement en Dieu ſur la parole de
leurs inſtituteurs ou inſtitutrices ;
ils y croient en faiſant uſage de
leurs facultés naturelles , & des
ſimples lumieres de la raiſon. D'où
vient que quoique LocKE n'ad
mette aucune idée innée , pas mê
me celle de Dieu , ce fameux Phi
loſophe n'en eſt pas moins perſuadé
qu'il eſt impoſſible de ne pas le re
connoître en faiſant uſage de ſa
raiſon. Ecoutons-le parler lui-mê
les me. Les marques éclatantes d'une
ſageſſe & d'une puiſſance extraor
)llſ dinaires paroiſſent ſi viſiblement
dans tous les ouvrages de la créa
l: tion, que toute créature raiſonnable
qui y voudra faire une ſérieuſe ré
flexion, ne ſauroit manquer de dé
couvrir l'Auteur de toutes ces mer
eſ veilles; & l'impreſſion que la dé
llY couverte d'un tel Etre doit faire
néceſſairement ſur l'ame de tous
ceux qui en ont entendu parler une
ll ſeule fois eſt ſi grande & entraîne
F ij
4
5c L'Anti-Bon-Sens.
avec elle une ſiiite de penſées d'un
ſi grand poids, & ſi propres à ſe
répandre dans le monde, qu'il me
paroît tout-à-fait étrange, qu'il
puiſſe ſe trouver ſur la terre une
nation entiere d'hommes, aſſeſ ſtu
pides pour n'avoir aucune idée de
Dieu : cela, # , me ſèmble auſſi
ſurprenant que d'imaginer des hom
mes, qui n'auroient aucune idée des
nombres, ou du feu. Le nom de
Dieu ayant été une fois employé
en quelqu'endroit du monde pour
%gnifier un Etre ſupréme, tout
puiſſant, tout ſage & inviſible, la
conformité qu'une telle idée a avec
les principes de la raiſon, & l'inté
rét des hommes qui les portera tou
jours à faire ſouventmention de cette
idée, doivent la répandre néceſſai
rement fort loin, & la faire paſſer
dans toutes les générations ſuivan
tes. (Eſſai philoſophique concer
nant l'entendement humain , édi
tion de 1758, t. I. p. 135 & 136.)
L'Anti-Bon-Sens. 51
Ce n'eſt donc pas uniquement
ſur la parole de leurs inſtituteurs &
de leurs inſtitutrices que l'on croit
en Dieu, mais parce que l'idée de
Dieu a une telle conformité avec
les principes de la raiſon, qu'il eſt
impoſſible qu'une créature raiſon
nable ne la découvre pas cette idée
d'un Dieu, c'eſt-à-dire, d'un Etre
ſuprême, tout-puiſſant, tout ſage
inviſible, &c. Il faut donc ceſſer
d'être raiſonnable, pour rejetter
l'exiſtence de Dieu, & pour ſou- ,
tenir qu'on n'en peut avoir aucune
idée. -

,, On nous dit gravement qu'il


,, n'y a point d'effet ſans cauſe ;
,, on nous répete à tout moment
,, que le monde ne s'eſt pas fait
,, lui-même. Mais l'Univers eſt
,, une cauſe , il n'eſt point un
,, effet, il n'eſt point un ouvrage,
,, il n'a point été fait, parce qu'il
F iij
52 L'Anti-Bon-Sens.
,, étoit impoſſible qu'il le fût. Le
,, monde a toujours été : ſon exiſ
,, tence eſt néceſſaire. Il eſt ſa
,, cauſe à lui-même. La nature
,, dont l'eſſence eſt viſiblement
,, d'agir , & de produire , pour
,, remplir ſes fonctions, comme
,, elle fait ſous nos yeux, n'a pas
, beſoin d'un moteur inviſible ,
,, bien plus inconnu qu'elle-mê
,, me. La matiere ſe meut par ſa
,, propre énergie , par une ſuite
,, néceſſaire de ſon hétérogénéité :
,, la diverſité des mouvemens ou
,, des façons d'agir, conſtitue ſeule
,, la diverſité. des matieres ; nous
,, ne diſtinguons les êtres les uns
,, des autres, que par la diverſité
,, des impreſſions ou des mouve
,, mens qu'ils communiquent à
»» nos organes.,, -

Hélas! que d'abſurdités! La maſſe


du monde eſt un compoſé, un aſ
ſemblage d'êtres corporels, contin
gens, bornés, dépendans.Nous leur
L'Anti-Bon-Sens. 53
donnons différentes formes, nous
les tournons & retournons ; nous
les compoſons & décompoſons ;
nous les tranſportons d'un lieu en
un autre; nous les faiſons mouvoir,
ou nous arrêtons leurs mouvemens ;
ils ne ſont donc pas des êtres né
ceſſaires, indépendans, infiniment
parfaits.
· Nous voyons clairement que le
monde eſt ſujet à des changemens
& à des viciſſitudes. Il n'eſt donc
ni immuable, ni éternel, puiſque
s'il l'étoit, & qu'il exiſtât par la
néceſſité de ſa nature , il ne pour
roit éprouver ni altération, ni chan
gement, ni viciſſitude. Non-ſeule
ment le monde n'eſt pas éternel ; il
n'eſt pas même fortancien, comme
le prouvent l'hiſtoire des différens
peuples, & l'invention des arts,
qui ne datent pas de l'éternité.
Si le monde exiſtoit par la né
ceſſité de ſon eſſence, & qu'il fut
ſa propre cauſe; ſon propre
lV
prin
54 L'Anti-Bon-Sens.
cipe à lui-même, il ſeroit infini
ment parfait, parce qu'un être qui
' exiſte par lui-même a en ſoi la rai
'ſon ſuffiſante de toutes les perfec
tions poſſibles , & qu'il répugne
dans les termes, qu'il ſe borne lui
même par ſon propre choix, puiſ
qu'alors il n'exiſteroit plus néceſ
ſairement & par la néceſſité même
de ſon eſſence. Or, je demande
à tout homme raiſonnable , ſi le
monde en effet eſt infiniment par
fait, & s'il eſt eſſentiellement in
capable d'acquérir de nouvelles
perfections.
| Les objets extérieurs ne com
muniquent aucun mouvement à
nos organes ; ils ſont ſeulement
l'occaſion extérieure de ces mou
vemens; & la matiere, loin de ſe
mouvoir par ſa propre énergie, &
par une ſuite néceſſaire de ſon eſ
ſence, eſt un être purement paſſif,
qui ne peut ni ſe donner le mouve
ment à lui-même, quand il ne l'a
L'Anti-Bon-Sens. · 55
pas, ni ſe l'ôter quand il l'a reçu.
i Pour que la matiere ſe donnât le
mouvement à elle-même , ou à
une autre portion de matiere, à
2 un corps quelconque, il faudroit
qu'elle eut une vertu diſtincte de
-
ce mouvement, vertu qui ſeroit le
pouvoir même de donner, pouvoir
e très-diſtinct de la choſe donnée ,
le puiſqu'il eſt certain qu'on ne donne
, réellement quelque choſe , qu'en
vertu d'un pouvoir très-diſtinct de
la choſe que l'on donne. Or , la
matiere n'a certainement pas un
pouvoir de donner le mouvement
qui ſoit diſtinct du mouvement mê
me, puiſque la communication du
mouvement d'un corps à un autre,
ou d'une partie de la matiere à une
autre partie, n'eſt pas une action
du premier corps ſur le ſecond, ou
un don que ce premier corps faſſe
de ſon mouvement au ſecond
corps, mais un ſimple tranſport du
mouvement du premier corps au
56 L'Anti-Bon-Sens.
ſecond ; tranſport dans lequel le
premier corps perd autant de mou
vement que le ſecond en reçoit ;
tranſport, où ces deux corps ſont
également paſſifs, & qui ſuppoſe
néceſſairement une cauſe active
qui imprime le mouvement à la
matiere ; cauſe qui n'eſt autre que
le premier moteur & non mû, qui
donne le mouvement ſans le rece
voir; moteur qui eſt un agent &
non un ſujet paſſif, un être mou
vant & non un être mû, & qui par
conſéquent, n'eſt pas un corps ,
mais un eſprit & un eſprit tout
puiſſant, un eſprit infini, qui im
prime par ſa propre vertu le mou
vement à toutes les parties de l'U
nivers, dont on peut dire en un
ſens qu'il eſt l'ame, comme notre
ame qui eſt inviſible, immatériel
le, pur eſprit, imprime le mouve
ment à toutes les parties de nos
corps. Sans que l'on puiſſe ſuppo- .
ſer raiſonnablement un progrès à
L'Anti-Bon-Sens. 57
l'infini dans les différentes parties
de la matiere ou ſubſtances corpo
relles qui ſe ſeroient communiqué
le mouvement les unes aux autres,
puiſqu'il faudroit toujours remon
ter à une premiere cauſe motrice,
immatérielle, inviſible & immo
| bile,
$. 4o.
,, Vous voyez que tout eſt en
,, action dans la nature , & vous
,, prétendez que la nature par
,, elle-même eſt morte & ſans
,, énergie.
Oui, je le prétends, ou plutôt
je viens de le démontrer à tout
homme raiſonnable, & qui n'eſt
pas totalement enſeveli dans les
ſens & dans la matiere. Je vois
donc des yeux du corps que tout
eſt en action dans la nature; mais
je vois en même-tems des yeux
de l'ame, le moteur ſecret qui met
toute la nature en mouvement &
58 L'Anti-Bon-Sens.
en action; moteur ſi indiſpenſable
ment néceſſaire pour la mouvoir
& la faire agir, qu'elle ne reſteroit
pas moins immobile, qu'un bloc
de marbre, ſans ce moteur invi
ſible qui lui imprime l'action & le
1IlOUVeIIlCIlt , -

$- 4I.
,, Pour appercevoir ou ſentir
95 un objet, il faut que cet objet
9) . agiſſe ſur nos organes; cet objet
» ) ne peut agir ſur nous ſans quel
2) que mouvement en nous; il ne
27 peut produire ce mouvement en
27 nous, s'il n'eſt en mouvement
95 lui-même. Dès que je vois un
25 objet, il faut que mes yeux en
,, ſoient frappés : je ne puis con
,, cevoir la lumiere & la viſion,
,, ſans un mouvement dans le
,, corps lumineux, étendu, colo
55 ré, qui ſe communique à mon
55 œil ou qui agit ſur ma retine.
L'Anti-Bon-Sens. 59
º ) Dès que je flaire un corps, il
2) faut que mon odorat ſoit irrité
27 ou mis en mouvement par les
9) parties qui s'exhalent d'un corps
97 odorant.... je ſuis donc forcé de
9) conclure que le mouvement eſt
. )) auſſi eſſentiel à la nature que
•)5 l'étendue , & qu'elle ne peut
25 être conçue ſans lui.,,
Il y a quatre défauts eſſentiels
dans ce raiſonnement. Le premier
eſt de conclure du particulier au
général, de l'odorat , par exem
ple, à tous les autres ſens. Parce
que mon odorat eſt mis en mou
vement par les parties qui s'exha
lent d'un corps odorant, s'enſuit
il que mon ſens du toucher eſt
mis de même en mouvement par
les parties qui s'exhalent d'une pie
ce de marbre, quand je la touche ?
Le ſecond défaut de ce raiſonne
ment conſiſte à ſuppoſer que les
objets extérieurs ſont les cauſes
efficientes, & non pas ſeulement
6o L'Anti-Bon-Sens.
occaſionnelles de nos ſenſations ;
le troiſieme à conclure qu'on ne
peut concevoir la matiere ſans
mouvement non plus que ſans
étendue, & enfin que la matiere
ſe meut d'elle-même, & qu'elle a
en ſoi par ſa propre eſſence le prin
cipe du mouvement. Concluſion
évidemment fauſſe; puiſque quand
même on accorderoit que la ma
tiere eſt toujours en mouvement,
& qu'elle n'agit ſur nous que par
e mouvement, il ne s'enſuivroit
nullement qu'elle ſe ſuffit à elle
même , ni qu'elle eſt le premier
principe de ſon mouvement; mais
ſeulement qu'elle eſt mue & qu'elle
ſe meut en vertu de l'impreſſion
u'elle reçoit d'une premiere cau
e, à laquelle il faut néceſſairement
remonter, & qui eſt inviſible &
immatérielle. Le mouvement n'eſt
donc point eſſentiel à la matiere,
on la conçoit parfaitement ſans
cela; & lors même qu'elle ſe meut,
L'Anti-Bon-Sens. 6I
on comprend clairement qu'elle ne
ſe donne point le mouvement à
elle-même, mais qu'elle le reçoit
d'un-principe immatériel & ſouve
3e$ rainement actif.

$ 42.\

,, Je conviendrai ſans peine que


,, la machine humaine me paroît
,, ſurprenante; mais puiſque l'hom
,, me exiſte dans la nature, je ne
,, me crois pas en droit de dire que
,, ſa formation eſt au deſſus des
,, forces de la nature. -

C'eſt comme ſi je diſois, je con


viendrai ſans peine que le Château
de Verſailles me paroît admirable
& ſurprenant; mais puiſque le Roi
exiſte avec toute ſa Cour dans ce
Château , je ne me crois pas en
droit de dire que la formation du
Roi avec toute ſa Cour eſt au deſ
ſus des forces du Château de Ver
ſailles. -
62 L'Anti-Bon-Sens.
,, J'ajouterai , pourſuit notre
,, Auteur, que je concevrai bien
,, moins la formation de la ma
,, chine humaine quand, pour me
,, l'expliquer, on me dira qu'un
,, pur eſprit, qui n'a ni des yeux,
,, ni des pieds, ni des mains, ni
,, une tête , ni des poumons , ni
,, de bouche, ni une haleine , a
,, fait l'homme en prenant un peu
,, de boue & en ſoufflant deſſus.
Notre Auteur me permettra de
lui repréſenter qu'il fait ſemblant,
ce ſemble, de ne pas concevoir
la formation de la machine hu
maine, puiſqu'il ne rapporte que
· la moitié des choſes qu'on lui dit
pour la lui expliquer. On convient
donc ſans peine qu'un pur eſprit
n'a ni pieds, ni mains, &c. Mais
un pur eſprit qui, pour agir à l'ex
térieur, prend une forme ſenſible,
a des pieds , des mains, & enfin
tout ce qu'il juge à propos de
prendre, pour agir & ſe rendre
| viſible ,
|
L'Anti-Bon-Sens. 63
viſible, ſelon les deſſeins qu'il ſe
propoſe. Or , quand nous diſons
que Dieu qui eſt un pur eſprit, a
formé l'homme en prenant un peu
de boue & en ſoufflant deſſus,
nous ajoutons en même-tems que
Dieu ſe revêtit pour cela d'une
forme ou d'une figure ſenſible,
au moyen de laquelle il fit ce que
nous lui attribuons ſur ſa propre
parole.
Il n'eſt donc pas difficile de con
cevoir , comment un pur eſprit
revêtu d'un corps, a pu prendre
de la boue & ſouffler deſſus; &
cela n'eſt pas plus difficile à com
| prendre G|
que l'action de notre ame
ſur notre corps. Et quand je dis
comprendre, je ne prétends pas
pour cela que nous concevions
parfaitement l'union admirable de .
l'eſprit & de la matiere, deux ſubſ
tances ſi diſparates & même ſi
diſcordantes par leur nature, qui
eſt l'ouvrage d'une puiſſance &
64 L'Anti-Bon-Sens. /

d'une ſageſſe ſans borne;je veux ſeu


lement dire que nous ſommes évi
demment certains de cette merveil
le, que nous en voyons, que nous
en ſentons l'exiſtence & la réalité ;
que nous appercevons par un ſen
timent intime que c'eſt notre ame,
cette ſubſtance immatérielle , in
viſible, immobile qui meut notre
corps, & qui arrête ou varie ſes
mouvemens à ſon gré. La ſeule .
choſe pour moi, que j'ai peine à
concevoir dans tout ceci, c'eſt la
réticence de notre Auteur, ſur <

une explication ſi aiſée, & qui ſe


trouve dans tous les Livres qui trai
tent de cette matiere. Eſt-elle af
fectée cette réticence , & ſi elle
l'eſt, peut-on l'accorder avec la
ſincérité & la bonne foi ? Cette
queſtion m'embarraſſe , & dans
l'impoſſibilité où je me trouve de
la réſoudre, notre Auteur trouvera
bon ſans doute que je lui en ren
voie la ſolution.
L'Anti-Bon-Sens. 65 '
,, Les habitans ſauvages du Pa
,, raguay ſe diſent deſcendus de
,, la Lune , & nous paroiſſent des
,, imbécilles : les Théologiens ſe
,, diſent deſcendus d'un pur eſprit.
,, Cette prétention eſt - elle bien
,, plus ſenſée ? . \

La prétention des ſauvages du


Paraguay touchant leur deſcen
dance de la Lune eſt une extra
vagance, & la prétention des Théo
logiens ſur leur origine , eſt une
vérité démontrée, quand on ne la
falſifie pas comme le fait notre
Sophiſtiqueur. Il n'y eut, & il n'y
aura jamais de Théologien aſſez
extravagant pour ſe dire deſcendu
d'un pur eſprit , comme un fils
deſcend de ſon Pere , & quand
les Théologiens ſe diſent deſcen
dus de Dieu qui eſt un pur eſprit,
ils ne veulent dire autre choſe ,
ſinon qu'ils ont d'abord été créés
de Dieu avec le reſte de l'Uni
vers, & reçu de lui une ame ſpi
G ij
66 L'Anti-Bon-Sens.
rituelle , vive image de la Divi
nité. Et c'eſt-là ſans doute une
extravagance toute ſemblable à
celle des ſauvages du Paraguay,
qui ſe diſent deſcendus de la Lune.
» Dans la machine humaine &
72
dans l'intelligence dont elle eſt
douée, je ne vois rien qui an
22
nonce d'une façon bien préciſe
35
l'intelligence infinie de l'ouvrier
92
à qui l'on en fait honneur. Je
25
vois que cette machine admira
22
ble eſt ſujette à ſe déranger; je
22
vois que pour lors ſon intelli
22
gence merveilleuſe eſt troublée,
22
& diſparoît quelquefois totale
32
ment : je conclus que l'intelli
77
gence humaine dépend d'une
95
certaine diſpoſition des organes
22
matériels du corps, & que de
52
ce que l'homme eſt un être in
92
telligent, on n'eſt pas plus fondé
22
à conclure que Dieu doit être
55
intelligent, que de ce que l'hom
22
me eſt matériel, on ne ſeroit
I'Anti-Bon-Sens, 67
» fondé à en conclure, que Dieu
22 eſt matériel.
De ce que l'intelligence hu
maine eſt troublée & diſparoît
quelquefois totalement , lorſque
la machine du corps ſe dérange,
l'Auteur a raiſon de conclure que
l'intelligence humaine dépend
d'une certaine diſpoſition des or
ganes matériels du corps , parce
que le Créateur l'a voulu ainſi en
uniſſant l'ame & le corps, ces deux
ſubſtances ſi différentes; mais l'Au
teur apprête ſûrement à rire aux
perſonnes mêmes les plus graves
& les plus ſérieuſes, lorſqu'il ajoute
que, de ce que l'homme eſt un Etre
intelligent, on n'eſt pas plus fondé à
conclure que Dieu doit être intel
- ligent, que de ce que l'homme eſt
matériel, on ne ſeroit fondé à en
conclure que Dieu eſt matériel. La
différence ſaute aux yeux. De ce
que l'homme eſt matériel, on ne
ſeroit pas fondé à en conclure que
G iij
68 L'Anti-Bon-Sens.
Dieu l'eſt auſſi, parce que la ma
térialité répugne à l'Etre infiniment
parfait ; mais l'intelligence étant
une perfection très-digne de Dieu
l'Etre infiniment parfait , de ce
que l'homme eſt intelligent, on
conclut très-bien que Dieu l'eſt à
plus forte raiſon , & dans un de
gré infiniment ſupérieur à l'hom
me. Que penſeroit notre Ecrivain,
ſi on lui faiſoit ce raiſonnement :
de ce que le Livre du Bon-Sens
eſt tout plein d'intelligence, on
n'eſt pas plus fondé à conclure que
ſon Auteur doit être intelligent,
que de ce que ce même Livre, à
raiſon du papier & de la couver
ture eſt matériel , on ne ſeroit
fondé à en conclure que l'Auteur
eſt matériel , en tout lui - même
s'entend. C'eſt néanmoins ainſi que
notre Auteur raiſonne par rapport
à Dieu , & encore beaucoup plus
mal, comme le prouve le texte
ſuivant.
L'Anti-Bon-Sens. 69
» L'intelligence de l'homme ne
» prouve pas plus l'intelligence de
» Dieu, que la malice de l'hom
» me ne prouve la malice de ce
» Dieu dont on prétend que l'hom
» me eſt l'ouvrage. |

Ce raiſonnement, diſons-nous,
eſt encore beaucoup plus mauvais
que celui qui le précede, parce
qu'en diſant que Dieu eſt matériel,
on lui attribue ſeulement une im
perfection qui ne lui convient pas,
au lieu qu'en diſant qu'il eſt mé
chant, on lui attribue un vice qu'il
abhorre, & que la ſainteté de ſa
nature repouſſe eſſentiellement.
L'homme eſt donc l'ouvrage de
Dieu , oui, mais l'homme ſain,
droit, juſte, vertueux, & non pas
l'homme malade, tombé, méchant,
pécheur; en un mot, le péché eſt
l'œuvre de l'homme rebelle, qui
s'eſt perdu par ſa faute en ſe ré
voltant contre Dieu , & en effa
çant par cette criminelle révolte ,
G iv
7o L'Anti-Bon-Sens.
les beaux traits de l'innocence &
de la juſtice primitives, qui l'ap
prochoient ſi fort de ſon Créateur,
la pureté par eſſence.
» De quelque façon que laThéo
» logie s'y prenne , Dieu ſera
» toujours une cauſe contredite
» par ſes effets , ou dont il eſt
» impoſſible de juger par ſes œu
» vres. Nous verrons toujours ré
» ſulter du mal, des imperfections,
» des folies, d'une cauſe que l'on
» dit remplie de bonté , de per
» fections, de ſageſſe.
Le mal que nous faiſons , nos
imperfections , nos folies n'ont
point d'autre cauſe que le méchant
uſage que nous faiſons de notre
liberté, & pour le mal que nous
ſouffrons, il vient de la juſtice de
Dieu. Il n'eſt donc pas contredit
par ſes effets, & l'on en juge très
bien par ſes œuvres ; elles ſont
- toutes bonnes , & très-propres à
nous donner la plus haute idée de
L'Anti-Bon-Sens. 71
ſa puiſſance, de ſa ſageſſe, de ſa
juſtice, de ſa bonté, &c..
Avant d'oſer imputer des im
perfections, des folies, du mal à
l• la Divinité , il faudroit, ce me
ſemble , être en état de détermi
ner ſans s'y méprendre, tout ce
que comporte la nature des cho
ſes, & connoître parfaitement les
rapports qu'elles ont entr'elles &
avec l'ordre univerſel , toutes les
proportions , toutes les combinai
ſons du ſyſtême général du mon
de, où tout ſe tient, & dont tou
tes les parties ſe lient , s'enchaî
nent les unes dans les autres ,
depuis le brin d'herbe que nous
foulons aux pieds, juſqu'à ces corps
céleſtes d'une fi étonnante gran
deur que nous admirons , & qui
roulent avec tant de majeſté ſur
nos têtes. Et quel eſt l'homme qui
oſe ſe flatter de poſſéder toutes
ces connoiſſances?
-

#
72. L'Anti-Bon-Sens.
$ 43.
,, Ainſi donc, direz-vous, l'hom
97 me intelligent de même que
9) l'Univers & tout ce qu'il ren
7 ) ferme, ſont les effets du ha
92 ſard ! Non, vous répéterai-je ;
22 l'Univers n'eſt point un effet,
7 ) il eſt la cauſe de tous les effets :
92 tous les êtres qu'il renferme ſont
9) des effets néceſſaires de cette
72 cauſe , qui quelquefois nous
9) montre ſa façon d'agir, mais
7) qui bien plus ſouvent dérobe
7 ) ſa marche... La nature eſt un
77 mot dont nous nous ſervons
9 ) pour déſigner l'aſſemblage im
9) menſe des êtres, des matieres
22 diverſes , des combinaiſons in
97 finies des mouvemens dont nos
9 ) yeux ſont témoins... Rien dans
» la nature ne peut ſe faire au
99 haſard ; tout y ſuit des Loix
2) fixes ; ces Loix ne ſont que la
A
L'Anti-Bon-Sens. 73
,, liaiſon néceſſaire de certains ef
,, fets avec leurs cauſes... Ce n'eſt
,, point le haſard qui a placé le
,, ſoleil au centre de notre ſyſtê
,, me planetaire, c'eſt que par ſon
,, eſſence même la ſubſtance dont
,, il eſt compoſé , doit occuper
,, cette place, & delà ſe répan
,, dre enſuite pour vivifier les êtres
,, renfermés dans les planetes.
L'homme eſt donc intelligent, la
nature eſt l'aſſemblage de tous les
étres renfermés dans l'Univers; il
y a des loix fixes qui ne ſont que
la liaiſon néceſſaire de certains ef
fets avec leurs cauſes ; c'eſt par
ſon eſſence méme que le ſoleil ſe .
trouve placé au centre de notre
ſyſtéme planetaire; l'Univers n'eſt
· point un effet, il eſt la cauſe de tous
les effets : tous les étres qu'il ren
ferme ſont des effets néceſſaires de
cette cauſe.
Voilà ce que dit notre Auteur
en propres termes, & voilà ce qui
74 L'Anti-Bon-Sens.
forme à peu près autant d'abſur
dités & de contradictions que de
lignes. -

1°. Si l'homme eſt intelligent,


il n'eſt point l'effet de l'Univers,
& n'a pu recevoir l'être que d'une
cauſe intelligente, parce qu'il ré
pugne qu'un être non intelligent
non penſant produiſe un être
intelligent & penſant. C'eſt ce que
dicte la raiſon, & ce que démon
tre d'après elle le célebre Locke
dans ſon Eſſai philoſophique, con
cernant l'entendement humain ,
Tome IV. Liv. 4. ch. 1o. page
158 & ſuiv. Voici ſes paroles.
L'homme, dit-il, ne connoît ou
ne conçoit dans ce monde que deux
ſortes d'étres. Premiérement, ceux
qui ſont purement matériels, qui
n'ont ni ſentiment, ni perception,
ni penſée, comme l'extrémité des
poils de la barbe, & les rognures
des ongles. Secondement, des étres
qui ont du ſentiment, de la per
L'Anti-Bon-Sens. 75
, ception & des penſées, tels que
nous nous reconnoiſſons nous-mé
mes. .. Si donc il doit y avoir un
Etre qui exiſte de toute éternité,
(comme il l'avoit démontré un peu
plus haut ) la raiſon porte natu
rellement à croire que ce doit étre
néceſſairement un étre qui penſe ;
car il eſt auſſi # & CO17

cevoir que la ſimple matiere non


penſante produiſe jamais un étre
intelligent qui penſe, qu'il eſt im
poſſible de concevoir que le néant
pur de lui-méme produiſe la ma
tiere. En effet, ſuppoſons une par
tie de matiere , groſſe ou petite,
qui exiſte de toute éternité, nous
trouverons qu'elle eſt incapable de
rien produire par elle-méme. Sup
poſons par exemple, que la ma
tiere du premier caillou qui nous
tombe entre les mains ſoit éternelle,
que les parties en ſoient exačtement
, unies, & qu'elles ſoient dans un
parfait repos les unes auprès des
76 L'Anti-Bon-Sens.
autres ; s'il n'y avoit aucun autre
étre dans le monde, ce caillou ne
demeureroit-il pas éternellement
dans cet état toujours en repos &
dans une éternelle inaction ? -

Peut-on concevoir qu'il puiſſe ſe


donner du mouvement à lui-méme,
n'étant que pure matiere, ou qu'il
puiſſe aucune choſe ? Puis donc que
la matiere ne ſauroit, par elle
méme, ſe donner du mouvement,
il faut qu'elle ait ſon mouvement
de toute éternité, ou que le mou
vement lui ait été imprimé par
uelqu'autre Etre plus puiſſant que
# matiere, laquelle, comme on
voit, n'a pas # force de ſe mou
voir elle - méme. Mais ſuppoſons
que le mouvement ſoit de toute éter
nité dans la matiere; cependant la
matiere qui eſt un étre non penſant,
& le mouvement, ne ſauroient ja
mais faire naître la penſée, quel
ques changemens que le mouvement
puiſſe produire tant à l'égard de ſa
L'Anti-Bon-Sens. 77
figure, qu'à # de la groſſeur
des parties de la matiere. Il ſera
toujours autant au deſſus des for
ces du mouvement & de la matiere
de produire de la connoiſſance ,
qu'il eſt au deſſus des forces du
néant de produire la matiere. J'en
appelle à ce que chacun penſe en
lui-même : qu'il diſe s'il n'eſt point
vrai qu'il pourroit concevoir auſſi
aiſément la matiere produite par le
néant, que fe # que la pen
ſée ait été produite par la ſimple
matiere dans un tems auquel il n'y
avoit aucune choſe penſante, ou
aucun étre intelligent qui exiſtât
actuellement. Diviſez # matiere
en autant de petites parties qu'il
vous plaira , (ce que nous #
mes portés à regarder comme un
moyen de la ſpiritualiſer & d'en
faire une choſe penſante :) donnez
lui, dis-je, toutes les figures &
tous les différens mouvemens que
1VOllS voudrez... vous pouvez eſpé
78 L'Anti-Bon-Sens.
rer avec autant de raiſon de pro
duire du ſentiment, des penſées &
de la connoiſſance, en joignant
enſemble de groſſes parties de ma
tiere qui aient une certaine figure
& un certain mouvement, que par
le moyen des plus petites parties de
matiere qu'il y ait au monde. Ces
dernieresſe heurtent, ſe pouſſent &
réſiſtent l'une à l'autre, juſtement
comme les plus groſſes parties; &
c'eſt là tout ce qu'elles peuvent faire.
Par conſéquent, ſi nous ne voulons
pas ſuppoſer un premier Etre qui ait
exiſté de toute éternité, la matiere
ne peut jamais commencer d'exiſter.
Que ſi nous diſons que la ſimple ma
tiere deſtituée de mouvement eſt éter
nelle, le mouvement ne peut jamais
commencer d'exiſter : & ſi nous ſup
poſons qu'il n'y a eu que la matiere
& le mouvement qui aient exiſté,
ou qui ſoient éternels, on ne voit pas
que la penſée puiſſe jamais com
mencer d'exiſter. Car il eſt impoſ
» - ſible
/
L'Anti-Bon-Sens. 79
ſible de concevoir que la matiere,
ſoit# meuve, ou ne ſe meuve
pas, puiſſe avoir originairement en
elle-méme, ou tirer, pour ainſi dire
de ſon ſein, le ſèntiment, la percep
tion & la connoiſſance; comme il
paroît évidemment de ce qu'en ce
cas là, ce devroit être une propriété
éternellement inſéparable de la ma
tiere & de chacune de ſes parties,
d'avoir du ſentiment, de la percep
tion & de la connoiſſance.
A quoi l'on pourroit ajouter ,
qu'encore que l'idée générale & ſpé
cifique que nous avons de la matiere
nous porte à en parler comme ſi c'é
toit une choſe unique en nombre,
cependant toute la matiere n'eſt pas
proprement une choſe individuelle,
qui exiſte comme un étre matériel,
ou un corps ſingulier que nous con
noiſſons ou que nous pouvons conce
voir. De ſorte que ſi la matiere étoit
le premier Etre éternel penſant, il
n'y auroit pas un Etre unique, éter
r

#
8c L'Anti-Bon-Sens.
nel, infini & penſant , mais un
nombre infini d'Etres éternels , fi
nis, penſans, qui ſeroient indépen
dans les uns des autres, dont les
forces ſeroient bornées, & les pen
ſées diſtinctes, & qui ne pourroient
par conſéquent jamais produire cet
ordre , cette harmonie , & cette
beauté qu'on remarque dans la na
ture.Puis donc que le premier Etre
doit être néceſſairement un étre pen
ſant, ... il s'enſuit néceſſairement
de là, que le premier Etre éternel
ne peut être la matiere. Si donc il
eſt évident, que quelque choſe doit
néceſſairement exiſter de toute éter
nité, il ne l'eſt pas moins, que cette
choſe doit être néceſſairement un
être penſant. Caril eſt auſſi impoſſi
ble que la matiere non penſante pro
# un étre penſant, qu'il eſt im
poſſible que le néant ou l'abſence de
tout être put produire un étre poſi
tif, ou la matiere.
2°. Le mot de Loi emporte né
L'Anti-Bon-Sens. 8r
ceſſairement l'idée d'intelligence,
de ſageſſe, de prudence, de choix
judicieux, & ſi comme l'aſſure
l'Auteur, la nature eſt l'aſſemblage
de tous les étres renfermés dans
l'Univers, il s'enſuit néceſſaire
ment que tous les êtres renfermés
dans l'Univers ont de l'intelligen
ce, de la ſageſſe, &c. puiſqu'ils
ont tous leurs Loix. -

3°. Dire que l'Univers n'eſtpoint


un effet, mais la cauſe de tous les
effets, ou de tous les êtres qu'il ren
ferme, & qui ſont des effets néceſſai
res de cette cauſe, c'eſt dire que
l'Univers eſt cauſe & effet tout
enſemble , puiſque l'Univers n'eſt
autre choſe que la maſſe même du
monde, ou l'aſſemblage de tous
les êtres viſibles , leſquels ſont
cauſe & effet tout enſemble, par
rapport à eux-mêmes, ſelon notre
Auteur. Ils ſont cauſe puiſqu'ils
ſe produiſent eux-mêmes. Ils ſont
effet, puiſqu'ils ſont #.1j
82 L'Anti-Bon-Sens.
4°. Si c'eſt par ſon eſſence mé
me que le ſoleil ſe trouve placé au
centre de notre ſyſtéme planétaire,
& que tout être occupe la place où
il eſt, on ne peut douter qu'il n'y
ait autant d'êtres néceſſaires, & par
conſéquent indépendans, illimités,
infinis, qu'il y a de particules de
matiere, ou des corps ſinguliers
& individuels ; ce qui n'eſt pas une
mince abſurdité, comme chacun
le conçoit.
S. 44
,, Les adorateurs d'un Dieu trou
22 vent ſur-tout dans l'ordre de
,, l'Univers une preuve invincible
,, de l'exiſtence d'un Etre intelli
,, gent & ſage qui le gouverne.
,, Mais cet ordre n'eſt qu'une ſuite
,, de mouvemens néceſſairement
», amenés par des cauſes ou des
,, circonſtances qui nous ſont tan
,, tôt favorables & tantôt nuiſi
,, bles à nous-mêmes.
L'Anti-Bon-Sens. 83
Oui l'ordre de l'Univers n'eſt
qu'une ſuite de mouvemens né
ceſſairement amenés par des cau
ſes ou des circonſtances, &c. Mais
ces cauſes ſecondes & ces circonſ
tances particulieres qui amenent
ces mouvemens, qui eſt ce qui les
meut elles-mêmes , qui les dirige,
, qui les arrange ſelon certaines Loix
fixes qui leur ſont preſcrites &
qu'elles ſuivent exactement ? d'où
réſulte l'ordre, la beauté, l'har
monie, la régularité que nous ad
mirons dans la nature ? N'eſt - ce
pas un premier moteur immobile,
un agent ſuprême , immatériel,
inviſible, qui eſt, pour ainſi dire,
l'ame de l'Univers , qui imprime
le mouvement à toute cette vaſte
machine, en ſorte que tous les
corps qui le compoſent, & qui ſe
meuvent ou qui paroiſſent ſe mou
voir , ne ſont mus qu'en vertu
des Loix du choc pleines de ſa- .
geſſe, établies par le Créateur, cet
H iij
84 L'Anti-Bon-Sens.
Etre ſuprême, infiniment ſage,
& infiniment intelligent ? Peut-on
admettre une progreſſion infinie
dans les cauſes qui ſe meuvent les
unes les autres ? N'eſt-il pas évi
dent que cette progreſſion infinie
dans les cauſes mouvantes eſt des
plus abſurdes ; puiſqu'il faut né
ceſſairement remonter à un pre
mier principe exiſtant par lui-même
qui leur imprime le mouvement ;
ou ſuppoſer qu'elles ſont en mou
vement, ſans que ce mouvement
ait aucun principe , par la raiſon
que le mouvement ne leur eſt
pas eſſentiel , qu'on les conçoit
très-bien ſans mouvement & dans
un parfait repos ? d'où il ſuit que
n'étant pas eſſentiellement actives,
elles ont beſoin pour agir d'un
principe diſtingué d'elles qui les
mette en action.

: $. 45.
,, En ſuppoſant Dieu l'Auteur
L'Anti-Bon-Sens. 85
,, & le moteur de la nature... s'il
,, venoit à changer le cours or
,, dinaire des choſes, il ne ſeroit
,, pas immuable. -

Dieu n'en ſeroit pas moins im


muable dans cette hypotheſe ſou
vent réaliſée, parce qu'en chan
geant le cours ordinaire des cho
ſes , & en intervertiſſant l'ordre de
la nature, il ne fait qu'exécuter
ſes éternels deſſeins. On ne peut
donc l'accuſer ni d'inconſtance ,
ni d'impuiſſance, ni de défaut de
prévoyance & de ſageſſe à cauſe
de ces changemens qui ne ſont,
ou plutôt qui ne paroifſent tels que
par rapport à nous.
,, Si l'ordre de la nature prou
,, voit le pouvoir de l'intelligen
,, ce, le déſordre devroit prouver
,, la foibleſſe , l'inconſtance, la
,, déraiſon de la Divinité. -

Pour ſentir tout le foible de cette


difficulté , il n'eſt beſoin que de
diſtinguer le déſordre réel du dé
H iv
86 L'Anti-Bon-Sens.
ſordre apparent, & dans le déſor
dre même réel, le motif qui l'oc
caſionne de la part de Dieu. Ce
qui nous paroît déſordre dans la
nature eſt très-ſouvent l'ordre mê
me établi par ſon Auteur, dont il
nous eſt impoſſible de pénétrer tous
les deſſeins, non plus que tous les
rapports des différents êtres qui
compoſent l'Univers. Mais je le
veux, il y a ſouvent des déſordres
réels dans la nature, & je ſoutiens
que dans cette hypotheſe même,
ces déſordres ne prouvent ni la foi
· bleſſe, ni l'inconſtance, ni la dé
raiſon de la Divinité. Ces déſor
dres, ces dérangemens de la nature
prouvent au contraire la ſouveraine
raiſon & l'inflexible juſtice de Dieu,
qui opere ces déſordres, ces déran
gemens de la nature, qu'il a prévus
& réſolus de toute éternité, pour
punir les péchés des hommes.
,, Si Dieu eſt par-tout, il eſt en
,, moi, il agit avec moi, il ſe
L'Anti-Bon-Sens. 87
,, trompe avec moi, il offenſe
,, Dieu avec moi, il combat avec
22 moi l'exiſtence de Dieu. O
,, Théologiens ! vous ne vous en-.
,, tendez jamais quand vous par
,, lez de Dieu ! •
Je vous demande pardon, Mon
ſieur l'Athée , les Théologiens
s'entendent à merveille quand ils
parlent de Dieu, & c'eſt vous qui
ne les entendez pas , ou qui fei
gnez de ne pas les entendre. Ils di
ſent donc que Dieu eſt par-tout,
qu'il eſt en nous, qu'il agit avec
nous, & qui plus eſt, que nous ne
pouvons agir ſans ſon ſecours ou
concomitant ou même prévenant,
& néanmoins ils nient fortement
& en s'entendant très-bien, que
Dieu ſe trompe avec nous, ou qu'il
s'offenſe lui-même avec nous, lorſ
que nous avons le malheur de nous
égarer & de l'offenſer. La raiſon
qu'ils en donnent, eſt que Dieu
concourt immédiatement , il eſt
88 L'Anti-Bon-Sens.
vrai , à toutes nos actions, dans
l'ordre phyſique, & même dans
l'ordre moral , quand elles ſont
bonnes; mais nullement dans l'or
dre moral , quand elles ſont mau
vaiſes ; d'où vient qu'il n'eſt pas
l'Auteur du mal moral ou du pé
ché , de la malice.
S. 46.
,, Pour être ce que nous nom
2» mons intelligent, il faut avoir
93 des idées, des penſées, des vo
25 lontés : pour avoir des idées,
2) des penſées, des volontés, il
97 faut avoir des organes ; pour
»? avoir des organes, il faut avoir
25 un corps; pour agirſurdes corps,
97 il faut avoir un corps; pour
97 éprouver le déſordre , il faut
22 être capable de ſouffrir. D'où
55 il ſuit évidemment qu'un pur
95 eſprit ne peut être intelligent,
27 & ne peut être affecté de ce qui
95 ſe paſſe dans l'Univers.
L'Anti-Bon-Sens. 89
Pour être ce que nous nommons
intelligent, il faut avoir des idées,
des penſées, des volontés. Cela eſt
vrai. Pour avoir des idées, des pen
ſées, des volontés, il faut avoir des
organes. Cela eſt abſolument faux.
Les purs eſprits n'ont pas beſoin
d'organes pour avoir des idées,
des penſées, des volontés. L'ame
de l'homme ſéparée de ſon corps
n'en aura pas beſoin , & elle n'en
a pas même beſoin dès à préſent,
quand il s'agit de contempler des
objets purement ſpirituels, comme
Dieu, le vrai, le juſte, le beau
idéal , &c. -

Il n'eſt pas moins faux que pou


agir ſur un corps, il faille avoir un
corps. Il n'y a que les purs Ma
|! térialiſtes qui le prétendent, parce
que les ſens font toute leur philo
ſophie , & qu'ils ne connoiſſent
oint d'autre être que la matiere.
† pour tous ceux qui ne ſont
point atteints de cette maladie épi
9o L'Anti-Bon-Sens.
démique, ils ſont très-perſuadés
qu'il n'eſt pas néceſſaire d'avoir un
corps pour agir ſur un corps. Ils
croient au contraire, & tiennent
pour indubitable, qu'un corps ne
peut agir ſur un autre corps, à
moins qu'il ne ſoit mû par un eſ
, prit qui lui donne le mouvement
ſans le recevoir. Ils ſont convain
cus que Dieu l'Eſprit incréé agit
ſur les corps qu'il a tirés du néant
par ſa toute puiſſance, & que l'ame
humaine qui eſt un eſprit créé,
agit ſur le corps auquel Dieu l'a
unie ; & c'eſt cette union admi
rable de l'eſprit & de la matiere
qui forme l'une des preuves les
plus frappantes de la ſageſſe & de
la puiſſance de Dieu, qui ſeul a pu
l'opérer en briſant les barrieres qui
s'oppoſoient à l'union ſi intime de
deux ſubſtances auſſi éloignées
l'une de l'autre, que le ſont l'eſ
prit & le corps.
Enfin tous les vrais ſages ne ſont
L'Anti-Bon-Sens. 91
pas moins convaincus qu'un pur
eſprit eſt intelligent par ſa nature
même ; qu'il répugne qu'il ne le
ſoit pas, & que ſans être capable
de ſouffrir, il peut s'affecter de ce
qui ſe paſſe dans l'Univers ſoit en
bien, ſoit en mal ; c'eſt-à-dire,
qu'il peut connoître l'un & l'au
tre ; le bien pour s'en réjouir, le
mal pour le condamner par l'amour
de l'ordre, & ſans aucune ſenſation
de ſouffrance qui ſoit incompati
ble avec la félicité complette des
Eſprits bienheureux.
» L'intelligence divine, les idées
» divines, les vues divines n'ont,
» dites-vous, rien de commun avec
º
2, celles des hommes. |

|! Nous le diſons ! Dites plutôt,


# Monſieur, que vous me le faites
: dire bien malgré nous, puiſque
nous ſoutenons préciſément tout '.

le contraire comme une vérité


démontrée. Oui , nous ſoutenons
qu'il y a quelque choſe de com

#
92 L'Anti-Bon-Sens.
mun, de reſſemblant & d'analo
gue entre l'intelligence, les idées,
les vues divines & celles des hom
mes ; que cette reſſemblance &
cette analogie ſont fondées ſur la
nature de l'ame humaine, qui eſt
eſprit comme Dieu eſt eſprit ,
quoique non auſſi parfait eſprit
que lui; qu'en vertu de la ſpiritua
lité qui lui eſt commune avec Dieu,
l'ame des hommes a auſſi une in
telligence, & une infinité d'idées,
de vues, de penſées, de deſirs,
d'affections , de ſentimens, qui
ont beaucoup de reſſemblance &
de conformité avec l'intelligence,
les vues, les idées, les penſées
divines, &c. , qu'il y a néanmoins
cette différence entr'elles que l'in
telligence & les penſées de Dieu
ſont infinies, & par conſéquent
infiniment élevées au deſſus de
l'intelligence & des penſées des
hommes, à raiſon du degré, puiſ
que l'intelligence divine eſt ſans
L'Anti-Bon-Sens. 93
bornes , au lieu que celle de
l'homme eſt très - bornée ; mais
toujours ſans préjudice de la reſ
ſemblance réelle de l'une & de
l'autre, à raiſon de leur nature ſpi
rituelle & de l'ordre de la ſpiri
tualité ; deux choſes qui-leur ſont
néceſſairement communes. C'eſt
donc avec raiſon que nous admi
rons les vues infinies de la ſageſſe
divine , dont nous avons des idées
très-réelles, & plus ou moins diſ
tinctes, ainſi que de ſes autres
attributs, toutes les fois que nous
venons à nous conſidérer nous
mêmes, ou le plan & la marche
conſtante de l'Univers. |

S. 47.
97 Toutes ces qualités qqu'on
», donne à Dieu , ne peuvent au
25 cunement convenir à un Etre
7) qui par ſon eſſence même eſt
•) ) privé de toute analogie avec

4
94 L'Anti-Bon-Sens.
,, les êtres de l'eſpece humaine.,,
Cent & mille fois on a démontré
· qu'il eſt une analogie , des rap
ports, des proportions néceſſaires
entre Dieu & les êtres de l'eſpece
humaine, qui n'ont été créés intel
ligens que pour connoître leur Au
teur & ſe porter vers lui comme
vers l'unique ſource de leur bon
heur permanent , puiſqu'il eſt le
ſeul bien par eſſence , dont tout
dérive, & auquel tout doit ſe rap
porter. C'eſt dans cette rélation,
cette union avec la Divinité que
conſiſte tout le bonheur des créa
tures intelligentes, dont le propre
eſt de deſirer une félicité .com
plette & à jamais durable ; félicité
pour laquelle ſeule elles ſentent
bien qu'elles ſont faites, qui eſt
tout-à-fait dans l'ordre de leur
être, qui convient à la dignité de
leur nature, & ſe trouve avoir les
plus juſtes proportions avec les fa
cultés qu'elles ont reçues de la mu
# nificence
L'Anti-Bon-Sens. 95
nificence du Créateur; ces facultés
ſi excellentes & ſi nobles , mais
toujours inquietes & agitées, juſ
qu'à ce qu'elles ſe repoſent dans le
principe dont elles dérivent : Irre
quietum eſt cornoſtrum, donec re
quieſcat in te. (S. Auguſtin.)
$. 48.
,, La réflexion la plus légere ne
27 devroit-elle pas ſuffire pour nous
27 prouver que Dieu ne peut avoir
22 aucune des qualités des vertus
97 ou des perfections humaines ?
99 Nos vertus & nos perfections
97 ſont des ſuites de notre tempé
") ) rament modifié. Dieu a-t-il donc
79 un tempérament comme nous ?
90 Nos bonnes qualités ſont des
·)? diſpoſitions relatives aux êtres
5 ) avec qui nous vivons en ſociété.
9 ) Dieu, ſelon vous, eſt un Etre
7) iſolé... Convenez donc d'après
0) vos principes même, que Dieu
(:
96 L'Anti-Bon-Sens.
,, ne peut avoir ce que nous ap
,, pellons des vertus, & que les
,, hommes ne peuvent être ver
,, tueux à ſon égard.
Non, nous ne conviendrons pas
que ce ſoient là nos principes, &
nous n'aurons garde d'avouer les
| conſéquences qu'il plaît à l'Auteur
d'en tirer. Nous avons donc pour
principe que nos vertus & nos per
fections ſont de bonnes habitudes,
ou de bonnes qualités de l'ame,
qui la portent à faire le bien moral,
à obſerver la loi, à ſuivre la raiſon ;
d'où il ſuit que les vertus ne ſont pas
des modifications du tempérament,
c'eſt-à-dire, de la complexion na
turelle, ou de la conſtitution pure
rement phyſique & corporelle de
l'homme, mais des diſpoſitions ou
modifications ſoit infuſes, ſoit ac
quiſes de l'ame , cette ſubſtance
ſpirituelle, intelligente, libre, im
morcelle. Nos vertus ne ſont donc
pas les ſuites de nos tempéramens
L'Anti-Bon-Sens.
modifiés ; ce ſont des habitudes,
ou des actes & des modifications
libres de notre ame , qui com
mande avec empire, quand elle le
veut, au tempérament, à l'imagi
nation, aux paſſions, aux ſens, qui
ne ſont que ſes organes &°ſes ſim
ples miniſtres. L'exercice continuel
du ſage n'eſt-il donc pas de ſacri
fier aux charmes réels de la vertu
le preſtige des ſens, les illuſions de
l'imagination, la fougue des paſ
ſions, toute la violence du tempé
rament? Dieu n'a donc pas beſoin
d'avoir un tempérament comme
nous pour avoir nos vertus, puiſ
qu'elles ne ſont pas du reſſort de la
nature de notre tempérament; il
les a donc ces vertus, mais dans un
éminent degré, qui ſurpaſſe infi
niment celui dans lequel nous les
avons nous-mêmes; il les a toutes
pures & ſans le moindre alliage,
ſans aucun mêlange
tIOIlS.
§
I ij
98 L'Anti-Bon-Sens.
Un autre principe, c'eſt que nos
bonnes qualités ne ſont pas ſeule
ment des diſpoſitions relatives aux
êtres avec qui nous vivons en ſo
ciété; elles ſe rapportent à tous les
êtres ſpirituels, à commencer par
la Divinité elle-même, en compa
raiſon deſquels, tous les êtres avec
qui nous vivons, forment à peine
un point. Pour compter toutes les
relations que nous pouvons avoir,
il faudroit donc pouvoir nombrer
tous les objets inviſibles & pure
ment ſpirituels qui peuvent affec
ter notre ame ; & les objets ſont
infinis, Dieu & tous ſes attributs,
toutes ſes opérations, tous les êtres
abſtraits ou moraux , l'ordre , la
vérité, &c. Il eſt donc faux de dire
que nos bonnes qualités ne ſont
que des diſpoſitions relatives aux
êtres avec qui nous vivons en ſo
ciété, puiſqu'elles ſe rapportent à
une infinité d'autres objets ; & il
n'eſt pas moins faux que nous ne
L'Anti-Bon-Sens. 99
puiſſions être vertueux à l'égard de
Dieu. N'eut-il créé qu'un ſeul
homme, cet unique mortel ſi fort
iſolé , n'en ſeroit pas moins tenu
de ſe tourner vers ſon Créateur par
de vifs ſentimens d'adoration, de
reconnoiſſance, d'amour, d'obéiſ
ſance, parce que ces devoirs ſont
inhérens à l'eſſence même des cho
ſes & intrinſéquement fondés ſur
les rapports immuables qui ſe trou
vent entre un être intelligent créé
& l'être incréé dont il dérive.
La plus légere réflexion ſuffit
donc pour ſe convaincre que Dieu
peut poſſéder éminemment des
vertus qui aient des traits de reſ
ſemblance avec les vertus humai
nes; que ces vertus humaines ne
ſont pas les ſuites de notre tempé
rament modifié, ni des diſpoſitions
purement relatives aux êtres avec
· qui nous vivons en ſociété, & que
nous ne pouvons nous diſpenſer
d'être vertueux envers Dieu, parce
I iij ,

4
1oo L'Anti-Bon-Sens.
que nous portons gravé ſur le front
le ſceau de nos devoirs à ſon égard,
& qu'ils ſont entés ſur nos rapports
intimes avec lui.

$ 49. |

,, On tâche de prouver ici que


97 dans la formation de l'Univers
77 Dieu ne s'eſt pas propoſé pour
27 objet & pour fin l'eſpece hu
92 maine : 1°. parce que l'homme
95 ſera toujours dans l'impoſſibilité
27 la plus complette de connoître
» ſon Dieu, & dans l'ignorance la
97 plus invincible de ſon eſſence
97 divine : 2°. parce qu'un être qui
95 n'a point d'égaux, ne peut être
92 ſuſceptible de gloire ; la gloire
77 ne pouvant réſulter que de la
97 comparaiſon de ſa propre excel
, 97 lence avec celle des autres : 3°.
97 parce que Dieu ſe ſuffiſant à
27 lui - même, n'a pas beſoin des
hommages de ſes foibles créatu
L'Anti-Bon-Sens. IoI
(t
,, res : 4°. parce que Dieu nonobſ
,, tant tous ſes travaux, n'eſt point
,, glorifié, mais plutôt offenſé &
,, déshonoré.,, -

Dans la formation de l'Univers,


Dieu s'eſt propoſé l'eſpece humaine
comme ſon chef-d'œuvre & la fin
prochaine de tous ſes autres ouvra
ges, qui tous ſe rapportent à l'hom
me, & que l'homme eſt obligé lui
même de rapporter à Dieu avec
toutes ſes facultés comme au pre
mier principe & à la derniere fin
de toutes choſes. Les difficultés
qu'on oppoſe à une vérité ſi in
conteſtable, ſont la foibleſſe mê
me. Oui , l'homme ſera toujours
dans l'impoſſibilité la plus com
plette de connoître complettement
ſon Dieu, & dans l'ignorance la
plus invincible de ſon eſſence di
vine intime, telle qu'elle eſt en
ſoi , & cela n'eſt pas propre à la
Divinité excluſivement ; nous ne
connoiſſons l'intime eſſence de
I iv
1o2 L'Anti-Bon-Sens.
quoi que ce ſoit au monde; & no
tre ignorance à cet égard n'empê
che nullement que nous ne con
noiſſions beaucoup de choſes par
leurs propriétés; & prétendre que
nous ne connoiſſons rien du tout,
parce que nous ne connoiſſons
rien parfaitement, & que nous ne
voyons pas l'eſſence intime des
choſes, c'eſt introduire un pyrrho
niſme univerſel, qui révolte la rai
ſon en contrariant les lumieres na
turelles & tous les principes, tou
tes les vérités de ſentiment que
l'eſprit apperçoit avec tant d'évi
dence, qu'il n'en peut rendre d'au
tre raiſon que la connoiſſance ſim
ple, mais vive & lumineuſe qu'il
en a & qui la pénetre tout entier.
· L'homme connoît donc aſſez Dieu
& ſes attributs divins pour ſavoir
qu'il tient tout de lui, & qu'il doit
tout lui renvoyer comme à la plé
nitude de l'Etre ; & cette connoiſ
ſance par conſéquent qui ne con
L'Anti-Bon-Sens. 1o3
vient qu'à l'eſpece humaine, a été
l'objet & la fin de ſa création dans
le plan du Créateur. N'importe
que parce que il ſe ſuffit à lui
même, il ne ſoit pas ſuſceptible
de cette eſpece de gloire qui ſup
poſe des égaux ; la gloire qu'il a
eue en vue en formant l'eſpece hu
maine, a été de la rendre heureuſe,
mais en l'obligeant de travailler li
brement à ſon propre bonheur, &
de rendre à l'Auteur de ſon être,
cette ſorte de gloire qu'on nomme
accidentelle, & qui conſiſte dans
l'adoration, la louange, l'amour,
l'obéiſſance envers la Divinité.
L'intelligence & la liberté ſont in
ſéparables l'une de l'autre dans l'é
tat préſent des choſes; le pouvoir
de faire ſans contrainte ſon bon
heur, ou ſon malheur, en choiſiſ
ſant à ſon gré le bien ou le mal eſt
de l'eſſence de l'Etre intellectuel
& raiſonnable ; c'eſt l'emploi de ſa
raiſon : ôtez-lui cette liberté, vous
1o4 L'Anti-Bon-Sens. -

en ferez un aveugle automate, in


capable de lier aucun commerce
avec la Divinité & peu digne de
· ſes regards.
Dieu cependant, dites - vous,
nonobſtant tous ſes travaux , n'eſt
point glorifié, mais plutôt offenſé
& déshonoré. Cela eſt vrai de la
plupart des hommes. Mais s'enſuit
il de là que Dieu ne ſoit pas glorifié
par un très-grand nombre d'hom
mes, ou qu'il n'ait pas dû former
des créatures intelligentes & libres,
& par cela même capables de l'of
fenſer, ou enfin qu'en les faiſant
telles, il a dû empêcher infaillible
ment l'abus qu'elles pouvoient faire
de leur liberté ? C'eſt ce qui ſera
toujours impoſſible de prouver ,
puiſqu'on ſera toujours dans l'im
poſſibilité de connoître parfaite
ment Dieu & toute l'étendue de
ſon pouvoir, l'infinité de ſon eſ
ſence, les droits & les rapports de
tous ſes attributs ; connoiſſance qui
*.
L'Anti-Bon-Sens. - 1o5
ſeroit néanmoins néceſſaire, pour
pouvoir décider avec préciſion de
ce qu'il peut ou ne peut pas, mal
gré ſa toute puiſſance.
$. 5o.
,, Si Dieu eſt infini, 'il eſt en
9) core moins fait pour l'homme,
77 que l'homme pour les fourmis.
25 Les fourmis d'un jardin raiſon
97 neroient-elles pertinemment ſur
95 le compte du jardinier, ſi elles
97 s'aviſoient de s'occuper de ſes
75 intentions, de ſes deſirs, de ſes
25 projets ? Auroient-elles rencon
27 tré juſte, ſi elles prétendoient
92 que le parc de Verſailles n'a été
97 planté que pour elles , & que la
9 ) bonté d'un Monarque faſtueux
| 22 n'a eu pour objet que de les lo
25 #er ſuperbement? Mais, ſuivant
2? la Théologie, l'homme eſt par
97 · rapport à Dieu bien au deſſous
27 de ce que l'inſecte le plus vil eſt
'1o6 L'Anti-Bon-Sens.
,, par rapport à l'homme; ainſi de
,, l'aveu de la Théologie même,
,, la Théologie, qui ne fait que
s'occuper des attributs & des
vues de la Divinité, eſt la plus
,, complette des folies.
Le ſeul aveu que puiſſe faire la
Théologie eſt celui de l'inſigne
mauvaiſe foi qui regne dans tout
ce paragraphe , & en particulier
dans l'abſurde & ridicule aveu
qu'on ſuppoſe qu'elle fait contre
elle-même. La comparaiſon de la
fourmi par rapport au jardinier &
de l'homme par rapport à Dieu,
n'eſt point du tout juſte. Pour
qu'elle le fut , il faudroit que la
fourmi eut une ame raiſonnable,
& qu'inſtruite par le jardinier mê
me de ſes intentions , de ſes defirs,
de ſes projets, des vues particulie
res qu'il a ſur elle, & du bonheur
inamiſſible qu'il lui deſtine, à cer
taines conditions, elle fut encore
obligée par l'exprès commande

1
L'Anti-Bon-Sens. Io7
ment de ſon ſouverain maître,
de s'occuper des vues & des deſ
ſeins qu'il a ſur elle, de mériter
ſes bontés, de travailler infatiga
blement à ſe rendre digne de ſes
hautes deſtinées , & du bonheur
incomparable qu'on lui prépare,
aux conditions marquées ; bonheur |

qui conſiſteroit dans l'union la plus


étroite avec le jardinier, qu'il fau
droit encore ſuppoſer contenir
dans ſon ſein la ſource & la pléni
· tude de tous les biens propres à ,
raſſaſſier pleinement une ame rai
ſonnable , dont les deſirs n'ont
point de bornes , & qui s'élance
dans l'infini.
Au † de ce ſupplément,
nous ne ſerons pas éloignés d'ad
mettre le parallele, & nous dirons
que Dieu quoiqu'infini n'eſt pas
moins fait pour l'homme , que
l'homme pour la fourmi , parce
que l'homme en tant que raiſon
nable eſt deſtiné à connoître, à
4"
Io8 L'Anti-Bon-Sens.
aimer & à poſſéder Dieu durant
toute l'éternité, comme ſon pre
mier principe & ſa derniere fin, ,
quoique d'ailleurs ce même homme
en tant que créature très-bornée,
ſoit moins vis-à-vis de Dieu l'être
immenſe , infini, que le plus vil
inſecte n'eſt vis-à-vis de l'homme.
C'eſt ce que nous apprend la Théo
logie ſagement occupée de Dieu
& de ſes attributs, de ſes vues, de
ſes deſſeins ſur l'homme dans la
remiere & la ſeconde création ,
j'entens la rédemption. Oui, inſ
pirée de la Divinité même dont
· elle reçoit immédiatement les ora
cles pour nous les communiquer,
la Théologie nous enſeigne avec
une profonde ſageſſe tout ce qu'il
eſt donné aux intelligences créées
de ſavoir ſur l'excellence de la na
ture de la Divinité, l'éminence &
la cohéſion de ſes attributs, la mul
titude & la bonté de ſes ouvrages,
'étendue & la profondeur de ſes
L'Anti-Bon-Sens. . 1o9
vues ſur les hommes dans l'ordre
de leur ſalut & de leurs éternelles
deſtinées. La Théologie nous ap
prend avec une infaillible certitu
de, que l'homme tout vil qu'il eſt
par ſa nature, devient par la grace
de ſon Créateur & de ſon Ré
dempteur, le Fils adoptif de Dieu
& qu'en vertu d'une filiation ſi au
guſte, qui l'aſſimile en quelque
ſorte à la Divinité même, il a, droit
de lier un ſaint commerce avec
elle , & d'aſpirer au bonheur ſu
prême qui ne ſe trouve que dans
ſon ſein. C'eſt ainſi que toutes les ,
vérités théologiques s'accôrdent
admirablement, & qu'il faut les
calomnier pour les trouver diſcor
dantes. .
$. 5I.
,, On prétend qu'en formant
,, l'Univers Dieu n'a eu d'autre
,, but que de rendre l'homme
,, heureux. Mais dans un monde
11o L'Anti-Bon-Sens.
,, fait exprès pour lui , & gou
,, verné par un Dieu tout-puiſ
,, ſant, l'homme eſt-il en effet
,, bienheureux ?
Oui, enformantl'Univers, Dieu
a voulu rendre l'homme heureux,
mais à certaines conditions & à cer
tains égards, qui tranchent toutes
les difficultés que fait naître l'état
miſérable où nous le voyons ré
duit ſur la terre.
Il ne pouvoit être heureux qu'en
obéiſſant à ſon Créateur par l'exacte
obſervance des loix qu'il trouveroit
bon de lui impoſer ; condition aſ
ſortie à la nature d'une créature in
telligente & libre. En obſervant
fidellement les Loix de ſon Créa
teur , l'homme ne pouvoit point
encore eſpérer de bonheur parfait
en ce monde, parce qu'un tel bon
heur ne peut ſe trouver que dans la
claire viſion de Dieu , qui n'eſt
point de ce monde. Au lieu d'obéir
à la Loi ſi facile à l'obſervance de
· · , laquelle
L'Anti-Bon-Sens. 11r
laquelle il avoit plu à Dieu d'atta
cher ſon bonheur & préſent & fu
tur, le premier homme ne craignit
pas de la violer, en enveloppant
dans ſa tranſgreſſion tous ſes deſ
: cendans , qui ne font qu'un tout
avec lui , comme des hmembres
unis à leur chef. Telle eſt la vérita
ble ſource des maux que l'homme :
même vertueux éprouve en ce
monde, & dont il ne ſera entiére
ment délivré que par la poſſeſſion du
bien ſuprême ſeul capable de le
rendre pleinement heureux. Voilà
la clef des étonnans contraſtes que
l'homme éprouve en lui-même ,
ainſi que le menu du monde phy
ſique & moral dans l'état mi-parti
d'ordre & de déſordre, où nous le
voyons aujourd'hui. Placé ici-bas
entre le bien pour lequel il fut
créé, & le mal qu'il s'attira par ſa
ſeule faute contre l'intention du
Créateur , l'homme éprouve de
l'un & de l'autre, juſqu'à ce qu'il
I I 2, L'Anti-Bon-Sens.
ait mérité de s'aller repoſer dans le
ſein de Dieu, le centre de tous les
biens, par le bon uſage qu'il aura
fait de ſes dons, durant le court
eſpace de la vie, qu'il lui accorde
pour les faire profiter.
$. 52.
» On appelle providence le ſoin
9)
généreux que la Divinité fait
32
paroître en pourvoyant aux be
92 ſoins, & en veillant au bonheur
32 de ſes créatures chéries. Mais
22
dès qu'on ouvre les yeux, on
32
voit que Dieu ne pourvoit à
32
rien... Contre une très-petite
92 quantité d'hommes, que l'on
- 22
ſuppoſe heureux, quelle foule
32 immenſe d'infortunés gémiſſent
22
ſous l'oppreſſion & languiſſent
22 dans la miſere. ... Comment
22
prendre confiance en une pro
32
vidence maligne qui ſe rit, qui
ſe joue du genre humain ? ...
L'Anti-Bon-Sens. 1 13
» En ſuppoſant que les biens dont
· » cette providence nous fait jouir
» ſont comme cent, & que les
» maux ſont comme dix , n'en
» réſultera-t-il pas toujours que
» contre cent degrés de bonté,
» la providence poſſede un dixie
» me de malignité; ce qui eſt in
» compatible avec la perfection
» qu'on lui ſuppoſe ?
L'irréligion déguiſe tout, déna
ture tout, empoiſonne tout , &
ce n'eſt qu'à la faveur d'un ſi lâ
che expédient, qu'elle peut ſe flat
ter de répandre des nuages ſur les
tendres § de la providence :
peignons là ſous ſes véritables cou
leurs. La providence eſt l'action
même par laquelle Dieu conſerve,
régit & conduit toutes les créatu
res à leurs fins particulieres & à la
fin générale de l'Univers avec au
tant de ſageſſe que de puiſſance,
de juſtice que de bonté, de force
que de douceur & de ſuavité, ſe
K ij
114 L'Anti-Bon-Sens.
lon l'ordre marqué dans ſes éter
nels décrets. Rien ne peut échap
peràſa prévoyance, ni ſe ſouſtraire
à ſon empire ; elle préſide à tous
les événemens ; elle en regle le
ſuccès , elle entre dans les moin
dres détails , en abaiſſant ſes re
gards juſques ſur les plus vils in
ſectes. A

Mais, dit-on , comment accor


der ce tableau avec les défauts vi
fibles des choſes humaines , ſoit
dans l'ordre phyſique & naturel,
ſoit dans l'ordre moral , tant de
taches & d'irrégularités qui dépa
rent la belle nature , cette foule
prodigieuſe d'infortunés, cette bi
zarre diſtribution d'adverſités & de
proſpérités qui tombent indiffé
remment tantôt ſur les bons, tan
tôt ſur les méchans, & enfin tous
les maux qui nous accablent plus
ou moins , & nous conduiſent tôt
· ou tard au tombeau ? Tout cela ne
décele-t-il'pas une Divinité capri
L'Anti-Bon-Sens. I 15
cieuſe , fantaſque, maligne, &
conſéquemment nulle ? -

C'eſt ainſi que l'on argumente .


lorſqu'on ſe borne aux apparen- .
ces, & que l'on n'enviſage qu'une
partie du ſpectacle de la nature,
avec les yeux d'un for orgueil.
Mais quand on vient à contempler
tout l'enſemble, au flambeau d'une
ſaine raiſon qui nous mene droit
à la foi, ah! que le preſtige tombe
bien vîte, & avec quels tranſports
n'admire-t-on pas l'harmonie conſ
tante & l'ordre réel qui regnent
dans le déſordre apparent qu'offre
à des yeux moins attentifs la ſcene
ſi variée de l'Univers. Oui toutes
les choſes naturelles qui nous y
ſemblent déplacées , inutiles ou
pernicieuſes, ont leurs convenan
ces & leurs utilités, ſoit que nous
les connoiſſions, comme il nous
arrive ſouvent lorſque nous réflé
chiſſons, ſoit que nous ne les con
noiſſions pas à cauſe des bornes ſi
K iij
I 16 L'Anti-Bon-Sens.
étroites de nos eſprits. La bonté
de Dieu ne conſiſte point à bannir
du monde tous les maux, ni à ren
dre tous les hommes conſtamment
heureux dès cette vie; elle confiſte
à tirer le bien du mal même qu'il
ſouffre pbur un tems; à défendre
le crime, & à faire un précepte
de la vertu, en donnant les moyens
d'éviter l'un & de pratiquer l'au
tre, à récompenſer ou à purifier
& à exercer les innocens, quand
& de la maniere qu'il convient à
ſa gloire & à leur ſalut, ſelon la
profondeur & la ſageſſe de ſes con
ſeils. Parce que l'homme eſt libre,
il fait trop ſouvent le mal que Dieu
lui défend, & parce que Dieu eſt
bon, il ne punit pas toujours l'hom
me pécheur en ce monde, il le ré
ſerve à ſa juſtice en l'autre, & .
l'invite cependant à la pénitence,
en lui offrant ſon pardon. Maître
ſuprême de l'Univers, il trouve
dans la ſouveraineté même de ſon
I'Anti-Bon-Sens. 117
empire les raiſons qui juſtifient ſa
conduite que nous oſons regarder
comme injuſte, & qui l'autori
ſent à faire très-juſtement une in
finité de choſes que les Loix de
l'équité nous défendent par rap
port à nos ſemblables. Dieu n'eſt
donc pas moins juſte que bon,
#ſ# ſage & puiſſant envers ſes créa
tures & dans le gouvernement de
l'Univers. C'eſt dans l'exercice &
l'accord merveilleux de ces attri
buts que brille ſa providence ; &
voilà ce qui écarte de ſa conduite
dans le gouvernement de l'Uni
vers juſqu'à l'ombre ſeule de la
fantaiſie ou de la malignité. Tout
dans ſes deſſeins concourt au bien
général, & forme entre ſes mains
comme une chaîne immenſe, dont
tous les anneaux ſe tiennent les
n(º uns aux autres par des nœuds vi
# ſibles ou inviſibles , d'où réſulte
)Uº l'harmonie du monde la plus par
, ſº , faite.
K iv
| 118 L'Anti-Bon-Sens.

$. 53.
» Si c'eſt elle (la providence )
» qui gouverne le monde, nous
» la trouvons autant occupée à
» détruire qu'à former, à exter
» miner qu'à produire. Eſt - ce
» donc là ce qu'on appelle con
» ſerver l'Univers ?
Oui, c'eſt vraiment là conſerver
' 1'Univers, puiſqu'il ſe conſerve &
qu'il ſubſiſte au milieu, & par le
moyen même de ces productions
& de ces deſtructions continuelles.
Eh ! que ſeroit-ce ſi tous les êtres
vivans qui ont exiſté depuis la créa
tion du monde, ſe § conſer
vés juſqu'aujourd'hui , ſans qu'il
en fut mort un ſeul ? N'auroit-iI
pas fallu créer pluſieurs autres
mondes pour les renfermer & les
entretenir ?
» Les.Hottentots en cela bien
» plus ſages que d'autres Nations
L'Anti-Bon-Sens, 119 /

$2
qui les traitent de barbares, re
22
fuſent, dit-on , d'adorer Dieu,
35
parce que s'il fait ſouvent du
22
bien, il fait ſouvent du mal.
22
Ce raiſonnement n'eſt - il pas
92
plus juſte que celui de tant
22
d'hommes qui s'obſtinent à ne
35
voir dans leur Dieu que bonté,
22
que ſageſſe, que prévoyance ;
22
& qui refuſent de voir que les
25)
maux ſans nombre , dont ce
22
monde eſt le théatre , doivent
22 .
partir de la même main qu'ils
22
baiſent avec tranſport.
Non; ce raiſonnement qu'on at
tribue aux Hottentots n'a nulle
juſteſſe.Dans l'hypotheſe que Dieu
fait ſouvent du bien & ſouvent du
mal , il mérite des ſentimens de
reconnoiſſance & d'adoration tou
tes les fois qu'il fait du bien, ſauf
à s'en diſpenſer quand il fait du
mal. Mais ce que nous appellôns
mal, parce qu'il nous ſemble tel ,
l'eſt-il véritablement en ſoi? Non,
I2O L'Anti-Bon-Sens.
parce que ce qui ſemble mal à ne
l'enviſager relativement à quelques
hommes en particulier, eſt vrai
ment bon par rapport au monde
entier. Non encore par la raiſon
que ce que les particuliers regar
dent comme un mal , eſt très-ſou
vent un vrai bien même pour eux.
La pauvreté , par exemple , que
l'on regarde communément com
me un grand mal, eſt dans la vé
rité un grand bien, parce qu'elle
coupe la racine à un grand nom
bre de vices en donnant lieu à un
areil nombre de vertus , tandis
que l'abondance enfante une infi
nité de crimes. Quand eſt-ce que
Rome & Lacédémone ſe corrom
pirent entiérement, en perdant
avec la rigidité de leurs mœurs
antiques toute leur ſplendeur ,
toute leur conſidération , toute
leur puiſſance ? Ne fut-ce pas lorſ
qu'en ceſſant d'honorer & de cul
tiver la pauvreté , elles introduiſi
L'Anti-Bon-Sens. 121
rent les richeſſes dans leur ſein,
& avec les richeſſes le luxe, le
faſte, le plaiſir, la volupté, la li
cence, & tous les vices enfin, qui
en ſont comme inſéparables ? Di
ſons-le donc ſans craindre de nous
tromper, ſi la providence banniſ
ſant du monde tous les maux phy
# ſiques n'y eut laiſſé que des biens
de la même nature, elle n'eut fait
du monde entier qu'une immenſe
cloaque d'immondices & de cor
ruptions. Elle a donc fait ſupé
rieurement éclater ſa ſageſſe, ſa
prévoyance, ſa bonté même en
mêlant le bien au mal, & ce n'eſt
pas ſans raiſon que nous baiſons
avec tranſport la main ſage & pleine
de tendreſſe à laquelle nous devons
un alliage ſi ſalutaire & fi aſſorti
à nos beſoins.

S. , 54.
de », La logique du Bon-Sens nous
-
122 L'Anti-Bon-Sens.
29 apprend que l'on ne peut & ne
27 doit juger d'une cauſe que par
22 ſes effets. Une cauſe ne peut

,, être réputée conſtamment bon


,, ne , que quand elle produit
,, conſtamment des effets bons,
,, utiles + agréables. Une cauſe qui
,, produit & du bien & du mal,
,, eſt une cauſe tantôt bonne &
,, tantôt mauvaiſe.
Ce raiſonnement ſeroit juſte ſi
les maux dont il s'agit étoient des
maux réels abſolument, générale
ment parlant, & ſi en les ſuppo
ſant tels, la cauſe qui les produit,
ne pouvoit pas le faire, ſans ceſ
ſer d'être bonne. Or , ces deux
conditions lui manquent entiére
ment; la premiere , parce que les
maux phyſiques relativement à l'in
térêt particulier, ne ſont pas tels
par rapport à l'intérêt général de
' l'Univers; la ſeconde, parce qu'en
ſuppoſant que tous les maux phy
ſiques contiennent un vice radical,
L'Anti-Bon-Sens. , 123
qui les corrompt dans l'ordre na
turel, en les rendant fâcheux &
déſagréables, une bonne cauſe peut
les produire ſans déroger à ſa bon-,
té, en les rapportant à un ordre
de beaucoup ſupérieur à celui de
la nature , à l'ordre moral & ſur
naturel; rapport qui fait que les
maux phyſiques quelques doulou
reux & déſagréables qu'ils puiſſent
être en eux-mêmes, ſont vraiment
bons, utiles & ſalutaires ſous ce
regard. Et voilà préciſément la
conduite que Dieu garde envers
nous , quand il nous envoie des
maux phyſiques. Sommes - nous
coupables? il nous châtie pour nous
corriger. Sommes-nous innocens ?
il nous exerce pour nous récom
penſer; & ſoit qu'il nous puniſſe
ou qu'il nous exerce, il ne ceſſe
jamais d'être pere & le meilleur,
Ie plus tendre des peres à notre
· égard, puiſque ſa conduite envers
nous, ne tend qu'à nous procurer
A
124 L'Anti-Bon-Sens.
un éternel bonheur , après nous
avoir corrigés ou purifiés. Que pen
ſeroit- on d'un grand Monarque
qui , dans la crainte de paſſer pour
méchant dans l'eſprit de ſes ſujets,
verſeroit continuellement les gra
ces à pleines mains ſur les voleurs,
les aſſaſſins, les rebelles, les ſé
ditieux, les ſcélérats en tout genre
de ſon empire ? Tel devroit être,
· aux yeux de notre Auteur, le Roi
de l'Univers , & c'eſt ce que lui
· enſeigne la ſûre logique de ſon
Bon-Sens.

$. 55.
,, Vous prétendez que Dieu eſt
,, immuable ! Mais qu'eſt-ce qui
,, produit une inſtabilité conti
,, nuelle dans ce monde dont vous
,, faites ſon empire ?
, Ce qui produit l'inſtabilité con
tinuelle que nous voyons dans le
monde, c'eſt l'inconſtance natu
L'Anti-Bon-Sens. 125
l$ relle des choſes humaines, qui ſont
toutes ſujettes au changement ;
le mais leurs viciſſitudes ne préjudi
Ut cient en rien à l'immutabilité de
$, Dieu. Un Général d'armée fait
faire aux troupes qu'il commande,
des marches, des contreamarches,
& diverſes autres évolutions qu'il
nſ a toutes combinées : l'armée chan
fº, ge, mais l'eſprit du Général de
RU meure immuable au milieu des
changemens de ſon armée qu'il a
# prévus & arrêtés.
» Vous me dites que ce ſont
» nos péchés qui le (Dieu) for
» cent à punir, je vous répondrai
» que Dieu, ſelon vous-mêmes,
» n'eſt donc point immuable, puiſ
§
» que les péchés des hommes le
ſt » forcent à changer de conduite à
'0# » leur égard.
La ripoſte n'eſt point juſte.
0f Quand Dieu punit le pécheur qu'il
favoriſoit avant ſon péché, il ne
iſl' change point pour cela , par la
126 L'Anti-Bon-Sens.
raiſon qu'il avoit réſolu de toute
éternité ces deux actes , ou plutôt
ces deux effets extérieurs , qui ne
ſuppoſent en Dieu qu'un même .
acte éternel.
» Un Etre qui tantôt s'irrite ,
» & tantôt s'appaiſe, peut-il être
» conſtamment le même ?
Non , mais ce paſſage d'un état
à l'autre, comme de la colore au
calme , ne convient nullement à
Dieu , parce qu'il ne s'irrite & ne
s'appaiſe jamais réellement. Les
locutions de l'Ecriture qui attri
buent à Dieu de s'irriter & de s'a
paiſer, ne ſont que des façons de
parler métaphoriques & figurées,
qui doivent s'entendre des effets
extérieurs , qui font juger aux
hommes qu'on s'irrite & qu'on
s'appaiſe, mais non pas d'un chan
gement réel en Dieu. Il ne change
donc pas réellement, ſoit qu'il s'ir
rite , & qu'il puniſſe, ſoit qu'il
s'appaiſe, qu'il flatte & qu'il ré
compenſe,
L'Anti-Bon-Sens. 127
compenſe, ou plutôt qu'il ſoit dit
qu'il s'irrite & qu'il s'appaiſe; ces
expreſſions néceſſaires à notre foi
2
bleſſe & à notre façon de conce
voir les choſes, ne portent que
ſur les effets extérieurs des attri
buts, & de l'action de Dieu, ſans
dénoter en lui l'ombre de chan
gement réel & intrinſeque : il eſt
donc toujours le même, toujours
conſtant , toujours immuable ,
quand il menace ou qu'il careſſe,
qu'il châtie , en exerçant ſa juſti
ce, ou qu'il pardonne en faiſant
éclater les richeſſes de ſa miſéri
corde, parce qu'il ne fait qu'exé
cuter la volonté éternelle qu'il a eu
de ſignaler ſa juſtice ou ſa bonté,
ſans aucune altération de ſon im
muable eſſence par des effets qui
nous paroiſſent différens, & qui
partent néanmoins d'une ſeule &
même cauſe très-ſimple.,, Le ſo
,, leil ne change pas, dit S. Au
,, guſtin, quand ſa lumiere eſt
- I,
I28 L'Anti-Bon-Sens.
27 agréable à ceux qui ont la force
77 de l'enviſager , & qu'elle eſt
| 22 inſupportable à ceux qui ont
2» les yeux foibles : ainſi, lorſque
22, vous êtes juſte & pénitent, Dieu
22 vous.paroît bon & miſéricor
» dieux , & lorſque vous êtes cou
» pable, il vous paroît irrité. (S.
97 · Auguſtin, ſur le Pſeaume 72.)
, Je vous vois, ô mon Dieu ,
, 79 dit encore le même Pere, je
| 22 vous vois plein d'amour, & vous
| 27, ne brûlez pas; en ſollicitude &
| 72 en zele, & vous ne ſortez pas
» de votre repos; en colere &
»» vous êtes tranquille ; vous vous
, repentez, & vous êtes †
25
' 22ſible à la douleur; vous an
, gèz vos ouvrages, & vous ne
52

- 23 changez pas de volonté : Amas


& non aſtuas ; pbenitet te & non
doles; iruſcaris, & tranquillus es ;
era mutas , & nbn mutas conſi
#ium. ( Lib. 1. Confefſ. cap. 4. )
Cela n'eſt pas fi difficile à com
L'Anti-Bon-Sens. 129
prendre , non ; l'on conçoit aiſé
ment que Dieu, ſans l'ombre de
paſſion, ſans aucun changement
ou altération de ſa part, nous ſem
ble s'irriter contre nous , ou nous
pardonner & nous traiter miſéri
icordieuſement , ſelon que nous
ſommes bons ou méchans, juſtes
ou pécheurs , quoique le change
ment qui intervient ici, ne ſoit
que du côté de nos diſpoſitions,
& des effets extérieurs qui en ſont
les fuites.

$. 56.
,, L'Univers n'eſt que ce qu'il
,, peut être... Dans un monde où
,, tout eſt néceſſaire , un Dieu qui
,, ne remédie à rien , qui laiſſe
,, aller les choſesd'après leur cours
,, néceſſaire , eſt - il donc autre
,, choſe que le deſtin ou la né
,, ceſſité perſonnifiée ? C'eſt un
,, Dieu ſourd qui ne peut rien
L ij
13o L'Anti-Bon-Sens.
,, changer à des Loix générales,
,, auxquelles il eſt ſoumis lui
,, même. -

On voit que l'Auteur ne rougit


pas d'étaler ici la folie puniſſable
du deſtin ou du fataliſme, qui,
ſous prétexte de l'invariabilité des
Loix générales ſelon leſquelles le
monde eſt gouverné, en bannit
la liberté, & fait de toutes les
créatures intelligentes ou non, au
tant d'automates paſſifs entre les
mains d'une néceſſité aveugle ,
qu'on oſe transformer en Dieu.
Délire monſtrueux & viſiblement
démenti par l'expérience de tous
les hommes, & par le ſentiment
auſſi continuel qu'intime & péné
trant qu'ils ont de leur liberté ,
ſans laquelle il n'y auroit pas la
moindre différence entre le meil
leur & le plus méchant de tous les
hommes, puiſqu'ils ſeroient tels
l'un & l'autre en vertu d'une iné
vitable néceſſité, & par la force
I'Anti-Bon-Sens. I3I
même de leurs principes conſtitu
tifs, qui donnent à l'un les déter
minations du bien , & à l'autre
celles du mal, ſans qu'ils puiſſent
s'en défendre.
Il n'eſt pas moins faux de dire
que Dieu ne peut rien changer aux
Loix générales du monde. Comme
c'eſt lui qui les a librement éta
blies, & qu'elles ne ſont autre
choſe que l'effet de ſa volonté ſu
prême, il peut les interrompre &
les ſuſpendre à ſon gré. Lui ſeroit
il donc plus difficile de reſſuſciter
un homme que de le créer, d'ar
rêter une planette que de la mou
voir, de faire remonter un fleuve
vers ſa ſource, que de l'en faire
deſcendre ? Il le peut auſſi facile
ment qu'il a tout fait d'une ſeule
parole; & c'eſt dans ces change- .
mens, ou ces ſuſpenſions & inter
ruptions des Loix générales de la
nature, arrivés tant de fois par ſa
puiſſance, que conſiſte le vrai mi
L iij
132 L'Anti-Bon-Sens. .
racle. C'eſt une œuvre ſenſible &
merveilleuſe qui déroge à l'ordre
& aux Loix générales de la natu
re, & qui en ſurpaſſe toutes les
forces, ſoit connues, ſoit incon
nues. -

N'importe que nous ne connoiſ


ſions pas toutes les loix & toutes
les forces de la nature , non plus
que celles de l'art. Une connoiſ
ſance ſi étendue n'eſt nullement
néceſſaire pour juger d'un miracle .
& en faire le diſcernement; il ſuffit
que nous ſachions le point auquel
l'art & la nature ne peuvent s'éle
ver; & c'eſt ce que nous ſavons
ſûrement par la § , l'expérience
& le conſentement de tous les
hommes. Je ne ſais donc pas pré
ciſément ce que peuvent faire l'art
& la nature, mais je ſais à n'en
point douter, qu'ils ne peuvent ni
guérir ſubitement toutes ſortes de
maladies, ni reſſuſciter les morts ,
ni faire marcher ſur les eaux, parce
L'Anti-Bon-Sens. I33
que je vois clairement que ces mer
veilles & beaucoup d'autres ſem
blables ſurpaſſent toutes les forces
limitées & finies, & que la nature
0# & l'art ſont limités & finis.
Les Loix & les forces de la na
ture ainſi que celles de l'aft, nous
ſont donc ſuffiſamment connues
pour diſtinguer ſûrement ce qui
en peut être l'effet, d'avec ce qui
ne peut l'être, & qu'il faut par
conſéquent attribuer à l'action
d'une cauſe ſupérieure l'un & l'au
tre. Que par le moyen de certains
agens naturels induſtrieuſement
ménagés, un habile homme offre à
mes yeux un effet nouveau, mer
veilleux & qui ſemble un prodi
ge, il ne me ſera point difficile de
découvrir ſinon la cauſe d'un tel
effet, du moins ſa dépendance des
Loix & des forces de la nature,
qui le claſſe dans l'ordre naturel,
& le fait entrer dans la chaîne des
effets du même ordre. Mais qu'a
L iv
134 L'Anti-Bon-Sens.
vec un ſigne de croix, un Chré
tien marche lui-même ſur les eaux,
ou qu'il y faſſe marcher les autres;
qu'il guériſſe ſubitement les ma
lades les plus déſeſpérés, qu'il reſ
ſuſcite les morts, je n'ai nul beſoin
de connoître toutes les propriétés,
toutes les forces de la nature, pour
crier au miracle ; parce que je vois
clairement qu'il n'eſt pas au pou
voir de la nature de produire de
tels effets; que ces merveilles ſur
paſſent de beaucoup ſes forces con
nues ou inconnues, & qu'elles vont
ſe ranger d'elles-mêmes parmi cel
les que le Tout-Puiſſant peut ſeul
opérer en franchiſſant toutes les
bornes de la nature , & en déro
eant aux Loix qu'il lui a impo
† lui-même : Qui facit mirabi
lia ſolus (Pſ. 71.) .
,, Où eſt l'infinie bonté d'un
,, être indifférent ſur mon bon
,, heur ! A quoi me ſert la faveur
,, d'un être qui, pouvant me faire
L'Anti-Bon-Sens. I35
é: " ,, un bien infini, ne m'en fait pas
X, ,, même un fini ?
5, Dieu eſt ſi peu indifférent ſur
le bonheur de l'homme, qu'il ne
e l'a créé que pour le rendre heu
§ reux , en lui donnant,tous les
moyens néceſſaires pour le deve
nir, & en lui prodiguant mille
ſortes de biens infiniment précieux ;
la raiſon, l'intelligence, la penſée,
le ſentiment, la volonté , la liber
té, la juſtice , la rectitude, l'in
nocence, la ſainteté , l'empire ſur
ſes penchans naturels comme ſur le
reſte des créatures animées ou ina
nimées , &c. C'eſt donc calomnier
la Divinité de la façon la plus
groſſiere, que de la taxer d'indif
férence & d'avarice envers l'hom
me, qu'elle a comblé de tant de
biens , & qui a les droits les plus
légitimes ſur une infinité d'autres
qu'il poſſédera ſûrement, pourvu
qu'il ne s'en prive point lui-même
par ſa faute.
136 L'Anti-Bon-Sens.
, S. 57.
,, Il y a plus de deux mille ans
99 que, ſuivant Lactance, le ſage
5 ) Epicure a dit : Ou Dieu veut
5) empêcher le mal, & il ne peut
27 y parvenir; ou il le peut & ne
9) le veut pas; ou il ne le veut ni
3? le peut, ou il le veut & le peut.
» S'il le veut ſans le pouvoir, il
97 eſt impuiſſant : s'il le peut & ne
27 le veut pas, il auroit une malice
22 qu'on ne doit pas lui attribuer :
2) s'il ne le peut ni ne le veut, il
22 ſeroit à la fois impuiſſant &
27 malin, & par conſéquent il ne
72 ſeroit pas Dieu : s'il le veut &

22 s'il le peut, d'où vient donc le

7 ) · mal, ou pourquoi ne l'empêche

27 t-il pas ? Depuis plus de deux

99 mille ans, les bons eſprits at

7) tendent une ſolution raiſonna


") 2 ble de ces difficultés , & nos
Docteurs nous apprennent qu'el
L'Anti-Bon-Sens. 137
,, les ne ſeront levées que dans la
22
· vie future.
Il n'eſt pas étonnant que l'Au
teur qui vient de calomnier la
Divinité, n'épargne pas nos Doc
teurs, en leur ſuppoſant (de leur
prétendu aveu ) l'impuiſſance de
répondre à des difficultés qui ne
ſont autre choſe que des pitoya
bles ſophiſmes qu'ils ont pulvériſés
mille fois. -

· Il y a donc beaucoup de mal &


phyſique & moral dans le monde.
Dieu a pu, abſolument parlant,
empêcher l'un & l'autre ; mais il
ne l'a point dû , parce qu'il a eu
de bonnes raiſons pour ne point
les empêcher ; il n'en eſt donc ni
moins puiſſant, ni moins bon,
quoiqu'il ne les ait point empê
chés : & voilà , en deux mots,
ces grandes difficultés réduites à
rien , ſans attendre la vie future :
dévéloppons notre réponſe , pour
la mettre à la portée des e§
138 L'Anti-Bon-Sens.
mêmes les plus épais , pour peu
qu'ils ſoient raiſonnables.
· On diſtingue en Dieu deux ſor
tes de bontés, la bonté abſolue ,
& la bonté relative.
La bonté abſolue n'eſt autre
choſe que le comble & l'infinité
même des perfections qui le ren
dent ſouverainement parfait, &
conſéquemment, immatériel, im
menſe, immuable, vrai, ſage, in
telligent , tout-puiſſant , juſte ,
bon , &c.
La bonté relative conſiſte dans
l'inclination qui le porte à faire
du bien aux hommes, & à les ren
dre heureux, ſelon les Loix de ſa
propre nature & de celle des hom
mes. De là l'injuſtice des plaintes
qu'on oſe former contre Dieu, en
l'accuſant d'inclémence & de ma
lignité dans les maux qu'il fait, ou
qu'il permet. Oui, les maux qu'il
fait; car il en eſt qui ne ſont pas in
dignes de lui. Il fait le mal phyſi
L'Anti-Bon-Sens. I39
que, qui ne conſiſte que dans les
peines, les incommodités, les im
«# perfections, les défauts vrais ou
dlt apparens qu'on éprouve ou que l'on
obſerve dans le monde. Cela ne
|! répugne ni à ſon eſſence, ni à ſa
# bonté. Il peut ſans ceſſer d'être
: f#
bon & infiniment parfait, il peut
t, départir des peines & des incom
modités à ſes créatures, ſoit pour
l,#
les punir, ſoit pour les exercer &
#i les faire mériter, ſoit à raiſon de
# la ſouveraineté de ſon domaine

##
ſur elles, &c. Il peut auſfi laiſſer
#
des défauts & des imperfections
#
dans le monde viſible, ou plutôt,
#.
il ne peut ſe diſpenſer d'en laiſſer,
#
puiſque tout ce qui eſt créé, eſt né
#
ceſſairement plus ou moins impar
fait, & que ſi Dieu pouvoit faire
l,! un ouvrage abſolument parfait, il
e ſi
pourroit faire un autre lui-même;
t,!
ce qui répugne. Il peut donc faire
le mal phyſique, ou plutôt, il ne
#º peut pas ne le point faire, dès qu'il
#
14o L'Anti-Bon-Sens.
ſe détermine à créer, puiſque la
créature eſt eſſentiellement plus ou
moins défectueuſe & imparfaite ,
& par conſéquent plus ou moins
chargée de maux phyſiques.
· Quant au mal moral, il n'eſt pas
l'ouvragé de Dieu, parce qu'il eſt
indigne de lui. Il ne le fait donc
pas, mais il le permet, c'eſt-à
dire, qu'il ne l'empêche pas, quoi
qu'il pût abſolument l'empêcher.
Si donc il ne l'empêche pas tou
jours, c'eſt qu'il n'eſt pas tenu
d'uſer de ſon pouvoir abſolu pour
l'empêcher, ni de rendre l'homme
impeccable, & qu'il ſait tirer le
bien du mal même qu'il permet ,
ſoit pour la manifeſtation de ſes .
attributs, ſoit pour la perfection des
juſtes, qui ſeroient moins vertueux,
ſi les méchans n'avoient le pouvoir
de les exercer. C'eſt par leur faute
que ces derniers abuſent de leur
liberté; ils pourroient en bien uſer
· s'ils vouloient; ce n'eſt donc pas
L'Anti-Bon-Sens. 141
à Dieu , mais à eux-mêmes qu'ils
doivent s'en prendre quand ils vien
nent à en abuſer. La liberté eſt un
bien en ſoi, & un bien inſéparable
| de la créature intelligente & rai
ſonnable dans l'ordre préſent des
choſes. Dieu ne pouvoit donc la
refufer à l'homme , en lui donnant
d'ailleurs, comme il l'a fait, les
moyens d'en bien uſer. Il n'en
eſt donc ni moins ſage, ni moins
bon, pour avoir prévu que pluſieurs
en abuſeroient, puiſque cette pré
viſion, ne diminuant rien de la li
berté de l'homme, ni des moyens
qu'il a d'en bien uſer, ne peut
empêcher qu'il ne ſoit coupable &
le ſeul coupable par l'abus volon
' taire qu'il en fait. L'homme devenu
criminel par ſa faute, & refuſant
· avec opiniâtreté de s'attacher à
| Dieu par amour, pour éprouver
toutes les douceurs de ſes miſéri
cordieuſes bontés , tombe infailli
blement dans les mains de ſa juſtice
142 L'Anti-Bon-Sens.
pour en ſentir toutes les rigueurs.
Et c'eſt ainſi qu'éclatent les divers
attributs de Dieu, ſans qu'on puiſſe
lui reprocher de manquer de bon
té , ou de ſe plaire à faire ſouf
frir & à tourmenter. Un Monarque
égalemént juſte & bon, ſe plaît-il
donc dans les tourmens des ſcé
lérats qu'il fait punir ? Non : il ſe
plaît dans la beauté de l'ordre, de
la juſtice, de ſes devoirs.
$. 59.
,, Le monde, dira-t-on, a toute
,, la perfection dont il étoit ſuſcep
,, tible : par la raiſon même que le
,, monde n'étoit pas le Dieu qui l'a
,, fait, il a fallu qu'il eut & de
,, grandes qualités & de grands
,, défauts. Mais nous répondrons
,, que le monde devant néceſſai
» , rement avoir de grands défauts,
,, il eut été plus conforme à la na
,, ture d'un Dieu bon, de ne point
», créér
L'Anti-Bon-Sens. 143
,, créer un monde qu'il ne pou
,, voit rendre complettement heu
,, reuX. " •

Cette réponſe ne vaut rien,


parce qu'elle donne une fauſſe idée
de la bonté de Dieu, & qu'elle ſup
poſe qu'il n'a pu créer he monde
ſans le rendre complettement heu
reux, comme ſi le bonheur com
plet du monde étoit le ſeul motif,
qui ait pu déterminer l'Etre ſuprê
me à le créer; comme ſi Dieu n'a
voit eu qu'un ſeul attribut à ma
nifeſter en créant le monde ; com
me ſi enfin notre Auteur connoiſ
ſoit aſſez la nature de Dieu, tous
ſes droits, tous ſes attributs, toute
l'étendue de ſon pouvoir, pour pro
noncer hardiment ſur ce qu'il a pu
faire ou ne point faire.
,, Si Dieu, qui étoit ſelon vous,
,, ſouverainement heureux avant
,, le monde créé, eût continué
,, d'être ſouverainement heureux
,, ſans le monde créé, que ne de
144 L'Anti-Bon-Sens. .
,, meuroit-il en repos? Pourquoi
,, faut-il que l'homme ſouffre ?
,, Pourquoi faut-il que l'homme
,, exiſte ? Qu'importe ſon exiſtence
,, à Dieu ? ... Si ſon exiſtence ne
,, lui eſt point utile ou néceſſaire,
,, que ne le laiſſoit-il dans le néant ?
,, Si ſon exiſtence eſt néceſſaire à
,, ſa gloire, il avoit donc beſoin de
,, l'homme , il lui manquoit quel
,, que choſe avant que cet homme
, exiſtât. -

L'exiſtence de l'homme n'eſt ni


néceſſaire ni utile à Dieu, en ce
ſens que Dieu ait beſoin de l'hom
me, & qu'il eut manqué quelque
choſe à ſon ſouverain bonheur, ſi
l'homme n'eut point exiſté. Dieu
cependant a voulu créer l'homme ,
non pour accroître ſon propre bon
heur, mais pour rendre l'homme
, heureux lui - même , par le bon
uſage de ſes facultés intellectuel
les. L'homme en abuſe par ſa fau
te ; Dieu le punit & le fait ſouf
•,

L'Anti-Bon-Sens. 145
frir, parce que tel eſt l'ordre de
la juſtice, de la ſouveraine raiſon ;
en tout rien d'indigne de Dieu ;
rien qui prouve qu'il devoit de- .
meurer en repos, lui qui eſt ſouve
rainement indépendant, & le maî
tre abſolu de lui-même. ° -

,, Il a ( Dieu ) ſelon vous, tout


,, ce qu'il faut pour rendre les
,, hommes heureux , pourquoi
,, donc ne le fait-il pas ?
Pourquoi ? parce qu'il n'y eſt
point tenu, & que dans ſa con
duite , il ne doit pas ſeulement
conſulter ſa bonté, mais encore ſa
ſageſſe, ſa juſtice & ſes autres at
tributs. Pourquoi ? parce que tous
ſes attributs conſidérés, il n'a pas
dû rendre tous les hommes heu
reux en les fixant immuablement
dans un état complettement bon,
au moment de leur naiſſance.
Pourquoi encore ? parce qu'il eſt
dans l'eſſence des choſes, que la
créature intelligente & par conſé
M ij
146 L'Anti-Bon-Sens. '
quent libre, ſe diſpoſe au bonheur
parfait dont elle eſt capable, par
le légitime uſage de ſes facultés &
de ſa liberté. D'où il réſulte que
Dieu, tout conſidéré, a dû créer
les hommes tels qu'il les a créés en
effet, & que leurs ſouffrances ne
prouvent ni ſon impuiſſance, ni ſa
méchanceté. \

$. 6o.
,, Dieu n'eſt-il pas le maître de
27 ſes graces ? N'eſt-il pas en droit
25 de diſpoſer de ſon bien ? .... Il
| ») peut diſpoſer à ſon gré des ou
2) vrages de ſes mains ; Souverain
9b abſolu des mortels, il diſtribue
57 le bonheur ou le malheur ſui
», vant ſon bon plaiſir. Voilà les
25 ſolutions que les Théologiens
2) nous donnent pour nous conſo
y ) ler des maux que Dieu nous !
25 fait. ,, - -

Non, ce ne ſont pas là les ſolu


· L'Anti-Bon-Sens. ' 147
tions que nous donnent les Théo
logiens pour nous conſoler des
maux que Dieu nous fait ; ils nous
tiennent un langage tout oppoſé.
Dieu, nous diſent-ils donc, eſt in
finiment juſte, & ſa juſtice ne
ſouffre pas que par ſa pure volonté,
& ſans aucun égard aux péchés des
hommes, il leur inflige des peines
qu'ils n'auroient point méritées.
Suppoſer en lui une volonté poſi
tive, immuable, néceſſaire & né
ceſſitante de faire ſouffrir les hom- .
mes par le plaifir qu'il trouveroit
dans leurs ſouffrances, & ſans qu'ils
ſe les fuſſent attirées par leur fau
te, eſt une erreur monſtrueuſe que
· tous les Théologiens réprouvent,
loin de nous la débiter ridicule
ment comme un motif de conſola
tion propre à tempérer l'amertume
de nos maux. Souffrez en paix ,
nous crient-ils donc, # ſans
murmurer ni vous aigrir des maux
qui vous tourmentent; ils ſont juſ
M iij
148 L'Anti-Bon-Sens.
tes, vous les avez mérités, & en
vous ſoumettant de bon cœur aux
décrets du Ciel qui vous les envoie,
vous y trouverez tout à la fois les
augures & les artiſans de votre bon
· heur, mais d'un bonheur inaltéra
ble & funs mélange ; ce ſont les
ſouffrances qui font les vertus, &
les vertus qui façonnent les cou
ronnes; encore un moment, & vous
voilà pompeuſement aſſis ſur des
trônes plus brillans que l'aſtre du
jour, pour n'en deſcendre jamais.
· Un tel langage qui eſt celui de la
vérité même, n'eſt-il donc pas bien
propre à nous conſoler dans nos
· maux, à adoucir toutes nos peines,
à ſoutenir notre courage, en agran
- diſſant nos vues, & en fortifiant
- nos eſpérances?
,, Toute Religion eſt fondée
,, ſur le bonheur que les hommes
,, ſe croient en droit d'attendre de
,, la Divinité qui eſt ſuppoſée leur
•, dire : Aimez-moi; adoreſ-moi.;
L'Anti-Bon-Sens. 149
,, obéiſſez-moi, & je vous rendrai
, heureux. Les hommes de leur
,, côté lui diſent : Rendez-nous heu
,, reux # fidelle à vos promeſ
,, Jes, G nous vous aimerons, nous
,, vous adorerons, nous obéirons à
,, vos loix. En négligeant le bon
,, heur de ſes créatures, en diſtri
,, buant ſes faveurs & ſes graces
,, ſuivant ſa fantaiſie , en repre
,, nant ſes dons ; Dieu ne rompt
,, il pas le pacte qui ſert de baſe
,, à toute Religion ? -

La Religion chrétienne n'eſt pas


ennemie du pacte dont parle ici
notre Auteur, ou plutôt elle l'en
ſeigne diſertement, puiſqu'elle ap
prend aux hommes qu'en aimant
& en ſervant Dieu juſqu'à la fin,
ils recevront infailliblement la ré
compenſe éternelle que Dieu lui
même a promiſe à leur fidélité
conſtante. C'eſt ſuppoſer faux con
ſéquemment que de feindre que
Dieu a rompu ce pacte, en négli
1v ,
· · 15o L'Anti-Bon-Sens.
geant le bonheur de ſes créatures,
en reprenant ſes dons, & en diſtri
buant ſes graces en fantaſque. Il
veut le ſalut de tous les hommes,
n'abandonne perſonne , s'il n'en
eſt abandonné le premier, & ne
reprend ſes dons que quand on le
force de les reprendre, en les lui
rendant avec mépris. -

,, Si Dieu eſt infiniment bon, il


,, doit le bonheur à toutes ſes
,, créatures ; un ſeul être malheu
,, reux ſuffiroit pour anéantir une
,, bonté ſans bornes.,,
| La réponſe que l'Auteur voudra
bien faire au raiſonnement que je
vais lui propoſer , ſera celle que
j'appliquerai à celui qu'il propoſe
ici. Il y eſt queſtion des créatures
douées d'intelligence & de liberté :
je dis donc en parlant d'elles. Si
Dieu eſt infiniment juſte , il doit
punir toutes ſes créatures péchereſ
ſes; une ſèule qu'il laiſſeroit impu
nie ſiiffiroit pour anéantir une juſtice
L'Anti-Bon-Sens. 151
fans bornes : or toutes les créatures
douées d'intelligence & de liberté
ſont péchereſſes; donc Dieu doit les
punir toutes & les faire# une
ſeule d'entr'elles qu'il laiſſeroit ſans
la punir & la faire ſouffrir ſuffiroit
pour anéantir une juſticé ſans bor
nes. Ce que nous diſons de Dieu,
nous pouvons le dire, proportion
gardée, d'un grand Roi. Si ce Roi
eſt vraiment bon, il doit le bonheur
à tous ſes ſujets autant qu'il dépend
de lui; un # d'entr'eux qui ſeroit
malheureux, le Roi pouvant le ren
dre heureux ſuffiroit pour anéantir
ſa bonté royale. Or le Roi peut par
donner aux plus ſèélérats de ſes ſit
jets , & qui plus eſt, les gratifier :
donc s'il ne leur pardonne à tous,
& s'il ne les gratifie, quelque ſcélé
rats qu'ils ſoient & quelque volonté
qu'ils aient de perſévérer dans leur
ſcélérateſſe, il ne peut prétendre au
titre de bon Roi , & la méchanceté
ſera tout ſon partage, comme elle
152 L'Anti-Bon-Sens.
fera toute ſa prérogative. Il faut
s'aveugler ſoi - même à deſſein,
pour ne pas voir le vice de ces rai
ſonnemens, qui conſiſte à juger
d'un tout par une ſeule de ſes par
ties. *

Sous un Dieu infiniment bon &


puiſſant, eſt-il poſſible qu'un ſeul
homme puiſſe ſouffrir? Oui, cela
eſt très-poſſible, & qui plus eſt,
dans l'hypotheſe même que l'hom
' me ſoit innocent. C'eſt la vertu
ſeule qui fait le vrai bonheur, &
l'homme vertueux quoique ſouf
frant, trouve des charmes dans ſes
ſouffrances; il les chérit, il les goû
te, il les ſavoure, il ne voudroit
pas les échanger contre tous les
plaiſirs du monde, convaincu qu'il
n'eſt rien de plus grand que de ſa
voir ſouffrir, ſans l'avoir mérité,
ni de plus doux que l'eſpoir atta
ché à de telles ſouffrances. Mais ſi
ſous un Dieu infiniment bon &
puiſſant, l'on conçoit que l'homme
· L'Anti-Bon-Sens. 153
même vertueux peut ſouffrir ſans
préjudice de la toute - puiſſante
bonté de Dieu , combien eſt-il
plus facile à comprendre que le
méchant peut & doit même ſouf
frir, ſans qu'il puiſſe s'en prendre
à Dieu, en le taxant d'irnpuiſſance
ou de malignité ?
,, Un animal, un ciron qui ſouf
,, frent, fourniſſent des argumens
,, invincibles contre la Providence
,, divine & ſes bontés infinies.
Oui , de même que contre la
bonté de notre Auteur.Je voudrois
bien ſavoir s'il n'a jamais fait ſouf
frir aucun animal, aucun inſecte,
aucune vermine , directement ou
indirectement, par lui-même ou
par d'autres; ſi jamais non plus il
n'eſt monté à cheval ou en voitu
re , s'il a obſervé toute ſa vie la
plus exacte xérophagie, en ne man
geant que des choſes ſeches, ſans
ſe permettre rien de ce qui reſpire,
&c. s'il ne l'a point fait, le voilà
154 L'Anti-Bon-Sens.
convaincu de méchanceté pour
avoir fait ſouffrir, ou mourir bon
nombre d'animaux, d'inſectes, d'ê
tres quelconques capables de ſen
tir , d'endurer & de mourir. Par
lons ſérieuſement. Il eſt abſolument
faux qu'un Dieu infiniment bon ne
puiſſe faire ſouffrir des animaux
ſans raiſon. Il le peut ſans déroger
à ſa bonté ; il le peut, dis-je, & il
l'a fait en créant les animaux pour
le ſervice ou la nourriture de l'hom
me, & en les lui ſoumettant; c'eſt
une ſuite néceſſaire de la ſouve
raineté de ſon empire, en qualité
de Créateur & de Maître abſolu de
l'Univers. -

$. 6 I.
,, Suivant les Théologiens, les
,, afflictions & les maux de cette
,, vie ſont des châtimens que les
,, hommes coupables s'attirent de
,, la part de la Divinité.,,
Cette idée des maux de la vie
| L'Anti-Bon-Sens. 155
eſt très-incomplette ; ils ſont tout
à la fois des châtimens & des épreu
ves; des châtimens pour les coupa
bles ; des épreuves pour le juſte ;
mais châtimens ou épreuves , la
Divinité qui les diſpenſe avec au
tant de ſageſſe que d'équité, n'en
mérite pas moins nos hommages &
notre admiration.
Mais pourquoi les hommes ſont
ils coupables ? Parce qu'ils ſont
libres, & qu'ils abuſent de leur li
berté par leur faute. -

,, Si Dieu eſt tout-puiſſant lui


,, en coûte-t-il plus de dire, que
,, tout en ce monde demeure dans
,, l'ordre , que tous mes ſujets
,, ſoient bons , innocens, fortu
,, nés, que de dire, que tout exiſte.
Ainſi raiſonne l'eſprit borné qui
ne voit en Dieu qu'un attribut, &
qui ne connoît pour lui-même que
ſon bien être ſenſible... Mais pour
ces eſprits vaſtes & lumineux qui
ſavent ſe former de juſtes idées &
156 L'Anti-Bon-Sens.
de Dieu & d'eux-mêmes, en ra
fraîchiſſant le cercle étroit qui cir
conſcrit les autres, ils conçoivent
ſans peine que Dieu a dû conſulter
tous ſes attributs dans la création
de l'Univers ; qu'il falloit que
les créatures intellectuelles fuſſent
douées de liberté; que ce qui ſem
ble un déſordre au premier coup
d'œil, eſt un ordre véritable; que
ce qui paroît mal, eſt la ſource de
mille biens; & enfin qu'en embraſ
ſant l'enſemble des ouvrages du
Créateur, ôn n'y découvrira que
ſageſſe, concert, harmonie, per
fection. '

,, La Religion nous parle d'un


,, enfer, c'eſt-à-dire d'un ſéjour
,, affreux où , nonobſtant ſa bon
,, té, Dieu réſerve des tourmens
,, infinis au plus grand nombre des
,, hommes.,, /

| Oui, & quelqu'effrayant que ſoit


pour l'imagination ce dogme reli
gieux, il n'en eſt ni moins vrai, ni
L'Anti-Bon-Sens. 157
moins conforme à la raiſon , ni
moins ami de la bonté & de l'im
mutabilité de Dieu, quoiqu'en diſe
notre Auteur dans le reſte de ce
paragraphe.
Dieu eſt donc infiniment, & im
muablement bon; & c'eſt pour cela
même qu'il punira éternellement
le pécheur impénitent. Le crime
de ce pécheur ſubſiſtera toujours,
parce qu'il devient immortel dans
la diſpoſition de ſa volonté, qui ne
ceſſera d'aimer le déſordre qu'il a
commis & qu'il n'a point rétracté
par un amour contraire, lorſqu'il
en étoit encore tems ; ſon crime
ſera donc fixe pour toute l'éterni
té, & cette fixité même qui répond
à celle de l'état du pécheur arrivé à
ſon terme, prouve que Dieu doit
le punir éternellement, parce qu'il
eſt infiniment bon, la bonté infinie
ne pouvant ſubſiſter à côté d'une
malice éternelle ſans la punir &
lui faire la guerre. -
158 L'Anti-Bon-Sens.
La bonté de Dieu n'eſt donc pas
une bonté lâche ou indifférente ,
qui ſouffre tout; c'eſt une bonté
néceſſairement active & auſſi eſſen
tiellement amie de l'ordre qu'en
nemie du déſordre. Le réprouvé
ne ceſſera jamais d'aimer le mal,
& cet amour déréglé vivra toujours
au fond de ſa ſubſtance; il en de
viendra même plus vif & plus ar
dent par la ſéparation de ſon ame
d'avec ſon corps , parce que ſon
ame dégagée de ce poids qui ral
lentiſſoit ſon activité , s'élancera
avec plus d'impétuoſité vers les
objets qu'elle aimoit étant unie à
ſon corps, & dont elle a emporté
l'amour dominant au moment de
la ſéparation; elle ſe portera con
tinuellement vers eux comme vers
ſa fin derniere qu'elle a mécham
ment choiſie, & elle en deſirera
' paſſionnément la jouiſſance. Elle
ſera par conſéquent toujours vi
ciée & dans l'état invariable d'une
entiere
- L'Anti-Bon-Sens. 159
entiere perverſité. D'une autre
part, la bonté de Dieu, ne pourra
ceſſer d'être contraire & oppoſée
au déſordre & à la perverſité,
parce qu'alors elle ceſſeroit d'être
bonne, & deviendroit elle-même
perverſe. Elle ne pourra donc ceſ
ſer non plus de punir l'homme
pervers, puiſque le châtiment du
malheureux conſiſte eſſentielle
ment dans ce vis-à-vis accablant
de la bonté ſuprême à ſon égard.
En deux mots, le bien & le mal
ſont incompatibles, & par conſé
quent un bien éternel & infini,
doit combattre éternellement un
mal éternel.
Et d'ailleurs, quel eſt le raiſon
nement qui met la Divinité en
pieces, pour décider enſuite de
l'étendue de ſon pouvoir, ſur les
débris de ſes perfections ? Dieu
eſt bon, & la bonté même, dit
on ; oui : mais en Dieu , & non
pas en homme, moins encore en
N
16o L'Anti-Bon-Sens.
homme privé. Dieu eſt bon, mais
il eſt juſte, & ſa juſtice exige qu'il
puniſſe durant toute l'éternité, l'in
grat pécheur qui outrage éternel
lement ſa bonté. Tous les attributs
divins ſont dans un parfait accord
entr'eux Si la bonté a ſes droits,
la juſtice a auſſi les ſiens; & c'eſt
anéantir la Divinité que de la con
centrer dans la bonté , & encore
une bonté mal entendue, puiſ
qu'elle eſt uniquement calquée ſur
celle de l'homme, ce vil atome
en préſence de l'Infini. Pourquoi
donc l'éternité des peines l'éton
ne-t-il ſi fort, en lui cauſant les
plus vives inquiétudes ? c'eſt qu'il
eſt aveugle, foible, borné , par
tial & pervers. C'eſt qu'il exiſte
entre Dieu & lui des eſpaces im
menſes, infinis, qui l'empêchent
d'atteindre juſqu'au ſein de la Di
vinité, & qui font conſéquem
ment qu'il ne peut être juge com
pétent de ſes attributs, de leurs
· L'Anti-Bon-Sens. 161
droits reſpectifs & de leur accord
entr'eux. C'eſt que Dieu eſt in
compréhenſible à quiconque n'eſt
pas lui, & que nous devons croire,
ſans prétendre l'approfondir, tout .
ce qu'il nous apprend de lui-même
& des œuvres de ſa juſtice ou de
ſa bonté. C'eſt l'enſemble qu'il
faut ſaiſir & embraſſer pour ne
point ſe briſer contre l'écueil des
extrêmes. C'eſt le centre d'unité
dont il ne faut jamais ſortir & au
quel il faut tout ramener , pour
faire diſparoître les contraſtes ap
parens des ouvrages de la Divi
nité, & pour appercevoir au flam
beau de l'évidence même, l'ac
cord inviolable de tous ſes attri
buts, qui ſe déploient avec tant
de magnificence, & brillent d'un
ſi vif éclat dans toutes les parties
de l'Univers. Dieu n'eſt donc ni
méchant, ni cruel, ni furieux, ni
biſarre , & inconſtant, lorſqu'il
punit, comme le dit notre Sophiſ
N ij

162 L'Anti-Bon-Sens.
te, en ſe jouant des termes : il
eſt juſte, droit, équitable.
$. 62. -

» D'après les notions de la Théo


» logie moderne, il paroît évident
» que Dieu n'a créé le plus grand
» nombre des hommes que dans
» la vue de les mettre à portée
» d'encourir des ſupplices éter
» nels.
La ſaine Théologie ſoit mo
derne, ſoit ancienne , enſeigne
| conſtamment que Dieu a créé les
hommes dans la vue de les rendre
tous heureux, & qu'il veut ſince
rement leur bonheur, quoique le
plus grand nombre d'entr'eux n'
arrive point, par l'abus qu'ils font
de leur liberté ; abus que Dieu
n'eſt pas tenu d'empêcher, & qui
ne prouve rien par conſéquent
contre ſa bonté. C'eſt calomnier
la Théologie, que de lui prêter
des ſentimens contraires, & de
º

L'Anti-Bon-Sens. 163
ſuppoſer comme le ſuppoſe ici no
· tre Auteur , qu'elle nous peint
Dieu ſous l'emblême d'un tyran
qui, ayant fait crever les yeux au
plus grand nombre de ſes eſcla
ves, les renfermeroit dans un ca
chot, où, pour ſe donner du paſſe
: tems, il obſerveroit incognito leur
conduite par une trappe, afin d'a
", voir occaſion de punir cruellement
tous ceux qui, en marchant, ſe ſe
roient heurté les uns les autres,
mais qui récompenſeroit magnifi
quement le petit nombre de ceux à
qui il auroit laiſſé la vue pour avoir
eu l'adreſſe d'éviter la rencontre de
leurs camarades.
On demande où eſt la bonne foi
d'attribuer à la Théologie un en
ſeignement qu'elle charge de tous
les anathêmes, & qui eſt horrible
à penſer.
$. 63.
» Bien de gens nous font une
N iij
164 L'Anti-Bon-Sens.
» diſtinction ſubtile entre la Re
» ligion véritable & la ſuperſti
22 t1OI1. - -

La diſtinction que tout le monde


fait ou doit faire entre la Religion
véritable & la ſuperſtition, n'eſt
pas moins ſolide que néceſſaire &
indiſpenſable. La Religion vérita
ble honore le vrai Dieu comme
il veut être honoré & qu'il faut
qu'il le ſoit. La ſuperſtition tranſ
porte à la créature l'honneur qui
n'eſt dû qu'à Dieu , ou l'honore
d'une maniere indécente qu'il re
jette. Or, il y a une différence
énorme entre honorer le vrai Dieu ,
ou la créature, ainſi qu'entre ren
dre au vrai Dieu l'honneur qui lui
convient & qu'il exige, ou lui ren
dre un honneur qui eſt indigne de
lui & qu'il reprouve. Il y a par
conſéquent une diſtinction auſſi
réelle qu'indiſpenſable entre la
*.
Religion véritable & la ſuperſti
t1OIl,
· L'Anti-Bon-Sens. 165
$. 64. -

» Si l'on prend les idées de Dieu


92
dans la nature des choſes, où
22
nous trouvons un mêlange de
22
biens & de maux; ce Dieu d'a
32
près le bien & le mal'que nous
32
éprouverons, doit naturellement
22
nous paroître capricieux, inconſ
32
tant, tantôt bon , tantôt mé
37
chant, & par là même , au lieu
22
d'exciter notre amour, il doit
32
faire , naître la défiance , la
22
crainte, l'incertitude dans nos
22 CCEl1I'S,

Pour rendre ſenſible le foible


de ce raiſonnement, il nous ſuf
fira d'obſerver qu'il ne porte que
ſur un faux ſuppoſé ; ſavoir que
Dieu eſt l'auteur du mal comme
du bien, ſuppoſition abſurde, que
nous avons déja réfutée.
| $. 65.
» Si je puiſe mes idées de Dieu
iv »
166 L'Anti-Bon-Sens.
» dans la Théologie , Dieu ne ſe
» montre à moi que ſous les traits
· » les plus propres à repouſſer l'a
» mour... Nul homme ſur la terre
» ne peut avoir la moindre étin
» celle d'amour pour un Dieu qui
» réſerve des châtimens infinis
» pour la durée & la violence,
» aux quatre vingt-dix-neuf cen
» tiemes de ſes enfans.
La Théologie nous montre la
Divinité ſous les traits aimables
d'un Pere infiniment tendre qui
chérit tous ſes enfans ſans aucune
exception, & qui veut les rendre
heureux pourvu qu'ils le veuillent
eux-mêmes, & qu'ils ne s'oppo
ſent point obſtinément à leur pro
| pre bonheur. Quoi de plus propre
à attirer tout leur amour par le
plus juſte des retours ! Il arrive
néanmoins qu'un grand nombre
de ces enfans ſi tendrement aimés,
s'irritent de la tendreſſe même du
meilleur de tous les Peres, & font
I'Anti-Bon-Sens. 167
par choix préciſément tout le con
traire de ce qu'ils devroient faire
pour entrer dans ſes vues, & par
venir au bonheur qu'il leur deſ
tine. Il eſt donc forcé, quoiqu'à
regret, de les abandonner à leur
· malheureux ſort, après lès en avoir
avertis cent & mille fois. Sur qui
doivent tomber leurs plaintes ? Un
grand Roi qui déploie toute ſa
magnificence pour récompenſer di
gnement des ſujets fideles qui l'ont
toujours aimé comme il les a ai
més lui-même le premier, en ſera
t-il moins bon , parce qu'il ſera
contraint de livrer à ſa juſtice ,
un tas de rebelles qui lui feront
la guerre , ſans vouloir poſer les
armes, juſqu'à ce qu'ils l'aient ex
terminé, s'ils le peuvent ? Mais s'il
eſt impoſſible que nul homme ſur
la terre ait la moindre étincelle
d'amour pour le Dieu des Chré
tiens , comment le feu céleſte de
ſon amour a-t-il embraſé le monde
168 L'Anti-Bon-Sens.
entier , en éteignant celui de la
cupidité qui le conſumoit honteu
ſement ? De quelle ſorte vit - on
dans tous les tems, des hommes
ſans nombre aimer Dieu au point
de lui ſacrifier leurs plus chers in
térêts, de ſouffrir, & de mourir
au milieu des plus cruels ſuppli
ces, par la force même de l'a
mour qu'ils lui porterent ?
$. 66.
Les blaſphêmes horribles ren
fermés dans ce paragraphe , ſe
réduiſent à dire que ,, l'éternité
,, des peines rend Dieu cruel gra
,, tuitement & ſans aucun motif,
,, puiſqu'il n'en peut avoir aucun
,, de tourmenter éternellement
,, des créatures incapables de l'of
,, fenſer en troublant ſon bon
,, heur inaltérable & infini , ſi ce
,, n'eſt peut-être le plaiſir barbare
», de s'amuſer de leurs ſouffrances
2, épouvantables.
· L'Anti-Bon-Sens. 169
On voit ici un homme tout en
foncé dans la matiere , & qui n'a
pas la moindre idée d'ordre , de
raiſon, de juſtice : c'eſt la ſource
de ſes faux raiſonnemens, & de
ſes vaines déclamations. S'il vou
loit réfléchir & ſortir du bourbier
des ſens , il comprendroit que le
châtiment ſuit le délit indépen
damment de l'inſtitution divine ,
parce que cela eſt dans l'eſſence
des choſes ; que Dieu n'eſt pas
cruel, mais juſte, droit, ſage,
en laiſſant la peine ſuivre la faute,
comme l'ombre ſuit le corps, pour
m'exprimer ainſi; qu'il ne s'amuſe
& ne s'attriſte des ſouffrances de
ſes créatures, l'excellence de ſa
nature le rendant incapable de
toute paſſion, & que quoique les
mortels ne puiſſent troubler ſon
bonheur, ils ne l'offenſent pas
moins par les criminels quoiqu'im
puiſſans efforts qu'ils font pour y
parvenir, & ne méritent pas moins
"

17o L'Anti-Bon-Sens.
non plus les châtimens attachés à
leurs attentats. Un vil ſujet ſe ré
volte contre ſon Roi, qui ne ſent
rien des coups que le débile re
belle s'efforce inutilement de lui
porter. Ce monſtre en eſt-il donc
moins pervers & moins puniſſable ?

$. 67.
,, Prétendre que Dieu peut s'of
,, fenſer des actions des hommes,
,, c'eſt anéantir toutes les idées
,, que l'on s'efforce d'ailleurs de
,, nous donner de cet être.
Dieu ne peut s'offenſer des ac
tions des hommes, à la maniere
des hommes, c'eſt-à-dire , en ſe
livrant comme eux à la colere, à
la rage, à la vengeance , à toute
autre paſſion : cette maniere vi
cieuſe de s'offenſer anéantiroit l'i
dée de Dieu. Il n'en eſt pas moins
vrai néanmoins qu'il peut s'offen
ſer & qu'il s'offenſe en effet des
L'Anti-Bon-Sens. 171
actions criminelles des hommes,
& en les improuvant & en les
puniſſant ſelon leurs mérites, ſans
la moindre altération, qui puiſſe
troubler le calme dont il jouit par
ſon eſſence. Sans cela il ne ſeroit
ni ſaint , ni juſte.
,, Dire que l'homme peut trou
,, bler l'ordre de l'Univers, qu'il
,, peut allumer la foudre dans les
,, mains de ſon Dieu , qu'il peut
,, dérouter ſes projets ; c'eſt dire
,, que l'homme eſt plus fort que
,, ſon Dieu, qu'il eſt l'arbitre de
,, ſa volonté, qu'il dépend de lui
,, d'altérer ſa bonté, & de la chan
,, ger en cruauté.
Dire que l'homme peut troubler
l'ordre de l'Univers en péchant,
c'eſt dire préciſément qu'il peut
donner occaſion à la juſtice de
Dieu de s'exercer par la punition
des crimes, ſans la moindre alté
ration de ſa bonté, ni même de ſa
juſtice qui punit : voilà tout. Nous
172 L'Anti-Bon-Sens.
voudrions bien ſavoir ce que ré
ondroit notre Auteur à un co
quin de valet qui oſeroit lui dire :
Monſieur je ſuis plus fort que vous
& l'arbitre de votre volonté, parce
qu'il dépend de moi d'altérer votre
volonté & de la changer en cruau
té, en vous ſifflant , en vous naſar
dant, en vous inſultant, & en vous
maltraitant à mon gré. -

,, Dieu, dit-on, a créé le monde


,, pour lui-même , & juſqu'ici ja
,, mais il n'a pu parvenir à s'y faire
,, convenablement honorer.
Il y a eu dans tous les temps de
vrais adorateurs qui ont convena
blement honoré la Divinité ; & ſi
le nombre n'en a point égalé celui
des hommes créés à cet effet, c'eſt
qu'il ne pouvoit entrer dans le plan
du Créateur de ne ſe faire que des
adorateurs machines, puiſqu'il au
roit détruit par cela même, la con
venance de l'honneur qui lui eſt
, dû. Pour être convenablement ho
L'Anti-Bon-Sens. 173
noré, il falloit donc que ce fut
une créature libre qui lui rendit un
culte volontaire, le ſeul digne de
ſa grandeur & de ſon excellence.
N'importe la multitude de ceux
qui le déshonorent ou plutôt qui
ſe déshonorent eux-mêmes en abu
ſant de leur liberté; il ſuffit pour
ſa gloire & ſa juſtification , qu'il
n'ait pas dû empêcher l'abus, &
que les hommes aient pu ne point
abuſer. La chûte malheureuſe d'un
ſi grand nombre d'hommes & d'an
ges, ne prouve donc autre choſe
que la défectuoſité inſéparable de
tout être créé.

- $. 7o.
,, Toute Religion eſt viſible
,, ment fondée ſur le principe que
,, Dieu propoſe & l'homme dif
,, poſe. Toutes les Théologies du
,, monde nous montrent un com
,, bat inégalentre la Divinité d'une
',
174 L'Anti-Bon-Sens.
25 part & ſes créatures de l'autre.
Dieu ne s'en tire jamais à ſon
,, honneur : malgré ſa toute-puiſ
,, ſance il ne peut venir à bout
,, de rendre les ouvrages de ſes
,, mains tels qu'il voudroit qu'ils
,, fuſlent.
| Le vice de ce raiſonnement,
comme de tant d'autres de notre
Auteur, eſt de tout embrouiller,
de tout confondre, les êtres phy
ſiques & les moraux, les loix de
la nature , & celles de la raiſon,
l'empire de la néceſſité & celui de
la liberté. Dieu diſpoſe donc en
Maître abſolu de tous les êtres
phyſiques & non moraux, en les
conduiſant infailliblement & né
ceſſairement à leurs fins ; il n'en
eſt aucun qui ne lui rende une
obéiſſance aveugle & irréſiſtible.
Il diſpoſe encore abſolument de
la nature & de ſes loix qu'il dé
range, quand il veut auſſi facile
ment qu'il les a poſées. Son em
p1re
L'Anti-Bon-Sens. 175
pire ſuprême n'éclate pas moins
- dans le ſalut des prédeſtinés ; on
ne peut lui refuſer la gloire d'en
être le principe tout-puiſſant, la
premiere cauſe infaillible. Quand
eſt-ce donc que ſa puiſſance ſe
trouve en défaut, ſi l'on'peut par
ler ainſi ? c'eſt quand il s'agit de
perdre l'homme; c'eſt donc par ſa
ſeule faute que l'homme ſe perd,
& il eſt bien glorieux à la religion
que les combats qu'on lui livre,
ne ſervent qu'à la faire triompher,
en étayant ſes dogmes. L'homme
diſpoſe donc de ſa part, elle eſt
ſon ouvrage ; Dieu ne l'opere .
& ne peut l'opérer, ſans qu'il en
ſoit moins puiſſant.
$. 71 & 72.
» Suivant tous les ſyſtêmes re
» ligieux de la terre , Dieu ne
» ſemble occupé qu'à ſe faire du
» mal lui-même. .. Dieu eſt l'au
O
176 L'Anti-Bon-Sens.
32
teur de tout : cependant on nous
32
aſſure que le mal ne vient point
22 de Dieu. D'où vient-il donc ?
55
des hommes. Mais qui a fait les
22 . hommes? C'eſt Dieu. C'eſt donc
22
de Dieu que vient le mal; s'il
52
n'eut pas fait les hommes tels
» qu'ils ſont, le mal moral ou le
32
péché n'exiſteroit pas dans le
39
monde. C'eſt donc à Dieu qu'il
33
faut s'en prendre de ce que
92
l'homme eſt ſi pervers. Si l'hom
9)
me a le pouvoir de mal faire
33
ou d'offenſer Dieu, nous ſom
97
mes forcés d'en conclure que
32
Dieu veut être offenſé; que
35
Dieu , qui a fait l'homme, a
35
réſolu que le mal ſe fit par
92
l'homme ; ſans cela l'homme
95 , ſeroit un effet contraire à la
22
Cauſe de laquelle il tient ſon
35 - être. -

: Tout ce fatras de paroles n'a


boutit qu'à dire que Dieu eſt la
cauſe du mal moral, parce qu'il a
L'Anti-Bon-Sens. 177
fait l'homme libre & capable de
le commettre. Mais pour que la
conſéquence fut juſte, il faudroit
que la liberté donnée à l'homme,
fut mauvaiſe en ſoi , & néceſſai
rement déterminée au mal ; que
l'homme n'eut pas la cabacité de
faire le bien ; que Dieu voulut
qu'il fit le mal, ou qu'il eut été
obligé d'employer ſon pouvoir ab
ſolu, pour l'empêcher de le com
mettre ; & rien de cela ne peut
ſe ſoutenir.
La liberté qui conſiſte dans la
faculté de ſe déterminer à une
choſe ou à une autre, eſt bonne
en ſoi ; l'homme en peut bien
uſer s'il le veut. Dieu lui ordonne
d'en bien uſer & lui défend d'en
uſer mal; il n'eſt tenu par aucune
loi d'employer ſon pouvoir abſolu
pour empêcher que l'homme n'a
buſe jamais de ſa liberté; il ne le
doit pas même, eu égard à ſes
divers attributs & à la nature de
O ij
178 L'Anti-Bon-Sens.
l'homme. Il eſt donc faux que Me
mal vienne de Dieu; qu'il veuille
être offenſé ; qu'il ait réſolu que
le mal ſe fît par l'homme, & que
ſans cela l'homme ſeroit un effet
contraire à la Cauſe de laquelle il
tient ſon'être. C'eſt en faiſant le
mal, & non pas en s'en abſtenant,
que l'homme ſe montre un effet
tout contraire à la Cauſe de la
quelle il tient ſon être , puiſque
cette Cauſe lui défend expreſſé
ment de faire le mal , qu'elle lui
commande de faire le bien, qu'elle
, lui en donne les moyens, en lui
donnant la liberté inſéparable de
la nature intelligente. Dieu a donc
fait l'homme pouvant bien ou mal
uſer de ſa liberté; mais il ne le fait
pas uſant mal de cette liberté ; il
eſt donc l'auteur de l'homme doué
du pouvoir de bien ou de mal
faire; pouvoir conſtitutif de la li
berté, qui eſt un bien & une per
fection en ſoi; mais il n'eſt point
,
L'Anti-Bon-Sens. 179
l'auteur du mauvais uſage que
l'homme fait de ce pouvoir.
• Notre Ecrivain, je veux le croi
re, a le bon ſens & la juſtice de
payer exactement le ſalaire de ſes
domeſtiques. L'un d'entr'eux s'en
ſert pour s'enivrer, l'autre pour
corrompre la femme de ſon voiſin,
celui-ci pour ſe procurer du poi
ſon qu'il donne à ſa propre fem
me , celui - là pour acheter un
poignard qu'il plonge dans le ſein
de ſon ennemi, &c. M. le Maî
tre n'approuve certainement pas
les différens excès de ſes coquins
de domeſtiques, je n'ai aucun doute
là-deſſus; ce que je voudrois ſa
voir, c'eſt la réponſe qu'il feroit .
à ces honnêtes gens , s'ils s'avi
ſoient de lui dire : Monſieur , ne
vous y trompez pas , c'eſt vous
qui êtes l'Auteur de tout le mal
qu'on dit que nous avons fait. Si
vous ne nous aviez point donné
d'argent, nous ne l'aurions point
O iij
- 18o L'Anti-Bon-Sens.
fait, & c'eſt vous par conſéquent,
ne vous en déplaiſe, qu'il faut pu
nir comme un ivrogne, un adul
tere, un empoiſonneur,un aſſaſſin.

6T
$. 73.
» Si Dieu a la preſcience de
92
l'avenir, n'a-t-il pas dû prévoir
32
la chûte de ſes créatures qu'il
95 avoit deſtinées au bonheur ? Ne
92
pouvoit - il pas ſe diſpenſer de
»2
créer des êtres qu'il pouvoit être
22
dans le cas de punir & de ren
92 l
dre malheureux par un décret
32
ſubſéquent ? .... Ne ſeront-ils
22
pas en droit de ſe plaindre d'un
92
Dieu qui pouvant les laiſſer dans
25
le néant, les en a pourtant ti
92
rés , quoiqu'il prévit très-bien
92
que ſa juſtice le forceroit tôt ou
22
tard à les punir ? -

Dieu a prévu la chûte de ſes


créatures; il pouvoit ſe diſpenſer
de les créer, mais il ne le devoit
L'Anti-Bon-Sens. 18r
pas, parce que tout conſidéré, il
étoit plus convenable de les tirer
du néant que de les y laiſſer. Elles
n'ont donc pas ſujet de ſe plain
dre de ce qu'elles en ont été ti
rées, pourvu que la même main
qui les en a fait ſortir", leur ait
donné les moyens néceſſaires de
parvenir au bonheur auquel on
· les deſtinoit.

$. 74.
» Si l'homme a pu pécher ,
» même au ſortir des mains de
» Dieu , ſa nature n'étoit donc
» pas parfaite ? Pourquoi Dieu a
» t-il permis qu'il péchât, & que
2» ſa nature ſe corrompît ?
La nature de l'homme quoique
' capable de pécher, étoit parfaite
en ſon genre, parce que la liberté
· qui lui donnoit cette capacité, eſt
une perfection de la créature rai
| ſonnable. Dieu a donc pu1Vpermet
182 L'Anti-Bon-Sens.
tre que ſa nature ſe corrompît,
ou plutôt, il n'a pu ne pas le per
mettre; une telle permiſſion étant
la ſuite de la liberté de la créature
raiſonnable.

" $. 76.
» Si Dieu n'a pu rendre l'hom
» me impeccable, pourquoi s'eſt
» il donné la peine de créer l'hom
» me, dont la nature devoit né
» ceſſairement ſe corrompre, &
» qui , conſéquemment, devoit
» néceſſairement offenſer Dieu ?
» D'un autre côté, ſi Dieu lui
s» même n'a pu rendre la nature
» humaine impeccable, de quel
» droit punit-il les hommes de
» n'être point impeccables ?
Dieu pouvoit abſolument par
lant rendre l'homme impeccable,
mais le devoit-il ? C'eſt ce qu'on
ne prouvera jamais, puiſque pour
le prouver, il faudroit connoître
L'Anti-Bon-Sens. 183
à fond, pénétrer l'infini. De ce
que l'homme n'eſt pas impecca
ble , il ne s'enſuit pas qu'il peche
néceſſairement; il eſt libre de ne
pas pécher, & s'il eſt libre de ne
pas pécher, Dieu le punit juſte
ment quand il peche, nbn de ce
qu'il n'eſt pas impeccable, mais
de ce qu'il commet librement le
péché, dont il peut & doit s'abſ
teIl1I'.

» Si quelques hommes ſont


» bons, ou ſe rendent agréables
» à leur Dieu, pourquoi ce Dieu
» n'a-t-il pas fait la même grace,
» ou donné les mêmes diſpoſitions
» à tous les êtres de notre eſpece ?
Parce qu'il eſt le maître de ſes
graces ; qu'il n'eſt pas obligé de
les donner également à tous les
êtres de notre eſpece, & qu'il ne
leur fait point d'injuſtice, & qu'il
eſt quitte envers eux, pourvu qu'il
n'en exige pas l'impoſſible, & qu'il
les traite ſelon leurs mérites ou
184 L'Anti-Bon-Sens.
leurs démérites, en récompenſant
les uns pour le bien qu'ils ont
fait librement , & en puniſſant les
autres, pour le mal qu'ils ont fait
avec la même liberté.Je ſuppoſe
que notre Auteur a à ſon ſervice
vingt ddmeſtiques. Il paie à tous
exactement le juſte ſalaire dont il
eſt convenu ; mais il juge à pro
pos d'en diſtinguer cinq d'entr'eux
par quelques gratifications parti
culieres. Les quinze autres ont-ils
droit de ſe plaindre & de l'accu
ſer d'injuſtice ou de cruauté?N'eſt
il pas le maître de ſes dons & de
ſes faveurs ?
» Pourquoi le nombre des mé
» chans excede-t-il ſi fort le nom
» bre des gens de bien ? .
Par la faute même de ces mé
chans qui ſe perdent librement,
en ſe livrant à leurs paſſions cri
minelles, au lieu d'imiter, com
me ils le pourroient, les gens de
bien qui pratiquent la vertu.
L'Anti-Bon-Sens. 185
,, Si les élus ſont incapables de
,, pécher dans le Ciel, Dieu n'au
,, roit-il pas pu faire des hommes
,, impeccables ſur la terre ?
Dieu auroit pu faire des hom
mes impeccables ſur la terre , par
un coup de ſa puiſlance extraor
dinaire, & en s'élevant au deſſus
de la regle qui veut que la créa
ture raiſonnable ſoit libre du moins
pour le tems d'épreuve qu'elle a
à paſſer ſur la terre ; mais il n'a
point trouvé bon de franchir cette
barriere , & il s'eſt contenté de
mettre l'homme en état de ne pas
pécher , s'il le vouloit, ſans le
rendre fonciérement impeccable.
Sa conduite a-t-elle beſoin de juſ
tification, & appartient-il à l'hom
me de lui faire la loi, en lui de
mandant raiſon de ſes œuvres ?
). $. 77.
,, Puiſqu'il s'agit, ſelon vous,
186 L'Anti-Bon-Sens.
92 de mon bonheur éternel , ne
,, ſuis-je donc pas en droit d'exa
,, miner la conduite de Dieu lui
,, même ?
Non, Monſieur, & par la rai
ſon même que vous alléguez pour
vous arroger ce droit. On n'eſt pas
juge compétent dans ſa propre
cauſe, parce que l'intérêt que l'on
a à prononcer en ſa faveur, em
pêche de voir les choſes telles
qu'elles ſont & d'en juger ſaine
ment. D'où vient que plus la cauſe
eſt importante , moins on peut ſe
flatter d'y faire le perſonnage de
juge, parce que l'inhabilité à cette
prérogative , croit en proportion
de l'intérêt que l'on a de ſe trai
ter favorablement ſoi-même. Or,
dans la cauſe pendante entre Dieu
& l'homme , celui-ci a un ſouve
rain intérêt de ſe traiter favorable
ment lui-même, puiſqu'il s'y agit
de ſon bonheur ou de ſon malheur
éternel : il faut pour cela une per
L'Anti-Bon-Sens. 187
ſonne parfaitement déſintéreſſée ;
& où la trouverons-nous, ſi ce
n'eſt dans la Divinité eſſentielle
ment incapable de ſe tromper ou
de nous tromper nous-mêmes, elle
qui joint à des lumieres ſans bor
ne, une juſtice incorrupeible ?
Accordons néanmoins à l'hom
me la qualité de juge dans ſa pro
pre cauſe vis-à-vis de la Divinité.
Eh bien ! dans cette conceſſion
même, la cauſe eſt jugée en fa
veur de Dieu, depuis qu'il exiſte
des ſages ſur la terre. Tous ont
décidé que Dieu n'étoit point
obligé de les créer impeccables ;
qu'il convenoit qu'il leur donnât
la liberté, en liant leur ſort heu
reux ou malheureux , au bon ou
au mauvais uſage qu'ils en fe
roient; & la preuve de l'unani
, mité des ſages ſur ce point, eſt
l'hommage de la ſoumiſſion vo
: lontaire d'eſprit, de cœur & de
conduite, qu'ils ont rendu à ces
188 L'Anti-Bon-Sens.
vérités dans tous les tenus. Tous
les ont crus , & ont vécu confor
mément à leur croyance, malgré
le murmure du propre intérêt &
les clameurs des paſſions fougueu
ſes : tel eſt l'empire de la vérité;
elle forée l'homme à prononcer
contre lui-même.

$. 78.
,, Le mal phyſique paſſe com
,, munément pour être la puni
,, tion du péché... Cependant ne
,, voyons-nous pas ces fléaux (les
2, maladies , les guerres , les fa
,, mines , &c. ) tomber indiſtinc
,, tement ſur les bons & ſur les
,, méchans ?
· On a déja répondu que le mal
phyſique eſt tout à la fois la pu
nition du péché, & l'épreuve de
la vertu. Qu'on l'enviſage dans ce
point de vue, le ſeul vrai, & tou
tes les difficultés diſparoîtront.
I'Anti-Bon-Sens. 189

$. - 79.

L'Auteur ſuppoſe ici que ſelon


les principes des Théologiens ,
l'homme dans ſon état actuel de
corruption ne peut faire qué du mal,
que ſa nature abandonnée à elle
même, ou deſtituée des ſecours di
vins, le détermine néceſſairement
au mal. D'où il conclut que l'hom
me ne peut ni mériter ni déméri
ter, & que Dieu ne peut le punir
juſtement.
Quelques que puiſſent être les
ſyſtêmes des Théologiens catholi
ques, il n'en eſt aucun qui ne
| ſoutienne que la nature de l'hom
me même dans ſon état actuel de
corruption n'eſt pas néceſſairement
déterminée au mal; que Dieu ſe
roit injuſte en le puniſſant des
crimes qu'il n'auroit pas été en ſon
pouvoir d'éviter ; qu'il peut donc .
les éviter, & que, comme le dit
19o L'Anti-Bon-Sens.
ſaint Auguſtin, il y auroit une
extrême injuſtice de l'eſtimer cou
pable, pour n'avoir point fait ce
qu'il n'a pu faire : Dicere peccati
reum tenert quemquam , qut non
fecit quod facere non potuit,ſum
mœ iniquitatis eſt. (Aug. lib. de
duab. anim. cap. 12 )Notre Auteur
en imroſe donc aux Théologiens
Catholiques, quand il leur impute
d'avoir pour principes, que la na
· ture de l'homme ſe trouve néceſ
ſairement déterminée au mal , &
qu'il ne peut faire que du mal.
$. 8o.
· Après avoir ſoutenu ici la même
calomnie que l'on vient de voir
dans le paragraphe précédent con
tre les Théologiens, l'Auteur s'ex
prime ainſi : ( pag. 87.) Pour peu
qu'on réfléchiſſe, on ſera forcé de
reconnoître que l'homme eſt néceſſité
dans toutes ſes actions & que ſon li
bre
L'Anti-Bon-Sens. 191
bre arbitre eſt une chimere , méme
dans le ſyſtéme des Théologiens....
Il eſt vrai que l'homme veut, mais
il n'eſt pas maître de ſa volonté ou
de ſes deſirs. (p.88.) Mais l'hom
me, direz-vous, peut réſiſter à ſes
deſirs; donc il eſt libre. E'homme
· réſiſte à ſes deſirs, lorſque les motifs
qui le détournent d'un objet, ſont
· plus forts que ceux qui le pouſſent
vers cet objet; mais alors ſa réſiſ
tance eſt néceſſaire. p. 89.
L'Auteur confond perpétuelle
ment les deſirs indélibérés qui s'é
levent dans l'ame ſans elle ou mal
gré elle avec ſes actes réfléchis, &
les motifs propres à l'exciter ou à
l'incliner par des motions morales,
avec ſes volitions intrinſeques ; &
delà ſes erreurs touchant la li
berté de l'homme. Pour les éviter
ces erreurs, il faut ſoigneuſement
diſtinguer les divers mouvemens
qui préviennent l'uſage de la li
berté de l'homme & les différens
P
, 192 L'Anti-Bon-Sens.
motifs qui s'offrent à ſon eſprit
our le déterminerº à une action
plutôt qu'à une autre. Les mou
vemens qui préviennent la liberté
de l'homme, ſont en lui ſans lui
ou même malgré lui, & par con- .
ſéquent néceſſaires & involontai
res; mais ſi l'homme excite lui
même ces mouvemens, ou qu'il y
conſente ſans les avoir excités, ilsde
viennent alors libres & volontaires.
Lorſque l'homme délibere pour
faire une choſe ou une autre, &
qu'il s'offre à ſon eſprit différens
motifs contraires qui le pouſſent
vers l'une ou l'autre de ces cho
ſes, il eſt évident que ces motifs
excitatifs ſont bien différens des
volitions mêmes ou des détermi
nations réelles du ſujet qui déli
bere. Il n'eſt pas moins clair qu'il
ne faut pas non plus confondre la
conviction de l'eſprit, avec le pen
chant du cœur & la détermina
tion de la volonté.
L'Anti-Bon-Sens. 193
# · La diſtinction de ces divers ob
# jets nous conduit aux vérités ſui
# vantes qui renverſent de fond en
# comble ſes erreurs ſur la liberté
f. humaine. L'homme n'eſt pas ici
-

néceſſité dans ſes actions. Son libre


)ſ arbitre eſt une puiſſance réelle &
vraiment active, qui le rend maî
tre de toutes ſes déterminations,
de toutes ſes volitions, de toutes
ſes actions délibérées. Quand il ré
ſiſte à ſes deſirs par des motifs plus
forts que ceux qui le pouſſent à
les ſatisfaire , ſa réſiſtance n'eſt
nullement néceſſaire , mais libre
& volontaire, parce que malgré
la ſupériorité de la force des mo
tifs qui le pouſſent à la réſiſtance,
il pourroit céder, s'il le vouloit,
& que dans le moment même qu'il
' réſiſte, il conſerve le pouvoir réel
de ne pas réſiſter. -

Suppoſons un homme flottant


& comme dans l'équilibre entre
deux deſirs contraires, parce qu'il
P ij
194 L'Anti-Bon-Sens.
ſe trouve balancé par des motifs
qui lui paroiſſent égaux pour l'un
& pour l'autre. Suppoſons enſuite
ce même homme qui ſe décide
pour l'un de ſes deſirs, parce que
les motifs qui le favoriſent, lui
ſemblent plus forts,' ou qu'il lui
en ſurvient de nouveaux, en ſa
faveur. Je ſoutiens que dans l'une
& l'autre de ces deux poſitions,
l'homme eſt entiérement libre. Il
eſt libre dans la premiere, parce
qu'il a le pouvoir réel de choiſir
entre ces deux deſirs, & de ſe dé
cider pour l'un de préférence à
l'autre. Il eſt libre dans la ſeconde
poſition, parce que dans le tems
même qu'il ſe décide en faveur
de l'un de ces deux deſirs, il con
ſerve toujours le pouvoir de lui
réſiſter & de conſentir à l'autre ;
pouvoir réel & très-complet, quoi
qu'il ne doive point être réduit à
l'acte ou misen exercice, tant que la
premiere détermination ſubſiſtera.
»

L'Anti-Bon-Sens. 195
Je ſoutiens encore que quand
les motifs qui détournent un hom
me d'un objet, ſont plus forts que
ceux qui le pouſſent vers cet ob
jet, ſa réſiſtance alors n'eſt nul
lement néceſſaire, & qu'elle l'eſt
même ſi peu que très-ſouvent elle
ne s'enſuit pas, puiſque très-ſou
vent l'homme n'écoute pas les mo
tifs quoique plus forts qui le dé
tournent d'un objet: Video meliora
proboque, deteriora ſequor Il faut
donc mettre une grande différence
entre la conviction de l'eſprit qui
approuve un parti comme le ſeul
bon, & la perſuaſion du cœur qui
embraſſe le parti contraire quoi
que reconnu pour méchant. Les
motifs qui obtiennent l'approba
tion de l'eſprit & qui produiſent
ſa conviction par la ſupériorité de
leur force ſur les motifs contraires,
n'ont pas toujours le même em
pire ſur le cœur & la volonté, qui
, prennent trop ſouvent le parti op
11j
196 L'Anti-Bon-Sens.
poſé à celui que l'eſprit approuve,
& dont il démontre la bonté par
les motifs les plus forts. La vo
lonté eſt donc toujours la maîtreſſe
de céder ou de réſiſter aux motifs
les plus forts. Elle n'eſt donc ni
maîtriſée, ni néceſſitée par ces mo
tifs. C'eſt donc par ſa § intrin
ſeque, en vertu de ſa liberté &
de ſon domaine ſur ſes actions
qu'elle ſe détermine à l'une plu
tôt qu'à l'autre , malgré la force
prépondérante des motifs qui la
pouſſent vers l'une en la détour
nant de l'autre. L'homme eſt donc
maître de ſes volontés & de ſes
deſirs délibérés. Il eſt donc faux
de dire, comme le dit notre Au
teur, que l'homme n'eſt point li
bre dans ſon choix ; qu'il eſt évi
demment néceſſité à choiſir ce qu'il
juge le plus utile ou le plus agréa
ble pour lui-même. Comme ſi les
hommes ne choiſiſſoient pas tous
les jours des choſes qu'ils ne ju
L'Anti-Bon-Sens. 197
gent ni plus utiles, ni plus agréa
bles pour eux-mêmes. Que l'on
demande à un grand nombre de
· pécheurs d'habitude en tout gen- .
re, qui n'ont cependant pas perdu
la foi, s'ils jugent plus utile ou
plus agréable pour eux, de ſe li
vrer à leurs diverſes habitudes cri
minelles. S'ils ſont ſinceres & dé
bonne foi , ils répondront qu'ils
ne le jugent ni plus utile ni plus
agréable, mais que c'eſt par leur
faute, & par la libre détermina
| tion de leur volonté perverſe, qu'ils
ſe laiſſent aller à leurs habitudes
ordinaires , ſachant bien qu'elles
leur ſont très-nuiſibles , loin de
leur être utiles, & ſans y trouver
ſouvent que du dégoût & de l'a
mertume, au lieu des douceurs &
· des agrémens qu'elles ſembloient *.
, leur promettre.
Si je fais la gageure de faire ou
de ne pas faire une choſe, ne ſuis-je
pas libre, demande l'Auteur ? Ne
| · P iv
198 , L'Anti-Bon-Sens.
dépend-il pas de moi de la faire ou
de la pas faire ? Non, répond-il, le
deſir de gagner la gageure , vous
détermine néceſſairement à faire ou
à ne pas faire la choſe en queſtion.
Mais ſi je conſens à perdre la ga
geure ? Alors le deſir de me prouver
que vous étes libre, ſera devenu en
vous un motifplus fort, que le deſir
de gagner la gageure, & ce motif
vous aura néceſſairement déterminé
à faire ou à ne pas faire la choſe
dont il s'agiſſoit entre nous. p. 9I.
Il eſt ſurprenant que l'Auteur
ne veuille pas s'appercevoir qu'il
veut prouver la non exiſtence de
la liberté par l'exercice même de
cette liberté. Lors donc que je
conſens à perdre une gageure que
j'aurai faite, le deſir de prouver
ma liberté, n'eſt nullement atta
ché à ce conſentement comme la
· cauſe à ſon effet; il peut très-bien
ſe faire que je conſente à perdre
ma gageure , non pour prouver
L'Anti-Bon-Sens. 199
ma liberté à qui que ce ſoit,) mais
-

· uniquement pour en faire uſage


moi-même, & parce que je le
veux ainſi, ſans autre raiſon, ſit
pro ratione voluntas; & alors que
| deviennent le raiſonnement de
l'Auteur & le deſir qu'il me ſup
poſe de vouloir lui prouver ma li
berté ? Je veux pour un moment
que le deſir de lui prouver ma li
berté me faſſe conſentir à perdre
ma gageure , s'enſuivra-t-il que
ce conſentement ſoit l'effet néceſ
ſaire de ce deſir néceſſairement
déterminant ? Point du : tout. Il
s'enſuivra ſeulement que c'eſt moi
qui, par le pouvoir que j'ai de me
déterminer & d'uſer de ma liber
té, veux très-librement perdre ma
† , en faiſant céder le mo
tif de la gagner à celui de prou
ver ma liberté , qui ne me domi
nent ni l'un ni l'autre, mais que
je domine moi-même, en les ſou
mettant à mon choix , & en fai
2oo L'Anti-Bon-Sens.
ſant triompher l'un de l'autre à
mon gré, parce que je le veux
ainſi en derniere analyſe. Ces mo
tifs ne ſont donc par eux-mêmes
qu'excitatifs & nullement déter
minans ; la ſeule cauſe détermi
nante que je reconnois en moi,
· c'eſt moi-même, c'eſt-à-dire, ma
volonté, ou mon ame en tant que
douée de la faculté de vouloir &
de ne pas vouloir, de ſe détermi
ner à une choſe ou à une autre
ſans contrainte, ſans néceſſité, &
avec une pleine liberté. Il ne dé
pend donc pas de moi que ma
volonté & mes deſirs ne ſoient
excités par des objets qui ne ſont
pas en mon pouvoir, mais il dé
pend de moi d'admettre ou de re
jetter ces impreſſions étrangeres,
de les approuver en leur donnant
mon conſentement ou de les im
prouver par un déſaveu formel.
C'eſt ce dont tout le monde a un
ſentiment intime, & ce ſentiment
\
L'Anti-Bon-Sens, 2cr
n'eſt pas une illuſion, c'eſt une
vérité expérimentale & d'une ex
périence ſi claire, ſi univerſelle, ſi
conſtante, qu'elle ne pourroit nous
illuder & nous tromper, ſans que
Dieu & la nature fuſſent le prin
cipe immédiat de nos illuſions &
de nos erreurs.
Dieu lui-même, en admettant,
pour un moment, ſon exiſtence, ne
peut point étre regardé comme un
agent libre; s'il exiſtoit un Dieu, ſa
• façon d'agir ſeroit néceſſairement
déterminée par les propriétés inhé
rentes à ſa nature : rien ne ſeroit ca
ble d'arréter ou d'altérer ſes vo
Zontés. Cela poſé, ni nos actions,
ni nos prieres , ni nos ſacrifices ne
pourroient ſuſpendre ou changer ſa
marche invariable & ſes deſſeins im
muables; d'où l'on eſt forcé de con
clure que toute religion ſeroit par
faitement inutile. p, 96. .
· En parlant de la ſorte, notre
Athée ne s'apperçoit pas qu'il ſe
2o2 L'Anti-Bon-Sens.
combat lui-même, puiſque la li
berté étant une perfection, elle
eſt conſéquemment une propriété
inhérente à la nature divine; d'où
il ſuit que Dieu , par ſa nature,
eſt un agent parfaitement libre,
& cependant inaltérable dans ſes
volontés , immuable dans ſes deſ
ſeins. Nos actions, nos prieres,
nos ſacrifices ne les alterent & ne
les changent en aucune ſorte ; ils
ne ſervent qu'à en hâter l'exécu
tion que Dieu leur a attachée
comme à une condition requiſe.
Un pere a réſolû de punir ſes en
fans pour une faute qu'ils ont com
miſe, à moins qu'ils ne lui en de
mandent un humble pardon , &
qu'ils ſoient bien réſolus de s'en
corriger. Les enfants coupables de
mandent pardon avec larmes au
pere irrité, en lui proteſtant qu'ils
ne retomberont plus dans la faute
qui a excité ſon juſte courroux.
Le pere ſe calme ; il pardonne à
-
L'Anti-Bon-Sens. 2o3
k, ſes enfans éplorés. Change-t-il pour
# cela de deſlein ? Inconſtant & lé
" !

l# ger manque-t-il à ſa réſolution ?


Peut-on dire qu'il revient ſur ſes
pas, en quittant ſa marche pré
tendue invariable ? -

Eſt-on libre, demande l'Auteur,


quand on n'a pu exiſter & ſe con
ſerverſans Dieu, & quand on ceſſe
d'exiſter au gré de la volonté ſupré
me ?( p. 96.) Non, lui répondons
nous, l'homme n'eſt libre ni dans
ſon exiſtence, ni dans ſa conſerva
tion; il n'a point dépendu de lui de
ſe donner l'être, & il n'en dépend
pas de ſe le conſerver; mais il eſt
libre dans toutes ſes actions déli
bérées que Dieu a ſoumiſes à ſon
franc arbitre. . · ··

| Mais, pourſuit l'Auteur, ſi Dieu


conſerve l'homme au moment où
il peche, Dieu le force donc d'exiſ
terpour pécher. (p. 97.) Belle con
· ſéquence ! Dieu conſerve l'hom
me au moment où il peche, parce
2o4 L'Anti-Bôn-Sens. -

que la conſervation de l'homme


eſt un bien digne de la bonté de
Dieu qui l'a créé, & qui a voulu
lui conſerver l'être juſqu'à l'inſtant
marqué dans ſes éternels décrets.
Cependant l'homme ingrat, per
vers abuſc du bienfait de la créa
tion & de la conſervation pour
pécher : cet abus ne peut tomber
que ſur lui & nullement ſur ſon
conſervateur qui le condamne. Un
Roi procure la paix & l'abondance
à ſes ſujets ; pluſieurs en abuſent
pour pécher en différentes manie
res contre l'intention du Prince :
eſt-ce donc le Prince qui eſt cou
pable de ces différens péchés, &
pour les prévenir, eſt - il obligé
' d'en ſouſtraire la matiere & les
inſtrumens à tous ſes ſujets? Doit
il leur dénier ſes ſoins, ſa vigi
lance, ſa protection? Faut-il qu'il
les abandonne à la miſere & à l'é
pée de leurs ennemis ? Son zele
pour les rendre heureux ceſſe-t-il
- L'Anti-Bon-Sens. 2o5
· d'être , dans ces circonſtances ,
une vertu attachée à la royauté?
u'on ne diſe donc pas que Dieu
# préſide à une machine dont il a créé
tous les reſſorts; que ces reſſorts n'a
giſſent qu'en raiſon de la maniere
dont Dieu les a formés ;qxe c'eſt à ſa
mal-adreſſèqu'il doit s'en prendre,ſi
ces reſſorts ne contribuentpas à l'har
monie de la machine dans laquelle
l'ouvriera voulu les faire entrer. pp.
97.98. Cette comparaiſon n'a pas
l'ombre de juſteſſe. L'homme n'eſt
pas une machine à reſſorts qui ſuit
néceſſairement les divers mouve
mens qu'on lui imprime ; c'eſt un
être intelligent, libre, actif, maî
tre de ſes actions & de ſes déter
minations. C'eſt donc à lui tout
ſeul qu'il faut s'en prendre , quand
il agit mal, & que par le déſordre
de ſes actions, il vient à troubler
l'harmonie du monde moral. ,
Les prieres qu'ils (les hommes)
adreſſent continuellement au Ciel,
\
2o6 L'Anti-Bon-Sens.
ne nous montrent-elles pas qu'ils'
ne ſont aucunement ſatisfaits de
l'économie divine ? Non , elles
montrent ſeulement que les hom
mes ne ſont pas ſatisfaits d'eux
mêmes, de ce que par leurs fau
tes , ils ont dérangé l'économie
divine ; ils prient donc le Seigneur
de leur pardonner leurs fautes, &
de détourner de leurs têtes les
châtimens qu'ils ont trop méri
té , & dont ils reconnoiſſent la
juſtice.
Prier Dieu pour lui demander
un bien, c'eſt ſe défier de ſes ſoins
vigilans. (ibid.) Non : c'eſt lui
obéir en prenant le moyen qu'il a
ordonné pour obtenir le bien que
l'on ſouhaite.
Prier Dieu pour lui demander
de détourner ou de faire ceſſer un
mal, c'eſt tâcher de mettre obſtacle
au cours de ſa juſtice. (ibid.) Oui,
pourvu qu'on s'applique à la ſatis
faire par la pénitence ; ce qui eſt
dans
L'Anti-Bon-Sens. 2o7
dans l'ordre & nullement repré
· henſible.
Implorerl'aſſiſtance de Dieu dans
ſes calamités, c'eſt s'adreſſeràl'Au
teur méme de ces calamités pour lui
· repréſenter qu'en notre faveur il de
vroit rectifier ſon plan, qui ne s'ac
corde point avec nos intérêts. Ibid.
Demander à l'Auteur d'un plan,
de le rectifier, c'eſt reconnoître
qu'il eſt défectueux en lui-même ;
& ce n'eſt nullement la penſée des
Chrétiens inſtruits, qui implorent
le ſecours de Dieu dans leurs ca
lamités. Ils en reconnoiſſent la juſ
tice, & ſe bornent à demander à
Dieu qu'il les détourne d'eux, s'il
le juge expédient pour le ſalut de
leurs ames, ſinon qu'il leur donne
la force de les ſouffrir patiemment
& d'une façon méritoire.
Les Théologiens ne voient-ils pas
qu'il eſt bien moins outrageant pour
Dieu, de prétendre qu'il a fait de
ſon mieux en produiſant le monde,
ſ

2o8 L'Anti-Bon-Sens.
que de dire que, pouvant en pro
duire un meilleur, il a eu la ma
lice d'en faire un très - mauvais ?
, C}C). ICO.
Pºo# , les Théologiens voient
u'il ſeroit moins outrageant pour
Dieu de prétendre qu'il n'eſt pas
tout-puiſſant, que de ſoutenir qu'il
eſt méchant. Mais ce qu'ils ne
voient pas & ne verront jamais,
c'eſt que Dieu n'ait pu ſe diſpen
ſer de créer le meilleur de tous
les mondes poſſibles, ſans être mé
chant; comme s'il étoit obligé de
faire tout ce qu'il peut de ſon pou
voir abſolu. Eh ! que deviendroit
alors ſa ſouveraine liberté ? Ce -

que les Théologiens ne voient pas


non plus, c'eſt la poſſibilité de
reconnoître l'honnête homme ,
l'homme décent , l'homme vrai
dans la perſonne de l'Ecrivain qui
leur impute l'horrible blaſphême
par lequel ils diroient que Dieu a
eu la malice , ou plutôt la mé
L'Anti-Bon-Sens. 2o9
# chanceté atroce de faire un très
mauvais monde. • -,

Si Dieu a pu conſentir au mal


endant toute la durée de notre
globe actuel,# aſſurance avons
nous que pendant toute la durée d'un
autre globe , la Juſtice divine ne
s'endormira pas de méme ſur les
malheurs de ſes habitans P p. 1oo.
Dieu ne conſent pas au mal
pendant la durée de notre globe
actuel , un tel conſentement ſeroit
indigne de ſa ſainteté, il le tolere
ſeulement, & ſa parole expreſſe,
ainſi que la droite raiſon nous
donnent les plus fortes aſſurances
qu'il ne pouſſera cette tolérance
que juſqu'aux limites de l'autre
globe excluſivement. A peine le
foible mortel les aura-t-il apper
çu, en fermant les yeux à la lu
miere du globe actuel, qu'il ſe
verra aſſuré pour toujours de ſon
ſort ſoit heureux, ſoit malheureux,
ſelon la différence des biens qu'il
Q ij 4
· 2 1o L'Anti-Bon-Sens.
aura , criminellement goûtés juſ
qu'à la fin , ou des maux qu'il
aura patiemment enduré dans l'eſ
érance d'un meilleur deſtin pour
l'avenir. La foi l'enſeigne; la rai
ſon le dicte, & ſans cette conſo
lante perſpective pour la vertu
ſouffrante durant la vie préſente,
la vertu elle-même n'eſt qu'un
vain nom ; le bien & le mal mo
ral de purs fantômes ; Dieu une
chimere : l'idée d'un Dieu toujours
tolérant, toujours endormi ſur les
forfaits de ſes créatures, & par
cela même éternellement injuſte,
l'idée d'un tel Dieu exclut celle
de ſon exiſtence. Sa parole & la
droite raiſon , le ciel & le ſens
commun , la voix de la nature,
le ſentiment intime atteſtent donc
hautement & ſa future intolérance
du mal , & les récompenſes im
mortelles qu'il réſerve au bien que
l'on fait pour les mériter.
Ne voit-on pas que la patience
L'Anti-Bon-Sens. 2II

ne peut pas convenir à un Etre juſ


te, immuable & tout - puiſſant ?
p. 1o I. On voit préciſément le
contraire : oui, l'on voit & très
clairement qu'un Etre juſte, im
muable, tout-puiſſant peut ſouffrir
patiemment pendant un certain
tems les crimes de ſes créatures,
ſoit pour leur donner le tems de
rentrer en elles-mêmes & d'en faire
pénitence, ſoit pour d'autres rai
ſons connues ou inconnues aux
hommes. Rien dans une pareille
conduite qui ne convienne par
faitement à un Etre juſte , im
muable, tout-puiſſant, infini &
doué de toutes les vertus poſſi
bles.
Dieu peut-il donc tolérer l'in
juſtice, même un inſtant ? p. IoI.
Oui, il le peut, il le doit même,
dès qu'il a créé l'homme intelli
gent, libre , & par conſéquent
peccable. Si Dieu ne pouvoit to
lérer l'injuſtice même un inſtant,
Q iij
2.12 L'Anti-Bon-Sens.
il devoit créer l'homme impecca
ble, ou l'exterminer dès ſon pre
mier péché; & alors qu'étoit-il
beſoin de le tirer du néant, pour
l'y replonger peu d'inſtans après
l'en avoir fait ſortir ?
Souffrir le mal que l'on a le
pouvoir d'empécher, c'eſt conſentir
que le mal ſe faſſe. (ibid.) Point
du tout; c'eſt ſeulement le tolé
rer pour un tems, non par foibleſ
ſe, ni par impuiſſance, ni par ma
lice ou par colluſion, mais par des
raiſons ſupérieures & par l'effet
d'une ſageſſe profonde, qui pro- .
portionne les moyens aux fins
qu'elle ſe propoſe, & ſait faire
jaillir des biens innombrables du
ſein même des maux paſſagers
qu'elle tolere ſans les approuver.
Que diroit-on d'un grand Roi qui,
voulant faire uſage de tout ſon
pouvoir pour empêcher le mal dans
toute l'étendue de ſon Royaume,
mettroit à la chaîne plus des trois
L'Anti-Bon-Sens. 213
quarts de ſe ſujets pour empêcher
les uns de voler , les autres de
battre & de tuer, ceux-ci de s'eni
vrer, ceux-là de ſe livrer à mille
ſorte de débauches ? Il n'eſt que
des eſprits extrêmement étroits &
nullement faits pour les° grandes
places, qui puiſſent s'imaginer que
ceux qui gouvernent le monde,
ſont obligés d'épuiſer leur pouvoir
abſolu pour empêcher tous les
maux. Aveugles ! qui ne voient
pas qu'on ne peut ſouvent empê
cher un mal ſans mettre obſtacle
à un plus grand bien, & que
l'exemption de tous les maux n'eſt
ni de la nature de l'homme ſur la
terre, ni de l'état préſent des cho
ſes humaines. -

Quelle idée puis-je me former


d'une juſtice qui reſſemble ſi ſouvent
à l'injuſtice humaine ? N'eſt - ce
pas confondre toutes nos idées du
juſte & de l'injuſte, que de nous
dire que, Ce qui eſt équitable en
· *. Q iv
214 L'Anti-Bon-Sens.
Dieu, eſt inique dans ſes créatures?
(Ibid.) -

Pour payer cette prétendue dif


ficulté, je n'ai beſoin que de la
confeſſion volontaire ou forcée de
l'Auteur lui-même : qu'il me ré
ponde de gré ou de force ; il ne
peut s'en diſpenſer. Le Maître ab
ſolu d'un bien peut-il en diſpoſer
à ſa volonté, & celui qui n'en eſt
pas le Maître le pourroit-il égale
ment ? Le ſouverain peut-il met
tre à mort les malfaiteurs qui la
méritent, & les particuliers le peu
vent-ils auſſi ? Eh quoi! La même
action qui ſera juſte & injuſte
d'homme à homme, ne le ſera pas
de Dieu à l'homme ?
Au ſein méme des plus grandes
calamités, par une ſimplicité ridi
cule, ou plutôt par une contradic
tion ſenſible dans les termes , ne
voyons-nous pas des dévots s'écrier
que le bon Dieu eſt le maître ?p. 1o3.
Oui , & ces bons dévots ne ſe
4
* *.
4 •
L'Anti-Bon-Sens. 2I5
montrent ni ſimples ni contradic- .
· toires dans leurs pieuſes exclama
tions. Nous croyons, vous diront
· ils, & nous adorons un Dieu éga
lement bon, juſte, puiſſant. Parce
qu'il eſt bon , il nous comble de
biens, lors méme que INous ne les
méritons pas. Parce qu'il eſt juſ
te, il nous punit en nous envoyant
les différentes calamités que nous
, méritons & qui doivent ſervir dans
ſes deſſeins à nous purifier en nous
préparant aux récompenſes qu'il
deſtine à notre pénitence & à no
tre ſoumiſſion ; récompenſes qui
ſurpaſſent autant les biens de la
vie préſente que le ciel ſurpaſſe
la terre , & l'éternité le tems. Où
eſt la ſimplicité, où eſt la contra
diction dans ce langage ? Eſt-ce
là faire de Dieu un tyran , un deſ
pote auſſi cruel que capricieux &
bizarre ?
Que dirions-nous d'un Roi, dont
les ſujets ſe ſeroient révoltés, & qui,
216 L'Anti-Bon-Sens.
pour s'appaiſer lui-même, ne trou
veroit d'autre expédient que de faire -

mourir l'héritier de ſa couronne qui


n'auroit point trempé dans la rébel
lion générale ? p. 1o5.
La comparaiſon que l'on veut
faire ici, f'eſt point juſte, & pour
qu'elle le fut, il faudroit la pré
ſenter en ces termes. Que dirions
nous d'un Roi qui, pour mettre
de juſtes proportions entre ſa Ma
jeſté indignement outragée & la
ſatisfaction de ſes ſujets rebelles,
propoſeroit à l'héritier de ſa cou
, ronne de ſubir la mort, à condition
qu'il le reſſuſciteroit infaillible
ment & le mettroit pour toujours
en poſſeſſion d'un Royaume infi
niment riche, infiniment glorieux,
infiniment délicieux. Que dirions
nous d'un pere Roi qui feroit une
pareille propoſition à ſon fils , &
d'un fils qui l'accepteroit ? Nous
dirions que leurs procédés ſeroient
un chef d'œuvre d'intelligence ,
L'Anti-Bon-Sens. 217
de ſageſſe, de juſtice, de géné
roſité, de bonté; & c'eſt préciſé
ment celui que nous admirons dans
le Myſtere ineffable de l'incarna
tion & de la mort du fils de Dieu.
Un Roi par ſon orgueil allume la
colere du Ciel; Jehovah fdit deſcen
dre la peſte ſurſon peuple innocent;
ſoixante dix mille ſujets ſont ex
terminés pour expier la faute d'un
Monarque, que la bonté de Dieu a
réſolu d'épargner. p. 1o5.
Si les ſujets de David étoient
innocens du péché d'orgueil qui
leur attira le fléau de la peſte, ils
étoient ſans doute coupables de
beaucoup d'autres, & dès-lors ils
méritoient ce châtiment. Euſſent
ils été tous innocens, Dieu n'eut
pas été moins en droit ſinon de
les punir, du moins de les éprou
ver par les afflictions pour leur
faire mériter les récompenſes de
l'autre vie, avec leſquelles toutes ,
les peines de celle-ci n'ont aucune
- 218 L'Anti-Bon-Sens.
proportion. Enfin David fut plus
puni par la perte de ſes ſujets que
ſi Dieu eut exercé ſur ſa perſonne
les vengeances-les plus terribles,
& ce genre de punition devoit
ſervir dans les deſſeins de Dieu à
faire ſentir aux Rois toute l'énor
mité de leurs fautes perſonnelles,
puiſqu'elles rejailliſſent, ſans mê
me qu'ils y penſent, juſques ſur
leurs peuples qui en ſont innocens.
L'Auteur ſuppoſe que Dieu n'a
créé les hommes que pour les
forcer à jouer leur éternité ſans
qu'ils puiſſent s'empêcher de per
dre à ce jeu infiniment cruel ; ſem
blable, dit-il, à ce Sultan fana
tique qui au rapport des voyageurs
force ſes # à jouer aux dez
tellement diſpoſés que ſur cent
mille coups , il n'en eſt qu'un qui
porte; & cela pour avoir le plai
ſir de brûler à petit feu tous ceux
de ſes ſujets qui n'auront pas ga
gné, pp. 1o6. 1o8.
L'Anti-Bon-Sens. 219
Rien de plus faux que cette ſup
poſition & de moins juſte que cette
comparaiſon. Dieu a créé les hom
mes pour les rendre heureux, en
leur offrant les moyens de le de
venir, ſans néanmoins les forcer à
les prendre ces moyens'propres à
leur aſſurer le bonheur , parce
qu'il ne l'auroit pu faire ſans dé
truire leur liberté. C'eſt donc à
eux à opter entre la vie ou la
mort, le bien ou le mal que Dieu
a laiſſés à leur choix en les créant
libres. Or, j'en atteſte tout hom
me ſincere & de bonne foi : eſt
ce là les avoir créés pour les for
· cer à jouer leur éternité, ſans qu'ils
puiſſent s'empécher de perdre ? Eſt
ce là le jeu d'un tyran barbare &
capricieux qui forcé ſes ſujets à
jouer & à perdre aux dez, pour
avoir le plaiſir affreux de les brû
ler à petit feu ? Même fauſſeté,
même infidélité déteſtable dans
cette autre comparaiſon que fait

22o L'Anti-Bon-Sens.
l'Auteur de la conduite de Dieu
envers les hommes, avec celle d'un
oiſeleur qui prend l'oiſeau dans ſes
filets pour s'en nourrir, après s'en
étre amuſé dans la voliere. Comme
ſi Dieu qui a formé les hommes à
ſa reſſemblance pour les rendre
| heureux en le poſſédant lui-même,
ne les avoit tirés du néant que pour
les mettre en cage , "s'en amuſer
quelque tems, & les dévorer en
ſuite à belles dents. C'eſt ainſi que
tant d'Ecrivains impies ſe jouent
de la crédulité de leurs Lecteurs,
en calomniant ſans ceſſe la Divi
nité pour la leur rendre haïſſable.
On nous affure que l'ame hu- .
maine eſt une ſubſtance ſimple; mais
fi l'ame eſt une ſubſtance ſi ſimple,
· elle devroit étre préciſément la mé
me dans tous les individus de l'eſ
pece humaine, qui tous devroient
avoir les mémes facultés intellec
tuelles : cependant cela n'arrive pas ;
les hommes diffèrent autant par les
L'Anti-Bon-Sens. 22 r
qualités de l'eſprit, que par les traits
du viſàge. pp. I 13. I I4.
L'Auteur fait briller ici ſon Bon- -

Sens & ſa ſagacité au point de nous


donner contre lui des armes aux
quelles il ne peut échapper. Nous
admettons donc la parité°qu'il fait
entre les qualités de l'eſprit & les
traits du viſage, dont il n'y en a
pas deux qui ſe reſſemblent par
faitement. Oui , lui diſons-nous,
il n'y a pas moins de différence
entre les qualités de l'eſprit des
hommes qu'entre les traits de leurs
viſages , & comme la différence
infinie qui ſe rencontre dans les
traits de leurs viſages, n'empêche
pas l'unité de la nature humaine
dans tous les individus, auſſi la
différence infinie qui regne dans
#
les qualités de leurs eſprits, n'eſt
# point un obſtacle à l'unité & à la
ſimplicité de leur ame. Il eſt donc *

#
néceſſaire de diſtinguer la ſubſtance
# ou l'eſſence de l'ame & ſes per
222 L'Anti-Bon-Sens.
fections accidentelles. Les perfec
tions accidentelles de l'ame varient
à l'infini dans les divers individus
de l'eſpece-humaine, & il n'y en
a pas deux qui ſe reſſemblent par
faitement non plus que les traits
de leurs viſages; mais la ſubſtance
ou l'eſſence de l'ame ne varie pas,
elle eſt abſolument la même dans
tous les hommes; & l'ame du plus
ſtupide des Lapons ou des Hot
tentots ne differe en aucune ſorte
à cet égard, de celle des Leibnitz
ou des Newton , tout comme un
laid viſage ne differe pas ſubſtan
tiellement du plus beau & du plus
charmant.
L'homme ne differe des autres
animaux que par la différence de
ſon organiſation, qui le met à por
tée de produire des effets dont ils ne
ſont point capables. La variété que
l'on remarque entre les organes des
individus de l'eſpece humaine, ſiuffit
pour nous expliquer les différences
qut
L'Anti-Bon-Sens, 223
qui ſe trouvent entr'eux pour les fa
cultés que l'on nomme intellectuel
· les. p. 114.' -

Raiſonner de la ſorte, c'eſt pré


tendre que le plus habile artiſte
ne differe du plus ignorant que
par la différence de l'Nnſtrument
qu'il emploie pour ſes chefs d'œu
: vres. Cependant, que l'on mette
le pinceau d'Appelles dans les
mains d'un ouvrier mal-habile, &
# l'on verra s'il en fera ſortir les ta
bleaux du Prince des Peintres. On
ne doit donc conſidérer les orga
nes du corps humain que comme
des inſtrumens dont l'ame a be
ſoin pour déployer ſes facultés in
tellectuelles & produire ces effets
merveilleux, ces ouvrages d'eſprit
que nous admirons , & dont elle
eſt plus ou moins capable, par
elle-même, ſelon que le Créateur
s'eſt montré plus ou moins libéral
envers elle , lorſqu'il la formée
pour l'unir au corps , & agir avec
R.
224 L'Anti-Bon-Sens.
le ſecours des organes corporels.
Ces deſtručteurs du genre humain
connus ſous le nom de conquérans
ont-ils donc des ames plus eſti
mables , que celles des ours, des
lions & des pantheres ? p. 1 15. Non
les ames des conquérans injuſtes
& barbares ne ſont pas plus eſti
mables que celles des plus féroces
animaux; elles le ſont moins, eu
égard au criminel abus qu'ils en
ont fait , mais cet abus même
n'empêche ni l'excellence intrin
ſeque de leurs ames , ni leur ſu
périorité ſur celles des animaux
quelconques, malgré les bonnes
qualités apparentes ou réelles que
pluſieurs d'entr'eux font paroître,
puiſque ces qualités, de quelque
nature qu'on les ſuppoſe, ſont au
deſſous de la ſphere de la raiſon
telle qu'elle eſt dans l'homme.
Les ſpéculateurs qui s'imaginent,
ou qui veulent nous faire croire que
tout dans l'univers a été fait pour
,
· L'Anti-Bon-Sens. 22.5
# l'homme, ſont très - embarraſſés ,
# uand on leur demande en quoi tant
d'animaux mal-faiſans , qui ſans
ceſſe infeſtent notre ſéjour, peuvent -

contribuer au bien-être de l'hom


me ? p. r16. -

Je ne me flatte pas d'être un


grand ſpéculateur , & c'eſt pour
cela ſans doute que je ne trouve
point un grand embarras à répon
dre à la demande de l'Auteur : je
réponds donc 1°. que ab initio
non fuit ſic. La révolte des animaux
mal-faiſans contre l'homme eſt poſ
térieure à la révolte de l'homme
contre Dieu ; & ſi , conſtamment
docile aux ordres de ſon Créateur,
l'homme lui fut toujours demeuré
fidele, jamais les animaux ne lui
auroient manqué d'obéiſſance à
lui-même. - - . -

Je réponds 2°. que pour que


1'on puiſſe dire avec vérité que
tout dans l'Uuivers a été fait pour
l'homme, il n'eſt point du tout
• R ij
226 L'Anti-Bon-Sens.
néceſſaire qu'il n'y ait pas la moin
dre choſe dans l'Univers qui puiſſe
nuire à aucun des hommes , mais
qu'il ſuffit que dans la totalité les
choſes utiles à l'homme ſurpaſſent
celles qui lui ſont nuifibles, & qu'il
puiſſe ſe préſerver en tout ou en
grande partie de celles-mêmes qui
lui ſont nuiſibles. Or, voilà préci
ſément ce qui ſe voit dans l'état
même actuel du monde. Les cho
ſes utiles à l'homme ſurpaſſent de
· beaucoup celles qui lui ſont nuiſi
bles ; il peut ſe préſerver de ces
dernieres en tout ou en grande
· partie; il ſait même en faire tour
| ner pluſieurs à ſon avantage ; cel
les qui lui nuiſent d'un côté, lui
"ſervent de l'autre ; la vipere qui
" le mord, entre dans les remedes
qui le guériſſent, & enfin les maux
dont il ne peut ſe préſerver en
tout, ne tombent que ſur un très
petit nombre d'individus , ſi on
les compare aux autres; y a-t-il
L'Anti-Bon-Sens. 227
aucune comparaiſon entre ceux
qui meurent frappés de la foudre
ou dévorés par un tigre, & ceux
qui échappent à ces àccidens fu
neſtes ? -

3°. L'homme n'eſt pas ſeule


ment fait pour jouir, mais pour
pratiquer la vertu, & comment la
pratiquera-t-il , s'il n'a rien du
tout à ſouffrir ?
4°. Si notre raiſonneur qui ſe
flatte d'avoir ſeul le Bon-Sens en
partage, par un privilege exclu
ſif, vouloit en faire uſage, il com
prendroit ſans peine, que la terre
n'eſt point la patrie de l'homme,
& que les maux qu'il y endure,
ſont deſtinés à le conduire à un
terme délicieux, où il n'aura plus
qu'à jouir, pourvu qu'au lieu de
troubler & d'intervertir l'ordre des
choſes, il l'embraſſe d'eſprit & de
cœur. Voilà l'explication de l'é
nigme, & la ſeule clef de ce mê
lange de biens & de maux qui
R iij
228 L'Anti-Bon-Sens.
embarraſſe ſi fort nos petits eſprits.
Il y a donc des maux & des biens
dans le monde : oui, & qu'en con
clud le vrai Bon-Sens, la ſaine &
droite raiſon ? Que l'homme qui
éprouve « au dedans de lui-même
un deſir irréſiſtible d'un bonheur
durable & complet, n'eſt pas fait
pour le monde préſent; qu'il y en
a donc un autre vers lequel il doit
tendre ; & qu'il y occupera ſûre
ment une place fixe, bonne ou
mauvaiſe, ſelon l'uſage bon ou
mauvais qu'il aura fait des biens
& des maux de la vie préſente,
qui peuvent être entre ſes mains
des bonnes ou des méchantes œu
vres qui doivent décider de ſon
ſort pour toute l'éternité.
Si l'ame eſt une ſubſtance eſſen
tiellement différente du corps & qui
ne peut avoir aucuns rapports avec
lui, leur union ſeroit, non un myſ
tere, mais une choſe impoſſible. ( p.
124.)Oui, ſi l'ame ne peuten effet
| L'Anti-Bon-Sens. 229
avoir aucun rapport, aucune ana
logie avec le corps. Mais c'eſt pré
ciſément ce que nous nions avec
intrépidité, & c'eſt ce que l'Auteur
avance très-gratuitement. Nous di
ſons donc que l'ame quoiqu'eſſen
tiellement différente du corps, peut
néanmoins avoir des rapports avec
lui & qu'elle en a effectivement
de très - ſinguliers , en vertu des
loix de l'union auſſi étroite qu'ad
mirable de ces deux ſubſtances ſi
diſparates qui agiſſent avec tant de
concert & d'harmonie, que les
mouvemens de l'une ſe commu
niquent à l'autre; loix que le Créa
teur a ſagement établies pour du
rer autant de tems que l'homme
doit ſubſiſter ſur la terre. Eh !
comment notre Ecrivain matéria
liſte pourroit-il nous prouver que
cette merveilleuſe aſſociation de

l'ame & du corps paſſe la puiſſance
de l'Etre ſuprême qui les forma
: l'un pour l'autre ? C'eſt , dit-il ,
- R iv
\
23o , L'Anti-Bon-Sens.
(ibid. ) qu'il ne connoît & ne ſent
· que ſon corps, & que c'eſt ce corps
qui ſent,## &c.
Plaiſante preuve, qui ſe réduit à
énoncer hardiment ce qui eſt en
queſtion, & à donner à la matie
re, par le plus abſurde de tous les
paradoxes , la ſublime faculté de
penſer, de juger, de réfléchir,
de comparer, de combiner, &c.
Si je demande quels motifs on a
de ſuppoſer que l'ame eſt immortel
le ? On me répond auſſi-tôt, c'eſt
que l'homme par ſa nature deſire
d'étre immortel, ou de vivre tou
jours. Mais repliquerai-je, de ce
que vous deſirez fortement une cho
ſe, eſt-ce aſſez pour en conclure que
ce deſir ſera rempli ? p. 125.
L'Auteur voudra bien nous per
mettre de lui dire, ſans prétendre
l'offenſer, que ſa replique eſt des
plus ineptes, parce qu'il n'y a au
cune parité entre un deſir univer
ſel, naturel ou inné, & un deſir
L'Anti-Bon-Sens. 231
particulier, factice , & qui n'a
d'autre principe que la volonté pri
vée & ſouvent criminelle du ſujet
deſirant. De ce que l'homme par
ſa nature deſire de vivre toujours,
on en conclut donc très-bien qu'il
ne mourra jamais & que ſon ame
eſt immortelle, parce que ſans
cela Dieu & la nature qui lui inſ
pirent ce deſir néceſſaire, le trom
peroient en lui faiſant la plus fu
neſte illuſion. Mais de ce que quel
ques hommes en particulier deſi
· rent fortement une choſe, ſouvent
d'une façon très-criminelle , on
en concluroit fort mal que leurs
vœux ſeront accomplis, parce qu'il
n'y a aucune connexion néceſſaire
entre leurs deſirs & l'accompliſſe
ment de ces deſirs , vu que ce n'eſt
ni Dieu ni la nature qui les leur
inſpire, & que quand ils en ſont fruſ
trés , il n'en réſulte aucun incon
vénient, ni rien d'injurieux à Dieu
ou à la nature.
232 , L'Anti-Bon-Sens. .
D'ailleurs le deſir de vivre tou
jours eſt-il donc l'unique preuve
de l'immortalité de l'ame , & l'i
dée de l'ordre, celle de la juſtice
de Dieu , la néceſſité de punir le
vice & de récompenſer la vertu,
ne prouvent-elles pas l'exiſtence
d'une autre vie ? Quoi! certain de
l'impunité pour toujours, le crime
trop ſouvent regneroit ici-bas le
ſceptre à la main & la couronne
en tête , tandis que la vertu mal
heureuſe, flétrie, opprimée lan
guiroit triſtement dans les fers,
ſans aucun eſpoir d'un meilleur
ſort pour l'avenir ? La raiſon s'in
digne d'un plan ſi peu juſte & ſi
mal diſpoſé, & nous apprend à
penſer tout différemment de l'état
préſent de l'homme & de ſes fu
tures deſtinées. Eſt-il donc plus
ridicule ou plus abſurde de croire
que les hommes mangeront après
la mort, que de s'imaginer qu'ils
penſeront ? p. 1o7. Oui , aſſuré
L'Anti-Bon-Sens. 233
ment , par la raiſon tranchante,
que la manducation eſt une action
purement animale & corporelle
qui exige conſéquemment le mi
niſtere & l'intervention du corps,
au lieu que la penſée eſt une ac
tion purement ſpirituelle que l'a
^ me exerce par elle-même & ſans
qu'elle ait aucun beſoin des or
ganes corporels.
Comment votre ame naît-elle,
s'accroît - elle , ſe fortifie-t-elle ,
s'affoiblit-elle , ſe dérange-t-elle,
vieillit-elle dans la méme progreſ
! ſion que votre corps ? Vous nous
réponde{ à toutes ces queſtions que
ce ſont des myſteres. p. 128. .
· Ce n'eſt nullement là ma ré
: ponſe : veuillez l'entendre ſans
courroux. Vous avancez également
faux quand vous dites que notre
ame naît, s'accroît, &c. & quand
vous ajoutez que nous trouvons
des myſteres dans tout cela. Notre
ſ: ame ne naît pas; c'eſt Dieu qui
234 L'Anti-Bon-Sens.
la créé, & qui la met dans le corps ;
quand il eſt ſuffiſamment organiſé
pour la recevoir. Elle ne s'accroît,
ne ſe fortifie, ne s'affoiblit & ne
ſe dérange pas; c'eſt le corps tout
ſeul qui éprouve ces différentes
viciſſitudes, & ſi l'ame y paroît
ſujette, c'eſt uniquement parce
que, pour ſe développer & exer
cer librement ſes facultés, elle a
beſoin des organes du corps, tant
qu'elle lui demeure unie. Il n'y a
donc aucun myſtere dans les queſ
tions inſidieuſement propoſées ,
puiſque l'on conçoit ſans peine que
l'ame quoique toujours la même,
ſemble néanmoins croître, ſe for
· tifier , s'affoiblir & ſe déranger
enfin, lorſque le corps croît, ſe †
tifie, s'affoiblit, ſe dérange, parce
qu'elle dépend de lui comme d'un
moyen néceſſaire pour ſes opéra
t1OI1S. -

Je ſuppoſe un très-habile Ecri


vain, mais inviſible & dont la main
L'Anti-Bon-Sens. 235
qu'on n'apperçoit point davantage
que la perſonne, conduit une plu
me ſur le papier. La plume s'é
mouſſe , s'affoiblit, s'uſe à la fin ;
le papier lui - même n'eſt point
égal & refuſe quelquefqis de re
cevoir l'encre , d'autres obſtacles
viennent encore à la traverſe ,
l'Ecrivain laiſſe la plume & s'en
va. Eſt-ce lui qui a éprouvé tou
tes ces viciſſitudes, ou bien les
inſtrumens qui lui étoient néceſ
ſaires pour écrire ? L'application
ſe fait ſentir d'elle-même, & nous
ne pourrions nous y arrêter ſans
offenſer la pénétration de nos lec
teUTS,

Dans l'hypotheſe méme de la


Théologie, c'eſt-à-dire, en ſuppo
ſant un Moteur tout-puiſſant de la
matiere, de quel droit les Théolo
giens refuſèroient - ils à leur Dieu
le pouvoir de donner à cette matie
re, la faculté de penſer ? Lui ſe
roit-il donc plus difficile de créer
236 L'Anti-Bon-Sens.
des combinaiſons de matiere dont
la penſée réſultât, que des eſprits
qui penſent ? p. 129. -
Le droit qu'ont les Théologiens
de refuſer à leur Dieu le pouvoir
de donnçr à la matiere la faculté
de penſer , c'eſt qu'il eſt abſolu
ment impoſſible de créer des com
binaiſons de matiere dont la pen
ſée fut le réſultat. Quelque com
| binaiſon de matiere que l'on puiſſe
imaginer, la matiere combinée,
reſtera toujours matiere, c'eſt-à
dire , ſubſtance étendue , diviſible,
inerte. Or toute ſubſtance éten
due , diviſible , inerte, ſe trouve
abſolument incapable de penſer ,
c'eſt-à-dire, de connoître les dif
férens objets ſpirituels ou corpo
rels , généraux ou particuliers,
I°. parce que toute action , toute
propriété d'une ſubſtance diviſible
eſt elle-même diviſible, cette ſorte
de ſubſtance ne pouvant agir que
par le mouvement qui lui eſt im
L'Anti-Bon-Sens. 237
primé, & par l'impreſſion que ſes
parties agitées font ſur les objets.
Mais la penſée n'eſt nullement
diviſible, elle ne ſe partage point,
& il ſeroit abſurde de dire que l'on
a une moitié, un tiers , un quart
de penſée. Rien n'eſt plüs ſimple
que l'acte de la penſée, du juge
ment, du raiſonnement, du vou
loir , &c.
2°. Il eſt évidemment impoſſi
ble que la ſubſtance étendue ou
la matiere puiſſe produire la pen
ſée, parce que l'on conçoit clai
rement que la matiere ne renfer
me pas la penſée, ou la connoiſ
ſance dans ſon ſein , & que ſes
parties groſſes ou petites qui n'a
giſſent que par le mouvement &
en ſe pouſſant les unes les autres,
[. n'ont aucune proportion avec un
# effet ſi admirable. Eh! quelle pro
#. portion de bonne foi peut-il donc
f,
,
y avoir entre un mouvement, une
ſecouſſe, une vibration de corps
238 L'Anti-Bon-Sens.
ou des corpuſcules & la penſée,
& le jugement, la réflexion , le
raiſonnement ? La penſée n'eſt-elle
pas un mode ou une modification
de la ſubſtance penſante, c'eſt-à
dire, la maniere dont cette ſubſ
tance ſe porte vers les objets pour
les connoître, & la modification
de la matiere qui ſe réduit au mou
vement, ou à l'arrangement & à
· la figure de ſes parties, cette pen
ſée, cette connoiſſance ? Quoi !
une portion groſſe ou petite de
matiere agitée dans un tel ou tel
ſens , arrangée de telle façon ,
empreinte de telle figure, cette
portion de matiere ſeroit vraiment
une penſée , une connoiſſance , un
jugement affirmatif ou négatif, ou
bien une ſuſpenſion de jugement,
un doute, &c. ? Qui oſeroit le
dire ſans rougir ? . -

· Dira-t-on qu'une particule de


matiere extrêmement fine & en
core ſubtiliſée par l'organiſation
pourra
· L'Anti-Bon-Sens. 239
# pourra devenir penſante ? Mais, je
demande ſi cette matiere organi
- ſée a changé de nature par ſon or
· ganiſation , ſi elle a ceſſé d'être
inerte , ſi elle a perdu les parties
dont elle étoit compoſée, ſi elle
n'eſt plus diviſible ? ' -

Rien n'eſt plus démontréque Dieu


eſt une chimere, dont l'exiſtence eſt
totalement impoſſible, vu que rien
n'eſt plus évident qu'un étre ne peut
raffembler des qualités auſſi con
tradictoires, auſſi inconciliables que
celles que toutes les Religions de
la terre aſſignent à la Divinité.
La Religion chrétienne de la
quelle ſeule je prétends ſoutenir
la cauſe , n'attribue à la Divinité
que des qualités qui ſe marient
très-bien les unes avec les autres;
& qui ne paroiſſent contradictoires
qu'aux eſprits louches, étroits, ſu
perficiels, vains, arrogans, & aux
cœurs corrompus. Donnez-moi des
cœurs purs & droits, des eſprits
4
24o L'Anti-Bon-Sens.
vaſtes, juſtes, profonds, & l'A
théiſme ne leur paroîtra que ce
qu'il eſt en effet, le plus extra
vagant de tous les délires , l'op
probre de la raiſon. C'eſt ainſi
· qu'en ont penſé les grands hom
mes de tous les temps qui valent
bien ſans doute nos Athées mo
dernes.
Dès qu'on ſe plaint de ne rien
comprendre à la # d'y
trouver à chaque pas des abſurdi
tés qui répugnent , d'y voir des
impoſſibilités, on nous dit que nous
ne ſommes pas faits pour rien con
cevoir aux vérités que la Religion
nous propoſe, que la raiſon s'égare
& n'eſt qu'un guide infidele, &c.
§s les aſſertions renfermées
p • TI 29,

dans ces huit ou neuf lignes ſont


autant de fauſſes ſuppoſitions. Oui,
l'on ſuppoſe faux quand on avance
que les Chrétiens avouent qu'on
trouve à chaque pas dans leur Re
L'Anti-Bon-Sens. 24I
ligion des impoſſibilités & des ab
ſurdités qui répugnent ; qu'ils ne
ſont pas faits pour y rien con
cevoir ; que la raiſon n'eſt qu'un
guide infidele, &c.
Tous les Chrétiens inſtruits ſou
tiennent au contraire, que leur
Religion ne renferme pas une ſeule
impoſſibilité, pas la moindre ab
, ſurdité; que tout y eſt divin; qu'ils
en conçoivent & en admirent la
beauté, la grandeur, la ſublimité,
la ſage & profonde économie ; que
la raiſon ſaine y voit tout cela,
& que quoiqu'elle ne puiſſe péné
trer le fond de nos myſteres, elle
ne laiſſe pas de nous apprendre
qu'ils ſont évidemment croyables,
& que nous ne pouvons ſans cri
me refuſer notre aſſentiment à l'é
vidence des preuves qui en éta
bliſſent la réalité. Eſt-ce donc là
ne reconnoître que des abſurdités
ſans nombre dans la Religion , &
dans la raiſon qu'un guide infide- .
S ij
242 , L'Anti-Bon-Sens.
le, qui ne peut que nous égarer,
& nous faire faire autant de chû
tes que de pas ? Cela n'eſt que trop
vrai de la raiſon corrompue, altie
re, arrogante de nos modernes Ra
† mais nullement d'une
raiſon ſaine, telle que l'eurent en
partage les Auguſtin, les Paſchal
& tant d'autres.
Qu'eſt - ce qu'un myſtere ? Si
j'examine la choſe de près, je dé
couvre bientôt qu'un myſtere n'eſt
jamais qu'une contradiction, une
abſurdité palpable, une impoſſibi
lité notoire. p. 14o.
· Si telle eſt la vraie notion du
myſtere, il en faut néceſſairement
conclure qu'on ne doit rien croire
& qu'on doit tout nier ſoit dans
' l'ordre de la Religion, ſoit dans
celui de la nature. La conſéquence
eſt néceſſaire. L'ordre de la nature
comme celui de la Religion pré
ſente aſſurément des myſteres nom
breux, pour ne pas dire que tout
· L'Anti-Bon-Sens. 243
::
**t
eſt myſtere dans l'un & dans l'au
)
, . tre, puiſqu'on ne les connoît point
parfaitement, & qu'on ne les voit
qu'envéloppés de nuages. Ils n'of
frent donc que des contradictions,
des abſurdités palpables, des im
poſſibilités notoires, dans Mes prin
' cipes de l'Auteur. Il faut donc les
nier rondement , pour donner tête
baiſſée avec lui dans la folie d'un
pyrrhoniſme abſolu. Je n'eſſayerai
pas de prouver au ſceptique qu'il
fait jour en plein midi. Je le prie
rai ſeulement de répondre à cette
queſtion : Si l'enſemble des myſ
teres du Chriſtianiſme n'eſt qu'une
contradiction , une abſurdité pal
pable , une impoſſibilité notoire,
· comment l'Univers n'a-t-il point
ſenti cette contradiction frappan
te? Comment n'a-t-il point palpé
cette abſurdité palpable ? Com
ment n'a-t-il point apperçu cette
impoſſibilité notoire ?
C'eſt le propre de l'ignorance de
S iij
-

244 L'Anti-Bon-Sens. #

préférer l'inconnu, le caché, le


merveilleux, l'incroyable, le terri
ble méme, à ce qui eſt clair, ſim
ple & vrai.'p. I42.
Bien : or le monde a cru &
croit encore un Dieu inconnu,
caché , &c. Donc le monde entier
eſt un ignorant, & il n'y a de ſa
vant que l'Athée réel ou prétendu
tel, car bien des gens ſoutiennent
qu'il eſt impoſſible qu'il y ait de
véritables Athées , c'eſt-à-dire ,
des Athées de conviction, qui
ſoient intimement perſuadés qu'il
n'y a point de Dieu , puiſque ſon
exiſtence eſt fondée ſur des rai
ſons démonſtratives, & que les
difficultés qu'on leur oppoſe, ſont
de la derniere foibleſſe.
Quel intérét auroit-il donc(Dieu)
à nous faire débiter des énigmes &
des myſteres ? p. 143.
L'intérêt de la vérité.
' L'homme n'a nul beſoin de myſ .
teres qu'il ne ſauroit entendre, &
L'Anti-Bon-Sens. 245
partant une Religion myſtérieuſe
n'eſt pas plus jaiie pour lui, qu'un
diſcours éloquent n'eſt fait pour un
troupeau de brébis. p. 144.
La comparaiſon eſt des plus
ineptes. Quelqu'impénétrables que
# ſoient nos myſteres, ils ne laiſſent
pas d'être aſſez intelligibles & aſ
ſez touchans pour exercer la foi,
attirer les hommages , exciter la
reconnoiſſance & l'amour des Chré
tiens. En eſt-il de même d'un diſ
cours éloquent par rapport à un
troupeau de brébis ?
Un Dieu univerſel auroit dá
révéler une Religion univerſelle.
pp. 144. 145. Auſſi l'a-t-il fait,
en donnant au pere du genre hu
main pour lui & pour toute ſa
poſtérité la Religion naturelle ,
ainſi nommée, parce que la nature
ſeule , c'eſt-à-dire , la raiſon na
turelle & commune à tous les hom
mes nous l'enſeignent. S'ils l'euſ
ſent fidelement obſervée, il n'eut
S iv
246 L'Anti-Bon-Sens.
pas été néceſſaire de leur en don
ner une autre ; mais parce qu'ils
la corrompirent, & qu'ils la défi
gurerent en la transformant en une
infinité de ſuperſtitions bizarres,
il fut indiſpenſable d'y ajouter la
Religion furnaturelle ainſi appellée
parce qu'elle eſt au deſſus de la
· nature, de la raiſon humaine, &
que l'homme ne peut la connoître
par la ſeule lumiere naturelle, du
moins quant aux myſteres qu'elle
renferme ; car pour ce qui eſt des
préceptes moraux , elle n'eſt pro
prement qu'un retracement , un
renouvellement de la loi naturelle,
dont les premiers principes ſont
connus de la raiſon même obſcur
cie & viriée par le péché originel.
Jamais les Prétres d'une méme
ſecte ne ſont parvenus juſqu'ici à
s'accorder entr'eux , ſur la façon
d'entendre les volontés d'un Dieu
qui a bien voulu ſe révéler. p. 145.
Calomnie démentie par la noto
v
L'Anti-Bon-Sens. 247
# riété du fait, qui nous préſente
- tous les Prêtres de l'Egliſe Catho
lique réunis , pour enſeigner aux
hommes tout ce qui eſt néceſſaire
au ſalut, ſoit par rapportaux mœurs,
ſoit du côté de la croyance. En
vain l'Auteur s'efforce-t-il de met
tre ſur une même ligne le Chré
tien & le Mahométan, le Catho
lique & le Proteſtant, le Théiſte
& le Théologien; quiconque ſera
de bonne foi, ſaura bien éviter le
piege qu'on lui tend, & ne pourra
s'empêcher de reconnoître la Di
vinité du Catholiciſme dans les
traits de lumiere qui l'inveſtiſſent
de toute part. 4. - -

Vous rougiſſez, dites-vous, pour


vos Concitoyens, à qui l'on per
ſuade que le Dieu de l'Univers a
pu ſe changer en homme & mourir
ſur une croix dans un coin de l'A
ſie. p. 15o. Et moi je rougis pour
un Ecrivain qui ne rougit pas d'a
· vancer de telles impoſtures. Quel
248 L'Anti-Bon-Sens.
Chrétien inſtruit de ſa Religion,
a jamais dit que par le myſtere de
l'Incarnation , Dieu s'eſt changé
en homme, "ou qu'il eſt mort dans
ſa Divinité même ? En s'incar
nant, Dieu a pris la nature hu
maine, il ſe l'eſt unie hypoſtati
quement , mais il ne s'eſt point
changé en elle, & quand il eſt
mort, ou qu'il a ſouffert, ce n'a
point été en tant que Dieu ou à
raiſon de la Divinité, mais en tant
qu'homme, & à raiſon de l'huma
nité unie à la Divinité.
Si l'homme eſt libre, c'eſt Dieu
qui l'a fait libre d'agir ou de ne
pas agir; c'eſt donc Dieu qui eſt
la cauſe primitive de toutes ſes
actions; en puniſſant l'homme de
ſes fautes, il le puniroit d'avoir
exécuté ce qu'il lui a donné la li
berté de faire. p. 15 I.
Le vice de ce raiſonnement qui
eſt très-faux , conſiſte à conclure
d'une faculté bonne en ſoi à un
L'Anti-Bon-Sens. 249
# acte mauvais qui n'en eſt pas la
ſuite néceſſaire. Il eſt donc vrai,
& nous l'accordons volontiers, que
Dieu a donné à l'homme la liberté
d'agir ou de ne pas agir ; mais il
eſt faux qu'il s'enſuive de là qu'il
eſt la cauſe primitive de toutes ſes
actions même mauvaiſes & crimi
nelles. La liberté ou la faculté,
la puiſſance d'agir & de ne point
agir, eſt une perfection bonne en
ſoi. Dieu a donc pu la donner à
l'homme , & en la lui donnant, il
l'a perfectionné en le douant d'une
faculté qui lui convient & l'enno
blit. Il eſt de l'eſſence de cette
faculté d'être indifférente à l'action
ou à la non action, au bien ou au
mal, ſelon qu'il plaît à l'homme
de la faire ſervir à l'un ou à l'au
tre. Dirons - nous pour cela que
Dieu eſt la cauſe primitive de tous
les maux que font les hommes en
abuſant de leur liberté ? C'eſt com
me ſi nous diſions qu'un Roi qui
25o L'Anti-Bon-Sens.
donne de l'argent & des armes à
ſes troupes, eſt la cauſe primitive
de tous les maux que feront ſes
ſoldats, ſoit en employant mal leur
argent, ſoit en tournant leurs ar
· mes contre eux-mêmes, ou contre
les fideles ſujets du Prince, ou
contre le Prince lui-même, com
me il n'arrive que trop ſouvent.
L'argent & les armes ſont des cho
ſes bonnes en ſoi : le Prince peut
donc les donner à ſes ſoldats. Mais
ces choſes bonnes en ſoi peuvent
ſervir au bien & au mal par l'uſage
bon ou mauvais qu'en peuvent
faire ceux auxquels on les donne ;
' cet uſage n'eſt pas l'ouvrage du
Prince, c'eſt celui de ſes ſoldats,
& pourvu que l'intention du do
nateur ſoit bonne, il n'eſt nulle
ment reſponſable de l'abus que les
donataires font de ſes largeſſes.
C'eſt ainſi qu'il faut raiſonner du
don de la liberté que Dieu a fait
aux hommes. Cette liberté eſt
L'Anti-Bon-Sens. 251
bonne en ſoi : Dieu a donc pu la
leur donner qu'ils en uſaſſent bien;
· il arrive néanmoins que la plupart
en uſent mal contre l'intention du
donateur ; c'eſt leur faute & non
pas celle de Dieu, parce que leur
méchante volonté eſt la ſeule cauſe
du mauvais uſage qu'ils en font ;
& pour ce qui regarde Dieu, il
n'en eſt point la cauſe, ni pro
chaine, ni éloignée ou primitive ;
il l'eſt ſeulement de la liberté ,
qui n'eſt point un mal , mais une
perfection qu'il n'a pu ne point
donner à l'homme dès qu'il a voulu
faire une créature intelligente &
capable de mériter & de démériter.
N'importe que Dieu ait prévu
l'abus que l'homme feroit de ſa
liberté, & qu'il ait pû l'empêcher.
Ni cette préviſion, ni ce pouvoir
de la part de Dieu ne le rendent
aucunement reſponſable de cet
abus. Le Philoſophe ſoutient le
| contraire ; il le crie à pleine tête,
252 L'Anti-Bon-Sens.
il ne ceſſe de l'imprimer en toutes
ſortes de langues; mais il n'en ad
miniſtre aucune preuve. Eh ! com
ment le prouveroit-il lui qui pré
tend qu'il n'a & qu'on ne peut
avoir aucune idée de Dieu ? S'il
n'a aucune idée de Dieu, il ignore
donc profondément ſon eſſence,
l'étendue de ſon pouvoir, tous ſes
attributs enfin ; s'il l'ignore , de
quelle ſorte peut-il prononcer ſur
ce que Dieu peut ou ne peut pas?
Le Théologien qui la connoît,
aſſure avec raiſon qu'il a pu don
ner la liberté à l'homme ſans qu'il
puiſſe être cenſé la cauſe même
primitive de l'abus qu'il a prévu
qu'il en feroit, parce qu'il eſt de
principe , que le maître abſolu
d'une choſe bonne en ſoi , n'eſt
pas tenu de s'abſtenir d'en faire
le don, quoiqu'il prévoie que plu
ſieurs donataires en abuſeront par
leur faute , lorſqu'il a d'ailleurs
des raiſons de la donner, Or, la
L'Anti-Bon-Sens. 253
liberté eſt bonne en ſoi. Dieu en
eſt le maître abſolu. Il a d'excel
lentes raiſons de la donner à l'hom
me malgré la préviſion de l'abus
que pluſieurs en feront par leur
faute , & ces raiſons entr'autres
ſont l'exercice de ſon ſouverain
domaine ſur toutes ſes créatures,
la liberté qu'il a de créer des êtres
intelligens, l'inconvénient qu'il y
auroit à faire de ces ſortes d'êtres
de ſimples automates, les mérites
dont ils ſeroient privés , s'ils n'é
toient libres , les actions vertueu
ſes & ſublimes à la gloire deſ
quelles ils ne pourroient aſpirer,
le bien que Dieu ſait tirer du mal
même que font les méchans en
abuſant de leur liberté par leur
faute , la beauté & la perfection
de l'Univers qui ſouffriroit viſi
# blement du manque d'êtres intel
•!
:#
ligens & libres qui en font le plus
bel ornement, &c. -

#
En deux mots : Dieu a pu créer
254 L'Anti-Bon-Sens. ".

des êtres intelligens & libres , il


l'a pu & il l'a dû puiſqu'il a eu de
bonnes raiſons de le faire : en le
faiſant il n'a commis aucune in
juſtice envers perſonne, puiſqu'il
a donné à tous , les moyens né
ceſſaires" & ſuffiſans de bien uſer
de leur liberté. On défie tous les
prétendus Philoſophes de prouver
le contraire ; ils ne l'ont point
prouvé juſqu'à cette heure , & ils
".
ne le prouveront jamais, ſoit qu'ils
admettent l'exiſtence de Dieu, ſoit
qu'ils la nient , puiſque ceux mê
mes qui l'admettent, avouent avec
raiſon & bien volontiers qu'ils ne
comprennent ni ſon eſſence , ni
l'étendue de ſon pouvoir, ni les
rapports ni les combinaiſons de ſes
différens attributs. Donc tout ce
qu'ils peuvent dire & écrire con
tre la liberté de l'homme, ne peut
être regardé que comme l'effet du
délire & l'extravagante production
de gens déſeſpérés qui font, quoi
" qu'en
L'Anii-Bon-sens. 255
qu'en vain, les derniers efforts pour
s'étourdir ſur les lumieres de la
raiſon, le ſentiment intime , les
cris & les remords de la conſcien
ce, la perſpective épouvantable de
\# l'avenir malheureux réſervé au cri
minel abus qu'ils ont fait de leur
· liberté : & de là cette longue ſuite
de ſophiſmes, d'abſurdités & de
chimeres qu'on voit perpétuelle
ment éclore de leur imagination
ardente. -

Si les ſages Egyptiens ont rendu


leurs hommages à des crocodiles,
à des rats, à des oignons, ne
voyons-nous pas des peuples #
ſe croient plus ſages qu'eux, ado
· rer avec reſpect du pain, dans le
quel ils s'imaginent que les en
'chantemens de leurs Prétres font
deſcendre la Divinité ? Le Dieu
:,,
pain n'eſt-il pas le Fétiche de plu
ſieurs Nations chrétiennes auſſi peu
raiſonnables en ce point gue les
Nations les plus ſº#? -
256 L'Anti-Bon-Sens.
Ce que nous voyons dans ce
narré , c'eſt l'atroce calomnie de
l'Auteur, qui impute aux Catho
liques d'adorer du pain dans le Sa
crement de l'Euchariſtie. Si avant
· de les açcuſer d'un pareil crime,
il eut pris la peine d'ouvrir un de
leurs Catéchiſmes du d'interroger
le premier venu de leurs enfans
ſeptenaires, il eut appris qu'ils n'a
dorent pas le pain, mais l'homme
Dieu qui, par l'étonnant prodige
de la tranſubſtantiation , c'eſt-à
dire, du changement de toute la
ſubſtance du pain dans ſon corps
adôrable, parce qu'il eſt ſubſtan
tiellement uni à la perſonne du
verbe, ſe trouve préſent ſur leurs
Autels, pour y recevoir leurs hom
mages. Une précaution ſi facile '
& ſi ſage eut épargné à l'Auteur
la double honte d'ignorer des myſ
teres qu'il accuſe, & d'accuſer les
myſteres qu'il ignore.
Tous les peuples parlent d'un
· L'Anti-Bon-Sens. 257
Dieu : mais ſont-ils d'accord ſur
ce Dieu ? Non; eh! bien, le par
tage ſurune opinion ne prouve point
/ • - »5 -

ſon évidence; mais c'eſt un ſigne


d'incertitude & d'obſcurité. p. 158.
Oui , ſur l'eſſence & les,attributs
de Dieu , mais nullement ſur ſon
exiſtence. Tous les peuples par
lent d'un Dieu ; ils en reconnoiſ
ſent la néceſſité, la réalité ; ils
s'accordent donc tous.ſur ſon exiſ
tence , de l'aveu de notre Auteur,
parce qu'elle eſt évidente. Ils vien
nent enſuite à ſe diviſer ſur ſon
eſſence & ſes attributs, ce partage
· ne touche & ne détruit pas con
ſéquemment ſon exiſtence.
Que penſeroit de moi notre Au
· teur, ſi pour lui prouver que ſon
Livret n'exiſte pas, je lui faiſois
· cet argument. Tout le monde parle
d'un petit Livre in-12 , intitulé ,
· le Bon-Sens, & imprimé à Lon
dres en 1772 ; mais on eſt fort
# - partagé ſur ſon compte. Les uns
T ij
258 L'Anti-Bon-Sens.
parce qu'ils ont perdu la tête & le
bon-ſens, ou qu'ils n'en eurent
jamais, le trouvent excellent, par
fait , admirable. Les autres qui
jouiſſent de toute leur , tête, le
· trouvent exécrable, & n'y apper
cevoient qu'un tiſſu de ſophiſmes,
d'abſurdités, d'inepties, de blaſ
phêmes, de calomnies hazardées,
mais méchamment fabriquées par
la mauvaiſe foi, pour obſcurcir,
s'il étoit poſſible, juſqu'à l'évi
dence même. Donc ce petit Livre
' n'exiſte pas. -

| Que diroit encore notre Auteur


de ce raiſonnement-ci ? Tous les
peuples parlent du ſoleil; mais ils
, ne s'accordent ni ſur ſa nature,
ni ſur ſes effets, ni ſur ſes pro
· priétés, ni ſur la maniere d'en
parler. Ceux qui en ſont trop éloi
: gnés, n'en diſent pas du bien, ceux
qui en ſont trop près, en diſent
beaucoup de mal, & ceux même
qui en ſont à une égale. diſtance,
· L'Anti-Bon-Sens. 259
t
#
parce qu'ils habitent le même cli
mat, en diſent tantôt du bien &
# tantôt du mal , ſelon qu'il meûrit
#. .
à propos leurs moiſſoùs, ou qu'il
les brûle & les deſſeche. Donc il .
eſt au moins douteux & ipcertain
ſi le ſoleil exiſte, puiſque ce par
tage d'opinions eſt un ſigne d'in
» certitude & d'obſcurité. .
Il n'eſt pas deux individus ſur
°
la terre qui aient, ou qui #
· avoir , # mémies idées de leur
Dieu. p. 159. Menſonge impu
· dent & avéré par l'évidence des
faits, qui nous apprennent qu'il
n'eſt au contraire pas un ſeul Ca
tholique inſtruit, qui n'ait les mê
mes idées de Dieu qu'en ont tous
les vrais Chrétiens répandus ſur
notre globe : nul partage, una
nimité parfaite entr'eux ſur ce
- point; tous entendent par le Dieu
qu'ils adorent, un pur eſprit, né
ceſſaire , indépendant, éternel ,
créateur tout-puiſſant du ciel &
T iij
"
26o L'Anti-Bon-Sens.
· de la terre, infiniment juſte , in
finiment ſage , infiniment bon,
infini en toutes ſortes de perfec
· tions. .
· La notion d'un Etre, infiniment
bon & puiſſant, qui fait, ou permet
pourtant une # de maiix, eſt
elle moins abſurde ou moins im
poſſible , que celle d'un triangle
quarré ?p. 161. Cette notion, dans
le ſens qui a déja été expliqué plus
d'une fois, eſt néceſſaire, ſimple,
claire & très-facile à entendre,
loin d'être abſurde & impoſſible.
Un Etre infiniment bon & puiſ
ſant peut donc faire certains maux
& en peut permettre d'autres ; il
le peut & il le doit, ſans préju
dice de ſa bonté, & de ſa puiſſan
ce ; il le peut & il le doit par la
raiſon même qu'il eſt bon & puiſ
· · ſant, & ſans cela il ne ſeroit ni
infiniment bon, ni infiniment puiſ
ſant : je le prouve. -

Les maux phyſiques, particulié


. , L'Anti-Bon-Sens. 26r
rement ceux qui ſont les juſtes
châtimens des péchés des hommes,
· ne répugnent nullement à l'infinie
bonté de Dieu ; ils la relevent au
contraire & la font briller d'une
façon toute ſinguliere. S'il laiſſoit
tout impuni , il ceſſeroit d'être
bon , il ſeroit imbécile , cruel,
barbare, tel qu'un Roi qui, ſous .
prétexte d'une bonté qui ne vou
droit faire mal à perſonne , laiſſe
roit tous les crimes impunis dans
toute l'étendue de ſon Royaume.
O l'imbécile ! ô l'inhumain ! quel
renverſement plus horrible de tou
tes les loix pourroit-on imaginer ! '
| Quel triomphe pour les méchans!
Quel accablement pour les bons !
C'eſt donc par la raiſon même que
Dieu eſt infiniment bon, qu'il doit
faire le mal phyſique , & c'eſt
parce qu'il eſt infiniment puiſſant,
qu'il doit permettre le mal moral.
t
Oui , la permiſſion ou la tolé
,l' rance du mal moral eſt néceſſaire- .
| T iv "
262 L'Anti-Bon-Sens. . .
ment liée à la toute puiſſance de
Dieu. S'il ne peut permettre le
mal moral, il ne peut créer aucun
être libre, puiſqu'un être libre eſt
capable du mal moral , & s'il ne
peut créer aucun être libre, il ceſſe
d'être tout-puiſſant, puiſque la fa
culté de créer un être libre en le
douant de la liberté qui eſt une
perfection, appartient à la toute
puiſſance. Donc Dieu peut faire
le mal & permettre le mal moral
ſans préjudice de ſa bonté & de
ſa puiſſance ; il le peut & il le
· doit par la raiſon même qu'il eſt
· infiniment bon & infiniment puiſ
'ſant. La notion d'un Etre infini
ment bon & infiniment puiſſant
qui fait ou permet des maux, n'eſt
donc pas moins juſte que néceſſai
· re, loin d'être impoſſible & ab
ſurde : ce qui trompe nos Philo
· ſophes dans les idées qu'ils ſe font
- de la puiſſance & de la bonté ſu
prêmes, c'eſt qu'ils n'en jugent
A7 L'Anti-Bon-Sens. 263
que par leurs petits intérêts per
ſonnels, ſans qu'il leur ſoit poſſi
ble de s'élever plus haut. Et voilà .
ces grands eſprits , ces vaſtes &
ces ſublimes génies, qui ſe diſent
faits pour inſtruire l'Univers & ſon
Auteur.
Toute révélation particuliere
n'annonce-t-elle pas évidemment
en Dieu de l'injuſtice, de la par
tialité, de la malignité ? p. 164.
| . Non, parce qu'il eſt le maître ab
-ſolu de ſes dons purement gratuits.
Un grand Roi eſt-il injuſte, par
tial, malin, parce qu'il accorde à
certaines claſſes de ſes ſujets des
· faveurs ſpéciales, qu'il ne juge
point à propos d'accorder aux au
tres ? -

Les préceptes de la morale an


noncée par la Divinité ſont - ils
vraiment divins , ou ſupérieurs à
ceux que tout homme raiſonnable
pourroit imaginer ? p. 165. Oui ;
les préceptes de la morale annon
264 L'Anti-Bon-Sens. -

cée par la Divinité, ſont vraiment


divins, & bien au deſſus de la rai
ſon corrompue de l'homme par leur
ſublimité. Ils commandent toutes
les vertus, condamnent tous les
péchés, proſcrivent tous les vices,
& les coupent, les détruiſent juſ
ques dans leurs racines, qui ſont
l'orgueil, la volupté & la cupidi- ,
té. Ce n'eſt point tout, en détrui
ſant les principes du vice, & en
établiſſant les vertus, la morale
évangélique les rapporte à leur vé
ritable fin, qui n'eſt autre que l'a
mour dominant. de Dieu ſubſtitüé
à l'amour propre, à l'amour déſor
, donné de ſoi-même, poiſon ſubtil
& néceſſairement corrupteur qui
gâtoit les vertus payennes, malgré
leur apparente beauté.
C'eſt dans ce riche fonds de
' l'amour , de Dieu inconnu aux
Payens, que les vertus parfaites
· naiſſent & vont ſe terminer. C'eſt
lui qui en eſt l'ame, qui les vivi
-
-

L'Anti-Bon-Sens. 265
fie, les féconde, les ennoblit , les
éleve à l'ordre ſurnaturel , & les .
rend méritoires en les rapportant
à la gloire de Dieu , leur vérita
· ble & derniere fin... Aimer Dieu
ſouverainement & plus que ſoi
même, tendre à lui de toutes ſes
puiſſances, de tout le poids de
ſon cœur, comme au bien ſuprê
me, lui rapporter toutes ſes ac
tions, tous ſes deſſeins, tous ſes
deſirs, toutes ſes affections , &
juſqu'à ſes plus ſecretes penſées,
· comme au centre univerſel où tout
doit aboutir ; n'aimer que lui ou
rien que par rapport à lui, & pré
férer ſon amour à tout le reſte,
en ſorte qu'on ſoit toujours prêt
à tout ſouffrir & à tout ſacrifier
gaiement plutôt que de le perdre.
Voilà la vertu annoncée par la
Divinité; la vertu évangélique &
chrétienne , la vertu bien ſupé
rieure à celle de l'homme ſimple
· ment raiſonnable, du Payen laiſſé
266 L'Anti-Bon-Sens. .
à lui-même, & que le Paganiſme
ne connut jamais. Voilà ce qui
effaça dans tous les tems ce que
les Sages & les Philoſophes purent
imaginer de plus grand, de plus
héroïque, de plus ſublime en fait
de vertu, par tous les efforts de
, leur raiſon... Et voilà auſſi par où
les moindres Chrétiens ſurpaſſoient
ſi fort les plus fameux Sages du
Paganiſme , que leur ſupériorité
frappoit, inſpiroit l'admiration, le
reſpect , l'attachement pour des
hommes ſi viſiblement élevés au
deſſus des autres, & gagnoit enfin à
la Religion qui les avoit formés.
Je h'en citerai qu'un exemple qui
nous tiendra lieu de tous les au
tres : je le prends dans la perſonne
de Bruttus ce dernier des §
& l'un des plus grands Stoïques,
que je place vis-à-vis du plus vil
des Chrétiens , l'un & l'autre aux
' portes du tombeau.
Ecoutons d'abord parler l'illuſtre
v

L'Anti-Bon-Sens. 267
# Romain, prêt à ſe donner la mort,
après la ſeconde bataille de Philip
9 r - * | - -

pes. O vertu , s'écrie-t-il, en ci


tant un poëte Grec, malheureuſe
vertu ! tu n'es qu'un nom : & moi
je t'ai cultivée comme ſi tu étois
une réalité : mais tu n'es que l'eſ
clave de la fortune. Langage af
freux! langage de déſeſpoir & de
blaſphême contre la vertu, qui dé
cele une ame foible, lâche, &
toute épriſe de l'amour d'elle-mê
me, qui dépoſe enfin le maſque
de la vertu , qu'elle n'avoit paru
cultiver que par l'eſpérance des
· faveurs qu'elle s'en promettoit.
Tel eſt le vice radical de la vertu
humaine ; elle rapporte tout aux
intérêts momentanés de l'homme,
incapable qu'elle eſt de s'élever
· juſqu'aux récompenſes à jamais
durables d'une autre vie.
Ecoutons maintenant le Chré
tien expirant ſous les traits de la
: miſere, ou le fer du perſécuteur.
A
-
-

*
268 , L'Anti-Bon-Sens. .
| O mort ' j'entends ſa voix, c'eſt
lui qui parle , ô mort ! digne ré
compenſe de la vertu; ta préſence
n'a rien qui m'effraie. O mort inſi
niment # & trop lente à mon .
gré, pourquoi tarder ? Frappe; je
vois dans ton glaive pendant ſur
ma téte 3 la fin de mon exil ; le
· terme de mes maux, le commen
cement d'un bonheur immuable.
Quel contraſte! c'eſt l'effet natu
rel de la vertu humaine, & de la
vertu divine.
| Quelque Dieu s'eſt-il montré ?
A-t-il parlé aux hommes de ſa
propre bouche ? p. 165. Non ,
puiſque Dieu eſt un pur eſprit
qui n'a conſéquemment ni bouche
par laquelle il puiſſe parler, ni
figure dans laquelle il puiſſe pa
roître ; mais il s'eſt montré dans
des figures empruntées, & il a
| parlé par des voix qu'il a formées
lui-même par des prodiges écla
tans, & par des traits de flammes
| L'Anti-Bon-Sens. . 269
& de feu , par cent autres ſignes
frappans de ſa ſuprême Majeſté.
C'eſt ainſi qu'il parut & qu'il parla
ſur le Mont-Sina dâns l'appareil
le plus terrible & le plus propre
| à le faire 'craindre & reſpecter des
Hébreux. Mais ces Hébreux , di
tes-vous, étoient des imbéciles qui
5 • - " • - -•

n'exiſtent plus depuis des milliers


, d'aniiées , & que, quand bien mé
me ils pourroient atteſter les mira
cles en queſtion, l'on pourroit ſoup
çonner d'avoir été les dupes de leur
propre imagination, & de s'étre
laiſſés ſéduire par des preſtiges que
des impoſteurs habiles opéroient à
leurs yeux... Ainſi donc , ſi l'on
vous en croit, Monſieur, il eſt
très-poſſible & dans le cours or
dinaire des choſes, que des mil
liers & des millions d'hommes tous
raiſonnables s'imaginent marcher
dans le lit de la mer rouge, dont
les eaux coulent d'une part & s'ar
ſº
rêtent de l'autre, pour leur laiſſer
27o L'Anti-Bon-Sens.
le paſſage libre, tandis qu'ils ne
marchent en effet que dans un
chemin battu & fréquenté de tout
· le monde. Il eſt poſſible qu'ils
croient le tous & pendant qua
rante ans que leurs habits ne s'u
ſent pas, qu'ils vivent de mannes
durant tout ce tems, qu'ils voient
tantôt la terre s'entr'ouvrir pour
engloutir, les murmurateurs , &
tantôt le feu deſcendre du Ciel
pour les conſumer , ſans qu'il y
ait rien de réel dans tous ces pré
tendus prodiges. Ils ſe perſuadent
de bonne foi qu'ils manquent d'eau
pour étancher la ſoif qui les dé
vore, & que Moyſe frappant un
rocher du bout d'une baguette ,
en fait jaillir des ruiſſeaux , tan
dis qu'ils ont naturellement des
eaux en abondance pour tous les
beſoins de la vie. Ils ſe perſua
dent enfin cent autres prodiges qui
n'exiſtent que dans leur imagina
tion bleſſée, & qui ſont autant
- - d'illuſions
- L'Anti-Bon-Sens. 27r
d'illuſions groſſieres ; c'eſt-à-dire,
que ces millions d'hommes ne jouiſ
ſent d'aucune des facultés, d'aucun
des ſens des autres hommes , &
qu'ils n'ont ni yeux pour voir, ni
· oreilles pourentendre,ni mains pour
toucher, & qu'ils ſe laiſſent con
duire comme de purs automates, &
cependant ce ſont des têtes dures,
toujours prêtes à murmurer , à ſe
plaindre, à ſe révolter, quand les
· choſes ne vont point à leur gré.Mais
Moyſe , un preſtigiateur impie,
un adroit charlatan, un impoſteur
habile! Moyſe, grand Dieu! l'hom
me du monde le plus ſimple, le
plus franc, le plus naïf, le plus
droit, le plus ſincere, le plus ſage,
· · le plus doux, le plus déſintéreſſé;
déſintéreſſé, dis-je, au point de
ne rien faire ni pour lui, ni pour
ſes enfans, de ſe nommer un ſuc
ceſſeur qui n'eſt ni de ſa famille,
ni de ſa tribu, de confeſſer pu
bliquement ſes fautes # de les
272 L'Anti-Bon-Sens.
tranſmettre à la poſtérité avec les
châtimens dont elles furent punies.
Un tel homme, le ſéducteur d'un
grand peuple ! Eh à quel propos,
à quelle fin, par quel motif l'eut
il ſéduit ? Pour traîner une vie mi
ſérable arec lui durant l'eſpace de
uarante ans au milieu d'un affreux
déſert, toujours en but aux con
tradictions, toujours à la veille de
ſe voir lapider par ce peuple in
grat, ſéditieux, féroce, murmu
rateur éternel? Inutilement le dé
tracteur de Moyſe & de tous les
Thaumaturges du Chriſtiani
| ſme
s'efforce-t-il de confondre toutes
les Religions du monde en les met
tant ſur la même li ne, pour les
renverſer l'une par l'autre, s'il le
pouvoit, & les rendre toutes éga
lement fauſſes, inutiles, indiffé
rentes; il en éſt une que le tor
rent de lumiere qui l'environne,
fait diſtinguer & reconnoître à tous
-- • • •- - - - -- -" , -- , : r - -

les cœurs droits comme la ſeule


·•· · · · · , - -
2 .| . .,3 *, ** r
, . , , : ..$ f ' (it :
L'Anti-Bon-Sens. 273
véritable, & c'eſt la Religion Chré
tienne, Catholique, Apoſtolique
& Romaine, parce qu'elle a ſeule
tous les caracteres poſſibles de cer
titude, de vérité & de divinité,
de quelque côté qu'on veuille l'en
viſager. Si on l'enviſagè du côté
de ſes fondemens ; elle a pour
baſe les idées de Dieu & de l'or
dre, de la rectitude éternelle, de
la ſouveraine raiſon , qui n'ont
d'autre origine que Dieu même
& qui ſe puiſent dans ſon ſein. Si
on la conſidere du côté de ſes
dogmes & de ſes myſteres, elle
ſe montre avec tant de dignité,
de nobleſſe, de gloire & de ma
· jeſté juſques dans ſes plus ſom
bres profondeurs, qu'on ne peut
s'empêcher d'y reconnoître l'ou
vrage de Dieu & de l'y adorer
avec un profond reſpect mêlé d'un
religieux tremblement. L'a con
temple-t-on dans ſes principes,
, ſes maximes, ſon enſeignement,
V ij
274 L'Anti-Bon-Sens.
ſes regles de conduite & de di
| rection ? On n'y découvre rien qui
ne ſoit propre à éclairer & élever
l'eſprit, à guérir & à purifier le
cœur, à immoler toutes les paſ
ſions déréglées, à déraciner tous
les vices , à planter toutes les ver
tus , & conſéquemment à rendre
l'homme heureux en le ſanctifiant.
Son établiſſement & ſes progrès
ne ſont point équivoques, ils dé
celent viſiblement la toute puiſ
ſance de ſon fondateur. Ce n'eſt
point ni relativement, ni dans une
Province ou un Royaume , c'eſt
dans l'univers entier qu'elle s'eſt
répandue avec une étonnante ra
pidité, ſans qu'aucun obſtacle ait
pu arrêter ou retarder ſa courſe.
Les effets qu'elle a produits, ne
ſont ni moins éclatans, ni moins
admirables. D'un monde idolâtre &
corrompu, elle en a fait un monde
nouveau, & bien réglé dans l'ob
jet de ſes adorations, de ſon culte,
- L'Anti-Bon-Sens. 275
de ſes rites, de ſes loix, de ſes
uſages, de ſes cérémonies, de ſes
ſentimens, de ſes mœurs, de ſes
actions, de fes inclinations. Et ce
changement merveilleux, elle l'a .
opéré ſeule & contre tQus, fans
appui, ſans armes , ſans défenſe,
ſans aucun moyen humain, & ſous
des grêles de traits qu'on lui lan
çoit de toute part. Ses premiers
· Apôtres en ont tous été percés ;
ils en ſont morts noyés dans leur
fang ; mais la Religion catholique
ne s'eſt pas moins propagée par
tout, & elle ne finira qu'avec le
monde. Quiconque ferme les yeux
à tant d'éclat, eſt un aveugle d'au
tant moins excuſable, que ſes té
nebres ſont plus volontaires.
Les oracles que la Divinité a
révélés aux hommes par ſes diffé
| rens envoyés ſont-ils clairs P Hé
las ! il# pas deux hommes qui
les entendent de la méme maniere.
p. 169. C'eſt une inſigne fauſſeté.
V iij
276 L'Anti-Bon-Sens.
Tous les Catholiques, ſans en ex
cepter un ſeul, entendent de la
même maniere tous les oracles de
la Divinité dans tout ce qui eſt
néceſſaire au ſalut. Nul partage
entr'eux ſur ce point; & il n'en
eſt aucun qui ne trouve dans l'en
ſeignement perpétuel de l'Egliſe
toujours infaillible quand elle par
le, tout ce qu'il faut qu'il croie,
qu'il faſſe ou qu'il évite pour être
ſauvé. Quant au reſte, que m'im
porte l'obſcurité des oracles, dont
la claire intelligence ne m'eſt point
néceſſaire ? Je trouve des avanta
ges précieux juſques dans leur im
pénétrabilité même, & le ſein des
nuages qui les dérobent à mes
yeux. Rien n'eſt plus propre à gué
rir la vaine enflure de mon eſprit
ſuperbe, à terraſſer mon orgueil,
à humilier ma raiſon, à me déta
cher de moi - même & de mes
fauſſes lumieres, en m'anéantiſſant
ſous le poids d'une Majeſté, dont
- : | | -- , {, , * •. •, , · >

. . - L'Anti-Bon-Sens. , 277,
ricom#§e e#
attribut néceſſaire de ſa hauteur,
& de ſa ſublimité . .. , .
| . Qu'eſt-ce qu'un miracle ? C'eſt
· une opération directement oppoſée
aux loix de la nature. Mais, ſè-,
5
# vous, qui a fait ces loix ? C'eſt
Dieu. Ainſi votre Dieu qui, ſelon
vous , a tout# , contrarie les,
loix que ſa ſageſſe avoit impoſées,
à la # # -

fautives , ou du moins dans cer


taines circonſtances, elles ne s'ac
cordoient plus avec les vues de ce
méme Dieu, puiſque vous nous ap
prenez qu'il a cru devoir les fiſ
pendre ou les contrarier. p. I7o.,
Rien de plus foible que ce rai- .
ſonnement. Il ſe réduit à dire que
quand il plaît à Dieu de ſuſpen
dre les loix de la nature, elles
ne s'accordent pas avec ſes vues
du moment. Cela eſt vrai; & c'eſt
pour cela même qu'il en ſuſpend
le cours. Mais que s'enſuit-il de
- - V iv
278 L'Anti-Bon-Sens.
là ? Il s'enſuit qu'il ſait dans ce
moment ce qu'il a prévu de toute
éternité qu'il y feroit ? Où eſt l'in
convénient ? Un ſouverain a fait
une loi qui condamne au dernier
ſupplice les voleurs & les homici
des; il déroge quelquefois à cette
loi, & il en ſuſpend l'activité, en
faiſant grace à quelques-uns d'eux.
Qu'en réſulte-t-il contre le Prince
ou contre ſa loi ? Rien aſſurément.
Comme le Prince eſt maître de
faire une loi, il ne l'eſt pas moins
d'y déroger & de la ſuſpendre
quand il lui plaît. Ainſi Dieu qui
a établi les loix de la nature, peut
les ſuſpendre ou les invertir à ſon
gré, toutes les fois qu'il le veut;
& quand il le fait, il ne change
rien dans ſes immuables décrets,
puiſque ces événemens mêmes qui
paroiſſent aux eſprits légers & ſu
perficiels, porter la marque de
· l'inconſtance ; étoient prévus &
réſolus de toute éternité.
L'Anti-Bon-Sens. 279
| Comment ajouter foi aux mira
cles rapportés dans les livres ſacrés
des Chrétiens, où Dieu ſe vante
lui-méme d'endurcin les cœurs ,
d'aveugler ceux qu'il veut perdre ;
où ce Dieu permet aux démons
& aux magiciens de fairè des mi
racles auſſi grands que ceux de ſes
· ſerviteurs , &c. pp. 17I. 172.
Pour ajouter foi aux miracles
· rapportés dans les livres ſacrés des
Chrétiens , il ſuffit d'avoir un eſ
prit juſte, & aſſez de docilité pour
entendre ces Livres ſaints , non
ſelon l'écorce de la Lettre & d'a
près ſes idées particulieres , mais
ſuivant l'enſeignement de l'inter
prétation de l'Egliſe. En s'atta
, chant à cette regle invariable, on
conçoit ſans peine que Dieu n'a
veugle & n'endurcit perſonne d'une
| façon poſitive, & pour jouir du
plaiſir atroce de punir les pécheurs
après les avoir lui-même rendu
dignes de ſes châtimens, en les
28o L'Anti-Bon-Sens.
aveuglant & en les endurciſſant :
qui peut entendre de pareilles hor
reurs ? Qu'eſt-ce donc que veut
dire l'Ecriture quand elle nous
apprend que Dieu aveugle & en
durcit les hommes? Elle veut dire
ſimplement que Dieu, par un juſte
jugement, permet que les hom
mes qui ont volontairement re-.
jetté ſes lumieres, ſes avertiſſe
mens, ſes invitations, & enfin tou
tes ſes graces prévenantes dont le
charme n'a pu les gagner , il per
met, dis-je, que ces hommes in
dociles & rebelles s'aveuglent &
s'endurciſſent de plus en plus; &
qu'y a-t-il là d'indigne de Dieu ?
Ne peut-il pas auſſi permettre aux
démons & aux magiciens de con
trefaire les vrais miracles, ſoit
pour punir ceux qui n'y ont pas
cru, ſoit pour éprouver & exercer
la foi des croyans, ſoit pour d'au
tres fins que Dieu ſait, & qu'il
ne nous eſt pas permis de ſonder
L'Anti-Bon-Sens. 281
trop curieuſement. Mais, cela po
, continue notre Auteur, à quels
ſignes reconnoître ſi Dieu nous veut
inſtruire ou veut nous tendre un
piege ? Comment diſtinguer ſi les
merveilles que nous voyons, vien- .
nent de Dieu ou du démon ? Paſ
cal pour nous tirer d'embarras,
nous dit très-gravement qu'il faut
juger la doctrine par les miracles,
& les miracles par la doctrine, que
· la doctrine diſcerne les miracles,
& les miracles diſcernent la doc
· trine. S'il exiſte un cercle vicieux
& ridicule, c'eſt, ſans doute, dans
ce beau raiſonnement d'un des plus
grands défenſeurs de la Religion
chrétienne.
Comme l'Auteur ne cite pas
l'ouvrage de Paſcal où il a puiſé
ce qu'il lui attribue, je veux bien
le ſuppoſer, & je ſoutiens en mê
me tems qu'il n'y a ni cercle vi
cieux ni conſéquemment rien de
ridicule dans le raiſonnement de
282 L'Anti-Bon-Sens.
Paſcal. Le cercle vicieux conſiſte ,
ſi je ne me trompe , dans le vice
d'un argument qui ſuppoſe le prin
cipe qu'il doit prouver, & qui
| prouve après le principe par la
choſe qu'il penſe avoir prouvée :
or, rien'de cela dans le raiſonne
· ment de Paſcal ; & pour en être
convaincu, il n'eſt beſoin que d'en
faire l'application à un infidele &
à un Chrétien catholique. -

Suppoſons d'abord qu'un Prédi


cateur de l'Egliſe Romaine reſſuſ
cite un mort pour prouver à une
troupe d'infideles, témoins de cette
réſurrection, que la Religion chré
tienne qu'il leur annonce, eſt la
ſeule véritable. Il eſt clair que dans
cette premiere ſuppoſition, les in
fideles ne ſuppoſent rien, & ne
jugent pas des miracles par la doc
trine ; mais de la doctrine par les
miracles. Voilà , diſent-ils, un
miracle palpable ; la réſurrection
des morts ſurpaſſe inconteſtable
(
L'Anti-Bon-Sens. 283
ment toutes les forces de la na
ture créée ; cela eſt évident ; il
n'y a donc que Dieu ou ceux aux
quels il en donne le pouvoir, qui
puiſſent l'opérer en ſon nom ,
pour rendre témoignage à la vé
rité. Le Prédicateur qui vient de
reſſuſciter un mort ſous nos yeux,
pour rendre témoignage à la Re
ligion chrétienne qu'il nous annon
ce, eſt donc le miniſtre & l'en
voyé de Dieu; il parle & il agit
au nom & par la puiſſance de
Dieu ; la Religion qu'il nous an
nonce, eſt donc une Religion di
vine & la ſeule véritable, puiſque
la vérité eſt une. Ainſi raiſonnera
l'infidele à la vue de la réſurrec
tion d'un mort, & ſon raiſonne
ment plein de juſteſſe ne renferme
très-certainement ni vice, ni cer
cle vicieux; il ne ſuppoſe rien; il
voit tout clairement; il voit & la
réſurrection du mort, & ſon élé
vation bien ſupérieure à toutes les
, 284 L'Anti-Bon-Sens.
forces de la nature créée , & ſa
connexité avec la vérité de la Re
ligion chrétienne qu'elle atteſte.
Suppoſons en ſecond lieu qu'un
Prédicateur reſſuſcite un mort ou
faſſe quelqu'autre miracle , pour
rendre témoignage à la doctrine
qu'il prêche à un nombreux audi
toire de Catholiques. Que feront
ceux-ci, s'ils ſont ſages & prudens?
Ils commenceront par examiner
fi la doctrine qu'on leur prêche, eſt
conforme à celle de l'Egliſe uni
verſelle qu'on leur a de tout tems
enſeignée dans leurs Catéchiſmes,
· & s'ils la trouvent telle en effet,
ilsl'embraſſeronten béniſſant Dieu,
de ce qu'il daigne les confirmer
dans leur croyance par la voie ex
traordinaire des prodiges. Ils ju
geront donc alors ou ils diſcerne
ront les miracles par la doctrine ;
mais ils ne diſcerneront pas la doc
trine par les miracles , ſi ce n'eſt
en ce ſons qu'ils ſe ſerviront des
»
L'Anti-Bon-Sens. 285
miracles, comme d'un moyen pour
s'affermir & ſe confirmer dans la
doctrine ; en quoi il n'y a point
de cercle vicieux, puiſqu'en ce
| cas ils ne ſuppoſent pas le principe
qu'ils doivent prouver, ſavoir la
doctrine qu'ils tiennent pour évi
demment vraie par tous les motifs
qui en établiſſent la vérité, in
dépendamment du miracle de la
ré urrection du mort dont il s'agit
ici. Pour qu'il y eut un cercle vi
cieux, il faudroit qu'on prouvât la
doctrine par les miracles & les mi
racles par la doctrine aux mêmes
perſonnes ; & c'eſt ce qui n'a point
lieu dans le fait de la Religion chré
tienne, puiſqu'on la prouve par les
miracles à ceux qui ne la croient
pas, & que ceux qui la croient,
jugent les miracles par ſa doctrine.
Un miracle eſt-il capable d'a
néantir l'évidence d'une vérité dé
montrée ? Quand un homme auroit
le ſecret de guérir tous les mala
286 L'Anti-Bon-Sens.
· des, de redreſſer tous les boîteux,
de reſſuſciter tous les morts , ...
pourra-t-il me convaincre par là
que deux & deux ne font point
quatre, qu'un fait trois, & que
trois ne font qu'un ?(pp. 172.. 173.)
Non, tous les miracles imagi
nables ne ſont point capables d'a
néantir l'évidence d'une vérité dé
montrée ; mais auſſi je ſoutiens
qu'il n'y a pas un ſeul myſtere de
la Religion chrétienne qui anéan
tiſſe l'évidence d'une vérité dé
montrée.Je conſens à prendre pour
exemple le myſtere de la Trinité,
puiſque notre Auteur le cite lui
même. Il conſiſte à dire qu'il n'y
a qu'un Dieu en trois perſonnes
diſtinctes. Mais dire qu'il n'y a qu'un
Dieu en trois perſonnes diſtinctes,
ce n'eſt pas dire qu'un fait trois
& que trois ne font qu'un, puiſque
ce n'eſt pas dire qu'il y a trois
Dieux & qu'il n'y en a qu'un, qu'il
y a trois perſonnes & qu'il n'y en
C.
, L'Anti-Bon-Sens. 287
a qu'une ſeule; ce qui ſeroit ridi
cule , abſurde & contradictoire.
Qu'eſt-ce donc que nous enten
dons quand nous diſons qu'il n'y
a qu'un Dieu en trois perſonnes,
ou que Dieu# en trois per
ſonnes diſtinctes, dans une entiere
unité d'eſſence, de nature, de ſubſ
tance ? Nous entendons que trois
perſonnes diſtinctes ne ſont qu'un
ſeul Dieu , parce qu'elles n'ont
qu'une ſeule & même eſſence ; ce
qui eſt tout-à-fait différent que de
dire que trois Dieux ne font qu'un
ſeul Dieu ; & que trois perſonnes
ne font qu'une ſeule perſonne ;
qu'un ſeul Dieu fait trois Dieux.
La propoſition qui dit qu'un fait
trois , & que trois ne font qu'un ,
eſt évidemment abſurde & contra
dictoire ; mais celle qui énonce
ſimplement qu'il y a un Dieu en
trois perſonnes, eſt ſeulement in
compréhenſible & nullement ab
ſurde, parce que ce mot un, tombe
4 '
288 L'Anti-Bon-Sens.
ſur la ſubſtance & non ſur les per
ſonnes, & que ce mot trois, tombe
ſur les perſonnes & non ſur la ſubſ
tance; & qu'ainſi ces mots un &
trois, Unité & Trinité, ne ſont pas
dits l'un,de l'autre ſous le même
rapport & dans le même ſens. D'où
il ſuit que le myſtere de la Trinité
n'eſt qu'incompréhenſible, & nul
lement abſurde & contradictoire.
Eh ! comment pourroit-on prouver
qu'il renferme des abſurdités & des
contradictions ? Pour y réuſſir , il
faudroit connoître aſſez parfaite
ment l'eſſence & les perſonnes di
vines pour pouvoir prononcer avec
une entiere certitude que l'eſſence
divine ne peut comporter trois
perſonnes, & que trois perſon
nes répugnent à l'eſſence divine :
or, nous n'avons qu'une connoiſ
ſance imparfaite & obſcure de l'eſ
ſence & des perſonnes divines. Le
myſtere de la Trinité n'eſt donc
ni abſurde, ni contradictoire ; il
L'Anti-Bon-Sens. 289
n'eſt ſimplement qu'incompréhen
ſible, & nous n'avons pas plus de
droit d'en nier l'exiſtence à cauſe
de ſon incompréhénſibilité que
nous en avons de nier celle de
toutes les choſes que nous ne pou
vons comprendre, c'eſt-à-dire, de
toutes les créatures tant petites que
grandes, puiſqu'il n'en eſt aucune
que nous comprenions. Nous de
vons le croire ſur la parole de Dieu
qui l'a révélé , quoique nous ne
puiſſions le comprendre ; & ce que
nous diſons de ce myſtere, il faut
le dire de tous les autres. Ils ſont
tous également incompréhenſibles,
& cette incompréhenſibilité même
nous eſt un motif de plus pour
les croire ſans héſiter. Des myſ
teres impénétrables ſont ſans con
tredit plus hauts & plus ſublimes
que des dogmes que l'on conçoit
aiſément. Ils ſont donc auſſi plus
dignes de la grandeur & de la ma
jeſté de Dieu ; ils portent donc
X ij
· 29o L'Anti-Bon-Sens.
une empreinte mieux marquée de
la Divinité ; ils ſont par conſé
quent & en derniere analyſe, &
plus vrais & plus divins.
Suivant les principes mémes de
la Théokogie ſoit naturelle , ſoit
révélée , toute révélation nouvelle
devroit paſſèr pour fauſſe ; tout
changement dans une Religion
émanée de la Divinité devroit être
réputé une impiété, un blaſphéme.
Toute réforme ne ſuppoſe-t-elle
pas que Dieu n'a pas ſu du pre
- mier coup donner à ſa Religion ni
la ſolidité, ni la perfection requi
ſe ? ... Le Chriſtianiſme eſt une
impiété, s'il eſt vrai que le Judaiſ
me ait jamais été une Religion réel
tement émanée d'un Dieu ſàint,
immuable, tout-puiſſant & pré
· voyant. La Religion du Chriſt ſup
poſé, ſoit des déjauts
dans la loi
ile Dieu lui-même avoit donnée
par Moyſè, ſoit de l'impuiſſance
ou de la malice dans ce Dieu qui
L'Anti-Bon-Sens. . 291
n'a pas pu ou voulu rendre les
Juifs tels qu'il falloit qu'ils fuſſent
à ſon gré. Toutes les Religions nou
velles, ou les réformes de Religions
anciennes ſont évidemment fondées
ſur l'impuiſſance , ſur l'iuconſtan
ce, ſur l'imprudence, ſur la ma
lice de la Divinité. (pp. 173. 174.)
Si ce raiſonnement qui fait pi
º tié, avoit quelque force, il prou
veroit que Dieu ne peut & ne
doit rien faire qui ne ſoit ſouve
rainement & immuablement par
fait , c'eſt-à-dire , que tous les
ouvrages de Dieu devroient éga
ler l'Ouvrier. Comme nous avons
déja réfuté plus d'une fois cette
abſurdité groſſiere dans pluſieurs
de nos Ecrits contre les Incrédu
les , nous nous contenterons de
dire ici que tout ce qui n'eſt point
Dieu , eſt néceſſairement plus ou
moins imparfait, & que le ſuprê
me Ouvrier donne à chacun de
ſes ouvrages tel dégré de perfec
X iij
º

292 L'Anti-Bon-Sens.
tion qu'il juge aſſorti au deſſein
qu'il ſe propoſe en le faiſant avec
une entiere liberté, ſans qu'on
puiſſe l'accuſer ni d'impuiſſance,
il pouvoit le faire meilleur ; ni
d'inconſtance, il a réſolu en le fai
ſant, qu'il le réformeroit au tems
marqué dans ſes décrets; ni d'im
prudence ou d'imprévoyance, il a
tout prévu; ni enfin de malice ou
d'injuſtice ; ſouverainement libre
& indépendant, nulle loi ne peut
l'obliger à faire les choſes autre
ment qu'il les fait en effet.
Dire que Dieu a voulu que ſà
Religion fut ſcellée par le ſang,
c'eſt dire que Dieu eſt foible, in
juſte, ingrat & ſanguinaire, & qu'il
ſacrifie indignement ſes envoyés
aux vues de ſon ambition. pp. 175.
I76. Point du tout , c'eſt dire
préciſément tout le contraire. Oui,
c'eſt dire que Dieu eſt très-fort,
puiſqu'il donne à ſes envoyés la
force de mourir avec joie dans
L'Anti-Bon-Sens. , 293
les plus cruels ſupplices. C'eſt dire
qu'il eſt très-ſage, puiſqu'il éta
blit ſa Religion par des moyens en
apparence diamétralement oppoſés
à ce merveilleux établiſſement.
C'eſt dire qu'il eſt très-juſte, très
reconnoiſſant, très-déſintéreſſé &
très-bon, puiſqu'il donne à ſes en
voyés des récompenſes qui ſurpaſ
ſent infiniment le peu qu'ils ont
eu à ſouffrir pour les mériter, &
que ce ſont ſes propres dons qu'il
couronne en couronnant leurs com
bats & leurs victoires, puiſque c'eſt
encore lui qui leur a donné très
gratuitement & la grace de com
· battre & celle de triompher. L'in
crédule a beau faire , la Religion
chrétienne établie dans le monde
& le monde converti par le ſang
des Martyrs, cet événement ſi éton
nant paſſera toujours avec raiſon
pour le chef-d'œuvre de la toute
puiſſante main de Dieu , qui ſait
faire ſervir au ſuccès de ſes entre
X iv
294 L'Anti-Bon-Sens.
priſes des moyens tout contraires
ſelon le cours ordinaire des choſes.
Mourir pour une opinion , ne
prouve pas plus la vérité ou la
bonté de cette opinion, que mourir
dans une.bataille ne prouve le bon
droit du Prince aux intéréts duquel
tant de gens ont la folie de s'im
moler. p. 177.
Il y a une grande différence en
tre mourir pour un Prince & mou
rir pour une opinion. Ceux qui
meurent pour un Prince ne s'avi
ſent gueres d'examiner ſi le bon
droit eſt pour lui , ou s'il eſt du
côté de ſon ennemi , & en s'ex
poſant à la mort, ils ne ſe pro
poſent nullement de prouver la
bonté de ſa cauſe ; ils combattent
donc ſous ſes drapeaux dans l'eſ
pérance d'y acquérir de la gloire,
s'ils s'y rangent comme volontai
res, ou pour obéir à ſes ordres ,
ſi leur profeſſion l'exige. Il n'en
eſt pas de même de la mort ſouf
-

L'Anti-Bon-Sens. 295
# ferte pour une opinion , on ne
# meurt pour elle que parce qu'on
| eſt intimement convaincu de ſa
vérité; & ſi l'on m'objecte que les
Catholiques ont cela de commun
avec les Payens & les Hérétiques
qu'on voit ſouvent mourir avec
joie pour des opinions bizarres,
dont ils ont une pleine & intime
conviction, je répondrai qu'il n'y
a aucune comparaiſon à faire en
tre les Martyrs des Catholiques
& ceux des autres Religions.
Je ne nie pas qu'il ne puiſſe y
avoir & qu'il n'y ait eu en effet
dans toutes les Religions des hom
mes en petit nombre aſſez fanati
ques & aſſez forts tout à la fois pour
mourir plutôt que de renoncer à
leur croyance , mais je ſoutiens
qu'il y a une différence énorme
entre ces perſonnages & les Mar
tyrs des Catholiques ; différence
qui laiſſe ſubſiſter dans toute ſa
force la preuve que nous fournit
296 L'Anti-Bon-Sens.
en faveur de la Religion catholi
que le courage des Martyrs qui
ont ſacrifié leur vie pour ſa dé
fenſe. ·
En effet, je veux que les Mar
tyrs des payens & des hérétiques
qu'on pourroit nous citer, ne ſoient
ni des hommes vains , entêtés &
ſuperbes, ni des traîtres, ni des
ſéditieux, ni des conſpirateurs &
des rebelles , ni des fourbes, ni
des ambitieux, ni des gens décriés
par leurs mœurs, & je demande
s'ils peuvent entrer en parallele
avec ces millions de Chrétiens de
tout âge , de tout état, de tout
ſexe, de toute complexion qui
ont eu la force de mourir au mi
lieu des plus cruels ſupplices pour
rendre témoignage à leur foi? Sont
ils comparables aux Polycarpes,
aux Ignaces , aux Pamphiles, aux
Luciens, aux Pothins, aux Irenées,
aux Juſtins, aux Cypriens , aux
Clémens, auxApollones, & à tant
L'Anti-Bon-Sens. . 297
d'autres grands hommes auſſi re
commandables par la pureté de
leurs mœurs , que par l'éterdue
du ſavoir, la délicateſſe de l'eſprit,
la profondeur du génie, de l'aveu
- des payens mêmes? Sontsils com
parables à ces femmes délicates,
à ces tendres enfans, à ces peres
reſpectables, à ces perſonnes enfin
de toute les conditions, que l'on
vit mourir en foule les unes ſur
les grils ardens, les autres ſur les
roues armées de lames tranchan
tes, celles-ci ſous la dent des bê
tes féroces ou ſous le glaive étin
celant des bourreaux, celles-là dans
des chaudieres d'huile bouillante ;
toutes au milieu des tortures les
plus barbares, & avec une conſ
tance, un calme, une ſérénité bien
au deſſus de la nature ? Non , ſans
doute ; & tout homme ſincere
• avouera de bonne foi qu'on ne
peut attribuer qu'à la force d'une
grace ſurnaturelle & divine, une
298 L'Anti-Bon-Sens.
conſtance auſſi héroïque, auſſi gé
nérale, auſſi ſoutenue & auſſi per
ſévérante, ſur-tout ſi l'on fait at
tention que les ingénieux perſécu
teurs ne manquoient pas de join
dre à ce que les tourmens les plus
recherchés ont de plus cruel, tout
ce qu'ils croyoient de plus propre
à abattre le courage des Martyrs ;
les larmes d'un pere, d'une mere,
d'une épouſe; les exhortations &
les ſoupirs d'un ami, les ſanglots
& le déſeſpoir des enfans : tenta
tion plus ſéduiſante & plus forte
pour des ames honnêtes & des
cœurs ſenſibles que les douleurs
mêmes les plus aigues & toute la
barbarie des ſupplices les plus hor
ribles.
D'ailleurs les Apôtres & les pre
miers Diſciples de Jeſus-Chriſt ne
ſont pas morts volontairement pour
de ſimples opinions, ils ſont morts
pour atteſter des faits tels que la
vie, les ſouffrances, le trépas igno
· L'Anti-Bon-Sens. - 299
minieux de Jeſus-Chriſt ſur une
croix & ſa réſurrection glorieuſe
'• du tombeau. Or , quand il ſeroit
vrai que des millions d'hommes
puſſent ſouffrir naturellement mille
| ſortes de ſupplices, plutôt que de
· renoncer à des opinions religieuſes
dont ils ſe ſeroient coëffés , il ſe
roit impoſſible qu'ils fiſſent paroî
- tre la même conſtance pour ſou
tenir des faits dont ils connoîtroient
la fauſſeté, & qu'ils n'auroient au
cun intérêt à ſoutenir ni en ce
monde, ni'en l'autre, ou plutôt
que tous leurs intérêts réunis for
· ceroient à abandonner : cela eſt
viſiblement contre le ſens le plus
commun & la nature toute entiere.
Les faits que les Apôtres & les
premiers Diſciples ont ſcellés de
º leur ſang, ſont donc vrais, & par
º conſéquent la Religion chrétienne
ºſſ qui conſiſte eſſentiellement dans
, ces faits, n'eſt pas moins véritable
#
$> #
que ces faits le ſont eux-mêmes.
-

;
1
3oo L'Anti-Bon-Sens. .
Le métier de miſſionnaire fut
toujours flatteur pour l'ambition,
& commode pour ſubſiſter aux dé
pens du vulgaire. p. 178. Oui, il
eſt très-flatteur pour l'ambition de
mourir ehez des nations barbares
par les plus honteux comme les
plus cruels ſupplices, & très-com
modes de renoncer à toutes les
commodités, ſouvent même à tous
les délices & à tous les agrémens
de la vie, pour aller vivre ou plu
tôt languir dans des contrées éga
lement inſalubres & infertiles, qui
fourniſſent à peine de la façon la
plus groſſiere, le plus inſipide, &
la plus dégoûtante, aux beſoins de
la premiere néceſſité , ſur - tout
pour des étrangers accoutumés à
vivre tout différemment.
Vous nous dites, ô Théologiens !
que ce qui eſt folie aux yeux des
hommes, eſt ſageſſe devant un Dieu,
qui ſe plaît à confondre la ſageſſe
des Sages. Mais ne prétendez-vous
\

L'Anti-Bon-Sens. 3o1
pas que la ſageſſe humaine eſt un
préſent du Ciel ? En nous diſant
que cette ſageſſe déplaît à Dieu,
n'eſt que folie à ſes yeux & qu'il
veut la confondre , vous nous an
noncez que votre Dieu n'eſt l'ami
· que des gens ſans lumieres, & qu'il
fait aux gens ſenſés un funeſte
préſent, dont ce tyran perfide ſe
promet de les punir cruellement un
jour. N'eſt-il pas bien étrange que
l'on ne puiſſe étre l'ami de votre
Dieu , qu'en ſe déclarant ennemi
de la raiſon & du bon - ſens ?
p. 178.
Toute cette prétendue contra
diction ne roule que ſur deux équi
voques qu'il eſt facile de démê
- ler en diſtinguant deux ſortes de
ſageſſe & de raiſon, la fauſſe &
la véritable. La ſageſſe ainſi que
la raiſon véritable eſt telle tant aux
yeux de Dieu qu'à ceux des hom
mes, c'eſt-à-dire, un riche préſent
•^
-,'
du Ciel, que les hommes ne ſau
, 3o2 L'Anti-Bon-Sens.
roient trop priſer, à cauſe des avan
tages qu'il leur procure. Qu'eſt-ce
donc qui n'eſt aux yeux de Dieu
qu'une pure folie qu'il ſe plaît à
confondre & à charger d'oppro
bre ? C'eſt la ſageſſe & la raiſon
purement humaine, la fauſſe ſa
geſſe du ſiecle pervers & corrom
pue , la raiſon obſcurcie par les
noires vapeurs des paſſions qui la
troublent en la dégradant; la rai
ſon affoiblie, vitiée par le péché;
· la raiſon ſottement curieuſe qui
veut tout ſavoir & tout compren
dre; la raiſon effrontément ſuperbe
qui oſe ſonder l'abyme impéné
trable des profondeurs de la Di
vinité & lui donner la loi; la rai
ſon mille fois préſomptueuſe &
téméraire qui ſe perſuade que ce
qu'elle ne comprend pas, ne peut
être, & ne craint pas de s'ériger
en juge de ſon Juge même, & de
ſon Juge ſuprême, univerſel, in
défectible. Voilà la ſageſſe que
Dieu
L'Anti-Bon-Sens. . 3o3
Dieu réprouve & qui n'eſt que
folie à ſes yeux. Voilà la raiſon
qu'il mépriſe & qu'il aime à con
fondre en lui imprimant un carac
tere de honte, & en permettant
qu'elle ſe dégrade elle-même par
la profondeur de ſes chûtes, &
l'excès de ſes prodigieux égare
mens, qui la couvrent §
aux yeux de Dieu & des hommes
vraiment ſenſés.
La foi ſuivant les Théologiens
# un conſentement inévident. Ibid.
ui, pour le fonds intime des Myſ
teres révélés, mais évidente pour
les motifs de crédibilité , c'eſt-à
dire, pour les raiſons qui nous por
tent à les croire. Elles ſont clai
res & évidentes ces raiſons ; & il
n'y a que des aveugles volontai
res, endurcis, déterminés à fermer
les yeux à la lumiere , qui puiſ
ſent ne point céder à tout ce qu'el
les ont de force & d'éclat ; ſem
blables à ces faux sºsºydu Paga
3c4 L'Anti-Bon-Sens.
niſme , qui, ayant connu Dieu,
n'ont point eu le courage de l'ho
norer comme Dieu , ni de venger
& de réclamer ſes droits indigne
ment transférés aux plus viles créa
tures, pnr le plus ſanglant de tous
les outrages envers le Créateur. La
raiſon nous conduit donc juſqu'aux
portes du ſanctuaire qui renferme
nos Myſteres; mais elle s'y arrête
ſans vouloir y entrer ; parce que
1à finit ſon office, avec la ſphere
de ſon activité. En un mot, la rai
ſon voit clairement qu'elle doit
croire, mais elle ne voit pas ce
qu'elle croit. : il lui ſuffit de s'y
ſoumettre ſous la garantie de la
parole de Dieu, qui l'a révélé.
| Vous me répétez ſans ceſſè que
les vérités de la Religion ſont au
deſſus de la raiſon. Mais ne con
venez-vous pas 2, dès-lors 2- aue
ſ1 ces
-

vérités ne ſont point faites pour des


étres raiſonnables ? p. 181. Non,
je n'en conviens pas, parce qu'il
-

L'Anti-Bon-Sens. 3o5
s'enſuivroit de mon aveu, que rien
· de ce qui exiſte, n'a été fait pour
l'homme. De tout ce qui exiſte
dans toutes les parties hautes ou
baſſes de ce vaſte univers, l'hom
me ne comprend rien, non abſo
lument rien , pas même un brin
d'herbe , une goutte d'eau , un
grain de ſable ; il ne ſe comprend
pas lui-même; il n'exiſte donc ni
lui, ni rien de ce qui l'environ
ne ; rien n'eſt fait, rien ne ſub
ſiſte pour lui. Diſons mieux : Tout
eſt fait pour lui dans l'ordre de la
Religion comme dans celui de la
nature , non pour qu'il le com
prenne, mais afin qu'il le contem
ple, qu'il l'admire, qu'il en uſe
ſelon les deſſeins de l'Auteur ſu
prême de toutes choſes, ſoit viſi
bles, ſoit inviſibles.
Prétendre que nous ſommes obli
és de croire des choſes qui ſont
au deſſus de notre raiſon , c'eſt une
aſſertion, auſſi ridicule, que de dire
- Y ij
3o6 L'Anti-Bon-Sens.
que Dieu exige que ſans atles nous
nous élevions dans les airs. p. 182.
Point du tout, & il n'y a de ridi
cule ici, que la comparaiſon de
l'Auteur. Il n'eſt pas au pouvoir
de l'homme de s'élever dans les
airs ſans aîles ; mais il peut très
bien, quand il veut , croire les
choſes qui ſont au deſſus de ſa rai
ſon ; il le peut , & il le fait tous
les jours un million de fois, té--
moins tous les Chrétiens du mon
de, qui croient tous les Myſteres
du Chriſtianiſme ſans les com
prendre, en pliant leur raiſon ſous
le poids de l'autorité divine dont
ils émanent. .
Le Chriſtianiſme, ſorti du Ju
daiſme, très-humble dans ſon ori
gine obſcure, devint puiſſant &
cruel ſous les Empereurs Chrétiens
qui, pouſſés d'un ſaint gele, le ré
pandirent merveilleuſement dans
leur Empire par le fer & par le feu.
p. 187. Non ; ce fut ſous le fer
L'Anti-Bon-Sens. 3o7
& dans le feu que le Chriſtianiſ
me ſe répandit par tout l'univers,
& voilà ce qui fait la gloire, ce
qui prouve ſa divinité, & ce qui fera
à jamais la honte & le déſeſpoir
de ſes ennemis, Mais puiſqu'à les
entendre, ce ſont les Empereurs
Chrétiens qui ont étendu le Chriſ
tianiſme par le fer & par le feu ,
qu'ils nous diſent de grace, com
ment ces Empereurs eux-mêmes
ſont devenus Chrétiens. Eſt-ce par
leur propre fer, ou bien par celui
des Chrétiens leurs ſujets, qui ſe
laiſſoient égorger comme de doux
& innocens agneaux, ſans ouvrir
la bouche, ſi ce n'eſt pour bénir
leurs bourreaux, & demander leur
converſion par les plus ardentes
prieres. Ne fut-ce pas durant trois
:
|
ſiecles de perſécutions toutes plus
cruelles les unes que les autres ,
qu'on vit le Chriſtianiſme gagner
& s'étendre de toute part, au point
que du tems de Tertullien qui mou
Y iij
3o8 L'Anti-Bon-Sens.
. rut vers l'an 245 , les Chrétiens
rempliſſoient déja tout l'Empire,
les Villes, les Places fortes, les
Bourgs, les Tribus, les Décuries,
les Armées, le Sénat, le Palais,
les Places publiques ? Tout hom
me de bonne foi conviendra ſans
peine que la propagation du Chriſ
tianiſme eſt l'ouvrage du Très
Haut , le chef-d'œuvre de ſa ſa
geſſe, le coup le plus étonnant de
ſa puiſſance, puiſque les moyens
qu'il a mis en œuvre pour y réuſ
fir, n'avoient aucune proportion
avec la fin qu'il ſe propoſoit, &
que ſa conduite à cet égard, étoit
infiniment au deſſus de toutes les
regles de la prudence humaine.
Le monde converti par la vertu
du ſang des Martyrs qu'il faiſoit
couler à grands flots, & dont il
étoit comme inondé : voilà tout
à la fois le ſcandale des Juifs , la
folie des Gentils, la force & la
ſageſſe de Dieu, qui s'eſt plu à
L'Anti-Bon-Sens. , 3o9
confondre la fauſſe ſageſſe du ſie
cle, par l'apparente folie de la
croix. Voilà le chef-d'œuvre de la
droite du Très-Haut. -

Les Souverains , il eſt vrai , ſe


diſent les repréſentans de Dieu, ſes
Lieutenans ſur la terre. Mais la
crainte d'un maître plus puiſſant
qu'eux , les engage-t-elle à s'oc
cuper ſérieuſement du bien-être des
peuples que la Providence a con
fiés à leurs ſoins ? ... Loin de ſer
vir de frein aux paſſions des Rois,
la Religion par ſes principes mé
me leur met évidemment la bride
ſur le cou. Elle les transforme en
des Divinités , aux caprices deſ
quelles il n'eſtlºis permis aux
nations de réſiſter. -

Il y a long-tems qu'on la ob
ſervé , & l'on ne ſauroit trop le
remettre ſous les yeux. Les Ecri
vains impies ne ſont pas moins en
nemis du Trône que de l'Autel ;
ils ne laiſſent échapper aucune oc
Y iv
31o L'Anti-Bon-Sens.
caſion de frapper ſur l'un & ſur
l'autre ſans aucun ménagement ;
bien réſolus de les mettre en pie
ces, s'ils le pouvoient; afin de ne
plus rencontrer d'obſtacle à la ré
volution «qu'ils préparent : la con
verſion du monde à la nouvelle
Philoſophie, par l'extinction de
tout ſentimént de Divinité, d'or
dre, de reſpect & de ſoumiſſion
envers les Puiſſances, qu'ils nous
préſentent toujours comme des fu
ries déchaînées, & agiſſant de con
cert pour rendre les hommes mal
heureux par principes. On a beau
leur prouver que la Religion ne
ceſſe de repréſenter aux Princes ,
qu'ils ſont hommes comme les
derniers de leurs ſujets; que Dieu
ne les a placés ſur leur tête que
pour les rendre heureux ; que les
devoirs de la Royauté ne ſont pas
moins étendus que ſes droits &
ſes privileges ; que les Rois ont
au deſſus d'eux un Maître qui leur
L'Anti-Bon-Sens. 31 1
a mis le ſceptre en main , & qui
leur fera rendre compte de l'uſage
qu'ils en auront fait, en les ju
geant dans toute la rigueur de ſon
inflexible juſtice; comme les moin
dres des mortels , ſur la regle de
l'Evangile qui ordonne à tous ſans
diſtinction d'être juſtes, droits,
finceres , modérés , doux , hum
bles , chaſtes, humains, compa
tiſſans , charitables. Inutilement
leur rappelle-t-on cette longue &
précieuſe ſuite de Rois Chrétiens
qui ont ſi fort honoré la Royauté
par la pratique conſtante des plus
ſublimes vertus. En vain leur mon
tre-t-on ce jeune Monarque qui,
formé par les mains de la Reli
gion même , l'a fait aſſeoir à ſes
côtés ſur le premier Trône de l'u
nivers , pour ſe conduire lui-mê
me ſelon ſes maximes, & rendre
ſon peuple heureux, d'après ſes
leçons : tout eſt inutile à l'impie ,
qui n'en ſera pas moins ardent à
312 K'Anti-Bon-Sens.
blaſphémer contre Dieu & contre
ſes Chriſts.Il n'en répétera pas moins
que la Religion ne forme que trop
ſouvent des deſpotes licentieux &
ſans mœurs, obéis par des eſclaves;
que la façon injuſte & cruelle dont
tant de nations font gouvernées
ici-bas, fourniſſant une des preu
ves les plus fortes de la non-exiſ
tence de la Providence & de la
Divinité, que la Religion des Chré
tiens imagina de mettre les tyrans
en ſûreté; que la Religion, pour
les Princes, n'eſt qu'un inſtrument
deſtiné à tenir les peuples plus for
tement ſous le joug; qu'un ſouve
rain ſincérement dévot eſt commu
nément un cheftrès-dangereux pour
un état; qu'un dévot à la téte d'un
empire, eſt un des plus grands
fléaux que le Ciel dans ſà fureur
puiſſe donner à la terre ; que la
Religion, loin d'étre un frein pour
les ſouverains, les a mis à portée
de ſe livrer ſans crainte & ſans re
L'Anti-Bon-Sens. 313
mords à des égaremens auſſi fu
neſtes pour eux - mémes que pour
les nations qu'ils gQuvernent; que
les # de la Religion ont
eu grand ſoin de faire de leur Dieu
un tyran redoutable, capricieux &
changeant; que la Religion , ſur
tout chez les modernes , en s'em
parant de la morale, en a totale
ment obſcurci les principes; qu'elle
a rendu les hommes inſociables par
devoir, & les a forcés d'étre in
humains envers tous ceux qui ne
penſènt pas comme eux; que l'hom
me n'eſt pas plus le maitre de ſes
opinions religieuſes , de ſa crédu
lité ou de ſon incrédulité, que de
la langue qu'il apprend dès l'en
fance & qu'il ne peut plus changer;
que toute Religion nationale eſt
faite pour rendre l'homme vain ,
inſociable, méchant; & que le pre
mier pas vers l'humanité eſt de per
mettre à chacun de ſuivre en paix
le culte & les opinions qui lui con
314 L'Anti-Bon-Sens.
viennent; que toutes les Religions
du monde ont autoriſé des forfaits
innombrables; que la Religion au
lieu de contenir les paſſions des
hommes ne fait que les couvrir
d'un manceau qui les ſanctifie; que
rien ne ſeroit plus utile que d'ar
racher ce manteau ſacré, dont les
hommes font ſi ſouvent un ſi ter
rible uſage ; qu'il faut à la morale
une baſe moins chancelante que
l'exemple d'un Dieu dont la con
duite varie & que l'on ne peut dire
bon qu'en fermant obſtinément les
yeux ſur le mal qu'à chaque inſ
tant il fait ou # permet dans ce
monde ; que le Dieu des Juifs eſt
un Dieu dont la conduite ne peut
étre imitée que par un chef de bri
gands ; que le Jeſus des Chrétiens
ne nous offre qu'un Dieu, ou plu
tôt un fanatique, un miſantrope ,
qui lui-méme plongé dans la mi
ſère & préchant des miſérables, leur
conſeille d'étre pauvres , de com
L'Anti-Bon-Sens. 315
battre & d'étouffer la nature; que
la pratique littérale & rigoureuſe
de la morale divine des Chrétiens
· entraîneroit infailliblement la ruine
des nations ; qu'une morale qut
contredit la nature de l'homme n'eſt
point faite pour l'homme; que Dieu,
dans toutes les Religions du mon
de, eſt un protée véritable; que
Paſcal ne prouve rien en faveur
de la Religion, ſinon qu'un hom
me de génie peut avoir un coin de
folie, & n'eſt plus qu'un enfant,
quand il eſt aſſez foible pour écou
ter ſes préjugés ; que les rapports
· qui ſubſiſtent entre les hommes &
Dieu , ou ſont parfaitement incon
nus , ou ſont imaginaires; que les
regles de la conduite des hommes
découlent de leur propre nature,
qu'ils ſont à portée de connoître,
& non de la nature divine dont
ils n'ont nulle idée; que le fon
dement de toute morale eſt : Je ſens,
& un autre ſent comme moi; que
316 L'Anti-Bon-Sens.
quiconque a médité ſérieuſement la
Religion & fa morale ſurnaturelle,
demeurera convaincu, que l'une &
l'autre ſont nuiſibles aux intérêts
du genre humain ou directement
oppoſées è la nature de l'homme ;
que la Religion, qui ſe donne pour
le plus ferme appui de la morale,
lui ôte évidemment ſes vrais mo
biles pour leur ſubſtituer des mobi
les imaginaires , des chimeres in
concevables; que l'autre monde ne
fournit aucuns motifs de bien faire
à celui qui n'en trouve point ici
bas ; qu'un Prince athée ne ſauroit
ſaire plus de mal au monde qu'un
Louis XI, un Philippe II, un Ri
chelieu ; que rien n'eſt moins ordi
naire que des Princes athées, mais
que rien n'eſt plus commun que des
· tyrans & des miniſtres très-méchans
& très-religieux ; que les opinions
religieuſes produiſent beaucoup de
mal contre très-peu de bien ; que
la Théologie n'eſt qu'un tiſſu de
L'Anti-Bon-Sens. . 317
chimeres; que la Religion eſt con
traire à tous les principes du Bon
Sens ; que rien n'eſt moins décidé
pour les Chrétiens, que la queſtion
importante ſi l'on peut, ou ſi l'on
doit aimer ou ne pas aimer Dieu ;
que Dieu n'exiſte que dans le cer
veau des hommes, qu'il # qu'un
amas informe de contradictions ;
que l'orgueil & la vanité furent &
ſeront toujours des vices inhérens
au ſacerdoce; que le deſir de do
miner les hommes eſt de l'eſſence
méme de leur métier; # careſ
ſant les ſouverains, en leur forgeant
des droits divins, en les diviniſant,
en leur livrant les peuples pieds &
poings liés, ils travaillent à en
faire des tyrans; que de la ma
niere dont on éleve les hommes,
,' ils ne ſont utiles qu'au Clergé qui
les aveugle , & aux tyrans
-- 5 -- 7
qui les
yrans q
dépouillent ; que la ſtupidité des
peuples eſt due à la négligence des ,'4,s

#
Princes, qui ne s'embarraſſent att
318 L'Anti-Bon-Sens.
· cunement de l'éducation publique,
ou qui s'oppoſent à l'inſtruction de
leurs ſujets; que la Religion ne
fait peur qu'à quelques eſprits pu
ſillanimes que la foibleſſe de leur
caračtere,rend déja peu rédoutables
à leurs concitoyens ; que des myſ
teres impénétrables ne ſont pas faits
pour des eſprits bornés; qu'il doit
étre permis à chacun de penſer com
me il voudra; qu'ôter la Religion
au peuple , # ne lui rien ôter ;
qu'elle eſt plus propre à égarer les
mortels , qu'à les guider dans la
route de la ſcience & du bonheur;
qu'elle ne # avoir pour objet
que de retrecir le cœur & l'eſprit
des hommes , qu'on n'a aucune
idée ni de Dieu , ni de la créa
tion; que la Religion eſt incapa
ble de rendre les hommes meilleurs ;
qu'elle leur fait ſouvent un mérite
d'étre injuſtes & méchans; que c'e,?
une folie déplorable qui, loin de
procurer aucun bien à la race hu
- maine,
" -
L'Anti-Bon-Sens. .
• 5 -
319
-.

# ° maine, ne fait que l'aveugler, lui


4
cauſer des tranſports, la rendre mi
#
ſérable; qu'elle n'a fait en tout tems
# que remplir l'eſprit de l'homme de
ténebres & le retenir dans l'igno
rance de ſes vrais repports , de
ſes vrais devoirs, de ſes intéréts vé
ritables ; que ce n'eſt qu'en écar
tant ſes nuages & ſes phantômes

que nous découvrirons les ſources
s , du vrai, de la raiſon, de la mo
rale, & les motifs réels qui doi
vent nous porter à la vertu; qu'elle
"
nous donne le change & ſur les
#l
· cauſes de nos maux & ſur les re
: medes naturels que nous pourrions
y appliquer; que loin de les gué
rir, elle ne peut que les aggraver,
les multiplier & les rendre plus du
rables. (Depuis la page 199 juſ
2 - qu'à la 315e., qui eſt la derniere
ſ,
de tout l'ouvrage. ) -

# Nous nous garderons bien d'i


# miter notre Auteur dans ſes en
(! nuyeuſes & dégoûtantes redites :
# -
Z
32o L'Anti-Bon-Sens.
ce ſeroit perdre le tems & trop
compter ſur l'indulgence de nos
Lecteurs. Nous ferons donc en
finiſſant quelque choſe de mieux
que de réfuter encore une fois les
ineptes eſſertions que nous avons
· réfutées tant de fois, & qu'il a le
courage de répéter ſans fin : c'eſt
de lui faire quelques queſtions re
latives à ſes paradoxes blaſphéma
toires, afin de lui donner lieu de
déployer ſa pénétration, ſa ſaga
cité, toute la juſteſſe de ſon eſ
prit, toute l'étendue & l'élévation
de ſon génie, toute la force de
ſon jugement, toute l'énergie de
ſon ame, par les réponſes égale
ment claires, ſolides & fatisfaiſan
tes qu'il ne pourra manquer d'y
faire en ſe jouant & ſans aucun
effort de ſa part.
Puis donc que ſelon lui, la Re
ligion ne forme que trop ſouvent
des deſpotes licentieux & ſans
mœurs, je voudrois d'abord qu'il
L'Anti-Bon-Sens. 321
me fit l'honneur de me dire, ſi le
vrai moyen de former des deſpotes
licentieux & ſans mœurs, eſt d'in
culquer continuellement à tout le
monde l'obligation d'être doux,
humain , affable, humble , ſimple,
modeſte, tendre, indulgent , bien
faiſant, compatiſſant, chaſte, tem
pérant, pénitent, ami de toutes
les vertus, ennemi de tous les vi
ces, juſqu'à craindre l'ombre ſeule
du moindre péché ; car je vois que
la Religion enſeigne ces maximes
à tous les hommes & ſans aucune
diſtinction de Grands ou de Pe
tits , de Maîtres ou d'Eſclaves,
de Rois ou de Sujets. Premiere
queſtion.
Je voudrois ſavoir enſuite d'où
vient qu'il y auroit une connexion
néceſſaire entre la façon injuſte,
# cruelle même dont tant de nations
ſont gouvernées ici-bas, & la non
exiſtence de la Providence & de
la Divinité. sºit-º,parce que
1j
322 L'Anti-Bon-Sens.
Dieu ne pourroit ni faire, ni per
mettre ou ſouffrir & tolérer au
cune ſorte de mal, ſoit phyſique,
ſoit moral, & qu'il n'auroit pu
créer l'homme libre, mais qu'il
auroit été obligé de le laiſſer dans
le néant, ou de ne l'en tirer que
pour le rendre impeccable, indé
fectible , impaſſible , immortel ,
parfait, accompli de tout point,
complettement heureux, & im
muablement fixé dans le comble
du bonheur & des perfections ana
logues à ſa nature ? L'Auteur con
noit-il aſſez Dieu, ſon eſſence &
ſes attributs , ſes droits & ſes de
voirs, l'étendue de ſa puiſſance ,
la ſouveraineté de ſon domaine ,
pour prononcer au juſte ſur ce
qu'il peut & ſur ce qui paſſe les
bornes de ſon pouvoir ? Seconde
queſtion., -

3°. Si la Religion des Chrétiens


imagina de mettre les tyrans en
ſüreté, & ſi elle n'eſt qu'un inſtru
r
\ · L'Anti-Bon-Sens. . 323
:• •i

ment deſtiné à tenir les peuples plus


fortement ſous le joug, comment
cette même Religion condamne
# t-elle les tyrans avec tant de for
ce ? Comment déclare-t-elle aux
Rois de la part de Dieu°, que le
pouvoir qu'il leur a confié n'eſt
nullement arbitraire & abſolu ;
qu'il doit être réglé ſur ſa loi, &
aboutir à l'avantage de leurs ſu
jets ; que ces deux rapports , la
loi de Dieu comme regle, & le
bien des peuples comme fin, ſont
ſi eſſentiels à l'uſage que les ſou
verains font de leur puiſſance,
qu'ils ſeront ſévérement punis ,
s'ils viennent à s'en écarter ? Eſt
ce donc là donner aux Rois un
pouvoir arbitraire , illimité, abſolu
ſur leurs ſujets, & ne regarder
ceux-ci que comme de vils eſ
claves triſtement courbés ſous le
joug de fer de leurs cruels domi
nateurs ? Eſt-ce là permettre aux
ſouverains de donner un libre eſ
Z iij
324 L'Anti-Bon-Sens.
ſor à toutes leurs paſſions les plus
fougueuſes , en ſe livrant ſans
crainte & ſans remords aux éga
remens les plus funeſtes? Troiſieme
queſtion. -

4°. Si un ſouverain ſincérement


dévot eſt communément un chef
très-dangereux pour un Etat, &
ſi un dévot à la téte d'un Empire
eſt un des plus grands fléaux que
le Ciel dans ſa fureur puiſſe #
ner à la terre , comment eſt - il
arrivé que dans tous les tems &
dans toutes les Religions les Prin
ces ſincérement dévots aient fait
des biens immenſes à leurs Etats,
tandis que les Princes impies &
ſans Religion les ont accablé de
maux ? Comment encore la mé
moire des Princes ſincérement dé
vots eſt-elle en bénédiction chez
tous les peuples , de l'Univers ,
pendant que celle des Princes im
pies y eſt en horreur & en exé
, cration ? Qui doit l'emporter des
L'Anti-Bon-Sens. 325
uns ou des autres dans l'eſtime des
hommes? Sont-ce les Tibere , les
•Caligula, les Néron , les Domi
tien, les Commode, les Helioga
bale , les Sardanapale, ou bien .
les Veſpaſien, les Tite,° les Ner
va, les Antonin, les Charlemagne,
les Otton , les Henri , les Etienne,
les Alfred , les Edouard, les Ca
nut, les Caſimir , les Louis IX,
XII & XVI ? Quatrieme queſtion.
5°. Peut-on ſenſément accuſer
les Miniſtres de la Religion chré
tienne de faire de leur Dieu un
tyran redoutable , capricieux &
changeant , ſous prétexte qu'ils
nous le repréſentent comme un
juge également équitable & in
dulgent, qui punit les pécheurs
obſtinés , & pardonne aux pé
cheurs pénitens ? Eſt-il impoſſible
d'être juſte ſans être cruel, & mi
ſéricordieux ſans que l'on ſoit
volage & changeant ? Cinquieme
queſtion. - -

Z iv
326 | L'Anti-Bon-Sens.
69. Peut-on dire avec vérité que
la Religion chrétienne rend les
hommes inſociables & les force
d'étre inhumains, parce qu'elle ne
promet le ſalut qu'aux Chrétiens
qui croieht & qui font tout ce qu'il
· faut croire & faire pour étre ſauvé,
d'après l'ordre formel de Jeſus
Chriſt ſon fondateur ? Pourroit
elle parler différemment aux hom
mes ſans les tromper, & n'eſt-ce
, pas de ſa part une inſigne faveur
envers eux, que de leur montrer
la ſeule voie qui puiſſe les con
duire au ſalut ? Que diroit-on d'une
mere qui laiſſeroit courir ſes en
fans par des chemins funeſtes qui
· aboutiſſent à un précipice certain ;
au lieu de les mettre dans la route
qui les meneroit ſûrement à un
terme heureux , & le ſéjour ai
mable de toutes ſortes de biens ?
Sixieme queſtion.
7°. L'homme n'étant pas plus
le maitre de ſes opinions religieu
A
L'Anti-Bon-Sens. 327
ſes que de la langue qu'on lui ap
prend dans l'enfance, & qu'il ne
peut plus changer, comment le
| monde entier , en embraſſant le
Chriſtianiſhme, a-t-il pu changer
les opinions religieuſes tlu'il avoit
ſucées avec le lait, & qui avoient
jetté les racines les plus profondes
dans ſon ame ? Septieme queſtion.
· 8°. Comment concilier le repos
des familles , la tranquillité des
Royaumes & la paix des Etats avec
la pleine liberté donnée à un cha
cun de ſuivre le culte & les opi
# nions qui lui conviennent ? Le bou
leverſement général du monde ne
ſeroit-il pas la ſuite néceſſaire d'une
pareille liberté? Chacun ayant per
miſſion de ſuivre les opinions &
de pratiquer le culte qu'il lui plai
roit, ne pourroit-il pas arriver
qu'il y eut dans une même famille
& dans une même Ville , autant
d'opinions & de cultes différens
ou contraires que de têtes; & le
r
328 I'Anti-Bon-Sens.
moyen d'accorder ces diſparates &
ces contrariétés avec le repos des
villes & des familles ? Huitieme
queſtion. .
5°. Quels ſont les forfaits in
nombrables, que la Religion chré
tienne a autoriſés, elle qui défend
ſévérement & ſous les plus gran
des peines juſqu'à un clin d'œil,
une penſée légere, un deſir naif
ſant, & le premier eſſai d'une vo
lonté qui commence à s'ébranler,
à moins que la vertu la plus pure
& la plus auſtere ne les reconnoiſſe
pour ſes productions ? Neuvieme
queſtion.
1o°. Eſt-il croyable, eſt-il poſ
ſible que la Religion chrétienne
ſanctifie les paſſions en les couvrant
de ſon manteau ſacré, dans le tems
même qu'elle les blâme, qu'elle
les proſcrit, qu'elle les condamne,
qu'elle les charge de tous ſes ana
thêmes , & les dévoue aux flam
mes éternelles, en déclarant à l'U
L'Anti-Bon-Sens. 329
# nivers , que ni les avares , ni les
ſuperbes, ni les ambitieux, ni les
impudiques, aucun.de ceux qui ſe
ſeront laiſſés dominer par quelque
paſſion criminelle que ce puiſſe
être , ne poſſéderont" point le
Royaume de Dieu ? Dixieme queſ
llO1l. - - - -

· 1 1°. Avancer d'une part que la


Religion chrétienne ſančtifie les paſ
ſions, & ajouter tout de ſuite de
l'autre, que cette même Religion
n'eſt pas faite pour l'homme, parce
|

u'elle contredit, qu'elle combat ,


qu'elle étouffe la nature de l'homme,
& que ſa pratique littérale entraîne
roit infailliblement la ruine des na
tions : n'eſt-ce pas ſe contredire ?
Car de quelle ſorte & par quel ad
mirable ſecret , pourroit-on faire
concorder enſemble ces deux aſſer
tions qui ſe touchent dans le Livre
de l'Auteur ? Onqieme queſtion.
· 1 2°. Comment démontrer que
Paſcal & tous les grands hommes
33o L'Anti-Bon-Sens.
qui ont cru la Religion chrétien
ne , ont été en cela , & par cela
ſeul des enfans & des foux ? Dou
qieme queſtion.
13°. Aſſurer que les rapports
qui ſubſiſtent entre les hommes &
Dieu nous ſont parfaitement in
connus , ou qu'ils ſont imaginai
res , n'eſt-ce pas une imagination
ſemblable à celle de ce † qui
s'imagina que le monde n'avoit
rien de matériel , & que tous les
corps n'exiſtoient qu'idéalement ?
Treizieme queſtion.
14°. Eſt-il bien poſſible de s'oc
cuper, de parler, d'écrire conti
nuellement d'une choſe dont on
n'a aucune idée , & de la pren
dre pour l'objet de ſa foi, de ſon
eſpérance , de ſon amour, de ſon
bonheur, ainſi que pour la fin de
toutes ſes actions ? Quatorgieme
queſtion.
15°. Si le fondement de toute
morale eſt celui-ci, je ſens & un
L'Anti-Bon-Sens. 331
autre ſent comme , moi , ne s'en
ſuit-il pas que nous pourrons tous
nous permettre , d'après les vrais
principes & les fondemens mêmes
de la morale , tout ce que nous
ſentirons agréablement inceſtes,
adulteres , vengeances cruelles &
implacables, ce plaiſir ſi doux pour
un vindicatif , &c ? Quingieme
queſtion. -

16°. L'idée d'un Dieu qui voit


tout & juſqu'aux plus ſecretes
penſées, pour les punir ou les ré
compenſer d'un malheur ou d'un
lbonheur éternel, cette idée n'eſt
elle donc pas pour elle-même un
puiſſant mobile pour la morale,
& pour l'homme un puiſſant mo
tif de bien faire ? Seigieme queſ
tion. - -

17°. Les méchans Rois & les


méchans Miniſtres qui ont fait pro
feſſion du Chriſtianiſme , ont-ils
été méchans pour en avoir prati
qué les préceptes & les conſeils,
· 332 L'Anti-Bon-Sens.
ou bien pour s'en être écartés ?
Dix ſèptieme queſtion.
18°. Si le Chriſtianiſme n'eſt
qu'un tiſſu de chimeres contraires
à tous les principes du Bon-Sens,
par quel 'magique enchantement
a-t-il faſciné les yeux des hommes
les plus éclairés, & renverſé les
plus fortes têtes, au point de de
venir la Religion dominante de
l'Univers, malgré tout ce que la
Philoſophie a pu lui oppoſer de
plus ſubtil & de plus captieux ;
l'éloquence de plus perſuaſif & de
plus pathétique, l'érudition de plus
recherché, la politique de plus pro
fond & de mieux combiné; l'aſ
tuce, la fourberie de plus fin &
de plus inſidieux ; la volupté de
plus attrayant, la violence de plus
atroce & de plus propre à faire
trembler, à conſterner, à domp
ter, à ſubjuguer ? Dix - huitieme
queſtion. ,
19°. Le moyen d'accorder les
L'Anti-Bon-Sens. 333
Livres divins & eccléſiaſtiques qui
commandent aux Chrétiens ſous
peine d'anathême , d'aimer Dieu
| ſouverainement, avec la propoſi
tion qui énonce , que rien n'eſt
moins décidé pour les Chrétiens ,
que la queſtion importante ſi l'on
peut, ou ſi l'on doit aimer oit ne
pas aimer Dieu ? Dix - neuvieme
queſtion. - - - -

2o°. Le moyen encore de con


cilier la vérité de l'Hiſtoire qui
nous offre des millions de Prêtres
humbles, modeſtes, pauvres, ſim
ples, ennemis jurés du faſte, de
la grandeur, de la prééminence ,
& de l'autorité ſur les autres, fuyans
les honneurs , recherchans les mé
pris , aimans l'obſcurité ; & trou
vant leurs délices à vivre inconnus
au reſte des hommes, le moyen
|
#
de concilier ces faits inconteſta
bles & connus de tout le monde,
avec les propoſitions qui dans leſ
quelles on avance hardiment, que,

334 L'Anti-Bon-Sens.
l'orgueil & la vanité furent & ſé
ront toujours des vices inhérens au
facerdoce; que le deſir de dominer
les hommes eſt de l'eſſence méme
de leur métier, &c. ? Eſt-ce donc
qu'on change ſi facilement & ſi
ſouvent l'eſſence des choſes ?
Vingtieme queſtion.
2I°. Eſt-ce careſſer les ſouve
rains, leur forger des droits divins,
& les diviniſèr, en leur livrant les
peuples pieds & poings liés , que
de leur inculquer qu'ils ſont hom- .
mes foibles & mortels , cendre
& pouſſiere comme les plus vils
de leurs ſujets ; qu'ils doivent les
traiter tous comme leurs pro
pres enfans, & qu'ils rendront à
Dieu un compte terrible de la
conduite qu'ils auront gardé en
vers eux ? Vingt-unieme queſtion.
22°. Les Conſtantin, les Théo
doſe, les Clovis, les Charlema
gne, les Pepin, les Bayard, les
Crillon, les Condé, les Turenne ;
CCIlC
N

L'Anti-Bon-Sens. 335
cent & cent autres héros, tous ces
braves croiſés , ces foudres de
guerre pleins de Religion & de
foi , qui affronterent la mort
tant de fois.en allant la chercher,
la provoquer au milieu •des ha
ſards, n'étoient-ils donc que des
eſprits puſillanimes que la foibleſſe
e leur caractere rendoit déja peu
redoutables à leurs concitoyens ?
Vingt-deuxieme queſtion.
23°. Eſt - il bien vrai que des
myſteres impénétrables ne ſoient .
pas faits pour des eſprits bornés ;
& cela ſuppoſé, comment le monde
#
les a-t-il comme étant faits
pour . ? Vingt-tr
#
24°lui CIl #†
oiſieme queſtion.

aux mortels l'eſpace immenſe qui


ſépare le ciel & la terre, pour les
élever juſqu'à Dieu & les plonger
dans ſon ſein d'où s'élancent des
torrens de délices, de lumieres &
de gloire, que la Religion rétre
cit leur eſprit & leur #, en les
a
3
336 L'Anti-Bon-Sens,
égarant dans les routes bien diffé
rentes de celles qui conduiſent au
bonheur ? Vingt-quatrieme queſ
tion. . ,

25°. Eſt-il poſſible de croire fer


mement ſur une foule de preuves
démonſtratives, des choſes dont
on n'a aucune idée ? Vingt-cin
quieme queſtion. - - -

26°. En quoi la Religion chré


tienne fait-elle aux hommes un
mérite d'être injuſtes & méchans ?
Eſt - ce en, leur commandant de
rendre à chacun ce qui lui appar
tient, de ſacrifier même leurs plus
chers intérêts au bien de la paix,
de s'aimer tous comme des freres,
ſans en excepter leurs plus cruels
ennemis, & de ne jamais faire à
perſonne que ce qu'ils voudroient
qu'on leur fit à eux-mêmes, &
de pratiquer en toutes choſes l'hu
milité, le détachement, la patien
ce, la douceur ? Vingt - ſixieme
queſtion,
L'Anti-Bon-Sens. 337
27°. En quoi auſſi la Religion
chrétienne a-t-elle aveuglé la race
humaine ? Eſt - ce pour lui avoir
deſſillé les yeux ſut le culte des
| faux Dieux, en l'appellant à la
connoiſſance du ſeul vrai Dieu,
principe unique & ſouverain de
toutes les choſes ſoit viſibles, ſoit
inviſibles? Vingt-ſeptieme queſtion.
. 28°. Si cette même Religion
· n'a ſervi qu'à rendre miſérable la
race humaine, comment les hom
mes l'ont - ils embraſſé à l'envi ?
Eſt-ce que l'inſtinct de l'homme
· le porte irréſiſtiblement à ſe ren
dre miſérable lui-même ? Vingt
huitieme queſtion.
29°. Les vrais rapports, les vrais
devoirs , & les vrais intérêts de
l'homme n'ont-ils pas pour objet
Dieu , l'homme lui-même & ſes
ſemblables, & n'eſt-ce pas ſur ces
trois objets que la Religion chré
tienne a éclairé l'homme , en lui
apprenant qu'il ne peut être heu
- A a 2
338 L'Anti-Bon-Sens.
reux qu'en aimant Dieu , & en
s'aimant lui-même & ſes ſembla
bles pour l'amour de Dieu, & par
conſéquent d'un amour légitime,
ſage, juſte, ſalutaire , méritoire
enfin de la poſſeſſion de Dieu mê
me, ſource, principe de tout bien,
hors lequel il n'y a que menſon
ge, vanité & miſere ? Vingt-neu
vieme queſtion. -

3o°. Eſt-ce en ſubſtituant à ce


triple amour dirigé par la Reli
gion, l'amour § & ſolitaire
de ſoi - même , comme l'unique
baſe du vrai, du juſte, du raiſon
nable, du moral, de tous les rap
ports, de tous les devoirs enfin ,
que la moderne Philoſophie réuſ
ſira ſûrement à rendre les hom
mes vraiment ſages, vraiment juſ
tes, vraiment heureux & pour tou
jours ? Trentieme & derniere queſ
llO/l.

Juſqu'à ce que l'Auteur de l'E


crit intitulé le Bon-Sens, ait fait

\
- L'Anti-Bon-Sens. 3
une réponſe ſenſée & ſatisfaiſanté
à ces queſtions & à tout ce qui
· les précede, il nous permettra de
nous en tenir au titre de notre
Ouvrage, & de ne regarder le ſien
que comme un outrage fait au
Bon-Sens, & un chef-d'œuvre de
déraiſon.
- : -- , -- .


: }
*

F I N.

#rata. page 262 ligne 12, le mal


º liſex le mal phyſique &
-- ,

A P P R o E A T 1 o N. !
T'Ai lu le Livre intitulé : l' Anti
J Bon-Sens, il ne contient rien con
tre la foi ni les mœurs :,& la lecture
en ſeroit néceſſaire à ceux qui au
roient oſé puiſer le venin dans le pré
tendu Bon-Sens. A Liege ce 12 No
vembre 1779. « '

G. LA RUE L L E, €enſeur
des Livres.

P E R M I S S I O N.

Ous en permettons l'impreſſion.


Liege le 13 Novembre 1779.
Le Comte DE ROUGRAVE,
· Vicaire-Général.

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