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Rey-Debove Josette. Notes sur une interprétation autonymique de la littérarité : le mode du "comme je dis". In: Littérature, n°4,
1971. Littérature. Décembre 1971. pp. 90-95;
doi : 10.3406/litt.1971.2530
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1971_num_4_4_2530
L'autonymie.
Le modèle sémiotique qui rend compte du fait qu'un signe est employé
en « mettant l'accent » sur sa forme est l'autonymie, puisqu'un signe auto-
nyme se signifie lui-même, signifiant et signifié. Soit la phrase :
Dans cet exemple, faucille d'or signifie non pas « faucille d'or » mais
« le terme faucille d'or dont le signifiant est [faucille d'or] et le signifié
* faucille d'or ' ». Faucille d'or n'a pas la formule sémiotique ordinaire
E(C) — expression liée à un contenu — mais E(EG), où le contenu est (EC),
c'est-à-dire le signe lui-même 1. C'est le nom métalinguistique de l'occurrence
/faucille d'or/. Le nom métalinguistique est homonyme de l'occurrence.
Le fait que le signifié de ce nom inclue le signifiant (C = (EC)) entraîne
plusieurs conséquences :
1. Un signe autonyme n'a pas de synonyme, et toute substitution
est impossible.
2. Un mot autonyme a des caractères communs avec l'onomatopée;
en effet l'onomatopée, au sens strict, n'a d'autre contenu que son expression :
(C) = E, c'est un bruit rapporté.
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onomatopée E(E) le miaou du chat ... où C = E
signe antonyme E(EC). j le aleajacta est de César . où G = zéro *
le faucille d'or de Hugo, où C = «faucille d'or»
signe ordinaire E(C). . la queue du chat
le sort en est jeté
le talent de Hugo
qui peut être remplacé par /II m'a dit qu'il viendrait/, /II m'a dit qu'il
allait venir/, /II m'a annoncé sa venue, son intention de venir/, etc. 4. On
perçoit mieux encore la différence de statut entre style direct et indirect
lorsque l'énoncé rapporté est extérieur au système : /II m'a dit : « I'm
coming »/, énoncé qui doit être traduit, en style indirect : /II m'a dit qu'il
venait/.
Est-ce à dire que la littérature, en tant que signifiant son propre
signe (donc son signifiant) soit une séquence autonyme? Non, car la séquence
autonyme ne peut se manifester que dans un contexte métalinguistique
qui l'enferme et lui confère ce signifié. L'œuvre littéraire n'a pas la forme
/Je (l'auteur) dis : « Cette faucille d'or dans le champ des étoiles »/, non
plus que la forme /les mots cette faucille d'or dans le champ des étoiles/.
La littérature n'est pas un texte métalinguistique qui nous parle des
signes (tels les textes des linguistes et des critiques littéraires).
La connotation autonymique.
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lequel l'encodeur emploie pour parler du monde (et non des signes) une
séquence rapportée, de telle sorte qu'il emploie et qu'il cite tout à la fois.
Le langage-objet est réintégré (et non enchâssé) dans le langage-instrument :
c'est le cumul de E(EG) et de E(C). Soit la phrase :
Par le temps qu'il fait, nous n'aurons guère cette nuit de « faucille
d'or dans le champ des étoiles! »
qui doit être lu / je ne suis pas misandre, comme je dis (ou, si vous me
passez l'expression) /. Le « comme je dis » s'oppose au « comme on dit »
dans la mesure où il violente le code des unités linguistiques en même temps
que l'idéologie (qui n'envisage pas de parallélisme entre l'attitude misogyne
et l'attitude misandre).
5. Les locutions et les proverbes connotent naturellement leur signe sur le mode
du « comme on dit », et ne prennent jamais de marques spéciales (guillemets, etc.).
Ceci vient du fait que ce sont des unités du code, alors qu'en tant que groupes de mots
et que phrases, ils devraient être des productions du code (seuls le mot et le morphème
étant des unités codées parmi les unités signifiantes). L'apprentissage des unités du
code, les mots essentiellement, se fait sur le mode du « comme on dit ».
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Le mode du « comme je dis ».
6. Ce caractère constitue une base constante qui est tantôt interrompue par de
véritables discours autonymes (ceux des personnages que l'auteur fait parler — et
qui relèvent d'ailleurs du type / Mon personnage dit X, comme je dis/), tantôt par des
connotations autonymiques sur le mode du « comme il dit » et du « comme on dit »,
et même un cumul du « comme je dis » sur le « comme je dis », lorsque l'auteur
présente une séquence avec des marques. L'important, c'est que l'autonymie s'y
manifeste continûment sous une forme ou sous une autre.
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continue » (Johansen, art. cité). Si la métaphore est un signe du type EC(C),
la métaphore que l'on peut qualifier de constante est bien celle où (C)
prend la valeur (EC), c'est-à-dire celle de la connotation autonymique
E (C(EG)). On emploie misandre, mais on signifie « misandre, comme je
dis » ou « la personne hostile aux hommes que j'appelle misandre ».
4. La littérature présente une relation code/message qui n'est pas celle
du langage ordinaire. Elle est caractérisée tantôt comme un message sans
code, tantôt comme un code sans message (Genette), c'est-à-dire que le
message s'identifie au code. C'est que le seul code qui soit connu (quoique
insuffisamment) est celui du discours E (C) qui met en relation les signifiants
et le monde (valeurs de vérité pour une culture donnée dans une langue
donnée). Les autres codes sont à construire : celui du discours E(EC), méta-
linguistique, mettant en relation les signifiants et le système linguistique,
qui permettrait de générer des énoncés métalinguistiques véritablement
grammaticaux et sémantiques (donc les théories linguistiques et leur
épistémologie), et celui du discours E (C(EC)) des énoncés littéraires, mettant
en relation le signifiant et le « monde modelé par le signe », qui permettait
de générer un énoncé littéraire sur un modèle de « compétence poétique »
(Bierwisch).
On peut envisager le code au sens strict (linguistique-dénotatif), et
la lecture littéraire nécessite alors la construction d'un « surcode » (Granger).
Ou bien l'envisager au sens large, et considérer que la littérature réalise
toutes les productions possibles du code (Kristeva), dans la mesure où
tous les éléments qui concourent au langage littéraire appartiennent au
système signifiant linguistique et non à d'autres (par exemple, graphismes
colorés, redondance sémiotique du mot rouge écrit à l'encre rouge). Dans
une optique purement linguistique, le message littéraire présenterait des
productions du code régies par des règles en partie originales, et les
unités du code auraient une formule sémiotique différente. Néanmoins,
ce qui fait difficulté, c'est l'acceptabilité : comment un texte pourrait-il
être jugé comme « plus ou moins poétique » (plus ou moins bien formé
poétiquement), alors que la notion de compétence poétique idéale (la
compétence est déjà le point faible de la grammaire generative) s'oppose
radicalement au mode du « comme je dis » (performance)?
5. Le discours littéraire projette l'axe paradigmatique sur l'axe syntagma-
tique. « La fonction poétique projette l'axe de la sélection sur l'axe de la
combinaison » (Jakobson, Essais de Linguistique générale, 1963, p. 220).
Il faut entendre par là une sélection théorique (non psychologique) de
l'encodeur à tous les niveaux linguistiques : non seulement celui du mot
(équivalence, similarité, dissimilarité, synonymie, antonymie), mais celui
du morphème (mis-andre) et du phonème (poème j bohème). Or, dire que l'axe
de la sélection est projeté sur l'axe de la combinaison, c'est admettre que
les paradigmes de toutes les unités choisies se répandent sur l'axe syntag-
matique du signifié et du signifiant selon le principe évoqué plus haut
des conditions sémantiques d'une lecture de E (C(EC)) '. La littérature,
en connotant le signe, reverse le discours sur le signe dans le discours sur
le monde : c'est le paradigme métalinguistique, avec ses définitions différen-
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tielles du signe, qui organise le texte, et qui permet de dégager des structures
formelles. De ce point de vue, une étude linguistique du texte est non
seulement souhaitable, mais obligatoire.
Et si l'on caractérise aussi la littérature par sa « finition structurale »,
par la « clôture du texte », c'est parce que la plupart des paradigmes sont
fermés (on peut énumérer leurs éléments) : les univers du discours littéraire
(champs sémantiques ouverts) se trouvent structurés par des champs
linguistiques fermés.
6. La littérature est le lieu privilégié de la « subversion du signifié par
le signifiant et du sujet par le langage » (Lacan). Le signifié attaché au code
linguistique est codé dans le système sémio-culturel; un état de langue
est doublement codé : a) dans ses relations entre signifiant et signifié
(non o arbitraires »); b) dans ses relations entre signifié et référence. Ce
double codage fonctionne à plein dans les proverbes et les lieux communs;
« comme on dit » implique « comme on pense dans telle forme ». Dans la
mesure où la littérature relève du « comme je dis », c'est ce double code,
en tant que réalité sociale, qui peut se trouver mis à mal, c'est-à-dire
l'idéologie. Le signifié se trouve subverti par les connotations personnelles
du signe (forme et substance).
Mais en retour le sujet, le « je » qui s'oppose au « non-je » (et
spécialement à l'oppression de la communauté des « non-je ») est lui-même double :
le moi intégré à la communauté, et l'autre « je » inconscient qui s'exprime
par des voies détournées. Les relations de similarité, d'équivalence, d'anto-
nymie, etc., ne sont pas seulement celles que décrit la linguistique (code
commun) et celles qui sont choisies ou produites par le sujet, elles se forment
aussi à partir du réseau associatif personnel inconscient par lequel le sujet
signifie ce qu'il n'avait pas l'intention de signifier : l'auteur cite à son insu
cet « autre » qui parle par sa bouche. La littérature dépasse à la fois la
société et le sujet.
7. La littérature est un discours de l'homme sur l'homme. Cette définition
traditionnelle est à rapprocher du mot d'Alain : « Qui saurait
parfaitement sa langue saurait tout sur l'homme. » Si la littérature connote
son signe, elle signifie notamment le langage, c'est-à-dire l'homme (qu'il
parle de lui-même ou non). Sa tâche est donc de dire tout le dicible pour
construire une image de l'homme, en faisant produire au code tout ce
qu'il peut produire.
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