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RÉÉVALUATION POUTINIENNE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

par Françoise Thom*

La « Grande Guerre patriotique » :


les ingrédients d’un mythe

L
E 17 MARS 2015, dans un discours devant le comité de la Victoire créé pour l’orga-
nisation des célébrations du 9 mai, le président russe Vladimir Poutine a dénoncé
une fois de plus les tentatives en vue de réécrire l’histoire de la Seconde Guerre
mondiale : « Ils veulent diviser les peuples et susciter des conflits entre eux, utiliser des
mensonges historiques dans leurs jeux géopolitiques.» «Leur objectif est clair – ils cher-
chent à éroder la force et l’autorité morale de la Russie moderne et à la priver du statut de
puissance victorieuse avec toutes les conséquences juridiques internationales découlant de
cette situation[1]. »
La Seconde Guerre mondiale représente pour la Russie un enjeu très différent de ce
qu’il est pour les Occidentaux: à tel point qu’en 2009 les députés de la Douma ont rédigé
une loi punissant de lourdes amendes et même de peines de prison toute version de la
« Grande Guerre patriotique » en contradiction avec l’orthodoxie poutinienne actuelle
(après avoir été rejetée en 2012, la loi a finalement été adoptée en avril 2014). Une
Commission contre la falsification de l’histoire a été mise en place le 15 mai 2009 pour
« défendre la Russie contre les falsificateurs de l’histoire et ceux qui voudraient nier la
contribution soviétique à la victoire dans la Seconde Guerre mondiale», en réalité pour
imposer la ligne officielle sur la Seconde Guerre mondiale (la Commission a été déman-
telée le 14 février 2012, comme on pouvait s’y attendre, vu sa composition – les rares histo-
riens n’y faisaient pas le poids face aux responsables du renseignement et aux hauts
responsables de la bureaucratie qui y siégeaient).
Comprendre les raisons de cette fixation sur la Grande Guerre patriotique nous aidera
à saisir les motivations profondes du comportement de la Russie sous Poutine.

* Maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne.


1. http://rbth.com/news/2015/03/17/putin_cynical_lies_about_wwii_victory_an_attempt_to_erode_russias_
streng_44566.html

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HISTOIRE & LIBERTÉ

D’abord, il faut souligner que le thème de la Guerre patriotique n’est pas nouveau. La
première «Guerre patriotique» a eu lieu en 1612, entre les Polonais et les Russes pendant le
Temps des Troubles. La deuxième «Guerre patriotique» est la guerre contre Napoléon en
1812. Le concept de Grande Guerre patriotique s’est cristallisé dans les écrits slavophiles à
partir de 1863, au moment de l’insurrection polonaise, lorsque l’opinion publique de
Russie a été balayée par une vague de patriotisme hystérique rappelant fort celle du prin-
temps 2014. Mikhaïl Katkov et I. S. Aksakov, deux journalistes influents à l’époque, ont
présenté les événements de 1863 comme un remake de 1812. Pour eux, la résistance des
paysans ukrainiens et biélorusses aux nobles polonais incarnait «la résurrection de la Russie
orthodoxe opprimée par le polonisme et la latinité[2]. » Katkov exultait: grâce à la crise polo-
naise, on assistait à la renaissance du peuple russe, le sentiment patriotique s’était emparé
de toutes les classes de la société. Aksakov est du même avis : selon lui cette « réaction
unanime» a rappelé aux «fins politiciens pétersbourgeois» isolés dans leurs salons «l’exis-
tence du peuple russe tout entier[3]. »

Ces commentaires nous aident à comprendre pourquoi la propagande slavophile a


célébré ces deux affrontements: la guerre concilie les élites et le peuple, elle efface l’écart
entre la classe dirigeante et le reste de la population, entre les «deux Russies». Elle force les
élites occidentalisées à se ressourcer au contact de la Russie profonde et cette rencontre vivi-
fiante avec le moujik nettoie les élites de leur vernis étranger décadent. La guerre incarne
aussi l’unité de la population pluriethnique de la Russie: d’où l’insistance de Poutine à
souligner que Kouzma Minine, un marchand de Nijni Novgorod qui, avec le prince Dmitri
Pojarski, est devenu un héros national pour son rôle dans la défense du pays contre l’inva-
sion polonaise en 1612, était un Tatar: «Cela démontre le monolithisme du peuple russe
multinational, qui sent instinctivement le danger de toute scission, de toute division ou
d’une fragmentation du pays[4]. » Dans le cas de 1812 et de 1941 à 1945, la guerre apporte
aussi une légitimité au régime despotique russe. À en croire la propagande stalinienne, la
victoire a prouvé que le système soviétique était supérieur à tous les autres. Sous Brejnev, les
plumitifs du Parti répétaient à l’envi que «les Soviétiques s’étaient rassemblés autour du
Parti lors de l’invasion hitlérienne et avaient sauvé le monde». Évoquant les causes de la
victoire en 1945, Poutine remarque en passant: «Aurions-nous gagné la guerre si le régime
avait été moins rude, s’il avait ressemblé à celui de Nicolas II[5] ? ». Aux yeux de l’establish-
ment russe, la victoire sur l’Allemagne hitlérienne a blanchi le régime stalinien de ses

2. Cité in: V. Olga MAJOROVA, op. cit., p. 189.


3. V. Olga MAJOROVA, op. cit., p. 182.
4. Rencontre avec les jeunes historiens, 5/11/2014: http://www.kremlin.ru/news/46951
5. Ibid.

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LA « GRANDE GUERRE PATRIOTIQUE » : LES INGRÉDIENTS D’UN MYTHE

crimes. Meurtriers et victimes ont combattu côte à côte sur les fronts de la Seconde Guerre
mondiale. La défaite d’Hitler a accordé une amnistie permanente à Staline. Dans la formule
lapidaire de Dina Khapaeva, «Le mythe de la guerre a été construit pour effacer la mémoire
du Goulag[6].»

Mais il y a plus. Au cours de ces trois conflits, la Russie a été exposée à un risque de
destruction existentielle. Elle s’est vue menacée par l’influence étrangère. Selon le Patriarche
Kirill: «Pendant le Temps des Troubles, il y a 400 ans, nous avons dû faire face à un défi de
nature religieuse car le but principal du coup infligé à la Russie était la foi elle-même.
Allions-nous nous montrer capables de sauver la priorité spirituelle de l’orthodoxie et de la
foi de nos pères, ou allions-nous accepter l’assimilation de l’Église orthodoxe russe? Tel était
l’enjeu en 1612. Il est évident que si la Russie n’avait pas résisté, les autres peuples ortho-
doxes se trouvant sous le joug ottoman auraient perdu l’espoir de préserver leur identité
religieuse. Minine et Pojarski n’ont pas seulement libéré Moscou des envahisseurs – ils ont
défendu le sort de l’orthodoxie œcuménique. Lors de l’invasion napoléonienne, l’enjeu était
la défense de la culture russe, de notre identité culturelle – dans un contexte d’offensive
massive du francocentrisme, de la langue et des normes culturelles françaises. Ce n’est pas
une coïncidence si immédiatement après la victoire sur Napoléon et l’élimination des
entraves spirituelles imposées au XVIIIe siècle, on assiste à une floraison de la culture
russe[7]…» Le patriarche Kirill conclut en 2012: «L’exploit de nos ancêtres a été oublié,
simplement parce qu’ils ont sacrifié leur vie pour la patrie, pas pour l’idéologie. Et nous
devons maintenant tout faire pour que la grande victoire de 1812, que les événements de
1612 aient la même place dans la mémoire de notre peuple que la victoire de 1945[8].»
En d’autres termes, pendant les deux premières «guerres patriotiques», la Russie a été
menacée par la contamination de l’influence occidentale. Dans les deux cas, la victoire de
Russie signifiait le rejet de la voie occidentale.
Ces éléments sont présents dans le culte de la Seconde Guerre mondiale. Mais la victoire
de 1945 a éclipsé les précédentes car les succès de l’Armée rouge ont permis à Moscou de
mettre en œuvre la déseuropéanisation de la moitié de l’Europe. Ce processus a commencé
avec le pacte Molotov/Ribbentrop. Poutine a déclaré en novembre 2014 qu’il ne voyait rien
de mal à ce pacte, qui a marqué le début de l’avancée de Staline vers l’ouest. La parade mili-
taire conjointe germano-soviétique du 22 septembre 1939 à Brest-Litovsk, qui a célébré le
nouveau partage de la Pologne, a été décrite par le ministre russe de la culture, Vladimir

6. Dina Khapaeva, «History without mémorial»: http://www.eurozine.com/articles/2009-02-02-khapaeva-en.html


7. http://www.orthedu.ru/news/5602-patriarx-kirill-russkaya-istoriya-trebuet-zashhity-so-storony-
grazhdanskogo-obshhestva.html
8. http://www.patriarchia.ru/db/text/2456404.html

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HISTOIRE & LIBERTÉ

Medinski, comme un « retrait des troupes allemandes sous la supervision des autorités
soviétiques[9].» Le même Medinski justifie ainsi la barbare expulsion de 430000 Finlandais
des territoires annexés après la «guerre d’hiver»: «Un dirigeant russe doit penser en prio-
rité à ses sujets. Et s’il faut chasser des Finlandais tout nus dans la neige pour que notre
peuple soit en sécurité, eh bien, semons la ruine parmi les Finlandais et expulsons-les[10]. »
Yalta a été interprétée à Moscou comme une continuation du pacte
Molotov/Ribbentrop. Dans la conception soviétique et post-soviétique, les puissances occi-
dentales ont été contraintes d’accepter l’hégémonie de Moscou sur l’Europe de l’Est (bien
que ni Roosevelt, ni Churchill n’aient compris les accords de Yalta de cette façon, bien au
contraire, Staline ayant promis des élections «libres» dans les pays «libérés»). Ainsi, la ques-
tion fondamentale est la légitimité de l’hégémonie soviétique sur l’Europe centrale et orien-
tale. Et en raison de la victoire soviétique, le communisme ne peut être comparé au
nazisme. Ayant réhabilité Staline, la victoire octroie à Moscou un monopole dans la dési-
gnation des « fascistes » : c’est le Kremlin qui décide qui est un « fasciste » et qui est un
partisan de «valeurs traditionnelles». La Russie d’aujourd’hui refuse de reconnaître que la
«libération» de l’Europe centrale et orientale par l’Armée rouge a entraîné pour ces pays
une nouvelle servitude. Elle s’est opposée bec et ongles à la condamnation des crimes du
communisme par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe au début de 2006.
Ainsi la victoire de 1945 signifie le triomphe du régime despotique moscovite non
seulement sur l’Allemagne mais sur les puissances occidentales. Citons encore Vladimir
Medinski: «Notre peuple est non seulement invincible, et il lui est souvent arrivé de lutter
seul contre une coalition de l’Europe unie, mais il s’est aussi montré capable de changer le
destin du monde, de créer un nouveau système mondial. Cette leçon doit rester présente
dans nos esprits. Elle devrait être au cœur de notre identité nationale, elle devrait constituer
la base sur laquelle nous construisons notre propagande politique… Nous devons
comprendre l’essentiel: nous sommes les créateurs de l’histoire[11].» La poussée de l’Armée
rouge vers l’Ouest a soudé le système communiste et l’empire soviétique. Ce nœud n’a
toujours pas été défait. La victoire de 1945 est toujours interprétée comme légitimant l’hé-
gémonie russe sur plus de la moitié de l’Europe. Les Russes vivent encore dans l’Europe
divisée imposée par Staline. D’où leur résistance farouche à l’agrandissement de l’Otan.

Ce nœud de la Seconde Guerre mondiale ne peut s’expliquer que si l’on prend en


compte le fait que, durant les années 1941-1945, Staline a mené deux guerres parallèles,

9. Peter ELTSOV & Klaus LARRES, « Putin’s D-Day Diss » : http://www.politico.com/magazine/story/2014/06/


putins-d-day-dis-107446.html#ixzz3Uk7E2BjK
10. Cité dans l’interview de l’historien Mark Solonine à Radio Svoboda, 26/05/2012 :
http://www.svoboda.org/content/article/24594139.html
11. V. MEDINSKI, Vojna: Mify SSSR. 1939-1945. Moscou, Olma, 2011, p. 630.

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LA « GRANDE GUERRE PATRIOTIQUE » : LES INGRÉDIENTS D’UN MYTHE

l’une ouverte contre l’Allemagne hitlérienne, l’autre cachée contre ses «alliés» anglo-saxons,
comme le montre l’immense réseau d’espions qu’il a installé en Angleterre et aux États-
Unis, en profitant du fait que les services spéciaux de ces pays étaient concentrés sur
l’Allemagne. L’étude de la propagande russe au cours de ces dernières années révèle que
pour les hommes du Kremlin la Seconde Guerre mondiale n’a jamais pris fin: certes l’af-
frontement avec la Wehrmacht s’est achevé avec la prise de Berlin, mais la guerre cachée
contre l’Occident se poursuit de plus belle, et est encore plus intense que jamais. Dans l’in-
terprétation des propagandistes du Kremlin, les Occidentaux ont cru qu’ils avaient
remporté la victoire avec l’effondrement de l’URSS, mais grâce à Poutine, la Russie s’est
relevée et a commencé à reconstruire l’empire perdu. Bien sûr, l’Occident n’accepte pas sa
défaite. La Russie connaît donc des remakes sans fin de «la Grande Guerre patriotique». À
entendre Poutine lors de sa campagne électorale en 2012, on avait le sentiment d’être trans-
porté dans une machine à remonter le temps en octobre 1941, quand l’ennemi était aux
portes de Moscou : « Ces jours-ci nous sommes les défenseurs de notre pays… Nous
sommes une nation de vainqueurs. C’est dans nos gènes. Nous allons gagner cette fois
encore… Nous demandons à tous de ne pas regarder du côté de l’étranger, de ne pas trahir
la patrie, mais de travailler pour elle et de l’aimer… La bataille de Moscou continue, nous
allons gagner[12].» Les media gouvernementaux ont comparé l’annexion de la Crimée à «la
troisième défense de Sébastopol», la guerre contre «la junte fasciste» de Kiev a été présentée
comme un remake de Stalingrad. L’Ukraine a choisi la voie de l’européanisation: ceci est vu
par le Kremlin comme une menace existentielle pour la Russie, car ce processus va à l’en-
contre de l’histoire de la Moscovie depuis le XVe siècle, quand les conquêtes territoriales du
tsar s’accompagnaient de l’éradication des libertés européennes – Staline ayant renoué avec
la politique des princes de Moscou, qui associait la conquête militaire à l’extension du
régime autocratique russe.

L’obsession de «la Grande Guerre patriotique» révèle que la Russie est incapable de se
penser en État national. Dans l’esprit des dirigeants, la victoire, et surtout « la victoire
morale» du Kremlin (Poutine: «Et nous avons le droit moral de défendre nos positions
tous azimuts avec persévérance, parce que notre pays a affronté le gros des forces du
nazisme[13] »), autorise la Russie à se livrer à une expansion indéfinie. Cette poussée impé-
riale cache l’absence en Russie des «agrafes spirituelles» maintes fois invoquées dans la
propagande officielle et la fragilité des structures assurant la cohésion de l’État. D’où la
différence entre le culte de la Grande Guerre patriotique à l’époque de Brejnev et celui d’au-

12. RBK, 23/02/2012.


13. Tikhon DZIADKO, «Putin is using WWII for propaganda because it’s the best memory that Russia has», The
New Republic, 22/04/2014.

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HISTOIRE & LIBERTÉ

jourd’hui. À l’époque de Brejnev, le culte de la Seconde Guerre mondiale était toujours


associé à la «lutte pour la paix». La guerre était héroïque, mais un consensus existait en
URSS sur le fait qu’elle était aussi terrible et devait être évitée à tout prix. Dans la Russie de
Poutine, la guerre et la violence sont célébrées avec des accents romantiques. La paix n’est
plus souhaitable: «Toutes les nations dégénèrent sans guerre», a expliqué Jirinovski dans un
débat télévisé récent[14]. La paix corrode les « valeurs traditionnelles » que le régime de
Poutine affirme défendre. Car la guerre pour Poutine est essentiellement une bataille de
volontés, et, dans cette bataille, il est convaincu de l’emporter.

14. EŽ, 17/03/2015.

38 JUIN 2015

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