Professional Documents
Culture Documents
Gomes Da Silva José Carlos. Nous-mêmes, nous autres. In: L'Homme, 1983, tome 23 n°3. pp. 55-80;
doi : 10.3406/hom.1983.368415
http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1983_num_23_3_368415
par
Certains des termes dont parfois les sociétés se nomment — « Les Hommes »,
« Les Bons », etc. — font preuve, dit-on, de beaucoup d'exclusivisme. Une variante
de ce procédé peut être repérée dans le fait qu'une communauté s'arroge le droit
exclusif à la parole, condamnant par là même des sociétés voisines au « silence »
ou à la « barbarie ». De tels témoignages ont souvent été produits par les
ethnologues dans des discussions sur le thème de l'ethnocentrisme. C'est néanmoins
au sein même de la littérature sociologique et anthropologique que le problème
doit être soulevé d'abord : ayant débuté par de singulières déclarations d'ethno-
centrisme, la réflexion scientifique sur les sociétés « primitives » n'a jamais pu
échapper au caractère déterminant des premières questions qu'elle s'est posées.
Le fait se dissimule peut-être derrière les concepts et les outils d'une science qui
laisse croire qu'elle possède la clé ultime de la connaissance des hommes. Ainsi
nous croyons-nous fondés à imposer aux sociétés que nous étudions notre
découpage du réel : car nous avons décidé que le réel existe. Le savoir occidental, se
plaît-on à affirmer parfois, est le seul à avoir déployé un discours scientifique sur
les sociétés autres. Encore faudrait-il savoir si l'accent est mis sur les bienfaits
que nous pensons tirer d'une telle connaissance, ou bien sur la solitude privilégiée
où elle nous a finalement placés. D'une façon ou d'une autre, nous détenons le
privilège de la parole, alors que nous acculons autrui au bredouillement, sinon
au mutisme. Peut-être, à la limite, sommes-nous prêts à concéder aux sociétés
« primitives » un ensemble de conceptions concernant les représentations sociales.
Mais celles-ci ne semblent avoir suscité notre intérêt que dans la mesure où elles
peuvent être « traduites » dans notre propre langage. Autrement dit, la véritable
sociologie est celle que nous avons inventée à l'usage de tous. Comme le disait
Max Weber au début du siècle, « only in the West does science exist at a stage of
development which we recognize today as valid » (Weber 1976 : 13) x.
1. Il a fallu attendre longtemps avant de pouvoir trouver clairement exprimée l'idée
L 'autre est donc d'abord celui qui ne sait pas, celui qui ne peut pas savoir.
Faut-il attirer l'attention sur la remarquable récurrence des jugements qui
illustrent cette conviction ? Pour les évolutionnistes, l'homme primitif, enlisé
dans ses déplorables bévues, ne pouvait que simplifier et confondre. D'une manière
générale, on s'est plu à relever des notions fondamentales qui, jugées par nous
contradictoires, étaient tenues pour équivalentes par la pensée primitive ; et on
n'a pas hésité à considérer des formes particulières de l'expression symbolique
comme le résultat des lamentables méprises de l'esprit humain. Les sociétés
exotiques seraient, pour tout dire, incapables de saisir des différences élémentaires.
Cette façon de voir a imprégné toute la réflexion de Durkheim qui s'attache
essentiellement à la société occidentale de son temps, société qui, selon lui, était
guettée par la crise et l'anomie, mais aussi dominée par la division du travail
social. La société occidentale moderne lui paraissait caractérisée par des
différences qui étaient en quelque sorte le gage de la complémentarité et de la solidarité
(organique) des groupes qui la constituaient. La spécificité de la société qu'il
avait sous les yeux et dont il tenait à accentuer les contours ne pouvait pourtant
être mise en relief que grâce à la comparaison avec des sociétés différentes. La
théorie sociologique de Durkheim trouvera dès lors son assise dans l'opposition
radicale entre la solidarité mécanique (celle des peuples qu'il dit « inférieurs ») et
la solidarité organique (celle de la société « moderne »). Durkheim voyait dans la
société primitive des individus liés par d'inexorables ressemblances, tandis qu'il
assignait à la sienne le privilège des différences, instaurées par la diversité des
métiers : « Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances entre les
individus dont elles sont formées. Déjà Hippocrate dans son écrit De Aère et Locis
avait dit que les Scythes ont un type ethnique et point de types personnels.
Humbold remarque dans ses Neuspanien que, chez les peuples barbares, on trouve
plutôt une physionomie propre à la horde que des physionomies individuelles, et
le fait a été confirmé par un grand nombre d'observateurs » (Durkheim 191 1 :
103).
L'auteur poursuit avec un passage emprunté à Waitz : « De même que les
Romains trouvaient entre les vieux Germains de très grandes ressemblances, les
soi-disant sauvages produisent le même effet à l'Européen civilisé. A vrai dire, le
manque d'exercice peut être souvent la cause principale qui détermine le voyageur
à un tel jugement ; [...] cependant, cette inexpérience ne pourrait que difficilement
produire cette conséquence si les différences auxquelles l'homme civilisé est
accoutumé dans son milieu natal n'étaient réellement pas plus importantes que celles
qu'il rencontre chez les peuples primitifs. Bien connue et souvent citée est cette
selon laquelle les « indigènes [...], quand ils raisonnent sur eux-mêmes — ce qui leur arrive
assez souvent — se conduisent en ethnographes ou plus exactement en sociologues, c'est-à-
dire en collègues avec lesquels il est loisible de discuter » (Lévi-Strauss 1968 : xl).
NOUS-MÊMES, NOUS AUTRES 57
parole d'Ulloa, que qui a vu un indigène d'Amérique les a tous vus » (ibid. :
103-104).
Et Durkheim de conclure : « Au contraire, chez les peuples civilisés, deux
individus se distinguent Tun de l'autre au premier coup d'œil et sans qu'une
initiation préalable soit pour cela nécessaire » (ibid. : 104).
Ces affirmations remarquables doivent retenir notre attention. Pour Durkheim,
la société primitive est effectivement contaminée, de l'intérieur, par une sorte
d'insensibilité à la différence... A l'instar des évolutionnistes britanniques, le
sociologue admettait que sa société constituait le point d'aboutissement d'un
processus de développement susceptible d'être saisi par l'examen des sociétés
primitives. Celles-ci étaient donc simultanément des « sociétés d'autrefois ». La
capacité intellectuelle de saisir et de créer des différences devient dès lors le «
critère » qui permet à Durkheim de se situer et dans l'espace et dans le temps. Ce
point de méthode n'a rien de novateur. Les Konds d'Orissa (Inde) racontent le
mythe que voici : « When men were born they brought with them some sidri seeds
and went to live in the jungle. They lived like monkeys, jumping from bough to
bough and eating their siâri seeds. They did not recognize mother or sister ; each
took his pleasure as he felt inclined. One day Nirantali called the Chief and said,
' How is it you're living in this way, recognizing neither mother nor sister ? ' The
Chief said, ' We live like jungle monkeys. We've no food to give for feasts at
weddings and how can we have relatives without weddings ? ' ' Come, ' said
Nirantali and took him into the house and gave him rice-beer, a pig and a cock
and some rice. ' Eat this sort of thing. First go to the jungle ; sacrifice and cut
your clearings. When you've got the clearing ready, I'll get every kind of seed
from the horse and the elephant and send it to you. Sacrifice when you cut and
fire and sow and when you marry, then you'll be able to recognize who is your
mother and sister. '
The Chief took these things, he sacrificed them and gave a little to everyone.
When they ate, wisdom came to them and they realized this woman was mother,
this sister, this wife. After this men began to eat rice and recognize their relations »
(Elwin 1954 : 534-535)-
On voit aisément que les Konds possèdent une philosophie sociale qui présente
avec la nôtre de remarquables analogies. En bons évolutionnistes, ils attribuent
au passé cet état de « barbarie » et de « promiscuité » auquel la culture des champs
et l'institution du mariage mirent fin pour toujours. En sociologues (et à la façon
de Durkheim), ils réfléchissent sur l'indéniable mérite qui consiste à reconnaître
les différences — pour eux, comme pour Durkheim, les différences, c'est la
culture — et tournent le dos à la nature (la jungle jadis omniprésente), peuplée de
confusions et de similitudes.
Confronté à notre propre savoir, le mythe kond constitue une véritable page
de réflexion sociologique. Comparées à lui, nos théories sociologiques se définissent
58 JOSÉ CARLOS GOMES DA SILVA
334). Des textes classiques précisent que « la Musique est ce qui rapproche ft'ong) ;
les Rites ce qui différencie (yi). De l'union résulte l'affection mutuelle ; des
différences le respect mutuel... » ( ibid. : 336). La société se trouverait dès lors en
danger si l'on supprimait les similitudes au profit des différences, ou celles-ci au
profit de celles-là : « Si Ton s'écarte un instant des Rites, il n'y a plus, au-dehors,
que cruauté et arrogance ; si l'on s'écarte un instant de la Musique, il n'y a
plus, au-dedans, que licence et perversion » (ibid. : 337).
Les faits chinois que nous venons d'évoquer — et qui pourraient à eux seuls
susciter une reformulation de quelques-unes des thèses de Durkheim — ne
constituent nullement un cas isolé ou exceptionnel. Toute société doit nécessairement
prévoir un ensemble de mécanismes capables de régler la similitude et la
différence, la coopération et l'éloignement. Ce qui est remarquable, c'est la clairvoyance
des penseurs chinois qui sont allés très loin dans la voie d'une prise de conscience
des mécanismes inhérents à la structure sociale. Ils ont échappé au piège dans
lequel Durkheim s'est précipité au moment même où l'on pouvait croire qu'il
posait les assises d'un nouveau savoir.
L'œuvre de Durkheim reste pourtant un carrefour de la connaissance
scientifique occidentale. L'extraordinaire séduction qu'elle exerce toujours sur la pensée
des ethnologues s'exprime de façon admirable dans ce passage de Mary Douglas :
« When I first read Durkheim his sociological determinism affronted me. [...]
But outrage or no outrage, Professor Evans-Pritchard in the chair of
anthropology at Oxford made it very clear that our subject stood in direct line of descent
from Durkheim » (Douglas 1975 : 212). Mary Douglas n'oubliera plus ce rappel
à l'ordre durkheimien...
L'importance même que revêt encore l'œuvre de Durkheim rend nécessaire
une réflexion générale sur la cohérence de sa théorie. Nous n'aborderons ici que
quelques points précis qui nous semblent décisifs.
Il ne suffit pas de suggérer que les conjectures durkheimiennes sur la différence
et la similitude se trouvent engluées dans des conceptions analogues à celles que
l'on repère dans de nombreux systèmes mythologiques. Il faut insister sur le fait
que de telles conjectures ont fini par déterminer la formulation de certaines
notions clés de la théorie de Durkheim. L'idée selon laquelle la société occidentale
peut être ramenée à un réseau de différences s'opposant à l'agrégat de similitudes
dévoilé par la société primitive a conduit à des déductions hasardeuses que
l'observation empirique est loin de confirmer. Qui plus est, la vieille conception en vertu
de laquelle les différences sont notre lot à nous, tandis que les similitudes se
projettent ailleurs et chez les autres, a contribué à créer chez le sociologue l'image d'une
société primitive emblématique, entièrement dominée par des analogies — un
continuum sans failles, un unité sans brisures : « Si l'on essaie de constituer par la
pensée le type idéal d'une société dont la cohésion résulterait exclusivement des
ressemblances, on devra le concevoir comme une masse absolument homogène
62 JOSÉ CARLOS GOMES DA SILVA
dont les parties ne se distingueraient pas les unes des autres, et par conséquent ne
seraient pas arrangées entre elles, qui, en un mot, serait dépourvue et de toute
forme définie et de toute organisation. Ce serait le vrai protoplasme social, le
germe d'où seraient sortis tous les types sociaux. Nous proposons d'appeler horde
l'agrégat ainsi caractérisé » (Durkheim 191 1 : 149).
Cette communauté « dépourvue et de toute forme définie et de toute
organisation », c'est, nous prévient-on, la société la plus simple que l'on puisse concevoir.
Mais n'est-ce pas plutôt le non-sens que l'on nous décrit ainsi ? Le mythe biblique
de la tour de Babel fait jaillir la diversité des systèmes de communication actuels
de l'uniformité socio-linguistique de jadis ; lorsque Durkheim s'évertue à
concevoir une forme sociale absurde (nous serions enclin à retenir le sens étymologique
de ce terme), n'est-il pas en train de suggérer malgré lui que le non-sens des autres
constitue après tout le gage même de notre propre éloquence ? La sociologie semble
ainsi restaurer à sa manière une image vieillie mais rassurante de la société «
civilisée » : celle d'une société loquace, cernée de bruits et de silences barbares.
Inutile de réaffirmer que la société des ressemblances imaginée par Durkheim
n'a jamais existé. Il le reconnaît lui-même implicitement : « II est vrai que l'on
n'a pas encore, d'une manière tout à fait authentique, observé des sociétés qui
répondissent de tous points à ce signalement » (Durkheim 1911 : 149). C'est donc
par le truchement d'une opération intellectuelle purement spéculative que
Durkheim se représente la horde primitive et on pourrait lui rétorquer ce qu'il dit à
propos de Rousseau, lorsque celui-ci élabore la fiction de l'état de nature : le
problème qu'il pose « ne ressortit [...] pas à l'histoire mais à la psychologie ».
Ajoutons cependant que cette fiction d'une « société idéale » constituée « par
la pensée » n'est nullement dénuée de valeur conceptuelle : c'est à partir de là que
Durkheim organise le système de représentations symboliques qui lui permet de
saisir sa propre société. Mais c'est aussi en ce sens que l'on peut parler d'un
véritable mythe de fondation de la sociologie française — le mythe durkheimien des
sociétés imaginaires. Là encore, la réflexion de Durkheim n'offre rien de
fondamentalement original. Comme le faisait remarquer Nadel à propos d'une
civilisation du Nigeria, « pour affirmer, sur le plan idéologique, l'identité culturelle de sa
propre communauté, le Nupe tend à exagérer — ou même à forger — des
oppositions sur des faits minimes, ou inexistants, entre la culture de son village et
celle des autres » (Nadel 1971 : 78).
Mais revenons encore au parti pris durkheimien de l'unicité sociale. Les idées
soutenues par Durkheim en 1893 dans De la Division du travail social seront reprises
par la suite avec une remarquable insistance. Les Règles de la méthode sociologique
(1895) réaffirment que la horde « est un agrégat social qui ne comprend et n'a
jamais compris dans son sein aucun autre agrégat plus élémentaire, mais qui se
résout immédiatement en individus » (Durkheim 1981 : 82). Et plus loin : « Quand
la horde devient [...] un segment social au lieu d'être la société tout entière, elle
NOUS-MÊMES, NOUS AUTRES 63
change de nom, elle s'appelle le clan ; mais elle garde les mêmes traits
constitutifs » (ibid.: 83).
D'ailleurs, la pluralité actuelle des clans ne parvient pas toujours à dissimuler
le fait qu'ils fusionnèrent dans le passé. C'est cette vision des choses que Ton
retrouvera en 1903, dans l'article signé par Durkheim et Mauss, « De Quelques formes
primitives de classification »:«... d'une manière générale, toutes les fois où l'on
rencontre des clans différents groupés ensemble de manière à former un tout d'une
certaine unité morale, on peut être à peu près assuré qu'ils sont dérivés d'un même
clan initial par voie de segmentation » (Mauss 1969, 2 : 51).
Cette thèse se trouve développée en 1912 dans Les Formes élémentaires de la
vie religieuse. Et Mauss, qui pourtant s'est penché, en 1923-1924, sur des
phénomènes sociaux de type agonistique susceptibles de déchirer l'unité sociale, se fera
encore, après cette date, le porte-parole fidèle des mêmes conceptions.
Mais la société, sous la forme démembrée qu'elle exhibe, ne manifeste pas
uniquement les effets d'une scission, l'affaiblissement de sa cohésion initiale. Par un
singulier retournement, les parties constitutives de l'organisation sociale tendent
toujours à la solidarité de l'ensemble. Comme le dira Mauss dans « Fragment d'un
plan de sociologie générale descriptive » (1934), la société se définit « par sa
volonté d'être une » (Mauss 1969, 3 : 315).
Autrement dit, pour les sociologues (tout comme pour Rousseau qui voyait
la société de son temps coincée entre l'égalité de l'état de nature et celle du pacte
social), les formes sociales connues proviennent d'un tout indivisible et elles
aspirent opiniâtrement à y retourner. Mais, d'une part, cette masse homogène et
indivise que le sociologue considérait comme le vrai protoplasme social n'a jamais
été repérée ; d'autre part, les sociétés morcelées actuelles ne semblent pouvoir
reconstituer l'unité perdue qu'elles sont censées avoir encore pour but. Dès lors,
la raison d'être de leur segmentation et l'impossibilité d'y remédier restent une
sorte de mystère hérité de Durkheim. Nous y reviendrons.
Nous avons essayé de montrer que l'opposition durkheimienne entre solidarité
mécanique et solidarité organique est, dans une large mesure, une illusion du savoir
scientifique. Mais nous voudrions encore insister sur le fait qu'elle loge au centre
d'une conception éminemment négative de l'autre. Car, chez le sociologue,
l'incomplétude d'autrui annonce en quelque sorte sa propre plénitude.
On sait que, pour Durkheim, la solidarité mécanique « ne peut être forte que
dans la mesure où les idées et les tendances communes à tous les membres de la
société dépassent en nombre et en intensité celles qui appartiennent
personnellement à chacun d'entre eux. Elle est d'autant plus énergique que cet excédent est
plus considérable. Or, ce qui fait notre personnalité, c'est ce que chacun de nous
a de propre et de caractéristique, ce qui le distingue des autres. Cette solidarité
ne peut donc s'accroître qu'en raison inverse de la personnalité » (Durkheim 191 1 :
99). Autrement dit, au sein des sociétés primitives, la personnalité n'existe pas,
64 JOSE CARLOS GOMES DA SILVA
(Radcliffe-Brown 1964 : 315). Cet auteur est prêt à reconnaître aux parures, aux
peintures corporelles et aux scarifications des indigènes des îles Andaman un rôle
important dans l'éveil de la conscience de soi. Pourtant, et pour cette même raison,
la notion de personne restait encore, dans une large mesure, prisonnière de la
pression sociale.
Les sociologues français ont été plus rigides, plus fidèles aussi à la fiction qu'ils
avaient eux-mêmes façonnée. Pour eux, la notion de personne avait forcément
une longue histoire dont il fallait retracer les étapes : elle n'avait pu s'épanouir
que le jour où l'individu s'était finalement détaché de la foule pour devenir un
être distinct. En 1938, Mauss nous invite à fixer quelques-uns des moments de
cette histoire. Chez les Zufii et chez les Kwakiutl, il retrouve des sociétés à masques,
dont les cérémonies rituelles soulignent le caractère singulier des acteurs par
rapport au groupe2 : « II en ressort évidemment que tout un immense ensemble de
sociétés est arrivé à la notion de personnage, de rôle rempli par l'individu dans des
drames sacrés comme il joue un rôle dans la vie familiale » (Mauss 1968a : 346-
347) . La société romaine, où le mot persona a le double sens de « masque » et de
« personne », fournirait un nouvel exemple de ce processus. Ainsi les sociologues
français ont-ils contribué au refoulement de la notion de personne et du problème
de l'identité dans l'étude des sociétés « primitives ». Ce n'est que récemment que
des recherches anthropologiques se tournent résolument vers ces nouveaux
horizons. Certains des malentendus inhérents à la problématique durkheimienne
demeurent pourtant.
La configuration énigmatique de quelques-uns des problèmes autour desquels
s'affairent les ethnologues semble essentiellement commandée par le biais de leur
regard. Si l'image que nous nous faisons de la société occidentale est fonction de
notre perception des sociétés exotiques (l'avènement de la sociologie est postérieur
aux premiers développements de la réflexion ethnologique et les premiers écrits
des sociologues témoignent du besoin de décrire leur société à partir de la
comparaison avec des systèmes sociaux différents), et si nous admettons avoir accumulé
des méprises dans l'étude des sociétés « primitives », il en résulte que notre
perception de nous-mêmes ne repose sur rien de bien précis. Peut-on même être sûr
de formuler les bonnes questions lorsqu'on s'interroge sur la façon dont on regarde
les autres (ou dont on croit les regarder) ?
Il n'est pas invraisemblable que les termes du débat sur l'ethnocentrisme
expriment en premier lieu la nature du savoir sociologique. Avant de mettre en
application le précepte qui veut qu'en sociologie « l'observateur est lui-même une
2. Le fait qu'à une même époque, un même système culturel puisse suggérer des
interprétations aussi divergentes laisse entrevoir le caractère aléatoire des études sociologiques :
en 1934, Ruth Benedict regardait la société zufii comme un exemple du modèle apollinien,
où l'individu se soumet entièrement aux normes collectives ; en 1938, Mauss se réfère à la
même société pour y voir plutôt l'éveil de la notion de personne et de la tendance à
l'individualisation.
66 JOSE CARLOS GOMES DA SILVA
II
3. Cette notion peut déjà se comprendre comme un terme moyen qui abolit le caractère
tranchant de l'opposition durkheimienne individu /société. En 1957, Nadel attirait aussi
l'attention sur le besoin de « franchir le pas entre les notions d'individu et de société » (Nadel
1970 : 50). Ce hiatus est comblé, selon lui, grâce au concept de rôle et au « seul comportement
pertinent du point de vue sociologique [qui] est celui qui vise autrui » (ibid. : 53).
68 JOSÉ CARLOS GOMES DA SILVA
tous les moyens pour rétablir l'ancienne foi du royaume. Il fit poursuivre et
massacrer les parents que Josephé avait laissés dans le pays et ordonna de faire
disparaître toute trace de la religion des étrangers. Vu par les chrétiens, le roi Agreste
est un personnage resté sourd à leurs tentatives de nouer des rapports sociaux,
fondés, bien entendu, sur la foi chrétienne. Il a préféré s'enfermer dans une
solitude désormais impossible. Car, ayant rejeté, comme Narcisse, tout rapport à
autrui, il est condamné à périr. Et, en effet, faisant montre de manières bizarres
que les textes attribuent à un accès de folie, « il se mit à se dévorer les mains » et,
« ayant rencontré l'un de ses enfants, il l'étrangla de ses poings à demi rongés.
Enfin, il courut comme un forcené par la maîtresse rue de la cité et se jeta dans
un grand four qu'il vit ouvert, où il brûla tout entier » (Boulanger, éd., 1971, II :
256-257). La légende tient donc à souligner ce rapport excessif et entièrement
négatif que l'individu solitaire (ou regardé comme tel) est censé entretenir avec
lui-même. Le roi de Camaaloth, qui se défend de tout contact avec des étrangers
qui se prétendent bienveillants, est réduit au besoin de se dévorer, au sens propre
puisqu'il se ronge les mains, et au sens figuré puisqu'il met à mort l'un de ses
descendants.
Les bylines russes emploient des procédés analogues. Les nombreuses variantes
du récit concernant Ivan Godinovic racontent comment le héros s'est un jour
emparé d'une jeune fille que son père avait déjà promise à autrui. Or, le fiancé
abusé, que le héros condamne brutalement à la solitude, est invité par la jeune
fille à une dernière épreuve : il doit partir à la chasse et lui rapporter un oiseau.
Il obéit et, ayant repéré un cygne, décoche une flèche. Celle-ci décrit une trajectoire
capricieuse et retombe inopinément sur la tête du chasseur {cf. Rybnikov 1909-
1910, III).
Narcisse illustre la passion immodérée de soi : se refusant à autrui, il est
condamné à périr. Les bylines sur Ivan Godinovic renversent ce schéma. Elles
décrivent d'abord la situation désespérée d'un personnage acculé à une solitude
qu'il n'a pas choisie ; et elles s'appliquent ensuite à codifier l'isolement de cet
individu dans les termes éloquents du rapport à soi : elles font de lui un chasseur
devenu sa propre cible.
Malgré cette inversion, les deux séries s'accordent sur un point essentiel :
involontairement ou non, la solitude, c'est l'impossible. Elle consiste en un rapport
d'exclusivité avec soi dont témoignent l'individu qui, de son propre chef, s'est
exclu du réseau des relations sociales et celui qui, sans le vouloir, s'en est vu rejeté.
Le mythe de Narcisse peut ainsi être confronté avec des traditions qui, déployant
le même sens, n'utilisent pourtant pas le thème de l'image reflétée. Le commun
dénominateur des règles qui interdisent le contact immédiat d'un individu avec
lui-même doit être cherché dans le souci fondamental d'éliminer résolument les
circonstances susceptibles de placer le sujet en deçà de l'univers des relations
sociales. A vrai dire, un tel sujet n'aurait pas d'existence...
70 JOSE CARLOS GOMES DA SILVA
III
Le terme mahasa, qui désigne de tels délits, se révèle très significatif : selon
Beidelman, il dérive de kuhasa « mélanger », « confondre ».
Mais Beidelman ne se borne pas à relier les prohibitions à la seule loi d'exo-
gamie. Elles lui semblent renvoyer aussi au concept d'endogamie. Or, si l'exercice
de Yexogamie clanique n'est nullement le premier but à atteindre lorsqu'on interdit
à deux sœurs d'entretenir des rapports avec un homme d'un autre clan, il faut
reconnaître que la norme de l'endogamie tribale (postulée par Beidelman) n'est pas
non plus le véritable souci des Kaguru. Ils tolèrent au contraire sa transgression
s'ils estiment qu'un minimum de similitude est assuré entre les conjoints. Étant
donné que selon la tradition toutes les tribus matrilinéaires connues des Kaguru
(incluant la leur) descendent d'une même souche, on considérera avec indulgence
la possibilité d'une alliance entre un individu kaguru et un conjoint issu d'une
autre tribu matrilinéaire. Un mariage de ce type serait même accueilli avec
bienveillance si le clan d'origine du conjoint portait le nom d'un clan kaguru : « Cela
est presque aussi souhaitable que d'épouser un Kaguru... » (Beidelman 1977 : 269).
Ce que l'on rejette, ce sont les unions matrimoniales entre individus dont les
dissemblances semblent absolument irréductibles.
Ces constatations montrent le caractère inadéquat des notions d'endogamie et
d'exogamie. Les Kaguru ne sauraient les retenir. Et ils ne seraient pas les seuls.
Les Nagas d'Oting, étudiés par Fùrer-Haimendorf, sont divisés en deux groupes
claniques : les Ang (aristocrates) et les Ben (roturiers). Le système de mariage
admet que les Ang s'unissent soit à des Ang d'un autre village, soit à des Ben du
même village. On ne voit pas comment on pourrait parler ici d'endogamie et
d'exogamie puisque ces notions se contredisent dans la pratique sociale. Tout ce que
l'on essaie de réaliser, c'est un état d'équilibre entre la similitude et la différence.
On ne saurait se marier qu'avec un semblable d'ailleurs ou avec un étranger de chez
soi; on doit répudier et les semblables de chez soi (les conjonctions excessives) et
les étrangers éloignés (les disjonctions dangereuses).
La stratégie générale de l'interdit de l'inceste est donc à confronter avec les
deux tendances majeures du dispositif sociologique que nous avons opposées à la
fin de la section IL Par l'un de ses versants, celui des similitudes abhorrées, elle
se rapproche de toutes les circonstances de la vie sociale où il faut protester contre
l'étranglement et la solitude ; par l'autre, celui du refus des différences excessives,
elle se confond avec le phénomène de l'ethnocentrisme : nous avons pu remarquer
que, chez les Kaguru, on considère « incestueux » le rapport entretenu par une
femme de la tribu avec un homme appartenant à ces sociétés patrilinéaires dont
les membres, insensibles à la portée culturelle de la circoncision, « ne sont pas tout
à fait humains »...
Mais prétendra-t-on, parlant des Kaguru ou des Nagas, que cette attitude qui
consiste à éviter des rapports sociaux avec des gens trop différents ou trop éloignés
est une preuve d'ethnocentrisme au sens que nous prêtons communément à ce
NOUS-MEMES, NOUS AUTRES JJ
terme ? Nous avons déjà dit que nous préférons regarder cette forme d' « ethno-
centrisme » comme l'une des limites de l'échiquier où se décide la question
fondamentale de l'identité. Est-ce à dire cependant que l'ethnocentrisme (sans
guillemets, cette fois-ci) n'existe pas ? Évidemment non. L'ethnocentrisme existe — et
le racisme, sous toutes ses formes, suffit à le prouver. Pourtant, il doit être placé
aux antipodes de l'attitude que nous venons de décrire et qui nous vaut souvent
(mais à tort) la même désignation : car si le refus des similitudes et des différences
excessives rend possible le jeu subtil de l'identité, l'attitude ethnocentrique, qui
consiste à éliminer les différences et à imposer brutalement une vision
monolithique de la culture et de la société, risque de déboucher un jour sur la perte
définitive d'un ensemble de mécanismes dont on n'aura pas saisi l'importance. A moins
qu'elle n'invente de nouveaux écarts, cette partie de l'humanité qui, sous la
pression occidentale, tend à devenir « une et identique à elle-même » (Lévi-Strauss
1961 : 24), ressemblera peu ou prou au monstre mythologique qui, guetté par la
solitude, s'acharne à dévorer sa propre substance.
BIBLIOGRAPHIE
Aron, R.
1970 « Le Paradoxe du même et de l'autre », in J. Pouillon & P. Maranda, eds.,
Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l'occasion
de son 60e anniversaire. Paris-La Haye, Mouton, II : 943-952.
Beidelman, T. O.
1977 « De Certaines notions kaguru sur l'inceste et autres interdits sexuels », in R. Need-
ham, s. dir., La Parenté en question. Onze contributions à la théorie anthropologique.
Traduit de l'anglais par Martine Karnoouh & Edgar Roskis. Paris, Le Seuil
(« Recherches anthropologiques ») : 267-285. (Éd. orig. : Rethinking Kinship and
Marriage. London, Tavistock Publications, 1971.)
Benoist, J.-M.
1977 « Facettes de l'identité », in L'Identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par
Claude Lévi-Strauss, professeur au Collège de France, IQ74-IÇ75. Paris, Grasset
(« Figures ») : 13-23.
Benveniste, É.
1966 Problèmes de linguistique générale. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Sciences
humaines »).
Boulanger, J., éd.
197 1 Les Romans de la Table ronde. Paris, Union générale d'Éditions, 3 vol.
Copans, J. & J. Jamin, eds.
1978 Aux Origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la Société des
Observateurs de l'Homme en l'an VIII. Paris, Le Sycomore (« Les Hommes et leurs
Signes »).
78 JOSE CARLOS GOMES DA SILVA
Douglas, M.
X975 Implicit Meanings. London, Routledge & Kegan Paul.
Durkheim, E.
1911(1893) De la Division du travail social. Paris, Bertrand.
1966(1892; 1918) Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie. Paris, Marcel
Rivière.
1981(1895) Les Règles de la méthode sociologique. Paris, Presses Universitaires de France.
Elwin, V.
1954 Tribal Myths of Orissa. Oxford, Oxford University Press.
Frazer, J. G.
1938 The Golden Bough. A Study in Magic and Religion. Part II : Taboo and the Perils
of the Soul. London, Macmillan. (ire éd. 19 12.)
Granet M.
1968 La Pensée chinoise. Paris, Albin Michel. (ire éd. 1934.)
Héritier, F.
1979 « Symbolique de l'inceste et de sa prohibition », in M. Izard & P. Smith, eds.,
La Fonction symbolique. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Sciences humaines ») :
209-243.
Hobbes, T.
1971(1651) Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république
ecclésiastique et civile. Traduit de l'anglais par François Tricaud. Paris, Sirey.
Le Vine, R. A.
1959 « Gusii Sex Offences : A Study in Social Control », American Anthropologist 61 :
965-990.
Lévi-Strauss, C.
1958 Anthropologie structurale. Paris, Pion.
1961 Race et histoire. Suivi de L'Œuvre de Claude Lévi-Strauss par Jean Pouillon. Paris,
Gonthier («Bibliothèque Médiations »). (ire éd. : Paris, UNESCO, 1952.)
1962a La Pensée sauvage. Paris, Pion.
1962b Le Totémisme aujourd'hui. Paris. PUF (« Mythes et Religions »). (Rééd. 1974.)
1967 Les Structures élémentaires de la parenté. Paris-La Haye, Mouton. (ire éd. : Paris,
PUF, 1949.)
1968 Mythologiques III. L'Origine des manières de table. Paris, Pion.
Lévy-Bruhl, L.
193 1 Le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive . Paris, Alcan.
Mauss, M.
1968a Sociologie et anthropologie. Paris, PUF. (ire éd. 1950.)
1968b Œuvres, 1 : Les fonctions sociales du sacré. Présentation de Victor Karady. Paris,
Éd. de Minuit (« Le Sens commun »).
1969 Œuvres, 2 : Représentations collectives et diversité des civilisations ; 3 : Cohésion
sociale et divisions de la sociologie. Présentation de Victor Karady. Paris, Éd. de
Minuit (« Le Sens commun »).
NOUS-MEMES, NOUS AUTRES 79
MURDOCK, G. P.
1972 De la Structure sociale. Traduit de l'anglais par Sylvie Laroche et Massimo Gia-
cometti. Paris, Payot. (Éd. orig. : Social Structure. New York, The Free Press,
I949-)
Nadel, S. F.
1970 La Théorie de la structure sociale. Traduit de l'anglais par Jeanne Favret. Paris,
Éd. de Minuit (« Le Sens commun »). (Éd. orig. : The Theory of Social Structure.
London, Cohen and West, 1957.)
1971 Byzance noire. Le royaume des Nupe au Nigeria. Traduit de l'anglais par Marie-
Edith Baudez. Paris, Maspero (« Bibliothèque d'Anthropologie »). (Éd. orig. :
Black Byzantium. London, Oxford University Press, 1942.)
Needham, R.
1977 « Remarques sur l'analyse de la parenté », in R. Needham, s. dir., La Parenté
en question. Onze contributions à la théorie anthropologique. Traduit de l'anglais
par M. Karnoouh & E. Roskis. Paris, Le Seuil (« Recherches anthropologiques ») :
103-131. (Éd. orig. : Rethinking Kinship and Marriage. London, Tavistock
Publications, 1971.)
***
1973 La Notion de personne en Afrique noire. Actes du Colloque international du CNRS,
Paris, 11-17 octobre 1971. Paris, Éd. du CNRS (« Colloques internationaux du
CNRS » 544).
Radcliffe-Brown, A. R.
1964 The Andaman Islanders. New York, The Free Press. (Éd. orig. 1922.)
Rousseau, J.-J.
1971 (1754) Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
Paris, Garnier-Flammarion.
Rybnikov, P. N.
1909-1910 Pesni sobrannye P. N. Rybnikovym. Moscou, A. E. Gruzinskij, 3 vol.
Weber, M.
1976(1904-05) The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism. Traduit de l'allemand
par T. Parsons. London, George Allen & Unwin.
Résumé
A bstract