Revue française de sociologie

Moulin Raymonde, L'artiste, l'institution et le marché.

Claude Grignon

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Grignon Claude. Moulin Raymonde, L'artiste, l'institution et le marché.. In: Revue française de sociologie, 1994, 35-4. Monde
étudiant et monde scolaire. pp. 672-681;

http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1994_num_35_4_4364

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Revue française de sociologie
fondant ainsi la pertinence des
expériences pédagogiques relatées dans
l'ouvrage, grâce à l'importance de l'offre de
lecture pour étudiants : collections
spécifiques créées par des éditeurs,
bibliothèques universitaires et éventuellement
librairies sur les campus. Autant qu'un
état des lieux sur les pratiques, le livre
d'Emmanuel Fraisse est un appel à
l'action pour favoriser la lecture des
étudiants qui restent de réels lecteurs,
autant par nécessité que par plaisir, et
acquièrent à l'université les savoir-faire
indispensables à la familiarité de l'écrit.
Georges Felouzis
Université de Bordeaux II
Moulin (Raymonde). L'artiste,
l'institution et le marché.
Paris, Flammarion, 1992, 423 p., 220 FF.
L'intérêt de ce livre est double :
d'une part, il présente une analyse très
approfondie et très complète du marché
de la peinture (plus généralement des
arts plastiques) et du champ de
production qui lui correspond; de l'autre, il
constitue, sur un sujet particulièrement
difficile, un modèle de ce que le
sociologue peut et doit faire.
La première partie, consacrée aux
«mécanismes économiques et sociaux
de construction de la valeur de l'art»,
est une excellente illustration de ce
qu'est, en sociologie, une description
raisonnée, appelée et guidée par une
réflexion théorique mais non dogmatique,
et de ce qui la distingue aussi bien de
la description sans concept, réduite à
vouloir tout enregistrer parce qu'elle n'a
pas la moindre idée de ce qu'elle
cherche, que de la pseudo-description,
qui voit d'avance ce qu'elle veut voir et
ne retient comme significatifs que les
faits, ou les illusions d'optique, qui
donnent raison à la doctrine spéculative
dont elle émane (1).
672
Pour décrire les mécanismes qui
produisent la valeur artistique, R. Moulin
s'appuie sur la comparaison entre trois
types idéaux fortement contrastés, «l'art
classé », « les tableaux à la douzaine » et
«l'art contemporain international». Ces
types idéaux correspondent à la fois à
des figures abstraites, construites,
conformément au procédé weberien, par
variation imaginaire et accumulation de
traits fortement distinctifs, et à des cas
historiquement réalisés et
empiriquement observables. Le premier de ces cas
typiques, l'art classé, est à la fois le plus
ancien et le plus accompli et c'est lui,
en conséquence, qui sert de référence. Il
présente en effet au plus haut point
l'ensemble des caractéristiques par
lesquelles les biens artistiques et les
marchés sur lesquels ils sont négociés se
distinguent des autres biens et des autres
marchés : la rareté des œuvres, dont
l'unicité confère au vendeur un monopole,
y est maximum, à la fois parce que
l'offre est définitivement limitée (aux
réhabilitations et découvertes près) et en
raison des destructions physiques et des
retraits de la circulation opérés par les
musées. On est donc ici dans l'ordre du
rarissime : « La rareté du chef-d'œuvre
unique du génie unique est la rareté la
plus rare et la plus chère, parmi les
raretés socialement désignées comme
artistiques». Par ailleurs, le marché de
l'art classé est aussi celui «où s'exerce
ce qu'on appelle communément le juge-
(1) Sur la capacité à engendrer des
descriptions comme critère de validité des
théories sociologiques, cf. M. Mauss : « Pour
nous, la sociologie théorique se justifie avant
tout par la valeur heuristique de ses
doctrines ; elle se prouve parce qu'elle conduit
à l'analyse de plus en plus profonde de
phénomènes de plus en plus vastes. Le but c'est
d'accroître le nombre des réalités connues. A
ce titre, la partie descriptive de nos sciences
a ses attraits très grands et très puissants,
aussi puissants que ceux de la botanique et de
la zoologie », (Œuvres, t. 3, Cohésion sociale
et divisions de la sociologie, Paris, Ed. de
Minuit, 1969, p. 446).

ment de l'histoire» et où l'incertitude
quant à la hiérarchie et à la qualité des
œuvres est la moins grande.
C'est en observant les ressemblances
qui les rapprochent et les écarts qui les
séparent de cet archétype que R. Moulin
isole et définit les autres variétés du
marché de l'art. L'art contemporain
international mais aussi le marché des
tableaux « infra-artistiques » appartiennent
bien à la même espèce : ils ont en
commun entre eux et avec l'art classé
d'être internationaux et de
commercialiser des œuvres uniques, signées,
exécutées à la main et originales, toutes
caractéristiques qui les «éloignent de
l'univers des biens ordinaires». Le
marché de l'art contemporain international
se distingue du marché de l'art classé
par une offre «potentiellement
indéfinie» et par une incertitude beaucoup
plus grande quant à l'estimation de la
valeur artistique des œuvres, ce qui
explique qu'en dépit des changements,
considérables, qui sont intervenus
depuis les impressionnistes, les stratégies
qui s'y déploient consistent toujours «à
créer artificiellement des conditions se
rapprochant de celles qui sont données
d'emblée dans le marché de l'art
ancien», et d'abord à fixer l'offre.
Dans le « marché des tableaux à la
douzaine» où se négocient «les formes
les plus humbles de la production
picturale», les prix sont au plus bas et la
rareté minimum. Le réalisme
sociologique oblige ici à décrire cet univers «
infra-artistique » par défaut, en termes
négatifs et sur le mode du « comme si »,
comme un sous-marché, voire comme un
pseudo-marché. Les « tableaux à la
douzaine» sont vendus comme des
originaux, la signature de l'artiste - en fait
un chef d'atelier - garantissant
seulement qu'ils ont été exécutés à la main
et non à la machine : le produit artisanal
tient lieu de produit artistique. Au nom
unique du créateur d'œuvres uniques, on
substitue les pseudonymes qui
permettent de différencier des tableaux
interchangeables et de créer en série des
Les livres
peintres pourvus d'une «identité
d'artiste fictive ». Dépourvues de culture
artistique, et a fortiori de familiarité avec
l'art, les clientèles potentielles de ces
« faiseurs de tableaux » peuvent
seulement manifester une « bonne volonté
culturelle» orientée vers une idée naïve
et attardée de l'œuvre et de l'artiste. Et
pourtant «le commerce de ces tableaux
qui envahissent les magasins
d'encadrement, les grands magasins et les
marchés, les hôtels et les lieux touristiques
n'est pas réductible à celui des bibelots
de bazar ou des souvenirs de pacotille.
Le procès de constitution de la valeur
artistique y est d'ores et déjà en jeu».
Ce monde sous un monde est à lui seul
tout un monde, diversifié, segmenté et
hiérarchisé : il faut distinguer entre le
«niveau le plus bas, celui des
calendriers des postes 'faits main' » produits
dans les ateliers-manufactures du Sud-
Est asiatique ou du Canada, et celui du
peintre de Montmartre, dont la main
n'est déjà plus «celle de n'importe
qui». En dépit de «l'unanimité des
acteurs culturels» qui le rejettent «en
dehors du monde de l'art», il n'existe pas
de rupture radicale « entre le marché des
'chromos' et le segment du marché de
l'art où sont commercialisés les tableaux
des peintres figuratifs de tradition
française». Ce qui est socialement désigné
et dévalorisé comme copie dévoile la
vérité de ce qui est réputé authentique ; de
ce point de vue, le «niveau le plus
modeste de la production picturale » est aux
niveaux supérieurs ce que les cultes
primitifs sont, d'après Durkheim, aux
religions complexes: «L'accessoire, le
secondaire, les développements de luxe
ne sont pas encore venus cacher le
principal» (2). La grossièreté des procédés
auxquels le consommateur de chromos
(plaisamment qualifié de « souverain »
par R. Moulin) se laisse prendre éclaire
les mécanismes plus discrets, plus
subtils, et surtout plus légitimes et mieux
(2) Les formes élémentaires de la vie
religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 8.
673
Revue française de sociologie
protégés, qui font la valeur des artistes
et des œuvres consacrés. D'un bout à
l'autre, immensément distants, de la
hiérarchie des artistes et des œuvres, on
observe des constantes : superprofits, prix
élevés destinés à impressionner
l'acquéreur et à garantir la valeur artistique,
asymétrie de l'information au détriment de
l'acheteur, curriculums emphatiques, etc.
On retrouve le même va-et-vient, le
même entrecroisement serré entre
l'observation empirique et la construction
théorique dans la description des
acteurs, qui sont à la fois des individus
historiques réels, dont on peut analyser
les discours, reconstituer les stratégies et
mesurer l'influence, et des types définis
par comparaisons successives en
fonction de la présence ou de l'absence de
tel ou tel trait retenu comme pertinent.
Ici, Raymonde Moulin s'appuie à
l'occasion sur des types idéaux déjà
constitués, comme le
«marchand-entrepreneur» de Schumpeter, clef de voûte
du système de l'art contemporain
international, qui se distingue «des pères
fondateurs (Paul Durand-Ruel, Ambroise
Vollard ou Daniel-Henry Kahnweiler)
non seulement par un usage différent du
temps, mais par de nouvelles relations
avec les artistes, les instances culturelles
et le public». Cette démarche
comparative favorise l'usage de l'analogie, mais
un usage contrôlé et dosé ; témoin par
exemple l'analyse des similitudes et des
différences entre le label artistique et le
brevet scientifique. Elle a le double
avantage de faciliter les rapprochements
et de faire voir les limites des raccourcis
simplificateurs (qui ne se trouvent pas
seulement dans les médias), comme par
exemple entre les ventes aux enchères
d'oeuvres d'art et la Bourse : alors que
les biens artistiques sont originaux et
uniques, les titres d'une société sont
semblables et interchangeables ; leur
cours est « déterminé par l'affrontement
entre de multiples vendeurs et de
multiples acheteurs », alors que dans le
marché de l'art le vendeur est en situation
de monopole; «les cours de la Bourse
674
sont connus du public, tandis que le
marché de l'art se caractérise par sa non-
transparence », etc. Il en va de même
pour l'analogie entre l'art contemporain,
le «showbiz» et le sport. S'il est vrai
que «la répartition du revenu des
artistes n'est pas sans analogie avec celle
des artistes interprètes et avec celle des
sportifs » (distribution « pyramidale »
opposant « une base prolétaroïde à un
sommet starifié»), «le talent de l'artiste
n'est pas mesurable comme l'exploit du
sportif» et «les artistes qui arrivent en
tête du classement ne sont pas
nécessairement ceux qui ont le plus de succès
sur le marché».
La portée explicative des analyses de
R. Moulin se mesure à l'ampleur de
leurs inventaires, au nombre
considérable des acteurs, des événements, des
tendances, des écoles, etc. qu'elles
parviennent à désigner et à insérer dans
la trame du raisonnement; témoin, dans
l'index des noms propres, la proportion
élevée de noms de peintres, de
marchands ou d'« acteurs culturels». Le
degré auquel elles associent capacité
descriptive et force interprétative est
attesté par la fréquence de ces formules
heureuses qui tendent vers l'abstraction
sans forcer, de ces «bonheurs
d'expression» qui tombent et sonnent
doublement juste, parce qu'ils sont capables à
la fois d'évoquer la réalité sociale en
faisant appel à l'expérience du lecteur et
de lui donner une signification
sociologique. C'est ainsi que Raymonde
Moulin parle de la manière dont les femmes
artistes «cachent la féminité qui
discrédite», oppose «l'esthétique de la
priorité» à «l'esthétique de l'imitation»,
«l'itinéraire du promeneur» au
«parcours de l'initié », « l'épreuve de vérité »
que le champ impose au marché à
«l'épreuve de réalité» que le marché
inflige au champ, rapproche la «maîtrise
de l'information» exigée par l'art
contemporain du « savoir érudit » requis
par l'art ancien.
Un des principaux mérites du travail
de Raymonde Moulin est sans doute

d'avoir poussé la clarification aussi loin
que le sujet le permettait. A l'issue de
cette leçon d'anatomie, on dispose d'une
vue d'ensemble de l'organisation du
système des arts plastiques, on sait de quoi
il se compose, on distingue nettement
les différents segments du marché et les
différents secteurs du champ, on a
identifié les différents organes et les
différentes sortes d'agents, on connaît avec
précision leurs positions respectives ; ou,
si l'on préfère la métaphore balzacienne
du carillon social, on voit à nu les
rouages, les ressorts, les pôles, les
aimants, les contrepoids et les ficelles de
cette mécanique particulière. R. Moulin
excelle à dégager des couples
d'opposition (par exemple entre la conception
ancienne et la conception nouvelle du
marché, fondées pour la première sur
«l'éternité de l'art», le stockage et le
profit à long terme et pour l'autre sur
«le tourbillon innovateur perpétuel», la
rotation accélérée des œuvres, le
raccourcissement du temps, compensé par
l'élargissement international de l'espace
commercial), à définir les contradictions
et les apodes entre lesquelles oscillent
les politiques culturelles (soit, en
matière d'aide à la création, l'égalitarisme
et l'élitisme et, en ce qui concerne les
politiques redistributives, la liberté de la
création et la sécurité du créateur), à
repérer et à nommer les changements qui
distinguent les unes des autres les
différentes étapes d'une évolution; à cet
égard, sa reconstitution, en quelques
pages, de l'histoire de la définition
sociale de l'artiste - de «l'artisan
supérieur qui apprend un métier» du
Moyen-Age au dernier avatar du génie
romantique en passant par Yalter deus
déjà charismatique de la Renaissance et
l'artiste académique dont la carrière
s'apparente à celle du haut
fonctionnaire - est un modèle.
Le milieu étudié est sans doute de
ceux où cette clarification, si nécessaire,
est la plus difficile, ne serait-ce que
parce que les secrets y sont nombreux
et particulièrement bien gardés ; très
Les livres
galement répartie entre les différents
groupes d'acteurs en présence,
l'information y est partout un enjeu essentiel.
En la matière, l'enquête sociologique
réclame pour aboutir une longue et
patiente familiarisation ; Raymonde
Moulin, en sociologue de métier, a pris
le temps qu'il faut, œuvrant exactement
à l'inverse des élèves des écoles des
Beaux-Arts réformées qui « ne se sentent
pas prêts à investir du temps dans le
perfectionnement de savoir-faire techniques
qui s'acquièrent lentement et avec des
années de pratique» (3). S'agissant des
mondes de l'art, la clarification
sociologique n'est pas seulement malaisée; elle
est aussi particulièrement délicate à
opérer, parce que la confusion des
apparences est un élément essentiel des
stratégies qui s'y développent et qu'elle
fait partie de la réalité qu'on observe.
Le sociologue risque, d'un côté, de se
laisser prendre au piège des illusions
prodiguées par ce qu'il étudie, de
renoncer à voir ce que dissimulent les
déguisements, les travestissements, les
dénégations, les démarquages, les
pirouettes et les retournements au sein
desquels il est plongé et, de l'autre, de
considérer ces effets du milieu comme
une simple fantasmagorie, sans voir que
ce qu'il se propose de mettre au jour
doit une bonne part de ses propriétés au
fait d'être caché et aux mécanismes qui
le dissimulent.
Les problèmes posés par les effets du
«flou artistique» se rencontrent dès le
départ, quand il s'agit de définir, aux
fins d'enquête, la population des
artistes. Problème statistique, mais aussi
politique, comme on l'a vu, la liberté et
le caractère individuel du créateur
tolérant mal les procédures d'identification
et d'immatriculation. En dépit de la
primauté croissante de l'artiste sur l'œuvre
(3) J. Adler, Artists in offices : an
ethnography of an academic art scene, New
Brunswick, Transaction Inc., 1979, cité par
R. Moulin.
675
Revue française de sociologie
et de «l'extension quasi infinie de la
notion de création », Raymonde Moulin n'a
pas consenti à construire sa population
sur l'autodésignation des artistes.
Soucieuse de conserver sa capacité de
distanciation par rapport au milieu dans
lequel il lui fallait si complètement
s'immerger, elle a préféré la méthode
objective consistant à « collecter le maximum
de listes où se trouvaient énumérés
nominalement les artistes plasticiens, quels
que fussent le caractère sélectif et
surtout les critères esthétiques qui aient
présidé à la constitution de chacun de
ces répertoires».
Ces problèmes sont encore
compliqués par la compétence et par la rouerie
des acteurs qui peuplent les mondes de
l'art. Compétents, les informateurs et les
personnages à qui Raymonde Moulin a
eu affaire le sont d'abord en ce qui
concerne l'estime précise de leur propre
position, la configuration de l'espace
dans lequel ils évoluent, l'état de la
partie dans laquelle ils sont engagés, les
«coups» les plus récents, les
classements de leurs concurrents, les dernières
modifications de la règle du jeu et du
jeu avec la règle. Disposer avant les
autres du maximum de renseignements, et
des renseignements les plus sûrs, les
plus confidentiels et les plus récents, est
un enjeu vital dans la compétition; ce
n'est pas un hasard si l'information a
pris la place de la formation dans les
écoles des Beaux-Arts d'après 1968. Il
faut donc que le sociologue soit à la
hauteur de l'expertise pratique cumulée
des artistes, des marchands, des
collectionneurs, des critiques d'art, des
conservateurs, des auctioneers, etc. Le
moyen le plus économique d'y parvenir
est sans doute la lecture et l'analyse
assidue de la presse spécialisée, qui
constitue en effet une des sources majeures de
l'ouvrage. Par ailleurs, artistes et
spécialistes de l'art, bien qu'inégalement
diplômés, et moins diplômés que les
membres des professions libérales ou les
salariés des professions intellectuelles,
entretiennent avec la culture savante, et
676
en particulier avec les sciences
humaines, une familiarité qui les incite et
les autorise à pousser toujours plus loin
la théorisation de leurs pratiques. Le
sociologue peut d'autant moins négliger
cette production de discours
d'accompagnement que ces discours sont des actes
destinés à produire des effets ; il lui faut
à la fois faire son miel de ces théories
indigènes et se garder de reprendre à son
compte les pseudo-explications que la
sociologie spontanée des agents
s'empresse de lui fournir (4). Enfin, les
agents du marché, du champ et même
de l'institution sont des joueurs, et à
plus d'un titre. S'ils n'ont pas en toutes
circonstances le goût du risque, il faut
au moins qu'ils fassent le pari de la
réussite; dans un monde où la naïveté
ne pardonne guère, ils doivent savoir
déguiser, jouer sur les apparences et sur
les mots, bref savoir vivre au second et
si possible au énième degré, introduire
le plus possible de jeu, au sens de la
mécanique, de manière à brouiller leur
propre identité et à leurrer l'adversaire. Là
encore, il ne suffit pas que l'ingéniosité
du sociologue soit à la hauteur de la
rouerie professionnelle de ceux qu'il
observe; il faut encore qu'il voie et qu'il
fasse voir la trame de ces ruses, le fil
blanc dont elles sont cousues, bref la
naïveté et la nécessité profondes du
cynisme, le premier degré de ceux qui,
comme disait Flaubert, «s'applaudissent
de leur perversité».
Si Raymonde Moulin réussit cette
gageure, c'est sans doute parce qu'elle
combine la connaissance approfondie du
milieu, qui restitue le point de vue
indigène et fait toucher du doigt la force
des illusions qui font le charme de la
vie d'artiste, et le recours imperturbable
aux méthodes les plus fermement
sociologiques (enquête par questionnaire,
(4) Cf. C. Lévi-Strauss, Introduction à
l'œuvre de Marcel Mauss, dans M. Mauss,
Sociologie et anthropologie, Paris, pif, 1966,
p. xxxix.

analyse statistique), seules capables de
rompre avec l'ethnocentrisme du milieu
et de désenchanter comme il se doit les
mondes de l'art. L'ironie de l'auteur
semble affleurer dans plus d'un passage,
par exemple quand il est question de la
manière dont les galeries spécialisées
dans «l'art conceptuel» parviennent à
vendre «cet art peu adapté aux
appartements modernes et qui a besoin, pour
être compris dans les sinuosités de son
intention, d'un haut degré de complicité
culturelle », ou encore « de ces jeunes
artistes et de ces jeunes critiques qui
s'interrogent, une fois de plus et à nouveaux
frais, sur la fascinante question des
limites de l'art». Mais la plupart du temps
l'ironie de l'histoire se fait jour d'elle-
même, entre autres dans les pages
consacrées aux effets de Mai 68 sur
l'enseignement des Beaux-Arts. On y
voit comment la contestation, portée à
l'extrême, aboutit à renforcer le
caractère conservateur et élitiste de l'Ecole
nationale supérieure des Beaux-Arts et
à en faire un cas-limite et presque
caricatural de Grande Ecole : en sacrifiant
ce qui restait de la pédagogie
académique à une « pédagogie de l'éveil » et de
la «création», étroitement dépendante
du charisme des enseignants et des
affinités sociales des élèves, en ouvrant
l'enseignement sur le marché, la réforme
de 1973 a encore affaibli son caractère
technique et professionnel au profit de
ses aspects sélectifs et mondains. Bref,
«l'Ecole n'est rien» - l'art ne
s'apprend pas - , et «l'Ecole est tout» -
elle est «le lieu d'inculcation de la
manière d'être artiste».
Si la clarification ne se paye jamais
d'une simplification excessive, c'est
aussi que Raymonde Moulin, loin
d'éviter les difficultés et les cas
embarrassants, se tourne volontiers, et même avec
prédilection, vers les types mixtes ou
intermédiaires, les variétés instables et
difficiles à classer, les zones d'incertitude,
d'indétermination et d'ambivalence, les
périodes critiques et confuses où les
rôles se redéfinissent et se redistribuent,
Les livres
où les positions s'inversent, où ce qui
s'opposait se rencontre, se recouvre, se
conjugue et parfois s'allie. Témoin, par
exemple, dans le chapitre v consacré
aux «transformations du marché de
l'art», la «difficile et incertaine
métamorphose» au terme de laquelle le
commissaire-priseur dépouille son statut
traditionnel d'officier ministériel et
d'auxiliaire de justice pour se
transformer en «entrepreneur commercial», ou
encore, à l'occasion des opérations de
relance visant à consacrer les avant-
gardes d'hier, la mobilisation des
chineurs, ex-chineurs, courtiers, jeunes
galeristes, ex-collectionneurs et critiques
d'art, ces derniers agissant à la fois
comme « auteurs de textes, commissaires
d'exposition, conseillers et pourvoyeurs
des commissaires-priseurs ».
Sensible à la variation, dans l'espace
et dans le temps, des configurations dans
lesquelles s'inscrivent les types idéaux
et les couples d'opposition qu'elle
définit, R. Moulin s'abstient d'en faire
prématurément les pôles abstraits d'un
schéma explicatif général et s'attache au
contraire à montrer comment ils
fonctionnent et comment ils évoluent. Dans
L'artiste, l'institution et le marché, la
description prend souvent la forme et
l'allure d'un récit. On y raconte ce qui
se passe et ce qui se fait dans les milieux
observés. Témoins, les agissements de
Léo Castelli, « figure emblématique »,
«version contemporaine de
l'entrepreneur dynamique », ou de ces grands
collectionneurs qui « achètent tôt, à des prix
relativement faibles» et revendent cher,
cependant que «la volonté d'éterniser
leur collection et leur nom» les pousse
à « rêver de léguer à la postérité un
musée à leur nom» et, en attendant, à
«rémunérer» des conservateurs et à
«financer d'imposants catalogues» pour
«écrire l'histoire de l'art» à partir de
leur collection. Comme les acteurs et les
événements ne cessent pas pour autant
d'être caractérisés en termes
économiques et sociologiques, le récit, loin de
tomber dans l'anecdote, le pittoresque
677
Revue française de sociologie
sociologique ou les facilités de la
biographie, va de pair avec la progression
du raisonnement et de la démonstration ;
l'intelligibilité se dégage
progressivement de l'information. Pour
comprendre, par exemple, la dispersion extrême
et croissante des rétributions et des
carrières, il faut savoir, entre autres, que les
grands collectionneurs, «détenteurs de
stocks importants», sont
paradoxalement venus au secours des «marchands
oligopoleurs» menacés par
l'inflationnisme artistique des années quatre-
vingt et ont ainsi creusé l'écart entre
les prix d'un petit nombre d'œuvres
sursélectionnées et ceux du reste du
marché.
Ainsi l'analyse des structures
sociales n'est jamais séparée de celle des
processus. Comme son titre l'indique,
d'une manière sans doute à dessein
moins abstraite, la principale histoire
que raconte ce livre est celle des
relations entre le champ, le marché et l'Etat.
Sans jamais se perdre dans le détail, R.
Moulin sait en faire ressortir la véritable
complexité et restituer les variétés
sociales et les variations dans le temps que
la dérive spéculative des théories
sacrifie à son ambition de généralisation
prématurée. Comme l'écrivait Baudelaire,
«l'Art est long, et le Temps est court»;
un des principaux handicaps des
analyses fondées sur l'observation
empirique par rapport aux produits de la
spéculation est que ces derniers les
surpasseront toujours en rapidité
d'exécution et en visibilité dans le milieu
intellectuel. Mais les démentis que
l'évolution historique ne manque pas
d'infliger aux théories sociologiques trop
vite bouclées devraient faciliter une
juste appréciation des gains que
procurent les études qui prennent le temps
d'observer et de décrire, et montrer, en
dépit des préjugés, combien la
comparaison est à leur avantage. Au lieu de
définir intemporellement le champ de
production des biens symboliques, pris
dans leur ensemble, par sa «fermeture
sur soi» et de le placer, quoi qu'il
678
rive, au centre et au sommet d'un
dispositif explicatif fixiste (5), R. Moulin
montre, à partir du cas particulier des
arts plastiques, que l'autonomie du
champ varie considérablement selon les
genres et selon les époques, que cette
autonomie a tendance actuellement à se
réduire, que le champ et le marché sont
en relation constante et étroite et que
c'est autour de cette interaction que
s'organise le système actuel de la vie
artistique.
Il faut, pour cela, commencer par
distinguer soigneusement et nettement
entre le marché, espace spécifiquement
économique où «s'effectuent des
transactions» et où «s'élaborent les prix»,
et le champ culturel, où «s'opèrent les
évaluations esthétiques et les
reconnaissances sociales». Là-dessus, les
analyses de R. Moulin sont nombreuses,
précises et détaillées. On voit, sur un
seul cas, celui des ventes aux enchères
d'art contemporain, combien les
mécanismes de la fixation des prix sont
divers. S' agissant de peintres jeunes et
inconnus, le «prix d'estimation»
s'aligne sur celui des débutants sur le
marché (ici l'auteur donne des chiffres, de
2000 à 10000 francs en 1988); le prix
obtenu une première fois par adjudica-
(5) Comme le fait P. Bourdieu, qui
accorde sans doute une attention trop exclusive
aux « effets de causalité circulaires » et aux
périodes de l'histoire qui vont dans le sens
de sa théorie : « Par un effet de causalité
circulaire, le décalage structural entre l'offre et
la demande et la situation du marché qui en
résulte contribuent à renforcer l'inclination
des artistes à s'enfermer dans la recherche de
Toriginalité' (...) non seulement, comme le
suggère Arnold Hauser, en les plaçant dans
des conditions économiques difficiles, mais
aussi et surtout en les libérant, par défaut, des
contraintes de la demande et en assurant dans
les faits l'incommensurabilité de la valeur
proprement culturelle et de la valeur
économique des œuvres» (P. Bourdieu, «Le
marché des biens s>mboliques», L'Année
sociologique, troisième série, vol. 22, 1971,
pp. 49-126).

tion ne deviendra une cote de référence
que si des tableaux du même artiste
l'atteignent ou le dépassent dans des ventes
publiques ultérieures. Dans le cas de
peintres déjà reconnus, dont il s'agit de
« valider financièrement la réputation »,
les prix sont beaucoup plus
imprévisibles; dans les périodes d'euphorie du
marché, «d'engouement pour un artiste
et de rareté provisoire», ils s'établissent
en fonction des conditions locales et
instantanées de la vente, de «l'ambiance
de la salle », de la composition et du
niveau du public (présence de
collectionneurs étrangers). Dans le cas, enfin, des
opérations de relance suscitées par
«l'affairisme artistique des années
quatre-vingt», la spéculation à la hausse
suppose, pour réussir, une action
préalable sur l'offre; l'incertitude sur la
capacité du commissaire-priseur
«produire l'évidence du prix fort»
résulte en effet de la dispersion du stock
entre l'artiste, les marchands et les
collectionneurs de la première heure, et de
l'activité du peintre, qui peut encore
produire. On trouve, tout au long de
l'ouvrage, quantité d'autres analyses
topiques de mécanismes proprement
économiques, sur l'ajustement de l'offre et
de la demande, sur les stratégies de
gestion, partagées entre capitalisation et
spéculation, sur les taux de rentabilité
des œuvres d'art, etc.
C'est sur la base de cette distinction
que R. Moulin reconstitue les relations
d'interdépendance entre les différents
segments du marché et les différents
secteurs du champ et rend compte des
stratégies ou des transformations
structurelles qui ont pour effet de déplacer,
d'estomper ou de brouiller dans la
réalité les frontières qui les séparent. Si les
musées sont toujours en concurrence
(inégale) avec les marchands et les
entreprises pour l'acquisition des œuvres,
et si l'on peut distinguer entre l'art
« orienté vers le marché » des années
quatre-vingt et l'art «orienté vers le
musée » que l'avant-garde des artistes a
Les livres
plicitement cherché à rendre
irrécupérable par le marché dans les années
soixante-dix, la tendance générale est à
une collaboration de plus en plus
poussée, sinon toujours délibérée, entre
« acteurs culturels » et « acteurs
économiques». La manière dont l'opposition
entre le champ et le marché tourne à la
division du travail puis à la coopération
se voit particulièrement bien dans le cas
des musées d'art contemporain, où la
«coalition» (terme qui fait aussi partie
du vocabulaire technique des économies
de l'incertain) du conservateur et du
marchand fait de plus en plus la loi. En
organisant des expositions «
accompagnées d'un superbe et savant
catalogue», les responsables des musées (qui
continuent pourtant à être «auréolés de
désintéressement et de compétence
à spécifique») agissent en complémentarité
avec les galeries qui soutiennent les
artistes : « L'effort publicitaire des
marchands et l'activité de présentation des
conservateurs et des commissaires
d'exposition se conjuguent pour produire des
signaux qui font monter les prix». Cette
conjugaison, de plus en plus forte, entre
le champ et le marché s'explique pour
une part par la multipositionnalité (les
acteurs les mieux placés pour orienter
les goûts et le marché conformément à
leurs intérêts, esthétiques et financiers,
sont ceux qui cumulent des positions
opposées et complémentaires, tels les
grands collectionneurs qui agissent à la
fois «comme découvreurs, marchands,
spéculateurs et mécènes»; depuis 1985,
un commissaire-priseur peut désigner
comme expert le courtier, l'agent ou le
critique d'art qui le pourvoit en œuvres
à vendre), par la polyvalence des acteurs
et la versatilité des rôles, de plus en plus
interchangeables («Certains artistes des
années soixante-dix se sont faits les
théoriciens de leurs œuvres. Les
critiques d'art, détecteurs de talent, agents
d'un artiste, se font commissaires
d'exposition. Les conservateurs rédigent des
préfaces pour des expositions présentées
par des galeries et publient des catalo-
679
Revue française de sociologie
gués pour celles des musées (...). On
voit des marchands devenir artistes ou,
plus souvent, des artistes (ou aspirants
artistes) devenir marchands»), et par la
multiplication des nouveaux acteurs,
agents d'art et consultants aux Etats-
Unis, inspecteurs et conseillers de la
création artistique, conservateurs du
patrimoine en France.
Ainsi le fonctionnement interne du
champ de production artistique ne peut
se comprendre indépendamment de
l'histoire des relations qu'il entretient
avec le marché et de la pression que
celui-ci exerce sur lui. Faut-il se contenter,
comme le fait prudemment R. Moulin,
de parler d'un recouvrement de plus en
plus complet de certains secteurs du
champ et de certains segments du
marché? A la lire on aurait plutôt
l'impression que le champ est de plus en plus
dominé par le marché et, plus
précisément, de plus en plus investi et de plus
en plus envahi par ce dernier. Si le
secteur public s'est beaucoup développé en
France, notamment dans les années
quatre-vingt avec la promotion et l'épipha-
nie du Ministère de la culture, ce
développement, qui se traduit entre
autres par une augmentation considérable
des commandes et des subventions de
l'Etat-mécène, s'est accompagné d'un
double retournement, du côté de Г avant-
garde et de l'art contemporain (alors que
les pouvoirs publics soutenaient jusque
dans les années cinquante l'art de
tradition) et du côté du marché, le premier
entraînant et d'une certaine manière
légitimant le second : par le biais du
relativisme et de la revalorisation de l'art
appliqué, la politique culturelle «de
gauche » a redécouvert « la solidarité
étroite entre le monde de l'art et celui
de l'industrie»; «'Economie et culture,
même combat', tel a été un des mots
d'ordre attribués à Jack Lang». Les
instances de consécration et de
légitimation, seules habilitées « à désigner ce qui
est art et ce qui ne l'est pas» et sur
lesquelles repose l'autonomie du champ de
production artistique, ont connu des
680
tournements semblables. Soumise à la
concurrence des centres d'art
expérimentaux créés par la nouvelle
Délégation aux arts plastiques, la Direction des
musées de France a pris dès les années
1982-1983 «un tournant brusque et
décisif en faveur de l'art contemporain».
Dans le même temps, de nouvelles
dispositions légales favorisaient le mécénat
des entreprises, et l'efficacité des écoles
d'art se mesurait de plus en plus à
l'opportunité offerte aux élèves de « pénétrer
dans le monde de l'art et dans le
marché». Comme le dit un enseignant,
«réussir dans ses études, c'est avoir
trouvé une galerie avant la sortie de
l'école » ; et un conservateur de musée :
«Le marché est entré dans les écoles
d'art; le métier, c'est le marché».
Il y aurait encore beaucoup à dire sur
cet ouvrage qui, à en juger par les
difficultés dont il a su triompher, mérite de
devenir véritablement un classique,
c'est-à-dire un livre qui reste pour des
générations de spécialistes un guide et
une source d'inspiration. On notera au
passage que R. Moulin ne s'est pas
contentée d'évoquer le caractère « à
demi conscient» des stratégies
développées par les indigènes des mondes de
l'art; elle a su montrer comment la
participation à un jeu collectif extrêmement
structuré contraint les acteurs à
concevoir et à mettre en œuvre des stratégies
extrêmement averties et hautement
perverses, et comment le fonctionnement
du système suscite ces individualités
hypertrophiées que sont les leaders
charismatiques. Ce livre spécialisé touche
indirectement à de nombreux sujets de
méditation sociologique, par exemple
les relations entre l'arbitraire culturel et
l'arbitraire du pouvoir politique et la
permanence des aspects aristocratiques
du goût dans nos sociétés à orientation
de principe démocratique et égalitaire.
A cet égard, on aimerait en savoir plus
sur les effets de la « non-acceptabilité »
voulue, et toujours plus poussée, des
œuvres d'art et sur les conséquences à
long terme du décalage entre l'offre et

le «goût majoritaire»; là-dessus, les
analyses de R. Moulin appellent une
sociologie de la réception des œuvres qui
reste encore à développer. Dernier sujet
de réflexion, moins désintéressé, le
sociologue ne peut s'empêcher de faire le
rapprochement entre le nihilisme
artistique qui fait depuis un siècle le ressort
des avant-gardes et les formes avancées
ď autodestruction qui, sous couvert de
vigilance autocritique et de relativisme,
sont à l'œuvre dans les sciences
sociales. Confrontés, à leur manière, à la
réconciliation de l'art et de l'économie
(après tout, l'artiste n'est pas le seul à
être coincé - ou placé - entre
l'institution et le marché), les sociologues ne
semblent pas davantage à l'abri d'un
«mini-tourbillon innovateur perpétuel»
qui produirait dans leur milieu, toutes
proportions gardées, des effets aussi
spectaculaires que ceux qui ont affecté
récemment le monde de l'art. Par delà
le simple rapprochement, on pourrait
sans doute faire l'anthropologie sociale
de cette fascination nouvelle que la vie
(et la carrière) d'artiste international
exerce sur la sociologie par
l'intermédiaire de chapelles avant-gardistes. On
se contentera de noter qu'on en arrive
ainsi à transposer dans l'ordre de
l'heuristique l'association étroite de
l'esthétique de la priorité et de l'esthétique de
la rupture qui s'est traduite, dans le cas
de l'art contemporain, par le
«dépassement» de la notion du métier au profit
renouvelé de l'idéologie du génie et du
charisme personnel. Directement inspiré
par le spectacle des modes artistiques et
intellectuelles, le renouvellement
ac éléré des «paradigmes» sociologiques
s'abrite aussi, à l'occasion, derrière le
modèle des «révolutions» des sciences
expérimentales; c'est oublier que la
concurrence pour la priorité (qui prend
le plus souvent la forme d'une
compétition pour l'antériorité de la découverte)
s'y exerce dans des conditions de cumu-
lativité bien différentes.
Claude Grignon
ISRA, Paris
Les livres
Segré (Monique). - L'Art comme
institution. L'Ecole des Beaux-
Arts, 19e -20e siècles.
Cachan, Editions de l'Ecole Normale
Supérieure de Cachan (Sciences sociales),
1993, 240 p., 130 FF.
Cette histoire de l'Ecole des Beaux-
Arts a pour ambition de mettre en
relation les principes pédagogiques avec
l'état du champ de la production
artistique. Ces principes, voire l'absence de
toute pédagogie réelle au début, ont
longtemps hésité sur la primauté à
donner aux enseignements en ateliers ou aux
enseignements fondamentaux (histoire et
philosophie de l'art, mais aussi dessin,
perspective, anatomie...). Ils sont ainsi
rapprochés des mouvements qui petit à
petit ont transformé la conception du
travail et celle du statut de l'artiste. Deux
dates, à un siècle de distance, marquent
cette histoire, 1863 et 1968. Deux étapes
fondamentales dans l'évolution d'une
école qui semble avoir été en
permanence confrontée à ce paradoxe,
enseigner l'art, enseigner ce qui passe le plus
souvent pour être au-dessus des savoir-
faire et des compétences, la création
artistique.
L'Ecole des Beaux-Arts de Paris est
l'héritière de l'Académie Royale créée
en 1648 par Mazarin. Le rôle de cette
Académie était de sélectionner les
meilleurs artistes auxquels étaient confiées
les commandes royales. Malgré
quelques vicissitudes durant la période
révolutionnaire, l'Académie des Beaux-Arts
régna sans partage sur l'Ecole jusqu'en
1863. Durant le XIXe siècle, toutefois,
cette suprématie de l'Académie,
l'importance prise par les concours, le Prix
de Rome étant décisif dans la carrière
d'un jeune artiste, l'impérialisme
pédagogique de l'enseignement traditionnel
du dessin, la toute-puissance des
académiciens dans l'organisation et
l'attribution des récompenses du Salon finissent
par soulever de nombreuses critiques. La
crise est ouverte en 1863, alors que, les
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