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Chapitre IV.

Les mondes divins dans la tradition de l'Islam

Retracer l'histoire du Malakut et de la formation du système des cinq mondes divins dans la
tradition musulmane représente une tâche énorme qui devra un jour être entreprise, mais qui exigera
sans doute de nombreuses années de recherche tant les sources sont abondantes et les problèmes
qu'elle soulève ardus. Notre but n'est ici que d'expliquer pourquoi et comment Baha'u'llah a recueilli
cet héritage.

Il faut en premier lieu se méfier des notices des encyclopédies arabes, parfois recopiées sans esprit
critique par certains orientalistes, aussi bien que des traités mystiques tardifs qui considèrent la
théorie des cinq mondes (ou présences; hadrat)comme un dogme ou une évidence ayant toujours
existé. Nous pensons au contrair qu'elle est le produit d'une très longue évolution qui s'est faite par
phases successives et dont les origines demeureront sans doute à jamais obscures. Ce n'est que de
manière très tardive finalement que les cinq mondes prendront la signification que lui prêtent
aujourd'hui tous les glosographes.

Nous devons nous interroger sur la finalité recherchée par Baha'u'llah lorsqu'il reprend dans la
Tablette de toutes les nourritures cette cosmologie des cinq mondes? Son intention était peut-être de
flatter les penchants mystiques de Kamalu'd-Din en évoquant des questions ésotériques qui devaient
le fasciner. Cependant, là n'est pas la question, car si Baha'u'llah récupère ainsi d'anciens matériaux,
c'est pour les transformer complètement. Bien que sa description des mondes divins suit, dans les
grandes lignes, celle de la tradition musulmane tardive telle qu'on les trouve chez les dernières
générations de penseurs ishraqis et chez Shaykh Ahmad Ahsa'i, c'est avec des aménagements
importants. Néanmoins, là n'est pas le problème, car ce qui importe ici c'est le rôle que Baha'u'llah
fait jouer à cette cosmologie mystique dans sa métaphysique et dans son herméneutique. Nous
verrons dans les chapitres suivants que cette question ne peut être pleinement appréciée qu'après
avoir traité du problème du rapport que la pensée baha'ie entretient avec le néoplatonisme, nous
permettant ainsi de situer à la fois les éléments communs aux deux systèmes et leurs divergences
parfois profondes.

Cependant, ce travail ne peut être entrepris sans une connaissance préalable de l'évolution de la
cosmologie mystique au sein de l'Islam en général et de la théorie des cinq présences en particulier.
Cette question ne pouvant, pour des raisons déjà exposées, être traitée de manière exhaustive, nous
nous contenterons de procéder à quelques sondages dans l'histoire de la mystique musulmane et
d'indiquer quelques directions de recherche. Nous commencerons par revenir aux origines
lexicographiques de la nomenclature des mondes divins.

IV.1. Les origines lexicographiques de Hahut, Lahut et Nasut

Nous avons vu l'origine araméenne de Malakut et de Jabarut, et il paraîtrait sans doute logique de
conclure à la même origine pour Lahut, Hahut et Nasut. Or, rien n'est moins sûr.

On peut rapprocher Lahut de l'araméo-hébraïque Elahût qui signifie "divinité". Expliquer Hahut à
partir d'une éthymologie araméenne est plus difficile. On peut imaginer que le radical Hâh- puisse
venir de la racine HYH qui signifie "être" et que l'on retrouve dans le tétragramme YHWH, le nom
de Dieu. Mais Nasut résiste à toute tentative d'explication de ce genre car on ne trouve aucune
racine hébraïque pour l'expliquer. Par ailleurs, on doit constater qu'on ne trouve aucune attestation
de ces trois mots dans la littérature hébraïque ou araméenne sous une forme permettant leur passage
en syriaque ou en arabe. Pour imaginer que ces mots aient pu passer ainsi de l'araméen en arabe, il
faudrait admettre qu'ils soient les témoins d'une tradition orale qui n'aurait laissée aucune trace.
Les mots Lahut et Nasut, selon certains philologues, viendraient du syriaque qui est une langue dont
la morphologie est intermédiaire entre l'araméen et l'arabe. La langue syriaque a été en son temps
porteuse d'une grande culture et a joué un grand rôle dans le développement du Christianisme
oriental. De plus, une partie substantielle de la philosophie grecque a été transmise au monde
musulman par l'intermédiaire de traductions syriaques réalisées par des moines chrétiens.
L'utilisation que nous connaissons de Lahut et Nasut en syriaque se réfère à la définition
théologique de la double nature, divine et humaine du Christ. Lahut sert à décrire la nature divine
du Christ et Nasut son humanité. Cet usage s'est d'ailleurs transmis au monophysisme arabe qui,
dans le même contexte, a forgé les adjectifs Lahuti et Nasuti.

Cependant, même en syriaque, les termes ont une allure araméenne, ce qui permet de penser que le
syriaque aurait pu servir d'intermédiaire entre l'araméen et l'arabe. Si cette thèse permet d'expliquer
avec élégance la transmission de l'araméen elâhût devenu alôhût ou elôhût en syriaque puis lahut en
arabe, elle pose problème pour le mot Nasut. En dépit d'une forme en apparence araméenne, on n'en
trouve pas d'attestation dans cette langue alors que le syriaque possède bien le mot 'noshûtô dont
pourrait dériver nasut. Le terme syriaque apparaît d'ailleurs également sous la forme nôshô qui
désigne l'homme au sens général et qui, visiblement, a la même éthymologie que l'arabe nas.
La confusion s'établit lorsqu'on constate, qu'en dépit d'une forme très proche, ce qu'on sait de
l'évolution phonologique du syriaque ne permet pas de relier 'noshûtô et nôshô à une forme
commune. Il est donc probable qu'un des deux termes a dû être emprunté à une langue sémitique
proche, sans doute l'araméen. Il faut cependant être prudent car un problème identique existe en
arabe où on retrouve la racine-mère de 'nashûtô, c'est-à-dire 'NS, qui a donné le mot 'insan (l'homme
au sens général, l'humanité) et la racine NS qui a donné nas (l'homme au sens collectif de groupe
d'hommes). 'Nashûtô, comme l'indique l'alif initial muet, a dû être formé à partir de la même racine
que 'insan, sans qu'on puisse s'expliquer l'adjonction d'un suffixe araméen au-delà de pures
conjectures sur des emprunts possibles ou des variantes dialectales.

La forme araméïsée de alôhûtô et 'nashûtô indique au moins que ces mots étaient d'un usage savant
et qu'ils ont donc dû apparaître dans un milieu de clercs. On en trouve la trace pour la première fois
dans un texte de IVe siècle sous la plume d'Aphraate (1) où celui-ci emploie les expressions de
shem alôhûtô (nom de la divinité) et de shem malkûtô (2). Bien sûr, retrouver ici alôhûtô en
association avec malkûtô semble préfigurer les développements des mystiques musulmans sur les
mondes divins et rappelle al-Makki et Ghazali. Malheureusement, nous n'avons ici qu'une simple
présomption et il se peut que le rapprochement soit purement fortuit. Ailleurs, on trouve l'emploi du
mot nôshô en rapport avec l'humanité du Christ dans le sermon XV du Liber Graduum (3).
Comme on le voit, ces témoignages sont d'un point de vue philologique extrêmement fragiles, mais
cette fragilité s'explique par la rareté des sources syriaques en général. Or les sources écrites
peuvent être elles-mêmes en décalage avec l'usage oral. On a donc imaginé que ce sont des arabes
chrétiens qui ont assuré le passage de cette terminologie du syriaque en arabe. Il est clair cependant
que ces termes s'appliquaient particulièrement bien au problème de la double nature du Christ et on
subodore une influence nestorienne. Mais il est également possible que le développement
lexicographique de ces termes dans un contexte musulman ait réciproquement influencé l'usage des
arabes chrétiens.

Ces problèmes, dont nous reparlerons à propos de Hallaj, mettent en évidence le fait que la
circulation des idées a été considérablement favorisée par la très grande proximité des langues
sémites, dont le vocabulaire repose pour l'essentiel sur des racines communes pour lesquelles seule
change la vocalisation. C'est également ce qui explique, dans la mesure où pendant longtemps le
peuple juif fut, avec les phéniciens, un des peuples sémites porteur d'une des cultures les plus
avancées, notemment du point de vue théologique, la très grande influence de l'hébreu sur l'arabe
coranique et par la suite sur la langue des clercs musulmans.
L'adoption des mots Lahut et Nasut par l'arabe s'est trouvée grandement favorisée par la proximité
de ces mots avec des racines arabes; le syriaque étant beaucoup plus proche de l'arabe que de
l'hébreu ou de l'araméen. Dans le mot Lahut on retrouve la racine LAH qui a donné Allah en arabe,
et plus tard l'adjectif ilahi. Dans le mot Nasut on retrouve le mot nas qui est fréquent dans le Coran
et qui signifie "les gens" au sens collectif, un groupe d'hommes, et peut servir à désigner toute entité
collective humaine.

La consonnance araméenne de Lahut et Nasut va elle-même suggérer et favoriser le rapprochement


lexical de ces termes avec le couple Malakut -Jabarut.

L'explication de Hahut est plus complexe et ne va pas dans la même direction. Nous pensons,
suivant en cela une tradition établie, que le mot se décompose en ha-h-ut et que "ha" vient de l'arabe
huwa, signifiant "Il", qui s'écrit HW; le W étant une semi-voyelle susceptible de prendre la forme de
n'importe quelle voyelle longue telle que a, u, et i; le deuxième h n'aurait été ajouté que par
homophonie avec Lahut. Quand on connait la réticence des arabophones à introduire toute lettre
parasite dans le développement des racines, on est amené à penser qu'une telle manipulation n'a pu
qu'être l'oeuvre d'oreilles persanes et on peut être pratiquement sûr que ce développement théorique
n'a pu avoir lieu qu'en Perse.

L'explication que nous venons de mentionner pour l'éthymologie de Hahut est celle qui est reconnue
par tous les commentateurs arabes et persans, même si elle n'est pas sans problème au plan
linguistique. On sait que, dans la tradition mystique, qualifier Dieu en disant tout simplement de lui
"Il est", -ce qui en l'absence d'un verbe être en arabe se ramène à "huwa" ou à "huwa huwa" (Il est
Lui)- sans prêter à l'essence divine aucun attribut, constitue l'affirmation la plus pure de l'unicité
divine (tawhid). Hahut est donc un terme tout désigné pour qualifier l'essence divine dans l'état où
ses attributs sont potentiels et non manifestés. Le caractère extrêmement sophistiqué du concept
indique cependant que le terme qu'il recouvre n'a pu être forgé qu'au terme d'une longue réflexion
philosophique, et doit donc être considéré comme très tardif.

IV.2. Le couple Lahut-Nasut chez Hallaj

Si on admet que Hahut, Lahut et Nasut ont été formés à l'image de Malakut et Jabarut à une époque
plus tardive, il faudrait pouvoir expliquer dans quel but et comment ces mots ont été au départ
associés. Or la question apparaît très complexe en l'absence d'un inventaire exhaustif des sources et
ne peut donner lieu qu'à des conjectures. D'une première enquête, il ressort que Hahut doit tout
d'abord être écarté en raison de son apparition très tardive. On s'aperçoit ensuite que les quatre
termes qui nous restent fonctionnent par paire. Nous avons d'une part une paire Malakut-Jabarut qui
appartient à la littérature du commentaire coranique. Nous avons ensuite une deuxième paire
composée du couple Nasut-Lahut qui appartient à la littérature mystique et qui deviendra
rapidement d'un usage très courant; beaucoup plus courant que la première paire.

De nombreux auteurs jusqu'au Xe siècle utilisent fréquemment Nasut au sens de nature humaine et
Lahut dans le sens de monde divin, opposant l'un à l'autre alors qu'on ne trouve chez eux de
référence ni au Malakut ni au Jabarut. C'est le cas par exemple de Hallaj pour qui Lahut désigne
avant tout la sphère de l'essence divine par opposition à la sphère de la nature humaine. Lahut et
Nasut représentent également pour lui deux aspects de l'âme humaine; aspects qui sont
particulièrement mis en évidence dans l'âme du prophète qui représente l'homme parfait par
excellence, dans une lignée qui n'est pas sans rappeler Aphraate. Lahut et Nasut représentent donc
une bipolarité universelle. Leur opposition va devenir aussi fondamentale dans la pensée
musulmane que l'opposition entre Nature et Culture dans la pensée occidentale.
A ceci nous devons ajouter que, si Hallaj connaît bien sûr le mot Malakut, il ne le cite toujours que
dans son sens coranique le plus étroit de souveraineté divine. Jamais le terme Malakut ne prend
chez lui une dimension ontologique ou métaphysique. Il s'agit pour lui d'un attribut divin avant tout.
Quant au terme Jabarut, il semble tout simplement comme inconnu de Hallaj. Ce que nous venons
d'établir pour Hallaj peut être considéré comme vrai pour tous les auteurs musulmans jusqu'à la fin
du Xe siècle, et même pour une grande partie du XIe siècle.

Ce qui apparaît le plus curieux dans cette évolution lexicographique au cours des trois premiers
siècles de l'Islam, c'est que le couple Lahut-Nasut s'est formé bien avant le couple Malakut-Jabarut.
Ceci affaiblit considérablement l'hypothèse linguistique souvent admise qui explique que Lahut et
Nasut se sont formés par imitation du mot Malakut, par une sorte d'allitération.

Nous avons déjà fait allusion à l'influence syriaque et chrétienne comme une explication plausible.
Cette explication semble bien s'adapter à ce que l'on sait de la formation des conceptions
métaphysiques de Hallaj et va jouer un grand rôle dans l'évolution de tout le soufisme postérieur.
Cette évolution va insister sur le fait que l'union de l'homme et de Dieu n'est possible que si
l'homme possède en lui quelque chose de divin. L'homme, en travaillant à l'anéantissement de son
moi propre, se remplit de Dieu, au point de se confondre avec lui; d'où la fameuse éjaculation de
Hallaj "Anna'l-Haqq!", "Je suis Dieu", qui le conduisit au gibet. Il semble tout à fait possible que
pour décrire cette divinisation les milieux hallajiens de Syrie aient eu recours à une terminologie
chrétienne qui était alors utilisée pour décrire la double nature du Christ.

L'éventualité d'une influence chrétienne sur la pensée de Hallaj a fait couler beaucoup d'encre, parce
que tout rapprochement de ce genre, surtout s'il émane d'orientalistes occidentaux ayant eux-
mêmes, comme Massignon, leurs propres engagements, est susceptible de donner lieu à des
interprétations et peut être soupçonné d'avoir été inspiré par un préjugé religieux. Nous pensons
qu'il n'y a pas lieu ici d'ouvrir ce procès. Massignon avait d'abord adopté le point de vue d'une
influence chrétienne en s'appuyant précisément sur l'usage hallajien du couple Lahut-Nasut, puis il
l'a rejeté, probablement pour des raisons plus philosophiques que philologiques. Il écrit: "chez lui
comme chez les ghulat, nasut, nur, sha'sha'ani et amr sont synonymes (4) ; ce qui n'a rien de
chrétien" (5).
Massignon pense donc que les concepts antinomiques de Lahut et Nasut se sont formés dans les
milieux extrémistes shi'ites (Ghulat) qui développèrent des tendances gnostiques et tendirent à
diviniser les Imams et particulièrement 'Ali. Même si cela était le cas, il faudrait alors se demander
à qui, au plan purement linguistique et lexicologique, les Ghulat ont emprunté ce vocabulaire.

Hallaj eut recours en tout cas à ce vocabulaire, soit qu'il l'ait emprunté aux Ghulat, soit à d'autres
qui probablement, devaient le tenir des chrétiens, même si l'emprunt linguistique se fit sans aucune
contamination théologique. Il demeure que si l'adjectif lahuti pouvait servir à décrire la nature
divine du Christ, il pouvait également servir à décrire la divinisation hallajienne de l'homme. Hallaj
décrit le processus de cette divinisation dans un texte qui est particulièrement intéressant par l'usage
qu'il fait du vocabulaire:

"je suis "je", et il n'y a plus d'attribut. Je suis "je" et il n'y a plus que qualification. Mes attributs, en
effet, (séparés de ma personnalité) sont devenus une pure nature humaine (nasutiyya); cette
humanité mienne est l'anéantissement de toutes les qualifications spirituelles (ruhaniyya) et ma
qualification est maintenant une pure nature divine (lahutiyya)." (6)

Si on s'en tient à ce texte, on s'aperçois que la pensée de Hallaj ne sort pas du cadre de l'orthodoxie
islamique, car il ne conçoit la divinisation de l'homme qu'à travers son union avec Dieu. L'union de
l'homme à Dieu ce n'est pas l'union de l'homme à l'essence divine, mais l'union de l'homme à sa
nature divine (lahutiyya).
Il est curieux de voir fréquemment Hallaj relier le monde de Nasut au monde de l'Impératif divin
(amr), concept qui deviendra par la suite un des attributs du Malakut, et surtout du Jabarut après
l'apport essentiel d''Abdu'l-Razzaq Kashani. Pour Hallaj, Lahut et Nasut expriment une double
nature de l'homme; mais cette double nature est de caractère spirituel et non pas essentiel. Nous
sommes loin de la bipolarité sensible-intelligible que va introduire le néoplatonisme musulman et
surtout Avicenne. Pour Hallaj, nasut représente l'essence irréductible de l'homme une fois que celui-
ci est dépouillé de toutes ses "qualifications" temporelles et éphémères.

De nasut on passe au concept de nasutiyya qui décrit précisément cette nature à la fois spirituelle et
humaine qui, une fois dépouillée de ses attributs non essentiels, entrera dans une union
transformante avec Dieu, et acquérra ainsi une nature divine (lahutiyya). Jusqu'à ce point, Hallaj ne
serait probablement pas désavoué par Baha'u'llah. La thèse centrale de l'anthropologie baha'ie c'est
précisément l'affirmation de la nature spirituelle de l'homme, ce qu'il ne faut pas confondre avec la
nature divine du soi que prêchent certains soufis. Dans la mystique de Baha'u'llah cette nature
spirituelle de l'homme forme "le dépôt divin" (7) c'est-à-dire sa capacité à être le miroir de la grâce
divine et d'acquérir ainsi les qualités divines en se dépouillant de la partie terrestre de notre moi
constituée par notre héritage animal.

Pour Hallaj l'union se fait à travers le kun!, c'est-à-dire la parole créatrice de Dieu, le fiat! biblique.
Cette parole créatrice émane du Lahut qui est la sphère de l'omnipotence créatrice.

Massignon écrit:

"Pour donner une formule théologique acceptable de ses données expérimentales, Hallaj fait appel à
toutes les ressources techniques du lexique contemporain. Il emprunte en particulier au lexique des
théologiens imamites extrémistes la gamme de leurs expressions désignant l'action divine, lahut,
nasut, ruh, en en modifiant considérablement la portée. Lahut c'est la toute-puissance créatrice;
nasut c'est le commandement divin (amr), la parole essentielle qui déclenche le fiat! kun! des
créations divines, paroles incréées dont le langage humain est l'image créée... Il ne s'agit plus d'une
suite d'émanations, mais de la révélation d'une certaine structure interne particulière à l'acte créateur
dont le Qur'an énumère ainsi les moments: irada, takwin, ibda (...). (8)"

La pensée de Hallaj est complexe. Il est probable qu'on ne démêlera jamais le problème de ses
sources et de ses influences. Nous manquons de sources écrites et tout un milieu nous échappe. La
seule chose que l'on puisse affirmer avec certitude c'est la filiation étymologique du vocabulaire. On
ne peut d'un revers de main rejeter la possibilité d'une influence chrétienne. R. Arnaldez qui défend
cette thèse (9) s'appuie sur des auteurs musulmans tels que 'Afifi dans son grand ouvrage sur le
soufisme (10) et al-Shibli (11) pour démontrer la possibilité d'une influence nestorienne. Il écrit:
"On pourrait en effet considérer la nasut hallajienne comme l'équivalent du prosôpon d'union dans
lequel s'unissent la volonté de Dieu et la volonté de l'homme". (12) L'évolution lexicale et
sémantique a dû être longue et complexe; car avant qu'un terme passe dans la langue écrite, il passe
généralement par une phase d'acclimatation dans la langue orale, et lorsque Hallaj emploie les mots
de Lahut et Nasut, il le fait apparemment comme si ces termes étaient déjà connus du public dans le
cadre des définitions qu'il leur prête. En fait, on ne peut exclure une superposition d'influences
multiples dans laquelle seraient entrés en concurrence des éléments judaïques, notamment par
l'araméen elahût, et des éléments chrétiens avec l'influence des controverses christologiques de
l'époque. Néanmoins, de nombreux indices laissent penser que le substrat hébraïco-araméen n'était
pas totalement perdu et permettait des rapprochements suggestifs.

IV.3. Le système métaphysique de Al-Makki


A partir du XIe siècle, le sens du mot Malakut va commencer à évoluer et acquérir un contenu
sémantique qui se différencie du sens coranique. On en trouve la preuve chez Avicenne (Ibn Sina;
ob. 1037) où le Jabarut devient clairement le monde des âmes célestes et le Malakut le monde des
Intelligences agentes dans le système très fortement imprégné de néoplatonisme qu'il développe.
Cependant le schéma avicennien n'est pas un schéma ontologique au sens propre comme il le
deviendra par la suite et on sent très bien que les termes coraniques ou pseudo-coraniques ont été
plaqués sur un schéma d'esprit purement hellénistique.

Si on considère la plupart des sources arabes, le fondateur véritable des premiers systèmes onto-
cosmologiques des mondes divins serait Abu-Talib al-Makki qui a exposé sa théorie dans son
ouvrage "La nourriture des coeurs" (Qut al-Qulub). Cette tradition s'est formée visiblement à partir
de Ghazali, puisque c'est Ghazali lui-même qui dit l'avoir emprunté à Al-Makki et lui en attribue
toute la paternité. Ceci établit certainement une forte présomption, mais il est possible également
que la théorie soit née dans les milieux que Al-Makki fréquentait et que sa contribution n'ait été que
de l'exposer par écrit, ou encore il se peut qu'il n'ait fait qu'amplifier des idées déjà existantes.

Al-Makki identifie le monde physique qu'il appelle Mulk (nous dirions Nasut) au monde exotérique
(zahir), et le monde de Malakut comme un monde caché et invisible (batin c'est-à-dire ésotérique)
qui ne peut-être perçu qu'à partir d'une illumination intérieure dont le coeur sert de foyer. Le coeur
représente lui-même la dimension ésotérique et invisible de l'homme et l'instrument de la
connaissance mystique. Le coeur est donc la porte du Malakut, ou le siège des réalités spirituelles
dans l'homme même.

IV.4. Les mondes divins dans l'oeuvre de Ghazali

Mais le véritable promoteur de la première théorie onto-cosmologique des mondes divins est
incontestablement Ghazali, et on peut être sûr que sans son oeuvre jamais une théorie onto-
cosmologique n'aurait pu prendre forme, en s'appuyant en tout cas sur les éléments
lexicographiques qui nous intéressent. C'est pourquoi nous avons du mal à suivre ici Henri Corbin
qui, dans son "Histoire de la Philosophie Islamique", présente Ghazali comme un penseur marginal
et sans influence dont l'occident aurait exagéré l'importance, principalement en raison de l'influence
que Ghazali aurait eu sur la philosophie occidentale du Moyen-Age (13). Ses contributions
philosophiques ont été néanmoins véhiculées par des générations de penseurs, et sont devenues
ainsi le patrimoine commun des mystiques arabes et persans à partir du moment où ceux-ci se sont
séparés de la philosophie du Kalam. Sans Ghazali, Suhrawardi n'aurait pu formuler sa doctrine et
l'Ecole d'Isfahan n'aurait pu voir le jour.

Le système de Ghazali est un système à trois degrés qui comprend le monde de Mulk, le monde de
Jabarut et le monde de Malakut. Il n'est pas difficile de s'apercevoir qu'il reproduit sous cette forme
les trois hypostases de la "Pseudo-Théologie d'Aristote" qui comporte le monde de la Nature
(tabi'a), le monde de l'âme (nafs) et le monde de l'Esprit ou de l'Intelligence ('aql).

Le monde de Mulk est à la fois le monde physique, le monde de la créature (khalq) et le monde du
manifeste (shahada). Par rapport à la pensée aristotélicienne, il est le "monde de la génération et de
la corruption" ('alam al-kawn wa'l-fisad).

Le monde du Jabarut est pour Ghazali le monde de l'invisible (ghayb). Il manifeste des attributs qui
pour les auteurs postérieurs deviendront ceux du Malakut tout en étant distinct de celui-ci, sans
doute en raison du schéma d'inspiration hellénistique qu'il adopte. C'est dans le Jabarut qu'il situe
les facultés sensibles et imaginatives de l'âme humaine. A cet égard, il est intéressant de remarquer
que le schéma onto-cosmologique de Ghazali cherche moins à expliquer comment il est possible de
passer d'une première émanation divine aux différentes sphères de l'être, et ainsi jusqu'au monde
physique, qu'à déterminer les fonctions de l'âme par rapport à une réalité aux dimensions multiples
correspondant aux différents types de connaissance de l'homme.

Enfin, le Malakut est pour Ghazali le monde de l'Intelligence. C'est lui qui en tant que monde
suprasensible s'oppose directement au monde de Mulk. C'est également le monde des entités
angéliques. Le Malakut se trouve donc inclure en lui-même une hiérarchie spirituelle qui est d'abord
celle des créatures spirituelles qui la peuplent et ensuite une hiérarchie correspondant aux différents
degrés d'élévation de l'âme humaine.

En tant que monde de l'Intelligence, le Malakut contient pour Ghazali toutes les réalités
intelligibles; le monde sensible (mulk) est donc le reflet des réalités intelligibles et nous retrouvons
réintroduit par ce biais l'idée d'un monde semblable à celui des idées platoniciennes ou des formes
aristotéliciennes.

Le système de Ghazali n'est pas dénué d'ambiguïtés, car il hésite entre une vision dualiste du monde
qui opposerait le monde sensible au monde intelligible, et une vision plus proche du néoplatonisme
plotinien basée sur une hiérarchie à trois degrés d'hypostases. Il existe néanmoins une différence
importante entre le système de Ghazali et celui de Plotin qui est que chez Ghazali les trois degrés de
la réalité sont directement voulus par Dieu qui reste extérieur au système.
On ne peut donc pas dire du Malakut et du Jabarut que l'un mène à l'autre ou qu'il existe une
relation de causalité entre eux. Ghazali avait très bien vu qu'un système d'hypostases qui s'engendre
les unes les autres était incompatible avec les fondements de l'Islam. Nous retrouverons cette
critique à l'égard du platonisme dans le Tafsir d'Abdu'l-Baha. Ceci conduit Ghazali à éclater les
fonctions du monde suprasensible entre deux mondes, et à faire du Jabarut un monde intermédiaire
entre le monde sensible et le monde des réalités intelligibles, ce qui revient à soumettre celui-ci au
Malakut.

Le Jabarut ghazalien se trouve dans la même position que le Monde imaginal dans les systèmes
postérieurs. Ce sont les auteurs à tendance gnostique et panthéiste, et en particulier les soufis et les
adeptes du monisme existentiel (wahdat al-wujud), qui situeront le Jabarut au-dessus du Malakut
pour donner à ce schéma onto-cosmologique l'allure que nous lui connaissons dans les écrits du
XVIIIe et XIXe siècle. Cherchant à déterminer la fonction du Jabarut, Ghazali écrit:

"La négation que tu opposes au monde du Malakut est analogue à celle que les sumaniyya (athées)
opposent à celui de la souveraineté (jabarut). Ils ont limité les connaissances aux données des cinq
sens; ils ont alors nié l'existence de la puissance, du vouloir et du savoir" (14).

Ailleurs, il ajoute ce commentaire:

"Les limites du monde de la souveraineté (Jabarut) se trouve entre deux mondes de telle sorte qu'il
semble faire partie du monde du règne (mulk); aussi a-t-il été rattaché de par le pouvoir éternel au
monde du Royaume (Malakut)" (15).

Le Traité du tabernacle des lumières (Mishkat al-Anwàr), représentant sans doute un stade moins
avancé de la pensée de Ghazali, est plus marqué par la dualité sensible-intelligible, mais il montre
que l'assimilation du Malakut au monde des idées platoniciennes et au Monde imaginal est déjà
pleinement réalisée. Ghazali écrit:

"Saches que le monde est double: un monde spirituel et un monde corporel ou, si tu préfères,
intelligible et sensible, ou encore supérieur et inférieur.Toutes ces expressions sont à peu près
équivalentes... Souvent également l'un est appelé monde de la souveraineté divine (mulk), et du
visible, et l'autre le monde de l'invisible (ghayb) et du royaume céleste (Malakut).(...)Mais le monde
sensible est un point d'appui pour s'élever vers le monde intelligible. S'il n'y avait pas entre les deux
liaisons et correspondances, la voie pour y monter serait fermée. Et si cela n'était pas possible, il
serait donc impossible de partir vers la présence du Seigneur et de se rapprocher de Dieu.(...). La
miséricorde divine a fait qu'il y ait une relation d'homologie entre le monde visible (mulk) et celui
du royaume céleste (Malakut). En conséquence, il n'y a aucune chose du premier qui ne soit un
symbole, (mithal; c'est-à-dire une image archétypale) de quelque chose du second. Il se peut qu'une
seule et même chose soit le symbole de plusieurs choses du monde du Malakut, et inversement une
chose unique du Malakut peut être représentée par le monde visible. Une chose est symbole d'une
autre si elle la représente en vertu d'une certaine similitude et si elle lui correspond en vertu d'une
certaine corrélation. Enumérer ces symboles nécessiterait l'étude exhaustive de tous les êtres se
trouvant dans les deux mondes; les forces de l'homme n'y suffiraient pas..." (16).

Ghazali est, après Abu Talib Al-Makki, le premier à énoncer une théorie onto-cosmologique (ou
cosmo-ontologique, c'est une question de nuance) des mondes de Dieu. Pour la première fois, cette
théorie trouve une certaine cohérence; sans toutefois résoudre pleinement tous les problèmes qu'elle
pose. L'un de ces problèmes réside dans la conception d'une articulation entre les deux mondes,
sensible et intelligible. Beaucoup d'auteurs seront tentés d'imaginer un monde intermédiaire, pour
certains d'entre eux cela sera "le Monde imaginal" ('alam al-mithal), pour d'autres ce sera, comme
nous le verrons avec l'École shaykhie, le "Monde de Huqalya". Ghazali semble également avoir été
le premier à lier le problème du monde des Idées platoniciennes au lexique araméo-arabe des
mondes divins. C'est pour cette raison que lui et Al-Makki doivent être regardés comme les pères de
tous les développements postérieurs de cette théorie.

S'agissait-il d'une théorie originale? Il semble fort probable que cette idée était déjà en formation
dans le monde musulman et que Al-Makki et Ghazali n'aient fait que formaliser et clarifier des idées
qui circulaient déjà. Le texte cité ci-dessus montre sans doute que le passage de la double polarité
Malakut-Jabarut et Nasut-Lahut à un système à trois degrés s'était déjà opéré dans les esprits. Ceci
n'a pu se faire que sous l'influence de la fameuse Théologie d'Aristote ou d'autres textes
néoplatoniciens. C'est donc autour des milieux ayant un accès à ces textes que des recherches
devraient se poursuivre.

IV.5. L'apport de Suhrawardi

Après Ghazali, l'étape la plus importante pour notre enquête sera l'oeuvre de Suhrawardi. D'une
certaine façon, cela pourrait être considéré comme très paradoxal car l'apport théorétique de
Suhrawardi à la conception du système des cinq mondes est presque marginal, et même en retrait
par rapport à Ghazali. Mais Suhravardi n'était pas un philosophe théoricien mais un grand mystique;
son apport se situe donc dans un autre domaine.

On pourrait dire que toute l'oeuvre de Suhrawardi est un effort de synthèse entre la philosophie et la
mystique; synthèse où domine surtout l'expérience mystique. Lorsqu'il explique son projet,
Suhrawardi se déclare convaincu que les philosophes de l'Antiquité grecque, les Mages de la Perse
et les prophètes des Livres saints ont puisé leur inspiration à la même source, la fameuse Niche aux
lumières (Mishkat al-Anwar) (17), et il affirme donc qu'il existe un accord et une harmonie cachée
entre leurs doctrines (18). Suhrawardi va donc essayer de nous donner une expression de sa foi qui
empruntera aux philosophes une partie de son langage et utilisera une foule d'images, de symboles
et de paraboles tirés du vieux fond de la religion zoroastrienne. Mais l'oeuvre de Suhrawardi est
surtout l'oeuvre d'un poète qui tire sa force de la puissance des symboles qu'il manipule et des
archétypes collectifs qu'il sollicite, rejoignant ainsi les grands mythes fondateurs de l'humanité.
Cette qualité de l'oeuvre de Suhrawardi assurera son succès. Elle contribuera à fixer toute une série
de thèmes littéraires et mystiques qui rentreront dans le patrimoine commun de la culture persane, et
établira tout un vocabulaire qui deviendra celui de la philosophie en Perse. L'influence de ces
thèmes et de ce vocabulaire est considérable et fait pleinement partie de l'héritage de Baha'u'llah.
Celui-ci a volontairement rejeté le vocabulaire abstrait des péripatéticiens pour adopter le
vocabulaire plus poétique des Ishraqiyyun. Cependant, il faudrait se garder d'interpréter la
philosophie de Baha'u'llah dans un sens suhrawardien. Baha'u'llah utilise ce vocabulaire dans un
sens purement métaphorique; ce qui n'empêche que, d'une certaine façon, les baha'is se doivent
d'assumer cet héritage dont la lignée de transmission remonte depuis Shaykh Ahmad Ahsa'i jusqu'à
Suhrawardi.

Pour les générations qui suivront, Suhrawardi deviendra "le Guide du Malakut". C'est lui qui va
chercher à cerner comment le monde des réalités intelligibles peut rencontrer la réalité sensible et
comment l'homme peut s'élever de l'un vers l'autre. Pourtant, si Suhrawardi a abondamment écrit
sur le Malakut, on ne trouve pas développé chez lui une théorie globale des mondes divins. La
raison est sans doute due au fait que l'oeuvre du shaykh est avant tout le produit de son intuition.
Les questions de métaphysique abstraite ne l'intéressaient guère. Pour la métaphysique, le shaykh
acceptera globalement la philosophie d'Avicenne, avec sa procession des dix Intelligences, parce
que, probablement, c'était celle qui, de son temps, était la plus universellement admise. A cela, il a
superposé la théorie des mondes divins telle qu'elle existait à l'époque, c'est-à-dire limitée aux trois
premiers mondes. On peut penser que c'est chez Al-Makki que Suhrawardi a trouvé l'exposé de la
théorie, car il cite cet auteur (19).

On trouve donc chez Suhrawardi d'une part le couple Lahut-Nasut dans un emploi très similaire à
celui de Hallaj, et d'autre part les trois mondes divins mulk, Jabarut, et Malakut dans une
formulation très proche de Ghazali qui doit remonter à al-Makki, mais qui avait été
considérablement enrichi par les spéculations des milieux mystiques où cette théorie devait être très
populaire, car Suhrawardi s'en sert comme d'une chose apparemment bien connue de son public.

En ce qui concerne le premier couple, Suhrawardi écrit à propos de l'âme qui s'est arrachée au
monde sensible pour s'élever jusqu'aux hauteurs de la connaissance mystique: "Elle a parcouru les
voies de la condition humaine (Nasut), et elle atteint à la demeure de la condition divine
(Lahut) (20)".

On voit que de manière très classique Nasut et Lahut s'opposent; mais cependant le monde de Lahut
n'est pas fermé à l'âme humaine et celle-ci peut y pénétrer. C'est l'un des exemples rares où nous
voyons la pensée du Shaykh ouverte à la possibilité d'une participation de l'homme au divin.

A propos des trois mondes déjà cités, Suhrawardi écrit:

"Selon les philosophes les univers sont au nombre de trois: le monde des Intelligences, et c'est le
monde du Jabarut; le monde des Âmes, et c'est le Malakut; le monde du Mulk, et c'est le domaine
des corps matériels. (21)"

Dans Le Livre des Temples de la Lumière (Kitab Hayakil al-Nur) Suhrawardi essaye de rapprocher
cette conception des trois mondes divins de la philosophie néoplatonicienne avicennisante. Il écrit:

"Saches que les mondes divins sont au nombre de trois, selon les philosophes:

-Il y a un monde que les philosophes dénomment monde de l'Intelligence ('alam al-'aql, le Noûs
néoplatonicien). Le mot intelligence dans leur lexique technique désigne toute substance (tout être
substantiel) qui ne peut être l'objet d'une indication perceptible par les sens, et qui n'a pas à exercer
d'action sur les corps.

-Il y a le monde de l'Âme ('alam al-nafs). Bien que l'âme pensante ne soit ni un corps ni corporel, ni
pourvue d'une dimension spatiale sensible, elle a à exercer son action dans le monde des corps. Les
âmes pensantes se répartissent entre celles qui ont à exercer leur action dans les régions sidérales
(les Animæ cælestis motrices des sphères), et celles qui exercent leur action pour l'espèce humaine
(les Animæ humanæ).

-Il y a le monde du corps ('alam al-jism) qui se répartit en monde éthérique (athiri, le monde sidéral)
et monde des éléments ('unsuri) (22)."

Dans son Livre du Verbe du soufisme (Kitab Kalimat al-Tasawuf), Suhrawardi resserre les liens
entre les deux systèmes et il résume la hiérarchie des mondes:

Il y a le monde de l'Intelligence ('aql) et c'est le jabarut. Il y a le monde de l'Ame (nafs) et du verbe


(Kalima) et c'est le monde du Malakut. Il y a le monde matériel visible (mulk), lequel obéit à l'Ame,
celle-ci à l'Intelligence, celle-ci à son principe (Mubdi') (23).

Il y aurait beaucoup à écrire pour faire l'exégèse de ces citations; cela est malheureusement
impossible dans le cadre étroit que nous nous sommes fixés. A vrai dire, ce qui est important ici,
c'est moins la théorie des mondes divins que l'exploration du Malakut et du Jabarut à laquelle va se
livrer notre shaykh, car il faut bien l'avouer, Suhrawardi a du mal à distinguer entre ces deux
mondes. La seule innovation importante qu'il introduit sonsiste à faire du Malakut le domaine de
l'Âme et du Jabarut le domaine de l'Intelligence; mais cette distinction découle directement d'une
approche néoplatonicienne du problème et ne présente rien d'original. Le Malakut et le Jabarut
apparaissent aux yeux de l'âme, dit-il dans le Livre des Temples de la Lumière, comme
jumeaux (24).

Cette confusion n'a aucune importance, car ce qui intéresse Suhrawardi ce n'est pas seulement le
schéma ontologique, mais le développement d'une théorie de la connaissance visionnaire fondée sur
le Monde imaginal. Cette théorie deviendra classique, même s'il appartiendra aux philosophes
postérieurs de l'enrichir et de la développer, et tout le crédit en revient à Suhrawardi.

Il n'est pas facile de déterminer si Suhrawardi place le Monde imaginal ('alam al-mithal) dans le
Malakut ou dans le Jabarut, ou encore si ce Monde imaginal englobe les deux à la fois ou se trouve
séparé d'eux. Cette question a beaucoup troublé les commentateurs ultérieurs tel Ghiyathu'd-Din
Shirazi qui, commentant l'un des passages que nous avons cité, croit bon de rectifier que les mondes
sont au nombre de quatre; cela afin d'y inclure le Monde imaginal, car il faut distinguer "le monde
des intelligences...le monde des corps qui englobe les sphères et les éléments avec ce qu'ils
renferment, le monde des âmes... le monde imaginal ('alam al- mithal wa al-khayal) désigné comme
barzakh (l'entre-deux, l'intermonde) et que les philosophes désignent aussi comme monde des
Formes apparitionnelles (ashbàh mujarrada), monde auxquel réfèrent déjà les anciens
philosophes (25)".

Les auteurs débattront longuement, et nous verrons les questions ressurgir avec Shaykh Ahmad
Ahsa'i, pour tenter de déterminer où se situe le Monde imaginal. Le problème à notre sens est
insoluble dans le cadre de la métaphysique avicennisante, et même platonicienne au sens général,
du fait de certaines apories irréductibles que comporte cette théorie. Nous verrons ultérieurement
comment Baha'u'llah résout le problème en transformant complètement la nature des réalités
intelligibles (haqa'iq). En fait, chez Suhrawardi, le Malakut va progressivement absorber le Monde
imaginal.
Le Malakut est le monde de la contemplation des réalités spirituelles, mais ces réalités ne sont pas
abstraites; ce sont des réalités angéliques qui, se reflétant dans l'âme du contemplatif, déterminent
un état spirituel qui conduit à une transsubstantiation de l'être tout entier et à un élargissement de
l'espace intérieur dans lequel se déploie la faculté imaginative. En tant qu'espace intérieur, le
Malakut est le domaine des événements de l'âme; événement qui n'ont rien à voir avec ceux du
monde ou de la conscience. En tant que sphère ontologique, le Malakut est le domaine de l'Ame
universelle et de l'âme humaine qui lui est apparentée.

La question primordiale n'est donc pas tant d'expliquer les rapports de la sphère du Malakut avec les
sphères inférieures et supérieures, mais plutôt de trouver une voie pratique qui permettra à l'âme
humaine de s'élever du monde sensible jusqu'au Malakut. Cela est possible en actualisant en l'âme
un état angélique (malakiyya) permettant d'accéder à la contemplation des réalités supérieures.
L'acquisition de cet état angélique est à la fois le résultat d'une ascèse, et le fruit d'une gnose, qui
résultent autant d'un enseignement que d'une mise en pratique qui font l'objet d'une théorie sur les
facultés de l'âme, les méthodes de leur contrôle et de leur déploiement, ainsi que les différents types
et modes de connaissance qui en sont les fruits.

La théorie de la connaissance contemplative de Suhrawardi est fondée sur les cinq facultés de l'âme
qui sont la faculté de discernement (hiss-i-mushtarik), que certains se référant à cette vieille
scolastique chrétienne appellent le sensorium, l'imagination représentative (khayal), la faculté
cogitative (fikriyya; mufakira), et la faculté estimative (26).

Cette théorie de l'Imagination active remonte à Avicenne et a une filiation complexe. Avicenne
s'était fondé sur le De Anima d'Aristote et sur l'interprétation du Stragite par Farabi dans un
contexte néoplatonicien qui à son tour emprunte à la pseudo Théologie d'Aristote ainsi qu'à
Porphyre et à divers auteurs néoplatoniciens dont les traductions arabes commençaient à se
répandre à cette époque. Suhrawardi simplifiera cette théorie de l'Imagination active et l'adaptera à
ses conceptions du Monde imaginal et du Malakut.. Cette jonction surawardienne entre une théorie
métaphysique des mondes divins et une théorie noétique de l'intuition mystique est fondamentale
pour le développement ultérieur de la philosophie persane. Elle ouvre la voie à une interprétation
herméneutique de l'exégèse et de la théologie, mais en même temps elle ferme la voie au maintien
d'un rapport de complémentarité entre la physique et la métaphysique, entre une théosophie
mystique et une véritable philosophie de la nature. C'est ce dernier point qui sera implicitement
critiqué par Baha'u'llah, comme nous le verrons.

La faculté discriminante, ou sensorium, est pour Suhrawardi la faculté qui établit la synthèse des
données des sens et qui permet de contempler les formes que l'on voit en songe. C'est la synaisthésis
ou l'aisthêrion koïnion de la philosophie grecque dont Aristote nous dit qu'il est un sens incorporel
qui est l'organe du corps spirituel (27). L'imagination représentative (khayal), ajoute Suhrawardi, est
simplement la théorisation du sensorium qui est l'organe intellectif capable de conserver les formes
(suwar) après qu'elles aient disparues des sens externes. La faculté cogitative est l'imagination
active qui perçoit les réalités en-dehors de toute sollicitation des sens externes à partir de la
contemplation directe et intuitive des réalités du Monde imaginal en projetant sa vision dans le
sensorium. La faculté estimative est la faculté de l'imagination pure, celle qui n'est contôlée ni par
l'intellect, ni par la faculté cogitative. C'est elle qui éventuellement nous trompe, soit en niant la
perception des sens, soit en niant la perception de l'imagination active. Vient enfin la mémoire qui
permet de garder le souvenir tant des sensations externes qu'internes.

On comprend que dans ce schéma la seule chose qui intéresse véritablement notre Shaykh, c'est
l'imagination active qui donne accès au monde imaginal. Par la suite, Suhrawardi éprouvera le
besoin de se débarrasser de cet encombrant appareillage et il expliquera que la faculté estimative,
l'imagination active et passive, sont une seule et même chose. La définition de l'imagination active
va ouvrir la voie à l'exploration du Malakut. C'est la seule chose qui intéressera les philosophes de
l'Ecole Ishraqie. C'est sur ce point qu'il existe une divergence fondamentale entre les Ishraqiyyun et
les baha'is.

Comme on le voit, Suhrawardi a tourné le dos à la pure spéculation métaphysique sur les questions
ontologiques, pour transformer la théorie des mondes divins en théorie psychologique de la
connaissance. On retrouve un certain échos de cette doctrine dans la Tablette de toutes les
nourritures de Baha'u'llah lorsqu'il déclare que le mot "nourriture" a un sens par rapport à chacun
des mondes divins.

Suhrawardi va dans le sens de la simplification. Une seule chose l'intéresse: la perception du Monde
imaginal. Il ne se préoccupa donc pas de cohérence philosophique et sa doctrine comporte une
grande part d'imprécision, voire d'incohérence. Mais elle connaîtra malgrè cela un succès
extraordinaire pour plusieurs raisons.

La première, c'est que le shi'isme va la faire sienne, car elle lui permet de développer sa
métaphysique de l'Imam caché.

La seconde raison, c'est qu'elle fournit un cadre théorique à tous les amateurs d'expériences
mystiques.

La troisième enfin, c'est que Suhrawardi développe toute une symbolique du Monde imaginal qui va
servir de fonds commun aux penseurs shi'ites et persans qui viendront après lui.
On trouve de nombreux échos de cette symbolique dans l'oeuvre de Baha'u'llah. Suhrawardi
identifiera l'Esprit saint à la dixième Intelligence avicennienne ou l'Ange Sorush de l'Avesta. Il
réintroduira l'angéologie zoroastrienne, faisant de Bahman (avestique: Vohu Manah, l'un des
archanges Amahraspand) l'ange du Jabarut et la première des Intelligences. Il décrira le Malakut,
comme le Na-koja-Abad, le Pays du Non-où, l'U-topos. Il symbolisera la jonction de l'âme avec les
réalités spirituelles par la montagne de Qàf, point d'où l'âme peut se perdre dans la contemplation;
Qâf étant identique au mont Sinaï. Il fera encore du Malakut la ville fortifiée de l'âme (Shahristan),
l'oratoire de l'ange personnel. La méditation dans le Malakut confère la lumière de Gloire, le
Khvarnah qui était ce charisme particulier que la dignité royale conférait aux rois justes de
l'ancienne Perse.

Suhrawardi établit ainsi toute une série de correspondances entre des thèmes d'origines diverses,
notamment zoroastriens, et les concepts de la théologie musulmane. Cela donne à sa pensée une
grande ouverture d'esprit et la fait tendre vers un certain universalisme. Le grand projet
philosophique de Suhrawardi, c'est d'unir les sciences du Coran et sa théologie à la sagesse de
l'ancienne Perse et à la philosophie grecque. Ce grand projet restera le rêve irréalisé de toute la
philosophie persane. Sa réalisation butera sur l'irréductibilité de certains concepts fondamentaux de
la théologie musulmane qui, replacés dans le cadre de néoplatonisme avicennisant, perdent toute
portée opératoire.

Assigner un rôle aux Intelligences platoniciennes, conduit inévitablement à la ruine de théologie


musulmane et à l'impossibilité d'une théologie du Verbe divin. C'est parce qu'il était conscient de ce
problème que Suhrawardi cherche à réinterpréter la hiérarchie des Intelligences en termes de
hiérarchie angélique. Son époque était encore trop marquée par l'influence de Farabi, d'Avicenne et
de Ghazali, pour qu'il puisse se débarrasser de l'éclectisme gréco-musulman afin de revenir soit au
véritable platonisme, soit au véritable aristotélisme; ce qui eut été la seule façon de sortir de son
dilemme. Cette critique, fondamentale et dévastatrice, n'enlève rien à la valeur du projet
philosophique de Suhrawardi. Il a fallu un certain aveuglement de la part des orientalistes pour ne
pas voir que Baha'u'llah est le seul héritier direct de ce projet.

Sa théorie de la "Révélation progressive" fournit le cadre philosophique dans lequel on peut


réinterpréter l'ensemble du message de Zoroastre en le mettant sur le même pied que l'enseignement
du Coran. Aucun musulman n'aurait osé aller aussi loin. D'un autre côté, Baha'u'llah pose les bases
d'une nouvelle métaphysique qui, tout en étant une philosophie de l'émanation, et donc une
philosophie ouverte sur une réinterprétation de Platon et d'Aristote, est une philosophie qui a rompu
tout lien de dépendance vis-à-vis de la philosophie grecque qui se voit assignée une place nouvelle
dans le panorama de l'histoire humaine et dont la valeur est ainsi pleinement reconnue.
Le projet philosophique baha'i va même au-delà, car il aspire à faire la synthèse de toutes les
sagesses, et proclame que toutes les virtualités du message de Baha'u'llah ne pourront être connues
que lorsque chaque peuple aura réinterprété son enseignement à la lumière de sa tradition, pour
apporter ensuite sa contribution à l'édification d'une civilisation véritablement universelle dans ses
valeurs.

IV.6. Ibn 'Arabi

Si Suhrawardi est le théoricien persan par excellence du Monde imaginal et de la connaissance


visionnaire, il ne faut pas oublier que le thème avait déjà été développé par Avicenne et par d'autres
penseurs musulmans. Suhrawardi reste dans le cadre d'une pensée orthodoxe, malgré sa
condamnation à mort par un collège de juristes d'Alep qui le feront passer pour hérétique pour avoir
soutenu que Dieu peut susciter un prophète quand il veut et ainsi nier que Muhammad fut le dernier
des messagers divins, annonçant ainsi un thème qui se trouve au coeur du message du Bab. Ce ne
sera pas le cas d'autres penseurs qui adopteront la théorie du Monde imaginal à leurs conceptions
semi-panthéistes (Wahdat al-wujud) parmi lesquels Ibn 'Arabi (ob.1240) est le plus éminent
représentant (28). Le courant du wahdat al-wujud est néanmoins important car il nourrira les
spéculations de la plus grande partie des écoles soufies.

Ibn 'Arabi écrit dans le Livre des Victoires Mecquoises que le mystique, pour parvenir à la
contemplation des réalités intelligibles, doit se retirer de ce monde afin d'enlever de son âme les
images de ce monde sensible, car les images spirituelles ne peuvent se refléter par dessus des
images des mondes inférieurs.

"Ainsi, écrit-il, le voyageur spirituel aspire à la retraite et à la mention (adhkar) de Dieu par la
louange de celui "dans les mains duquel se trouve la souveraineté". Alors, lorsque l'âme se trouve
purifiée et les voiles de la nature qui s'interposent entre elle et le monde spirituel (Malakut) sont
levés, toutes sciences engravées dans les formes du monde des mondes viennent à se refléter dans le
miroir de l'âme (29)."

Ibn 'Arabi occupe une place centrale dans l'histoire de la mystique musulmane. Du fait même qu'il
était un mystique et non un philosophe, sa doctrine est difficile à interpréter, et il faut toujours
prendre soin de distinguer son enseignement de la doctrine de ceux qui se réclament de lui. Tenter
d'approfondir ici ces problèmes, et notamment ceux que pose son ontologie, nous entraînerait
beaucoup trop loin. L'enseignement d'Ibn 'Arabi a imprégné toute une partie de la philosophie
persane et a contribué de manière significative à la formation de son vocabulaire.
L'attitude de Baha'u'llah vis-à-vis de cet héritage est complexe et mériterait d'être étudiée de plus
près. Le vocabulaire ibn-'arabien laisse une trace certaine dans l'oeuvre de Baha'u'llah. Cela était
inévitable dans la mesure où Baha'u'llah était en contact avec de nombreux soufis qui s'inspiraient
de l'enseignement d'Ibn 'Arabi et qui posèrent à Baha'u'llah de nombreuses questions.
On se souvient que lorsque Baha'u'llah s'était retiré dans les montagnes de Sulaymaniyyih, il passa
de nombreuses semaines à commenter pour une congrégation soufie l'oeuvre majeure d'Ibn 'Arabi,
Les Victoires mecquoises (Al-Futuhat al-makkiyya). Apparemment, son interprétation fut loin de
choquer son auditoire. D'un autre côté, Baha'u'llah a condamné avec beaucoup d'énergie les thèses
du monisme existentiel, même s'il le fait avec beaucoup de doigté, comme on le voit dans Les sept
vallées. Les rapports entre la philosophie d'Ibn 'Arabi et l'enseignement d'Ibn 'Arabi sont
extrêmement complexes, car il faut tenir compte de l'apport de nombreux commentateurs directs et
indirects, tels que Mulla Sadra et Shaykh Ahmad Ahsa'i, qui parfois divergent profondément entre
eux.

IV.7. Le Jabarut comme monde du décret

Un siècle plus tard Kamalu'd-Din 'Abdu'l-Razzaq Kashani (Ob. 1329) dans son Traité du Destin
cherchera à comprendre la distinction entre le Jabarut et la Malakut qui avaient tendance à se
confondre chez les auteurs précédents. Il fera du Jabarut le monde des décrets divins (qada) et la
sphère où la création est entièrement déterminée par Dieu. Le Jabarut est le monde de l'esprit pur
totalement distinct du Malakut qui est le monde de l'âme. Du monde du Jabarut émane une force
contraignante qui gouverne la création. Les philosophes Ishraghis assimileront cette force aux
"lumières victorielle" (al-anwar al-qahira) qui sont les lumières archangéliques de Suhrawardi. A
partir de Kashani une nouvelle réflexion s'élabore en retournant aux prolèmes ontologiques que
Suhrawardi avait abandonnés.

Jurjani (ob.1413), fera du Jabarut le monde des noms et des attributs divins, fonctions qui seront
transférées au Lahut, lorsque celui-ci cessera d'être le monde de l'essence pure dont les
caractéristiques sont tranférées au Hahut qui devient ainsi disponible pour accueillir les attributs
divins dans leur déploiement à partir de l'essence.

Il est intéressant de noter que l'apport de Kashani est un maillon important qui conduit à la
métaphysique de Baha'u'llah. Celui-ci présente également le Jabarut comme un monde du décret, et
dans la théologie impérative, représentant chaque monde comme un type de décret, occupe une
place importante dans la présentation de sa pensée, comme nous le verrons au chapitre suivant.

IV.8. Le Malakut comme monde angélique

Une autre évolution qui se produit à cette époque est la transformation progressive du Malakut, de
monde de l'esprit (ruh), en monde de l'âme contemplative, puis en monde des anges abritant le
plérôme spirituel de la hiérarchie des créatures spirituelles et même en monde de l'âme des justes.
L'association du Malakut à un monde angélique s'est sans doute produite à partir d'un contresens sur
l'origine du mot lorsque le sentiment de son origine araméenne fut perdue.

Nous en avons déjà trouvé des traces nombreuses chez les auteurs que nous avons cités
précédemment. Beaucoup d'auteurs ont cru que Malakut venait de "Malak" qui signifie "ange". Ce
contresens provient du fait que les mots arabes se rattachent tous à une racine trilitère. Mulk comme
nous l'avons vu se rattache à la racine MLK que l'on retrouve également dans Malakut, malik (roi),
mamlaka (pays), etc. Les dictionnaires arabes rattachent malak (ange) à la même racine pour la
bonne raison que la racine de malak est bien MLK.

Mais il ne s'agit que d'une apparence, car il existe deux racines MLK qui ont deux origines
complètement différentes. L'une vient de l'arabe et exprime la possession, la domination et la
souveraineté, et l'autre vient de l'hébreu et signifie "envoyer". Malak est l'un de ces nombreux
termes coraniques qui ont directement été empruntés à l'hébreu, et malak avant de vouloir dire
"ange" a voulu dire "envoyé". Les fameux anges de la Genèse qui épousèrent les filles des hommes
sont tout simplement des envoyés divins, c'est-à-dire des élus. Malakah signifie en hébreu mission.
A partir de cette confusion étymologique va naître l'idée que le Malakut est le monde des
anges (30). Le thème ne fera que se développer au cours des siècles.

Parvenu à ce point, nous voyons que nous sommes en possession de l'ensemble des thèmes qui
couvre la question des mondes divins tels qu'on les retrouve dans les écrits de Baha'u'llah. De ce
point de vue Baha'u'llah ne fait que sanctionner une longue tradition en l'organisant, en lui donnant
une nouvelle cohérence interne et une nouvelle interprétation.

IV.9. L'École d'Isfahan

A partir de Jurjani et de Kashani nous serions tentés de franchir d'un bond quelques siècles et
d'arriver directement à Shaykh Ahmad Ahsa'i et l'école Shaykhie. Ce saut pourrait se justifier par le
fait que la tradition ne s'enrichit d'aucun élément nouveau à partir de l'introduction du Hahut au
sommet de la construction, à une date que nous ne sommes pas parvenus à préciser, mais qui se
situe peut-être au cours du XVIIIe siècle. Les développements propres à l'École d'Isfahan sont
souvent à caractère spéculatif et n'ont eu que peu d'influence sur la tradition dont s'est servi
Baha'u'llah.

Si nous réalisions ce saut, nous ferions l'impasse sur l'École d'Isfahan, et peut-être serions-nous
justifiés de le faire, eu égard au but que nous nous poursuivons, et compte-tenu de la médiocrité de
sa contribution ,en dépit de ce que certains auteurs ont pu écrir.

L'École d'Isfahan ne fera que reprendre les théories d'Avicenne, Suhrawardi et Ibn 'Arabi en leur
donnant de nouveaux développements marqués par la doctrine shi'ite. A cette école se rattachent les
noms de Mir Ghiyathu'd-Din, Mansur Shirazi, Mir Damad, Mulla sadra Shirazi, Mulla Rajab, 'Ali
Tabrizi, Siyyid Ahmad 'Alavi, Mulla Khalil Ghazvini, Muhsin-i-Fayd, 'Abdu'l-Razzaq Lahiji, Qadi
Sa'id Qumi et bien d'autres encore de moindre importance. Les auteurs qui vécurent aux XVIIe et
XVIIIe siècles, vont former la culture shi'ite persane et imprimer à sa théologie une empreinte dont
elle ne se dégagera jamais.

L'École d'Isfahan ne nous intéresse que dans la mesure où elle recueille en matière d'onto-
cosmologie les théories de Suhrawardi et d'Ibn 'Arabi sur le monde imaginal et la connaissance
visionnaire. Ce qui caractérise cette École, ce n'est pas tant sa doctrine, que son inclination pour le
récit visionnaire qui devient un genre littéraire et philosophique à part. Tous ces auteurs ont été des
extatiques. Tous ou presque ont été honorés de visions dans lesquelles les secrets de l'autre monde
leur ont été révélés. Ces visions leur ont permis de fréquenter intimement le prophète Muhammad,
sa fille Fatima, les Imams et les compagnons du prophète et de s'instruire par leur bouche de la
véritable doctrine de l'Islam. S'il est indéniable que certains furent sincères dans leurs visions, ils
crééront néanmoins un précédent qui fera de nombreuses émules.

A partir du XVIIIe siècle, la meilleure façon de régler un débat théologique ce n'est pas par un
argument décisif, mais par un rêve ou une vision qui vous permettra d'invoquer l'autorité de l'Imam
caché ainsi apparu. Cette pente conduira aux pires excès, car les charlatans et les mystificateurs se
feront légions. A beaucoup d'égards les Écrits de Baha'u'llah sont une réaction contre ces excès.

Les auteurs de l'École d'Isfahan ne diffèrent entre eux que sur de subtiles nuances. Ces différences
les poussent à reprendre inlassablement les mêmes prémisses, à développer leur théorie du Malakut
et du Monde imaginal, en poussant aux extrêmes conséquences leurs raisonnements ontologiques.
Leur raisonnement va devenir d'une complexité redoutable. Nous n'en donnerons que quelques
exemples.

Pour Mir Dàmàd, le Malakut contient les formes et images de tout ce qui existe, c'est-à-dire:

"les existences primordiales et les existences engagées dans le devenir, les divines et les naturelles,
les célestielles, les pérénelles et les temporelles; et les peuples de l'infidélité et ceux de la Foi, et les
notions de l'Inconscience et, celles de l'Islam; ceux et celles qui vont de l'avant, ceux et celles qui
retombent en arrière; ceux et celles qui précèdent, et ceux et celles qui leur succèdent, dans les
siècles des siècles du passé et de l'avenir. Bref, les monades des coalescences du possible, et les
atomes des univers existants, tous en totalité, sous toutes leurs faces. (31)"

Nous pourrions faire appel à beaucoup d'autres textes qui nous feraient entrer dans les arcanes de
l'École d'Isfahan, mais nous ne citerons qu'un seul autre exemple tiré d'un auteur tardif, Qadi Sa'id
Qumi (ob.1691).

Dans son "Commentaire sur la tradition du nuage"(Shahr-i hadith-i al-ghamama) Sa'id Qumi
distingue trois degrés ontologiques (hadrat): le monde de l'invisible ('alam al-ghayb) qui est le
monde suprasensible que nous connaissons bien, le monde de la perception sensible ('alm al-
shahada), et un troisième monde naissant de la coalescence de ces deux mondes qu'il appelle le
monde des perceptions imaginatives ('alam al-khayal) qui n'est rien d'autre que le Monde imaginal
hypostasié et considéré comme une sphère intermédiaire entre le sensible et l'intelligible.
Le monde des perceptions imaginatives est le Malakut ou la porte du Malakut; car en fait, soit il
existe plusieurs Malakut, soit le Malakut représente une sphère intermédiaire où les réalités
existantes sont hiérarchisées. Il y a le Malakut du monde végétal, puis le Malakut du monde
organique, puis le Malakut de la réalité humaine qui récapitule en lui-même les trois degrés
précédents, car en l'homme il existe un Malakut de la vie végétale et de la vie organique auquel
s'ajoute le Malakut de l'âme douée de raison qui permet à l'homme de s'élever jusqu'aux réalités
intellectives.

Ce n'est donc pas la raison ratiocinante qui différencie l'homme de l'animal, mais la faculté
imaginative dont son âme est douée qui lui permet de pénétrer le monde des réalités intelligibles. Le
mot Malakut correspond ici à ce que 'Abdu'l-Baha appelle "esprit" (ruh).

Qumi pense que l'homme, ayant une dimension spirituelle, possède un "corps subtil" qui correspond
à sa dimension dans le Malakut. Il l'appelle également "le corps malakuti", et celui-ci est sensé vivre
dans un temps et un espace subtil qui est différent du temps du monde sensible. Le monde des
visions est donc un monde des corps subtils. Ce n'est que par le corps subtil que les Imams peuvent
se manifester aux hommes. Le Malakut devient ainsi " la dimension subtile" des réalités sensibles.
Il y a ainsi un Malakut pour chaque espèce de réalités sensibles et chaque Malakut est gouverné par
un ange qui est son esprit propre. Corbin résume ainsi l'exposé de Sa'id Qumi:

"a) il y a un être du Malakut qui est le seigneur de l'exotérique de la Terre (Kalimat ardiyya); b) Il y
a un être du Malakut qui est le seigneur de l'ésotérique de la Terre; il le désigne comme Ange ou
Verbe du Malakut de la Terre (kalimat Malakutiyya); c) Au-dessus de l'un et de l'autre, il y a le
seigneur Jabarut et Lahùt de la terre (c'est-à-dire de la Terre au niveau des Intelligences
chérubiniques et au niveau des Noms divins); il le désigne comme Logos ou Verbe divin (Kalimat
ilahiyya). Sous l'autorité de l'Ange du Malakut ou ésotérique de la Terre se trouve la réalité
métaphysique du temps, et c'est par cet Ange que se produit l'involution du temps de notre
chronologie." (32)
Si nous voulions expliciter la théorie du Malakut de Qadi Sa'id Qumi, un livre ne suffirait pas tant
sa pensée devient complexe. Son sens des hiérarchisations n'est pas sans rappeler Proclus. Nous
n'avons voulu ici n'en donner qu'un avant-goût pour permettre au lecteur de juger et de comprendre
la subtilité de la métaphysique telle qu'elle était enseignée au temps de Baha'u'llah. Cela nous
permet de mieux comprendre en quoi sa pensée est originale et rompt avec la tradition. La
simplicité théorétique de ses Écrits est certainement une réaction et une protestation contre les
doctrines philosophiques de son temps.

IV.10. Shaykh Ahmad Ahsa'i

Avant de revenir à l'oeuvre de Baha'u'llah, il nous reste à franchir une dernière étape qui est
représentée par l'oeuvre de Shaykh Ahmad Ahsa'i. Celui-ci est considéré comme un précurseur de la
révélation du Bab; et Baha'u'llah, dans son Livre de la Certitude, lui rend un hommage appuyé,
qualifiant même de divine son inspiration.

Avant d'exposer la doctrine du Shaykh sur les mondes divins, il nous faut lever un certain nombre
d'ambiguités. Henri Corbin a nié avec beaucoup d'insistance toute parenté entre le Shaykhisme et le
Babisme et à plus forte raison avec la Foi baha'ie. Il avait sans doute raison s'il voulait parler du
Shaykhisme, comme de l'École shaykhie de Kirman, qui s'opposait d'ailleurs à celle moins
nombreuse de Tabriz.

Les shaykhis modernes ont été profondément réformés par Haji Mirza Karim Khan-i-Kirmani après
la mort de Siyyid Kazim Rashti, le second shaykh. Pour les baha'is, il n'y a pas de doute que Karim
Khan s'est éloigné considérablement du message des fondateurs de l'École. L'histoire de l'École
shaykhie est d'ailleurs celle d'une longue dérive qui la ramènera progressivement dans le giron de
l'orthodoxie shi'ite du XXe siècle. En 1950, le leader fondamentaliste Falsafi, qui agissait alors tant
avec l'appui de l'armée que du gouvernement, fit mener une grande "chasse aux sorcières" contre
toutes les déviances idéologiques.

Il adressa vingt-cinq questions au Shaykh de l'école qui répondit par le traité Risalih-yi falsafiyyih
d'une manière si orthodoxe que Falsafi n'eut plus qu'à s'étonner pourquoi les Shaykhis tenaient tant
à être désignés par un nom différent des autres shi'it .
Notes

(1) Le nom d'Aphraate est resté vivant dant la tradition grâce à une série de vingt-trois traités ou
"Exposés" qui, jusqu'à la redécouverte de manuscrits syriaques en 1855, n'étaient connus qu'à
travers des traductions partielles en arménien et en éthiopien. Nous ne connaissons que très peu de
chose sur la vie d'Aphraate, et même son nom véritable est sujet à controverse. Le lecteur pourra se
reporter avec profit à l'article "Aphraate" de J. Parisot in "Dictionnaire de Théologie catholique"
(Paris, 1923, tome I., 2e partie, col. 1457-1463). Ce travail un peu ancien peut être actualisé en
consultant la thèse de J.-M. Pierre, "Les Exposés de Aphraate le sage persan", malheureusement non
publiée (Bibliothèque de l'Institut Catholique, 3 vol. in-4°, côte 09099 th 504), qui contient la
traduction des Exposés d'Aphraate avec des notes abondantes. Les quelques éléments que l'on
connait de la vie d'Aphraate on été reconstitués à partir de l'interprétation de certains passages de
ses Exposés. On sait avec certitude qu'ils furent composés dans les provinces occidentales de
l'empire Perse sous le règne de Shapur entre 336 et 345 de l'ère chrétienne. Aphraate était né dans
une famille "païenne", car c'est ainsi qu'il qualifie ses pères, sans qu'il soit possible de préciser si
celle-ci adhérait à la religion zoroastrienne ou à un culte mésopotamien. C'est dans sa maturité
qu'Aphraate se convertit au Christianisme et il décida alors de consacrer sa vie à Dieu, sans qu'on
puisse savoir s'il reçut les ordres ou se contenta de mener une vie ascétique. On pense généralement
qu'il fut revêtu de la dignité épiscopale. La tradition en fait le supérieur du monastère de Bar Mattai
au nord de Mossoul qui était effectivement le siège des évêques de la province de Ninive-Mossoul.
Aphraate est désigné par le nom de Mar Jacques dans le colophon d'un manuscrit, et on en infère
généralement que Jacques fut le nom qu'il prit soit à son baptème, soit plus probablement lorsqu'il
fut élevé à l'épiscopat. Le nom d'Aphraate, déformation du nom persan de Farhad, n'apparaît que
tardivement au Xe siècle dans le Lexique de Bar Bahlul et par d'autres sources de la même époque.
Néanmoins, le Lexique peut se faire l'écho d'une tradition beaucoup plus ancienne, même si la
plupart des sources antérieures ne connaissent l'auteur des "Exposés" que sous le nom du "Sage
persan". Par ailleurs, on connaît sous le nom de Aphraate (Farhad) un martyr contemporain de notre
auteur et trois évêques des siècles suivants, ce qui montre que le nom était porté par des chrétiens.
La traduction arménienne des "Exposés" lui donne le nom de Jacques de Ninive, ce qui paraît
justifier par l'affection toute particulière qu'il voue dans ses Exposés aux ninivites et qui se
comprendrait très bien s'il était leur évêque, alors que Georges des Arabes, sans doute par erreur, lui
attribue le nom de Jacques de Nisibe. Les "Exposés" montrent qu'Aphraate avait une connaissance
très poussée de la Bible et était animé par une spiritualité profonde et authentique surtout fondée sur
la méditation de l'Evangile dont il avait une connaissance prodigieuse à la fois d'érudition, de clarté
et d'humilité. Ses positions sont considérées par l'Eglise comme orthodoxes pour son temps, sachant
que l'Eglise a abandonné nombre des enseignements des Pères de cette époque dont les positions
furent censurées par des conciles plus tardifs. Onze exposés sur vingt-trois sont des textes de
défense du Christianisme ou de polémique prosélyte, dont neuf à l'intention des juifs et deux dirigés
contre les hérétiques. Aphraate a donc dû étudier de près la théologie judaïque qui était représentée
dans sa province par des écoles théologiques vieilles de plusieurs siècles, ce qui n'est pas sans
intérêt pour notre propos. Malkûtô est le terme dont il se sert couramment pour désigner le
Royaume de l'Evangile. Il est intéressant de constater que c'est un sujet perse et chrétien qui
apparait comme un maillon important dans la transmission de ce vocabulaire. Ceci peut accréditer
l'idée que c'est en Irak qu'a pu s'effectuer la transmission de ce vocabulaire aux mystiques
musulmans. Néanmoins, il ne faut pas cacher que ces spéculations reposent sur des bases
extrêmement fragiles.

(2) Patrologie syriaque, Paris, 1894, tome I., col. 794.

(3) cf. Patrologie Syriaque, tome III, p. 379, Liber Graduum, sermon XV.

(4) nur signifie "lumière", sha'sha'ani, "éclat de lumière, et amr, "commandement".


(5) Massignon, La passion de Hallaj, tome III, p. 51., 2e éd., Paris.

(6) Hallaj, Tanzih 'an al-na'at wa'l-wasf, cité par Massignon, op. cit., tome III, p. 53.

(7) cf. E.E.B., p. 63.

(8) Massignon, op. cit. tome III, p. 51. Irada signifie "volonté", takwin désigne l'acte créateur et
ibda signifie "création. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces termes dans les chapitres suivants.

(9) cf. R. Arnaldez, article "Lahut-Nasut", in Encyclopédie de l'Islàm, 2e éd.

(10) 'Afifi, Al-tasawwuf: al-thawra al-ruhiyya fi'l-Islam, Alexandrie, 1963, pp. 82-83.

(11) Kamil Mustafa al-Shibli, Shahr Diwan al-Hallaj.

(12) R. Arnaldez, op. cit. p. 617.

(13) cf. Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique,1964, p. 253 et 259.

(14) Ghazali, Ihya, IV. 218.

(15) ibid., I. 168.

(16) Ghazali, Le Tabernacle des lumières, trad Roger Deladrière, Paris, 1981, pp. 64-65.

(17) Deladrière traduit l'expression Mishkat al-anwar par Tabernacle aux lumières ce qui est
certainement plus élégant que "Niche aux lumières"; mais à proprement parler le mot Mishka
désigne un lieu servant à loger une lampe dans un mur.

(18) On voit ici la grande dépendance de Suhrawardi vis-à-vis de Ghazali.

(19) cf. Traité de la langue des fourmis (Risalih-yi Lughat-i-muran), in L'archange empourpré, trad.
Henri Corbin, p. 422. Nous abrègerons cette référence par la suite en l'Archange suivi du numéro de
page.

(20) cf.L'Épître des hautes tours (risalatu'l-abraj) in L'Archange, p. 350.

(21) cf Le symbole de la foi des philosophes (Risalat fi i'tiqad al-hukama) in Archange p. 22.

(22) L'archange, pp. 51-52.

(23) ibid. p. 165.

(24) ibid. p. 63.

(25) ibid. 78-79.

(26) Le livre des Temples de la lumière in l'Archange p. 44.

(27) 'Abdu'l-Baha parle dans le même sens dans Les Leçons de Saint Jean d'Acre de la "faculté
discriminante" (hiss-i-mushtarik) que le traducteur a rendu littéralement par "faculté commune". La
fonction de celle-ci est d'établir la liaison entre les données des sens et les facultés intellectuelles
telle que la faculté imaginative. Il y a évidemment un rapprochement à faire entre l'exposé de
Suhrawardi et le chapitre des Leçons de Saint Jean d'Acre consacré à cette question. Comme Henri
Corbin nous préférons rétablir le vocabulaire aristotélicien qui permet de ramener l'inconnu au
connu et montre que ces développements sont loins d'être étrangers à la tradition occidentale.

(28) On a beaucoup discuté pour savoir si Ibn 'Arabi était ou non panthéiste. Nous croyons qu'il
s'agit d'un faux débat car il existe plusieurs façons de définir le panthéisme, qui est un terme de la
philosophie occidentale. Celui-ci devient impropre lorsqu'on le projette sur la philosophie
musulmane ou indienne. Par contre, nous ne sommes pas d'accord pour rejetter l'expression de
"monisme existentiel" parce que ce terme traduit effectivement l'arabe "wahdat al-wujud" que nous
considérons tout à fait propre à décrire la pensée d'Ibn 'Arabi, à condition d'introduire certaines
nuances. Bien sûr il existe plusieurs façons d'interpréter Ibn 'Arabi, et certaines sectes soufies qui se
réclamaient de son enseignement, particulièrement à l'époque de Baha'u'llah, étaient nettement
panthéistes, non pas en disant que Dieu est présent dans toutes réalités sensibles, ce qui est une
thèse, mais en disant que dans les réalités sensibles il n'existe rien d'autre que Dieu, ce qui est une
autre thèse. Baha'u'llah a très explicitement réfuté ce point. Il est exact que Ibn 'Arabi a enseigné
l'unité de l'Être (wujud), mais pas l'unicité de l'Étant (mawjud) ou des étants. Cependant l'Être étant
présent dans l'étant, on tombe rapidement sur des difficultés pratiquement impossibles à surmonter
et sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici.

(29) Ibn 'Arabi, Futuhat al-makkiyya, II, 48, 20. et II, 129, 19.

(30) D'où l'erreur, à notre sens, du traducteur anglais des Sept Vallées qui traduit Malakut par
"Royaume des Anges". cf. Les Sept Vallées, trad. fr., p. 27.

(31) cf. Henri Corbin, En Islam iranien, tome IV, p. 45.

(32) ibid. p. 161.

(33) cf. Moojan Momen, An Introduction to Shi'i Islam, Oxford, 1985, p. 222 et pp. 225-31.

(34) Le Bab, et à sa suite Baha'u'llah, interdiront cette pratique de la pieuse dissimulation dans le
but de protéger sa vie ou sa tranquilité.

(35) Lorsue je me trouvais en Iran en 1977 et 199-78, j'ai eu l'occasion de fréquenter longuement les
milieux shaykhis. A la demande du Dr. Bahmayar, j'ai traduit un petit livre de Shaykh Ibrahimi, le
dernier Shaykh issu de la lignée de Karim Khan-i Kirmani, intitullé Nazar bar qarn-i bistum
(Regard sur le vingtième siècle). J'ai pu alors constater qu'il n'y a plus grand chose qui sépare les
shaykhis modernes des shiites orthodoxes. Les écrits de Shaykh Ahmad et Siyyid Kazim leur son
pratiquement inconnus, même si leur mémoire continue d'être l'objet de vénération. Henri Corbin
s'est maleureusement fait abusé sur bien des points par Shaykh Ibrahimi. Le Dr. Bahmanyar était de
ceux qui considérent que les baha'is ont calomnié Shaykh Ahmad en lui prétant leur doctrine sous
prétexte que ces doctrines ressemblent aux enseignements de Baha'u'llah. Il semble bien que ce soit
la raison pour laquelle la hiérarchie shaykhie décourage formellement la lecture des écrits de
Shaykh Ahmad et Siyyid Kazim a tout ceux qui ne sont pas d'abord versés dans l'étude des shaykhs
modernes sous la direction de Shaykh Ibrahimi lui-même.

(36) cf. Abbas Amanat, Resurection and Renewal; the making of the babi movement in Iran 1844-
1850, Cornell University Press, Ithaca, 1989, pp. 261-273 et 275-284.

(37) Extrait du Risalat al-Qatifiyya publié dans le recueil des oeuvres de Shaykh Ahmad Ahsa'i
intitulé Jawami' al-Kalim, Tabriz 1273 A.H., tome I. troisième partie, 9e risalat, p. 153-154, traduit
par H. Corbin in Terre céleste et corps de résurrection, p. 294.

(38) ibid. pp. 295-296.

(39) ibid. pp. 292-293.

(40) Bayan, Unité II, Porte 9, trad. Nicolas.

(41) C'est ce que nous appelons ailleurs le monde sensible.

(42) Coran, 23, 90. Nous maintenons ici la traduction de Corbin.

(43) Texte traduit et cité par Henri Corbin in "Le Livre des Pénétrations Métaphysiques" de Mulla
Sadra Shirazi, trad. H. Corbin, Paris, 1988. note 1 p. 175.

(44) Dans un texte que nous étudierons au Chapitre suivant nous verrons le grand commentateur et
philosophe baha'i Ishraq-Khavari donner une interprétation du Malakut tout à fait péripatéticienne.
Pour des raisons que nous développerons, celle-ci ne nous paraît pas conforme à la pensée de
Baha'u'llah.

(45) C'est-à-dire les mystiques qui possèdent la gnose (ma'rifat).

(46) Il s'agit donc d'une gnose néoplatonicienne comme celle qu'on trouve chez Avicenne.

(47) Il s'agit ici de Mulla Sadra que Shaykh Ahmad est en train de commenter.

(48) Le livre des Pénétrations métaphysiques, op. cit. p. 19. L'expression al-Haqq al makhluq bihi
est empruntée au vocabulaire d'Ibn 'Arabi.

(49) "Il est celui qui a créé les cieux et la terre par le haqq, le jour où il dit "soit!", alors il fut. Sa
parole est le haqq; à lui appartient le monde physique (mulk), le jour où il souffla dans la trompette.
Il est celui qui connaît l'invisible et le visible (al-ghayb wa'l-shuhud) Il est le Sage, l'Informé." Une
autre vocalisation du verset permet de lire: "le jour où il souffle dans la trompette du monde de
l'invisible et du visible" Nous développerons cette notion d'invisible et de visible dans le chapitre
suivant. Les commentateurs traduissent souvent le mot haqq par "vérité", ce qui donne "Il est celui
qui a créé les cieux et la terre par la vérité", ou comme le suggère Kasimirski "par une création
vraie". Cependant les philosophes et les mystiques ont donné au mot haqq dans ce verset un sens
beaucoup plus large. Ils ont considéré que le haqq était l'instrument dont Dieu se servait pour faire
venir le monde à l'être ou bien pour organiser le cosmos et ils ont identifié le haqq à l'Intelligence
agente ('aql fa'al) ou au Premier émané. On trouve la même expression dans deux autres versets du
Coran.

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