Professional Documents
Culture Documents
Follon Jacques. Pérennité de Boèce, philosophe et théologien. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 90,
n°86, 1992. pp. 192-205;
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1992_num_90_86_6735
mêmes au début de leurs recherches. Car c'est avec ces règles qu'il
résout la question soulevée par son ami Jean le Diacre «sur le sens dans
lequel on peut dire que les substances, du fait qu'elles sont, sont bonnes,
bien qu'elles ne soient pas des biens substantiels» (p. 99). Comme telle,
cette question venait peut-être des manichéens, pour lesquels on sait
qu'il existait deux principes équivalents, le bien et le mal, agissant et se
combattant dans l'univers. Mais Boèce démontre ici, avec une rigueur
scientifique remarquable, qu'il n'existe qu'un seul principe et que celui-
ci est bon. Enfin, dans le De Trinitate, il réfute la position des ariens, qui
introduisaient la pluralité dans la Trinité et brisaient l'unité des
personnes divines en distinguant des degrés dans les mérites de celles-ci.
Là aussi cette réfutation est éminemment philosophique (et donc, de ce
fait, accessible en principe à tout homme cultivé et de bonne volonté),
car elle se fonde sur des notions empruntées à la philosophie classique,
à savoir les concepts de différence (dans les corporels aussi bien que
dans les incorporels), de forme et de substrat matériel, ainsi que sur les
catégories aristotéliciennes de substance, de qualité, de quantité et de
relation, dont Boèce compare le statut dans les créatures et en Dieu, où
elles se trouvent transmuées. Parmi ces catégories, c'est évidemment
celle de relation qui retient tout spécialement son attention, car c'est elle
qui permet justement de définir les différences existant entre les trois
personnes de la Trinité, alors qu'elle n'affecte nullement Y essence des
choses auxquelles elle est attribuée: «Si père et fils se disent
relativement l'un à l'autre et s'ils ne diffèrent (. . .) par rien d'autre que par cette
seule relation, et si la relation n'est pas attribuée à l'objet de cette
attribution, le père/le fils, comme portant sur la chose elle-même, et
selon la réalité de la chose qui est l'objet de l'attribution, dans ce cas,
elle n'introduira aucune altérité entre les choses dont se dit l'attribution,
ni (...) entre les personnes divines» (p. 141).
Cependant, au moins aussi importante que le contenu de ces
démonstrations mêmes est certainement la méthode que Boèce suit pour
les mener et qui lui a valu précisément le titre de «premier des sco-
lastiques». Certes, dans son introduction générale, Mme Merle rappelle
à juste titre que les travaux récents de B.E. Daley ont montré «les
similitudes existant entre la méthode employée par Boèce dans ses
traités théologiques et celle de ce qu'il (Daley) appelle la première
scolastique byzantine, telle qu'elle s'est développée dans la sphère des
écoles néo-platoniciennes d'Alexandrie» (p. 16). Car en Orient, à
l'époque du concile de Chalcédoine et de Cyrille d'Alexandrie et donc
196 Jacques Follon
dents. C'est pourquoi les genres et les espèces, qui sont des universaux
sans accidents, subsistent, sans être pour autant des substances. En
revanche, les choses individuelles, non seulement subsistent, mais sont
aussi des substances. En effet, non seulement ces choses n'ont pas non
plus besoin d'accidents pour être (puisque leur forme les a déjà
pourvues de leurs différences propres et spécifiques), alors que les accidents,
eux, dépendent des choses individuelles pour exister, mais elles sont
aussi pour ces accidents un substrat. Or, pour désigner la substance,
poursuit Boèce, les Grecs se servent non seulement de hupostasis, mais
aussi de prosôpon, qui correspond précisément au latin persona. Ici,
note-t-il, il y a pourtant une légère différence entre les Latins et les
Grecs, puisque ceux-ci n'appliquent jamais le terme hupostasis à un
animal irrationnel, alors que les Latins peuvent se servir du mot
substantia pour parler des bêtes, mais non du mot persona. Ainsi,
l'homme a une essentia ou ousia, parce qu'il est une subsistentia ou
ousiôsis (car il n'est pas un accident dans un sujet), mais il est aussi
substantia ou hupostasis (car il est un substrat pour d'autres choses, les
accidents, qui ne sont pas des subsistentia ou ousiôseis); et il est encore
persona ou prosôpon, puisqu'il est un individu rationnel.
De tout ceci il ressort clairement que pour Boèce les termes
«substance» et «personne» sont équivalents dans le cas des individus
rationnels, de même que sont aussi équivalents les termes «essence» et
«nature», puisque, parmi les différents sens que ce dernier terme
possède, celui qui intéresse Boèce et sur la définition duquel les
catholiques et les Nestoriens sont du reste d'accord, est le sens où «la
nature est la différence spécifique qui donne sa forme à chaque chose»
(p. 56 de la traduction; voir aussi le début du chap. 4, où natura est
donné comme équivalent à' ousia). Aussi ne peut-on manquer d'être
étonné de lire dans le chapitre 7 du même traité (p. 79 de la traduction)
cette affirmation, présentée comme le juste milieu entre deux hérésies,
que dans le Christ «double est la nature et double la substance, puisqu'il
est Homme-Dieu, mais unique est sa personne, puisque c'est le même
qui est homme et qui est Dieu» {Fitque in eo gemina natura geminaque
substantia, quoniam homo-deus unaque persona, quoniam idem homo
atque deus). De même, quelques lignes plus loin (p. 79 également), on
lit encore que, selon la foi catholique (évidemment confessée par
Boèce), il y a dans le Christ «une double substance, mais une personne
unique» {restât ut ea sit uera quam fides catholica pronuntiat geminam
substantiam sed unam esse personam). Dès lors, on pourrait se
198 Jacques Follon
3 Notons tout de même que dans son Commentaire aux «Opuscula sacra» de Boèce
(édité par E.K. Rand dans L. Traube, Quellen und Untersuchungen zur lateinischen
Philologie des Mittelalters, vol. I, 2e partie, 1906, pp. 77-78), Jean Scot Érigène observe,
à propos de la phrase «Fitque in eo gemina natura geminaque substantia, quoniam homo-
deus unaque persona, quoniam idem homo atque deus», que «substantia hoc loco
secundum Latinos pro natura ponitur», tandis qu'à propos de la phrase «nunc
quaerendum est quomodo fieri potuerit ut duae naturae in unam substantiam
miscerentur», il remarque au contraire que «substantiam hoc loco secundum Graecos pro
persona ponit. Licenter enim vel secundum Latinos substantiam pro natura ponit vel
secundum Graecos pro persona». Preuve, s'il en est, que les commentateurs médiévaux
étaient souvent plus attentifs aux textes qu'ils commentaient que ne le sont les
modernes... Mme Merle, pour sa part, ne craint pas d'affirmer, dans la note 23 de la page
61 de sa traduction, que, dans toutes ces pages du Contra Eutychen où il est question des
termes essentia, substantia, etc., «compte tenu de la difficulté propre à ces termes et à
leur traduction, Boèce est remarquablement clair (sic)»!
Pérennité de Boèce, philosophe et théologien 199
ipso facto ce qui est blanc; car là aussi il y a un rapport entre deux
termes, dont l'un (la chose blanche) dépend de l'autre (la blancheur), et
l'on dit aussi bien «la blancheur de ce qui est blanc» que «le maître de
l'esclave». Certes, répond en quelque sorte Boèce, dans les deux cas la
suppression d'un terme entraîne celle de l'autre. Mais il y a quand même
une différence importante. En effet, la blancheur est un accident inhérent
à ce qui est blanc, et à ce titre c'est une qualité intrinsèque qui affecte la
substance même de l'objet auquel elle est attribuée; c'est une qualité qui
altère ou modifie l'être de la chose qu'elle qualifie, c'est-à-dire comme
le dit Jean Scot Érigène, «une qualité qui, étant l'accident d'un corps le
rend blanc, mais qui, une fois enlevée, fait qu'il n'y a plus de chose
blanche»5. Et c'est bien pourquoi Boèce parle précisément à ce propos
d'attribution secundum se ou substantielle. En revanche, dans le rapport
maître-esclave, si on supprime l'esclave, ce qui en résulte est seulement
la suppression du nom {vocabulum) qui a été attribué à l'individu appelé
«maître» et qui n'exprimait qu'un certain rapport de domination-
soumission entre lui et l'esclave, rapport qui n'était évidemment pas
pour le maître une propriété inhérente à sa personne, une qualité
intrinsèque, mais seulement une détermination extrinsèque, ne l'affectant
nullement dans sa substance. Comme le dit encore Scot Érigène, dans ce
cas «c'est seulement le mot qui périt, mais non la substance, parce que
la catégorie de relation ne se prédique pas de la substance, mais bien des
termes (yocabulis)». Car dans une relation ce sont les termes qui sont
dans un rapport de dépendance réciproque: «quand le nom de l'un
disparaît, disparaît aussi le nom de l'autre; par exemple, on ne parle pas
d'un maître s'il n'y a pas un esclave qu'il domine, ni, réciproquement,
d'un esclave, s'il n'y a pas un maître. Mais blancheur et chose blanche
ne sont pas de tels termes relatifs, parce que la blancheur appartient
substantiellement à ce qui est blanc, et quand on dit blancheur, on ne
comprend pas aussitôt chose blanche, car la blancheur peut être sans la
chose blanche»6. D'où la conclusion de Boèce:
Louvain-la-Neuve,
Université Catholique de Louvain,
Institut Supérieur de Philosophie. Jacques Follon.
7 D'une manière générale, ce devrait être une règle des traductions en langues
modernes de textes de philosophie ancienne et médiévale, que de proposer des notes
explicatives pour éclairer les passages difficiles, ainsi que l'a fait J. Tricot, par exemple,
pour ses traductions d'Aristote.