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France
Prix Balzan 2001 pour l'histoire et la critique littéraires du 16e siècle à nos
jours
Panorama des mes recherches
J’ai eu la chance d’avoir pu tarir ma jeune soif de lire dans une petite
bibliothèque choisie où se trouvaient les chefs-d’œuvre classiques de la
langue française, et d’avoir eu des professeurs de lycée qui les aimaient.
Adolescent dans une lointaine ville coloniale, j’ai eu à ma portée des
traductions anciennes de Shakespeare et de Cervantès, j’ai appris à rire
dans Molière, à admirer dans Corneille, à m’étonner dans Pascal. Ma
récompense de bachelier, ce fut en 1950 un premier voyage en Italie: je
l’avais souhaité comme aurait pu le faire un garçon de mon âge, trois cents
ans plus tôt, au temps où les Musées n’existaient pas encore. Dans la ville
toute neuve où j’avais grandi, il n’y en avait pas d’autres tableaux que leurs
photographies sépia dans les pages hors-texte du dictionnaire Larousse.
Rome, Florence, Venise, Bologne, Parme, leurs palais, leurs églises, leurs
musées, leurs rues incarnèrent les images et les figures que « la clarté des
lampes » avait fait entrer dans ma mémoire. Avec le grec, le latin et le
français, j’avais décidé que l’italien était le quatrième porche de l’esprit.
Que de solitude ! Que de naïveté ! Que d’anachronisme ! Je ne m’en suis
jamais guéri.
Le XVIIe siècle européen, ses penseurs, ses écrivains, ses artistes auront
été pour moi une patrie. Si je suis devenu historien des lettres et des arts, ce
fut pour devenir citoyen de cette patrie. Mon appétence initiale et
spontanée est devenue choix, vocation, comme cela se passe, j’imagine,
pour un anthropologue, un égyptologue, un japonologue. J’admirais cette
époque labourée par la guerre, la famine, la peste (en ce sens et à un
moindre degré de brutalité, comparable à nos propres siècles) pour avoir
été le grand siècle de l’ironie. Ancré dans les ressources spirituelles de la
mémoire antique et médiévale, il a trouvé le recul et le jugement
nécessaires pour s’élever au-dessus de son propre chaos, transformant
l’expérience du mal en exercice de mesure. Son suprême chef- d’œuvre,
longuement préparé dans les coulisses de la guerre par la négociation et le
commerce des lettres et des arts, ce fut en 1648 le traité de Westphalie, qui
jusqu’en 1792 a posé la règle du jeu entre les États européens, offrant un
cadre durable à une hégémonie française qui s’est montrée, tout compte
fait, et en comparaison des volontés de puissance illimitées apparues
depuis, plus modérée qu’impérieuse.
Puisqu’il faut régler son horloge intime sur une heure, j’ai préféré celle du
XVIIe siècle à celle de ma propre époque, qui exigeait de tous côtés des
adhésions jalouses dont je me défiais et que j’ai toujours refusées. À partir
de ce port, j’étais libre de voyager vers cette Antiquité que le XVIIe siècle
ne tenait pas pour une « archive », mais pour « mère et maîtresse » de vie,
et d’étudier les progrès ultérieurs d’une modernité que ce siècle inventa,
mais dont il s’est gardé lui-même. Mon XVIIe siècle était en équilibre, à la
croisée des chemins.
Tout cela n’était pas seulement naïf, mais intuitif et vague. Il me fallait
apprendre à travailler. Il me fallait des entraîneurs. Quels étaient les
meilleurs maîtres qui, dans les années 1950-1960, s’imposaient en France
dans les hautes études du XVIIe siècle ? René Pintard accepta de diriger
ma thèse de doctorat d’État, Il était alors le maître incontesté de l’ «
histoire des idées ». Dans un grand et beau livre « Le libertinage érudit »,
publié en 1943, il avait méticuleusement établi que la « crise de la
conscience européenne » si brillamment analysée par son propre maître
Paul Hazard, remontait à la génération de Descartes, de Gassendi, de
Hobbes, bien au-delà de la fin du règne de Louis XIV où Hazard l’avait
située. Voltaire avait raison, qui écrivait: « Nous avons eu des ancêtres au
XVIIe siècle ».
Fidèle à mon intention initiale: lire les pièces de Corneille dans leurs
propres termes, je n’ai rien négligé de ce qui pouvait me faire comprendre
ce qu’entendait Mme de Sévigné quand elle parlait à sa fille de ces «
tirades qui font frissonner ». J’ai lu la plupart des mémorialistes qui ont
écrit sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV (mes premières publications
ont été consacrées à deux d’entre eux, Henri de Campion et Mme de
Motteville): ils font entrer dans le vif d’une époque qu’émoussent les
reconstructions partielles ou les généralisations rétrospectives des
historiens. Je me suis parallèlement rendu maître de cette littérature néo-
latine, française et italienne, que la fascination des universitaires pour les
grands auteurs fait d’ordinaire négliger. Je dus constater à quel point, liée
étroitement aux débats religieux, politiques et moraux de l’époque, la
référence rhétorique, à peu près négligée par les analystes modernes, y
jouait un rôle déterminant, même et peut-être surtout lorsque les auteurs,
par scrupule religieux envers les luxes de la parole, par dédain
philosophique envers la sophistique ou par désinvolture aristocratique
envers le pédantisme scolaire, prétendaient s’en affranchir. Je refis mon
éducation.
Cette présence diffuse et insistante de la rhétorique antique, ravivée encore
à l’école par l’humanisme de la Renaissance, m’apparut alors d’autant plus
vivante qu’elle n’allait pas du tout de soi. La réalité monarchique des
régimes « modernes » rendait en effet impossible (ou déplacée et
dangereuse) l’éclat public de l’éloquence politique et judiciaire, et elle
l’obligeait à se circonscrire dans les exercices d’imitation scolaire; elle
encourageait par contraste l’omniprésence du genre « flatteur » et « fleuri »
de l’éloge. Or ni la « grandeur d’âme » aristocratique, ni l’indépendance
philosophique, ne pouvaient s’accommoder, autrement que par
convenance, des contraintes « serviles » et des « lieux communs »
conventionnels de flatterie, l’équivalent de notre « démagogie » dans les «
sociétés d’ordres » et de Cour. D’où cette recherche (inaugurée en France
par Montaigne) d’une « nouvelle rhétorique » qui échappe à la fois aux
genres délibératifs « républicains », aux genres « flatteurs » de Cour, à
l’éloquence sacrée, et qui ouvre à la liberté intime un style épigrammatique
de pensée et de dialogue, quasi crypté, pénétré d’ironie. Cette recherche
(qui se réclame tantôt de Tacite, tantôt d’Ovide) aboutit aussi bien à la
méthode de Descartes, aux éclairs discontinus de La Rochefoucauld et de
Pascal, qu’aux poétiques de la « pointe » et de « l’esprit ».
La revue française XVIIe siècle, que j’ai longtemps dirigée, me fit entrer
dans un milieu de recherches et de travaux portant sur tous les aspects de
l’histoire, de la pensée, des lettres et des arts du « Grand siècle ». Depuis
1968, ma collaboration régulière à la revue Contrepoint, dirigée par
Georges Liébert, puis à son héritière Commentaire, dirigée par Raymond
Aron, me fit sortir du cercle strictement érudit; je m’agrégeai au cercle le
plus brillant de la pensée libérale française, proche des disciples américains
de Léo Strauss, proche aussi en France de la gauche « tocquevillienne » de
François Furet. Ayant voulu par discipline et par goût me faire « Ancien »
pour comprendre les anciens, je me suis retourné, en profitant de la
conversation, de l’expérience et de la réflexion de ces modernes (mais en
garde contre les dérives de la modernité) vers les réalités contemporaines,
avec le « regard éloigné » de l’ironie. De ce retournement vers les affaires
de la Cité sont sortis l’essai-pamphlet L’État culturel, publié en 1989 et
quelques articles publiés à des moments choisis dans Le Monde ou Le
Figaro.
Il n’est donc pas superflu que j’évoque ici, au moins à grands traits, ce
programme de recherche que je voudrais faire aboutir, si le temps m’en est
laissé, et qui dérive tout naturellement des résultats que j’avais obtenus et
consignés dans l’Âge de l’éloquence.
La troisième, que l’on peut dater du début du XVIIIe siècle, coïncide avec
le passage de la République des Lettres du latin aux langues vernaculaires,
notamment au français, « latin des Modernes », ce qui à Paris, devenu la
capitale des modes européennes, élargit son public à tout un monde bariolé
d’ « amateurs » oisifs et curieux. Le journalisme et la « charlatanerie »
(néologisme caractéristique) s’insinuent dans les mœurs de la « République
» en même temps que décline le prestige des genres érudits et que croît
celui des genres mondains: le roman, la poésie éphémère, la « brochure »
d’actualité. La Querelle des Anciens et des Modernes, déclarée à Paris en
1688, surgit sur le terrain créé dans la capitale française à la fois par le
succès de la « nouvelle science » et par la « mondanisation » du savoir.
L’âpre ironie d’Érasme et de Montaigne devient la petite monnaie du
commerce des « bonnes compagnies » que nous appelons
rétrospectivement « salons ». La distinction que peut faire Pintard, pour la
période Louis XIII, entre « libertins érudits » et « libertins de mœurs »
s’efface. Les « philosophes » gouvernent l’esprit des gens du grand monde,
et l’Érasme français, Voltaire, exerce un empire universel sur l’opinion
dont Érasme hollandais n’aurait pas pu rêver.
Les dix dernières années de sa vie (il meurt en 1765, salué par une
épigramme vengeresse de Diderot), sans interrompre son action auprès des
artistes et du public, Caylus concentre toute son activité littéraire sur son
Recueil d’Antiquités, dont le dernier et septième volume sera publié après
sa mort. C’est à la fois le catalogue raisonné de sa propre collection
d’objets d’art antiques, grecs, étrusques, romains, égyptiens, commenté à
l’intention des artistes autant que des érudits, et un recueil de fouilles
archéologiques relevées à sa demande, en France, sur des sites gaulois ou
gallo-romains mis à jour par les travaux des ponts et chaussées. Plusieurs
membres de l’Académie des Inscriptions, dont l’abbé Barthélémy, et le
docte théatin italien Paciaudi, avec lequel Caylus entretint une active
correspondance, ont concouru à cet immense ouvrage, qui assura sur le
moment la gloire européenne de Caylus. Au début de sa carrière, ce
gentilhomme des Lumières avait connu chez Crozat l’abbé Du Bos. À bien
des égards, sa pensée et ses écrits, déterminants pour l’avènement du goût
néo-classique et néo-grec, sont débiteures de Du Bos, le Quintilien du parti
des Anciens, dans les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture
(1718) et du même Du Bos historien des fondations romaines du royaume
franc, dans l’Histoire des origines de la monarchie (1729). Un des derniers
gestes de Caylus sera de faire publier la traduction française du premier
essai de Winckelmann.
Le cas tardif du comte de Caylus suffirait à lui seul à établir les scellements
étroits qui lient, depuis le XVe siècle italien, la République des lettres, ses
antiquaires, ses archéologues, ses philologues, ses rhétoriciens attachés à
définir les degrés du docere et du delectare et les ateliers, puis les
académies d’artistes, dont l’invention, l’imitation et la poétique visuelle,
relayés au loin par la gravure et le collectionnisme, ont aussi besoin des
lettrés, et de mécènes lettrés pour le faire connaître. À bien des égards, un
grand seigneur indépendant tel que Caylus, mais s’appuyant sur les
Académies royales, et partisan des « Anciens » dans la longue « Querelle
des Anciens et des Modernes », s’est attaché, au service de l’art royal
français, sous Louis XV, à raviver un « ancien régime » des arts qu’avait
ébranlé le génie singulier de Watteau, privé de formation académique,
incapable des grands genres de l’art royal, mais dont la manière avait créé
une mode , avec le soutien de marchands et d’amateurs, auprès du public
privé parisien, puis européen.
Dans le recueil d’études que j’ai publié en 1996 sous le titre l’École du
silence, le sentiment des images au XVIIe siècle, dans la collection « Idées
et recherches » dirigée par Yves Bonnefoy, j’avais essayé dans plusieurs
directions de montrer comment l’Ut pictura poesis d’Horace avait été
élargi en un Ut pictura rhetorica à la fois dans l’art profane et dans l’art
religieux du Grand siècle. Les arts visuels ne relèvent pas exclusivement,
comme on a pu le croire, d’une sociologie historique et tout extérieure du
patronage et du collectionnisme: la conception et les intentions des artistes,
la réception qu’ils attendent et qu’ils reçoivent, s’enracinent plus
profondément dans une culture du Beau qu’ils partagent avec les lettrés, et
que son essence rhétorique, encore indemne de cette philosophie
spécialisée que Baumgarten nommera « esthétique » au siècle suivant,
rattache à la religion, à la morale, à la politique, aussi bien qu’à l’érudition
antiquaire et à l’art de mémoire.
Dans les Mellon Lectures que j’ai prononcées en mai 2000 à Washington
(en voie de publication), j’ai cru pouvoir montrer que la « Querelle des
Anciens et des Modernes » n’avait pas laissé indemne l’histoire des arts
français, mais qu’au contraire celle-ci s’éclairait un peu mieux si on la
percevait sur ce fonds commun qu’elle partage avec l’histoire littéraire. La
question d’un « art royal » et de son decorum propre, distinct de celui de
l’art d’Église, mais soucieux tout aussi bien de donner le ton aux arts de
délectation profanes et privés, est au cœur d’un débat propre à la France, et
qui oriente aux XVIIe et XVIIIe siècles le sort des arts et des lettres
français dans un sens polémique inconnu, au moins à ce degré, en Italie et
à plus forte raison en Espagne ou en Hollande. Cette responsabilité
politique assignée aux arts par la Cour et le refus de cette responsabilité par
les arts de la Ville, infléchit en profondeur les termes du débat hérité de la
Renaissance. En France, le « retour à l’antique », conçu par le comte de
Caylus dans un esprit conservateur et au service de la grandeur royale, a pu
être détourné par Diderot, puis par David, au service d’une émancipation «
républicaine » et d’une liberté « citoyenne ». Le débat quasi clandestin
dans la Rome de la Contre Réforme entre un art de peindre lié à la piété
personnelle, celui du Baroche et du Caravage, un art d’Église officiel, et un
art profane de délectation privée, celui par exemple de la galerie Farnèse
d’Annibal Carrache, ou encore, dans la Rome dite « baroque »,
l’oscillation feutrée entre un Poussin et un Bernin ou un Pietro da Cortona,
préfigurent la Querelle à grande échelle dont Paris est le théâtre de Le Brun
à Watteau, de Boucher à David.
Tels sont les trois principaux chapitres, reliés entre eux, de mon propre
champ de recherche. Plusieurs projets de publication et d’études confiés à
des collaborateurs et à des élèves s’y rattachent.