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JULIEN VÉRONÈSE

LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES


DE MAGIE «SALOMONIENNE» DE L’ANTIQUITÉ
AU MOYEN ÂGE
BILAN HISTORIOGRAPHIQUE, INCONNUES ET PISTES
DE RECHERCHE

C’est un fait mis en évidence depuis longtemps que les XIIe et


XIIIe siècles sont un moment charnière de l’histoire culturelle de
l’Occident avec, par le jeu des traductions de textes en majorité
arabes, un renouvellement et un approfondissement rapide des sa-
voirs d’expression latine. L’astronomie/astrologie est ainsi l’objet,
sur le plan théorique tout d’abord, puis bientôt pratique, d’une pro-
fonde transformation de son contenu1. Plus ou moins en lien avec la
science des étoiles, il faut également compter avec l’apparition de
techniques divinatoires (géomancie, chiromancie, spatulomancie,
etc. 2) qui enrichissent le fonds traditionnel des mantiques hérité du
monde gréco-romain. Le renouveau qui, au même moment, touche
la «magie» n’est pas moins spectaculaire. Une multitude de textes
jusque-là inconnus des latins fait progressivement son entrée en
Occident à partir des premières décennies du XIIe siècle. En té-
moigne par exemple vers 1230 l’évêque de Paris Guillaume d’Au-
vergne 3 ; mais la source indirecte la plus complète sur cette révolu-
tion documentaire est sans conteste le Speculum astronomie
(v. 1260), texte anonyme longtemps attribué à Albert le Grand dont

1
Pour un point de vue synthétique, cf. J.-P. Boudet, Entre science et nigro-
mance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle),
Paris, 2006.
2
T. Charmasson, Recherches sur une technique divinatoire : la géomancie
dans l’Occident médiéval, Genève-Paris, 1980; C. Burnett, The earliest chiromancy
in the West, dans Journal of Warburg and Courtauld Institutes, 50, 1987, p. 189-
195, réimpr. dans C. Burnett, Magic and divination in the Middle Ages. Texts and
techniques in the islamic and christian worlds, Aldershot, 1996, no X.
3
D. Pingree, Learned magic in the time of Frederick II, dans Micrologus, 2,
1994, Federico II e le scienze della natura, p. 39-56, notamment p. 41.

.
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l’onzième chapitre recense un peu plus d’une vingtaine de textes


proscrits en terre chrétienne 4.
Au sein de ce vaste corpus, le magister opère une distinction que
les historiens actuels tendent à perpétuer, en partie d’ailleurs par
commodité. Elle repose sur le type d’«images» que sont supposés
contenir ces ouvrages, le but de l’auteur du Speculum astronomie
étant de sauver de la censure théologique une catégorie de talismans
opérant par la seule vertu des astres 5. D’un côté, il répertorie les tex-
tes qui contiennent des images «abominables» et sont attribués à
Hermès 6, Toz le Grec 7, Balenuz (i.e. Ps.-Apollonius de Tyane) ou
Germath le Babylonien; de l’autre, ceux qui sont infestés d’images
«détestables», dont l’autorité principale est le roi sage par excel-
lence, Salomon.
Les premiers sont pour la plupart de provenance arabe. Dans la
lignée des travaux de David Pingree 8, on s’accorde aujourd’hui à re-
connaître que la majorité de ces textes pratiques sur les talismans
dérivent de la tradition astrolâtrique des Sabéens de Harrân (en Mé-
sopotamie du Nord), qui se serait développée à partir du IXe siècle
sur des bases plus anciennes 9. Cette secte païenne intégrée au
monde islamique pratiquait, si l’on en croit quelques témoignages,
un culte donnant aux anges planétaires un rôle de premier plan, fon-
dé sur des rites mêlant impératifs astrologiques stricts, invocations,
fumigations, fabrication d’anneaux montés de pierres et élaboration
d’«images» des planètes10.

4
P. Zambelli, The Speculum astronomiae and its enigma. Astrology, theology
and science in Albertus Magnus and his contemporaries, Dordrecht-Boston-
Londres, 1992, p. 240-242.
5
N. Weill-Parot, Les «images astrologiques» au Moyen Âge et à la Renais-
sance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle), Paris,
2002, p. 27-90.
6
Hermès se voit attribuer plusieurs textes, parmi lesquels un Liber prestigio-
rum, un Liber Lune, un De quatuor imaginibus, un Liber imaginum Mercurii, un
Liber Veneris, un Liber Solis et un De septem anulis septem planetarum. Pour des
identifications précises des textes hermétiques (dont ceux non mentionnés par
l’auteur du Speculum astronomie) et un répertoire des manuscrits retrouvés, cf.
P. Lucentini et V. Perrone Compagni, I testi e i codici di Ermete nel Medioevo, Flo-
rence, 2001.
7
Toz, l’un des disciples d’Hermès dans le Corpus hermeticum grec, se voit
attribuer un De stationibus ad cultum Veneris, un De quatuor speculis, et De ima-
ginibus Veneris.
8
D. Pingree, The diffusion of arabical magical texts in Western Europe, dans
La diffusione delle scienze islamiche nel Medioevo europeo, Rome, 1987, p. 57-102.
9
Voir l’article Sabéens rédigé par N. Weill-Parot dans le Dictionnaire histo-
rique de la magie et des sciences occultes, ss. dir. J.-M. Sallmann, Paris, 2006,
p. 638-639.
10
H. Corbin, Temple et contemplation (Essais sur l’islam iranien), Paris, 1980,
p. 143-170; Z. Vesel, Réminiscences de la magie astrale dans les Haft Peykar de Ne-

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LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 195

Les modalités de transmission de ces textes de magie astrale


restent dans l’ensemble mal connues. Les travaux que Charles Bur-
nett11 puis Vittoria Perrone Compagni12 ont consacré, au Liber presti-
giorum d’Hermès, cité en tête de liste dans le Speculum astronomie,
ont permis quelques avancées : le texte latin aurait pour antécédent
un texte arabe traduit par Adélard de Bath dans les années 1130.
Mais en dépit du lien étroit qu’il entretient avec le De imaginibus at-
tribué au savant d’origine harrânienne Thebit Benchorat (= Thâbit
ibn Qûrra, 836-901), l’un des textes sur les talismans les plus diffusés
(38 mss) après avoir été traduit en latin par Jean de Séville13, on ne
possède aucun original arabe de ce livre hermétique à la tradition
manuscrite latine à la fois ténue et tardive (3 mss)14. On est à cet
égard très loin de la situation qui prévaut pour le Picatrix, lui aussi
inspiré par le courant hermétique. Les traditions arabe et latine
(v. 1260) de cette compilation sont solidement attestées, ce qui ex-
plique la précocité des études sur un texte dont la diffusion en Oc-
cident est pourtant restée assez confidentielle jusqu’à l’époque mo-
derne15. On peut ainsi mesurer avec précision les écarts existant

zâmi, dans Studia Iranica, 23, 1994, p. 1-11; N. Weill-Parot, Les «images astrolo-
giques» au Moyen Âge... cit., p. 49-52. Cette voie «hermétique» harrânienne est à
distinguer, même si elle n’est pas sans rapports avec elle, de la tradition hermé-
tique du monde grec hellénistique (élaborée entre la fin du Ier et la fin du
IIIe siècle), dont on ne peut prouver l’existence en tant que collection avant l’é-
poque du byzantin Michel Psellos (XIe s.). L’un de ses fleurons, le Discours par-
fait, a été conservé intact dans une traduction-adaptation latine du IVe siècle qui,
sous le nom d’Asclepius, a été condamnée comme idolâtre par saint Augustin (De
civitate Dei, VIII, 23 et 26); cet ouvrage a toutefois connu une belle fortune au
Moyen Âge central, puisqu’il est conservé, parfois sous l’autorité d’Apulée, dans
une centaine de manuscrits latins à partir du XIIe siècle. Cf. G. Fowden, Hermès
l’Égyptien, Paris, 2000, p. 24 et 289; Asclepius, éd. A. D. Nock, trad. A.-J. Festu-
gière, dans Corpus hermeticum, Traités XIII-XVIII, Paris, 1960, II, p. 257-401;
trad. B. P. Copenhaver, dans Hermetica. The greek corpus hermeticum and the la-
tin Asclepius, Cambridge, 1992, p. 67-92. À cet hermétisme philosophique se rat-
tache toute une nébuleuse de textes grecs d’astrologie et de magie étudiés par le
père Festugière. Cf. A.-J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, I, L’astro-
logie et les sciences occultes, Paris, 1944.
11
C. Burnett, «Magister Iohannes Hispalensis et Limiensis» and Qustâ ibn Lû-
qâ’s De differentia spiritus et animae : a portuguese contribution to the arts curri-
culum?, dans Revista mediaevalia, textos e estudos, 7-8, 1995, p. 221-267.
12
V. Perrone Compagni, Studiosus incantationibus. Adelardo di Bath, Ermete
e Thabit, dans Giornale critico della filosofia italiana, 82, 2001, p. 36-61.
13
N. Weill-Parot, Les «images astrologiques» au Moyen Âge... cit., p. 63-89;
De imaginibus, éd. F. J. Carmody, dans The astronomical works of Thâbit ibn Qur-
ra, Berkeley-Los Angeles, 1960, p. 179-197.
14
Le manuscrit de la bibliothèque municipale de Lyon 328 (261), peut-être
du XIVe siècle, mentionne Adélard de Bath.
15
Ghāyat al-hakı̄m, éd. H. Ritter, dans Studien der Bibliothek Warburg, 12,
Leipzig-Berlin, 1933; trad. all. H. Ritter et P. Plessner, Picatrix. Das Zeil des Wei-

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196 JULIEN VÉRONÈSE

entre l’une et l’autre16, même si les premiers maillons latins de la


chaîne manuscrite ont disparu17.
Le cas du Liber septem planetarum ex scientia Abel, non mention-
né dans le Speculum astronomie, est comparable à celui du Liber
prestigiorum. Les derniers travaux en date sur ce texte originelle-
ment révélé à Abel avant d’avoir été gravé sur une stèle par Hermès
Trismégiste attribuent une première traduction à Adélard de Bath,
puis une seconde à Robert de Chester (après 1144); mais aucune ver-
sion arabe n’a été retrouvée et du côté latin on doit se contenter de
versions fragmentaires dont on discute l’appartenance à l’une ou
l’autre traduction18. Quant au Liber imaginum Lune attribué à Bele-
nus19, il a été probablement traduit en latin dans les premières dé-
cennies du XIIIe siècle à deux reprises [a) 9 mss; b) 5 mss], alors
qu’une troisième recension a été identifiée dans la version du Liber
introductorius de Michel Scot interpolée vers 1287 par l’astrologue et
géomancien Barthélemy de Parme 20.
Nos connaissances sont plus limitées encore en ce qui concerne
les autres opera hermétiques, pour lesquelles on ne saurait faire ici
un compte-rendu exhaustif. La mise en évidence de continuités pré-
cises entre héritage arabe et tradition latine reste difficile et spécula-
tive, car l’état de la chaîne de transmission apparaît dans tous les cas
très dégradé. D’un côté, les archétypes n’ont pu être identifiés, inter-

sen von Pseudo-Magrîtî, Londres, 1962; D. Pingree, Picatrix : the latin version of
the Ghâyat al-Hakim, Londres, 1986.
16
D. Pingree, Picatrix... cit., p. 29-30; Picatrix. Un traité de magie médiéval,
trad. B. Bakhouche, F. Fauquier et B. Pérez-Jean, Turnhout, 2003, p. 27-31. On
recense quatre interpolations majeures dans la version latine (dont une concerne
le sceau de Salomon). Il faut aussi prendre en compte le remaniement du texte lié
à la recherche d’un ordre plus systématique, de très nombreuses omissions et des
translittérations parfois difficilement reconnaissables de termes techniques
arabes.
17
À cela s’ajoute un fort émiettement de la tradition manuscrite. Cf. D. Pin-
gree, Picatrix... cit., p. xvi-xxiii, opérant une division en 6 classes parmi les dix-
sept manuscrits retrouvés, très tardifs (XVIe siècle pour les plus anciens).
18
P. Lucentini, V. Perrone Compagni, I testi e i codici... cit., p. 66-68 : aucun
des quatre manuscrits du XVe et du XVIe siècle qui nous transmettent le texte ne
contient in extenso les sept livres qui le composent (un par planète).
19
N. Weill-Parot, Les «images astrologiques» au Moyen Âge... cit., p. 42-43 : il
s’agit de fabriquer une image par mansions lunaires (28), avec lecture de noms
d’anges et fumigations.
20
P. Lucentini, V. Perrone Compagni, I testi e i codici... cit., p. 70-73; édition
de la version présente dans le Liber introductorius (Munich, Clm 10268, v. 1340,
Padoue, fol. 112v-113v) par P. Lucentini, L’ermetismo magico nel secolo XIII, dans
M. Folkerts et R. Lorch (éd.), Sic itur ad astra. Studien zur mittelalterlichen, ins-
besondere arabischen, Wissenschaftsgeschichte. Festschrift für Paul Kunitzsch zum
70. Geburtstag, Wiesbaden, 2000, p. 444-450.

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LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 197

disant ainsi toute avancée significative sur l’origine et les formes an-
térieures de ces différents opuscules comme, plus largement, sur
l’histoire de la tradition hermétique harrânienne, si tant est que l’on
puisse appréhender celle-ci comme un tout au vu des quelques in-
dices dont on dispose sur la chronologie des traductions 21. De
l’autre, ce qui reste de la tradition manuscrite latine est tardif par
rapport à la date d’introduction supposée de ses diverses compo-
santes. On peut renvoyer sur ce point au récent travail de recense-
ment des manuscrits et d’identification des textes opéré sous la di-
rection de Paolo Lucentini et de Vittoria Perrone Compagni 22, préa-
lable indispensable aux travaux éditoriaux 23. Les textes, souvent très
brefs, se sont transmis, avec des situations qui varient au cas par
cas, dans des rédactions diverses, et/ou sous des dénominations dis-
parates qui ne facilitent pas le travail d’identification; ils circulent
aussi dans des manuscrits à la structure hétérogène, qui mélangent
magie astrale, magie rituelle et textes d’autre nature dans des pro-
portions variables et sans ordre préétabli 24. L’usage du mot «collec-
tion», au sens d’ensemble de textes circulant de manière organisée
et cohérente paraît donc impropre pour rendre compte de leur cir-
culation dans le monde latin, même si une compilation tardive
comme le manuscrit de Florence II.iii.214 (XVe s.), dans laquelle Da-
vid Pingree a vu la matrice des condamnations de l’auteur du Spe-
culum astronomie 25, montre que des regroupements ont pu s’opérer
dans un second temps. Enfin, la voie de transmission arabo-latine
n’a, semble-t-il, pas été exclusive. L’incipit de l’unique version que
l’on a retrouvée du De stationibus ad cultum Veneris attribué à Toz le

21
Au vu de l’éclatement et de la dispersion de la tradition latine, on peut s’in-
terroger sur l’existence d’un corpus hermétique transmis de manière stable et co-
hérente au sein même du monde arabe, sous la forme de véritables collections.
22
P. Lucentini, V. Perrone Compagni, I testi e i codici... cit.
23
Le volume V de la série Hermes Latinus (CCCM 145) est en préparation
sous la direction de V. Perrone Compagni.
24
P. Lucentini, L’ermetismo magico nel secolo XIII... cit., p. 412; F. Klaassen,
qui a réalisé des analyses quantitatives à partir des fonds manuscrits européens,
montre que les textes «abominables» condamnés par le Magister Speculi ont cir-
culé majoritairement dans des recueils de naturalia où se trouvaient des textes
défendant l’existence d’«images» naturelles tels que le De radiis stellarum d’al-
Kindi et le Speculum astronomiae. Ils étaient donc souvent considérés par les
scribes, même si c’est en grande partie à tort, comme des «extensions de la philo-
sophie naturelle». Cf. F. Klaassen, Religion, science, and the transformations of
magic : manuscripts of magic 1300-1600, PhD Diss., Université de Toronto, 1999,
p. 56-62; Id, Medieval ritual magic in the Renaissance, dans Aries, 3-2, 2003,
p. 166-199.
25
D. Pingree, Learned magic... cit., p. 43. Ceci reste très hypothétique, dans
la mesure où il n’y a pas de correspondance exacte entre ce qui est rapporté par
l’un et par l’autre.

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Grec affirme en effet que ce texte a été traduit de l’hébreu en latin


par un certain Jean d’Espagne (i.e. Jean de Séville) 26.

Après ce bref bilan concernant la magie hermétique, venons-en


maintenant à l’autre pôle de la typologie élaborée par l’auteur du
Speculum astronomie, constitué des textes «détestables», la plupart
du temps attribués à Salomon. Ces opuscules proposent un type de
magie qui repose sur des ressorts assez différents des précédents :
les présupposés astrologiques sont en général moins prégnants, l’ob-
jectif n’étant pas au premier chef de capter l’influence des astres ou
de susciter la sympathie d’entités stellaires à l’aide de quelque objet
naturellement bien configuré. Leur efficacité est avant tout fondée
sur la contrainte des esprits ou sur l’intérêt que l’on arrive à susciter
chez eux par le biais d’une «liturgie» souvent aussi exigeante que
complexe. C’est justement parce qu’ils font moins concurrence aux
«images astrologiques» naturelles que veut promouvoir l’auteur du
Speculum astronomie que ce dernier les considère comme moins
dangereux que les textes hermétiques, quand la tradition théolo-
gique y voit au contraire la quintessence d’une démonolâtrie sub-
versive.
La question de l’origine de ces textes de «magie rituelle» et des
modalités de leur transmission à l’Occident latin est loin d’être
éclaircie. C’est pourtant sur ce point que je voudrais tenter d’appor-
ter quelques éléments, en faisant d’une certaine manière le bilan des
recherches entreprises (aussi bien sur la magie rituelle tardo-anti-
que que médiévale), en évoquant un certain nombre des difficultés
auxquelles se heurtent les spécialistes et en soumettant le cas
échéant quelques pistes de recherche qui restent pour l’heure très
largement à étayer. Quelques questions me guideront : quels sont les
textes salomoniens qui circulent, et sous quelle forme, en Occident
aux XIIe et XIIIe siècles? Que sait-on des traditions antérieures et
des façons dont elles se sont transmises dans leur milieu privilégié?
De quelles façons ces dernières ont-elles pu influencer et nourrir la
tradition latine? Le redoutable problème de la continuité entre cor-
pus antique et corpus médiéval de textes attribués à Salomon est
ainsi posé, sans que l’on prétende y apporter de réponse définitive.

26
P. Lucentini, L’ermetismo magico nel secolo XIII... cit., p. 412, note 12;
P. Lucentini, V. Perrone Compagni, I testi e i codici... cit., p. 84-86. Il s’agit du
manuscrit du XIVe siècle Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, lat. XIV. 174
(4606), fol. 22v : In nomine Domini. Incipit commemoracio ystoriarum et mirabi-
lium operis Veneris a Toz Greco inventa, a Iohanne vero Luliensi atque Yspalensi ex
hebrayco in latinum translata ita tractat. Dixit Toz Grecus, etc.

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LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 199

La magie salomonienne de langue latine aux XIIe-XVe siècles : état des


lieux d’un corpus hétérogène

Le Speculum astronomie reste, comme pour la magie des talis-


mans, un passage obligé pour dresser l’inventaire des nouveautés
dont bénéficie la culture magique occidentale à compter du
XIIe siècle. En matière de textes attribués de manière directe ou se-
condaire à Salomon, il mentionne : 1) Le De quatuor annulis, attri-
bué à quatre de ses disciples : Fortunatus, Eleazar, Macarus et Toz
Grecus; 2) Le De novem candariis; 3) Le De tribus figuris spirituum;
4) Le Liber Almandal; 5) Le De sigillis ad demoniacos; 6) Le Liber ins-
titutionis, qu’il n’attribue pas directement au roi hébreu, mais qui
correspond peut-être au septième et dernier livre d’un autre ouvrage
sous patronage salomonien, le Liber Raziel.
L’auteur du Speculum astronomie donne en prime l’incipit des
œuvres qu’il a consultées, ce qui est pour les historiens actuels un
élément d’identification essentiel, bien que souvent insuffisant au vu
de la fragilité des traditions manuscrites et des transformations su-
bies par la plupart de ces textes au cours de leur longue histoire.
Toutefois, force est de constater que la liste qu’il dresse n’est pas
exhaustive, pour des raisons diverses qui peuvent tenir aussi bien à
la chronologie supposée de l’apparition des différentes œuvres
qu’aux objectifs spécifiques qui sont les siens dans le Speculum as-
tronomie. Manquent en effet à l’appel plusieurs autres ouvrages dont
la paternité salomonienne est autoproclamée, dont les plus impor-
tants sont l’Ars notoria, la Clavicula Salomonis et le De officiis spiri-
tuum. Ces lacunes sont en elles-mêmes un indice que les textes attri-
bués au roi hébreu ne circulaient pas en plein XIIIe siècle sous la
forme d’un corpus définitivement constitué; on est donc d’emblée,
avant même toute analyse de contenu, amené à douter de son unité,
pour ne pas dire de son existence.
Comme dans le cas de la magie hermétique, un certain nombre de
manuscrits ont été récemment exhumés des fonds de bibliothèques;
ils permettent d’avoir aujourd’hui une plus claire connaissance des
textes inventoriés dans le Speculum astronomie comme de ceux qui ne
le sont pas. Cependant, d’importantes limites subsistent, dues pour
l’essentiel à un état de conservation général très mauvais 27. La plupart
de ces textes ne nous sont connus en effet (lorsqu’ils le sont) que par

27
Ceci est pour partie la conséquence de l’attitude de plus en plus répressive
de l’Église à partir de la fin du XIIIe siècle. J.-P. Boudet, Entre science et nigro-
mance... cit., ch. V, met en évidence l’importance d’une condamnation doctrinale
parisienne datée des alentours de 1290, qui précède le tour de vis opéré sous le
pontificat de Jean XXII à l’égard des livres de magie.

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200 JULIEN VÉRONÈSE

un nombre restreint de codices dont la datation n’est la plupart du


temps pas antérieure au XVe siècle. On est donc contraint de travailler
sur une matière qui a pu être l’objet d’importantes transformations
depuis son apparition sur la scène occidentale.
Cette mise au point est nécessaire, car en général l’idée prévaut
(en particulier chez les historiens de l’antiquité) que la magie, sans
être un invariant anthropologique, est fondamentalement conserva-
trice et qu’en conséquence les traditions écrites se transmettent sans
grands bouleversements 28. Sans être totalement faux, ce postulat
sert avant tout à justifier des opérations – indispensables du reste –
de reconstruction de textes anciens à l’aide de témoins très tardifs;
sa validité, mise à l’épreuve de cas concrets, doit être nuancée, en
particulier pour ce qui concerne l’Occident médiéval, où le multi-
linguisme (latin, grec, hébreu, arabe) n’était guère de rigueur. Dans
bien des cas, les branches de la tradition salomonienne latine
semblent avoir été d’une grande volatilité, l’attribution pseudépi-
graphique, consécutive à une révélation divine ou angélique, ayant
moins été un facteur de stabilité que de réécriture. On le constate
par exemple dans le cas de l’Ars notoria (mais aussi de l’Almandal),
soit que l’on ait entrepris d’étoffer les rituels en vigueur, soit que l’on
se soit au contraire évertué à les simplifier, soit encore que l’on ait
versé dans une surenchère onomastique d’autant plus incontrôlée et
incontrôlable qu’elle n’était sous-tendue par aucune véritable moti-
vation linguistique 29. D’un manuscrit l’autre, les leçons divergent à
un point tel que la reconstruction d’un texte-type apparaît illusoire,
alors même que les manuscrits les plus anciens (v. 1225) sont rela-
tivement proches du «point zéro», situé vers 1180 30. En toute lo-
gique, la situation ne peut guère s’améliorer quand l’écart entre pre-
miers témoins manuscrits et date approximative d’introduction at-
teint un à plusieurs siècles, comme c’est le cas pour les autres textes
salomoniens. Faire de recensions tardives des versions représenta-
tives de ces textes au nom d’un prétendu conservatisme paraît donc
très hasardeux sur le plan méthodologique. Le seul élément qui peut
plaider pour une préservation relative des formes premières est le
caractère très organisé des ouvrages les plus volumineux (par

28
La vertu opératoire attachée à certains de leurs composants (noms divins,
angéliques ou démoniaques, onomata barbara, signes ou caractères, etc.) dépend
en théorie de la conservation de leur forme originelle ou révélée.
29
J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne. Étude d’une
tradition de magie théurgique (XIIe-XVIIe siècle), thèse de l’Université Paris X –
Nanterre, 2004, t. I, 1ère partie consacrée à l’histoire de la tradition manuscrite.
30
J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge; Id., L’Ars notoria au Moyen Âge.
Introduction et édition critique, Florence, 2007 (Micrologus’ Library : Salomon La-
tinus I). Ce dernier volume est bâti pour l’essentiel à partir du t. II de la thèse ci-
tée supra.

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LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 201

exemple le Liber Raziel et surtout la Clavicula Salomonis); mais


toutes les textes salomoniens sont loin d’être concernés, en parti-
culier ceux dont l’arrivée en Occident est précoce.

Dans quel état de conservation ces textes se trouvent-ils à l’heure


actuelle?
1) Le De quatuor annulis, qui commence selon l’auteur du Spe-
culum astronomie par De arte eutonica et ydaica et était connu de
Guillaume d’Auvergne et Michel Scot sous le nom d’Ydea Salomonis,
est recensé dans quatre manuscrits médiévaux, qui en donnent des
versions fort différentes. La première se trouve au Vatican, dans le
manuscrit Pal. lat. 1196 (fol. 1v-2r, début XIVe s.) 31; la seconde dans
le manuscrit de Florence II.iii.214 (fol. 26v-29, XVe s.) aux côtés de
nombreux textes hermétiques traduits de l’arabe; la troisième dans
le manuscrit de la Bibliotheque Laurentienne de Florence Plut. 89
sup. 38 (daté de 1494, fol. 211-224v), là encore dans une compilation
intégrant quelques textes hermétiques; la dernière dans le manuscrit
114 de la Biblioteca Philosophica Hermetica d’Amsterdam (p. 39-72),
qui propose la compilation médiévale d’ouvrages salomoniens la
plus aboutie qui nous soit parvenue, peut-être élaborée dans le sud
de l’Allemagne à la fin du XVe siècle 32.
2) Le De novem candariis mentionné dans le Speculum astrono-
mie pâtit d’une tradition plus que fragile, puisque Lynn Thorndike
n’en a identifié qu’un exemplaire dans un manuscrit anglais du
XVIIe siècle 33, qui de plus, ne donne pas l’incipit rapporté par le Spe-
culum astronomie. Les candarie sont des signes dont l’usage est pres-
crit dans d’autres textes de nigromantie, dont la version florentine
du De quatuor annulis 34.
3) Le De tribus figuris spirituum n’est connu pour l’heure que

31
Ms Vat. Pal. lat. 1196, fol. 1v-2r : In nomine pii et misericordis. Incipit liber
Fortunati, Eleazarii Torquatii (sic) qui philosophorum peritissimi et sapientissimi
Salomonis discipuli [...]. Incipit de quatuor anulorum Salomonis compositione
tractatus ultimus. Quatuor igitur ad ydee sive eutonice consummacionem [...]. Fi-
nit tractatus de quatuor anulis Salomonis.
32
S. Gentile et C. Gilly, Marsilio Ficino e il ritorno di Ermete Trismegisto, Flo-
rence, 1999, p. 226-229. Le De quatuor annulis comprend ici 5 sections : a) De ydea
Salomonis p. 39-40; b) Tractatus discipulorum Salomonis Fortunati, Eleitzari, Na-
zarii vel H[ermetis] super eutenticam et ydeam p. 40-45; c) Liber Fortunati, Eleazari,
Nazari, Toz Graeci, philosophorum qui, peritissimi Salomonis discipuli, sub ipso
Salomone artem quam ydea vel eutentica seu epitologia dicitur, ediderunt p. 45-47;
d) De quatuor annulis p. 47-62; e) De arte ydea seu epitologia p. 63-72.
33
Londres, British Library, Sloane 3850, fol. 68-69v : Salomonis opus de no-
vem candariis celestibus. Cf. L. Thorndike, Traditional medieval tracts concerning
engraved astrological images, dans Mélanges Auguste Pelzer, Louvain, 1947, p. 217-
274, notamment p. 251.
34
Pour une typologie des signes magiques, cf. B. Grévin et J. Véronèse, Les

.
202 JULIEN VÉRONÈSE

grâce au manuscrit Sloane précédent 35, où il semble lié au De novem


candariis.
4) Le Liber Almandal bénéficie d’une tradition manuscrite plus
solide, mais celle-ci est protéiforme : une première version, en deux
sections, est conservée dans le manuscrit de Florence (fol. 74v-78v);
une autre a été retrouvée dans cinq manuscrits 36, sans compter deux
traductions (adaptations?) allemandes du XVe siècle 37.
5) Le De sigillis ad demoniacos mentionné dans le Speculum as-
tronomie est actuellement perdu.
6) Le Liber Raziel bénéficie d’une tradition manuscrite plus
conséquente : deux manuscrits médiévaux le conservent sous sa
forme complète 38, deux autres n’en rapportent que des parties
(notamment le sixième livre) 39 ; mais il faut aussi compter avec les
nombreuses versions latines ou traductions en langue vulgaire de
l’époque moderne, souvent incomplètes 40. Une dizaine d’annexes au
Liber Raziel, dont un traité sur le nom imprononçable de Dieu
(= Liber Semiphoras), n’apparaissent in extenso que dans le manus-
crit de Halle 41, alors qu’elles sont mentionnées dans le prologue gé-
néral de l’œuvre connu aussi par l’intermédiaire du ms Vat. Reg. lat.
1300, le témoin le plus ancien.
7) La Clavicula Salomonis, mentionnée en tête des ouvrages de
magie répertoriés en 1508 par l’abbé Trithème (Antipalus maleficio-

«caractères» magiques au Moyen Âge (XIIe-XIVe siècle), dans Bibliothèque de


l’École des Chartes, 162, 2004, p. 305-379.
35
Londres, British Library, Sloane 3850, fol. 69v-75.
36
Mss Florence, Bibl. Laur., Plut. 89 sup. 38, fol. 268 [383]-270 [385]; Vat.
lat. 3180, fol. 47v-51; Vienne, O.N.B., Hs. 3400, fol. 192-194v; Halle, U.L.S.A.,
14.B.36, fol. 239-243 et Amsterdam, B.P.H. 114, fol. 205-218v. Sur ce texte, outre
D. Pingree, Learned magic... cit., p. 48, voir R. A. Pack, «Almadel», Auctor Pseu-
donymus : De firmitate sex scientiarum, dans Archives d’histoire doctrinale et litté-
raire du Moyen Âge, 42, 1976, p. 147-181.
37
J. R. Veenstra, The holy Almandal. Angels and the intellectual aims of ma-
gic, dans J. N. Bremmer et J. R. Veenstra (éd.), The metamorphosis of magic from
late antiquity to the early modern period, Louvain-Paris-Dudley, 2002, p. 167-229,
notamment p. 193-194.
38
Mss Vat. Reg lat. 1300, XIVe s., fol. 1-202v, et Halle, Universitäts – und
Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fin XVe, fol. 1-130v.
39
Mss Amsterdam, B.P.H. 114, fol. 138-162v, et Paris, BNF, lat. 3666,
XIVe-XVe s.
40
Pour une liste des manuscrits, cf. S. Page, Uplifting souls and speaking
with spirits : the Liber de essentia spirituum and the Liber Razielis, dans C. Fan-
ger (éd.), Mystical technologies in Middle Ages and Renaissance, The Pennsylvania
State University Press, sous presse.
41
On trouve l’une d’entre elles dans le ms de Florence, Biblioteca Medicea
Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 232r-242v : Capitulum quod fecit Theyzelius
philosophus super Razielem in quo separavit nomina angellorum quatuor partium
mundi et posuit in eo suas proprietates. Cf. S. Gentile et C. Gilly, Marsilio Ficino e
il ritorno... cit., p. 108.

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 203

rum, I, 3), n’est connue à ce jour dans sa forme latine que par un
seul manuscrit médiéval, le ms. Amsterdam B.P.H. 114 déjà cité
(p. 74-137) 42 ; Jean-Patrice Boudet a également découvert une table
des chapitres du premier livre dans le manuscrit latin 7162 (XVe s.,
fol. 14) de la Bibliothèque Nationale de France 43. La plupart des ma-
nuscrits date donc de l’époque moderne; ils proposent aussi bien des
versions latines que des traductions (y compris en hébreu). Les inci-
pits divergent; mais les témoins dont le prologue commence par Re-
cordare, mi filii Roboam ou Recordare, filii carissimi et mentionne
Toz le Grec dans la translatio fictive sont les plus proches de la Clavi-
cula médiévale 44.
8) Le De officiis spirituum a été retrouvé récemment dans le ma-
nuscrit d’Amsterdam B.P.H. 114, p. 173-187 45, accompagné d’un
Liber consecrationum (p. 187-196v) 46. Cette découverte permet de
constater que le Livre des esperitz édité par Jean-Patrice Boudet en
2003 à partir du manuscrit de Cambridge, Trinity College, O.8.29
(mi-XVIe s., fol. 179-182v) s’inscrit dans cette tradition, tout comme
la Pseudomonarchia dæmonum de Jean Wier 47.
9) Des traités d’Ars notoria ont pour l’heure été retrouvés dans
54 manuscrits, dont plus de la moitié date des XIIIe-XVe siècles 48 ; j’ai
identifié plusieurs versions aux XIIIe et XIVe siècles, parmi les-
quelles ressort la version glosée bolonaise magnifiquement illustrée
du manuscrit latin 9336 de la Bibliothèque Nationale de France.

On peut donc faire état de situations très contrastées, d’où res-


sortent tout de même quelques traits généraux :
Sans entrer dans le détail, l’examen des différentes branches de
la tradition salomonienne (prise artificiellement comme un tout)
montre que les textes latins se sont souvent transmis dans une plura-
lité de formes, sans que l’on sache pour le moment s’il faut l’imputer
à l’emploi d’archétypes (hébreux, grecs ou arabes) différents, à la
réalisation de traductions différentes d’un même archétype ou à des

42
S. Gentile et C. Gilly, Marsilio Ficino e il ritorno... cit., p. 228.
43
J.-P. Boudet et J. Véronèse, Le secret dans la magie rituelle médiévale, dans
Il segreto, Florence, 2006 (Micrologus, 14), p. 101-150, notamment p. 148-149 pour
l’édition.
44
Ibid., p. 105-111.
45
S. Gentile et C. Gilly, Marsilio Ficino e il ritorno... cit., p. 226-229.
46
R. Kieckhefer, Forbidden rites. A necromancer’s manual of the fifteenth cen-
tury, Stroud, 1997, p. 256-276.
47
J.-P. Boudet, Les who’s who démonologiques de la Renaissance et leurs an-
cêtres médiévaux, dans Médiévales, 44, 2003, p. 117-140.
48
La liste des manuscrits est donnée dans J. Véronèse, L’Ars notoria au
Moyen Âge. Introduction...

.
204 JULIEN VÉRONÈSE

divergences progressive de forme à partir d’une unique traduction


latine.
Par ailleurs, ces textes circulent presque toujours dans des
compilations tardives, dont le contenu est très variable. Il est donc
difficile, à partir de simples constatations d’ordre codicologique, d’é-
laborer des hypothèses solides en ce qui concerne les canaux de
transmission de ces différents livres de magie, et, plus particulière-
ment, la façon dont ils voyageaient (seuls ou regroupés?) avant et au
moment de leur introduction dans le monde latin. Le seul cas qui se
détache est celui de l’Ars notoria, dont les témoins les plus anciens
restent isolés dans des codices spécifiques, ce qui laisse supposer
une existence indépendante dès l’origine (ce qui ne veut pas dire
pour autant qu’il s’agisse d’une traduction). Dans une moindre me-
sure, on peut citer le Liber Raziel, dont les circonstances d’arrivée en
Occident, relativement bien connues (cf. infra), l’isolent des textes
censurés par Guillaume d’Auvergne.
Je donnerai davantage de détails sur le contenu de certains de
ces livres salomoniens par la suite. Mais on peut d’ores et déjà insis-
ter sur un fait : à la diversité et à la faible cohérence apparente des
voies de transmission manuscrites dans le monde latin (mais il est
vrai que l’on ne perçoit qu’une situation très tardive, et donc peu si-
gnificative) répond l’absence de réelle unité de contenu au sein de ce
corpus pseudépigraphique partagé entre «nigromantie» et théur-
gie 49. Autrement dit, on ne peut conclure à l’existence d’un corpus
salomonien cohérent, transmis d’un seul bloc à l’Occident. On verra
que les informations dont on dispose sur les circonstances d’intro-
duction de certains de ces textes dans le monde latin le confirment.
Quant à la césure entre magie hermétique et magie salomonienne,
très pratique d’un point de vue didactique, force est de constater
qu’elle est elle-même problématique : Toz le Grec apparaît ainsi
dans le De quatuor annulis et la Clavicula Salomonis, quand Hermès
est une autorité de premier plan dans le Liber Raziel alphonsin.
Le matériau latin dont on dispose pour la période médiévale en
matière de magie salomonienne est donc marqué du sceau de la di-
versité. L’attribution de traités de magie à Salomon n’est toutefois
pas une spécificité de l’Occident; toute une tradition existe dans
l’Orient méditerranéen tardo-antique et médiéval, dont il faut main-
tenant dessiner les contours avant de faire le point sur les liens
qu’elle entretient (ou non) avec la tradition latine. L’existence
comme la possible reconstitution philologique d’un corpus ancien

49
On peut parler de théurgie dès lors que les entités spirituelles, en général
des anges, ne sont pas explicitement contraintes par le magicien.

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 205

(dont il ne faut pas pour autant surestimer la cohérence) sont d’ail-


leurs des éléments qui différencient tradition salomonienne et tradi-
tion hermétique harrânienne. C’est de fait une chance pour les histo-
riens, même si cela ne résout pas pour autant toutes les difficultés.

La tradition tardo-antique : textes et traditions manuscrites


Si on les replace dans leur contexte, les textes orientaux attri-
bués directement ou secondairement à Salomon dans l’antiquité et
au haut Moyen Âge présentent quelques spécificités qu’il faut men-
tionner avant d’en venir aux textes eux-mêmes.
À un niveau général, ils ont tout d’abord pour particularité de
posséder en commun un substrat culturel international au sein du-
quel l’influence juive, sans être toujours dominante, est perceptible.
Leur attribution à Salomon s’origine de fait dans une tradition fol-
klorique ancienne (attestée notamment en Palestine, qui présente le
sage roi comme un dompteur bienveillant d’esprits malins), qui, au
moment de leur rédaction, est largement diffusée dans le monde ju-
déo-chrétien ou chrétien 50.
À ce premier caractère commun s’ajoute un second, mis en évi-
dence par Philip Alexander dans un article récent 51 : ces textes
adoptent une forme qui ne trouve aucun équivalent dans l’Antiquité.
Ce spécialiste des pseudépigraphes dresse en effet une typologie des
sources qui individualise nettement les ouvrages pseudo-salomo-
niens :
a) d’un côté, il existe une magie pratique et quotidienne (celle
des amulettes ou pierres gravées, des vases couverts d’incantations
araméennes retrouvés en Iraq, des tablettes), bien connue grâce à
l’abondant matériel révélé par l’archéologie. L’un de ses buts princi-
paux était de garantir tout un chacun des attaques démoniaques gé-
nératrices de malheurs en tout genre.
b) de l’autre, un savoir magique transmis sur papyrus ou par-
chemin se subdivisant schématiquement en deux avec :
aa) d’une part, les textes-recettes (books of recipes), véritables

50
D. C. Duling, Testament of Solomon (first to third century A.D.). A new
translation and introduction, dans J. H. Charlesworth (éd.), The old testament
pseudepigrapha, I, Apocalypse literature and testaments, Londres, 1983, p. 945;
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king. From king to magus, development of a
tradition, Leyde-Boston-Cologne, 2002, p. 76-86; S. I. Johnston, The Testament of
Solomon from late Antiquity to the Renaissance, dans The metamorphosis of ma-
gic... cit., p. 35-49, notamment p. 39.
51
P. S. Alexander, Contextualizing the demonology of the Testament of Solo-
mon, dans Die Dämonen. Die Dämonologie der israelitisch-jüdischen und früh-
christlichen Literatur im Kontext ihrer Umwelt, A. Lange, H. Lichtenberger et
K. F. Diethard Römheld (éd.), Tübingen, 2003, p. 613-635.

.
206 JULIEN VÉRONÈSE

collections d’incantations que se transmettaient les magiciens; ils


entretiennent des liens avec les objets magiques précédemment évo-
qués, puisqu’ils avaient en partie vocation à être copiés sur un sup-
port matériel pour satisfaire le désir d’un client. Certaines parties
des Papyri magiques grecs (PGM) appartiennent à cette catégorie,
mais l’existence de recueils de recettes est également attestée dans le
monde juif.
bb) d’autre part, ce que P. Alexander appelle les «livres de théo-
logie magique» (books of magical theology), dans la mesure où,
comparés aux textes-recettes, ils inscrivent la pratique du magicien
dans un cadre cosmologique et théologique (en particulier en ma-
tière de démonologie 52) beaucoup plus consistant. Ce substrat philo-
sophico-religieux, fruit d’un fort syncrétisme, n’est en général guère
cohérent; mais sa présence est une aspérité à laquelle les historiens
peuvent s’accrocher pour échafauder des hypothèses (souvent
contradictoires) sur la date et le lieu d’élaboration de ces ouvrages,
en fonction de ce que l’on sait plus généralement des croyances de
telle ou telle communauté du monde méditerranéen oriental. Ces
textes ont aussi pour particularité d’ordonner ces différents élé-
ments dans le cadre d’une véritable narration. C’est dans cette der-
nière catégorie qu’il faut ranger les Testament de Salomon, Hygro-
mantia Salomonis et autres Sepher ha-Razim, au côté de quelques
autres qui n’ont pas Salomon pour autorité, comme l’Épée de Moïse 53
et certains passages des Papyri grecs.
La spécificité formelle de ces ouvrages marque une nette évolu-
tion de la materia magica de l’Antiquité; une rupture, qui, d’un certain
point de vue, trouve son équivalent dans l’Occident latin des XIIe et
XIIIe siècles : certains livres latins attribués à Salomon ont en effet
une structure narrative et par conséquent une densité qui ne trouvent
d’équivalents ni dans la magie latine du haut Moyen Âge 54, ni même
au sein de la tradition hermétique d’inspiration harrânienne. Cette
spécificité partagée pose une nouvelle fois la question de la relation
des uns aux autres. Mais venons-en maintenant aux textes eux-
mêmes, dont je ne peux faire ici qu’une présentation sommaire.

52
P. S. Alexander, Contextualizing... cit., p. 618.
53
I.e. Harba de Mosheh, traité sur le nom imprononçable de Dieu dont la
forme définitive est datée des VIIe-VIIIe siècles.
54
M.-T. d’Alverny, Récréations monastiques. Les couteaux à manche d’ivoire,
dans Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunel, Paris, 1955, p. 10-32, réimpr.
dans Pensée médiévale en Occident. Théologie, magie et autres textes des XIIe-XIIIe
siècles, Ch. Burnett (éd.), Aldershot, 1995 (Variorum), texte no XIII; Id., Survi-
vance de la magie antique, dans Antike und Orient im Mittelalter Miscellanea Me-
diaevalia, I, 1962, p. 154-178, réimpr. dans La transmission des textes philoso-
phiques et scientifiques au Moyen Âge, Ch. Burnett (éd.), Aldershot, 1994, texte
no I.

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 207

Le Testament de Salomon

L’ouvrage qui a le plus tôt suscité un intérêt académique est le


Testament de Salomon 55. Le roi hébreu, comme le titre le laisse sup-
poser, s’y exprime à la première personne et relate, s’il l’on suit l’édi-
tion moderne du texte, de quelle manière il a obtenu de l’archange
Michael un anneau lui permettant de convoquer sans risque les dé-
mons pour accélérer la construction du Temple (selon un thème an-
cien du folklore juif). L’histoire commence le jour où Salomon ap-
prend qu’un garçon travaillant sur le site est victime dès la nuit tom-
bée des attaques récurrentes d’un démon nommé Ornias, qui le
vampirise par le pouce de la main droite et l’empêche de la sorte de
grandir. Ému par la détresse du jeune homme, Salomon se rend au
Temple et, après avoir prié de longues heures, se voit céder une
bague montée d’une pierre précieuse sur laquelle est gravé un sceau
(le fameux pentalpha, étoile à cinq branches), dont l’archange pré-
cise qu’elle lui permettra d’emprisonner les démons féminins
comme masculins 56. Salomon cède tout d’abord la bague à la vic-
time, qui, au nom du roi, conjure l’esprit malin d’apparaître, le
marque à la poitrine avec le sceau (ce qui équivaut à le dompter)
puis l’amène devant le souverain, qui entreprend alors de l’interro-
ger. Forcé de révéler son nom, le démon avoue habiter le signe du
Verseau, être capable de prendre trois apparences (celle d’un
homme qui a un besoin maladif du corps des garçons efféminés,
mais qui souffre à leur contact, celle d’une créature ailée qui visite
les régions célestes et enfin celle d’un lion), et être un ancien ar-
change désormais sous la domination de l’archange Ouriel (ou
Uriel), lequel aide Salomon à maîtriser le récalcitrant. Ornias est
non seulement contraint de tailler les pierres nécessaires à l’édifica-
tion du Temple, mais aussi de tendre un piège à Beelzeboul, le
prince suprême des démons. Suit l’interrogatoire de Beelzeboul,
puis, selon un principe identique, celui de maints esprits mauvais,
parmi lesquels on peut citer Onoskelis, Asmodeus, Ephippas, Lix Te-
trax, Obyzouth (démon femelle), ou encore les 36 esprits des dé-
cans 57. Certains commandent des légions démoniaques; mais les dé-

55
Pour un bilan historiographique, cf. D. C. Duling, Testament of Solomon...
cit., p. 935-987; Id., The Testament of Solomon : retrospect and prospect, dans
Journal for the study of the pseudepigrapha, 2, 1988, p. 87-112.
56
La première mention d’une bague magique attachée à Salomon se trouve
au premier siècle ap. J.-C. chez Flavius Josèphe, Ant. Jud., VIII, 2, 5, ce qui a
nourri l’hypothèse que celui-ci connaissait le Testament. Or la datation de l’ou-
vrage est beaucoup plus tardive. Cf. infra.
57
Ruax, Barsafael, Artosael, Oropel, Kairoxanondalon, Sphendonael, Sphan-
dor, Belbel, Kourtael, Metathiax, Katanikotael, Saphthorael, Phobotel, Leroel,
Soubelti, Katrax, Ieropa, Modebel, Mardero, Rhyx Nathotho, Rhyx Alath, Rhyx

.
208 JULIEN VÉRONÈSE

veloppements sur leur ordre hiérarchique sont peu fournis. Par ail-
leurs, tous ont un archange qui les domine et permet le succès des
séances d’exorcisme. Au terme du texte, Salomon, séduit par une
femme idolâtre, narre sa propre chute et avoue écrire son traité de
démonologie pour le bien des générations futures.
Dans le Testament, le principe narratif domine à un point tel que
le texte perd toute dimension réellement pratique et technique. Le
propos est davantage de soutirer leur nom aux démons (préalable
indispensable à toute autre opération) que de décrire des rituels
d’invocation dont on n’aurait qu’à reproduire pas à pas les étapes.
Le Testament est connu à ce jour sous une forme plus ou moins
complète par le biais d’une quinzaine de manuscrits grecs au conte-
nu varié, dont certains ont été très tôt l’objet d’éditions 58, avant que
Charles McCown ne publie son travail de référence en 1922 59. Mais
problème de taille, aucun n’est antérieur au XVe siècle 60. Le Testa-
ment a donc longuement circulé dans le monde byzantin avant que
l’on en ait gardé une trace manuscrite, ce qui laisse supposer des
transformations de fond et de forme dont témoigne la multiplicité
des recensions identifiées par McCown (A, B et C). Aussi importante
soit-elle, la découverte en 1956 de fragments du Testament dans un
papyrus daté des Ve-VIe siècles 61 ne permet pas à elle seule de
contourner cette difficulté. Travailler sur un texte daté des premiers
siècles de l’ère chrétienne à partir de manuscrits médiévaux fragi-
lise, qu’on le veuille ou non, les hypothèses que l’on peut formuler
sur son origine. Les spécialistes se trouvent de fait dans une situa-
tion encore plus inconfortable que leurs confrères du domaine latin.
Conséquence ultime : sans nier son utilité ni sa valeur, il
convient de manier avec prudence l’édition du texte grec élaborée
par McCown, traduite dans les années 1980 en anglais par Dennis
Duling 62 ; en tout cas, il faut être conscient des limites de ce texte
éclectique dont l’ambition est de proposer le texte-type qui se cache

Audameoth, Rhyx Manthado, Rhyx Aktonme, Rhyx Anatreth, Rhyx Enautha,


Rhyx Axesbuth, Rhyx Hapax, Rhyx Anoster, Rhyx Physikoreth, Rhyx Aleureth,
Rhyx Ichthuon, Rhyx Achoneoth, Rhyx Autoth, Rhyx Phtheneoth, Rhyx Mianeth.
58
En particulier l’édition en 1837 par Ferdinand Fleck du ms. de Paris, An-
ciens fonds grecs, no 38 (ancien Colbert 4895) reproduite en 1864 dans la Patrolo-
gie grecque (vol. 122, col. 1315-1358) avec traduction latine, puis traduite en an-
glais par F.C. Conybeare en 1898.
59
C. C. McCown, The Testament of Solomon, Leipzig, 1922.
60
La liste se trouve dans D. C. Duling, The Testament of Solomon : retrospect
and prospect... cit., p. 88 et suiv. Les manuscrits sont datés du XVe au
XVIIIe siècle.
61
Pap. Vindobonensis G 330, proche de la recension B, édité en 1956 par
K. Preisendanz. Cf. D. C. Duling, The Testament of Solomon : retrospect and pros-
pect... cit., p. 91-96.
62
D. C.. Duling rappelle d’ailleurs les revirements d’opinion de

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 209

derrière les recensions A et B (en s’appuyant essentiellement sur


A) 63. Les derniers travaux en date appellent du reste à la réalisation
d’une nouvelle édition s’appuyant cette fois en priorité sur la recen-
sion B, meilleure pour ce qui concerne le début et la fin de l’ou-
vrage 64. Ajoutons que la question du choix de l’une ou l’autre des re-
censions les plus anciennes ne doit pas faire perdre de vue la recen-
sion médiévale dite C (XIIe-XIIIe s.?), qui présente des apports non
négligeables, notamment une liste d’une cinquantaine de démons
accompagnés de leurs «caractères» 65.
Au-delà même du Testament, dont la situation est presque en-
viable comparée à celle de l’Hygromantia ou du Sepher ha-Razim, les
choix éditoriaux s’avèrent cruciaux, car l’emploi privilégié de telle ou
telle leçon peut, sans que l’éditeur en ait conscience, obscurcir la
perception des liens pouvant potentiellement exister entre les anti-
ques traditions salomoniennes et les formes latines répertoriées pré-
cédemment. Comme le même problème se pose du côté latin (avec
un écart chronologique certes moindre entre date supposée de ré-
daction et premiers témoins manuscrits), on mesure la difficulté
qu’il peut y avoir in fine à faire des rapprochements précis et perti-
nents entre les unes et les autres. L’historien doit s’accomoder de
miroirs déformants pour tenter d’y voir clair.
Si Moïse Gaster, l’éditeur de l’Épée de Moïse, a un temps soute-
nu, en s’appuyant sur le manuscrit de Paris, que le Testament a été
traduit en grec à partir d’un archétype hébreu, tous les spécialistes
s’accordent aujourd’hui à reconnaître, dans la lignée de McCown,
que le texte a été originellement écrit dans une koïne similaire à celle
du Nouveau Testament. Sa date de rédaction est généralement
comprise entre le premier et le IIIe siècle après J.-C. et n’excède pas
le IVe siècle. Les travaux les plus récents concluent à l’œuvre d’un
chrétien hellénophone, qui aurait hérité, en grec, d’une tradition in-
ternationale à dominante juive 66. Le lieu de production du Testament

C. C. McCown dans le choix de la recension de base au gré des découvertes de


manuscrits.
63
D. C. Duling, The Testament of Solomon : retrospect and prospect... cit.,
p. 89.
64
Ibid., p. 101-102, qui cite les conclusions de Robert Daniel, The Testament
of Solomon XVIII 27-28, 33-40, dans Papyrus Erzherzog Rainer (P. Rainer Cent.)
Festschrift zum 100 Jährigen Bestehen der Papyrussammlung der Österreischichen
Nationalbibliothek, Vienne, 1983, p. 294-304.
65
C. C. McCown, The christian tradition as to the magical wisdom of Solo-
mon, dans The Journal of the Palestine Oriental Society, 2, 1922, p. 1-24, notam-
ment p. 18; P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 222.
66
Représentée peut-être par le manuscrit du Mont Athos (Dionysius 132,
XVIe s., fol. 367r-374v) version en partie dépouillée des éléments magiques et
donc considérée comme plus ancienne par McCown. Cf. D. C. Duling, The Testa-
ment of Solomon : retrospect and prospect... cit., p. 90.

.
210 JULIEN VÉRONÈSE

(Babylone, Asie Mineure, Égypte ou Syrie-Palestine) prête à dis-


cussion, mais la solution égyptienne semble à l’heure actuelle se dé-
gager, en raison de la mention des décans au chapitre 18.

La Lettre à Roboam ou Hygromantia Salomonis


Le second texte attribué à Salomon à prendre en considération
est la Lettre à Roboam, appelée aussi, bien qu’il ne s’agisse en rien
d’un traité sur la divination par l’eau, Hygromantia Salomonis. En
l’absence d’édition critique comparable à celle de McCown pour le
Testament, il convient d’abord d’évoquer la tradition manuscrite
avant de faire un bref compte-rendu du contenu.
L’Hygromantia Salomonis est aujourd’hui connue, sous des
formes souvent très incomplètes, par l’intermédiaire de quatorze
manuscrits dont la datation est comprise entre le XVe et le
XIXe siècle 67. On se trouve donc dans une configuration comparable
à celle vue précédemment. En dehors d’un manuscrit arabe dont le
lien avec l’Hygromantia reste à préciser, tous sont des manuscrits
grecs, qui contiennent parfois des ouvrages astrologiques, voire des
fragments du Testament; mais rien n’atteste véritablement que la dif-
fusion des deux textes salomoniens se soit faite par les mêmes ca-
naux dans le monde byzantin. Parmi les exemplaires qui proposent
les versions les plus complètes, il faut mentionner les manuscrits
Munich gr. 70 (XVe s., byzantin) 68, et Londres, British Library, Har-
ley 5596 (XVe s., peut-être de provenance italienne) 69. En dépit du
nombre de témoins, la tradition est très dégradée et d’une grande
instabilité (plus que ne l’est en comparaison celle du Testament), ce
qui rend pour l’heure difficile toute entreprise éditoriale ayant pour
ambition, à la manière de McCown, de reconstituer un archétype 70.
On en est donc réduit aux comparaisons synoptiques des meilleures
versions pour esquisser la forme générale du texte. La référence
reste le manuscrit de Munich, dont on s’accorde à dire qu’il donne la
plus ancienne version d’un texte écrit de manière générale dans un
grec byzantin; mais si la tradition est tardive et la transmission by-
zantine (ou italo-byzantine) 71, l’élaboration de la Lettre est assuré-
ment plus ancienne, comme en témoigne le matériau faiblement
christianisé qui la constitue pour une bonne part et pourrait remon-

67
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 157-160.
68
Édité par J. Heeg, Excerptum ex codice Monacensi graeco 70 : Hygromantia
Salomonis, dans Catalogus Codicum Astrologorum Graecorum, Bruxelles, 1911,
VIII, 2, p. 139-176.
69
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 252.
70
Ibid., p. 155.
71
Trois manuscrits importants semblent provenir d’Italie. Ibid., p. 158-160.

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 211

ter aux premiers siècles de l’ère chrétienne (IIIe ou IVe s. en raison de


liens étroits avec les PGM, voire même plus tôt) 72.
Toutes les versions retrouvées mettent en scène Salomon qui
écrit à son fils Roboam pour lui transmettre un certain nombre de
ses secrets. Si l’on suit Torijano, qui utilise principalement le ms.
Harley, le texte se décompose en huit chapitres principaux, précédés
chacun d’instructions délivrées par Salomon à son fils et formant un
tout de nature hétéroclite. Schématiquement, trois parties distinctes
se dégagent, liées néanmoins les unes aux autres, ce qui témoigne
d’une unité de rédaction : une première (ch. 1 à 4) à dominante as-
trologique, proche de la tradition hermétique (connaissance des pla-
nètes, des heures du jour où elles dominent, et des esprits qui leur
sont assujettis et que l’on peut prier); une seconde (ch. 5 à 7) qui,
sans que toute considération astrologique disparaisse, prend l’aspect
d’un traité de magie rituelle enseignant les techniques utiles à la
conjuration des esprits, en particulier des démons 73 ; une troisième
(ch. 8) consacrée aux plantes dont la vertu est liée à l’influence des
planètes.
Les chapitres cinq à sept formant le corps intermédiaire se rap-
prochent par leur objet d’un texte démonologique comme le Testa-
ment. Mais le contenu en est beaucoup plus pratique; le chapitre 6
en particulier s’apparente à un véritable manuel de magie noire. Ces
trois chapitres se décomposent comme suit. a) Dans un premier
temps, après quelques exorcismes concernant les démons des quatre
points cardinaux, Salomon enseigne à son fils comment préparer les
différents adjuvants nécessaires à la soumission des mauvais esprits.
Sont tour à tour abordés, sans souci d’exhaustivité : la préparation
d’une épée 74 utile pour tracer un cercle sur le sol; d’un parchemin
sur lequel porter des inscriptions avec du sang de chauve-souris,
d’hirondelle, de colombe ou de taureau; la construction de statuettes
de cire ou d’argile; l’utilisation d’habits de cérémonie, de parfums ou
encore la confection d’un anneau 75 ; deux chapitres traitent en der-

72
Ibid., note p. 214 et 217; note p. 215 pour les interpolations chrétiennes.
73
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 213, conclut qu’il ne s’a-
git pas d’un appendice ou d’une interpolation.
74
Élément que l’on retrouve dans les PGM (épée de Dardanus) et dans l’Épée
de Moïse, mais il s’agit alors d’épées «spirituelles» (suite de noms efficaces). Cf.
aussi P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 216, sur la tradition rab-
binique concernant l’utilisation par Salomon de l’épée de son père David, sur la-
quelle le nom de Dieu était gravé.
75
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 211; voir aussi A. De-
latte, Un nouveau témoin de la littérature solomonique, le codex Gennadianus 45
d’Athènes, dans Bulletin de la classe des lettres et des sciences morales et politiques,
5e série, 45, 1959, p. 280-321, notamment p. 296 et suiv., avec p. 303, une figura-

.
212 JULIEN VÉRONÈSE

nier lieu des bienfaits possibles que l’on peut attendre de cet art, en
l’occurrence susciter l’amour d’une princesse et découvrir des tré-
sors cachés. b) Dans un second temps, sont énumérées d’autres tech-
niques pour faire apparaître les démons, qui s’apparentent à de la lé-
canomancie (divination par le moyen de bols) 76 et ont des points
communs avec un court texte lié à Salomon retrouvé dans le Grand
Papyrus Magique de Paris 77.

Le Sepher ha-Razim

Le cas du Sepher ha-Razim (i.e. Livre des mystères) est quelque


peu différent de celui du Testament ou de l’Hygromantia, dans la me-
sure où, en dépit de nombreux apports extérieurs, ce texte est en
provenance directe du monde juif 78. Il se distingue aussi par le fait
qu’il n’est attribué à Salomon qu’au terme d’une longue chaîne de
transmission commençant avant le déluge avec Noé (révélation par
l’ange Raziel) et que son contenu est à dominante angélique.
Le texte hébreu de ce fleuron de la magie juive a été l’objet d’une
édition critique en 1966, opérée par les soins de Mordecai Marga-
lioth au terme d’un travail sur des fragments magiques retrouvés
dans les parchemins de la Genizah du Caire, dont il a postulé qu’ils
appartenaient à une œuvre de plus grande envergure 79. Comme l’a-
vait fait McCown avant lui, Margalioth s’est livré à la reconstitution
d’un texte éclectique accessible aujourd’hui en traduction anglaise 80.
Mais sans nier l’utilité de ce travail, sa démarche éditoriale s’avère
très problématique, car, ne disposant d’aucun document lui déli-
vrant la version complète du texte, il a utilisé des sources tardives et
parfois non hébraïques pour œuvrer à sa reconstruction 81. On est

tion du cercle; et du même, Anecdota Atheniensia, I, Liège, 1927, p. 5, avec aussi


utilisation d’une clochette.
76
A. Delatte, La catoptromancie grecque et ses dérivés, Liège-Paris, 1932;
F. Cunen, La lécanomancie grecque, ses origines et son développement, Liège, 1957.
77
Cf. PGM IV 850-906, daté du IVe s., dans lequel est spécifiée la nécessité
d’avoir un medium.
78
L’ouvrage serait le résultat d’une entreprise de judaïsation de pratiques
magiques largement répandues dans le monde méditerranéen hellénistique, dont
témoignent une nouvelle fois les Papyri grecs. Cf. par exemple les prières à Hélios
et les invocations à Hermès et Aphrodite, que l’on retrouve aussi dans l’Hygro-
mantia.
79
M. Margalioth, Sepher ha-Razim, a newly recovered book of magic from the
talmudic period, collected from Genizah fragments and other sources, Jérusalem,
1966 (en hébreu).
80
M. A. Morgan, Sepher ha-Razim. The Book of the mysteries, Chico, Califor-
nie, 1983.
81
J. H. Niggemeyer, Beschwörungsformeln aus dem Buch der Geheimnisse,

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 213

donc en présence, pour ce texte qui est aujourd’hui l’une des sources
fondamentales, non seulement sur la magie juive, mais plus géné-
ralement sur le judaïsme de la période talmudique, d’un cas limite.
Sa reconstitution n’a en définitive été possible que parce que son ar-
chitecture générale était d’une grande régularité tant dans la forme
que dans le fond; mais face au caractère quelque peu artificiel de ce
travail, des chercheurs comme P. Alexander plaident aujourd’hui
pour une analyse détaillée et une datation précise des diverses re-
censions de cet ouvrage élaboré à la fin du IIIe ou au début du
IVe siècle 82.
Quoi qu’il en soit, après un prologue qui expose l’origine révélée
du texte et sa transmission jusqu’à Salomon, le Sepher ha-Razim
adopte une structure septénaire qui renvoie aux sept cieux de la cos-
mologie juive (cf. par exemple III Hénoch 83), dont certains se di-
visent en un nombre variable de strates 84. Les six premiers cieux et
leurs subdivisions sont gardés par des princes angéliques, qui gou-
vernent parfois des légions pléthoriques; le septième est celui où se
trouve le trône de Dieu. L’objet du texte est principalement de dé-
crire les six premiers firmaments, de donner le nom des anges qui
les gardent, de décrire leurs fonctions, puis la façon dont, par des
rites, on peut en obtenir des effets précis. Le Sepher ha-Razim fait la
synthèse du Testament et de l’Hygromantia en ce sens qu’il est à la
fois un descriptif des hiérarchies spirituelles et un manuel de magie
pratique qui propose une gamme très étendue de prestations tout
autant bienveillantes que malveillantes (de l’amour à la nécroman-

Hildersheim, 1975, p. 18-19 pour une représentation visuelle de la nature éclec-


tique du texte. L’édition de Margalioth est certes fondée sur les fameux fragments
hébreux de la Genizah (14) conservés essentiellement à Cambridge et Oxford;
mais il a aussi utilisé des manuscrits hébreux tardifs (au nombre de sept, dont il
n’a retenu que cinq), des fragments arabes (10) retrouvés au Caire, ainsi que des
manuscrits ou des éditions de textes descendants du Sepher ha-Razim, dont le Li-
ber Raziel latin et hébreu! L’édition en hébreu d’Amsterdam de 1701 (Sefer Razi’el
ha-Mal’akh) est peut-être une création de son éditeur. Cf. P. S. Alexander, Sepher
ha-Razim and the problem of black magic in early judaism, dans T. E. Klutz (éd.),
Magic in the biblical world, Londres-New York, 2003, p. 170-190, notamment
p. 171-172, note 3.
82
Parmi les indices chronologiques les plus significatifs, on peut mention-
ner : la référence au système romain des indictions (297); la rédaction en hébreu
midrashique; une cosmologie similaire à celle de la littérature mystique des Pa-
lais (Hekhaloth); des incantations à rapprocher du matériel des PGM et des Vases
araméens retrouvés en Syrie.
83
Le Livre hébreu d’Hénoch ou Livre des Palais, trad. et introduction C. Mop-
sik, Paris, 1989.
84
Voir aussi N. Sed, Le Sepher ha-Razim et la méthode de «combinaison des
lettres», dans Revue des études juives, 130-1, 1971, p. 295-304, notamment p. 299
et suiv. pour des considérations numérologiques sur la cosmologie déployée dans
le texte.

.
214 JULIEN VÉRONÈSE

cie 85), dont le modus operandi, visant à exploiter les vertus angé-
liques, s’apparente parfois à de la magie noire 86.
Au moment de voir s’il y a des continuités avec la tradition la-
tine, force est de constater que toute recherche doit s’accommoder
d’un double obstacle : celui lié à l’état de la tradition manuscrite oc-
cidentale et, en amont, celui lié à l’état de la tradition tardo-antique,
dont le paradoxe veut qu’elle soit conservée dans des formes bien
souvent postérieures à la tradition latine.

Hypothèses et inconnues : les arcanes de la transmission entre Orient


et Occident
Pour procéder à l’examen des contacts entre les deux traditions
dont je viens de dresser un rapide état des lieux, on peut progresser
par paliers, en allant du plus sûr au plus hypothétique.

Un exemple de liens avérés : Sepher ha-Razim et Sepher Raziel


Les liens génétiques entre le Sepher ha-Razim et le Sepher Raziel
ont été signalés depuis longtemps, par Mordecai Margalioth tout d’a-
bord, puis par François Secret 87. De fait, le Sepher ha-Razim s’est
trouvé intégré au Sepher Raziel traduit dans l’entourage d’Alphonse X
de Castille, qui s’apparente à lui seul à une véritable collection de ma-
gie hermético-salomonienne. Dans cet ouvrage volumineux divisé en
sept livres 88, le Sepher ha-Razim fait office de sixième partie, sous le
nom de Liber Samayn, en référence au premier firmament de la cos-
mologie juive.
Si l’on compare l’édition du Sepher ha-Razim et le Liber Samayn
présent dans les manuscrits Vat. Reg. lat. 1300 (fol. 97-139) ou Halle
14.B.36 (fol. 68-96), le doute sur cette filiation n’est pas permis. On
repère en effet sans difficultés dans le Liber Samayn latin l’architec-
ture rigoureuse qui a en partie permis à Margalioth de reconstruire
l’antique Livre des mystères; mais cela ne veut pas dire que le passage
du texte hébreu (en tout cas tel qu’il a été reconstitué par Marga-
lioth) au texte latin ne se soit accompagné d’aucune interpolation ou
modification. Le Liber Samayn se décompose comme suit :

P. Alexander, Sepher ha-Razim... cit., p. 174-178.


85

Par exemple, au livre II, pour empêcher un ennemi de dormir, il faut utili-
86

ser la tête d’un chien noir aveugle depuis sa naissance, etc. Cf. P. Alexander, Se-
pher ha-Razim... cit., p. 178-179.
87
F. Secret, Sur quelques traductions du Sêfer Razî’el, dans Revue des études
juives, 128, 1969, p. 223-245.
88
Liber clavis (astrologie); Liber Ale (lapidaire); Liber thymiama (fumiga-
tions); Liber temporum (anges des mois, des jours et des heures); Liber munditie
et abstinentie; Liber Samayn et Liber ymaginum (talismans).

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 215

1) Un long prologue expose, comme dans le Sepher ha-Razim, la


transmission de Noé à Salomon de ce secret révélé par l’ange Raziel;
mais le compilateur ou le traducteur alphonsin (peut-être Juan d’As-
pa) est intervenu pour faire concorder le mythe originel du Liber Sa-
mayn avec celui que rapporte le long prologue du Liber Raziel. Noé,
premier bénéficiaire de la révélation dans le Sepher ha-Razim, est
ainsi supplanté par Adam dans le prologue du Liber Samayn 89. Mal-
gré cet ajustement, le Sepher ha-Razim a bel et bien été la source
d’inspiration première du maître d’œuvre du Liber Raziel, comme en
témoigne entre autres l’emploi, dans le prologue général du texte al-
phonsin, du motif de la table de saphir sur laquelle est gravé le texte
révélé 90.
Au chapitre des variations que l’on peut recenser entre prologue
hébreu et prologue latin, on peut encore citer l’absence de référence,
dans le Liber Samayn, aux constellations et aux Pléiades, et surtout
le développement plus conséquent consacré à l’usage que Salomon a
fait du livre pour construire le Temple; si, comme l’atteste déjà le
prologue du texte antique, il a aidé le roi hébreu à avoir autorité sur
les démons pour les contraindre à devenir les principaux maîtres
d’œuvre du sanctuaire, on insiste désormais sur le fait qu’il a permis
au souverain de contrôler un ver tailleur de pierres (le «Samayr» ou
Shamyn 91) bien connu de la tradition haggadique 92. Il y a donc eu,
semble-t-il, réélaboration du texte en milieu juif, peut-être avant sa
traduction.
2) Indépendamment du prologue, la quasi-totalité du Liber Sa-
mayn se décompose en sept parties, qui renvoient, comme dans le
Sepher ha-Razim, aux sept cieux, et auxquelles font vraisemblable-
ment écho les sept livres du Liber Raziel 93. Dans le premier ciel, on

89
Ms. Vat. Reg. lat. 1300, fol. 97r-v : Postquam angelus Raziel confortavit
Adam et perfecit preceptum Dei, recessit ab eo et dimisit ei istum librum positum in
duo lapide saphiri, et deinde Adam genuit filios et filias et nominavit unum eorum
Seth et istum docuit et instruit in scientiam istius libri et dimisit sibi eum post mor-
tem suam, et Seth operabatur per ipsum secundum quod operabatur pater suis [...].
C’est donc Adam qui a reçu le texte sur deux tables de saphir et non Noé.
90
Ibid., fol. 1r : Et hoc fecit per os angeli Razielis, qui Raziel portavit Ceffer, et
hoc significat quod portavit librum secretorum Adam qui erat tristis et dolens, quia
videbat quod erat separatus et elongatus a sapientia, et erat iste liber scriptus in la-
pide saphirii [...]. De même, pour ne prendre que cet exemple, le prologue du Li-
ber munditie est le décalque du prologue du Liber Samayn. Cf. ms. Vat. Reg. lat.
1300, fol. 97r-v.
91
Ibid., fol. 98v.
92
Cf. pour un point rapide mon article Salomon dans le Dictionnaire histo-
rique de la magie... cit., p. 644-646.
93
C’est l’un des signes qui laissent penser que le Sepher ha-Razim a servi de
matrice.

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216 JULIEN VÉRONÈSE

retrouve les sept princes angéliques mentionnés dans le Sepher ha-


Razim, accompagnés de leurs cohortes d’affidés. De manière géné-
rale, pour chaque ciel, noms et nombre d’anges coïncident d’un texte
à l’autre. Enfin, les experimenta proposés pour contraindre les anges
à agir, ainsi que les effets très précis que l’on escompte de leur inter-
vention, correspondent eux aussi, même s’il y a dans le détail quel-
ques menus allègements dans la version latine. On retrouve de fait
dans le Liber Samayn, disposés de manière identique, certains traits
spécifiques du Sepher ha-Razim : par exemple, une conjuration
adressée au Soleil 94, un magnifique experimentum de nécromancie
(au sens propre du terme) 95, ou encore un court paragraphe consa-
cré à la préparation rituelle de l’invocateur 96.
3) En revanche, la fin du Liber Samayn (tel qu’il se présente, là
encore, dans le ms. du Vatican) n’apparaît pas dans la version re-
construite du Sepher ha-Razim. Se greffe en effet au septième et der-
nier ciel consacré à Dieu une liste de 77 anges (fol. 135r-v), puis une
partie intitulée Doctrina operis septi celi qui se subdivise en deux
courts chapitres : l’un (fol. 136v) fait le point sur les prescriptions ri-
tuelles à suivre (impératifs de pureté, fumigations, invocations, etc.),
l’autre (fol. 137-139) est consacré à la façon d’utiliser convenable-
ment le nom imprononçable de Dieu, le Schem hameforasch, auquel
il est fait allusion au 5e ciel dans la version latine (fol. 129v). Ces ad-
ditions sont dues soit à l’utilisation par le traducteur d’une version
hébraïque du Sepher ha-Razim plus longue que la version reconsti-
tuée par Margalioth (ce que la référence au shamyn dans le prologue
du Liber Samayn peut laisser supposer), soit à une interpolation du
compilateur et/ou du traducteur du Liber Raziel. La seconde hypo-
thèse n’est pas la moins vraisemblable, puisque l’une des annexes du
Liber Raziel alphonsin n’est autre que le Liber Semyforas tout entier
dédié à ce nom mystérieux 97.
Si la filiation entre Sepher ha-Razim et Liber Samayn est somme
toute assez claire, l’origine du Liber Raziel, dont le Sepher ha-Razim
n’est qu’un composant (mais un composant essentiel), l’est en re-
vanche beaucoup moins. Des éléments peuvent plaider pour une éla-
boration d’ensemble de l’ouvrage dans le monde juif médiéval, en
particulier un certain nombre de références croisées qui lient les uns

94
Ms Vat. Reg. lat. 1300, fol. 104v, 1er ciel, 3e camp, dans un experimentum
permettant de connaître l’avenir.
95
Ibid., fol. 107r-v, 1er ciel, 5e camp.
96
Ibid., fol. 111, 2e ciel, prologue.
97
Ms Halle 14.B.36, fol. 244 et suiv. On retrouve dans un cas comme dans
l’autre l’idée qu’il faut réciter les composantes du nom en se tournant vers les
points cardinaux.

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 217

aux autres plusieurs livres du Raziel 98. Le traducteur évoque aussi


dans le prologue un Sefer Raziel hébreu 99, qui peut potentiellement
renvoyer à l’ensemble des sept livres. Mais d’autres pourraient lais-
ser supposer que l’ouvrage est le fruit d’une compilation élaborée
dans l’entourage d’Alphonse X, peut-être par le traducteur lui-même,
et dont tous les éléments ne seraient pas d’origine hébraïque. Alejan-
dro Garciá Avilés affirme ainsi reconnaître dans le second livre du
Raziel (i.e. Liber Ale) consacré à la vertu des pierres un Lapidarium
Salomonis d’origine hellénistique traduit selon lui du grec dans le
milieu alphonsin100. D’autre part, certains manuscrits latins in-
complets du Raziel (dont le ms. Paris, BNF, lat. 3666) placent le Li-
ber Samayn en tête de l’ouvrage, ce qui pourrait être l’indice de sa
place dans une source plus ancienne utilisée par le compilateur (et
traducteur?) alphonsin101. La question est donc loin d’être résolue et
seule une étude systématique des différentes versions de l’ouvrage,
préalable à un travail éditorial prévu à moyen terme à la Micrologus
Library dans le cadre de la sous-collection Salomon Latinus, permet-
tra d’en savoir plus.
En tout cas, qu’il y ait ou non à l’origine du Liber Raziel latin un
original hébreu dûment constitué, l’unité de cet ouvrage reste pro-
blématique. Certaines de ses parties, en particulier le 7e livre intitulé
Liber magice ou Liber ymaginum (avec des références multiples à
Hermès)102, sans compter certaines annexes traduites de l’hébreu qui
l’accompagnent dans la version alphonsine103, entretiennent en effet
des liens avec la tradition hermétique, selon des modalités qui
restent aujourd’hui à déterminer. On a vu plus haut que médiations

98
S. Page, Uplifting souls... cit.
99
Ms. Vat. Reg. lat. 1300, fol. 2r-v : Unde predictus dominus noster rex cum
ad manus ejus pervenit ita nobilis et preciosus liber sicut est Seffer Raziel quod vult
dicere in ebrayco volumen secretorum Dei, et quia iste liber est dignior et preciosor
ceteris precepit ipsum dignius et perfectius transferri et scribi in linguam castella-
nam in quantum humana conditio posset sufficere, et precepit quod congregarentur
in isto volumine libri et summe quod pertinent huic secreto sicut sunt Semiphore et
alii libri qui sunt interclusi in isto libro per ordinem sicut sunt nominati in fine ca-
pitulorum subsequentium in corpore libri.
100
A. Garciá Avilés, Alfonso X y el Liber Razielis : imágines de la magia astral
judía en el scriptorium alfonsí, dans Bulletin of Hispanic Studies, 74, 1997, p. 26-
39, notamment p. 35, qui semble suivre F. Secret qui renvoie lui-même au père
Festugière. Jusqu’alors on connaissait, en matière de traductions alphonsines, un
lapidaire traduit de l’arabe par Judas ben Moshé et Garci Pérez en 1250.
101
S. Page, Uplifting souls... cit.
102
Ms. Halle 14.B.36, fol. 96-130v.
103
Ms. Halle 14.B.36, fol. 178r : Hic incipit liber qui dicitur Flores Mercurii de
Babilonia super opera artis magice. Au début de ce texte, «maître Jean» écrit à la
première personne, comme dans le prologue général du Liber Raziel.

.
218 JULIEN VÉRONÈSE

arabe et hébraïque étaient dans ce domaine l’une comme l’autre pos-


sibles. On peut en tout cas supposer qu’à un stade antérieur à la tra-
duction latine ont été adjoints à un noyau dur représenté par le Se-
pher ha-Razim/Liber Samayn des textes provenant d’horizons divers,
sans doute pour l’essentiel traduits en hébreu (de l’arabe ou du grec)
s’ils n’étaient pas originellement issus du monde juif. Comme le note
Sophie Page, le Liber Raziel est un texte hybride mélangeant magie
naturelle, magie astrale et magie rituelle, sur lequel on ne s’est en-
core que trop peu penché.

Des liens avec la tradition grecque? Clavicula Salomonis, De offi-


ciis spirituum et De quatuor annulis
a) À un premier degré, on peut considérer le cas de la Clavicula
Salomonis, dont l’origine, bien qu’encore empreinte de mystère,
commence malgré tout à être mieux connue.
Il est en effet de plus en plus vraisemblable, même si la multi-
plicité des versions de l’un et l’autre texte brouille les pistes, que
l’Hygromantia grecque et la Clavicule latine entretiennent des liens
étroits; à ce titre, on ne peut plus soutenir la thèse d’une origine hé-
braïque de la Clavicula Salomonis, comme l’existence de versions
tardives en hébreu a pu inviter à le faire104.
De fait, les points communs entre traditions grecque et latine
sont nombreux105. 1) Certains manuscrits de l’Hygromantia (notam-
ment l’exemplaire de Munich en partie traduit par Torijano106) quali-
fient le texte de «petite clef» permettant l’accès aux secrets de l’Art,
ce qui a vraisemblablement influencé le choix du titre du texte latin
(clavicula, diminutif de clavis). 2) L’une et l’autre présentent une
trame narrative qui fonctionne, dès le prologue, sur le mode du dia-
logue entre Salomon et son fils Roboam107. 3) Le parc des invoca-
tions et des signes utilisés (en particulier le diagramme du cercle108)

104
Cf. The Key of Solomon the King (Clavicula Salomonis), éd. et trad.
S. L. M. G. Mathers (1ère éd. Londres, 1889), York Beach, 2000. La version hé-
braïque éditée par H. Gollancz en 1914 est une compilation tardive (v. 1700). Cf.
G. Sholem, Some sources of jewish-arabic demonology, dans Journal of jewish stu-
dies, 16, 1965, p. 6. Ce point est confirmé par un manuscrit hébreu de la British
Library : cf. C. Rohbacher-Sticker, Mafteah Shelomoh : a new acquisition of the
British Library, dans Jewish studies quaterly, 1, 1993/94, p. 263-270; Id., A hebrew
manuscript of Clavicula Salomonis, part II, dans British Library Journal, 21, 1995,
p. 128-136.
105
J.-P. Boudet et J. Véronèse, Le secret dans la magie... cit., p. 105-106.
106
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 231.
107
Cf. édition du prologue de la Clavicula du ms Amsterdam, B.P.H. 114,
p. 74-76, dans J.-P. Boudet et J. Véronèse, Le secret dans la magie... cit., p. 146-
148.
108
Pour la Clavicule, cf. ms Amsterdam B.P.H. 114, p. 124-125, et ms Paris,

.
LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 219

entretient de l’un à l’autre des relations évidentes. 4) Enfin, un cer-


tain nombre de chapitres présentent aussi de remarquables simili-
tudes. Par exemple : le chapitre (I, 1 dans la Clavicule) consacré aux
planètes et à leur influence sur les 24 heures de chaque jour de la se-
maine109 ; celui (II, 7) décrivant la fabrication ritualisée de l’épée qui,
une fois bénite, permet de tracer sur le sol les cercles protecteurs110 ;
plusieurs chapitres communs (II, 13-16) voués à la confection d’une
cédule (carta) en parchemin, sur laquelle porter des inscriptions
mystérieuses (karacteres) à l’aide de sang de chauve-souris (vesperti-
lio), d’oiseaux et autres animaux111; les sections consacrées à la réali-
sation d’une statuette-talisman (ymago) en cire ou en terre (II, 17)112,
au choix du moment adéquat pour contraindre les démons (II, 20)113,
ou encore à la confection d’habits de cérémonie (II, 21)114. La liste de
ces correspondances pourrait être complétée sans difficulté.
Même si une étude approfondie associant latinistes et hellé-
nistes reste à entreprendre, on peut soutenir aujourd’hui que la Cla-
vicule latine dérive d’une source grecque étroitement apparentée à
l’Hygromantia Salomonis. La piste d’une élaboration du texte latin
en Italie semble la plus probable, puisque le médecin italien Pietro
d’Abano est le premier à le mentionner en 1310 dans son Lucidator et
que la plupart des indices ultérieurs, du magicien et astrologue An-
tonio da Montolmo (début XIVe) au manuscrit italien 1524 de la Bi-
bliothèque nationale de France (1446), en passant par la biblio-
thèque des Gonzague et des Visconti, mènent sur la piste transal-
pine115. À cela s’ajoute le fait qu’un certain nombre de versions de
l’Hygromantia présentent, selon les spécialistes, des italianismes (en
particulier le ms. Harley).

BNF, ital. 1524, fol. 183v et 236r; pour l’Hygromantia, cf. planche extraite du ms
115 de la Société Historique et Ethnographique d’Athènes, XVIIIe s., fol. 21, dans
A. Delatte, Anecdota... cit., p. 25. La comparaison des «sceaux» et des «can-
daires» ne peut se faire qu’à l’aide du ms Paris, BNF, ital. 1524 étudié par Flo-
rence Gal (La magie dans un manuel italien du milieu du XVe siècle, Mémoire de
DEA dactyl., Paris X-Nanterre, ss. dir. C. Beaune et J.-P. Boudet, 2002, 2 vol.),
car le ms. d’Amsterdam est lacunaire à ce niveau.
109
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 231 et suiv.; ms. Ams-
terdam, B.P.H. 114, p. 76-77 : Capitulum primum de horis et punctis necessariis in
experimentis et artibus mathematicis et magicis omnibus comprobandis [...].
110
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 211; ms. Amsterdam
B.P.H. 114, p. 123 : Capitulum septimum de cutello. [...] Necessarium est quod in
operibus artium vel experimentorum sunt enses vel cutelli vel alia instrumenta de
quibus debent fieri [...] et cum tali cutello debent fieri circuli.
111
Ms. Amsterdam B.P.H. 114, p. 129-134.
112
Ibid., p. 133.
113
Ibid., p. 135.
114
Ibid., p. 136.
115
J.-P. Boudet et J. Véronèse, Le secret dans la magie... cit., p. 107-109.

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220 JULIEN VÉRONÈSE

Pour autant, on ne peut dire que la Clavicule est une traduction


pure et simple de l’Hygromantia – en tout cas au vu de ce que l’on
sait de cette dernière à l’heure actuelle. Le chapitre mentionné plus
haut consacré aux planètes, aux heures du jour, ainsi qu’aux anges
et aux démons qui les desservent apparaît par exemple très abrégé
dans le texte latin, sans doute dans l’intention de simplifier la pars
astrologica à l’origine très longue et de supprimer dans la foulée les
invocations à Zeus, Aphrodite, Hermès ou Hélios héritées de l’Anti-
quité.
En fonction de la section considérée, la Clavicule apparaît donc
comme une adaptation latine plus ou moins remaniée de l’Hygro-
mantia; une adaptation qui va, si l’on peut dire, dans le sens d’une
christianisation. Les 22 chapitres du livre II de la Clavicula Salomo-
nis suivent ainsi un ordre d’exposition qui, en dépit d’inversions ou
de remaniements ponctuels, reproduit assez fidèlement celui des
sections du long chapitre 6 de l’Hygromantia, où est présenté l’Art du
cercle. En revanche, le travail de réorganisation et de réécriture a été
a priori plus important en ce qui concerne le livre I de la Clavicule,
composé de 10 chapitres. Il semble que l’on ait puisé, pour lui don-
ner de la consistance, aussi bien dans les chapitres astrologiques de
l’Hygromantia (ch. 1) que dans certaines sections de son 6e chapitre
non utilisées pour la mise au point du livre II (par exemple en ce qui
concerne les objectifs alloués à l’opération, avec des ajouts consé-
quents116).
Toutes ces considérations restent évidemment très générales et
soumises à réévaluation. Il s’avère de fait plus que jamais nécessaire
de mener une comparaison systématique, en s’appuyant, notam-
ment, pour ce qui concerne le domaine occidental, sur une édition
des manuscrits d’Amsterdam et de Paris.
b) Un cas autrement plus incertain est celui qui concerne les
rapports que pourraient (et j’insiste sur le conditionnel) entretenir
un ouvrage démonologique comme le Testament de Salomon, voire
l’Hygromantia Salomonis (où sont passés en revue quelque 168 dé-
mons des heures du jour117) avec les catalogues de démons latins étu-
diés par Jean-Patrice Boudet118. Au vu de l’onomastique, les pre-
mières strates du Testament ne sont pas la source directe du De offi-
ciis spirituum119. On retrouve bien dans cette galerie latine d’esprits

116
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 211 : (12) susciter l’a-
mour d’une princesse; (13) trouver un trésor; dans le ms Amsterdam B.P.H. 114,
p. 101-108, les objectifs avoués sont beaucoup plus nombreux : vol, invisibili-
té, amour, s’attacher la considération d’un puissant, destruction et haine, etc.
117
P. A. Torijano, Solomon the esoteric king... cit., p. 238-243.
118
J.-P. Boudet, Les who’s who démonologiques... cit.
119
Amsterdam B.P.H. 114, p. 173 et suiv., avec passages apparentés p. 1-3 et

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LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 221

malins les démons des points cardinaux mentionnés dans l’Hygro-


mantia, ou encore des entités célèbres comme «Asmodée» ou «Beel-
zebul», ce dernier faisant office, comme dans le Testament, de
«prince de tous les esprits infernaux». Mais ces éléments sont à eux
seuls peu significatifs. Une influence de la recension C du Testament
de Salomon, qui propose un répertoire descriptif d’une bonne cin-
quantaine de démons (et entretient probablement des liens avec
l’Hygromantia), ne paraît pas a priori inconcevable, en particulier
sur le plan formel. L’examen de l’onomastique démoniaque propo-
sée par cette recension rend toutefois peu convaincante l’idée d’un
lien génétique direct avec les who’s who latins120. Mais des décennies
de copies mal assurées obscurcissent peut-être notre jugement.
c) Dans le même ordre d’idée, bien que l’on soit à un degré en-
core plus élevé dans la conjecture, il n’est pas impossible, au vu de
certains éléments – thématique de l’anneau, présence des démons
des quatre points cardinaux, nécessité pour le magicien d’avoir des
compagnons, de tracer un cercle, d’utiliser des épées et des «can-
daires», etc. –, qu’il y ait aussi des connections entre le De quatuor
annulis et la tradition grecque de l’Hygromantia121. Si tel était le cas,
cette dernière, avant même la mise en forme de la Clavicula, aurait
généré une autre tradition démonologique dans le monde latin. À un
niveau plus anecdotique, cela signifierait que le manuscrit de Flo-
rence II.iii.214 ne regroupe pas uniquement des textes de prove-
nance arabe. Pour l’heure, il conviendrait surtout d’étudier les dif-
férentes versions latines, des voies de transmission multiples n’étant
pas impossibles.

p. 26-35. Liste des démons mentionnés : Lucifer (p. 174), Beelzebul (p. 175), Sa-
than (p. 176), quatre démons des points cardinaux : Oriens, Paymon, Amaymon
et Egyn (p. 177), Belial (p. 179), A[g]aros (p. 180), Barbarius, [B]uflas, Amon
(p. 181), Barbaros, [C]entu, Dathan, Botis, Grartim, Mursan, Abigar (p. 182), Bo-
ran, Wuperus, Malcifer, Boran, Cerboros, [A]lassiababas, Zopar (p. 183), Salmat,
Gacip, Sax, Asmoday, Byleth (p. 184), Batri (p. 185). Il faudrait aussi considérer
le cas du Liber perditionis anime et corporis ille présent dans la version longue du
Liber introductorius de Michel Scot (peut-être apparenté au Mors anime mention-
né à plusieurs reprises à partir du XIIIe siècle).
120
Cette liste, présente notamment dans le ms. de Londres, British Library,
Harley 5596, fol. 39va-41va, est éditée par McCown 1922, p. 78-82. On y retrouve
bien Asmodée, Oriens et Amaymon, mais pour le reste les concordances sont
beaucoup moins évidentes.
121
Pour une description de la version du De quatuor annulis présente dans le
ms Florence II.iii.214, cf. B. Grévin et J. Véronèse, Les «caractères» magiques...
cit., p. 328-330. S. Gentile et C. Gilly, Marsilio Ficino e il ritorno... cit., p. 228,
voient dans le mystérieux terme entunta ou eutenta apparaissant dans l’incipit
des versions de Florence (fol. 26v) et d’Amsterdam (p. 40) un dérivé du verbe grec
eutheneo qui signifierait bona et perfecta operatio.

.
222 JULIEN VÉRONÈSE

Des contacts inexistants? Almandal et Ars notoria


Pour finir, et sans trop entrer dans le détail, on peut dire quel-
ques mots de deux textes latins attribués à Salomon, pour lesquelles
l’hypothèse d’un contact avec le corpus judéo-grec de l’Antiquité est,
pour des raisons différentes, peu probable.
a) Au vu de son titre, de certaines de ses invocations, ou encore
de la mention des djinns, la version de l’Almandal conservée dans le
manuscrit de Florence II.iii. 214 provient sans conteste du monde
arabe122 ; mais comme pour les textes de magie hermétique importés
du monde islamique, on n’en a pas retrouvé à ce jour d’archétype. Le
texte est en tout cas l’objet d’une profonde reformulation dans le
monde latin123, ce qui démontre une fois encore à quel point travail-
ler sur des manuscrits tardifs peut hypothéquer les avancées de la
recherche si l’on n’a pas la chance d’avoir un témoin latin proche de
l’archétype.
b) L’Ars notoria, forme de théurgie dont l’unique but est de per-
mettre à son adepte d’atteindre l’omniscience, pose un problème
d’une autre nature. La tradition manuscrite est en effet, dès le
XIIIe siècle, exceptionnellement bien conservée. Mais contrairement
aux cas précédents, la recherche d’un original hébreu, arabe ou grec
s’avère une quête vaine. La strate la plus ancienne du texte – les
Flores aurei – se réfère bien à plusieurs reprises à des ouvrages salo-
moniens antiques écrits en araméen ou en hébreu, dont on n’a
retrouvé pour l’heure aucune trace, aussi bien dans les pseudépi-
graphes testamentaires que dans la littérature magique. Il est aussi
fait allusion, pour les réfuter, à quelques motifs de la polémique
juive anti-chrétienne attestés dès l’époque talmudique. Mais le re-
coupement d’un certain nombre d’indices (morphologie des notae
inspirée des diagrammes didactiques répandus dans le monde latin
depuis le Haut Moyen-Âge, onomastique angélique linguistiquement
fantaisiste, intérêt pour les disciples universitaires, etc.) montre que
l’on est là en présence d’une tradition essentiellement endogène dont
on a manifestement tenu à établir l’antiquité en créant un réseau de
leurres philologiques124. Si substrat non latin il y a (ce que l’on ne

D. Pingree, Learned magic... cit., p. 48.


122

J.-P. Boudet, Entre science et nigromance... cit., ch. III. Au cœur du rituel,
123

la construction d’une figura almandal; celle-ci donne dans la version «arabe» le


contrôle sur djinns et démons, dans la version «chrétienne» sur les anges des 12
altitudes.
124
J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge... cit., I, p. 116-158, 533-547 et
556-561; Id., Les anges dans l’ars notoria : révélation, processus visionnaire et angé-
lologie, dans Les anges et la magie au Moyen Âge, éd. J.-P. Boudet, H. Bresc et
B. Grévin, actes de la table ronde de Nanterre (8 et 9 décembre 2000), dans
MEFRM, 114-2, 2002, p. 813-849.

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LA TRANSMISSION GROUPÉE DES TEXTES DE MAGIE «SALOMONIENNE» 223

peut définitivement exclure), il n’est en tout cas plus identifiable


dans le texte qui s’est répandu dans le monde scolaire médiéval.

En matière de magie talismanique, les traditions non latines


restent globalement mal connues en raison d’un vide documentaire
que les dernières enquêtes dans les fonds manuscrits ne sont venues
que partiellement combler. Du côté de la magie salomonienne en re-
vanche, la variété des textes latins renvoie à une variété de formes
pré-latines que l’on a la chance d’assez bien connaître et qui ont été
introduites en Occident selon des modes et des chronologies dif-
férenciés.
Si des embryons de collections de textes de magie rituelle
(souvent mélangés à de la magie astrale) apparaissent en Occident,
ce dont témoignent des manuscrits du XVe ou du XVIe siècle comme
les manuscrits de Florence, d’Amsterdam ou de Halle, il paraît diffi-
cile de l’imputer, hormis peut-être dans le cas du Liber Raziel, à la fa-
çon dont les textes se sont transmis avant leur traduction en latin.
Le caractère très hétéroclite et mouvant de ces compilations tardives
rend très délicate l’appréhension de la materia Salomonis par les his-
toriens du Moyen Âge occidental. Mais la difficulté augmente en-
core d’un cran lorsqu’il s’agit d’établir des passerelles entre des tradi-
tions orientales et occidentales dont la caractéristique commune est
d’être fort mal conservées.

Julien VÉRONÈSE

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