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Igor KRTOLICA
Université de Liège
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Deleuze, la donation objective
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par la fusion des instants successifs en une continuité vécue, celle du pré-
sent vivant.
En réalité, l’allusion à l’expression kantienne de « modification de
l’esprit » est à double tranchant. Certes, elle est bien pour Deleuze le
moyen de reprendre l’idée kantienne d’une synthèse de l’appréhension
dans l’intuition sensible. Mais cette reprise ne va pas sans un renverse-
ment, où l’arme se retourne contre Kant. Pour Deleuze, on ne peut pas
accepter l’alternative kantienne entre un moi doué d’une faculté synthé-
tique active et un moi défini comme pure réceptivité sans synthèse, la
répartition entre l’idéalisme transcendantal et le réalisme empirique, entre
un sujet constituant qui informe l’intuition au moyen des catégories et un
moi empirique qui est affecté par la chose en soi. « Il est impossible de
maintenir la répartition kantienne, qui consiste en un effort suprême pour
sauver le monde de la représentation : la synthèse y est conçue comme
active, et en appelle à une nouvelle forme d’identité dans le Je ; la passivi-
té y est conçue comme simple réceptivité sans synthèse4 ». Pourquoi un tel
refus ? C’est que, comme on l’a vu, la modification est une contraction ou
une synthèse qui se fait dans l’esprit mais non pas par l’esprit. Il s’agit
donc d’une synthèse passive. N’y a-t-il pas là pourtant une redoutable
difficulté ? Si la synthèse est dite active, il est vrai que nous paraissons
présupposer ce qui est en question, à savoir le sujet ou le moi comme fa-
culté synthétique. Mais à l’inverse, si la synthèse est dite passive, ne
sommes-nous pas désormais dans l’impossibilité de rapporter cette syn-
thèse à un quelconque sujet, puisqu’il n’y a aucun moi pour la faire ?
Cette redoutable difficulté, Maïmon l’avait rencontrée pour son compte :
en tentant de croiser les doctrines de Leibniz et de Kant dans sa théorie
des différentielles de conscience, il avait cherché à la surmonter en plaçant
l’origine de l’intuition dans une synthèse active mais inaperçue ; mais
dans tous les cas, on ne sort pas de l’alternative entre une réceptivité sans
synthèse et une faculté synthétique déjà constituée5. En réalité, pour De-
leuze, la difficulté peut être levée si l’on conçoit que l’activité du moi
découle de la synthèse passive comme un résultat qui n’était pas déjà don-
né. Autrement dit, l’essentiel est que, au lieu de présupposer une réceptivi-
té ou une faculté synthétique active déjà constituées, la synthèse passive
coïncide avec une genèse du moi. Bref, le moi est l’effet d’une synthèse
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dont il n’est pas le principe. Au sens strict donc, Kant avait eu raison
d’affirmer que toute modification de l’esprit suppose le temps, mais il faut
ajouter que cette modification est une synthèse passive subreprésentative.
Deleuze s’éloigne ici de Kant pour se rapprocher du Husserl des années
1920-1930, qui défendait l’idée de synthèse passive, et pour se rapprocher
du Sartre des années 1930, qui défendait l’idée d’un champ transcendantal
impersonnel antérieur à la position d’un Je ou d’un Ego6.
Toutefois, Deleuze n’en reste pas là. Certes, l’appel à Hume et à Berg-
son permet de fonder l’idée de synthèse passive et ainsi de sortir de
l’alternative kantienne entre activité synthétique et réceptivité sans syn-
thèse ; certes, Deleuze y trouve le moyen de montrer que l’activité synthé-
tique du moi doit être engendrée dans une synthèse passive du temps qui a
valeur constituante. Mais il n’en reste pas moins que les exemples de ré-
pétitions empruntés à Hume et à Bergson se situent toujours à un niveau
perceptif qui présuppose des organes récepteurs déjà constitués (et
l’organisme comme pouvoir de contraction). Or, ce n’est pas seulement
l’activité synthétique du moi qu’on ne peut pas présupposer, c’est égale-
ment la passivité réceptrice, puisque les organes récepteurs doivent être
eux aussi engendrés comme tels. Par conséquent, la réceptivité comme
capacité à éprouver des affections doit à son tour être l’objet d’une genèse
immanente, le corps organisé doit à son tour être engendré sur la base
d’un corps dépourvu d’organes. Dans Logique du sens puis dans L’Anti-
Œdipe, le « corps sans organes » désignera ainsi cette corporéité anorga-
nique, ce pôle anorganique du corps qui conditionne toute réceptivité sen-
sible. Mais comment se constitue un organe récepteur sur ce plan
anorganique ? Pour Deleuze, la constitution d’un organe récepteur se con-
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18. G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 9 (voir aussi
p. 106). Voir aussi G. Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 18-22 ; G.
Deleuze & F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 200-201.
19. Cf. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, « Alfred Jarry, un
précurseur méconnu de Heidegger », p. 115-121. — Sur le paradoxe d’un être égal à
l’apparaître, cf. P. Montebello, Deleuze. La passion de la pensée, Paris, Vrin, 2008,
« Chapitre VII : Le paradoxe de l’apparaître en soi ».
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