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Deleuze, la donation objective

Igor KRTOLICA
Université de Liège

En 1963, Gilles Deleuze consacre un livre à La philosophie critique de


Kant. D’après ses propres dires, il s’agit là d’« un livre sur un ennemi1 ».
Mais plutôt qu’un ennemi, Kant est resté pour lui l’objet d’un rapport
ambivalent. Deleuze propose en effet deux lectures différentes, voire op-
posées, de la révolution kantienne. Tantôt, Deleuze l’interprète comme
une transformation irréversible, puisqu’à partir de Kant la pensée philoso-
phique dissout l’opposition entre l’essence et l’apparence, opposition mé-
taphysique héritée du platonisme et porte désormais sur la relation entre
conditions transcendantales et phénomènes, c’est-à-dire sur la logique
immanente de ce monde-ci. De la sorte, Deleuze peut suggérer que, dans
l’histoire de la philosophie, c’est Kant qui amorce le renversement du
platonisme. Tantôt au contraire, Deleuze interprète la révolution transcen-
dantale comme une révolution de papier, dans la mesure où, chez Kant,
les conditions de l’expérience phénoménale restent soumises à un principe
d’identité. Certes, il s’agit d’un principe transcendantal fini (le Je pense),
au lieu d’un principe métaphysique infini (l’Un-Tout, Dieu). Mais au to-
tal, dans cette opération, l’Homme se contente de prendre la place de
Dieu, le sujet fini se substitue au principe infini. Avec Kant, la pensée
reste soumise à un principe d’identité, simplement cette soumission
s’intériorise désormais dans le sujet.

1. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 14.


Igor Krtolica

Le rapport de Deleuze à Kant n’est pas uniquement ambivalent, il est


également monstrueux. En effet, Deleuze entend assumer simultanément :
une ambition métaphysique pré-kantienne (Spinoza, Leibniz et la connais-
sance intégrale du réel), une ambition empiriste anti-kantienne (Hume et
la critique du sujet constituant), une ambition transcendantale kantienne
(la détermination des conditions de l’expérience) et une ambition critique
postkantienne (de Maïmon à Bergson en passant par Nietzsche, la déter-
mination des conditions génétiques de l’expérience). Il s’agit d’un rapport
monstrueux en un double sens. Au sens d’abord où coexistent dans un
même corps (ou corpus) des éléments tout à fait hétérogènes, faisant ainsi
infraction à la norme voulant que ces divers éléments soient incompatibles
(il existe des positions et des figures qu’un corps ne peut assumer simulta-
nément, mais seulement successivement, sauf monstruosité). Monstrueux
également au sens où, eu égard à l’histoire de la philosophie, cette anor-
malité est le signe d’une ambition « hénaurme », colossale, celle
d’accomplir la philosophie transcendantale en fonction d’exigences aussi
diverses. Rapport monstrueux donc, car anormal et excessif – en un mot :
démesuré.
Ce rapport complexe à Kant rend délicate la question de savoir si la
critique que Deleuze adresse à Kant appartient aux critiques internes ou
aux critiques externes du transcendantal. Si l’on donne à l’expression de
« conception transcendantaliste » de la philosophie le sens très général
d’une recherche des conditions de l’expérience (passage de la question
quid facti à la question quid juris), alors il faut dire que Deleuze opère une
critique interne de la notion de transcendantal, critique qui le rattache aux
postkantiens. Et en effet, Deleuze cherche les conditions génétiques de
l’expérience, les conditions qui engendrent ou produisent réellement
l’expérience phénoménale au sens large (et non pas seulement l’objet de
la connaissance scientifique). Si l’on entend en revanche par « conception
transcendantaliste » de la philosophie toute entreprise philosophique qui
veut penser non pas le monde mais les conditions subjectives de la dona-
tion du monde, alors il faut dire que Deleuze opère une critique externe de
la notion de transcendantal, critique qui le rabat cette fois du côté du réa-
lisme et de la métaphysique. Car Deleuze veut penser le monde en même
temps que les conditions de sa donation, pour autant que le monde se
donne dans l’objet lui-même, c’est-à-dire pour autant qu’il y a un appa-
raître en soi ou une donation objective – ou réciproquement, qu’il y a un
sujet, une conscience ou un moi matériel. C’est ce qu’implique la concep-
tion deleuzienne de l’habitude comme synthèse passive.

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Deleuze, la donation objective

La modification de l’esprit et les synthèses passives

Chez Deleuze, la synthèse passive de l’habitude a pour formule : « la


répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change
quelque chose dans l’esprit qui la contemple ». Cette thèse est éminem-
ment paradoxale. Si nous considérons une répétition matérielle d’éléments
(A, A, A) comme chez Bergson, ou bien une répétition de cas (AB, AB,
AB) comme chez Hume, chaque présentation est parfaitement indépen-
dante puisque l’une ne survient pas sans que l’autre ait disparue. Or, si la
présentation d’éléments ou de cas est soumise à une règle de discontinuité
ou d’instantanéité, comment peut-il y avoir à proprement parler « répéti-
tion du même » ? Ou comme le dit Deleuze : « Comment pourrait-on dire
‹le second›, le ‹troisième›, et ‹c’est le même›, puisque la répétition se dé-
fait à mesure qu’elle se fait2 ? ». Tel est pourtant le paradoxe de la répéti-
tion : ne rien changer dans l’objet et modifier pourtant quelque chose dans
l’esprit qui la contemple. Autrement dit, quelque chose de nouveau appa-
raît dans l’esprit, bien que ce ne soit pas par l’esprit. De la sorte, lors-
qu’une cloche sonne, je m’attends désormais à entendre un autre coup ; ou
lorsque A apparaît, je m’attends désormais à l’apparition de B. Cette dif-
férence soutirée à la répétition définit ce que Deleuze appelle la « modifi-
cation de l’esprit ».
L’expression de « modification de l’esprit » est une allusion évidente à
Kant. Dans la Déduction transcendantale, celui-ci qualifiait ainsi toute
synthèse de la pensée en tant qu’elle s’opère nécessairement dans le temps
(Modifikation des Gemüts3). Au sens large, Deleuze ne dit pas autre chose
que Kant : toute synthèse suppose le temps et se fait dans le temps, toute
expérience est nécessairement une synthèse du temps. Dans Empirisme et
subjectivité et en référence à Hume, Deleuze définit ainsi la modification
comme la contraction ou la fusion d’instants successifs dans
l’imagination. Dans Différence et répétition et en référence à Husserl,
Deleuze affirme que cette contraction constitue le temps comme présent
vivant (rétention des instants passés et anticipation des instants futurs). La
modification donc n’est pas définie par une succession d’instants, mais

2. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 96.


3. Cf. E. Kant, Critique de la raison pure, Déduction transcendantale (AK IV, 77). Sur
le concept de modification, voir aussi E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps [1905], Paris, PUF, 2002, § 11. Dans ce texte, la modification
désigne l’opération continue par laquelle une perception actuelle (impression originaire) se
change en passé immédiat au sein du présent vivant de la conscience (rétention).

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par la fusion des instants successifs en une continuité vécue, celle du pré-
sent vivant.
En réalité, l’allusion à l’expression kantienne de « modification de
l’esprit » est à double tranchant. Certes, elle est bien pour Deleuze le
moyen de reprendre l’idée kantienne d’une synthèse de l’appréhension
dans l’intuition sensible. Mais cette reprise ne va pas sans un renverse-
ment, où l’arme se retourne contre Kant. Pour Deleuze, on ne peut pas
accepter l’alternative kantienne entre un moi doué d’une faculté synthé-
tique active et un moi défini comme pure réceptivité sans synthèse, la
répartition entre l’idéalisme transcendantal et le réalisme empirique, entre
un sujet constituant qui informe l’intuition au moyen des catégories et un
moi empirique qui est affecté par la chose en soi. « Il est impossible de
maintenir la répartition kantienne, qui consiste en un effort suprême pour
sauver le monde de la représentation : la synthèse y est conçue comme
active, et en appelle à une nouvelle forme d’identité dans le Je ; la passivi-
té y est conçue comme simple réceptivité sans synthèse4 ». Pourquoi un tel
refus ? C’est que, comme on l’a vu, la modification est une contraction ou
une synthèse qui se fait dans l’esprit mais non pas par l’esprit. Il s’agit
donc d’une synthèse passive. N’y a-t-il pas là pourtant une redoutable
difficulté ? Si la synthèse est dite active, il est vrai que nous paraissons
présupposer ce qui est en question, à savoir le sujet ou le moi comme fa-
culté synthétique. Mais à l’inverse, si la synthèse est dite passive, ne
sommes-nous pas désormais dans l’impossibilité de rapporter cette syn-
thèse à un quelconque sujet, puisqu’il n’y a aucun moi pour la faire ?
Cette redoutable difficulté, Maïmon l’avait rencontrée pour son compte :
en tentant de croiser les doctrines de Leibniz et de Kant dans sa théorie
des différentielles de conscience, il avait cherché à la surmonter en plaçant
l’origine de l’intuition dans une synthèse active mais inaperçue ; mais
dans tous les cas, on ne sort pas de l’alternative entre une réceptivité sans
synthèse et une faculté synthétique déjà constituée5. En réalité, pour De-
leuze, la difficulté peut être levée si l’on conçoit que l’activité du moi
découle de la synthèse passive comme un résultat qui n’était pas déjà don-
né. Autrement dit, l’essentiel est que, au lieu de présupposer une réceptivi-
té ou une faculté synthétique active déjà constituées, la synthèse passive
coïncide avec une genèse du moi. Bref, le moi est l’effet d’une synthèse

4. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 118.


5. Cf. S. Maïmon, Essai sur la philosophie transcendantale (1790), Paris, Vrin, 1989.
(Deleuze en eut connaissance à travers le dense commentaire qu’en fit Martial Gueroult :
cf. M. Gueroult, La philosophie transcendantale de Salomon Maïmon, Paris, Alcan, 1929).

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Deleuze, la donation objective

dont il n’est pas le principe. Au sens strict donc, Kant avait eu raison
d’affirmer que toute modification de l’esprit suppose le temps, mais il faut
ajouter que cette modification est une synthèse passive subreprésentative.
Deleuze s’éloigne ici de Kant pour se rapprocher du Husserl des années
1920-1930, qui défendait l’idée de synthèse passive, et pour se rapprocher
du Sartre des années 1930, qui défendait l’idée d’un champ transcendantal
impersonnel antérieur à la position d’un Je ou d’un Ego6.
Toutefois, Deleuze n’en reste pas là. Certes, l’appel à Hume et à Berg-
son permet de fonder l’idée de synthèse passive et ainsi de sortir de
l’alternative kantienne entre activité synthétique et réceptivité sans syn-
thèse ; certes, Deleuze y trouve le moyen de montrer que l’activité synthé-
tique du moi doit être engendrée dans une synthèse passive du temps qui a
valeur constituante. Mais il n’en reste pas moins que les exemples de ré-
pétitions empruntés à Hume et à Bergson se situent toujours à un niveau
perceptif qui présuppose des organes récepteurs déjà constitués (et
l’organisme comme pouvoir de contraction). Or, ce n’est pas seulement
l’activité synthétique du moi qu’on ne peut pas présupposer, c’est égale-
ment la passivité réceptrice, puisque les organes récepteurs doivent être
eux aussi engendrés comme tels. Par conséquent, la réceptivité comme
capacité à éprouver des affections doit à son tour être l’objet d’une genèse
immanente, le corps organisé doit à son tour être engendré sur la base
d’un corps dépourvu d’organes. Dans Logique du sens puis dans L’Anti-
Œdipe, le « corps sans organes » désignera ainsi cette corporéité anorga-
nique, ce pôle anorganique du corps qui conditionne toute réceptivité sen-
sible. Mais comment se constitue un organe récepteur sur ce plan
anorganique ? Pour Deleuze, la constitution d’un organe récepteur se con-

6. Deleuze s’éloigne de l’esprit du Husserl des Leçons pour une phénoménologie de la


conscience intime du temps de 1905 pour retrouver l’inspiration qui animera le Husserl des
années 1920 où, réhabilitant l’associationnisme humien, celui-ci développe l’idée
paradoxale d’une genèse passive et d’une synthèse précédant toute activité constituante.
Cf. E. Husserl, Expérience et jugement, Première section ; Méditations cartésiennes, § 38-
39 ; De la synthèse passive, Grenoble, Million, 1998. (Sur le problème de la genèse
passive chez Husserl, cf. J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de
Husserl [1953-1954], Paris PUF, 1990, Troisième partie ; sur la possibilité d’un
rapprochement entre Husserl et Deleuze, cf. N. Depraz, « L’empirisme transcendantal : de
Deleuze à Husserl », Revue germanique internationale, 13/2011, p. 125-148.) — Quant à
Sartre, on sait que « La transcendance de l’Ego » (1937) a constitué une référence décisive
pour la critique que Deleuze entreprend du sujet transcendantal de la tradition
phénoménologique (cf. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 120). Comme
on le verra plus loin, cet usage anti-phénoménologique de Sartre ne se sépare
probablement pas de l’interprétation que, dès les années 1940, Michel Tournier faisait de
Sartre dans « L’impersonnalisme ».

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fond avec la liaison des impressions. Ainsi la formation de l’œil comme


liaison de la lumière : « Un animal se forme un œil en déterminant des
excitations lumineuses éparses et diffuses à se reproduire sur une surface
privilégiée de son corps. L’œil lie la lumière, il est lui-même une lumière
liée7 ». Dans son entreprise de renversement du kantisme, il ne semble pas
que Jean-Luc Marion ait perçu la nécessité de pousser la critique jusque-
là8. Certes, dans Étant donné Marion perçoit bien la nécessité d’inverser la
hiérarchie kantienne entre le Je actif et le moi passif, c’est-à-dire
d’accorder la priorité à la passivité réceptrice (« je sens ») sur l’activité
constituante (« je pense ») (§ 25). Mais pour autant, dans sa théorie du
sujet comme « adonné », Marion se donne comme déjà constituée la ré-
ceptivité du moi qu’il faudrait au contraire engendrer, c’est-à-dire consti-
tuer effectivement au sein de la donation. En certains endroits, Marion
pressent la nécessité d’une genèse corrélative et simultanée du phéno-
mène et de la passivité réceptrice : ainsi par exemple, dans sa définition de
l’attributaire comme « écran » qui se constitue en même temps qu’il filtre
et manifeste la lumière (§ 26). Mais il n’en tire pas toutes les consé-
quences, puisqu’il n’en déduit pas la nécessité de poser un plan corporel
anorganique comme condition de toute donation.
Il est clair que, chez Deleuze, la genèse immanente de la réceptivité
renvoie à une synthèse passive plus profonde que la première. Dans la
mesure où les perceptions d’objet que nous avons supposent elles-mêmes
une contraction des qualités matérielles qui constitue l’organisme que
nous sommes, Deleuze en vient à distinguer deux niveaux de synthèse
passive : les synthèses passives perceptives (dites secondaires) qui ren-
voient à l’intuition sensible ou à la réceptivité (le moi passif comme facul-
té synthétique), et les synthèses passives organiques (dites primaires) qui
forment la condition de possibilité de la sensation ou de la réceptivité
(genèse immanente du moi passif). « Dans l’ordre de la passivité consti-
tuante, les synthèses perceptives renvoient à des synthèses organiques,
comme la sensibilité des sens, à une sensibilité primaire que nous sommes.
Nous sommes de l’eau, de la terre, de la lumière et de l’air contracté, non
seulement avant de les reconnaître ou de les représenter, mais avant de les
sentir9 ». La véritable essence de la modification de l’esprit est alors celle-
ci : constituer la condition de la sensation extérieure en général. « La pos-

7. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 128.


8. Cf. J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation [1997],
Paris, PUF, 2013, coll. Quadrige.
9. Ibid., p. 99-100.

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Deleuze, la donation objective

sibilité de recevoir des impressions ou des sensations en découle10 ». Ce


domaine des mille habitudes qui nous composent et déterminent
l’incessante modification de l’esprit, tel est aux yeux de Deleuze le do-
maine exploré par le nouveau roman, « modifications, tropismes et petites
propriétés11 ». Dans La Modification, Michel Butor exprime ainsi
l’imperceptible changement par lequel, au cours d’un voyage en train pour
Rome, un homme décidé à rejoindre sa maîtresse pour la faire venir à
Paris et refaire sa vie avec elle, renonce progressivement à sa décision
initiale, « métamorphose obscure » qui s’accomplit hors de la conscience
et de la volonté. De même, dans Tropismes, comme d’ailleurs dans toute
son œuvre, Nathalie Sarraute rend visible cette « pulsation secrète de la
vie », ces éléments inconnus et épars, ces sensations fugaces et amorphes
qui se dissimulent sous l’apparence des paroles et des gestes12. Enfin, dans
ses romans, Beckett « décrit l’inventaire des propriétés auxquelles des
sujets larvaires se livrent avec fatigue et passion : la série des cailloux de
Molloy, des biscuits de Murphy, des propriétés de Malone – il s’agit tou-
jours de soutirer une petite différence à la pauvre généralité, à la répétition
des éléments ou à l’organisation des cas13 ».
Pour autant qu’un sujet est constitué dans l’ordre de la passivité consti-
tuante, Deleuze peut en conclure qu’une âme ou un moi naît avec chacune
de ses habitudes organiques primaires, une âme contemplative qui con-
temple ce dont elle procède, un moi passif que toute action suppose. Cette
conception du moi est plus radicale que celle de Hume. Certes, le moi est
défini dans tous les cas comme un effet. Mais tandis que Hume le voyait
se former au niveau de l’habitude et de sa réflexion (c’est-à-dire au niveau
du rapport entre les synthèses passives secondaires et les synthèses ac-
tives14), Deleuze en assigne l’origine au niveau des synthèses passives
primaires. Par là, le domaine du moi passif devient coextensif à
l’ensemble du monde organique. « Il faut attribuer une âme au cœur, aux
muscles, aux nerfs, aux cellules, mais une âme contemplative dont tout le

10. Ibid., p. 118 (nous soulignons).


11. Ibid., p. 107-108.
12. Cf. M. Butor, La Modification, Paris, Minuit, 1957/1980, p. 234 (voir en particulier
les chap. VIII et IX). — Cf. N. Sarraute, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,
1996, p. 1652.
13. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 107-108.
14. Cf. G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953, p. 59 : « Ce qui
constitue le moi, en fait et maintenant, c’est la synthèse de l’affection même et de sa
réflexion, la synthèse d’une affection qui fixe l’imagination et d’une imagination qui
réfléchit l’affection ».

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rôle est de contracter l’habitude. Il n’y a là nulle hypothèse barbare, ou


mystique : l’habitude y manifeste au contraire sa pleine généralité, qui ne
concerne pas seulement les habitudes sensori-motrices que nous avons
(psychologiquement), mais d’abord les habitudes primaires que nous
sommes, les milliers de synthèses passives qui nous composent organi-
quement15 ».

La coextension de la pensée à l’ensemble de la nature

Devons-nous conclure du concept deleuzien de synthèse passive que la


donation des phénomènes est coextensive au monde organique, à
l’ensemble du vivant ? Sur ce point, Deleuze semble entretenir
l’équivoque : tantôt il suggère que la synthèse passive se limite au do-
maine du vivant en tant qu’elle constitue la genèse d’une sensibilité pri-
maire organique, tantôt qu’elle est coextensive à l’ensemble de la réalité
physique (la nature matérielle et inorganique y compris). Ainsi lorsqu’il
invoque après Samuel Butler les tissus corporels aussi bien que les
plantes, l’organe du cœur aussi bien que la croissance du froment, De-
leuze semble étendre le domaine de l’âme contemplative et du moi passif
jusqu’aux frontières du vivant, et exclure du même coup les éléments
matériels, l’eau, la terre, la lumière et l’air, lesquels seraient des objets de
contemplation ou de contraction sans pouvoir être eux-mêmes des âmes
contemplatives ou des moi passifs16. C’est en ce sens, d’ailleurs, que De-
leuze peut isoler une « répétition matérielle et nue », celle d’instants suc-
cessifs et indépendants en soi. En revanche, lorsque Deleuze affirme après
Plotin que « tout est contemplation, même les rochers et les bois, les ani-
maux et les hommes », même la terre, les pyramides et les atomes, il
semble indiquer qu’une synthèse passive s’opère aussi au niveau inorga-
nique, et donc que toute matière participe à la pensée17. C’est donc à la
lettre que l’on peut comprendre que, du haut de ces pyramides, quarante
siècles nous contemplent.
Mais comment comprendre la coexistence de ces deux points de vue,
l’un qui étend le moi passif jusqu’à l’organique, l’autre qui le pousse
jusqu’à la matière inorganique ? C’est que, comme Deleuze le montrera
avec Bergson et avec Leibniz, la matière n’est jamais absolument iden-

15. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 101.


16. Ibid., p. 100-108. Cf. S. Butler, La vie et l’habitude, Paris, NRF, 1922, p. 86-87.
17. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 102. Cf. Plotin, Traité 30 (III, 8).

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Deleuze, la donation objective

tique à l’espace inerte et homogène dans lequel nous nous la représentons,


mais présente au contraire un rapport intrinsèque au mouvement et au
temps qui fonde son « affinité […] avec la vie, avec l’organisme18 ». À ce
titre, la limite entre l’inorganique et l’organique, et même entre la matière
et l’esprit, est illocalisable. Les conséquences en sont extrêmes. D’une
part, sous cette condition, Deleuze peut invoquer une « vitalité non-
organique » et étendre la présence de l’âme à l’ensemble de la phénomé-
nalité : toutes les choses ont une âme, toute chose est un moi passif. En ce
sens, le concept de phénomène se soustrait à sa définition kanto-
husserlienne : ce n’est plus une apparition renvoyant à une conscience à
laquelle il apparaît, c’est une « conscience élémentaire » ou un « sujet
larvaire » en qui l’être égale l’apparaître (il apparaît en soi, il se donne
objectivement19). D’autre part, l’extension de l’âme contemplative à toute
la nature phénoménale a pour conséquence que tout phénomène participe
à la puissance de penser : la Nature ne s’extériorise pas sans en même
temps se contracter dans la Pensée (action et contemplation). En ce sens,
chez Deleuze, il y a une coextension de la pensée à l’ensemble de la na-
ture phénoménale, organique comme inorganique.
L’essence de la modification est telle qu’une conscience élémentaire se
constitue chaque fois que la répétition d’un élément ou d’un cas se trouve
retenue ou contractée dans l’esprit qui la contemple, c’est-à-dire tout
aussi bien chaque fois qu’une impression marque le corps sur lequel elle
agit. La conscience élémentaire est cette différence contractée dans
l’actuel, différence qui est à la fois condition et objet de la sensation. Il
tient à l’essence de la chose que Deleuze puisse employer indifféremment
le langage idéaliste de la contemplation spirituelle ou le vocabulaire maté-
rialiste du marquage des corps. La naissance des phénomènes dans la syn-
thèse passive désigne en effet le « lieu » où s’opère la scission entre
l’esprit et la matière. Le phénomène est lui-même une telle synthèse para-
doxale. Suivant Deleuze, toute phénoménalité est donc double, à la fois
réalité spatio-temporelle et conscience élémentaire. « Tout dynamisme
spatio-temporel est l’émergence d’une conscience élémentaire […]. Il ne
suffit pas de dire que la conscience est conscience de quelque chose, elle

18. G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 9 (voir aussi
p. 106). Voir aussi G. Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 18-22 ; G.
Deleuze & F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 200-201.
19. Cf. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, « Alfred Jarry, un
précurseur méconnu de Heidegger », p. 115-121. — Sur le paradoxe d’un être égal à
l’apparaître, cf. P. Montebello, Deleuze. La passion de la pensée, Paris, Vrin, 2008,
« Chapitre VII : Le paradoxe de l’apparaître en soi ».

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est le double de ce quelque chose, et chaque chose est conscience parce


qu’elle possède un double20 ». Ainsi, si les roches, les plantes, les animaux
et les hommes ont un corps matériel, les corps matériels ont réciproque-
ment une âme ou une conscience, même s’il s’agit d’une « mens momen-
tanea » ou d’une « conscience élémentaire ». Même dans la matière la
plus inerte insiste une pensée, bien qu’il s’agisse d’une pensée inhibée,
latente, conscience dite « élémentaire » car encore adhérente aux éléments
matériels, et donc inconsciente d’elle-même.
On ne dira donc pas « toute conscience est conscience de quelque
chose », mais « la conscience est quelque chose », « toute chose est une
conscience », ou encore « l’objet est une conscience ». Ces formules sont
la marque indélébile de la philosophie de Michel Tournier sur Deleuze,
Tournier qui, dans un texte proprement extraordinaire de 1946, posait les
bases d’un « idéalisme objectif » où les termes de chose et de conscience
devenaient réversibles21. Mais ces formules sont aussi une manière de dire
que, contre toute critique hâtive du corrélationnisme, même les événe-
ments survenus avant l’apparition de l’homme sur Terre sont des événe-
ments qui sont apparus, qui ont été donnés dans une conscience, c’est-à-
dire qu’il y a une donation à même la matière, une apparition en soi, une
donation en soi ou objective. Dans la critique fourre-tout que Quentin
Meillassoux fait du « corrélationnisme », c’est cette possibilité d’une do-
nation objective qu’il semble ne pas avoir envisagée. Outre qu’il hésite
constamment sur la définition du sujet de la donation (qualifié tantôt de
« conscience », tantôt de « pensée », tantôt d’« homme » ou
d’« humain »), Meillassoux rive la question de la donation à celle d’un
sujet qui reste extérieur à la chose22. Or, les deux questions sont liées,
puisque la conception que l’on se fait de la donation dépend de la nature
du sujet auquel le phénomène apparaît. Mais surtout, rien n’interdit que la

20. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 284.


21. Cf. M. Tournier, « L’impersonnalisme », Espace, n° 1, Paris, 1946, p. 52 :
« Puisqu’il apparaît d’une part, qu’un objet n’existe que si la lumière se pose sur lui,
d’autre part, que cette lumière n’a elle-même d’existence que par les objets qui
l’offusquent, faisons rentrer la lumière dans la définition même des objets, intériorisons la
aux objets, substituons à l’image d’objets éclairés du dehors, celle d’objets
phosphorescents par eux-mêmes, cette phosphorescence leur étant essentielle : la source de
lumière devient inutile. Pour sortir des métaphores, identifions la conscience et la chose
dont elle est conscience, posons que la conscience est son objet et le problème de la
connaissance sera résolu, il ne se posera même plus puisque le sujet-connaissant sera
aboli ».
22. Cf. Q. Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, 2006.

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connaissance scientifique des événements « ancestraux » (c’est-à-dire,


d’après Meillassoux, survenus avant l’apparition de l’homme sur Terre)
engage un témoin qui ne soit pas une conscience humaine mais qui soit un
témoin matériel contemporain de l’événement lui-même, et qui vaille
après-coup pour le scientifique comme trace ou signe de l’événement. Et
par exemple, aujourd’hui encore c’est la Terre qui est le premier témoin
de la crise écologique qu’elle traverse, de sorte que cette crise est un pro-
blème pour elle avant d’être un problème pour l’humain.
S’il y a une conscience élémentaire qui se forme au sein de chaque ac-
tualisation, qui double chaque réalité phénoménale, il faut donc en tirer la
conséquence suivante : il n’y a rien qui ne soit pas donné dans une cons-
cience. Certes, cette conséquence s’accompagne d’une triple réserve :
qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une conscience réflexive, parce qu’il
s’agit d’une conscience élémentaire ou embryonnaire ; que cette cons-
cience n’est ni extérieure à la chose ni confondue avec elle, parce qu’elle
l’accompagne ou la double ; qu’elles ne coïncident donc pas, ne
s’identifient pas, parce que la chose et la conscience correspondent aux
deux mouvements de la nature, son extériorisation dans la phénoménalité
(explication) et son intériorisation dans la pensée (contraction). Ces ré-
serves mises à part, on aurait en tout cas tort de prendre pour donnée ou
pour fondée l’opposition entre d’un côté des philosophies du sujet ou de la
donation héritières de Kant et de l’autre des philosophies métaphysiques
ou réalistes anti-kantiennes – entre une connaissance des conditions de la
donation subjective des choses et une connaissance des choses en soi – car
il faut au préalable déterminer l’extension et les modalités de la donation.
Or, si la donation commence « avant » l’homme, avec l’animal, la plante,
les roches, la terre, et même avec toute chose de l’univers – si l’on va
jusqu’à affirmer que toutes les choses sont données en elles-mêmes et sont
du même coup des sujets, des consciences ou des moi (fussent-ils lar-
vaires, élémentaires ou passifs) – c’est l’alternative tout entière qui se
dissout. Mais si l’alternative se dissout, le problème rebondit. Et ce rebond
n’a d’autre enjeu que la réforme et l’accomplissement de la philosophie
transcendantale – au-delà de l’humain, et au niveau de la nature tout en-
tière.

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