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De ses principales œuvres, on peut citer: Alcools, Les Peintres cubistes, Le Poète assassiné,
Calligrammes, posthumes- Il y a, Poèmes secrets à Madeleine, Le Guetteur mélancolique, Tendre
comme le souvenir, Ombre de mon amour.
Dans la première hypostase du poète, domine l'allure mélancolique, voire même élégiaque des
vers. L'expression parfaite de cette création est le poème Le Pont Mirabeau (Alcools), l'un des plus
beaux qui soient. Il chante l'écoulement éternel de La durée, figurée ici par „l'eau courante” de la
Seine, face à laquelle demeure monumentale la triste joie du poète: Sous le Pont Mirabeau coule la
Seine /Et nos amours /Faut-il qu'il m'en souvienne /La joie venait toujours après la peiné // Vienne la
nuit sonne l'heure / Les jours s'en vont je demeure.
Le refrain du poème ainsi que l’emploi du subjonctif sans que apportent une idée d’archaïsme
et une musicalité discrète. La suppression de la ponctuation, par contre, y ajoute une nuance moderne.
Un autre élément de modernité consiste dans la manière d’Apollinaire de construire les images (dans
Le Pont Mirabeau il construit une architecture à trois niveaux: le pont des bras des amoureux, le
Pont Mirabeau où ils se trouvent et la Seine qui coule en bas). Le propre d'Apollinaire est
justement l'élaboration des images assez vastes, que développent leurs termes agencés (îmbinaţi,
combinaţi) dans des relations fortes complexes. Il en est ainsi de la plupart des poèmes d'Alcools.
Quoi qu'il en soit, Zone représente un tournant dans l'évolution du discours poétique dans son
ensemble. Comme le peintre cubiste, Apollinaire opère une dislocation, mais celle-ci est plus
profonde, puisqu'elle touche l'être même du poète: il s'adresse à lui-même par le pronom tu, se
déclarant dès le départ : „À la fin tu es las de ce monde ancien”. Tout au long du poème il y a un
festival compliqué de pronoms où domine ce tu — moi. Tout se passe comme si le moi se jetait au
monde en riant et en pleurant à la fois; ensuite, dans l'acte même de récriture, il perçoit ce spectacle et
se revoit multiplié dans l'espace et dans la durée, tout en concentrant les segments par une technique
simultanéiste. Mais l'effet est plus profond que dans la peinture et ce n'est pas par hasard que le poète
invoque des volumes: „Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-
de-vie […] Adieu /Adieu /Soleil cou coupé”
Cette fin de l’adieu est marquée d'abord par la circularité entre le comparant vie pour alcool et
sa reprise comme comparé, déterminé dynamiquement par le comparant eau-de-vie, lui-même
synecdoque pour alcool. Autrement dit, la peinture langagière d'inspiration cubiste s'enrichit par un
vertige à la Van Gogh. Le cri d'adieu apporte une image démentielle: Soleil cou coupé, qui revient
d'une manière obsédante chez Apollinaire.
La structure d'Alcools repose sur l'alternance hétéroclite entre des poèmes très concentrés et
d'autres qui s'étendent sur plusieurs pages; il en est ainsi de la fin de ce recueil.
Certains calligrammes reposent sur la simple mise en page. Le poète choisit un seul fragment
de texte qu'il dispose de manière à figurer tel ou tel objet ou même un acte quel conque. On peut
mentionner à cet égard le poème Fumées, qui insère une phrase reproduisant la forme d'une pipe:
Mais après cette notation qui se veut banale, le poète s'adresse à soi-même dans la partie finale
et celle-ci renferme des images imbues de poéticité: „Tu t'étends comme un dieu fatigué par l'amour/
Tu fascines les flammes/ Elles rament à tes pieds/ Tes feuilles de papier”
Le poète réalise aussi des calligrammes totalement figuratifs. C'est le cas du poème II pleut
qui est écrit sous forme de lignes presque verticales reproduisant la chute des gouttes de pluie. On a
l’impression de regarder un dessin représentant des fils de pluie. La lecture en est difficile, mais bien
récompensée. La première „chute” dit: „il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes
même dans le souvenir”.
L'invention y est totale: le poète rompt avec la tradition de la mise en page routinière; il
choque brutalement par la vue d'une page où effectivement les lettres représentent des gouttelettes
d'eau; on a même l'impression d'y sentir le frais parfum de la pluie. En même temps, le texte se
concentre dans des énoncés courts et très denses au point de vue sémantique. Il a l'air d'une maxime,
qui, en l'occurrence est enrichie par une image inédite, douée d'une force de suggestion extraordinaire.
Mais les calligrammes qui valorisent complètement l'iconicité sont ceux qui reproduisent le
contour des objets. C’est le cas de Coeur, couronne et miroir. Apollinaire choisit des images qui sont
pleinement symboliques: le coeur comme métonymie de la vie, la couronne comme métonymie de la
royauté et le miroir qui reproduit „graphiquement” le nom du poète, l'ensemble se rattache au fond à la
personne de celui qui écrit.
Quant au sens de la lecture: dans les calligrammes qui renferment des courbures on lit de
droite à gauche, dans le sens des aiguilles d'une montre, donc dans le sens inverse de la lecture linéaire
courante.
Le poème La Colombe poignardée et le jet d'eau est plus complexe et il évoque les amours et
les amitiés du poète. Les vers jaillissent d'un centre comme les jets d'eau, ce qui, par rapport à d'autres
images, introduit une forte dose de dynamisme.
Les formes peuvent être plus sophistiquées encore, c'est le cas de La Cravate et la montre.
Avec les calligrammes écrits à la main, le poète ajoute un nouvel élément d'authenticité, cette fois-ci,
celle de sa propre calligraphie, qui apparaît comme une sorte d'autographe, à plus forte raison que le
texte s'adresse directement à quelqu'un.
D'autres poètes se sont essayés, dans ce genre de poésie, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours.
Seulement, dans le cas d'Apollinaire il s'agit de tout un programme artistique, ses Calligrammes sont le
corollaire de la technique cubiste employée dans ses poèmes - superposition de plusieurs plans et
même de plusieurs modes d'expression artistique. Aux techniques cubistes qui régissent les images
d'Apollinaire s'ajoute un rythme d'ensemble, Apollinaire construisant ainsi une musique cubiste.
On peut remarquer deux étapes dans l'évolution de la réflexion de Camus: il y a, dans une
première étape, le sentiment de l'absurde existentiel et le sentiment de la solitude individuelle –
l’étape existentialiste. L`individu se retrouve seul au milieu d'un monde absurde car rien ne le fait
appartenir à un système de valeurs communes. Les oeuvres qui illustrent le mieux cette étape sont Le
Mythe de Sisyphe (essai philosophique) et le roman L`Etranger. La seconde étape marque l’évolution
de Camus vers la solidarité humaine. Le monde ne cesse d'être absurde, l'existence individuelle non
plus, mais il y a des moments limite dans la vie lorsque l`individu se voit, malgré lui, lié à la
communauté humaine, en général, par le sentiment de solidarité. Cette nouvelle attitude est illustrée
par l'essai philosophique L'Homme révolté et le roman La Peste.
Dans Le Mythe de Sisyphe le tragique est pleinement présent dans l’intrigue. L’essai est
construit à partir du sentiment de l’absurde, de ce qui est ressenti comme doué de non-sens. Devant
l’évidence du malheur, la solution à adopter n’est pas le suicide ; on doit d’abord accepter cette
condition sans se décourager et tenter de lutter contre l’absurde. Pour cela il faut refuser de se laisser
trompé par les valeurs établies par la morale traditionnelle. Du point de vue de l’évolution, le
sentiment de l’absurde est comme un déclic produit lorsque l’homme réalise le caractère inévitable de
sa fin. Face à cette situation sans issue, l’homme absurde doit toujours se trouver dans un état de
révolte, car le combat mené contre les évidences de l’échec est cependant une victoire. Finalement,
cette attitude partie d’une existence absurde affirme non pas une victoire définitive, mais un état de
satisfaction, d’accomplissement : „Il faut imaginer Sisyphe heureux !”
La Peste est considéré l’un des plus importants romans de la Résistance française
pendant l’occupation nazie. Le roman est d’abord la chronique d’une épidémie de peste, éclatée à
Oran, retracée par un médecin, mais il est aussi le récit d’un psychologue et d’un moraliste qui
analysent les réactions individuelles ou collectives. Peu à peu, les uns et les autres font, dans le
malheur, l’apprentissage de la solidarité.
On présente, d’une manière réaliste, les premiers signes de l'épidémie, son évolution et,
parallèlement, la naissance de la solidarité humaine devant le mal menaçant la communauté. Les
personnages principaux du roman sont: le docteur Rieux, Tarrou et le journaliste Rambert. Les
premiers deux sont fraternellement unis par le même désir de soulager la douleur de leurs semblables;
ils sont deux intellectuels révoltés contre toutes les formes de la mort. Le journaliste Rambert, dont la
fiancée l’attend à Paris, a été surpris par la peste, dans la ville d’Oran, pendant un reportage. Il veut
s’échapper de la ville maudite (il avait la perspective d’un bonheur individuel), mais le moment même
où il a la possibilité de s’en échapper il change d’avis et décide d’y rester afin d’aider ses semblables
dans la lutte contre la peste. Son explication a été qu’il pouvait „avoir de la honte à être heureux tout
seul”. C’est le moment où il devient évident que le mot clef de la pensée de Camus n’est plus le mot
„solitaire”, mais „solidaire”.
La conclusion qui en résulte est que, malgré l'absurde, malgré l'absence de tout argument
("rien ne vaut qu'on se détourne de ce qu'on aime"), on se sent solidaire avec l`humanité
malheureuse. On a voulu voir dans l'épidémie de peste qui a frappé la communauté d'Oran, le
fascisme qui venait d'être écrasé en Europe après avoir produit de nombreux dégâts- stricǎciuni- et
victimes (le roman paraît en 1947). La Peste se présente comme une lecture univoque appauvrissante
car (tout comme la pièce d'E. Ionesco, Les Rhinocéros) le symbole de la peste est beaucoup plus riche:
il renvoie à n'importe quel phénomène qui pourrait mettre en danger l'humanité.
Dans une première étape, l’orientation poétique de Rimbaud a été celle du Parnasse, suite à
l’influence de son professeur de rhétorique. Grâce à Georges Izambard, Rimbaud découvre les
célébrités parnassiennes et devient admirateur des poètes parnassiens et romantiques. Très vite, il
change son orientation poétique, conteste totalement l’expérience lyrique de ses précurseurs, des
romantiques surtout, et renouvelle entièrement l’acte de la création poétique.
C’est dans la Lettre du Voyant que Rimbaud affirme son rejet de la „poésie subjective” et
exprime sa nouvelle conception de la poésie et du moi créateur. Le premier problème qu’il s’y pose est
celui du moi poétique qui, tandis que pour les romantiques s’identifie souvent au moi personnel et
biographique du poète, pour Rimbaud est un autre: „...JE est un autre... Je dis qu'il faut être voyant,
se faire voyant.”. À la différence des romantiques, il croit que la partie de l’esprit qui réalise la
création, „le moi créateur” n’a rien à faire avec l’expérience quotidienne et qu’il s’agit d’un autre moi,
profond, impersonnel. D’autre part, le poète doit être ou „se faire voyant” par „un long, immense et
raisonné dérèglement de tous les sens”. Ce „dérèglement” torture la chaire et les forces de l’artiste et
pour parvenir à la poésie, le poète doit avoir confiance dans ses forces et dans sa foi.
L’affirmation „...JE est un autre...” peut aussi être comprise tout en l’approchant d’une autre de
la même Lettre, car le poète voyant „arrive à l’inconnu!”. Cet „autre” n’est donc que l’inconnu, ou,
autrement dit, l’inconnu est un autre de nous-mêmes, du moi poétique et pour parvenir à la
poésie, il faut descendre dans les profondeurs du sous-conscient. La force poétique est déclenchée
par une auto-mutilation, par la torture du moi habituel. C’est ainsi que „le voyant” devient „le grand
malade, le grand criminel, le grand maudit” et „le Suprême Savant!”, „car il arrive à l’inconnu”. Le
processus par lequel il arrive à l’inconnu c’est le langage. L’important pour le poète est de „trouver
une langue”, du reste „toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra!”, car cette
langue résumera tout „parfums, couleurs, sons” de la pensée.
„...JE est un autre...” est la proposition qui définit la structure de la poésie rimbaldienne.
Mais dans cette proposition il n’y a pas seulement une signification; elle reçoit des acceptions
différentes en fonction du niveau sémantique auquel elle s’inscrit.
Les premières poésies de Rimbaud ne sont pas autre chose que l’expression d’une recherche
de l’extase charnelle. Les Poésies sont visiblement travaillées par les „rousseurs amères de l’amour”;
leur intérêt premier tient justement à ce que l’amour s’y enveloppe d’amertume, s’y colore de
réprobation. Tout s’y passe comme si l’érotisme y subissait une condamnation, y entraînait le dégoût.
Cette „mauvaise foi” se manifeste dans le goût de la fabulation de Rimbaud, spécialement dans
l’hyperbolisation des êtres, des objets, tout en leur conférant une auréole de légende, le plus souvent
grotesque, monstrueuse.
Une Saison en Enfer est peut-être comme Paul Verlaine l’a prétendu une „prodigieuse
autobiographie spirituelle” de Rimbaud. L’écriture chaotique est sans cesse traversée par une
multiplicité de voix intérieures. Le locuteur y crie sa souffrance, son expérience intime. Le poète a
compris qu’il ne pouvait pas voler „le feu” pour lui seul – il faut mentionner que chez Rimbaud, le
poète est un voleur de feu, un Prométhée, et il est chargé par l’humanité de rapporter de „là-
bas” (de l’inconnu) „de nouvelles formes de langage” –, la poésie. Une „ardente” patience est
indispensable pour que la défaite ne soit pas définitive.
Régulièrement aphasique ou traversé par des cris de haine contre l’Église (sa poésie se
radicalise encore, devient de plus en plus sarcastique : Les Pauvres à l’église), contre la société du
XIX-e siècle qui enferme l’individu, Rimbaud fait part au lecteur de ses échecs: échec amoureux – et
on peut penser à sa relation avec Verlaine, mais aussi au fait que pour lui „l’amour est à réinventer”,
échec de sa démarche de „Voyant” – c’est un être qui seul a voulu se damner pour retrouver le vrai
sens de la poésie. Les poèmes écrits par la suite, presque toutes ces Illuminations s’achèvent par
l’irruption de la „réalité rugueuse à étreindre”.
Il faut mentionner aussi qu’avant de se forger un nouveau langage poétique, Rimbaud traverse
une étape créatrice, celle du recueil Poésies où il se révolte contre la tradition romantique. Il le fait
généralement en s’en prenant aux plus connus thèmes, motifs, stéréotypies propres à ce courant. Cette
attitude est tantôt agressive à l’excès, tantôt très subtile, comme dans le sonnet Le dormeur du val -
inspiré par la guerre franco-prussienne, qui est construit sur deux plans: un plan apparant et en quelque
chose trompeur et un plan plus profond, qui engage le dialogue contestataire avec l’écriture
romanesque.
La poésie lyrique accorde une place prééminente à la première personne du singulier. Rimbaud
aime à donner de lui une image mythique et, corrélativement, il gomme ou brouille dans ses poèmes
les références biographiques propres à en éclairer le sens. L’utilisation d’un matériau biographique est
incontestable (il en sera d’ailleurs de même jusque dans Une saison en enfer et les Illuminations, avec
les allusions qu’on peut y trouver à la vie commune avec Verlaine, notamment).
Ma Bohême évoque les fugues de l'automne 1870, occupe une place à part dans les premières
poésies de Rimbaud. Cette pièce justement célèbre semble représenter le moment où le jeune poète
prend conscience des virtualités mythiques de son expérience récente et commence à construire
délibérément sa propre légende. Rimbaud s'y peint comme un enfant-vagabond, un troubadour en
guenilles, un "clochard céleste". Il ébauche en peu de mots toute une thématique que l'on retrouve
dans l'œuvre entière : la révolte, l'attrait du voyage, le choix de la pauvreté, l'enfance orpheline, la
mère-nature, les amours inventées, la métamorphose magique du quotidien, la poésie comme projet de
vie, comme projet pour changer la vie.
Entre temps, cette image mythique de soi aura été soumise à un traitement dramatique, avec
les motifs récurrents de l'échec devant l'absolu, du désenchantement après l'extase, de l'adieu au
monde et à la poésie même. Au terme d'une rude initiation, l'enfant-poète sera devenu le Voyant "rendu
au sol", l'artiste désabusé sur le compte de son art, évolution sans aucun doute conforme à l'expérience
vécue du jeune homme mais stylisée, systématisée.
Une saison en enfer est la seule oeuvre que Rimbaud ait jamais fait éditer, dans un volume
séparé. Une saison en enfer, œuvre présentée implicitement comme une autobiographie sui generis, où
l'auteur-narrateur se traite lui-même comme un personnage déprécié et haï. On y retrouve le thème de
l'enfance, si constant dans l'œuvre de Rimbaud : le sujet lyrique ne cesse d'y être présenté comme un
"enfant" dont les poèmes épousent partiellement la vision des choses mais c'est pour mieux s'en
désolidariser "par une sorte de mimesis du vieillissement qui confère au sujet une maturité, une
expérience (de la mer, de la vie) que Rimbaud ne possède que par l'esprit et l'imagination".
Prologue d'Une saison en enfer (avril-août 1873) le lecteur qui ouvre Une saison en enfer
rencontre d'abord cette pièce sans titre.( Le texte est le début d'une oeuvre d'une trentaine de pages, en
prose, intitulée Une saison en enfer. Le livre est annoncé comme "quelques hideux feuillets de mon
carnet de damné".) Découpée en brefs alinéas, saturée d'allégories et de métaphores, d'effets
phonétiques et rythmiques, elle évoque la poésie aussi bien que la prose. Malgré ce style singulier, le
texte possède à la fois les caractéristiques traditionnelles d'un prologue théâtral. Comme dans un
préambule d'autobiographie, on peut trouver ici une dédicace (à Satan), l'annonce d'un genre ("ces
quelques hideux feuillets de mon carnet de damné"), l'annonce d'une problématique, c'est-à-dire ici
d'une réflexion ayant pour enjeu le choix entre deux options de vie contradictoires :
− "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" / "Tu resteras hyène etc..." (c'est la persévérance
dans la négation violente des valeurs établies).
Stratégies d'approche du texte rimbaldien : Un lecteur qui ouvre pour la première fois Une
saison en enfer et découvre ce prologue sera probablement frappé par son allure insolite. Le langage
est très imagé, elliptique, l'auteur sautant d'une image à une autre sans développer. Le langage est
allusif.
Type de texte : Le texte se présente comme une narration au passé, principalement conduite
dans le système des temps dit "du discours" (présent - passé composé - futur). Sa progression est
balisée par une série d'indicateurs temporels : "jadis", "un soir", "le printemps", "tout dernièrement".
Cependant, à y regarder de plus près, on est frappé par l'hétérogénéité de ces quatre moments du récit.
Le premier mot ("jadis") évoque la temporalité des contes : c'est un passé lointain et indéfini, un
souvenir incertain ("si je me souviens bien") et que l'on est tenté pour cette raison de situer dans
l'enfance du narrateur, évoqué au travers d'une représentation conventionnelle du bonheur (métaphore
du "festin", le banquet de la vie). L'indication suivante ("un soir") n'est pas réaliste : elle fonctionne
plutôt comme un symbole affectif, le soir opposé au matin, la tristesse d'un crépuscule opposée au
temps heureux du commencement, hypothèse confirmée par le sens de la phrase : "j'ai assis la Beauté
sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère". Dans cette première partie, le texte semble donc nous
parler d'un passé mythique raconté dans le style des contes. Au contraire, les indications suivantes
encouragent le lecteur à une interprétation biographique faisant référence de façon moins imprécise au
passé récent de l'auteur. C'est déjà vrai pour la mention "Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de
l'idiot", qui semble désigner le dernier printemps précédant l'écriture du livre. Peut-on donner à cette
indication une interprétation biographique précise?
Le texte est donc d'abord un texte narratif, mais la suite de notre étude nous permettra de
relativiser considérablement cette caractérisation.
La fin du texte introduit un interlocuteur inattendu : Satan. Le prologue d'un récit
autobiographique est d'habitude détaché de l'action proprement dite et s'adresse au lecteur (parfois
aussi à Dieu, comme dans les Confessions de Rousseau). Ici, c'est à Satan que le narrateur s'adresse, et
c'est à lui qu'il semble dédier le livre : "je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de
damné". L'action semble donc engagée, puisque le narrateur se présente déjà aux prises avec le maître
des enfers. La relation de domination est indiquée par le jeu du tutoiement et du vouvoiement : "tu
resteras hyène / je vous en conjure". Le dialogue est rendu pittoresque par un rendu théâtral de la
psychologie des personnages : brutalité du maître ("tu resteras hyène ... gagne la mort..."), obséquiosité
du subordonné ("cher Satan"). Voilà qui contribue encore à la dramatisation précédemment
mentionnée.
Nous avons donc affaire ici à un récit doublé d'un discours, d'une forme souple
d'argumentation. On peut donc dire que ce texte est à la croisée du récit, du discours et du dialogue
théâtral (ce qui explique par parenthèse que la Saison ait été à plusieurs reprises présentée sur scène
sous une forme intermédiaire entre le récital poétique et le spectacle théâtral).
Genre littéraire : ce début d'ouvrage annonce une forme de récit autobiographique , au cours
duquel l'auteur va tenter d'éclairer par un retour sur le passé des événements récents de sa vie. Le
terme utilisé par Rimbaud à la fin du texte, "carnet de damné", va aussi dans ce sens (même si la
Saison, n'a rien d'un véritable journal intime, Nous pouvons dire que nous avons affaire ici à une
forme originale d'autobiographie poétique.
Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud expose son programme poétique : "Je
dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et
raisonné dérèglement de tous les sens". Ainsi, "il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait
par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues". Le Bateau ivre apparaît comme la
transposition allégorique de ce programme. L'écriture du poème est elle-même conçue comme une
illustration du "dérèglement de tous les sens". Rimbaud s'appuie sur un canevas réaliste relativement
simple, une série de tableaux de mer inspirés par ses lectures : reflets du soleil dans la mer, accidents
atmosphériques, coucher du soleil, la nuit et l'aube sur l'océan. Le Bateau ivre entraîne le lecteur dans
un ballet aux changements de décor étourdissants. Sous l'effet de l'irréalisme brutal des images, le
spectacle tourne au fantastique. La mer devient symbole de l'Inconnu. Le naufrage est décrit comme la
plongée voluptueuse dans un monde édénique, où le poète peut enfin habiter "dans la plénitude du
grand songe”. Toutes les ressources du langage poétique sont mises à contribution pour entraîner le
lecteur dans cette fête des sens et lui donner l'impression du nouveau : jeux de sonorités, rythmes
berceurs, couleurs crues, associations de mots inattendues, mots rares ou inventés, effets
synesthésiques, métaphores insolites.
Un naufrage décrit comme une libération Le début du Bateau Ivre est tout simplement le récit
d’un naufrage. On peut comprendre que la haute mer représente pour le bateau ce qui lui était jusqu’ici
interdit, l’aventure, le goût du risque. le bateau se sentait esclave du fleuve trop calme, de son
équipage, de sa cargaison. Maintenant il est libre.
L’ivresse de la liberté . La rencontre violente avec la mer est saluée comme une fête sauvage.
Les strophes 3 à 5 portent jusqu’à l’ivresse cette joie d’être libre. C’est l’ivresse de la liberté, ivresse
au sens de joie intense, euphorie. Des métaphores personnifiant le bateau évoquent des sentiments
humains joyeux .
Les risques de la liberté : Le passage exprime donc la fascination du poète pour l’aventure,
fût-ce au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il s’agit à travers le « bateau
ivre »
Ceux qui tentent de caractériser le style de Rimbaud utilisent souvent des termes voisins :
brièveté, vivacité, intensité. Paul Valéry décèle dans le style des Illuminations un art de déjouer
l'attente du lecteur par des associations de mots (substitutions insolites, juxtapositions elliptiques) qui
produisent sur celui-ci "des effets de choc ou explosifs" et possèdent un "remarquable pouvoir
excitant".
Suzanne Bernard reconnaît dans les Illuminations le modèle du "poème en prose intense et
rapide" et Michel Murat identifie ainsi ce qui fait « l’allure la plus caractéristique du recueil : un style
éruptif, elliptique, intensément scandé » .
Honoré de Balzac
Projette Les Etudes sociales, dont Les Etudes de mœurs sont la plus basse assise. La seconde
assise sont Les Etudes philosophiques. La dernière sont Les Etudes analytiques.
Les scènes de la vie privée sont essentiellement axées sur la question du mariage: le choix du
conjoint, les unions disproportionnées ou mal assorties, les dégoûts et les haines qui ne
résultent, les embûches du contrat, la manière de conduire son ménage, l’équilibre à maintenir
entre la vie privée et la vie sociale, les douleurs de l’abandon, l’incompatibilité d’humeur, les
drames et les comédies de l’adultère, séparation et réconciliation.
Balzac a plongé dans les secrets et les drames de la vie privée le regard à la fois du médecin,
de l’homme de loi et du prêtre.
Balzac a conçu la province comme le lieu de l’immobilisme, mais aussi comme le creuset
d’où sortent les « sommités » parisiennes, et le lieu où viennent échouer les vaincus sans
grandeur.
Le Paris de La Comédie humaine est conçu comme le lieu fantastique où tout peut arriver et
dont les drames ne sauraient être compris en dehors des barrières, l’enfer dantesque des luttes
pour l’or et le plaisir. Paris est une société corrompue parce qu’elle est éminemment civilisée.
La Comédie humaine comporte 85 œuvres, sur les 115 prévues. Y évoluent plus de 4000
personnages, toute la société française de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Le
romancier est le secrétaire de la société de son temps.
Chaque être est replacé dans son décor, sa maison, avec ses traits, ses gestes, sa voix, la
langue qu’il parle, le vêtement qu’il porte.
Cette peinture – milieux, caractères, situations – résulte d’une observation énorme. Balzac a
dit: « On n’invente jamais rien. » Mais sur tous les éléments fournis par le réel, vu ou narré, le
romancier opère un immense travail. Il crée des types, des caractères.
La Comédie humaine n’est pas une reproduction de la société existante, elle en est une
création. Balzac a créé un monde, son monde. Il reprend certains de ses personnages. Ceux-ci
sont connus aux lecteurs grâce à des « flashes » successifs, exactement comme dans la vie
réelle, où des récits, des confidences, des révélations, des articles nécrologiques composent
tardivement le curriculum vitae de gens dont nous avons cru être proches.
Chaque roman est ouvert à un double compréhension, Balzac étant convaincu que la vérité ne
se trouve que dans l’équilibre maintenu entre des opinions opposées. D’ailleurs, son système
philosophique concilie matérialisme et spiritualisme. Balzac croit à l’existence d’une
substance primordiale, sorte de fluide magnétique, électrique, qu’il nomme « Pensée » ou «
Volonté ». Pour lui, l’homme possède, en naissant, une somme d’énergie, un « capital de
forces humaines » donné, qu’il pourra dépenser en pensée ou en passion, en efforts physiques
ou en orgies, en roulades ou en entrechats. Il a été inspiré par Swedenborg et le philosophe
mystique Louis-Claude de Saint-Martin.
Balzac compare l’Animalité et l’Humanité. Les espèces sociales sont des espèces
zoologiques.
L’idée qu’il n’y a pas plus d’égalité dans la société que dans la nature, se fonde sur une
indispensable hiérarchie sociale. Balzac préconise un pouvoir fort, condamne l’individualisme
moderne, exalte le catholicisme et le légitimisme.
On a longtemps dit de Balzac qu’il écrit mal, qu’il écrit de façon linéaire.
La création balzacienne frappe par son caractère démiurgique. L’ensemble donne l’impression
d’une somme. Elle constitue une sorte de miroir du monde. A partir de Balzac, tout ce qui
s’écrira en fait d’œuvre romanesque le sera dans sa foulée, parfois pour rivaliser avec son
gigantesque projet.
Charles Baudelaire (1821-1867)
À côté de Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire a été l’un
des grands précurseurs du symbolisme français. Quasiment ignoré par ses contemporains,
condamné, usé par la vie, l'alcool et la drogue, Baudelaire a mené une existence tragique
éclairée uniquement par sa création. "Le dernier des romantiques et le premier des
modernes" a laissé une œuvre singulière, et si elle échappe à toute classification, on peut
la considérer comme le lieu de rencontre de trois tendances: parnassianisme,
romantisme et symbolisme.
Le poète a apporté au XIX-e siècle „un frisson nouveau” qui s’appelle „l’esthétique du Mal”.
Mais l’esthétique de Baudelaire n’est pas originelle dans tous ses aspects. Le poète a
cristallisé certains aspects de la nouvelle génération d’artistes; il a trouvé une partie de ses
idées chez les romantiques anglais, chez le poète E. A. Poe, chez le peintre Delacroix, chez le
philosophe Swidenborg – connu et utilisé par Nerval et Hugo. De plus, à une époque où le
génie de Wagner était encore méconnu, il l’a découvert et l’a salué.
Baudelaire est le premier qui ait construit sa création sur l’idée de l’intelligence de la poésie,
sur un effort lucide, et qui ait essayé de dépersonnaliser la poésie. La participation de
l’artiste n’est plus d’ordre sentimental, mais d’ordre intellectuel. Baudelaire a essayé de
réaliser une réunion entre philosophie et poésie. L’artiste inspiré qui chante sa muse, son
inspiration, et étale sa subjectivité a pour réplique un poète penseur, créateur de son verve
poétique, comparé à un acteur capable de dédoublement, d’une dualité, d’une distance lucide
vis-à-vis de son œuvre. À une poétique basée sur l’inspiration, sur la sensibilité de l’âme,
Baudelaire oppose une poétique rigoureuse de la fantaisie dirigée. L’artiste n’est plus le
narrateur romantique mais le grand contemplateur qui entre en communication avec le
surréel grâce au rêve et à certains moments d’extase. La réalité matérielle devient une
réalité poétique; le poète met face à face le naturel et l’abstrait, liés au grotesque, à la
fantaisie, au surnaturel. En symbiose avec le rêve, l’imagination devient la faculté centrale,
supérieure à l’observation, la grande puissance de la création spirituelle.
Les réflexions sur la nature aboutissent à la théorie des correspondances. On la rencontre chez
Diderot, Nerval, Sainte-Beuve, mais Baudelaire a synthétisé les idées épaisses, et il a formulé
avec clairvoyance ses principes dans Correspondances, en mettant l’accent sur l’aspect
esthétique du problème. Une infinité de correspondances peut s’établir sur plusieurs plans: un
plan sensible – ce sont les équivalences synesthésiques _sinestezie_principiu potrivit căruia
senzaţiile diverse (coloristice, muzicale, olfactive etc.) îşi corespund în plan afectiv tehnică
literară în transpunerea metaforică a datelor unui simţ în limbajul altui simţ (correspondances
horizontales), il y a les sensations visuelles, auditives, olfactives, tactiles, et les rapports
respectifs entre les arts. Il existe un plan métaphorique, de correspondances verticales où
s’établissent des rapports entre le sensible, le charnel, entre la terre et le ciel, entre la nature
extérieure et le visible et les choses invisibles, entre le microcosme et le macrocosme.
La notion de symbole exerce une véritable fascination; pour Baudelaire symboliser c’est
réunir dans une même unité le signe et la chose signifiée, l’apparence et la réalité, le sens
superficiel et le sens caché, réservé aux initiés pour atteindre la profondeur de
l’existence. Le symbolisme baudelairien est la projection d’une lumière magique sur un
objet banal en soi mais qui est transfiguré. L’idée de beauté reçoit chez Baudelaire des
valeurs nouvelles. L’artiste devient le partisan d’une conception relativiste du beau, il doit
dégager le merveilleux du quotidien. Dans Les Fleurs du Mal, le poète accorde au concept de
beau une valeur créatrice. La beauté est une poésie statuaire d’une splendeur froide qui est
représentée par un sphinx éternellement incompris et immobile. L’idée de beau appelle celle
de laid qui devient source du beau; c’est le laid qui devient objet poétique, grâce à la
force créatrice du rêve, grâce à la „sorcellerie des mots” – la magie créatrice du poète.
Les Fleurs du Mal représente le fruit de quinze années de travail et de méditations (le
recueil sera poursuivi en 1857 pour «offense à la morale religieuse» et «outrage à la morale
publique et aux bonnes mœurs», et Baudelaire condamné à une forte amende de 300 francs,
réduite finalement à 50 francs). Le titre adopté par Baudelaire brise le stéréotype et fait de la
fleur le produit d’une germination maléfique, rattaché à la noirceur du péché et du vice. En
affirmant que la beauté est issue du mal, le poète place son propos sous le signe d’une double
opposition: la première – par rapport à la tradition poétique (la fleur – symbole de nature
positive), la deuxième se trouvant au sein même du recueil, entre les valeurs du Bien et du
Mal, conflit d’où découle la beauté du mal, signature même de la poésie baudelairienne.
Le titre Les Fleurs du Mal offre une multitude de connotations possibles et il est construit sur
une antithèse. Le premier terme - Les Fleurs, suggère la pureté, le Beau, les zones claires de la
pensée, une certaine idée d’élaboration, pendant que le deuxième terme - du Mal, suggère le
péché, les régions ténébreuses de la mémoire, la passion, l’ennui d’être au monde, les
bouleversements de l’âme. Le mot Fleurs, dans le titre, connote aussi la poésie, c’est-à-dire
un art et une science appliquée à l'élaboration d’un ouvrage finement ciselé. Mais la poésie est
extraite du mal, elle résulte des formes accidentelles et structurelles de la négativité:
souffrance, ennuie, angoisse, conscience coupable, l’esthétique du laid s’alliant à des concepts
tels: l’insolite, l’anormal, le grotesque.
L’une des œuvres les plus structurés de toute la littérature universelle, selon Hugo Friedrich,
le volume Les Fleurs du Mal, vraie plaque tournante dans l’évolution de la poésie moderne,
est divisé en six parties: Spleen et idéal, Tableaux parisiens, Le vin, Les Fleurs du Mal,
Révolte et La Mort. Il faut mentionner qu’il y a un nombre restreint de thèmes et de motifs qui
s’entrelacent à travers le volume, qui ressemblerait, selon Hugo Friedrich, à „un organisme
concentré” qui peut être traduit comme une „fécondité de l’intensité”.
L’invitation au voyage, l’un des poèmes les plus mélodieux de la poésie française, en
est un exemple illustratif quant à ce thème. Le voyage y est imaginaire et nostalgique, le poète
invitant la femme de ses rêves dans un pays lointain, projection de ses aspirations. Il faut
mentionner qu’il y a trois femmes qui ont marqué la vie et la création de Baudelaire: Jeanne
Duval – „la Venus noire” – incarnation du péché, Apollonie Sabatier – „la Venus blanche” –
symbole de l’adoration mystique et Marie Daubrin – „la femme aux yeux verts”. La femme à
laquelle s’adresse l’invitation a quelque chose de la „Venus noire” – c’est la volupté, quelque
chose de la „Venus blanche” – c’est le luxe et le calme, et quelque chose de la femme „aux
yeux verts”: „... tes traîtres yeux / Brillant à travers leurs larmes”.
La première strophe présente le cadre large du pays où le soleil est „mouillé” et le ciel
est „brouillé”; l’image de ce pays lui a été probablement suggérée de ses voyages dans des
pays lointains ou des toiles des peintres hollandais. Le poète trouve des analogies entre ce
paysage particulier et la femme aimée: „Au pays qui te ressemble! / Les soleils mouillés / De
ces ciels brouillés / Pour mon esprit ont les charmes / Si mystérieux / De tes traîtres yeux, /
Brillant à travers leurs larmes.”.
Le refrain est trois fois répété comme dans une formule magique; il représente la
quintessence du poème et renferme l’idée d’ordre, de beauté et de luxe: „ Là tout n’est
qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté”. Baudelaire a toujours considéré l’art supérieur à
la nature. Chez lui, les mots „artifice” et „artificiel” signifient créé par la main de l’homme.
Telle est la signification du mot „ordre”, un univers où tout est créé par l’homme et pour
l’homme. D’ailleurs, tous les termes du refrain „ordre”, „beauté”, „volupté” se complètent et
se modifient, résumant les aspirations essentielles de Baudelaire, sa soif de beau, d’idéal,
d’équilibre. Il est assoiffé de beau, mais il préfère le beau de l’art, créé par la main de
l’homme, au beau naturel, informe et chaotique.
On retrouve chacun des termes du refrain dans les détails de la deuxième strophe, qui
présente un cadre intime d’intérieur où tout est mis sous le signe du luxe, du raffinement, du
somptueux. La chambre a des plafonds richement décorés avec des miroirs profonds et avec
des meubles anciens qui suggèrent l’écoulement du temps. Dans cette strophe le poète a créé à
la fois des sensations picturales et olfactives: „Des meubles luisant, / Polis par les ans, /
Décoreraient notre chambre / Les plus rares fleurs / Mêlant leurs odeurs / Aux vagues senteurs
de l’ambre”. Le don de faire voir le décor s’ajoute à celui de faire sentir l’odeur de l’ambre et
des fleurs rares, exotiques. L’emploi du conditionnel „décoreraient” crée une impression plus
forte encore de rêve, de nostalgie. Cette deuxième strophe finit par une correspondance entre
le paysage et l’âme du poète: „ Tout y parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale”.
Ce dernier vers exprime la nostalgie de la patrie idéale où l’âme du poète a vécu dans une
antérieure.
La troisième strophe présente l’image d’une ville portuaire qui respire l’air de la mer
ou de l’océan, symbole de l’évasion, de la liberté et de la nostalgie. Cette strophe débute par
un verbe à l’impératif: „ Vois!”, ce qui peut nous indiquer le fait que le paysage présenté, vu
de l’intérieur, est extérieur; on peut s’imaginer le poète à la fenêtre d’une chambre richement
décorée, auprès de sa bien-aimée. Les éléments du décor semblent obéir au désir du poète de
tout consacrer à la femme aimée. C’est pour ça que les vaisseaux dorment sur les canaux,
mêmes si leur seul désir n’est que celui de s’en évader, de partir, de voyager vers le bout du
monde: „C’est pour assouvir / Ton moindre désir / Qu’ils viennent du bout du monde”.
Les nuances chaudes des couleurs à l’aide desquelles Baudelaire peinte le paysage de
cette dernière strophe évoquent les tons subtils des peintres impressionnistes: „Les soleils
couchants / Revêtent les champs / ... / D'hyacinthe et d’or, / Le monde s’endort / Dans une
chaude lumière”. C’est un paysage de rêve, un paysage où le poète pourrait enfin trouver son
vrai climat.
Chez Baudelaire, le voyage peut être aussi une simple errance – Bohémiens, un rêve exotique
ou un rêve érotique – La Géante, La Chevelure, ou un dépaysement demandé par la curiosité,
par la recherche permanente d’un autre univers. Mais, le plus souvent c’est un voyage dans un
espace au-delà de la vie quotidienne, l’âme du poète étant projeté dans la magie ou dans la
mémoire ancestrale. Cette obsession de l’idée d’évasion assume la cohérence de chaque partie
du recueil et l'harmonie de l’ensemble, et aussi la liaison entre les deux contraires: l’aspiration
vers le spleen et l’aspiration vers la spiritualité.
Un autre thème abordé dans le recueil Les Fleurs du Mal est celui du spleen. En France, le
spleen représente un état mélancolique sans cause définie. Le terme a été popularisé par
Baudelaire; chez lui, le spleen devient une des composantes essentielles de l'angoisse
d'exister. La condition tragique de l’artiste se rattache directement à ce thème. Dans la section
intitulée Spleen et Idéal, le spleen prend une place centrale et constitue le mal auquel est
confronté le poète qui tente de lui opposer le contrepoison de l'Idéal, représenté par exemple
par l'amour idéalisé ou la quête de la Beauté. Dans le poème intitulé Spleen Baudelaire décrit
cet état spécifique qui définit, à son avis, la condition humaine.
Les Tableaux Parisiens propose pour thème la nature, mais le type de paysage proposé par
Baudelaire est celui de la ville. Présenté comme un tableau en métal, marbre et eau, Paris
devient symbole de tout le passé humain. Par l’intérêt attaché au paysage, par le sens de
l’humain et par la peinture de la ville, Baudelaire annonce les principes du symbolisme et du
surréalisme.
Baudelaire imagine le monde comme une forêt de symboles et la mission du poète est de
déchiffrer ces symboles. D’une intensité extrême, la création de Baudelaire est
„sorcellerie évocatoire”, magie des mots, alchimie des verbes devenus capables de
découvrir une sensibilité nouvelle.
GUSTAVE FLAUBERT
Madame Bovary, le premier grand roman de Flaubert. C’est l’histoire d’une petite-
bourgeoise normande qui n’a pas dépassé Rouen, et à qui ses lectures romanesques et
romantiques ont rendu insupportable une vie sociale et sentimentale étriquée, et qui se suicide.
Le ridicule est partout dans ce monde de province, dont le romancier reproduit les propos
stupides dans un style indirect qui conserve les termes, l’accent et le rythme de la parole
directe. Ridicule aussi l’héroïne, pour qui le bonheur et les grands sentiments sont fonction du
décor, des accessoires et des chiffons. Mme Bovary devait être pendant un siècle la patronne
des provinciales romanesques et inassouvies, et enrichir le dictionnaire et la psychologie du
mot « bovarysme ».
L’effet pictural que recherche Flaubert s’obtient par des moyens grammaticaux (Proust
définit Flaubert « un génie grammatical »):
- monologue intérieur;
- style indirect;
- l’imparfait substitué au passé simple.
Son œuvre assure à l’homme une place privilégiée, dans le monde, à mettre en valeur
ses vraies qualités qui dépassent toute raison d’ordre social, politique etc. et font de lui un être
authentique. Gide veut éliminer tout ce qui renvoie au social et à la convention, c’est-à-dire
tout ce qui empêche l’homme de s’affirmer tel qu’il est, en pleine liberté. La nouveauté de
l’humanisme gidien réside dans la manière de comprendre l’homme comme essence,
dans ses manifestations les plus authentiques. Etre nouveau c’est être soi-même, se
libérer des contraintes, ne pas se soucier du présent. L’écrivain transpose dans tous ses
écrits sa propre morale, son code privilégié de conduite. La morale de Gide se constitue sur
deux coordonnées: un penchant vers l’égotisme et la sincérité (impliquant la
disponibilité). Son culte du soi est synonyme du narcissisme. Gide se trouve devant la
difficulté de s’affirmer avec naturel dans une société faite de conventions mais il n’en fait pas
un drame et ne se laisse pas abattre par ce qu’il transforme en devoir humain. L’égotisme
n’est pas une forme d’égoïsme forcené, mais un besoin de sympathie et d’amitié, une forme
de communication, une manière de se lier à autrui, de se connaître et de connaître ainsi
l’homme avec ses problèmes vitaux.
La morale de la sincérité est pour l’écrivain un devoir, le devoir de tout dire
ouvertement. C’est l’unique rapport que Gide accepte avec le monde, objets et êtres y
compris, c’est sa manière d’être d’accord avec soi-même par l’intermédiaire du monde.
Accepter la sincérité est tout d’abord reconnaître à chaque chose et à chaque être
l’indépendance, dépasser l’esclavage et la subordination que seuls les artifices de la morale
peuvent imposer. Etre d’accord avec soi-même, ne pas avoir peur d’être soi-même ne veut
pas dire être obéissant. Par la sincérité on affirme sa liberté, son choix de rester insoumis et
insatisfait. La morale de la sincérité est chez Gide la loi du progrès et de la civilisation:
l’homme sincère devient authentique et pur, ce qui le rend capable de progrès,
d’élargissement. Etre sincère, tout dire de sa personne, implique aussi une façon particulière
de réagir devant les sollicitations du monde. Si l’on dépasse les limites de la morale
bourgeoise on est libre et ouvert à tous, on est prêt à tout accepter et à tout faire.
La curiosité oblige l’être gidien de vivre dans le présent, à le savourer car dans le présent il y
a la révélation de soi par l’intermédiaire des sens. Goûter le bonheur implique, selon Gide,
le savoir d’opposer sentir à comprendre. L’acte gratuit, en tant que forme d’expression de
la disponibilité, s’explique comme la réponse à un besoin précis de la sincérité du corps
ou de l’âme et comme la possibilité d’assouvir sa curiosité de soi, de vérifier le rapport
présumé entre l’imagination et le fait.
Gide est toujours à la recherche de formes nouvelles. Selon lui, le double devoir qui
revient à l’artiste est: fonder son art sur ses propres expériences de vie; observer ses
expériences pour mieux les exprimer.
Selon Gide, l’art ne reproduit pas la nature, il faut regarder la réalité comme
une matière plastique à modeler par une pensée essentiellement artistique, il faut donc parler
des choses et non de l’invisible réalité. Principes de la conception gidienne de l’art: l’art doit
refuser l’autorité de la tradition et affirmer la nouveauté; l’art est le fait d’un individu;
l’individu s’affirme en affirmant la nouveauté; l’œuvre d’art n’est pas close, il est perfectible
et inachevé. Gide ressent le besoin de laisser au lecteur la liberté de déployer son propre esprit
critique. Il a considéré que l’élément essentiel dans l’art ne doit plus être ce qu’on dit, mais la
façon dont on le dit. La curiosité développe elle aussi l’esprit critique. La curiosité de tout
examiner est la source de l’esprit de révolte. L’artiste doit être un révolté contre tout ce qui
est superficiel, contre l’apparence tout en affirmant sa conscience critique. L’écrivain
pense à solliciter le lecteur de collaborer comme créateur d’œuvre d’art en instaurant ainsi un
nouveau rapport entre le texte et la lecture. La nouveauté du texte gidien est que la lecture
change le statut de l’écriture. L’œuvre ne devient vivante qu’en réalisant la collaboration
entre l’artiste avec sa part d’inconscient et le lecteur auquel on doit la révélation de nos
œuvres.
Les personnages de la réalité gidienne ne sont jamais entraînés dans une intrigue, ils
représentent des lignes de vie qui se croisent par de simples rencontrent dues au déroulement
naturel de l’existence. Ils n’ont jamais de destinées tragiques, leur rôle étant d’éclairer la
personnalité gidienne sans en être de simples projections. Par rapport à l’auteur qui les a
créés, ils sont tout à fait indépendants et imposent leur propre point de vue sur l’événement.
Chaque protagoniste est à la fois Gide et une attitude de vie, il est à la fois la projection de
l’écrivain et sa disponibilité même d’être tous ses personnages en même temps. Ce
personnage libre qui n’est plus le porte-parole des idées de l’écrivain, qui n’est plus le porteur
d’un message, décline la position omniprésente de l’auteur.
Le roman, qui garde toute sa liberté par rapport au romancier, devient libre à tel point
qu’il n’a pas de fin véritable. Chez Gide, les intrusions de l’auteur ont l’effet contraire à
l’omniscience de l’auteur, n’étant qu’une manière dont l’écrivain insiste sur ses ignorances.
L’œuvre gidien n’est pas moyen, mais but. Gide s’est rendu maître de la mise en
abyme. C’est la solution esthétique trouvée par Gide pour verser dans l’impur roman qu’on
écrit la théorie du roman pur qu’il est impossible d’écrire. Elle lui permet de donner une
valeur esthétique à son narcissisme. Il transforme ainsi tout objet et tout personnage de son
œuvre en miroir de son moi. Chez Gide la morale et l’esthétique sont inséparables et la mise
en abyme le prouve. La mise en abyme exprime d’ailleurs toute la nouveauté de l’art de
Gide qui ne fait pas confiance à l’expérience de ses pensées mais à celle de sa propre vie
en illustrant en même temps la difficulté d’écrire. La mise en abyme devient chez Gide
une modalité de révélation.
Robinson Crusoé, comme Ulysse dans l’antiquité, a, depuis le XVIII e siècle, nourri
l’imagination des jeunes occidentaux, en leur fournissant un modèle éducatif, intellectuel et moral.
Mais l’œuvre de Daniel Defoe, publiée en 1719, avant d’être longtemps confinée dans le domaine de
la "littérature enfantine" (comme Jules Verne), a aussi rencontré un grand succès chez les "adultes",
car elle illustre une conception de l’homme et un système de valeurs qui s’épanouissent en Europe et
en Amérique au XVIIIe et surtout au XIXe siècle. Or, à un moment où ce système de valeurs s’est
trouvé vivement contesté, dans les années soixante du XX e siècle, l’histoire de Robinson Crusoé va
connaître une réactualisation critique, sous la plume de Michel Tournier. Le titre de son roman est déjà
en lui-même significatif du déplacement de perspective : Vendredi ou les limbes du Pacifique, même si
Robinson reste le personnage le plus important, le jeune indigène qu’il a sauvé de la mort joue un rôle
déterminant dans son évolution, et c’est lui qui lui permet d’accéder à une autre conception de la vie.
Nous allons nous attacher plus particulièrement au dénouement du roman de Michel Tournier,
où la rupture avec Defoe se manifeste le plus radicalement, et qui éclaire l’ensemble de l’œuvre. Après
vingt huit ans passés dans son Île, Robinson, au lieu de rentrer en Europe et de réintégrer la société
"civilisée", va choisir de rester à Spéranza jusqu’à la fin de ses jours, en demandant aux navigateurs du
Whitebird de ne pas dévoiler l’existence de son île. Nous allons analyser les éléments qui ont pu
motiver ce choix paradoxal, et nous demander quelles idées l’auteur a voulu exprimer en prenant ainsi
le contre-pied de D. Defoe.
Pour mieux faire ressortir les différences, nous allons décrire sommairement l’état d’esprit du
premier Robinson. Grâce à son goût du travail, son "esprit d’entreprise" et sa raison méthodique, il a
colonisé et mis en valeur la nature inhospitalière. Ayant recueilli Vendredi, puis le père de celui-ci,
ainsi qu’un Espagnol, il se considère avec satisfaction comme le souverain d’un royaume qui reproduit
en miniature l’Angleterre et sa monarchie tempérée. Pourtant, la perspective du retour lui fait
abandonner toutes ces "richesses" sans aucune hésitation : aucun attachement sensuel ne le rattache à
la nature exotique, aucun attachement sentimental pour cette terre qu’il a façonnée ne l’anime. Son
départ lui apparaît comme une "délivrance", son séjour sur l’Île n’a été qu’un long "exil". S’il emporte
quelques "souvenirs" assez dérisoires - son bonnet de peau de chèvre, son parasol et un perroquet - il
montre qu’il n’a rien perdu de son sens pratique et qu’il se réinsère sans aucune difficulté dans le
système mercantile dont il est issu : "Je n’oubliai pas non plus de prendre cet argent dont j’ai parlé, qui
avait été si longtemps négligé qu’il était noirci et pouvait à peine passer pour tel avant d’avoir été
frotté". En fait, on a l’impression que Robinson n’a pas changé, que son séjour forcé dans la solitude
lui a simplement permis de manifester toutes les virtualités qu’il portait en lui. Certes, il a modéré sa
fougue juvénile, il se montre plus respectueux de la "Providence divine", mais il poursuit toujours les
mêmes buts. Sa véritable vocation est commerciale et financière, et s’il repart sans regret, c’est qu’il
ignore totalement l’enracinement dans la terre, que bien des pionniers d’origine paysanne retrouvent
dans leur nouveau pays. L’autarcie économique qu’il avait conquise par son travail n’était pour lui
qu’un pis aller. Fondamentalement, Robinson abandonne son "royaume" sans aucune hésitation, parce
qu’il se trouve à l’écart des grands courants commerciaux de l’époque.
Au contraire, le Robinson de Michel Tournier évolue constamment. S’il rejoint, vers le milieu
du roman, le Robinson primitif dans son exaltation du travail organisé et de la rigueur morale, il a dû
auparavant surmonter plusieurs tentations de "régression". Mais surtout il connaît ensuite une
métamorphose radicale, sous l’influence de Vendredi, qui débouche sur une décision finale
diamétralement opposée.
Nous analyserons les principales causes de cette décision en nous référant aux points de vue
suivants : le temps ; les valeurs de la civilisation occidentale ; le rapport à autrui ; l’espace.
Le temps
La décision de Robinson s’explique d’abord très simplement par son refus du vieillissement
qu’entraînerait pour lui sa réinsertion dans le temps officiel, il avait abandonné depuis longtemps son
calendrier, et c’est avec stupeur qu’il apprend le nombre d’années écoulées depuis son naufrage : "II
n’osa pas demander au second de lui confirmer cette date qui persistait à appartenir pour lui à un
avenir lointain". Le temps s’est pour ainsi dire arrêté pour lui le jour où il a renoncé à organiser sa vie
selon les normes de sa civilisation. Déjà, dans sa période "conquérante", il s’était accordé quelques
récréations en marge de la durée officielle : "Désormais, il recourut souvent à l’arrêt de la clepsydre
pour se livrer à des expériences qui dégageraient peut-être un jour le Robinson nouveau de la
chrysalide où il dormait encore". Vendredi lui a redonné l’esprit d’enfance, lui a permis d’arrêter le
temps en vivant dans un éternel présent, au lieu de regretter le passé ou de se projeter constamment
dans l’avenir, si bien qu’il se sent plus jeune "que le jeune homme pieux et avare qui s’était embarqué
sur la Virginie". Au contraire, le regard des hommes lui rappelle qu’il a presque cinquante ans : en
rentrant en Europe, il serait obligé de jouer le rôle de l’homme d’expérience, et serait repris par
l’engrenage, "dans le tourbillon du temps, dégradant et mortel…". Plus question alors pour lui de
"chanter et voler", dans l’insouciance du lendemain, sous peine de passer pour fou.
Robinson a coupé les ponts avec toutes les valeurs qui servent de références à ses
compatriotes. Il ressent de plus en plus nettement son « étrangeté », non seulement par rapport aux
matelots qui ne sont à ses yeux que des "brutes déchaînées", mais aussi au commandant et à son
second.
Il a dépouillé de lui tout instinct de propriété : avant sa métamorphose, il aurait souffert de voir
"son île" pillée et saccagée, alors que désormais il observe cela avec un certain détachement. Quand ils
s’emparent de ses pièces d’or avec une avidité exubérante, il ne lui vient même pas à l’esprit que cet or
est « à lui ! » (l’or, par sa valeur symbolique, étant, comme le langage, un des fondements de notre vie
sociale ; il est significatif que Robinson, au moment où sa solitude lui pesait le plus, faisait l’éloge de
la monnaie).
Le rapport à autrui
À un niveau encore plus profond, c’est toute la structure psychique qui constitue notre rapport
à autrui qui s’est métamorphosée chez Robinson. Avant cette métamorphose, il ressentait cruellement
l’absence de communication avec d’autres êtres, ce qui avait failli le pousser au suicide. Il est vrai que
le regard d’autrui, comme le langage, nous rassure, dans la mesure où il forme un écran entre nous-
mêmes et les choses, et donne à la nature extérieure une certaine stabilité. Mais en contrepartie, le
regard d’autrui nous emprisonne, nous oblige à jouer le jeu, "C’était cela, autrui : un possible qui
s’acharne à passer pour réel." La règle essentielle de la sociabilité consiste à accepter au moins une
partie des valeurs de l’autre, à renvoyer l’image que celui-ci attend de nous pour confirmer le
sentiment de sa propre existence. Or Robinson sent bien qu’il a oublié cette exigence que son
éducation lui avait inculquée. S’il retournait parmi les hommes, il serait semblable à "l’étranger"
d’Albert Camus, infailliblement condamné à la première occasion.
Autrui, c’est aussi ce qui structure la sexualité dite "normale". Or, c’est bien à une
irrémédiable perversion que Robinson est parvenu, (cf. la postface de Gilles Deleuze à l’édition Folio).
Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, de relations homosexuelles avec Vendredi, ni de ses
rapports fécondants avec la terre de Spéranza, qui reproduisent, de façon symbolique, le modèle
phallique : s’il en était resté là, sa réinsertion dans la société aurait été relativement facile. Mais
Robinson a accédé à une forme de sexualité "élémentaire" où autrui n’intervient plus, où la part de
féminité que la société refoule s’affirme dans un rapport direct avec "l’Astre Majeur" : "Le coup de
volupté brutale qui transperce les reins de l’amant s’est transformé pour moi en une jubilation douce
qui m’enveloppe et me transporte des pieds à la tête, aussi longtemps que le soleil-dieu me baigne de
ses rayons".
L’espace
Nous voyons qu’en fait, ce qui empêche Robinson de rentrer en Europe, c’est que son séjour à
Spéranza, grâce à la médiation de Vendredi, lui a permis d’établir de nouveaux rapports avec l’univers
extérieur, de se situer différemment dans l’espace. Si l’on s’en tient à une image traditionnelle,
l’espace signifie l’alliance de la mer et de la terre tropicales, et le roman de Michel Tournier serait une
nouvelle expression du "rêve exotique", illustré par Baudelaire ou Gauguin, et que la publicité des
agences de voyage vulgarise aujourd’hui. Robinson imagine avec effroi son retour dans la Ville, qui
"par le fleuve coule à la mer comme un abcès", ainsi que l’écrivait le poète Saint-John Perse : celui-ci,
dans Éloges évoquait le…
Vieil homme aux mains nues remis entre les hommes, Crusoë ! (…)
Ô dépouillé Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ;
aux sifflements de rives plus lointaines (…)
Robinson semble avoir la prescience de cette nostalgie qui de toute façon l’empêcherait de
revivre comme avant.
Mais plus encore que la terre et la mer, c’est avec l’air et le soleil qu’il entretient des rapports
radicalement nouveaux, qui lui ont permis de dépouiller l’essentiel du "vieil homme", et de renaître
dans une nouvelle humanité.
Symboliquement, cette renaissance est exprimée par Andoar, le bouc tué par Vendredi, après
un défi apparemment gratuit. Avec patience, Vendredi transforme sa dépouille en cerf-volant qui
évolue majestueusement dans l’air, et en instrument à cordes qui vibre au souffle du vent. Quand
Vendredi disait : "je vais faire voler et chanter Andoar", il s’agissait en fait de permettre au corps de
Robinson d’entrer en résonance avec l’espace : alors il peut devenir "l’épouse du ciel", s’ouvrir à la
fécondation de "l’Astre Majeur". S’étant dépouillé du judéo-christianisme de sa jeunesse, il devient
l’officiant d’un culte païen renouvelé. Dans la dernière page du roman, Robinson retrouvé adore le
lever de soleil sur Spéranza : "le rayonnement qui l’enveloppait le lavait des souillures mortelles de la
journée précédente et de la nuit … la lumière fauve le revêtait d’une armure de jeunesse inaltérable".
Le roman de Michel Tournier s’inscrit donc dans le courant de remise en question des valeurs
de la civilisation occidentale, et notamment de son modèle de croissance économique, qui se
développa dans les années soixante et qui contribua à l’évolution des mentalités et des mœurs.
Le dénouement de son roman indique clairement un certain nombre de ruptures avec le passé :
rupture avec le travail considéré comme valeur absolue avec la croissance fondée sur
l’organisation de plus en plus rationnelle du temps et de l’espace, et l’accumulation du capital.
rupture avec un système de domination de maître à esclave et, par extension, avec toute forme
de colonialisme, qu’évoquent les relations entre Robinson et Vendredi à leur commencement.
Enfin l’œuvre de Tournier peut apparaître, consciemment ou pas, comme une illustration
romanesque de la pensée de Nietzsche. Robinson n’est pas sans rappeler Zarathoustra, qui exposait
"comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion et comment enfin le lion
devient enfant". Il annonce le retour de Dionysos dont les propriétés sont la danse, la légèreté et le
rire : Vendredi n’a-t-il pas appris à Robinson la valeur suprême de ces attitudes, reposant sur une
affirmation totale et sans restriction de la vie, qui n’a plus à être jugée au nom de valeurs supérieures à
elle ?
MARCEL PROUST (1871-1922)
Le XXe siècle se caractérise par une grande diversité de directions et d'expériences littéraires.
Leur caractéristique commune consiste dans le fait qu'elles se proposent toutes de se différencier des
expériences et des courants du siècle précédent. Cette différenciation s'opère soit sur le plan du
contenu, soit sur celui de la forme et même sur les deux plans à la fois. Sur le plan du contenu, le XX e
siècle inaugure un nouveau type de réflexion sur la réalité d'où les valeurs traditionnelles (la vérité, le
bien, le beau) sont exclues; cela parce que notre siècle débute sous le signe du refus de la pensée
métaphysique et théologique. Ce changement avait été annoncé par la célèbre phrase de Nietzsche:
"Dieu est mort". Or, l'absence de la divinité, repère ultime des valeurs, déconstruit les hiérarchies y
compris esthétiques de manière que tous les éléments de la réalité deviennent susceptibles à être
employés en tant que matériel de construction artistique.
L'oeuvre qui marquera une plaque tournante dans le devenir de la littérature de notre
siècle sera le cycle romanesque de Marcel Proust, intitulé A la recherche du temps perdu, qu'il a
achevé l'année même de sa mort et qui comprend les volumes suivants: Du côté de chez, Swann,
A l'ombre des jeunes filles en fleur, Le côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière,
Albertine disparue (La Fugitive), Le Temps retrouvé.
Néanmoins, A la recherche du temps perdu est loin d'être un simple roman autobiographique
car trois principes fondamentaux président à la nouvelle formule romanesque proposée par M.
Proust. Tout d'abord le moi créateur et le moi biographique ne sont pas identiques: "un livre est le
produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos
vices". Cette idée déjà ébauchée par Baudelaire et défendue par Rimbaud est l'indice du caractère
„faussement autobiographique de son œuvre. Marcel, le narrateur et Marcel Proust, l'homme, sont
des entités situées dans des plans différents. Le deuxième principe est celui de la non-linéarité de la
narration et, par cela même, le roman proustien s'oppose par sa structure à celle du roman balzacien.
Il a porté, comme le dit Irina Mavrodin "le coup de grâce à la composition linéaire réglée par le temps
chronologique et, par là même, au personnage traditionnel, au «type», au «caractère», solidement
construit conformément aux lois du déterminisme le plus rigoureux".
Si le roman balzacien débutait par une perspective panoramique sur le milieu pour aboutir au
personnage et finalement à l'action en tant qu'illustration de son caractère, le roman de Marcel Proust
réfute complètement ce point de vue déterministe en faveur du relativisme, phénoménologique où le
temps chronologique est remplacé par le temps subjectif et le déterminisme par le hasard
associatif de la mémoire involontaire.
Ainsi, ce qu'en résultera sera une architecture romanesque formée de retours répétés vers le
passé du narrateur provoqués par certains moments privilégiés autour desquels s'organise la
récupération du passé par le souvenir.
Cependant, on pourrait affirmer que le cycle proustien garde encore certains traits qui le
rapprochent du roman balzacien car on peut le lire aussi comme une sorte de "comédie" sociale. En
plus, nous sommes en présence d'un roman-quête, dont le personnage narrateur essaie de
déchiffrer le monde en traversant quatre séries de signes, selon l'un de ses exégètes, Gilles
Deleuze: les signes de la vie mondaine, de l'amour, des qualités sensibles, artistiques. Ces séries de
signes offrent au narrateur-lecteur une perspective de plus en plus large qui finalement lui permettra
d'écrire quant il aura abouti à la compréhension de leur fonctionnement.
Enfin, le troisième principe constructif qui préside à la structuration de la narration déjà fait
allusion est la mémoire involontaire. On a interprété généralement la mémoire involontaire comme
une ouverture vers les zones profondes du psychisme à la différence de la mémoire volontaire qui
restitue un passé encore vivant au niveau de la conscience - voir à ce propos Anatole France - Le livre
de mon ami, M. Pagnol - Souvenirs d'enfance.
Même en tant que moyen de connaissance, le phénomène avait été observé par des écrivains
plus anciens que Proust ce qu'il n'a pas ignoré. Il en a parlé même, à propos de Chateaubriand, de
Nerval et de Baudelaire. Quant à Chateaubriand il a même cité un passage révélateur des Mémoires
d'Outre-Tombe. Proust n'a pas été donc le premier écrivain à avoir fait de la mémoire involontaire et
affective un instrument littéraire. Le fait nouveau a été, chez lui, la fonctionnalité qu'il a accordée à cet
instrument.
Chaque fois, le narrateur a le sentiment qu'il retrouve une sensation déjà ressentie, longtemps
auparavant, et aussi que cette sensation charrie, un message fondamental caché qu'il veut comprendre.
Chaque manifestation de la mémoire involontaire est, ainsi, comme une impulsion à découvrir ce qui
semble se cacher, impulsion qui détermine le narrateur à "créer" l'histoire de son passé. Le roman est
organisé autour de ces expériences, si bien que la mémoire involontaire joue le rôle d'un principe
constructif.
Voilà, en guise d'exemple, l'histoire de la madeleine qui ouvrira à l'auteur une première percée
vers le passé enseveli de Combray : un jour, en rentrant à la maison, comme le narrateur avait froid,
sa mère lui propose de prendre, contre son habitude, une tasse de thé. Il refuse d'abord, puis, il se
ravise en l'acceptant. On peut remarquer combien l'écrivain insiste ici sur le rôle du hasard dans cette
histoire tout à fait exceptionnelle: "contre mon habitude", "le refusai d'abord, et, je ne sais pourquoi,
me ravisai". Avec le thé on lui fait prendre aussi une petite madeleine gâteau commun dont l'aspect est
très minutieusement décrit par l'auteur quoique justement la sensation visuelle n'ait aucun rôle à
jouer dans le déclanchement de la mémoire affective; c'est un gâteau "court et dodu" qui semble avoir
été moule "dans la valve raimuée d`une coquille de Saint-Jacques".
Ensuite, c'est le moment de rupture, celle qui provoque le goût des miettes du gâteau amolli
dans du thé. Avant de goûter au thé et au gâteau Marcel se sent "accablé" par son existence terne et
sans perspectives. Mais juste au moment où son palais lui communique la sensation particulière de
goût il se sent "envahi" par "un plaisir délicieux" et inexplicable qui efface d'un coup en lui tous les
désagréments de la vie "de la même façon qu'opère l'amour". Il se sent ainsi empli "d'une essence
précieuse" ou plutôt devenir cette essence; c'est parce que le personnage quitte le présent, ses soucis
quotidiens et la surface des choses pour avoir accès à un temps et à un monde essentiels. Il a
l'intuition de se trouver dans la posture d'un néophyte sur le point d'avoir accès au grand mystère qui
se dérobe pourtant perpétuellement. Pour le moment il ne peut pourtant pas répondre à la question
majeure: d'où pourrait lui venir cette puissante joie ? Même si elle était liée au goût du thé et du
gâteau ce sentiment devait être, croit le narrateur, de nature différente. Pour s'en convaincre il boît
une seconde et même une troisième gorgée pour se rendre compte que l'effet commence à diminuer. La
conclusion qui s'impose: la vérité qu'il cherche n'est pas dans l'objet mais en lui-même. Cette
observation laisse entrevoir toute une attitude épistémologique: la vérité ne réside pas dans l'objet à
connaître mais dans le sujet connaissant lui-même.
En continuant à s'interroger, le personnage narrateur trouve que cette vérité recherchée doit
être de la nature d'une image, d'un souvenir confus qui tente, par le biais de cette sensation, de
parvenir jusqu'au niveau de sa conscience.
Et "tout d'un coup", comme il convient à une révélation, le souvenir devient clair: le goût du
gâteau ressenti d'une façon si particulière à présent est celui de la petite madeleine que tante Léonie,
jadis, dans l'enfance, lui offrait quand il allait lui dire bonjour le dimanche matin à Combray. À
partir de ce moment, l'écrivain aura donné le coup d'envoi à la récupération de tout un passé
enseveli qu'on aurait pu croire définitivement mort. Ce moment ressemble à un mythe personnel
des origines.
Mais chaque fois qu'une sensation aura épuisé sa force de ressuscitation une autre la
remplacera pour reconstruire autour d'elle tout un univers. Ces reprises répétées relèvent du fait que la
vérité ultime ne s'est pas encore révélée. Car, ce que Marcel découvre c'est le pouvoir d'écrire et le
plaisir d'exercer ce pouvoir. Après avoir récupéré l'univers des signes, après leur traversée - comme
dans une sorte de variante moderne du mythe du labyrinthe - le personnage annonce sa décision et sa
disponibilité d'écrire car il aura découvert le point central de son être lui permettant d'organiser leur
signification ou plutôt leur pouvoir de signifier. Et le roman nous renvoie à son début car ce dont le
narrateur écrira est juste ce qu'on vient de lire.
En plus, cette nature ordinaire de la madeleine relève d'une certaine conception moderne du
signe artistique qui remonte au célèbre vers de V. Hugo: "J'ai mis le bonnet rouge au vieux
dictionnaire". Cela veut dire que ni le monde ni la langue ne sont plus considérés comme des
univers hiérarchisés, formés d'objets (éléments) plus ou moins privilégiés, situés dans le cadre
d'une pyramide des valeurs, ayant pour sommet des valeurs absolues.
Stendhal
Le Rouge et le Noir est roman d’amour, mais aussi roman de mœurs qui peint les libéraux de
province, le grand séminaire et le faubourg Saint-Germain. Une chronique du XIXe siècle.
En son temps, Stendhal n’espérait pas être compris que de très peu de gens. Il a un goût
de l’exactitude et d’une vérité qui soit universelle, fortifiés par la fréquentation des
philosophes du XVIIIe siècle et des idéologues dont il partage le désir de rendre
parfaitement claire la mécanique morale. A tout cela s’ajoute une tête romanesque.
Stendhal a dit: « Je n’ai jamais songé à l’art de faire un roman. » Le premier en date des
grands romanciers réalistes. Stendhal a dit: « Le roman est un miroir qu’on promène le
long d’un chemin. »
Ce romancier qui veut dire exclusivement le réel a passé pour abstrait; ce romancier qui
a voulu laisser parler seulement les faits, et se faire aussi discrètement que possible, est le
plus subjectif qui soit. Ce n’est pas le monde extérieur qui l’intéresse, mais la conscience
de l’individu et le développement de ses passions. Il veut garder de l’action uniquement
son « résumé moral ».
Stendhal raconte. Il refuse le style « brillanté » et les grands mots. Le style de Stendhal
refuse d’en être un, et ne reflète que le bonheur d’écrire; il produit sur le lecteur
moderne une étonnante impression de liberté et de légèreté, l’impression aussi qu’on n’a
pas affaire à un auteur, mais à un homme.
Samuel Beckett
Samuel Beckett naquit en 1906 à Foxrock au sud de Dublin des parents Irlandais protestants.
En 1923 il s’inscrivit à Trinity College à Dublin pour faire des études de français et d’italien, et il eut
son diplôme quatre ans plus tard. L’année suivante il partit à Paris et il enseigna à l’École Normale
Supérieure comme lecteur d’anglais, un poste très convoité, pendant deux ans (Coe, 1964, p. 17). Sa
carrière d’écrivain commença à Paris. Dans les années 30 la ville logeait de jeunes Français influents,
des Irlandais exilés (se réunissant autour de James Joyce, dont Beckett fit la proche connaissance) et
des écrivains américains. Beckett publia en 1929 une étude sur Joyce, Dante... Bruno. Vico... Joyce,
aussi bien qu’une étude sur Proust en 1931. Il écrivit le poème Whoroscope, qui gagna le premier prix
dans un concours de poésie, et d’autres petits poèmes, et il traduisit des poèmes français à l’anglais
(Birkett, 1987, p. 2-3).
Le théatre de l’absurde
Les années 50 sont marquées d’une activité de théâtre très intensive dans le monde entier. Un
des mouvements les plus importants était l’absurdisme, qui cherchait à faire ressortir l’absurdité,
souvent équivalente à l’indifférence, de la vie. Les dramaturges absurdistes les plus influents vivaient
et travaillaient en France, surtout à Paris, et ils écrivaient en français, même si la plupart entre eux
étaient d’origine étrangère. Cependant, le théâtre de l’absurde n’était pas typiquement français, mais
un mouvement international qui avait choisi Paris, la ville de théâtre, comme point central (Pettersson
& Lagerlöf Smids, 2004, p. 230).
Albert Camus était parmi les premiers à parler de « l’absurdité » dans son essai Le Mythe de
Sisyphe de 1942. Sa discussion donna le nom au mouvement absurdiste. Dans son essai il veut dire
que l’humanité est absurde à cause de la distance entre l’espoir de l’homme et le monde irrationnel
dans lequel il naît (Brockett & Hildy, 1999, p. 505). Il écrit:
Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans
un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours
puisqu’il est privé des souvenirs d’une partie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre
l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. (Camus, 1942, p. 18)
Beckett n’était pas très concerné par l’homme en tant qu’être social et politique, mais par ses
conditions métaphysiques, c’est-à-dire l’être en tant qu’être. Beckett exprimait, mieux que n’importe
quel écrivain, les doutes sur la capacité humaine de comprendre et gérer le monde changé par les
terreurs de la guerre (Brockett & Hildy, 1999, p. 505-506).
Martin Esslin affirme (2001, p. 22-23) que le théâtre de l’absurde peut être considéré comme
la représentation de notre époque la plus véritable. Le trait caractéristique de cette représentation est
que les vérités et les suppositions des époques précédentes furent rejetées, qu’elles furent testées pour
ensuite être considérées comme des illusions infantiles.
En attendant Godot, écrit entre octobre 1948 et janvier 1949 (Birkett, 1987, p. 5) fut publiée
en 1952 (Beckett, 1952, p. 125). La première mise en scène fut réalisée en janvier 1953 par Roger Blin
au Théâtre de Babylone à Paris (Birkett, 1987, p. 10).
À cette époque, les pièces absurdes ne furent ni comprises, ni définies car elles faisaient partie
d’une forme de théâtre en train de développer de nouvelles conventions. Les pièces écrites selon ces
nouvelles conventions furent considérées insolentes aussi bien que comme des impostures. Quand une
bonne pièce de théâtre devait avoir une histoire bien construite, un thème clair, un dialogue juste et
être une bonne représentation de notre époque, les pièces absurdes ne répondaient à aucun de ces
critères (Esslin, 2001, p. 21-22).
Cependant, contre toute attente, En attendant Godot fut un des plus grands succès du théâtre
d’après-guerre, avec cent mises en scène au Théâtre de Babylone. Elle fut traduite à vingt langues et
jouée dans le monde entier. Pendant les cinq ans qui suivirent la première mise en scène, la pièce eut
un million de spectateurs à Paris, un nombre immense pour une pièce rompant complètement avec
toute convention théâtrale classique (Ibid, p. 39).
Le dramaturge français Armand Salacrou (1899-1989) écrit après les premières mises en scène (cité
dans Ekbom) : Nous avons attendu cette pièce, une pièce de son époque avec un nouveau ton et une
langue simple et naturelle. En attendant Godot n’est pas un coup de chance temporaire. Un écrivain a
apparu, et il a pris notre main pour nous diriger vers son monde. (Ekbom, 1991, p. 167. Notre
traduction.)
La pièce est constituée de deux actes presque symétriques. Les personnages principaux sont
deux vagabonds, Vladimir et Estragon, qui se retrouvent sur une route de campagne pour rencontrer
Godot, un homme qu’ils ne connaissent pas, et dont ils ne savent rien. Le lieu est aussi insignifiant que
Godot. Route à la campagne, avec arbre. Soir. (p. 9), et dans le deuxième acte : Lendemain. Même
heure. Même endroit. (p. 73), sont les seules indications du lieu où on se trouve. Vladimir et Estragon
passent leur temps à parler de choses et d’autres et en espérant que le fameux Godot viendra. Au
milieu du premier acte, un deuxième couple entre en scène, Pozzo et Lucky. Pozzo est un homme peu
agréable traitant Lucky comme son esclave, et les inquiétudes et les malentendus s’intensifient.
Cependant, Vladimir et Estragon restent dans le même lieu pour attendre, ne sachant rien de ce que
Godot va leur apporter (sauf un peu d’espoir, sans doute.) À la fin du premier acte, un garçon vient
pour les informer que Godot ne viendra pas ce soir, mais sûrement le jour suivant.
Le théâtre français du XXe siècle frappe par son aspect hétéroclite, tradition et expériences
diverses se partageant la scène. Dans le cadre de toute cette diversité, trois directions plus importantes
s'imposent, à savoir : le théâtre de tradition, le théâtre existentialiste et le théâtre de l'absurde.
Ionesco est hanté par l’obsession de la redite et du recommencement et son imagination est
habitée par deux images effrayantes: celle du vide et celle de l’encombrement. Ces hantises
s’expriment dans La Cantatrice chauve, La leçon, Les Chaises, Rhinocéros, Le Roi se meurt, La Soif
et la faim.
La première pièce d’Ionesco, La Cantatrice chauve a été jouée en 1950 et à défaut d'attirer
immédiatement le public, retient l'attention de plusieurs critiques et amateurs de littérature. En 1950, il
prend la nationalité française et continue d'écrire des pièces, comme La Leçon (représentée en 1951) et
Jacques ou la Soumission qui font de lui un des dramaturges les plus importants du théâtre de
l'absurde. Dans sa première pièce, l'action dramatique se situe au seul niveau verbal; c'est la
destruction progressive d'un langage réduit aux clichés et aux truismes, désarticulé de façon
vertigineuse en sons, entraînant dans cette folie ses manieurs, devenus des fantoches. C'est là plus
qu'une parodie du théâtre, c'est le drame de l'homme contemporain, celui de la rupture entre les mots et
les choses, entre la parole et l'être - une des formes que prend dans l'art moderne la conscience de
l'absurde.
Dans Les Chaises, Ionesco reprend et pousse à ses dernières conséquences la négation du
modèle de la communication oratoire entamée déjà dans Une lettre perdue de Caragiale: un discours
électoral illogique et à peu près incongru - dont la transmission est déréglée aussi par un puissant
bruitage - y est donné sans convaincre personne et il reste même essentiellement inutile puisque le
candidat sera imposé par une autorité supérieure. Ionesco réduit systématiquement au néant chaque
composante de l'acte communicatif: les deux vieillards qui voudraient transmettre le message de leur
vie à l'humanité se suicident après l'avoir confié à un orateur sourd-muet. Mais dans la salle à laquelle
il s'adresse il n'y a que des chaises vides, absence du destinataire. Et d'ailleurs ce fameux message
semble ne pas exister; le dialogue précédent des deux vieillards suggère plutôt que leur vie ratée ne
laisse rien derrière.
Le roi, nommé Bérenger I, évoque l’ombre des souverains, mais il ne s’enferme pas dans
l’exaltation d’un tragique ou d’un grotesque étranger. La pièce ne cherche pas à délivrer quelque
message, mais révéler la transparence d’une peur – celle de l’anéantissement. La mort est ici partout et
dans le langage lui-même, innommée, esquivée, parlée par la reine, qui doit aider le roi à accepter sa
destruction, évoquée, affirmée et finalement reconnue. Le roi d’Ionesco est à la fois trivial, naturel et
sordide dans sa grandeur, comme le monde qu’il domine.
Roi charismatique, il essaie une dernière fois à retrouver son pouvoir magique sur les choses et
les hommes, il donne des ordres fous („j’ordonne que les arbres poussent du plancher”), tente de noyer
sa mort dans la déclamation de cette nouvelle communiquée à tous. Le roi est dérisoire et grotesque
dans son affection de puissance. Le roi, qui est avant tout un homme comme tous les autres, atteint par
le venin de la mort, n’est plus qu’une marionnette.
Les „rhinocéros” incarnent, de l'aveu même de l'auteur, l'esprit fasciste, grégaire et agressif,
mais aussi toute dictature qui ravit à l'homme la liberté de se manifester en tant qu'individu, le privant
des attributs de son humanité, du droit de se chercher lui-même dans une quête jamais achevée.
Riches, d'une ambiguïté fertile, ces images définissent son univers dramatique comme oeuvre ouverte,
où le sens ne s'épuise et ne peut jamais s'épuiser par la totalité des lectures scéniques
En automne 1957, paraît Rhinocéros, nouvelle dans laquelle Ionesco manifeste son effroi
devant l'éclatement contagieux du patriotisme chauvin et du racisme qui saisissait la France à
l'occasion de la « Bataille d'Alger » (hiver 1956/1957). Comme la pièce touche en France des sujets
trop délicats, c'est à Düsseldorf qu'elle est représentée pour la première fois en 1959, et le public
allemand y voit pour sa part une critique du nazisme.
Grâce à Eugène Ionesco, le théâtre est confronté à tous ses possibles mais aussi à ses limites
qui tournent paradoxalement chez lui en autant de stratégies dramatiques fertiles. Crise et renaissance
du langage, et même de l'être humain par le personnage dramatique, la symbolique ouverte des signes
de spectacle, tout s'y conjugue pour poser des questions essentielles sur la destinée de l'homme
moderne. Au-delà du ridicule des situations les plus banales, le théâtre de Ionesco représente de façon
palpable la solitude de l'homme et l'insignifiance de son existence.