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DE LA LIBERTÉ
DU MÊME AUTEUR
Karl Marx
Gallimard, 1962
Les penseurs russes
Albin Michel, 1984.
ISAIAH BERLIN
-
ELOGE -
DE LA LIBER TE
Traduit de l'anglais par
JACQUELINE CARNAUD
et JACQUELINE LAHANA
CALMANN-LÉVY
Responsable de l'édition de cet ouvrage :
ROGER ERRERA
ISBN 2-7021-1442-3
\Ç) OXFORD UNIVERSITY PRESS 1969
(Ç) CALMANN-LÉVY 1988
Imprimé en France
A Stephen Spender
INTRODUCTION
II
II
III
IV
v
Ma thèse centrale est la suivante : tout au long de l'histoire,
la démarche intellectuelle elle-même, la pédagogie, les contro-
verses sur la vérité et la valeur des idées postulaient l'existence
d'un certain nombre de questions cruciales auxquelles il était
vital de répondre. Par exemple, que valaient les méthodes
proposées par les grandes disciplines telles que la métaphy-
sique, l'éthique, la théologie, les sciences de la nature et les
sciences de l'homme pour accéder à la connaissance et à la
vérité? Comment l'homme devait-il conduire sa vie et comment
pouvait-il le savoir? Dieu existait-il? Pouvait-on connaître, ou
au moins deviner, Ses desseins? L'univers, et notamment la
vie, avaient-ils un sens et lequel? Comme pt fallait-il s'y prendre
pour répondre à toutes ces questions? Etaient-elles de même
nature que celles que les sciences ou le sens commun se
posaient et auxquelles ils apportaient des réponses satisfai-
santes et généralement admises de tous? Sinon, à quoi servait-
il de les poser?
Il en allait de même dans le domaine politique, où l'on se
posait la question de savoir pourquoi un individu devait obéir
LES IDÉES POLITIQUES AU xx~ SIÈCLE 79
VI
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VIII
De la nécessité historique 1
nelles ... »
T.S. ELIOT, Notes pour une défi-
nition de la culture
Il
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IV
v
Tous les jugements, et notamment ceux portant sur des
faits, s'appuient sur des généralisations à partir de faits, de
valeurs ou des deux, et n'ont de sens qu'à l'intérieur de ces
généralisations. Cette évidence, en soi d'une grande banalité,
peut conduire à de redoutables errements. Ainsi, certains
héritiers de Descartes, pour lesquels tout ce qui est vrai doit
pouvoir, au moins en principe, faire l'objet de généralisations
scientifiques (d'une clarté mathématique ou quasi mathéma-
tique), parviennent, comme Comte et ses disciples, à la conclu-
sion que ces généralisations doivent, en histoire, prendre la
forme de lois sociologiques démontrables; en revanche, toutes
les propositions qui ne peuvent être formulées en ces termes
doivent être reléguées au magasin des accessoires « subjec-
tifs», car elles ne sont qu'un bric-à-brac « psychologique »
inutile et superflu, l'expression d'opinions purement person-
nelles, que l'on doit tenir à l'écart de la sphère de l'objectivité
en attendant le jour où elles disparaîtront totalement. Tôt ou
tard, nous assure-t-on, toutes les sciences se débarrasseront de
tout ce qui, au mieux, n'a pas de rapport avec une vision
claire des choses ou, au pire, l'entrave. Cette croyance découle
d'une fascination bien compréhensible pour l'attitude mora-
DE LA NÉCESSITÉ HISTORIQUE 143
jectifs pour entrer dans une analyse que nous souhaitons aussi
« objective >> que possible, c'est-à-dire étayée par des faits que
tous peuvent connaître, vérifier et comparer - ressort du
jugement ordinaire, autrement dit, de ce qui passe pour tel
dans la société de notre époque, parmi les gens auxquels nous
nous adressons, et compte tenu de tous les présupposés qui
sous-tendent la communication. Ce n'est pas parce qu'on ne
peut pas tracer une frontière nette et claire entre le « sub-
jectif>> et l'« objectif» que cette frontière n'existe pas; ce n'est
pas parce que les jugements ayant trait à l'« importance» sont
généralement tenus pour « objectifs » et que les jugements
moraux, si souvent soupçonnés d'être« subjectifs »,en diffèrent
sous certains aspects, que « moral » signifie obligatoirement
«subjectif»~ ce n'est pas parce que ces jugements quasi
esthétiques ou politiques qui nous font distinguer l'essentiel
de l'inessentiel, le crucial du secondaire sont en quelque sorte
inhérents à l'écriture de l'histoire, qu'on pourrait se défaire
des jugements d'ordre proprement éthique, comme s'il s'agis-
sait d'ajouts extérieurs, de réactions purement émotionnelles
face à des faits établis et vérifiables par tous, comme si ces
« faits» n'étaient pas eux·-mêmes traversés de jugements de
valeur, comme s'il était possible à l'historien, ou à quiconque,
d'établir une nette distinction entre le fait lui-même et son
appréciation, à l'instar de ce qui se passe dans des disciplines
telles que la physique ou la chimie où les « faits» peuvent et
doivent être décrits sans aucune connotation morale.
YI
et réfutées; quand tous les efforts ont été faits pour que
l'histoire tende, dans les limites du raisonnable, vers cet état
de science pure et wertfrei; quand toutes ces contraintes ont
été satisfaites, nous n'en continuons pas moins de distribuer
blâmes et louanges. Nous blâmons les autres comme nous
nous blâmons; et plus notre savoir s'accroît, plus sommes-nous
sans doute enclins à blâmer. Nous serions, en effet, probable-
ment surpris si on nous disait que mieux nous comprenons
nos actes - leurs motifs et les circonstances qui les entourent
- plus nous nous sentons irréprochables. C'est plutôt l'inverse
qui est vrai. Plus nous examinons notre conduite, plus elle
nous semble blâmable, et plus nous avons tendance à éprouver
des remords; et si cela vaut pour nous, il est raisonnable de
penser que cela vaut aussi pour les autres. Il se peut que notre
situation diffère de la leur, mais pas au point de rendre les
comparaisons impossibles. Il peut arriver qu'étant nous-mêmes
injustement accusés, nous devenions particulièrement sensibles
au risque d'être injustes envers les autres. Mais ce n'est pas
parce que le blâme est parfois injuste et qu'on résiste diffici-
lement à la tentation de condamner, qu'il n'est jamais justifié;
ce n'est pas parce que nos jugements s'enracinent parfois dans
l'ignorance, la violence, la malveillance, la bêtise, la superfi-
cialité ou l'iniquité, que les qualités contraires n'existent pas,
que nous sommes mystérieusement condamnés à autant de
relativisme ou de subjectivisme en histoire que dans notre vie
quotidienne. L'erreur fondamentale de cette approche est
maintenant si évidente qu'il n'est pas nécessaire de nous y
attarder. On nous dit que nous sommes le produit de l'histoire,
de notre environnement naturel et social, et que ceci détermine
notre tempérament, nos jugements, nos principes. Tous les
jugements sont relatifs, toutes les évaluations subjectives, tous
sont le résultat du jeu de multiples facteurs spatio-temporels,
individuels ou collectifs. Mais relatifs par rapport à quoi?
Subjectifs par opposition à quoi? Conformes à un schéma
éphémère par opposition à quel schéma intemporel qui serait
à l'abri de ces distorsions? S'ils n'ont pas de corrélats, les
termes relatifs (surtout lorsqu'ils sont négatifs) perdent toute
signification, toute valeur descriptive, et deviennent de simples
flèches destinées à jeter le discrédit dans un but de propagande.
Lorsque nous accusons un jugement ou une méthode de
subjectivité ou de partialité, nous sous-entendons que les
techniques appropriées permettant d'apprécier les données
148 ÉLOGE DE LA LIBERTÉ
VII
VIII
II
III
IV
L'auto-accomplissement
La seule et unique façon de parvenir à la liberté, nous dit-
on, est de faire usage de la raison critique,, de discerner ce
qui est nécessaire de ce qui est contingent. Ecolier, les vérités
mathématiques les plus élémentaires font obstacle au libre
fonctionnement de mon esprit et m'apparaissent comme des
théorèmes dont je ne comprends pas la nécessité; déclarés
vrais par une autorité extérieure, ils se présentent à moi comme
des réalités étrangères que je suis censé intégrer mécanique-
ment à mon système de pensée. Mais lorsque je comprends
la fonction des symboles et des axiomes, les règles de formation
et de transformation - la logique par laquelle on parvient aux
conclusions - et lorsque je saisis que ces choses ne peuvent
être autrement qu'elles ne sont parce qu'elles découlent
des lois qui régissent ma propre raison 19 , alors les vérités
DEUX CONCEPTIONS DE LA LIBERTÉ 189
v
Le temple de Sarastro
être régi par des lois que tout homme rationnel ne pourrait
qu'accepter librement; c'est-à-dire par des lois qu'il aurait lui-
même édictées si on lui avait demandé ce que, en tant qu'être
rationnel, il souhaitait; par conséquent, cette frontière serait
celle que tous les hommes rationnels considéreraient comme
la plus juste pour des êtres rationnels. Mais qui, dans les faits,
sera habilité à dire où passe cette frontière? Ces penseurs
affirmaient que si les problèmes moraux et politiques étaient
d'authentiques problèmes - ce que l'on ne pouvait nier - ils
devaient, en principe, être solubles~ autrement dit, à chaque
question vraie. il devait exister une seule ct unique réponse
vraie. Il n'y :1\ ait pas de vérité qui ne pût être découverte
par un esprit rationnel ct si clairement démontrée qu'elle
n'emportât la conviction de tous les autres êtres rationnels;
d'ailleurs, n'était-ce pas déjà ce qui se passait dans les nou-
velles sciences de la nature'? Partant de cette hypothèse, le
problème de la liberté politique pouvait sc résoudre en insti-
tuant un ordre juste qui conférüt ù chaque homme toute la
liberté à laquelle un être rationnel pouvait prétendre. Prima
facie, mon désir de liberté absolue risque de se heurter à
votre désir tout aussi absolu de liberté; mais la solution
rationnelle d'un problème ne peut entrer en conflit avec la
solution, tout aussi juste, d'un autre problème, car deux vérités
ne peuvent être logiquement contradictoires; par conséquent,
il doit, en principe, être possible de découvrir un ordre juste
capable d'apporter des solutions correctes à tous les problèmes
susceptibles de se présenter. C~t état idéal ct harmonieux fut
parfois assimilé au Jardin d1:dcn d'avant la Chute, jardin
dont nous avons été chassés ct pour lequel nous ressentons
toujours une profonde nostalgie; ou encore à un âge d'or à
venir, dans lequel les hommes, devenus rationnels, ne seraient
plus déterminés par d'autres, et ne se contrarieraient pas les
uns les autres. Dans les sociétés existantes, la justice et l'égalité
exigent encore un certain degré de contrainte, car le retrait
prématuré des barrières sociales risquerait de conduire à
l'oppression des plus faibles et des plus stupides par les plus
forts, les plus capables, les plus énergiques ou les moins
scrupuleux. Toutefois, c'est seulement ce qu'il y a en eux
d'irrationnel qui (selon cette doctrine) pousse les hommes à
vouloir opprimer, exploiter ou humilier leurs semblables. Lors-
qu'ils seront devenus parfaitement rationnels, ils respecteront
le principe de raison qui réside en chacun et ne caresseront
194 ÉLOGE DE LA LIBERTÉ
VI
Le désir de reconnaissance
VIl
Liberté et souveraineté
VIII
L'un et le multiple
Il
III
t-il pas trop? Sir Richard a sans doute raison sur un point
important : Mill n'était pas un prophète. Si beaucoup de
phénomènes sociaux l'attristaient, il n'a en aucune façon
pressenti la montée des forces irrationnelles qui allaient façon-
ner l'histoire du xxe siècle. Plus sensibles aux tendances pro-
fondes de leur temps, Burckhardt et Marx, Pareto et Freud
ont mieux saisi l'origine et les ressorts des comportements
individuels et sociaux. Toutefois, il ne me semble pas que
Mill ait surestimé la rationalité de son époque ou supposé que
la majorité des hommes de son temps étaient des êtres rai-
sonnables ou sur le point de le devenir. S'offrait à lui le
spectacle d'hommes, de toute évidence civilisés, réduits au
silence, victimes de discriminations ou même persécutés par
«la médiocrité collective», les préjugés, la stupidité générale;
il ne pouvait qu'être indigné de les voir privés de ce qu'il
considérait comme leurs droits les plus élémentaires, et le fit
savoir. En effet, il pensait que le progrès, la grandeur, la vertu
et la liberté dépendaient d'abord et avant tout de la préser-
vation de tels êtres et qu'il fallait leur faciliter la tâche.
Cependant, il ne voulait pas en faire des Gardiens de la cité
comme Platon 32 • D'autres aussi pouvaient devenir instruits,
ce qui les habiliterait à faire des choix, libres, à l'intérieur de
certaines limites, d'ingérences extérieures. Il ne se contenta
pas de prôner un plus large accès à l'instruction, tout en
oubliant (à l'instar des communistes) la liberté à laquelle elle
donne droit ou d'exiger une totale liberté de choix, tout en
oubliant (à l'instar des anarchistes) que, sans instruction, elle
conduit infailliblement au chaos et, par réaction, à un nouvel
esclavage. Il réclamait l'une et l'autre sans s'imaginer cepen-
dant que le changement serait rapide, facile ou universel; de
tempérament plutôt pessimiste, il prit la défense de la démo-
cratie sans cesser de s'en méfier, ce qui lui valut -et continue
de lui valoir - de nombreuses et virulentes critiques. Mill,
nous dit Sir Richard, avait une conscience particulièrement
claire des problèmes de son époque, mais ne voyait pas au-
delà. Cette remarque me paraît fort juste. Le mal dont
souffrait l'Angleterre victorienne était la claustrophobie - on
avait l'impression d'y suffoquer; à droite comme à gauche, les
plus grands talents de l'époque, Mill et Carlyle, Nietzsche et
Ibsen, réclamaient plus d'air et de lumière. La psychose de
notre temps est l'agoraphobie; les hommes craignent plus que
tout la désagrégation du tissu social et le manque de direction :
244 ÉLOGE DE LA LIBERTÉ
IV
v
Mill est généralement présenté comme une bonne âme
victorienne d'une pédanterie un peu niaise, comme un maître
d'école juste, sensible, humain, mais aussi «austère, triste et
sévère >>; un homme noble et bon, mais taciturne, sentencieux
et sec; une figure de cire parmi d'autres appartenant à une
époque révolue. Son autobiographie - l'une des plus émou-
vantes que l'on puisse lire - corrige cette impression. Assu-
rément, Mill était un intellectuel, il le savait et n'en était
nullement honteux. Il avait une passion pour les idées géné-
rales, dans une société qui les considérait plutôt avec méfiance :
« Les Anglais, écrivait-il à son ami d'Eichthal, se défient
systématiquement des vérités les plus évidentes, si celui qui
les énonce est suspect d'avoir des idées générales. » Il aimait
les idées et les voulait aussi stimulantes que possible. Il
admirait les Français qui, contrairement aux Anglais, respec-
taient les intellectuels. Certes, on parlait beaucoup en Angle-
terre des progrès de l'intellect, mais cela le laissait sceptique.
Il se demandait si « notre marche en avant de l'intellect
n'[était] pas plutôt une marche vers une absence d'intellect,
où le manque de géants serait peu à peu compensé par les
efforts conjoints d'une multitude croissante de nains ». Le
terme de « nains » et la peur de la petitesse reviennent sans
cesse dans ses écrits.
Parce qu'il croyait à l'importance des idées, il était prêt à
en changer si un nouveau point de vue s'offrait à lui - comme
cela se produisit avec Coleridge et Saint-Simon - à condition
qu'on puisse lui démontrer qu'il se trompait, ou encore sous
l'influence du génie transcendant qu'il accordait à Mme Taylor.
Il prisait la critique pour elle-même, mais détestait l'adulation,
et même qu'on fit l'éloge de son propre travail. Libre de tout
dogmatisme, il n'hésitait pas à le pourfendre chez les autres.
Son père et ses maîtres eurent beau faire, il garda un esprit
exceptionnellement ouvert; chez lui, les dehors « froids et
impassibles», «la tête qui raisonnait comme une machine à
vapeur 41 » s'unissaient (pour citer son ami Stirling) à une
« âme chaleureuse, droite et élevée »; il manifestait un empres-
JOHN STUART MILL 249
Introduction
1. Je remercie les institutions qui m'ont invité à prononcer ces
conférences et les éditeurs de ces essais de m'avoir permis de les
reproduire.
2. Si mon texte n'a pas subi de profonds remaniements, j'y ai
cependant apporté diverses modifications, destinées à éclaircir cer-
tains points essentiels qui me paraissaient avoir été mal compris de
mes critiques. Je suis particulièrement reconnaissant aux professeurs
S.N. Hampshire, H.L.A. Hart et Thomas Nagel, ainsi qu'à M. Patrick
Gardiner d'avoir attiré mon attention sur quelques-unes de mes
erreurs et plusieurs points restés obscurs. Je me suis efforcé d'y
remédier, sans toutefois, j'en ai le sentiment, avoir pleinement satisfait
ces éminents lecteurs.
3. Bien qu'elle ait l'apparence d'une proposition universelle concer-
nant la nature des choses, il est difficile de penser qu'elle soit
simplement empirique, car quelle donnée d'expérience pourrait venir
l'infirmer?
4. Savoir si cette incompatibilité est de nature logique, concep-
tuelle, psychologique ou autre, est une question à laquelle je ne
chercherai pas à répondre. Les rapports existant entre notre percep-
tion des faits et nos attitudes (ou convictions) morales - leur logique
et leur psychologie - me semblent insuffisamment explorés par la
philosophie. La thèse suivant laquelle il n'existerait pas de relation
logique entre les deux - distinction entre fait et valeur souvent
attribuée à Hume - me paraît insoutenable et indiquer la présence
d'un problème plutôt que sa solution.
5. Voir A.K. SEN, « Determinism and Historical Predictions))'
lnquiry. no 2, New Delhi, 1959, pp. 99-115; Gordon Leff, The Tyranny
of Concepts: a Critique of Marxism. Saint Martin's Press, Londres,
1961' pp. 146-149.
254 ÉLOGE DE LA LIBERTÉ
que trop. Il existe, bien sûr, une différence immense entre intérioriser
les règles de la raison, comme le voulaient les stoïciens, et intérioriser
celles d'un système irrationnel ou d'une dictature arbitraire. Cepen-
dant, le mécanisme psychologique reste le même.
28. Ce point est bien développé par l'un de mes critiques,
M. L.J. McFARLANE, in «On Two Concepts of Liberty», Political
Studies. vol. 14, février 1966, pp. 77-81. Au cours de son compte
rendu, très critique mais équitable, l'auteur observe que connaître
ses chaînes est souvent le premier pas vers la liberté, laquelle risque
fort de ne jamais advenir si on les ignore ou, pire, si on les aime.
29. Voir le chapitre 111, «Deux conceptions de la liberté))' note 12.
30. Voir les nombreux arguments avancés par le professeur
A.W. Gomme et d'autres à l'appui de cette hypothèse.
31. Voir sa conférence inaugurale de 1966 à l'université de Shef-
field.
32. Il a été suggéré que la liberté impliquait toujours une relation
ternaire : on ne peut que chercher à s'affranchir de X pour faire ou
être Y; d'où il résulte que « toute liberté » serait à la fois négative
et positive, ou mieux encore, ni l'un ni l'autre (voir G.C. McCALLUM,
Jr., Philosophical Review. vol. 76, no 3, 1967, pp. 312-324). Cela me
semble erroné. Un homme qui lutte contre ses chaînes ou un peuple
contre son oppresseur n'a pas nécessairement besoin d'avoir une
conscience claire de l'étape suivante. Un homme n'a pas besoin de
connaître la façon dont il usera de sa liberté; simplement, il désire
se libérer du joug qui l'opprime. Il en va de même des classes et des
nations.
33. Non pas que notre pays ait été à l'abri de la répression ouverte,
que l'on a parfois justifiée en invoquant soit la lutte contre les ennemis
de la liberté et le règne de l'arbitraire, soit l'émancipation des classes
ou des populations opprimées. Sur ce point, je suis globalement
d'accord avec le professeur A.S. KAUFMAN ( « Professor Berlin on
Negative Freedom )), Mind, avril 1962, pp. 241-244), qui ne fait que
reprendre certains arguments déjà avancés par le professeur Marshall
COHEN in « Berlin and the Liberal Tradition))' Phi/osophical Quar-
ter/y. 1957, pp. 216-228. J'espère avoir déjà répondu à une partie
des objections soulevées par M. Kaufman. Cependant, il y a un point
sur lequel j'aimerais m'attarder. Il semble considérer la contrainte
ou l'obstruction d'origine non humaine comme une forme de privation
de liberté sociale ou politique. Je ne crois pas que cette vue s'accorde
avec ce que l'on entend normalement par liberté politique, seul sens
du mot liberté qui m'intéresse ici. M. KAUFMAN (loc. cit., p. 241)
qualifie d'obstacles à la liberté politique ou sociale ces « obstructions
à la volonté humaine, qui n'ont rien à voir avec les rapports de forces
existant au sein d'une collectivité)). Pourtant, si elles ne découlent
pas, en fin de compte, de ces rapports de forces, ces obstructions
n'ont, à mon avis, rien à voir avec la liberté sociale ou politique. Je
NOTES 257
ne vois pas comment on peut dire que «des droits humains fonda-
mentaux» (pour reprendre l'expression de M. Kaufman) sont violés
par ce qu'il appelle« une ingérence ... non humaine». Si je suis limité
dans ma liberté de mouvement, parce que j'ai trébuché et que je
suis tombé, je ne peux certainement pas prétendre que mes droits
fondamentaux en ont pour autant été diminués. Ne pas vouloir
distinguer entre les obstacles humains et non humains à la liberté
me paraît conduire tout droit à cette grande confusion entre les
différents types de liberté, et à cette identification non moins funeste
des conditions de la liberté à la liberté elle-même, source des erreurs
que je m'efforce de dénoncer.
34. Dans son remarquable exposé historique, « Positive Liberty,
1880-1914 »,American Political Science Review, mars 1962, M. David
NtCHOLLS pense que je me contredis moi-même lorsque je cite, en
l'approuvant, cette phrase de Bentham : «Chaque loi constitue une
atteinte à la liberté», puisque, sans conteste, certaines lois augmentent
globalement la liberté. Je ne vois pas où est l'objection. Toute loi,
me semble-t-il, réduit telle ou telle liberté, même si elle est parfois
le moyen d'en augmenter une autre. Qu'elle accroisse ou non la
liberté considérée globalement variera, bien entendu, selon les cir-
constances. Bien plus, quoiqu'elle accroisse à l'évidence la liberté de
la majorité, une loi qui édicte que nul ne contraindra son prochain
dans tel ou tel domaine constitue néanmoins une «atteinte» à la
liberté des policiers ou des tyrans en puissance. Cette atteinte peut,
comme dans ce cas, être hautement souhaitable; elle n'en demeure
pas moins une «atteinte». Il n'y a aucune raison de supposer que
Bentham, qui se déclarait en faveur des lois, voulait dire autre chose.
Dans son article, M. Nicholls cite cette phrase de T.H. GREEN
extraite de « Liberal Legislation and the Freedom of Contract »
(Works, III, pp. 371-372): «La simple suppression de la contrainte,
le simple fait de laisser un homme agir à sa guise, ne contribue pas
en soi à la vraie liberté ... la vraie liberté, c'est lorsque tous les
hommes sans distinction disposent du maximum de pouvoir afin de
réaliser le meilleur d'eux-mêmes.)) Dans cet énoncé classique de la
liberté positive, les concepts essentiels sont, bien entendu, « la vraie
liberté» et « le meilleur d'eux-mêmes». Je ne pense pas qu'il soit
utile de revenir sur leur profonde ambiguïté. Certes, il est difficile
d'écrire un plaidoyer plus convaincant en faveur de la justice que
cet essai de Green où il dénonce cette odieuse idée reçue en son
temps, suivant laquelle, dans leurs négociations avec les patrons, les
ouvriers étaient des agents libres (en quelque sens qu'ils voulussent
l'entendre). En théorie, les ouvriers jouissaient probablement d'une
très large liberté négative, mais comme ils ne disposaient pas des
moyens d'en user, elle était purement formelle. Sur ce point, je n'ai
rien à redire, mais il n'en va pas de même de sa doctrine métaphysique
des deux moi - les petits ruisseaux individuels censés se fondre dans
258 ÉLOGE DE LA LIBERTÉ
n'a montré que très peu de goût pour elle, se contentant de subir la
loi des autres, cherchant à être le mieux gouvernée possible par ceux
qui lui assurent abri, nourriture et sécurité, mais n'aspirant pas à se
gouverner soi-même. Pourquoi, demande Herzen, l'homme devrait-il
être défini en fonction d'un bien qu'au mieux quelques individus ici
ou là ont activement recherché pour lui-même? Ce scepticisme émane
d'un homme qui n'a jamais connu qu'une seule passion, la liberté
individuelle et politique de son peuple et d'autres nations, liberté à
laquelle il a sacrifié sa carrière publique et son bonheur personnel.
42. L.J. McFARLANE, loc. cit.
43. Entendez L.J. McFARLANE, loc. cit., et la plupart des théo-
riciens de la démocratie.
15. " Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la contrainte exer-
cée par le prolétariat, quelle qu'en soit la forme, depuis les exécutions
jus4u'aux travaux forcés, est le seul moyen de façonner une humanité
communiste à partir du matériau humain légué par l'époque capi-
taliste. " Ces lignes contenues dans un livre publié en 1920 par
Boukharine sont particulièrement révélatrices, et notamment cette
expression « matériau humain ».
16. La psychologie de Kant, comme celle des stoïciens et des
chrétiens, supposait qu'il existait quelque chose en l'homme - une
« force d'âme» - capable de résister à l'endoctrinement. Avec le
développement de techniques comme l'hypnose, le « lavage de cer-
veau », la suggestion subliminale, etc., cette affirmation a priori a
perdu une bonne part de sa crédibilité, du moins comme hypothèse
concrète.
17. De même, il n'est sans doute pas absurde de penser que le
quiétisme des sages orientaux fut une réaction au despotisme des
grandes autocraties, et fleurit durant ces périodes où les individus
couraient le risque de se voir ignorés, humiliés ou malmenés par ceux
qui possédaient les moyens de contraindre physiquement les autres.
18. Il convient de remarquer que ceux qui, en France, luttaient
pour la liberté de l'individu ou de la nation durant cette période de
quiétisme en Allemagne ne se laissèrent pas entraîner par ce genre
d'argumentation. Ne serait-ce pas justement parce que, malgré le
despotisme de la monarchie française, l'arrogance et l'arbitraire de
ses castes privilégiées, la France était une nation fière et puissante,
où la réalité du pouvoir politique était accessible aux hommes de
talent, si bien que se retirer de la bataille vers quelque hauteur
paisible, d'où le philosophe puisse la contempler sans passion, ne
constituait pas la seule issue? Il en va de même pour l'Angleterre
du Xlxc siècle et même du xxc, ainsi que pour les Etats-Unis aujour-
d'hui.
19. Ou, comme l'affirment certains théoriciens modernes, parce
que je peux, ou aurais pu, moi-même les concevoir, étant donné
qu'elles sont humaines.
20. En pratique davantage encore qu'en théorie.
21. Sur ce point, Bentham me semble avoir dit le dernier mot :
<< La liberté n'est-elle pas la liberté de faire le mal? Sinon, qu'est-
sensées : « Seuls sont réels les intérêts individuels ... peut-on concevoir
des hommes si absurdes qu'ils ... préfèrent l'homme qui n'est pas à
celui qui est; qu'ils tourmentent les vivants, sous prétexte de favoriser
le bonheur de ceux qui ne sont pas encore nés et ne verront peut-
être jamais le jour?» C'est l'une des rares occasions où Burke est
d'accord avec Bentham; en effet, cette opinion est au cœur de
l'approche empiriste (par opposition à métaphysique) de la politique.
Raymond ARON
Introduction ............................................................. 9
Notes........................................................................ 253
Index........................................................................ 277
CET OUVRAGE
1\ ÉTÉ COMPOSE
ET ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR LIMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE
EN JANVIER 1988
(26078)