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Revue des études slaves

La poésie comme fable du monde : la mythopoièse dans l'œuvre de


Velimir Xlebnikov
Monsieur le Professeur Jean-Claude Lanne

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Lanne Jean-Claude. La poésie comme fable du monde : la mythopoièse dans l'œuvre de Velimir Xlebnikov. In: Revue des
études slaves, tome 70, fascicule 3, 1998. L'esрасе poétique. En hommage à Efim Etkind. pp. 667-683;

doi : https://doi.org/10.3406/slave.1998.6541

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1998_num_70_3_6541

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LA POESIE COMME FABLE DU MONDE
La mythopoièse dans l'œuvre de Velimir Xlebnikov

PAR

JEAN-CLAUDE LANNE

La fable offre à l'esprit mille agréments divers.


Boileau, l'Art poétique, chant III.
Même l'amour des mythes est, en quelque manière,
amour de la Sagesse, car le Mythe est un assemblage de
merveilleux.
Aristote, Métaphysique, A.
J'avais été frappé par les récits des Orotches, antique
peuplade de l'Amour....
V. Xlebnikov, Mon chez moi.

Tous les écrivains, prosateurs et poètes, tous les critiques qui ont étudié
l'œuvre de V. Xlebnikov ont souligné l'importance du mythe et de la «
mythopoièse », la création de mythes, chez le grand budetljanin. Dès 1914, dans la
Première revue des futuristes russes, N. Burljuk déclarait : « Le critère de la
beauté du verbe, c'est le mythe. Comme exemple d'une véritable mythopoièse
(mifotvorčestvo), j'indiquerai Mirjaz de Xlebnikov, ce logomythe (slovomif)
récemment paru dans Une gifle au goût public1 . » Dans cet article-manifeste du
compagnon d'armes de Xlebnikov était déjà mise en valeur l'essentielle
connexion de la création de mythe (mifotvorčestvo) et de la création verbale
( slovotvorčestvo) : le mythe, chez Xlebnikov, était engendré d'abord par un
extraordinaire travail sur la langue, le « verbe ». Dans ses profondes
observations sur la poésie de Xlebnikov, Ju. Tynjanov relèvera la même complicité
entre mythopoièse et qualité de la parole poétique khlebnikovienne : la
« nouvelle vision » du poète, le « nouvel ordre » qu'il institue dans le langage
poétique dérivent des propriétés d'un verbe cultivé pour lui-même, dans son
intrinsèque (samovitoe slovo). Le regard de Xlebnikov est celui du savant,
plongé dans le processus d'écoulement des phénomènes, « infusé » dans la
fluente matière verbale. De là naissent les effets esthétiques « d'infantilisme »,

1. N. Burljuk : « Поэтические начала », in Манифесты и программы русских


футуристов, Miinchen, Wilhelm Fink, 1967, p. 80.
Rev. Étud. slaves, Paris, LXX73, 1998, p. 667-683.
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de « paganisme » dans la perception et l'expression des choses2. N. Stepanov,


autre fin connaisseur de l'œuvre du poète, souligne également les liens
génétiques qui unissent la production de la Fable et le genre mythologique, épique et
narratif, dans lequel excelle le « futurien » et dont il trouve les modèles dans la
poésie russe du XVIIIe siècle3. La couleur mythologique de la poésie de Xleb-
nikov est aussi, selon le même critique, induite par les qualités propres d'une
diction naïve, primitive et authentiquement russe, populaire et nationale (narod-
noe slovo). Il rejoint ainsi l'analyse d'Osip Mandeľštam, selon lequel « le
futurisme a élaboré essentiellement non point le thème, mais le procédé, c'est-à-dire
quelque chose d'intérieur, de connaturel à la langue4 ». Le mythe est si
intimement lié au système poétique de Xlebnikov que N. Stepanov propose même
d'explorer le mythe central du poète pour comprendre le fonctionnement de ce
système5. Le même philologue, dans son ouvrage fondamental sur le poète,
développe magistralement cette thèse en démontrant, exemples à l'appui, la
consubstantialité du principe mythologique et d'une conscience intègre non
encore entamée par la schizophrénie de la civilisation moderne6. Pour des
critiques aussi différents que N. Berkovskij7, V. Toporov8 et V. Grigor'ev9, le mythe,
chez Xlebnikov est déduit de la langue elle-même mais s'articule aussi à
l'actualité, au monde contemporain du créateur par ce regard familier jeté sur le
matériau verbal et qui exclut tout exotisme ou toute froideur « archéologique ». Mais
l'ironie, la distance critique et la parodie des modèles peuvent intervenir à titre
de facteurs « poésiogoniques » : le renouvellement de la forme, et notamment du
genre, passe par cet impondérable humour khlebnikovien qui fait le charme de
maint poème mythologique10. Pour tous ces écrivains, critiques et philologues, la
question même du mythe n'est jamais évoquée tant il semble aller de soi que le
mythe est une « histoire grecque » concernant les dieux et les héros des anciens
temps. H. Baran est un des rares khlebnikovologues à proposer une définition,
sommaire et classique, du mythe, dans une étude consacrée aux mythes
temporels chez Xlebnikov : un système narratif et rhétorique fonctionnant à un niveau
sublime, cosmique, apte à décrire des actions sacrales, apte aussi à réunir
différents niveaux de réalité, à harmoniser microcosme et macrocosme1 >. Le principe
mythopoétique serait le produit d'une pensée et d'une expression verbale
syncrétiques, selon R. Duganov12 : la raison universelle visée par le poète-

2. Ju. Tynjanov, « О Хлебникове », in Собрание произведений Велимира


Хлебникова [СЩ, t. 1, L., 1928, p. 24, 25, 29.
3. N. Stepanov, « Творчество Велимира Хлебникова », СП 1 : 41-46.
4. О. Mandeľštam, « Буря и натиск » (Sturm und Drang), in : id., Собрание
сочинений в 2-х томах, New York, Inter-Language Literary Associates, 1966, t. 2, p. 382.
5. Stepanov, art. cit., p. 49.
6. N. Stepanov, Велимир Хлебников, M., 1975, p. 41.
7. N. Berkovskij, « Велимир Хлебников », in Мир, создаваемый литературой,
M., 1989, p. 161-165.
8. V. N. Toporov, Неомифологизм в русской литературе XX века : роман
А. А. Кондратьева « На берегах Ярыни », Trente, 1990, р. 30-31.
9. V. Р. Grigoťev, Словотворчество и смежные проблемы языка поэта, М.,
1986, р. 63-84.
10. Toporov, op. cit., p. 31.
11. H. Baran, « Temporal myths in Xlebnikov : from Deti Vydry to Zangezi », in Myth
in literature, Colombus (Ohio), New York University = Slavic papers, t. V, 1985, p. 63-88.
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penseur déterminerait une énonciation poétique massive, monolithique,


inaccessible aux distinctions de genre.
Quelle que soit la diversité des approches de l'œuvre et des définitions du
mythe, tous les khlebnikovologues s'accordent sur un point fondamental : la
systémicité de cette notion dans l'œuvre et la pensée du futurien (budetljanin).
Examinons quelques-unes des relations dans lesquelles entre cette notion et dont
le réseau dessine la « constellation sémantique » du mythe : 1) le mythe, récit
fabuleux, s'oppose au discours scientifique ordonné à. la recherche de la vérité
avec un usage restreint de moyens verbaux ; 2) le mythe, en tant que récit, se
situe du côté de la narrativité, descriptivité et objectivité, à l'antipode des genres
lyriques qui cultivent la subjectivité d'un discours non représentatif ; 3) Le
mythe, au moins depuis le romantisme allemand, est associé à la quête d'un
discours authentique en lequel s'incarnerait l'esprit national, le génie propre
d'un peuple (Volkstiimlichkeit, národnosť). Sous ce rapport les mythes
s'opposent entre eux selon le critère national : mythe(s) germanique(s) contre mythe(s)
russe(s) ou slave(s), mythologie gréco-romaine contre mythologies celtiques, par
exemple. L'élément païen et la coloration primitive, « indigène » du mythe
peuvent également appuyer une lutte idéologique des « mythopoètes » contre le
« mythe » chrétien, censé incarner la modernité et le principe supra-national
dans l'art ; 4) le mythe enfin, très souvent identifié aux archétypes de l'âme
collective, connote l'archaïsme et peut entrer en conflit avec des formes modernes
de discursivité.
Xlebnikov, tant dans sa pensée que dans son œuvre, reprend ces catégories
et ces oppositions tout en en perturbant la distribution. Le mythe, chez lui,
s'ordonne selon d'autres schémas qui peuvent esquisser une étrange mythologie,
voire une monstrueuse « archéomodernité ». Ce vocable hybride dénote assez
l'originalité du code sémantique khlebnikovien, capable d'engendrer une
mythologie sui generis, multiaspectuelle, contradictoire et paradoxale, dans laquelle se
conjuguent, sans jamais se confondre, les pulsions fabulatoires et les exigences
de la raison.
Si Xlebnikov, sans doute par nationalisme langagier, n'a jamais utilisé les
mots mif (mythe) et mifotvorčestvo (mythopoièse), il avait cependant une
conscience aiguë de la valeur poétique et heuristique de ce qu'il dénommait
skazka (conte, légende), skazanie, predanie (tradition, légende, récit). Des
articles théoriques comme O pol'ze izučenija skazok (De l'utilité d'étudier les
contes), Kurgan Svjatogora (le Tertre funéraire de Svjatogor), O rasširenii
predelov russkoj slovesnosti (De l'extension des limites de la littérature russe)
révèlent une volonté très moderne d'exploiter au mieux les virtualités esthétiques et
cognitives de genres qui, dans l'idiolecte khlebnikovien, sont les allonymes
slaves du mythe. Répondant comme en écho à la remarque d'Aristote sur la
vertu philosophique, scientifique des mythes, Xlebnikov reconnaît dans Svojasi
(Mon chez moi), article qui devait servir d'introduction à l'édition de l'ensemble
de son œuvre, « avoir été frappé par les récits des Orotches, antique peuplade de
l'Amour ». Un de ces récits justement, mythe cosmogonique « barbare », ouvre
une des grandes œuvres du poète, la sverxpovesť (surnouvelle) Deti Vydry (les
Enfants de la Loutre). C'est que le mythe, pour Xlebnikov, est un paradigme à la

12. R. V. Duganov, Велимир Хлебников : природа творчества, M., 1990, p. 142-


143.
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fois esthétique (il impulse l'imagination créatrice), pratique (il guide un certain
type héroïque de conduite sociale) et gnoséologique (il suscite la curiosité de
l'intellect, prélude à la recherche scientifique et rationnelle). Dans cette œuvre
comme dans toutes les autres où la Fable lance la quête des causes premières, le
mythe forge une conscience nationale nouvelle (en l'occurrence, la « conscience
de toute l'Asie13 »), balise les voies de la recherche philologique « lobatchev-
skienne » (la philologie imaginaire, transrationnelle du futurien) et suggère les
calculs chrononomiques dont l'objectif est l'établissement d'une science du
temps et de l'histoire.
Après avoir examiné les modalités de la présence du mythe dans l'œuvre de
Xlebnikov, puis évoqué les sources possibles de cette pensée et de cette création
mythologisantes dans le contexte culturel russe et européen de l'époque, enfin
relevé les contradictions les plus saillantes de cette mythopoièse à finalité cogni-
tive, je conclurai sur l'étrange pouvoir de fascination de cette « explication
orphique » de l'univers qui fait de la valeur esthétique suprême, la beauté, une
fenêtre ouverte sur l'avenir14.

LES MODALITÉS DE LA PRÉSENCE DU MYTHE


DANS L'ŒUVRE DE XLEBNIKOV :
DU MYTHE COMME THÈME AU MYTHE COMME STRUCTURE GÉNÉRATIVE
Si Xlebnikov recueille dans son œuvre les mythes de provenances diverses,
les personnages, les actions et les structures mythologiques sont choisies en
fonction de l'orientation générale du système poétique et axiologique de
l'auteur. Les fragments de mythe, les héros et les aventures dans lesquelles ils sont
engagés composent un mythe d'un ordre supérieur, proprement khlebnikovien
qui est aux mythes individuels ce que, dans l'ordre littéraire, la « surnouvelle »
est aux récits qui la composent. D'autre part, et ce trait est aussi important que le
syncrétisme précédent, tous les éléments provenant de mythes « occidentaux »
(au sens large, c'est-à-dire mythes gréco-romains et égyptiens) sont réinterprétés
et transportés dans une nouvelle configuration qui les fait apparaître comme
mythes russes, slaves et, plus généralement, « orientaux » (asiatiques). La
perspective générale de Xlebnikov, il ne faut point l'oublier, est de créer, au travers
d'un mythe asiatique synthétique, une conscience générale asiatique15 et de
susciter un classicisme littéraire propre à ce continent spirituel de l'Asie16,
spatial et temporel à la fois, pour lequel il forgera le nom « stellaire » ď ASCU17.
Parmi l'abondante mythologie grecque, Xlebnikov retient trois grandes
figures, celles de Prométhee, Thésée et Orphée. Le premier est le modèle du
héros civilisateur qui, par amour des hommes, a dérobé le feu divin, s'attirant
ainsi le courroux du chef des Immortels : enchaîné aux cimes du Caucase, le
malheureux doit expier son crime de lèse-majesté en subissant un horrible
supplice. Dans la troisième partie de la cinquième voile de Deti Vydry, Xlebnikov
met en scène le fils du Titan Japet dans cette atroce posture, dialoguant avec le
fils et la fille de la Loutre, issus, eux, du mythe cosmogonique orotche qui ouvre
13. Xlebnikov, « Свояси », СП 2:7.
14. Id., «Ka2», СП 5: 134.
15. Cf. id., « Свояси », СП 2:1.
16. Cf. id., « Письмо двум японцам » (Lettre à deux Japonais), СП 5 : 156.
17. Cf. id., « Ляля на тигре » (Ljalja montée sur un tigre), СП 5 : 215.
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la surnouvelle. À ce réarrangement khlebnikovien du mythe grec se mêle une


réminiscence littéraire, puisque en libérant l'auguste captif de ses chaînes, la
fille de la Loutre répète le geste de la belle Circassienne limant la chaîne du
prisonnier dans le fameux poème narratif de Puškin Kavkazskij plennik (le
Prisonnier du Caucase)18. Par ce geste qui dénonce le modernisme futurien,
Xlebnikov annexe le mythe grec à la littérature russe et compose ainsi un récit
merveilleux « gréco-russe » qui traduit légendairement la signification
symbolique de l'insurrection des budetljane : déjà dans le dialogue Učiteľ i učenik (le
Maître et le Disciple), le disciple, porte-parole de l'auteur, s'exclamait devant
l'audace de son entreprise « prométhéenne » : « Destinée ! N'a-t-il pas diminué,
ton pouvoir sur le genre humain parce que j'ai dérobé le code de législation
secrète qui te guide, et, comme châtiment, quel rocher m'attend ?19 ». Il serait
loisible de multiplier les références à Prométhee dans l'œuvre de V.
Xlebnikov20, mais ces deux-là suffisent à établir la valeur du mythe grec pour le
futurien : cette figure du héros bienfaiteur des hommes et « théomaque »
(bogoborec) insurgé contre la tyrannie des dieux jaloux de leurs privilèges est
comme l'image du « Je » libéré, je singulier et collectif à la fois, l'humanité
entière étant emportée dans l'insurrection futuriste21. Mais, en même temps, ce
geste est risqué : le salaire de la révolte contre les limitations de la condition
humaine, contre le temps et le destin, c'est la mort.
Ce même défi lancé au destin colore d'une teinte tragique le mythe de
Thésée tueur du Minotaure que Xlebnikov reprend et actualise en plusieurs
endroits de son œuvre. Dans le récit autobiographique Ka2, l'auteur écrit : « En
ce temps-là, je cherchais vainement Ariane et Minos, me préparant à rejouer au
XXe siècle un récit des Grecs22. » L'allusion au célèbre épisode du Labyrinthe
est plus explicite dans le poème Odinokij licedej (l'Histrion solitaire), où le sujet
lyrique rejoue, dans le monde contemporain, l'exploit de Thésée en libérant
l'humanité du « taureau sanguinaire », le monstre de la guerre. Le système des
images et des métaphores est complexe et interdit toute application univoque à
la situation du poète au moment de la Première Guerre mondiale. Mais la
récurrence de cet épisode où s'enchevêtrent les thèmes du héros libérateur, de la
« pelote de fil de l'humanité » et de « l'enchanteresse aux yeux de ciel »23
suggère la valeur paradigmatique du mythe pour le poète-penseur dont le but affiché
était précisément de délivrer l'humanité de la fascination de la guerre en lui
octroyant une nouvelle législation, les « Planches du Destin », qui exposerait la
loi du déroulement de l'histoire.
18. Id., « Дети Выдры », СП 2 : 168-170.
19. Id., « Учитель и ученик », СП 5 : 178 ; trad. fr. d'après Khlebnikov, Nouvelles
du Je et du Monde, Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 73.
20. Cf. par ex. cette exclamation, dans le manifeste « Труба Марсиан » (la Trompette
des Martiens, СП 5 : 152) : « Comment répondre au danger de naître si ce n'est en ravissant le
temps ? »
21. Telle est la thèse savamment argumentée, de Duganov, op. cit., p. 135-137.
22. Xlebnikov, « Ka2 », СП 5 : 128-129. Dans un autre récit, intitulé Lev (le Lion) et
qui est sans doute une ébauche du récit achevé Ka, le «je » représenté rencontre, à l'intérieur
du lion des sables (le Sphinx égyptien), le « ka » (c'est-à-dire le double) de Thésée {СП 5 :
138-139.
23. Les expressions se retrouvent, identiques, dans le poème « Одинокий лицедей »,
СП 3 : 307, et dans le poème synthétique « Война в мышеловке » (la Guerre dans la
souricière), СП 2 : 246.
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Quant au personnage d'Orphée, il inspire quelques œuvres en prose24 ou en


vers dans lesquelles la figure du poète, entièrement slavisée, symbolise la
puissance créatrice du chant poétique, mais aussi sa vertu ontologique, puisqu'en
faisant danser les astres le poète-Orphée exécute la partition du destin universel.
И я свирел в свою свирель
И мир хотел в свою хотель.
Мне послушные свивались звезды в плавный кружеток.
Я свирел в свою свирель, выполняя мира рок.25
Si, comme l'écrit Marcel Détienne, « les mots chantés par Orphée sont
lourds de vérités cosmiques26 », le chantre futurien confiera assez vite aux
nombres et à la science le pouvoir de proférer la vérité du Monde, la loi intrinsèque
du cosmos. Mais la figure du poète-théologien accompagnera Xlebnikov et
Zangezi, le poète-prophète de la pièce homonyme n'est sans doute que la
version khlebnikovienne de la figure du chantre-magicien, prêtre des
Argonautes27.
Ainsi les trois principaux personnages empruntés à la mythologie grecque
représentent, dans la pensée du futurien, le modèle exemplaire d'une conduite
héroïque guidée par l'idéal du bien commun de l'humanité, malgré les dangers
évidents d'un tel choix. Il est un autre mythe, tiré du Critias et du Timée de
Platon que Xlebnikov réélabore poétiquement en le présentant comme la
transcription symbolique du drame d'une humanité partie à l'assaut des systèmes
cosmiques, avec pour seules armes la science et la raison : c'est le mythe de
l'Atlantide. Le long poème narratif et dramatique Gib eľ Atlantidy (la Fin de
l'Atlantide)28 met en scène le « sacrilège » à ľ encontre de la vie par la
connaissance rationnelle, sur un mode puissamment allégorique, avec également la
conclusion du drame, le légendaire cataclysme qui frappe l'orgueilleuse cité.
Xlebnikov épure le récit antique pour n'en conserver que la fable tragique
essentielle : un acte ď« hybris » puni par Némésis. Or c'est ce concept de rétribution,
vengeance divine (vozmezdie) que le poète-penseur va placer au cœur de sa
doctrine historiosophique, en le laïcisant sous l'aspect d'une compensation
physique, automatiquement entraînée par un déséquilibre initial dans l'ordre du
monde. Mais il est aussi une autre fonction du mythe qui suscite la réflexion du
futurien, fonction que l'on pourrait appeler prédictive. À la fin du récit utopique
My i doma (Nous et les maisons), le narrateur s'interroge sur la validité actuelle
des contes populaires russes traditionnels : « Les contes sont-ils la mémoire d'un
vieillard ? Ou bien une surnaturelle vision d'enfant ? En d'autres termes, je me
demandais si l'engloutissement de l'Atlantide était une catastrophe appartenant
au passé ou au futur. J'étais plutôt enclin à croire la seconde formulation29. » Le
mythe, comme le conte, récits hérités de la plus ancienne tradition, programment
l'histoire future : l'imaginaire, pour le poète-futurien, est une faculté anticipa-
24. Cf. par exemple la prose mythologique et néologique « Песнь Мирязя » (le Chant
du Commondeur), СП 2 : 9-18.
25. V. Xlebnikov, Неизданные произведения [НП], M., 1940, p. 95.
26. M. Détienne, l'Écriture d'Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 1 19.
27. Dans une lettre adressée à M. V. Matjušin et datée de 1915, V. Xlebnikov propose
à son correspondant d'organiser une expédition des Argonautes à Astraxan' pour y rechercher
le lotus (НП, p. 378). Le mythe antique informe la plupart des initiatives du poète.
28. « Гибель Атлантиды », СП 1 : 94-103.
29. Khlebnikov, Nouvelles du Je et du Monde, p. 327.
LA POESIE COMME FABLE DU MONDE 673

trice dont le rôle éminent est de guider l'action humaine. Ce n'est certes pas un
hasard si le contemporain des catastrophes du début de ce siècle en Russie et en
Europe a accordé une place privilégiée, comme programmateur de l'événemen-
tialité historique, à la fable de la ville engloutie.
Quand Xlebnikov convoque certains mythes égyptiens, c'est encore avec le
souci d'en montrer la pertinence pour l'actualité de la culture russe. Si l'Osiris
de la légende représente une motivation prestigieuse du procédé khlebnikovien
de rassemblement des fragments épars de la culture universelle à l'intérieur
d'une structure qui leur confère cohérence et unité (telle est la fonction première
de la surnouvelle projetée l'Osiris du XXe siècle30), le « ka » de la mythologie
égyptienne justifie les déplacements du double du narrateur dans la nouvelle du
même nom, КаЪ{. Et pour sceller l'alliance entre la visée sémantique de l'œuvre
et le procédé, la langue russe est chargée de signifier la coalescence du mythe et
de l'histoire russe : l'antique nom de la Volga, Ra, évoque par homophonie le
grand dieu du panthéon égyptien32, et par un tour de prestidigitation verbale,
l'histoire et la religion des bords du Nil viennent rejoindre celles de l'estuaire du
grand fleuve russe33. La mythologie égyptienne fonde le métamorphisme du
« Je » représenté dans les œuvres, narratives ou lyriques, ainsi que le
métamorphisme luxuriant de la prose khlebnikovienne34. Dans cette fonction de
motivation d'une technique de représentation verbale, la mythologie égyptienne est
puissamment relayée par la mythologie perse, dont les figures les plus
prestigieuses (Zarathoustra, le forgeron Kavé) portent l'espérance eschatologique
d'une résurrection spirituelle par l'insurrection, « l'orient de l'esprit », comme
l'écrivait déjà Xlebnikov dans son article-manifeste de 1908, Kurgan Svjato-
gora35. Le mythe perse est singulièrement revivifié au contact de la réalité
historique et géographique, lorsque, durant les années de guerre civile et de
révolution, le poète prend part à l'expédition de l'Armée rouge en Iran36. À ce moment
capital de sa vie et de son évolution littéraire, le budetljanin opère une subtile
fusion de la mythologie perse et de l'histoire russe par la médiation de son
double mythopoétique Stepán Razin, associé à la Perse dans les légendes
populaires russes. On constate donc, dans l'utilisation khlebnikovienne des récits

30. СЯ4:331.
31. « Ka »,СЯ4: 47-69.
32. Cf. le poème « Pa — видящий очи свои. . . » (Ra qui aperçoit ses yeux. . .), СП 3 :
138, par un jeu de langage également, le nom de Razin, l'illustre émeutier du XVIIe siècle, est
associé au nom antique de la Volga (Razin = Ra-zin, le fleuve Ra des yeux).
33. Le processus du déplacement massif de la mythologie égyptienne vers l'espace
culturel russe est bien mis en évidence par S. Mirsky dans son ouvrage Der Orient im Werk
V. Chlebnikovs, Munchen, 1975, p. 26-31.
34. Ce trait est relevé dans l'article de Mandeľštam déjà cité Sturm und Drang, p. 391.
Dans un poème figurant dans les brouillons de Doski Sud'by (les Planches du Destin),
Xlebnikov présente son «je » lyrique comme la réincarnation d'Aménophis IV, l'initiateur du culte
monothéiste d'Aton, le disque solaire (cf. Baran, art. cit., p. 82, n. 11).
35. НП: 321.
36. Cf. le cycle des poèmes iraniens dans l'œuvre du poète : « Труба Гуль Муллы »
(la Trompette de Gui Mullah), СП 1 : 233-245 ; « Навруз Труда » (le Nowruz du Travail)
СП 3 : 124-125 ; « Пасха в Ензели » (Pâques à Anzali), СП 3 : 126-127 ; « Каве-Кузнец »
(le Forgeron Kavé), СП 3 : 128-129 ; « Иранская песня » (Chanson iranienne), СП 3 : 130-
131 ; « Испаганский верблюд » (le Chameau d'Ispahan), ibid., p. 132-133 ; « Дуб Персии »
(le Chêne persan), СПЪ : 134 ; « Видите, Персы... » (Voyez, Perses...), СП 5 : 85.
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mythologiques iraniens le même souci d'actualiser la tradition et de l'intégrer au


paysage culturel russe par une série de médiations linguistiques et littéraires
(l'épopée de Nezâmi Iskander-Name, celle de Firdusl Shäh-Näme). Mais ľ«
annexion » à la Russie de la mythologie perse poursuit un autre but : opposer au
Zarathoustra germanique du poème philosophique de Nietzsche une autre figure
du prophète, irano-slave, Zangezi, annonciateur d'un monde nouveau régi par la
connaissance des lois objectives de l'univers.
Les mythes venus de l'Extrême-Orient sibérien, du Japon, de l'Inde, de
l'Amérique septentrionale et du monde arabe37 subissent la même
transformation : intégrés dans le système khlebnikovien, ils constituent autant de variantes
de ľ« arché-mythe » construit par le poète-penseur et axé sur l'unité
fondamentale du genre humain d'une part, de l'autre, sur la notion de rétribution
historique (vozmezdie).
C'est de ce double point de vue que Xlebnikov, à la fois en tant que poète
et arithméticien, se réapproprie les grands mythes des religions installées (islam,
christianisme, hindouisme) pour les réinterpréter radicalement à la lumière de sa
propre doctrine historiosophique, qui est, on peut le dire, le grand mythe scien-
tiste qu'il propose à ses contemporains. Dans Doski Sud'by, il présente la
doctrine de l'alternance du Mal et du Bien, du deuxième jugement lors du retour
glorieux du Messie comme une figure anticipatrice de sa propre cosmogonie
arithmologique38. Mais le christianisme intéresse aussi le poète à un autre titre :
la figure du héros souffrant et se sacrifiant « pour les multitudes » n'est-elle pas,
d'une certaine manière, l'archétype du poète-prophète insulté et persécuté par
les masses qui refusent le salut qu'il leur apporte ? Cette conception christiano-
romantique de la mission du poète imprègne maint poème lyrique de Xlebnikov
ainsi que son poème scénique Zangezi39- Mais la figure du Christ et « l'ombre
gigantesque qu'elle projette sur les siècles40 » suscite aussi la révolte « promé-
théenne » du poète qui retrouve les accents de la classique théomachie futuriste
pour combattre son divin rival. L'attitude du poète vis-à-vis du mythe chrétien
(mythe au sens non péjoratif, bien sûr, du terme, mais dans sa signification
rigoureuse de récit paradigmatique qui institue un ordre imaginaire), cette
attitude est marquée au sceau de l'ambivalence : rejet violent41, reprise et
intégration dans un système « scientifique » d'explication du monde, en tout cas
fascination pour l'esthétique d'une religion à laquelle le poète ne peut
qu'opposer un paganisme slave esthétique qui trouve ses racines et son inspiration dans

37. Quelques exemples : outre les mythes cosmogoniques orotches déjà mentionnés
ci-dessus, Xlebnikov annexe à l'épopée mythologique russo-asiatique la légende musulmane
du messie-menteur des derniers jours, le Veda, l'épopée indienne de Hiawatha littérarisée par
Longfellow et traduite par I. Bunin.
38. Cf. « Отрывок из Досок Судьбы » (Extrait des Planches du Destin), in
V. V. Xlebnikov, Собрание сочинений [CC], Munchen, W. Fink, 1972, t. 3, p. 472-473.
39. Cf. entre autres les poèmes « Всем » (À tous), СП 3:313-3 14, et « Еще раз, еще
раз. . . » (Encore une fois, encore une fois. . . ), СП 3:314.
40. Note inédite du poète, cité par V. P. Grigoťev dans Словотворчество и
смежные проблемы языка поэта, М., 1986, р. 79, п. 44.
41. Cf. le poème « Были вещи слишком сини... » (Les choses étaient trop
bleues...), СП 2 : 31-33 ; le long poème narratif « Внучка Малуши » (la Petite-fille de
Maluša), СП 2 : 63-76 ; « Сестры-молнии » (2-й парус) (les Frères-éclairs, 2e voile), СП 3 :
159-162 ; « Ладомир », СП 1 : 183-201).
LA POÉSIE COMME FABLE DU MONDE 675

le folklore russe, les contes, les croyances et les rites d'une paysannerie encore
attachée, à l'aube du XXe siècle, aux représentations ancestrales.
Le néopaganisme esthétique de Xlebnikov ressortit à la volonté du poète de
pourvoir son pays d'une « bible » slave, indigène, nationale, enracinée dans le
terroir russe, mais également coextensive à l'immense territoire de l'Empire
russe42. À ce désir ď« autochtonie » littéraire s'ajoute l'intention déclarée
d'opposer, dans le domaine philosophique et religieux, une conception du monde
réputée unitaire et intégrale à l'idéologie chrétienne défendue esthétiquement
par la majorité des symbolistes russes. L'antagonisme de deux esthétiques, l'une
fondée sur le « génie du christianisme », l'autre sur celui du paganisme, se
renforce de la lutte souterraine entre courant occidentaliste et tendances
nationalistes, slavophiles, dans le domaine artistique. Le paganisme poétique accentue
les traits de primitivisme et d'archaïsme qui caractérisent l'art russe dit d'avant-
garde dont Xlebnikov est précisément un des champions les plus résolus. Dans
ce combat littéraire qui vise à affirmer de nouveaux goûts, une nouvelle
sensibilité, il suffit parfois d'un nom réel ou inventé, pour signaler l'ensemble du
système : « Perun », « Rusalka », « Lada », « Svoboda Neuvjada », « Bereginja »,
« Vekinja », « Vremir' » etc. fonctionnent dans un poème comme les indices
d'un naturisme philosophique parce que la morphologie verbale révèle une
conception naturiste et énergétique de la langue qui dérive elle-même de la thèse
initiale du budetljanstvo, à savoir la complète indépendance de la parole
poétique dans son déploiement natif, spontané. La mythologie païenne slave
chez Xlebnikov est essentiellement un effet induit par l'activité propre d'une
langue rendue à ses virtualités créatrices. Il en sera question ultérieurement, dans
la partie consacrée à l'exercice de la « création verbale » (slovotvorčestvo)
comme principe de la mythopoièse khlebnikovienne.
Le mode de penser mythique, en tant que « principe génératif de
l'imaginaire et de la production du texte43 », produit également des mythes originaux
chez le futurien, qui sait à l'occasion reprendre et varier quelques-uns des grands
thèmes mythiques de la modernité : la ville (et non seulement la ville mythique
par excellence, Saint-Pétersbourg44, mais aussi Moscou45), lieu où s'épanche le
fantastique46, mais lieu aussi d'une pensée « projective » qui réélabore et
redistribue les éléments du byt, de la vie ordinaire urbaine, dans une perspective
utopique et eschatologique47, la révolution, ou plutôt l'insurrection (vosstanie),

42. Cf. l'article « О расширении пределов русской словесности », НП : 341-342.


43. Cf. l'essai de Âge A. Hansen-Lôve, « Mythos als Wiederkehr » dans : Mythos in
der slawischen Moderne, Wien, 1987 = Wiener Slavistischer Almanach, Sonderband 20, p. 9-
23.
44. Dans le poème « О Город-сон » (Ô ville-songe), НП : 138-139, Xlebnikov
reprend le mythe de la « ville de Pierre », légué par Puškin à la littérature et à l'historiosophie
russes.
45. Cf. la « farce pétersbourgeoise » « Чёртик » (le Diablotin), СП 4 : 200-224), le
récit fantastique « Ka2 », СП 5 : 124-136.
46. Cf. la pièce féerique « Снежимочка » (Neigette), НП : 64-75, et le drame
fantastique « Маркиза Дэзес » (la Marquise des Esses), ibid., p. 76-88.
47. Cf. les pièces : « Город будущего » (la Ville du futur), СП 3 : 63-65 ; « Москва
будущего » (Moscou du futur), СП 3 : 286-287 ; l'article utopique « Мы и Дома » (Nous et
les maisons), СПА : 275-286.
676 JEAN-CLAUDE LANNE

épiphanie de la transcendance dans la ville48 ; la science enfin, qui représente


sans doute le plus grand mythe du XXe siècle et qui informe l'écriture arithmo-
logique des dernières grandes œuvres de Xlebnikov (Zangezi, Doski Sud'by).
Tous les fragments de mythologie qui se retrouvent dans l'œuvre de
Xlebnikov y sont subsumés sous le schéme de l'unité et de la Russie : il s'agit bien,
pour le futurien, ainsi qu'il l'écrit dans l'article programmatique O rasširenii
predelov russkoj slovesnosti (De l'extension des limites de la littérature russe)
de constituer une « Bible russe »49 dont la fin serait la figure du Poète lui-même,
en laquelle viendraient se fondre la Russie et l'Univers50. Dans cet effort de
rassemblement des cultures et des peuples se décèle la structure profonde du mythe
proprement khlebnikovien : dans une situation initiale catastrophique (divisions,
guerres, révolutions, pluralité des langues, dissémination spatiale et temporelle
des nations) intervient le héros-civilisateur (le futurien) pour réduire la
multiplicité à l'unité, dompter le Destin aveugle, intelligibiliser l'univers, instaurer la
langue planétaire. Le futurien « captureur du Destin » et captureur de soleil
(sud'bolov et solncelov5^) est l'ultime avatar du personnage mythologique du
héros bienfaiteur qui se sacrifie pour le bien de la communauté à laquelle il
appartient. Ce schéma dramatique est rejoué, sur le mode symbolique, par le
héros lyrique de la poésie de Xlebnikov, son double narratif ou scénique comme
Ka ou Zangezi dans les œuvres homonymes. La reprise du mythe de Thésée ou
des travaux d'Héraclès n'est certes pas exempte d'humour et d'ironie, mais la
distance critique instaurée par la parodie (le sdvig futurien, le déplacement des
valeurs qui trahit la modernité dans le jeu avec le mythe archaïque52) démontre
la pertinence des récits antiques pour l'actualité. Mais quelle est cette actualité
pour laquelle la mythologie se présente comme une forme de la création
artistique ? Dans son œuvre mythopoétique Xlebnikov est largement dépendant
d'une tradition russe et, au-delà des frontières nationales, européenne. Le mifo-
tvorčestvo est un des grands principes de l'art symboliste, post-symboliste et
moderniste. Mais la tradition livresque et savante est singulièrement vivifiée,
chez le futurien, par une expérience personnelle et un engagement politique qui
l'incitent à accentuer la slavité de sa création poétique.

LES SOURCES DE LA MYTHOPOIÈSE KHLEBNIKO VIENNE :


LE CONTEXTE CULTUREL ET L'EXPÉRIENCE PERSONNELLE
II serait extrêmement hasardeux de prétendre étudier toutes les sources de
la mythopoièse khlebniko vienne. Elles sont trop nombreuses et, eût-on fait une
généalogie exhaustive du « néomythologisme53 » khlebnikovien, il resterait à
montrer pourquoi cette tendance de l'art russe a pu trouver un écho si favorable
48. Cf. les poèmes : « Журавль » (la Grue), СП 1 : 76-82, long poème narratif qui
représente l'insurrection apocalyptique des choses à Saint-Pétersbourg ; « Ладомир » {СП 1 :
183-201) qui associe la ville, l'insurrection et la science « futurienne ».
49. НП: 341.
50. Cf. les poèmes « Я вышел юношей один.. . », СП 3 : 306 ; « Единая книга » (le
Livre unique), СП 3 : 68-69.
51. Cf. le poème « Татлин тайновидение.. . », НП : 170.
52. Sur le rôle du sdvig dans la poésie mythologique de V. Xlebnikov, cf. l'ouvrage de
E. Ternovsky, Essai sur l'histoire du poème russe de la fin du XIXe siècle et du début du
XXe siècle : « Velikolepnaja neudača », Lille, Université de Lille III, 1987, p. 321-381.
53. J'emprunte ce néologisme à l'étude de V. N. Toporov citée ci-dessus.
LA POÉSIE COMME FABLE DU MONDE 677

chez le poète le plus radical du modernisme russe. Il ne s'agit ici que d'indiquer
quelques repères, en particulier dans le contexte littéraire et artistique russe
immédiat du début du XXe siècle.
d'Igor'
Dans
et Tmutorokan»,
une étude intitulée
M. J. Uspenskij
« Quelques
notait
données
déjà l'ancienneté
historiquesdusur
procédé
le Slovo
littéraire que constitue l'emploi de la mythologie païenne54. Déjà présent dans la
littérature russe des XIIIe et XIVe siècles, l'artifice va connaître une extension
considérable au XVIIIe siècle, à l'apogée de la mode pseudo-classique. Les
imitateurs et traducteurs des Occidentaux transporteront la mythologie gréco-
romaine dans les lettres russes, tandis que les fervents des antiquités nationales
recueilleront les vestiges d'une mythologie nationale dans les chants, légendes,
contes et byliny encore vivants dans la mémoire populaire. V. A. Levšin,
M. D. Čulkov et M. I. Popov, à la recherche de la mythologie russe, constituent
un corpus de légendes et de contes slaves et lancent la mode des récits mytholo-
gisants qui allait se perpétuer jusqu'à l'époque romantique55. Mais, et c'est le
trait le plus important du « mythologisme » esthétique, la passion pour les
antiquités nationales s'accompagne d'un combat pour la langue. Le thème païen est
inséparable d'une philologie elle-même articulée à une poétique des genres. Il
n'est pas étonnant que la longue recherche du grand poème héroïque entamée au
XVIIIe siècle ait abouti à l'épopée burlesque de Ruslan i Ljudmila56 que le
narrateur de Ka?, chez Xlebnikov, considère comme un outil herméneutique pour
scruter les énigmes du présent et du passé57. B. Èjxenbaum a montré le long
cheminement du principe philologique slave tout au long du XIXe siècle, avec
toutes ses vicissitudes, depuis l'école de A. Šiško v jusqu'au « néo-archaïsme »
des poètes modernistes, symbolistes et futuristes58. Dans cette lutte pour la
langue et la forme artistique écrivains, philologues et ethnographes ont apporté leur
contribution à la constitution d'une esthétique singulière, fondée sur l'idée de
l'indispensable solidarité entre invention artistique et mémoire nationale,
collective. Le symbolisme a donné une solide armature philosophique à cette coa-
lescence de la parole poétique et de l'âme nationale, le mythe étant conçu
comme le mode dynamique du symbole, lui-même émanation et expression
active, « énergétique » d'une communauté59. Il est peu probable que le lourd
appareil d'érudition d'un Vjačeslav Ivanov ait directement inspiré V. Xlebnikov,
même dans sa création orientée vers le mythe, mais ce qui les rapproche
indubitablement, comme l'a montré E. Ètkind, c'est une sensation immédiate de la

54. Quelques données historiques..., par M. I. Uspenskij (1866-1942), traduction


française et texte russe avec pièces complémentaires et appendice par André Mazon et Michel
Laran, Paris, Institut d'études slaves, 1965, p. 61-62.
55. Cf. l'article de Nora Buhks, « Mikhaïl Tchoulkov », in Histoire de la littérature
russe : des origines aux Lumières, Paris, Fayard, 1992, p. 473-48 1 .
56. Sur l'importance du néo-paganisme esthétique dans l'élaboration du genre du
grand poème épique et dramatique, cf. l'ouvrage de A. N. Sokolov, Очерки по истории
русской поэмы XVIII и первой половины XIX века, М., 1955.
57. «Ка2»,СЯ5: 134.
58. В. N. Èjxenbaum, « Чрезмерный писатель », in : id., О прозе, L., 1969, р. 330-
332.
59. Sur le mythe comme expression de l'idée nationale, comme langage actif du
symbole et comme traduction de l'idéologie symboliste, cf. Vjač. Ivanov, « Заветы
символизма », in : id., Борозды и межи (Sillons et jalons), M., 1916, p. 121-144.
678 JEAN-CLAUDE LANNE

spontanéité créatrice de la langue60. Le paganisme esthétique de l'un et l'autre


poètes vient d'abord de cette totale immersion dans la stixija, la force
élémentaire et primordiale du langage. Cette fascination par la possible fusion avec la
matière verbale prend, chez le futurien, la forme d'une tentation qu'exorcise à
grand-peine la mise en récit, dans une exubérance de néologismes qui sont les
traductions lexicales des monstres qui peuplaient les visions de Saint-Antoine,
chez Flaubert61. Et un autre long récit néologique et mythologique, Pesri
Mirjazja (le Chant du Commondeur) suffit à peine à conjurer le danger de
séduction émanant de la poésie des « charmes et des incantations » dont Blok
avait esquissé les contours dans son fameux article62 tandis que Gorodeckij en
démontrait l'efficace dans ses recueils Jar' et Perun63 qui devaient constituer
pendant un certain temps, aux yeux du jeune Futurien, la « bible » de la nouvelle
sensibilité païenne64, ressuscitant, par le primitivisme de ses moyens (vocables,
images, rythmes), l'état enchanté du monde65.
Mais la mythologie est aussi, pour Xlebnikov, bien autre chose qu'une
tradition livresque et savante. L'expérience personnelle du poète n'a pas peu
favorisé le développement de sa « conception mythique » de l'univers. Celle-ci
s'enracine d'abord dans un pays concret, sur un territoire précis où se rencontrent
l'Orient et l'Occident, le Septentrion et le Midi : les steppes kalmukes de la
région d'Astraxan' et les bords de la mer Caspienne. A. Parnis a souligné
l'importance de la « Lébédie natale » du poète dans la constitution du système
mythopoétique de Xlebnikov66. La géographie, pour Xlebnikov, participe du
sacré, elle est, à proprement parler, « outre-espace » et conflue avec le temps : la
Volga, Astraxan', la mer Blanche, la Caspienne sont des lieux mythiques car ils
portent avec eux le souvenir d'un passé fabuleux, que seul le poète futurien,
aussi paradoxal que cela puisse paraître est à même de revivre et, d'une certaine
manière, d'incarner67. Le « Razin à l'envers68 » accomplit dans l'histoire la
volonté de la Némésis, mais son œuvre va au-delà de l'action du chef de la
jacquerie paysanne. Les défis auxquels est confronté l'insurgé de l'intellect sont
d'un ordre plus élevé et plus complexe que celui de la question sociale ou des

60. E. Ètkind, « Вьючное животное культуры : об архаическом стиле Вячеслава


Иванова », dans : Там, внутри : о русской поэзии XX века, SPb., 1997, р. 146-148.
61. Cf. le récit de prose néologique « Искушение грешника » (la Tentation du
pécheur), СП 2: 19-21.
62. A. Blok, « Поэзия заговоров и заклинаний », in : id., Собрание сочинений, M.
- L., t. 5, 1962, p. 36-65. Il s'agit bien sûr des conjurations au sens de formules magiques.
C'est à Blok qu'appartient l'expression de la « vie enchantée » du peuple russe (očarovannyj
byt) (ibid., p. 43).
63. Ярь, SPb., 1907, et Перун, SPb., 1907.
64. Le nom de Gorodeckij est cité dans le récit de prose néologique « Песнь Ми-
рязя», СП 4: 12.
65. L'ouvrage de G. Gunn, Очарованная Русь, M., 1990.
66. A. Parnis, « Конецарство, ведь оттуда я... », Teslin terl (Èlista), 1976, n° 1,
p. 135-151. La « Lébédie » est le nom antique donné à la région des steppes s'étendant entre
le Don et la Volga.
67. Cf. le poème historiosophique « Хаджи-Тархан » (СП 1 : 115-121) et le récit
autobiographique « Разин — Две Троицы » (Razin — Deux Trinités), СП 1 : 146-150. Le
poème « Труба Гуль Муллы » (la Trompette de Gul-Mullah) (СП 1 : 233-245) contient
également quelques passages de « géographie mythologique ».
68. СП 1 : 234.
LA POESIE COMME FABLE DU MONDE 679

inégalités économiques : les catastrophes qui affligent la Russie en 1905, 1914


et 1917 sollicitent une révolution de l'esprit qui trouve son auxiliatrice naturelle
dans la science. Mais comme Xlebnikov est aussi un slova božokP9, l'application
de l'arithmologie à l'histoire, impulsée par le désastre naval de Tsushima70, se
tourne en une imposante épopée mythologique, la geste de Čislobog (le dieu-
nombre)71, où se composent, dans un dialogue polémique, le verbe et le nombre.
Mais dans cette fantastique mythologie du XXe siècle, c'est encore le langage
autonome qui guide la fantaisie exploratrice du « savant ». Avant d'examiner les
contradictions entre les deux composantes de cet étrange système théorético-
poétique, il importe d'étudier le fonctionnement de la mythologie linguistique de
Xlebnikov.

LA MYTHOLOGIE LINGUISTIQUE DE XLEBNIKOV :


4 «LOGOPOIÈSE» ET « MYTHOPOIÈSE »
Avec le slovotvorčestvo (création verbale ou, pour le dire plus savamment,
« logopoièse »), nous touchons aux racines mêmes du mifotvorčestvo khlebni-
kovien (la production de fables ou « mythopoièse »), à ce que Mandeľštam
appelait l'intrinsèque de la langue72. V. P. Grigor'ev a bien analysé la secrète
connivence entre ces deux formes de « production » dans l'art de Xlebnikov73. Il
suffit d'ailleurs d'un signal linguistique minimal pour que renonciation
poétique verse dans le surréel mythologique : présence d'un nom propre de divinité
païenne (réel ou inventé par le poète) comme le Čislobog précédemment cité,
mutation d'une consonne dans un mot (la ville légendaire de Kitež devenant
Citežgrad, la cité du calcul, fabuleuse Arithmopolis issue des fantasmes
scientifiques du poète calculant les lois du temps74). Pour Xlebnikov (et en cela il est
de plain-pied avec la pensée mythique), les sons du langage sont « pleins de
dieux », selon l'expression des cosmologistes antiques, mais le
poète-mathématicien traduit en nombres ces puissances qui habitent les sonorités du langage75
et qui ne sont autres que les antiques déités telluriques. Comme le Svjatogor de
la légende s 'enfonçant dans la terre76, les sons du langage planétaire créé par
Xlebnikov plongent leurs racines dans l'espace cosmique et le héraut de
l'évangile de vérité, Zangezi, peut s'écrier :
M 'entendez- vous ? Entendez- vous mes paroles qui vous délivrent des chaînes des
mots ? Les paroles sont taillées dans les blocs de l'espace.
Des particules de paroles. Des parties de mouvement. Le verbe, ça n'existe pas, il
y a des mouvements dans l'espace et ses parties : points, surfaces.
Vous êtes arrachés aux chaînes ancestrales que le marteau de ma voix a brisées ;
vous vous débattez dans ces chaînes comme des possédés.
69. Eod. loc.
70. Sur la catastrophe de Tsushima comme déclenchement extérieur de la théorie
khlebniko vienne des catastrophes, cf. « Свояси » {СП 2 : 10) et « Отрывок из Досок
Судьбы » (Extrait des Planches du Destin), CC 3 : 472.
71. Sur le mythe khlebnikovien de Čislobog associé aux antiques divinités du
panthéon slave, cf. le récit « Скуфья Скифа » (la Calotte du Scythe), СПА : 82.
72. Mandeľštam, Sturm und Drang, op. cit., p. 382.
73. Grigor'ev, op. cit., p. 63-84.
74. « Отрывок из Досок Судьбы », CC 3 : 473-474.
75. CC 3:518.
76. « Курган Святогора », НП : 321-324.
680 JEAN-CLAUDE LANNE

Plans, surfaces planes, chocs de points, cercle divin, angle d'incidence, faisceaux
de rayons s'éloignant d'un point en convergeant vers lui, voilà les blocs secrets de la
langue. Grattez le langage et vous apercevrez l'espace et son pelage77.
Mais cette ouverture sur l'espace cosmique est aussi une percée dans le ciel
des intelligibles : les sons primitifs sont les paradigmes dynamiques de
l'histoire, les « lettres » (dans la terminologie de Xlebnikov) qui engendrent les
événements dramatiques des guerres et révolutions contemporaines :
Èr, Ka, Èr et Gué
Ces combattants de l'alphabet
Ont été les acteurs de ces années,
Les preux de tous ces jours.
La volonté des hommes entourait leur force
Comme l'eau tombe des rames en gou telle ttes78.
La puissance mythique de l'alphabet79, selon le poète, réside dans cette
capacité générative : les lettres-idées (au sens platonicien du terme) produisent
la réalité. Mais les phonèmes sont d'abord des patrons générateurs pour la fable
elle-même, pour la production de la parole poétique. Les carnets et les brouillons
du poète le confirment : la séquence paradigmatique de dérivés lexicaux à partir
d'une même racine produit le poème mythique80. Maint récit à allure fabuleuse
procède du même schéma germinatif : un néologisme engendre une suite
d'actions cosmogoniques, ou apparemment telles :
Ончина кончины! Тутчина кончины!
Прилетами не сюда
Отшумели парусами,
Никогдавли навсегда.
Тотан завывающий в трубы
Ракушек морских
О скором приходе тотот.
Тотан умирающий грубо
и жемчуговеющий рот.
Слабыня мерцающих глаз,
Трупеет серебряный час8 ' .
Mais à l'épopée cosmique peuplée de monstres linguistiques ou aux
grandes fresques cosmogoniques en prose {Pesri Mirjazja, Iskušenie grešnika,
Xovun, etc.) s'opposent les courts poèmes où se ramasse en quelques lignes la
métaphysique khlebnikovienne : le lac du temps, au bord duquel frémissent les
roseaux « temporels » (« времыши-камыши/ На озера бреге/ Где каменя
временем/ Где время каменьем. . .82 »), une forêt de sapins parcourue par le vol
d'étranges « oiseaux du temps » (« Там, где жили свиристели,/ Где качались
тихо ели,/ Пролетели, улетели/ Стая легких времирей...83 »). C'est dans ces

77. « Зангези », СП 3 : 333 ; trad. fr. d'après Vélimir Khlebnikov, Zangezi et autres
poèmes, Paris, Flammarion, 1996, p. 303.
78. Ibid., p. 299-300.
79. Sur la déification de l'alphabet, cf. Grigor'ev, op. cit., p. 72, n. 29.
80. Cf. СП 2: 261-296.
81. « Морской берег » (Rivage marin), СП 3 : 281-282.
82. СП 2: 275.
83. НП: 118.
LA POÉSIE COMME FABLE DU MONDE 681

petits tableaux de paysages ontologiques que se laisse appréhender avec le plus


de netteté le lien entre la création de nouveaux vocables (vremyši et vremiri, par
exemple, dans les passages cités) et la mythopoièse khlebnikovienne, singulière
production d'une nouvelle Fable du Monde.

LES CONTRADICTIONS INTERNES


DE LA MYTHOPOIÈSE KHLEBNIKOVIENNE :
LE CONFLIT ENTRE LA PENSÉE VERBALE ET LA MESURE NUMÉRALE
Xlebnikov a toujours eu la conscience la plus vive de la contradiction
fondamentale qui traverse son œuvre : lui, le poète, sacrifie son art au calcul, à
l'évaluation de quantités exprimables par le nombre, bref à une forme de pensée
qui réduit le verbe à une fonction ancillaire, voire qui l'élimine complètement84.
Le rečetvorec (créateur de paroles) n'oublie jamais qu'il vit à une époque
funeste pour la survie des légendes et contes populaires, une des ressources de sa
propre poésie. L'essor de la science, le triomphe de la raison calculatrice rainent
la crédibilité des anciens mythes, chassent les anciennes croyances et
superstitions. Le phénomène qui avait été si bien diagnostiqué par N. Fëdorov85
s'accomplit brutalement du vivant de Xlebnikov : la Russie effectue son passage
d'une culture agraire et paysanne vers une forme de civilisation urbaine et
industrielle dans la précipitation et la violence. Un poème au moins est consacré
à ce pathétique conflit entre l'inspiration du poète et les exigences d'une pensée
rationnelle rigoureuse : Poèt (le Poète)86. Pour exposer « poetico modo » les
données et les enjeux de ce tragique antagonisme, Xlebnikov a recours à une
figure du folklore russe, la rusalka, l'ondine qui hante les rivières et les lacs.
C'est à elle qu'il confie la défense des anciennes valeurs (l'imagination, le
fantastique, le rêve, le sentiment, la pensée « mythologique » qui anime la nature)
et la mise en accusation de la froide raison scientifique et de ses prétentions à
contrôler et dire le réel :
На белую муку
Размолот старый мир
Работою рассудка,
И старый мир — он умер наскаку!
Над древним миром уже ночь!
Ты истязал меня рассказом,
Что с ним и я русалка умерла
И не река девичьим глазом
Увидит времени орла.87
Partout, si fort que soit l'antagonisme entre les deux mondes, celui de la
fable et celui du « discours vrai », Xlebnikov évite d'opposer statiquement la
fable et la connaissance autrement que pour des besoins dramatiques, comme
justement dans le poème Poèt. Le poète-penseur est plutôt enclin à concevoir
une évolution de l'esprit humain allant d'un mode mythique vers un mode
84. En proposant à son ami V. Kamenskij de construire la courbe de ses sentiments,
d'établir une « éthologie astronomique » Xlebnikov écrit : « Ce récit ne comportera pas un
seul mot » {СП 5 : 303).
85. N. Fëdorov, Философия общего дела, M., 19S2, passim.
86. СП 1:145-159.
87. СП 1 : 157.
682 JEAN-CLAUDE LANNE

scientifique d'appréhension du monde. « La sagesse est un arbre qui croît à


partir d'une graine », écrit-il dans Otryvok iz Dosok Sud'byss en observant que sa
doctrine de la structure du temps (la multiplication des deux et des trois par eux-
mêmes) est issue de la « graine » de l'antique croyance populaire au pair et à
l'impair. Ainsi s'établit une ligne évolutive de la « superstition » (Xlebnikov
propose d'affecter de guillemets cette expression89) à la vérité des choses,
établie par la raison90. Le mythe, le conte, la croyance populaire représentent
ainsi des formes embryonnaires de la mudrost', qui est le vrai savoir. Le
malentendu, exposé de manière si pathétique dans Poèt, entre « mythos » et
« logos » proviendrait de ce que, trop souvent d'après Xlebnikov, l'homme a
voulu penser le monde avec le langage, au lieu de le mesurer qualitativement par
le nombre et le calcul91. Ainsi les grands mythes religieux fixeraient par le
discours le sentiment inné qu'ont les hommes d'être assujettis aux lois pures du
temps, mais seule la doctrine « scientifique » de Xlebnikov donnerait la
formulation exacte, numérique, de ces lois...92 Si la science dépasse le mythe et
le rend caduc du point de vue cognitif, il s'agit là d'une Aufhebung hégélienne :
le « supprimé » subsiste, à titre de témoin du progrès de l'esprit humain93.
En fait, le conflit se situe moins entre le mythe et la science qu'entre deux
mythes, à l'intérieur d'un même système de pensée : la mythologie au sens
obvie du terme et la fantastique mythopoièse élaborée par le futurien et qui
inclut, bien sûr, ses écrits arithmologiques. Le Livre unique de l'Univers est écrit
par un auteur gui se représente comme le double, la projection empirique d'un
dieu spectral, Cislobog, le Dieu-Nombre94. La mythopoièse khlebnikovienne, en
fin de compte, transcende le mythe et la science en produisant un modèle du
monde dans lequel penser et calculer apparaissent comme deux manifestations
complémentaires d'une production de sens ordonnée à l'expression véridique de
l'essence des choses.
Velimir Xlebnikov est sans doute un des plus grands créateurs de mythe
dans la littérature russe moderne. Avec lui, les anciens dieux ressuscitent (mais
étaient-ils vraiment morts ?), le pythagorisme redevient une doctrine actuelle,
voire « futurienne », les fables anciennes se révèlent des formes, projections de
la pensée humaine, particulièrement efficaces pour décrypter les énigmes de
l'avenir. Mais, surtout, le poète a su jouer jusqu'au bout son propre mythe qui
est peut-être une réplique de quelque archaïque récit : nouveau bienfaiteur de
l'humanité qui a volé à la divinité le plan de son ouvrage, Xlebnikov met en
scène, sur le mode symbolique, la mort du héros « voleur du temps », suivie de
son apothéose au firmament de la poésie :
Еще раз, еще раз, Encore une fois, encore une fois
Я для вас Je suis pour vous
Звезда95. Une étoile.

88. CC 3 : 473.
89. CC 3:473.
90. Cf. l'article « В мире цифр » (Dans le monde des chiffres), CC 3 : 462.
91. Cf. l'article « Время мера мира » (le Temps mesure du monde), CC 3 : 446-447.
92. CC 3 : 472-473.
93. « В мире цифр », CC 3 : 462-463.
94. Cf. le récit « Скуфья скифа », СП 4 : 84.
95. СЯЗ:314.
LA POÉSIE COMME FABLE DU MONDE 683

Bel exemple ď« auto-catastérisme » sans doute. Mais, à un degré


supérieur, magnifique illustration de la toute-puissance immortalisante du « mythe »,
c'est-à-dire de l'authentique et immémoriale parole poétique. On peut en toute
assurance affirmer du grand « fabulateur » futurien ce que dit Dédale de son fils
Icare dans le Thésée de Gide : « Icare était, dès avant de naître, et reste après sa
mort, l'image de l'inquiétude humaine, de la recherche, de l'essor de la poésie,
que durant sa courte vie il incarne. Il a joué son jeu, comme il se devait ; mais il
ne s'arrête pas à lui-même. Ainsi en advient-il des héros. Leur geste dure, et,
repris par la poésie, par les arts, devient un continu symbole. »

(Université Jean-Moulin - Lyon 3)

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