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JULIE HENRY

Les enjeux éthiques


du statut des corps vivants
La critique spinoziste
de Descartes

Si nous avons parfois coutume de nos jours - et tout particulièrement dans


certains exercices scolaires - d’opposer les philosophes les uns aux autres,
et de considérer que l’on est de l’auteur que l’on étudie, de même que ceux
qui étudient d’autres philosophes penseraient contre lui, les relations ne
se concevaient pas nécessairement sur le même mode à l’âge classique, au
sein de la République des Lettres, si ce n’est par ceux qui souhaitaient bro­
carder une pensée en lui appliquant une étiquette souvent caricaturale1.
Dès lors, être cartésien ne signifie pas nécessairement être de Descartes, ou
professer comme des dogmes toutes ses thèses, et l’on n’est en retour pas
nécessairement anti-cartésien lorsqu’on reprend un problème soulevé par
Descartes sous une autre perspective, par un autre biais, ou bien encore
plus en amont, en tentant d’en modifier les données.
Pour expliciter ce dernierpoint, nous avons souhaité prendre l’exemple

i Le qualificatif de « spinoziste » a ainsi pu signifier « athée » fin x v u e-début x v m e, de


même que « cartésien » a pu vouloir dire « matérialiste », avant de prendre une conno­
tation « rationaliste » plus tard dans l’histoire des idées en France. D’où l’importance
d’interroger les catégories selon lesquelles nous appréhendons les auteurs, nous formons
des courants ou encore nous opposons certains penseurs à d’autres, interrogation qui est
le propre de l’histoire de la philosophie.
232 Q u’est-ce qu’ être cartésien ?

des conceptions cartésienne et spinoziste des corps vivants, afin d’étudier


dans un cas concret ce que pouvait signifier pour Spinoza « être carté­
sien ». Cela revient tout à la fois à étudier les thèses cartésiennes qui ont
pu être à sa portée1, à interroger la manière singulière dont il les a com­
prises, pensées et réinterprétées, à voir comment il a repris des problèmes
posés par Descartes en les reformulant en amont, et ainsi à réfléchir sur le
biais par lequel il a élaboré une philosophie propre et personnelle au cœur
de ce contexte « cartésien ».
Être cartésien, ce serait alors lire, prolonger, discuter, infléchir,
contredire et s’approprier la pensée de Descartes, en d’autres termes
la considérer comme une pensée vivante et susceptible de plusieurs
lectures et interprétations, une pensée avec laquelle on peut être en
constant dialogue, de laquelle on s’inspire, mais qu’on ne fige jamais en
en faisant un dogme, et au risque de la rendre inerte.

Les avancées cartésiennes aux yeux de Spinoza

Une conception mécaniste des corps qui exclut


toute âme sensitive et végétative

S’il est un point au sujet duquel la conception cartésienne des êtres vivants
fut d’un grand apport pour la postérité en général, et pour Spinoza en par­
ticulier, c’est la façon dont Descartes a mis en place une mécanique des
corps, permettant de les comprendre pour et par eux-mêmes, indépen­
damment de tout principe spirituel venant leur donner forme de l’exté­
rieur. En effet, contrairement aux Anciens, Descartes refuse d’attribuer
à l’âme des fonctions végétative, sensitive23 ou locomotrice en établissant

2 Descartes est mort en 1650, et Spinoza lui survivra vingt-sept ans ; il a ainsi eu l’occasion,
outre ses lectures directes, d’être en dialogue étroit avec un certain nombre de personnes
familières de la philosophie cartésienne, dans son cercle d’amis comme par le biais de sa
correspondance.
3 Lorsque Descartes affirme que c’est l’âme qui sent, c’est au sens où « je comprends, par
la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux »
(Méditations métaphysiques, deuxième Méditation, AT IX-i, p. 25. Toutes les références aux
textes cartésiens seront, sauf mention contraire, citées dans cette édition, en modernisant
l’orthographe) ; en d’autres termes, c’est uniquement en tant que le jugement en lequel
consiste la sensation est référé à une activité de la pensée et non rapporté à la passivité
d’un organe que l’âme est dite sentir. Cela ne revient donc pas à attribuer à cette dernière
La critique spinoziste de Descartes 233

que, selon les lois de la physique, tout corps peut être considéré comme
ayant en lui-même le principe requis pour son mouvement, sans qu’il soit
pour cela nécessaire de lui adjoindre une âme qui serait alors considérée
. oinme son principe de vie. Tel était donc l’objectif des explications méca-
1listes du traité de L'Homme, qui se conclut comme suit : « ces fonctions
•invent tout naturellement, en cette machine, de la seule disposition des
organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou
autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues, en sorte qu’il
1ic faut point en leur occasion concevoir en elle [... ] aucun autre principe
. 10 mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du
leu qui brûle continuellement dans son cœ ur»4. Cette découverte d’une
même régularité à l’œuvre dans le fonctionnement des corps vivants et
dans celui des autres corps physiques aboutit alors à effacer la spécificité
>les premiers et à faire de la physiologie une branche de la physique. Dès
lors, Descartes va se donner comme objet l’explication mécaniste des
1orps vivants, non en affirmant qu’ils sont des machines, mais en les consi­
dérant méthodologiquement et expérimentalement comme des machines
sophistiquées créées par Dieu.
Ce qu’il importe toutefois de comprendre, nous semble-t-il, c’est
la visée avec laquelle Descartes établit cette mécanique des corps. S’il
s'agit ainsi, pour une part, de mettre en place une physique susceptible
d'expliquer le fonctionnement des corps vivants, il ne s’agit pas moins,
d’autre part, d’établir ce qu’est l’âme en partant de ce quelle n’est pas,
voire même de ce quelle ne peut pas être. En effet, Descartes a toujours
considéré que la distinction de l’âme et du corps prenait le pas sur leur
union, du moins du point de vue de la connaissance ; il écrit ainsi dans le
Iraité de L'Homme qu’il doit « décri[re], premièrement, le corps à part,
puis après, l’âme aussi à part; et enfin, [montrer] comment ces deux
natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes » (§ 1,
AT XI, p. 119-120). Dès lors, prendre comme modèle des corps vivants
les corps inanimés que sont les machines revient certes à inscrire le
corps humain au sein des autres corps de la nature, mais également - et
peut-être même surtout - à affirmer que lam e n’est pas un principe de
vie, dans la mesure où elle ne doit être comprise que comme « chose

une faculté sensitive au sens où Aristote la qualifie de « sensible en puissance » (voir De


anima, II, 2 et II, 5).
■I Traité de L'Homme, dernier paragraphe, dans Le Monde, AT XI, p. 202.
234 Q u ’est-ce qu’être cartésien ?

pensante » (res cogitans). Cela revient donc à réaffirmer tout à la fois la


distinction de lam e et du corps, l’autonomie du corps dans ses mou­
vements, ainsi que le caractère exclusivement pensant de lame. Il nous
semble ainsi que la hiérarchie des thèses cartésiennes se dessine de la
façon suivante : tandis qu’il ne se révèle pas nécessaire d’attribuer aux
corps d’autre principe de vie et de mouvement que ceux qui relèvent
des lois de la physique, il est impossible de définir l’âme autrement que
comme une chose pensante, et donc de l’appréhender comme le prin­
cipe général de fonctions vitales.
L’on retrouve bien, dans la philosophie spinoziste, deux éléments de
la mécanique des corps cartésienne : d’une part, l’obéissance à des lois
physiques propres, d’autre part, l’inscription du corps humain au sein
des autres corps naturels. En effet, dès le début de la deuxième partie de
YÉthique, Spinoza définit les corps comme des modes précis et déter­
minés de l’étendue, et il place l’étude des corps humains (soit des corps
complexes) dans la suite immédiate de l’étude des corps simples puis
composés, en reprenant les mêmes notions5 : tous les corps (physiques,
vivants, humains) sont donc soumis aux lois générales de l’étendue. L’on
peut ainsi considérer que la philosophie spinoziste prolonge en ces deux
points la philosophie cartésienne : les corps suivent bien des lois cau­
sales qui sont suffisantes pour expliquer leurs mouvements, et les corps
humains sont bien aussi - quelle que soit leur spécificité - des corps
déterminés par les lois de l’étendue.
Toutefois, Spinoza va plus loin que Descartes sur ce point en posant,
parallèlement à ce mécanisme des mouvements corporels, une explica­
tion de type mécaniste de l’enchaînement des idées. On lit en effet dans
la démonstration de la proposition 48 de la deuxième partie de YÉthique
que « l’esprit est une manière de penser précise et déterminée » 6; en
d’autres termes, les idées elles-mêmes s’enchaînent également selon
un ordre déterminé en l’esprit, sans que ce dernier puisse être posé
comme cause libre de ses affirmations. Nous souscrivons d’ailleurs en
ce point à l’interprétation de Pierre Macherey lorsqu’il affirme au sujet
de l’axiome 2 de la deuxième partie de YÉthique (« L’homme pense » )

5 Voir à ce sujet la « petite physique » qui fait suite à la proposition 13 de la deuxième partie
de VÉthique.
6 Éthique , partie II, prop. 48, dém., Bernard Pautrattrad. et éd., Paris, Seuil (Points. Essais),
1999, P-183. Toutes les références à YÉthique seront citées dans cette édition.
La critique spinoziste de Descartes 235

in fii ■<forçant quelque peu le sens des mots, on en rendrait assez bien
1> .prit en le traduisant ainsi : “Dans l’homme, ça pense” » 7; selon Spi-
l’esprit humain n’est pas plus que le corps un monde à l’intérieur
du monde, détaché de l’ordre commun de la nature. Il est au contraire
11111* v détermination particulière de la pensée », chaque idée étant cau-
' r par une idée antérieure8. En ce sens, Spinoza reprend bien, avec la
mécanique des corps, un élément de la pensée cartésienne, mais il l’in-
1Ki bit en en élargissant la portée, élargissement dans lequel transparaît
léj,\ son orientation éthique profondément originale.

I r refus des formes substantielles :


l'identité pensée à partir du mouvement

Ifins le même mouvement, Descartes refuse d’avoir recours aux formes


iibstantielles scolastiques (qu’il qualifie en l’occurrence de «forces
occultes») dans son explication de l’individuation et de l’unicité des
1orps. En effet, alors que le modèle de la machine consiste à se repré-
•.enter ce qui nous est caché dans les corps (le moins connu) par le biais
d’un mécanisme physique observable (le mieux connu), considérer
que la connaissance des corps et la détermination de leur essence indi­
viduelle se fait par le biais d’un principe formel distinct de la matière
reviendrait au contraire à suivre le chemin inverse, et à enfreindre ainsi
les règles que Descartes se propose de suivre dans les sciences. Il s’agit
pour lui d’affirmer que tout phénomène physique doit s’expliquer exclu­
sivement dans son rapport aux autres phénomènes corporels, sans qu’il
soit pour cela nécessaire d’avoir recours à des principes généraux appar­
tenant à une autre sphère.
Il doit dès lors s’en remettre à un autre principe, manifeste et réduc-
tible à une géométrisation des rapports, principe qui sera celui du
mouvement. Il ne s’agira donc plus d’entendre par corps ce qui résulte
de l’actualisation d’une forme dans la matière, mais « tout ce qui est

7 Pierre Macherey, Introduction à l'Éthique de Spinoza. La deuxième partie, la réalité mentale,


Paris, PUF, 1997, p. 40.
8 « L’esprit est une manière de penser précise et déterminée, et par suite il ne peut être
cause libre de ses actions, autrement dit il ne peut avoir la faculté absolue de vouloir et
de ne pas vouloir ; mais il doit être déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui est
elle aussi déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, etc. » (Éthique ,
partie II, prop. 48, dém., p. 183).
236 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

transporté ensemble » 9. En d’autres termes, nous avons désormais


affaire à une forme minimale d’individuation des corps, qui peut se for
muler comme suit : tandis que deux corps en contact qui ont un même
mouvement ne constituent en réalité qu’un seul corps, deux corps se
différencieront au contraire par le biais de mouvements distincts. Il est
à ce sujet tout à fait significatif que ce soit ce même principe de mouve­
ment auquel il est fait appel pour rendre compte de l’unité interne des
corps vivants et de la « vie » qui est en eux, pensées, non à partir d’une
forme substantielle ou d’un principe vital par lequel ils seraient animés,
mais par le biais de la circulation sanguine : c’est le rythme régulier et
permanent de la circulation du sang qui nous permet de dire qu’il s’agit
toujours du « même » corps vivant en dépit du renouvellement perpé­
tuel de sa composition10. C’est ainsi ce système circulatoire qui assure
la vie végétative des corps (fonction dont est donc bien exempte l’âme,
qui n’est que pensante), fournissant alors le principe physique nécessaire
à une conception mécaniste des corps étendue aux corps vivants (ani­
maux et humains).
Plus encore, cette mécanique, autrement dit le fait que la physique
repose sur des explications strictement géométriques, a été rendue pos­
sible par le biais d’une conception moderne du mouvement, laquelle
permet une caractérisation quantitative et non plus qualitative de l’éten­
due - selon laquelle chaque corps tend vers son lieu propre. Descartes
précise ainsi dans Le Monde que le mouvement dont il parle pour défi­
nir et différencier les corps n’est pas le mouvement aristotélicien (inin­
telligible selon lui), mais celui des géomètres11, qui en ont donné une
caractérisation si simple et épurée quelle a servi ensuite de pierre de
touche à d’autres définitions élémentaires - la ligne ayant par exemple
été définie comme le mouvement d’un point. Descartes offre par ce
biais un nouveau paradigme à la physique ; cette conception quantita­
tive de l’étendue fut d ’une grande importance pour la postérité, tant
dans les positions philosophiques quelle impliquait que dans les déve­
loppements autonomes de la physique quelle autorisait. Mais ce qu’il
importe de retenir pour l’instant, c’est que le moteur même des mouve-

9 Principes de la philosophie, II, § 25 « Ce que c’est que le mouvement proprement dit »,


AT IX-2, p. 76.
10 Voir à ce sujet les développements de la Description du corps humain (AT XI, p. 223-286).
11 Voir à ce sujet Le Monde, AT XI, p. 39.
La critique spinoziste de Descartes 237

...... physiologiques est attribué à une cause physique, à savoir le feu


*mi‘. lumière qui trouve sa source dans le cœur; on lit ainsi dans la Des-
1tption du corps humain que « c’est la chaleur que [la machine] a dans
l< 1ivur qui est le grand ressort, le principe de tous les mouvements qui
•umt en elle » (AT XI, p. 226). La nature cartésienne est foncièrement
mi.mimée, bien quelle soit constamment traversée de mouvements (et
•lune non inerte).
I,e fait que Descartes ait exempté la nature d’une âme ou de tout autre
Imincipe spirituel qui viendrait lui donner vie, au sens où il serait cause
1lliciente des mouvements qui l’animent, ne signifie toutefois pas qu’il
.1 par ce biais exclu toute téléologie. En effet, si le système mécanique
rsl autosuffisant sur le plan de son activité motrice, il a d’abord fallu
qu’il soit produit et agencé en vue de ce fonctionnement déterminé :
le corps n’est autonome dans ses mouvements qu’à condition d’avoir
rlé préalablement disposé de façon à se mouvoir mécaniquement par
le biais de ses ressorts, cordes et poulies. En d’autres termes, une âme
1l'est pas nécessaire pour imprimer constamment certaines directions
aux mouvements du corps, mais Dieu leur a donné une fois pour toutes
leur direction : la téléologie n’a pas disparu de la compréhension de la
nature, mais elle a été concentrée en son origine, afin de ne plus avoir
à être mobilisée dans le cadre des explications physiques particulières.
I,a comparaison entre le corps vivant et la machine implique donc en
retour la comparaison entre Dieu qui crée le corps vivant et l’ingénieur
qui conçoit et fabrique la machine, comme l’exprime explicitement le
passage suivant du Discours de la méthode : « ceux qui, sachant combien
de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes
peut faire, [... ] considéreront ce corps comme une machine qui, ayant
été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a
en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent
être inventées parles hommes » u. L’image convoquée n’est plus d’ordre
politique (l’âme dirigeant le corps et lui insufflant une ligne directrice à
la manière d’un gouvernant) mais d’ordre instrumental; et par ce biais,
Descartes passe en réalité d’un anthropomorphisme à un autre.12

12 Discours de la méthode, V, AT VI, p. 55-56.


238 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

Les grandes inflexions de Spinoza,


comme points de départ d’une philosophie propre

La conception de l’étendue comme dynamique et vivante

Si Spinoza accorde une grande importance au mouvement dans sa défi­


nition des corps et retient en cela la leçon cartésienne qui consiste à
refuser le recours à toute forme substantielle, il le fait toutefois en don­
nant au mouvement un sens autre. Il n’entend pas ainsi par là un simple
déplacement quantifiable (de l’ordre du « mouvement des géomètres »,
selon les termes de Descartes), mais la manière d’être propre à la nature,
non pas la géométrisation de l’étendue mais l’étendue elle-même en tant
qu’elle est envisagée sous son aspect dynamique. Dès lors, le mouve­
ment étant, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer, ce qui vient
immédiatement avec l’étendue, Spinoza n’a plus besoin d’attribuer à
Dieu la mise en mouvement de la matière. Comme le relève Sylvain
Zac, faisant référence aux Études galiléennes de Koyré, Spinoza « s’at­
taque, comme l’eût fait probablement Galilée, à la théorie de Descartes
de l’inertie de la matière et à sa conception du mouvement imprimé
à la matière par Dieu, conçu comme un agent extérieur au monde »'3;
en d’autres termes, c’est désormais la nature elle-même qui est conçue
comme dynamique, indépendamment de toute impulsion extérieure.
Elle l’est d’ailleurs de part en part, tout corps naturel ayant en lui cette
partie irréductible d’activité qui caractérise chaque être.
Dès lors, tout corps est avant tout pensé par le biais de sa puissance
propre et non par le biais de sa limitation ou encore de ce qu’il faut poser
en dehors de lui pour qu’il puisse être ce qu’il est. Au contraire, le dyna­
misme est en réalité, selon Spinoza, inhérent à toute chose, faisant de
l’univers une totalité organique. Ce point explique alors le refus spino-
ziste du modèle de la machine : tandis que les choses artificielles n’ont
qu’une perfection extrinsèque, les corps vivants trouvent leur perfec­
tion dans leur conatus, c’est-à-dire dans leur puissance positive qui les
définit indépendamment des causes extérieures, et qui leur est propre.
L’on comprend ainsi que, du fait de cette caractérisation de la réalité13

13 Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963, chap. 1, p. 50.
La critique spinoziste de Descartes 239

f'In .1>|uc par sa puissance dynamique, les comparaisons cartésiennes


11 .mire technique laissent place dans les textes spinozistes à des images
.1 ■>1<11c biologique, comme lorsque la nature entière est comparée à un
u! rl même individu dans la deuxième partie d el 'Éthique1*.
I)ès lors, c’est la notion même de res extensa qui est remise en cause
l' u Spinoza dans la mesure où « de l’étendue telle que la conçoit Des-
. u 1rs, à savoir comme une masse au repos, il n’est pas seulement dif-
i" ilr | ...] de démontrer l’existence des corps; c’est complètement
impossible car la matière au repos persévérera dans son repos autant
|u'll est en elle et elle ne se mettra pas en mouvement, à moins d’une
' anse extérieure plus forte qu’elle » 145. L’on voit bien en ces lignes le
1apport très étroit entre une conception statique (ou inerte) de l’éten-
dne et le nécessaire recours à une causalité extérieure pour la mettre en
mouvement; au contraire, Spinoza tentera de concevoir une étendue
londamentalement dynamique qui permette de comprendre le mouve-
1lient comme immanent aux corps vivants. Mais cela ne signifie pas pour
autant qu’il revient à une conception animiste de la physique : l’étendue
étant elle-même dynamique, il n’est précisément pas nécessaire d’avoir
1ecours à une âme ou à quelque autre principe spirituel pour l’animer,
Iunir la mettre en mouvement, pour lui donner vie ; telle est la première
grande inflexion spinoziste dans sa conception des corps : l’étendue est
elle-même et en elle-même « vivante ».
Ainsi, dans la mesure où il ne s’agit pas plus de revenir sur la mécanique
des corps, sinon pour l’infléchir en ce sens dynamique, il faut entendre
la vie comme puissance et capacité de production et non comme indé­
termination. Comme l’exprime très justement Georges Canguilhem
dans un autre cadre de pensée, « on ne peut pas défendre l’originalité du
phénomène biologique [... ] en délimitant dans le territoire physico-chi­
mique, dans un milieu d’inertie ou de mouvements déterminés de l’exté­
rieur, des enclaves d’indétermination, des enclos de dissidence, des foyers
d’hérésie » l6. Voilà qui permet de concevoir tout à la fois la spécificité de
l’homme et son inscription dans la nature : l’homme est une structure

14 Voir le scolie du lemme VII de la « petite physique ».


15 Lettre LXXXI à Tschirnhaus, 5 mai 1676, dans Spinoza, Correspondance, Maxime Rovere
trad. et éd., Paris, Flammarion (GF), 2010, p. 385.
16 Georges Canguilhem, « Aspects du vitalisme », La connaissance de la vie, 2e édition Paris,
Vrin, 1992 [1965], p. 95-

U L
240 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

dynamique singulière qui s’insère dans un système de structures dyna


miques. La vie humaine n’est donc définie ni par l’intervention ad hoc
d’une puissance extérieure ni par le biais d’un principe vital, mais par la
puissance singulière d’un corps humain, comprise comme rapport méca
niquement réglé entre son activité dynamique propre et celle des autres
individus. La mécanique des corps est donc à repenser en termes de rap­
ports mécaniques entre des puissances dynamiques.
Cette attention renouvelée portée à la vie permet de ne pas la réduire
à des rapports mécaniques trouvant leur moteur et leur finalité hors
d’eux-mêmes, sans toutefois faire de cette vie un impensable ou un irra­
tionnel venant limiter l’intelligibilité de la nature. Ainsi, bien que la cau­
salité propre aux choses trouve sa source dans la puissance infinie de vie
qui traverse la nature, il n’en reste pas moins que chacune doit être expli­
quée par sa cause prochaine, c’est-à-dire selon le déterminisme propre
à son attribut : les corps doivent être reliés à d’autres corps dans l’attri­
but de l’étendue, et les idées à d’autres idées dans l’attribut de la pensée.
En effet, lorsque Spinoza affirme que « Dieu est de toutes choses cause
immanente, et non transitive » dans la proposition 18 de la première
partie de YÉthique, cela signifie qu’il n’agit pas personnellement en cha­
cune (qui serait sans cette intervention inerte), mais au contraire que
chacune est agissante et productive d’effets en vertu de cette causalité
infinie qui s’exprime en elle ; en d’autre termes, ce n’est pas Dieu qui
anime les choses, mais les corps eux-mêmes qui sont vivants, exprimant
par ce biais la vie infinie de Dieu immanente à la nature.
Or, ce qui va permettre la conciliation du dynamisme interne aux
choses et du mécanisme réglé de leurs rapports est le fait que la puis­
sance de Dieu, sa productivité infinie, se déploie elle-même selon des
lois nécessaires, Dieu ne disposant pas plus que l’homme d’un libre
arbitre. C’est en ce sens fort, nous semble-t-il, qu’il faut entendre la pro­
position spinoziste selon laquelle « tout ce qui existe exprime la nature
ou essence de Dieu d’une manière précise et déterminée » 17 : la vie de
Dieu se déploie dans tous les êtres selon le déterminisme propre à l’at­
tribut dont ils sont des modes. Cela permet tout à la fois de concevoir
l’étendue elle-même comme dynamique, et d’évaluer d’un point de vue
éthique la vie menée par chaque homme, dans la mesure où chacun

17 Éthique, partie I, prop. 36, dém., p. 79.


La critique spinoziste de Descartes 241

. | 1imera cette vie et cette puissance de Dieu selon différents degrés,


.. I il 1voment aux aptitudes qui sont en lui et à l’usage qu’il en fait18.

1I n r o n t o l o g i e d e la r e l a t i o n :
li p r o b l è m e d e l a c o n s t i t u t i o n d e s c o r p s

I elle idée d’une puissance qui ne met pas en mouvement les corps de
II vlérieur mais qui s’exprime en eux de façon immanente, induit une
■nu option ontologique tout autre : le primat n’est plus accordé aux
. .11>s, mais à la dimension dynamique de l’étendue, c’est-à-dire auxrela-
l ii ms entre des corps qui sont des modes d’une substance unique. Ber-
11,ml Rousset écrit ainsi à ce sujet que « la désubstantialisation spino-
1M e du fini [... ] suppose une réduction de l’ordre des choses à l’ordre
îles causes qui est une remise en question radicale de la notion de sujet et
1{in introduit en fait une ontologie innovatrice de la relation » 19. Les modes
Imis ne peuvent être pensés indépendamment de leur insertion dans des
sértes modales dont ils sont tout à la fois les éléments constituants et
les éléments constitués : la puissance d’un corps ne sera d’ailleurs pas
déterminée de façon strictement interne en rapport exclusif avec son
essence, mais selon son pouvoir d’interaction et de communication avec
les autres corps, soit en rapport avec le tout dans lequel il est inscrit.
Nous assistons donc bien à un retournement de perspective : les corps
n e sont pas posés comme substances mais constitués au sein de leurs
relations avec les autres corps, chacun affectant les corps extérieurs tout
en étant affecté par eux10. Dès lors, les corps humains eux-mêmes sont
pensés comme composés de rapports qui s’accordent avec les lois aux­
quelles sont soumis les autres corps de la Nature; ils ne sont donc pas
définis dans la « petite physique » de la deuxième partie de l 'Éthique de
manière isolée, mais dans leur capacité spécifique à être affectés11 : une

iS Voir à ce sujet la lettre XIX à Blyenbergh, 3 janvier 1665, dans Correspondance, ouvr. cité,
p.136.
19 Bernard Rousset, Spinoza lecteur des Objectionsfaites aux Méditations de Descartes et de ses
Réponses, Paris, Kimé, 1996, chap. iv, note 60, p. 122. Nous soulignons.
20 Ces relations peuvent s’entendre au niveau strictement physique : j'ingère une pomme
qui me nourrit, j’allume un feu qui me brûle... Mais au niveau humain, elles peuvent
également s’entendre en un sens plus complexe : je parle à quelqu’un, qui en éprouve un
sentiment, et ce sentiment éprouvé par l’autre agit sur moi en retour.
21 « Le corps humain lui-même est affecté par les corps extérieurs d'un très grand nombre de
manières » (Éthique, partie II, postulat 3, p. 129. Nous soulignons).
242 Q u’est-ce qu’ être cartésien ?

même action peut ainsi susciter des réactions diverses en deux individus,
ou bien en un même individu à deux moments distincts de sa vie, et
donc de son expérience personnelle. Le corps humain est un complexe
de relations, variables et intégrées, avec les corps ambiants, et il nous fau
dra faire fond sur ces relations multiples et constantes pour lepenser tant
dans une perspective ontologique que dans une perspective éthique.
Il faut toutefois reconnaître que cette « ontologie généralisée de­
là relation » pose un problème auquel échappait l’ontologie des subs
tances : celui de l’individuation des corps au sein de ces affections mul
tiples. En effet, si cette ontologie permet de penser leurs incessantes
interactions, la question est désormais de savoir comment ils peuvent
se constituer comme corps individuels et singuliers s’ils ne sont pas
substantiels et si, en un certain sens, leur forme ne préexiste pas à leurs
rapports. Il faut à ce sujet comprendre en un sens fort les considérations
du postulat 5 de la « petite physique », postulat selon lequel « quand
une partie fluide du Corps humain est déterminée par un corps exté­
rieur à venir souvent frapper contre une autre partie molle, elle change
la surface [planum] de celle-ci, et y imprime comme des traces du corps
extérieur qui la pousse » (p. 131) : chaque affection de la surface d’un
corps par un corps extérieur en modifie la figure, la forme d’un corps
étant constituée par l’ensemble des figures revêtues par sa surface. Il
semblerait alors que cette forme dépende passivement des rencontres
de ce corps avec des corps extérieurs et des traces qui s’imprimeront
sur sa surface à l’occasion de ces rencontres. Comment alors penser un
corps individuel et singulier au sein de ces affections perpétuelles et
multiples ? La réponse tient à ce que la forme ne dépend que pour partie
de ces rencontres ; en effet, l’axiome 1 suivant le corollaire du lemme 3
nuance ce point en affirmant que la manière dont les corps sont affectés
tient autant de la nature des corps extérieurs que de leur propre nature ;
dès lors, si leur surface est bien malléable, elle se formera à l’occasion
de ces rencontres et non du seul fa it de ces rencontres. Et c’est alors par
le biais de la sensation” (et du sentiment de mon corps à l’occasion de

12 Nous distinguons ici entre « sensation » comme rencontre entre corps perçu et corps
percevant me donnant une idée (inadéquate dans un premier temps) de l’existence et de
la nature respective de ces deux corps, et « affection » comme altération de mon corps à
l’occasion de la rencontre avec un corps extérieur, cette altération pouvant donner lieu à
la formation de diverses configurations nouvelles, selon ma complexion propre. Dès lors,
comme nous aurons l’occasion de le voir, c’est la nature de mon corps qui est engagée

1
La critique spinoziste de Descartes 243

11Mi .cnsation) qu’un corps singulier pourra s’individuer, à condition


il in le ndre par sensation, non une impression venant de l’extérieur et
nMIn itliant sur un tableau vierge, mais un mixte tenant delà nature du
•11 percevant et de la nature du corps perçu.
Toutefois, il subsiste à l’issue de cette réflexion un deuxième pro-
I Kme : si un corps peut, par le biais de la sensation, s’individuer comme
mps singulier, comment puis-je ressentir ce corps singulier comme
■1mt bien le mien ? En d’autres termes, comment puis-je savoir que
■1 i‘iisations sont bien mes sensations ? On ne peut répondre à cette
I<m'.lion, nous semble-t-il, qu’en donnant sens à la différence termino-
1 vique établie entre « nature » et « état » dans le deuxième corollaire
ili la proposition 16 de la deuxième partie de YEthique, selon lequel « les
a Ires que nous avons des corps extérieurs indiquent plus Yétat [constitu­
ai! | de notre corps que la nature [natura] des corps extérieurs » (p. 133,
nous soulignons). En effet, la nature se rapporte ici à ce qui interfère
il.ms les relations entre corps; en d’autres termes, il s’agit de ce qui peut
' 110 connu, en tant que ces natures dynamiques entrent dans des rap­
p o rts mécaniques entre elles lors de la rencontre entre corps. Mais, bien
que cela se réfère à la même réalité ontologique - il n’existe pas, d’une
part, un corps abstrait et immuable, et d’autre part, un corps concret
fl toujours pris dans le flux des affections -, parler de Y état de notre
1orps induit une autre connotation : il ne s’agit plus simplement de la
nature d’un corps individué dont on peut prendre connaissance, mais de
la complexion singulière (et variable) de mon corps propre dont je peux
Iirendre conscience. Nous souscrivons à ce sujet au jugement de Lorenzo
Vinciguerra selon lequel les affections sont un «lieu qu’une ontologie
et une phénoménologie ont en partage » *23 : les affections sont, d’une
part, des données ontologiques qui surviennent lors des rencontres avec
d’autres corps, mais elles ne sont pas moins, d’autre part, selon ce que
je suis, étant alors pour moi l’occasion d ’être mon corps. L’on perçoit ici
l’inflexion majeure apportée par Spinoza à la conception cartésienne du
corps reconnu pour sien : là où Descartes affirme que « moi, c'est-à-dire
mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement

dans la sensation entendue en ce sens, tandis que c’est plutôt son état qui est engagé dans
l’affection en résultant.
23 Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe. La genèse de l'imagination, Paris, Vrin, 2005,
2e partie, 3e section, chap. vi, p. 98.
244 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui » 24, et là où
il parle du corps propre en termes de propriété, Spinoza affirmerait plu­
tôt que je suis ce que je suis, non seulement par l’enchaînement singulier
des idées en mon esprit, mais également par la complexion singulière
de mon corps, et donc que je suis mon corps tout autant que je suis cet
esprit qui prend conscience de l’état de mon corps, et qui est bien, par
ce biais, mon esprit.

Les oppositions fondamentales


dans leurs conceptions respectives de la vie humaine

L’ancrage de la vie de l’homme dans le corps et dans l’esprit

Le fait de comparer le corps à une machine - dont le jeu des mécanismes


est mis en mouvement par une impulsion extérieure - a une consé­
quence indirecte sur la compréhension de la spécificité humaine : elle ne
peut être dans ce cadre conçue et pensée au niveau du corps lui-même,
mais suppose l’adjonction d’une âme pour être comprise - âme qui est
d’ailleurs refusée, de façon significative, aux animaux. Ainsi, ce qui défi­
nit le « vrai homme » selon Descartes, ce n’est ni un Cogito désincarné
ni un ancrage physiologique spécifique, mais une certaine âme adjointe à
une machine donnée et le chemin qu elles parcourront ensemble. On lit
ainsi dans la lettre à Mesland du 9 février 1645 que, « quand nous parlons
du corps d’un homme [distingué dans les lignes précédentes d’un “corps
en général”], nous n’entendons pas une partie déterminée de matière, ni
qui ait une grandeur déterminée, mais seulement nous entendons toute
la matière qui est ensemble unie avec lame de cet homme ; en sorte que,
bien que cette matière change, et que sa quantité augmente ou diminue,
nous croyons toujours que c’est le même corps, idem numéro, pendant
qu’il demeure joint et uni substantiellement à la même âme » (AT IV,
p. 166). On peut donc distinguer trois niveaux : celui de l’âme libre et
consciente, celui du corps soumis aux lois de la physique, et celui du
composé (à savoir de l’union de l’âme et du corps) tel qu’il est vécu - la
vie étant exclusivement rapportée au dernier.

24 Méditations métaphysiques, sixième Méditation, AT IX-1, p. 62. Nous soulignons.


La critique spinoziste de Descartes 245

I,e problème est que cette distinction de différents plans en l’homme


*1 traduit par une séparation irréductible de la connaissance et de la
■te, condamnant cette dernière à être simplement éprouvée. En effet,
. untrairement à Spinoza, qui met en place une « ontologie de la rela-
1ion », Descartes commence par établir la distinction réelle de lam e et
■Iu corps, formulée comme suit dans les Méditations métaphysiques : « Il
■'.I certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je
ms, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et quelle
peut être ou exister sans lui » (AT IX-i, p. 62). Or, une fois cette dis-
1mction posée en ces termes, et une fois lam e et le corps connus sépa-
icinent par des modes de connaissance distincts (l’entendement seul
Iunir la première, l’entendement aidé de l ’imagination pour le second),
il devient très difficile, si ce n’est impossible, de concevoir l’union de
i es deux substances que tout oppose. En effet, il n’y a aucune affinité ni
.iiicun rapport concevable entre une substance spirituelle, inétendue et
indivisible, et une substance corporelle, étendue et divisible ; l’union ne
peut donc être déduite de la considération de l’une et de l’autre de ces
ileux substances, comme le relève Descartes lui-même dans une lettre
à Regius : « ne considérant que le corps seul, nous n’y voyons rien qui
demande d’être uni à l’âme, et rien dans lam e qui demande d’être uni
au corps »A Descartes est alors contraint de poser une troisième notion
primitive, incommensurable aux deux premières et surtout inconnais­
sable par l’entendement, même aidé de l’imagination ; cette notion est
alors confiée aux sens, qui renseignent sans enseigner. Du fait de l’in­
dépendance ontologique et de l’interdépendance empirique de l’âme
et du corps, il subsiste inéluctablement, comme le relève Denis Kam-
bouchner, « une tension irréductible entre ce qui est éprouvé - l’unité
de la personne ou la communication immédiate entre pensées et mou­
vements corporels - et ce que conçoit l’entendement pur au titre de
lam e et du corps, à savoir deux substances entièrement différentes et
par conséquent dépourvues de toute relation nécessaire ou conceptuel­
lement déterminable » 2é.256

25 Lettre à Regius de mi-décembre 1641, dans Descartes, Lettres à Regius et remarques sur
l'explication de l'esprit humain, Geneviève Rodis-Lewis trad. et éd., Paris, Vrin, 1959, p. 69
(texte latin : AT III, p. 461).
26 Denis Kambouchner, L ’homme des passions. Commentaires sur Descartes, vol. 1, Analytique,
Paris, Albin Michel, 1995, Introduction, III. « La difficulté la plus générale », p. 54.
246 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

L’on voit dès lors tout l’enjeu de la conception d’une puissance de


vie qui s’exprime de façon immanente dans les modes finis (corps cl
esprits). Nous avons établi que l ’étendue en son sens spinoziste est
dynamique et vivante et que tous les corps, en tant qu’ils se rapportent .1
cet attribut, sont eux-mêmes vivants et agissants selon un certain degré
qui leur est propre - degré qui permettra de penser la spécificité des
corps humains. Or, l’esprit lui-même, tel qu’il est pensé dans la philo
sophie spinoziste, n’est en réalité pas moins vivant et agissant. En effet,
les idées ont elles-mêmes une puissance propre, et cette puissance sera
variable selon la résistance qu’elles opposeront aux éléments contin
gents susceptibles de venir perturber leur cours (une idée adéquate, par
exemple, ne laissera que difficilement place à un préjugé) : ainsi, plus les
idées sont puissantes, plus leur enchaînement est inébranlable, et moins
elles sont passives et dépendantes des causes extérieures. Les idées adé­
quates expriment d’ailleurs une puissance d’affirmation telle que Spi­
noza n’a pas jugé nécessaire de leur adjoindre la volonté comme faculté
supplémentaire. On lit ainsi dans le scolie qui clôt la deuxième partie
de l’Ethique que ceux qui croient nécessaire de postuler la volonté et le
libre arbitre « regardent les idées comme des peintures muettes sur un
tableau, et [... ], tout occupés d’avance par ce préjugé, ils ne voient pas
que l’idée, en tant quelle est idée, enveloppe affirmation ou négation»
(prop. 49, scolie, p. 189, nous soulignons).
Dès lors, les esprits eux-mêmes sont vivants (sans que cela suppose
de les poser comme sujets libres27), et c’est précisément parce que et le
corps et l’esprit sont vivants que l’on peut penser et comprendre l’unité
de l’homme : c’est en effet la vie, en tant que point de convergence entre
deux expressions d’une même réalité dans l’attribut de l’étendue et dans
l’attribut de la pensée, qui fonde l’unité de l’homme, unité qui correspond
à un effort commun pour persévérer dans l’être. Loin d’être seulement
éprouvée, la vie est alors rendue doublement intelligible par cette concep­
tion; ainsi, lorsque Spinoza écrit que « l’esprit et le corps, c’est un seul
et même individu que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la pensée, et
tantôt sous celui de l’étendue » 28, il faut entendre, nous semble-t-il, tout à

27 En effet, la vie n’est pas une force occulte et libre d’ordre spirituel, mais au contraire une
puissance dynamique propre à l’individu, entrant dans des rapports déterminés avec la
puissance des autres individus.
28 Éthique, partie II, prop. 21, scolie, p. 143
La critique spinoziste de Descartes 247

11lois que l’esprit etle corps, du fait de leur distinction d’essence, peuvent
110 compris dans leur vie propre en étant chacun rapporté à leur attribut
IM'dfique et au mode d’enchaînement qui lui est propre, et que l’esprit et
If corps, du fait de leur unité ontologique, peuvent être compris dans leur
\ le commune en tant que modes d’une substance unique et elle-même
vivante. La vie n’est donc plus obstacle à la connaissance, mais condition
1ont à la fois de l’actualité et de l’intelligibilité de l’homme.

1.1 spécificité humaine pensée au niveau du corps


rt de ses aptitudes

I,e fait de concevoir les corps comme étant eux-mêmes vivants (et non
t omme mis en mouvement de l’extérieur) induit une conception singu­
lière des corps : ils sont ainsi pensés à partir de leurs aptitudes propres.
I;,n effet, lorsque Spinoza affirme que l ’essence actuelle d’une chose
n’est autre que « l’effort [conatus] par lequel [elle] s’efforce de persé­
vérer dans son être » 2930,il ne faut pas entendre cette proposition au sens
d’un maintien en l’état assimilable à une inertie ; bien au contraire, la
conservation d’un corps est liée à sa capacité à être affecté par les autres
corps et à les affecter en retour : cette conservation est donc liée à son
activité et non à sa passivité. C’est ainsi une conception opératoire des
corps que met en place Spinoza : étudier les corps revient selon lui, non
pas à expliquer ce qu’ils sont anatomiquement, mais bien plutôt à com­
prendre ce qu’ils peuvenft, c’est-à-dire à porter son attention sur les effets
qui peuvent en résulter en fonction de leur structure et de l’affectivité
singulière (au sens de l’aptitude singulière à être affecté) qui en découle.
II ne convient donc ni de brimer les expressions du corps pour libérer
l’âme ni de chercher à conformer le corps à un modèle extérieur don­
nant la norme de ce que doit être sa forme, mais de faire que « le corps
tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature » 3° ;
autrement dit, il est nécessaire de connaître quelles sont les aptitudes
propres d’un corps singulier, afin de penser un développement optimal
de sa puissance d’être et d’agir selon ce qu’il peut ( quantum potest), ou
encore selon ce qui est en lui (quantum in se est).2930

29 Éthique, partie III, prop. 7, p. 217.


30 Ethique, partie IV, prop. 45, scolie, p. 413.
248 Q u’est-ce qu’ être cartésien ?

L’on comprend dès lors en quoi une différence spécifique se dessine


dès le niveau corporel entre les hommes et les animaux. En effet, le corps
humain est un corps particulièrement complexe, qui dépasse les autres
corps par la richesse et la complexité de ses aptitudes, au sens où il peu)
affecter les autres corps et être affecté par eux d’un très grand nombre de
manières ; c’est précisément ce point qui fera sa spécificité, et ce en dépit
du fait qu’il n’existe, selon Spinoza, que des essences individuelles. En
d’autres termes, les espèces seront pensées en termes de convenance :
deux corps seront a posteriori et de façon relationnelle rapportés à une
même espèce, du fait de la convenance qui sera mise en lumière entre les
manières singulières dont ils sont affectés et dont ils affectent les autres
corps. Spinoza remarque ainsi au sujet de la distinction entre hommes
et animaux que « les affects des animaux [... ] diffèrent des affects des
hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine » 31. Cela
revient ainsi à reconnaître aux corps humains une plus grande activité ;
il semblerait donc qu’à partir d’un certain degré de complexité, un seuil
qualitatif soit franchi dans les aptitudes des corps et donc dans la conve­
nance spécifique entre ces corps, cette question de seuil demeurant pro­
blématique et encore à élucider. Ainsi, lorsque Spinoza affirme dans le
lemme II de la « petite physique » que « tous les corps conviennent en
certaines choses », il faut bien entendre cette proposition en un double
sens : ils « conviennent » tous en ce qu’ils sont soumis aux mêmes
lois déterminées de la nature, mais certains « conviendront » plus que
d’autres en raison de leur aptitude semblable à être affectés par les corps
extérieurs et à les affecter de diverses manières ; en cela, et indépendam­
ment de leur développement singulier, deuxhommes conviendront tou­
jours plus qu’un homme et un cheval32.
Or, cette spécificité du corps humain a une autre conséquence : elle
permet de penser une différenciation entre les hommes - et donc une
ouverture sur l’éthique - au niveau du corps lui-même, ce qui donne une
orientation autre que celle des morales volontaristes et exclusivement

31 Éthique, partie III, prop. 57, scolie, p. 299.


32 II y a donc, selon nous, deux niveaux à cette « convenance » des corps : en un premier
niveau, cela signifie que tous les corps, quels qu’ils soient, ont quelque chose en commun, à
savoir leur commune appartenance à l’ordre de l’étendue et leur commune soumission aux
lois du mouvement; en un second niveau, cela signifie que la rencontre de certains corps
(ayant des aptitudes semblables et se retrouvant autour d’un semblable effort pour en faire
bon usage) va permettre une augmentation de leurs puissances d’être et d’agir respectives.
La critique spinoziste de Descartes 249

■l'iritualistes. En effet, non seulement les aptitudes du corps humains


1ult plus riches et plus complexes que celles des autres corps, mais elles
présentent en plus la caractéristique de pouvoir être accrues : tel est le
.«•11s que Spinoza donne à leducation, lorsqu’il affirme que « nous nous
rllorçons [... ] de faire que le corps de bébé se change, autant que sa
n.ilure le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de
1lioses » 33. L’on peut retenir deux éléments de cette affirmation : d’une
part, le fait que l’accroissement de nos aptitudes se fait dans les limites
île notre nature propre ; d’autre part, le fait qu’il est l’objet d’un appren-
l issage et requiert donc un effort. C’est en ce sens, nous semble-t-il, qu’il
l.iut entendre le postulat 6 de la «petite physique » selon lequel « le
corps humain peut mouvoir les corps extérieurs d'un très grand nombre
de manières, et les disposer d ’un très grand nombre de manières » 3435: notre
nature nous donne la possibilité d’être actif dans nos rencontres, et non
pas seulement de les subir passivement en notre corps ; mais ce n’est là
qu’une possibilité, dont nous faisons usage ou non, et à l’aune de laquelle
peut être évaluée la vie que nous menons. Ceci est rendu possible par ce
que nous appelons la plasticité de notre ingenium33, qui est variable dans
le temps et qui dépend pour partie des rencontres que je me suis données
et des habitudes que j ’ai acquises à cette occasion : ainsi, si mon ingenium
me détermine à un moment donné à être affecté d’une certaine manière
par un corps extérieur (ce qui correspond à ce que je suis), il est en mon
pouvoir de faire que cet ingenium soit autre à l’avenir, en le façonnant
différemment au sein même de mon expérience (ce qui correspond à ce
que je peux). Dès lors, en ouvrant un champ d’action possible au cœur
du déterminisme, le corps humain, par le degré de puissance impliqué
dans ses postures, ses actes et ses habitudes, devient le lieu privilégié de
développement d’une éthique qui ne se limite pas aux actions morales
de lam e dans la vie, mais qui est une éthique de la vie elle-même.

33 Éthique, partie V, prop. 39, scolie, p. 535.


34 Éthique, partie II, postulat 6, p. 131. Nous soulignons.
35 Ce terme, couramment traduit par « tempérament » ou « complexion », possède en réalité
une signification complexe : il désigne ainsi à la fois notre constitution physiologique sus­
ceptible d'influencer notre humeur, notre caractère au sens de la manière dont nous sommes
naturellement enclins à réagir, mais également le caractère que nous nous forgeons par le
biais de notre expérience et de l’effort que nous déployons pour développer nos aptitudes
spécifiquement humaines. Nous nous permettons donc, pour l’instant, de ne pas le traduire
et de conserver le terme latin afin de ne pas réduire cette multiplicité de significations.
250 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

Les enjeux éthiques de ces deux conceptions de la vie

Une métaphysique de la liberté réinscrite a posteriori dans la vie

Pour envisager les conséquences éthiques de ces deux conceptions dit


férentes de l ’homme en général et des corps vivants en particulier, il
faut tenter d’établir à quel niveau se situe la latitude dont disposent les
hommes au sein de l’univers déterminé dans lequel doivent s’inscrire
leurs actions. Selon Descartes, le contraire du mécanisme ne consiste
pas en un mécanisme contrarié (une horloge qui indique mal les heures
ne suit pas moins en cela les lois de la nature), mais dans l’indétermi'
nation féconde de la raison. Descartes écrit ainsi à ce sujet dans une
lettre à Newcastle : « je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses
mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prou­
ver quelles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge,
laquelle montre bien mieux l ’heure qu’il est, que notre jugement ne
nous l’enseigne [... ] : ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct
et sans y penser » 3é; en d’autres termes, tandis que la nature agit en tout
selon les lois exactes de la mécanique, la raison est, selon l’expression
de Pierre Guenancia, une « non-nature » 367, en tant précisément qu’elle
libère l’homme de la stricte légalité des machines. Il est d’ailleurs signi­
ficatif à ce sujet que, lorsque Descartes expose dans la même lettre sa
thèse selon laquelle les paroles sont le seul signe extérieur spécifique
à l’homme, il précise qu’il entend par là ce qui exprime des pensées
indépendantes de la situation spatio-temporelle dans laquelle elles sont
proférées (pensées que les animaux n’ont pas), et non les mouvements
naturels qui manifestent les passions (dont sont capables les animaux).
Or, l’implication éthique immédiate de cette affirmation est que
« nous n’avons à répondre que de nos pensées » 38; en effet, puisque
seules nos pensées ont le pouvoir de ne pas être déterminées par des
causes extérieures indépendantes de notre volonté, ce sont uniquement
ces pensées qui sont en notre responsabilité et qui sont susceptibles de
délimiter un champ d’action d’ordre moral. C ’est le sens de l’affirmation

36 Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT IV, p. 575-576.


37 Pierre Guenancia, Descartes, Paris, Bordas, 1986, chap. ni « La machine », p. 77.
38 Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, AT IV, p. 307.
La critique spinoziste de Descartes 251

I artésienne selon laquelle il ne faut « compter pour actions humaines


que celles qui dépendent de la raison » 39 : seules celles-ci peuvent être
.1ijettes à la responsabilité humaine, en tant qu elles répondent au réqui-
■■it d’être indépendantes de toute cause extérieure. On comprend dès
lors que le parcours des premières Méditations métaphysiques consiste
S dégager le plan de l’entendement seul, c’est-à-dire à tourner la pensée
vers l’intériorité en cherchant à la libérer du déterminisme de la nature :
IIs'agit là de rendre l’homme à sa spécificité - agir de manière volontaire
ei libre -, ce qui permet de penser le niveau auquel peut se situer une
action morale. On reconnaît ici le lien entre cette perspective morale
cl, la définition de la volonté comme possibilité de faire une chose « en
1cl le sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y
>outraigne » 4°. Ainsi, c’est l’établissement de ce noyau d’autonomie qui
est en chacun, et la possibilité que nous avons de toujours y revenir, qui
nous amènent à parler du fondement de la morale cartésienne comme
il'une « métaphysique de la liberté ».
Ceci étant posé, il est toutefois important de préciser que la morale
' artésienne ne se limite pas à la pensée d’un Cogito désincarné et de l’exer-
. ice exclusivement théorique de la liberté ; en effet, elle a ceci de parti-
1ulier quelle prend en compte la corporéité de l’homme, au moment
même où il s’agit de penser une morale qui ne soit pas que provisoire et
1onjoncturelle. Ainsi, lorsque Descartes parle du «vrai homme », il ne
laut pas entendre par là l’exercice d’un entendement isolé du monde, mais
une âme singulière en tant quelle individualise une partie de la matière, en
lui donnant une orientation nouvelle. En d’autres termes, ce qui compte
ni morale, c’est que, à partir de son indépendance fondamentale, lame
peut donner dp nouvelles habitudes au corps : ce dernier restera une partie
de la nature déterminée et mécanique, mais deviendra, par ces nouvelles
habitudes, moins dépendant des causes extérieures et des rencontres for­
tuites; il en fera alors moins pâtir l’âme en retour, préservant sa liberté
ci son autonomie. Il nous semble ainsi que le corps intéresse Descartes
■Hmatière de morale, en tant qu’il est le biais par lequel l’âme peut s’in-
■amer et s’inscrire dans le monde vécu, tout en préservant (et même en
.u croissant) la spécificité humaine qui est d’être libre à l’image de Dieu.

■ Lettre à Regius de mai 1641, dans Descartes, Lettres à Regius..., G. Rodis-Lewis trad.
et éd., ouvr. cité, p. 39 (texte latin : AT III, p. 370).
1■■ Méditations métaphysiques, quatrième Méditation, AT IX-1, p. 46.
252 Q u’est-ce qu’être carte'sien ?

En ce sens, la morale cartésienne n’est pas strictement spiritualiste, car


elle cherche une inscription possible dans la vie du composé âme/corps
Dans la mesure où « une même cause peut exciter diverses passions en
divers hommes » 4‘, il s’agira pour moi de faire en sorte que je ne réagisse
pas aux sollicitations extérieures uniquement en fonction de mes inclina
tions naturelles (soit selon la détermination de l’âme par le corps), mais
selon le pouvoir que lam e acquiert indirectement sur le corps. Dès lors,
l’intérêt des « [remèdes] de l’âme, qui a sans doute beaucoup de force
sur le corps » +1, est qu’ils permettent à la fois que l’état du corps n’entrave
pas le bon usage de l’entendement, et que cet usage soit celui d’un « vrai
homme », c’est-à-dire d’un homme incarné et vivant : Descartes réinscrit
par ce biais la morale dans la vie.
Toutefois, il nous semble que cette réinscription reste de l’ordre
d’une prise de pouvoir de l’âme sur le corps, ou, plus exactement, sui
le composé âme/corps414243. C ’est en effet ce qui ressort de l’affirmation
selon laquelle « il n’y a point dame si faible quelle ne puisse, étant bien
conduite, acquérir un pouvoir absolu sur les passions » 44, et c’est d’ailleurs
selon ce critère (demeurer maître de ses passions ou bien s’y laisser
aller) que Descartes établira une distinction entre les « grandes âmes »
et les « âmes vulgaires » dans la lettre à Elisabeth du 18 mai 1645. Dès
lors, il ne s’agit pas de rendre le corps plus indépendant des causes exté­
rieures pour lui-même et en vue d’un bon équilibre du composé, mais
d’employer son industrie à « dresser et conduire » ses passions afin que
la liberté et l ’autonomie propres à l’âme - et donc spécifiques à l’être
humain - rayonnent sur le composé âme/corps. C’est donc en ce sens et
seulement dans cette perspective, nous semble-t-il, que l’on peut consi­
dérer que la philosophie cartésienne prend en compte la corporéité du
composé en matière de morale.

41 Les passions de l'âme, partie I, art. XXXIX, AT XI, p. 358.


42 Lettre à Élisabeth de juillet 1644 ( ?), Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Jean-
Marie et Michelle Beyssade éd., Paris, Flammarion (GF), 1989, p. 89.
43 Dans le cadre de cette morale, il s’agit ainsi de prendre pouvoir sur ses passions, qui sont
précisément les passions du composé (et qui sont donc celles d’un homme vivant, inscrit
dans un certain vécu) ; l’on pourrait dès lors en conclure que cette emprise que peut
acquérir l’âme sur les passions n’est possible que dans la mesure où lame, du fait de sa
liberté fondamentale et de son autonomie, a avant tout prise sur elle-même. C’est là une
thèse dont la réfutation a de fait de grandes conséquences éthiques.
44 Les passions de l’âme, partie I, art. L, AT XI, p. 368. Nous soulignons.
La critique spinoziste de Descartes 253

i 'jnlhropologie éthique comme tentative


li penser une éthique de la vie

I us si le corps est pensé lui-même comme vivant et caractérisé par le


I■u is de ses aptitudes, sa place sera tout autre dans le cadre d’une éthique :
I .Ht ivité de l’esprit et son déploiement ne seront pas pensés par le rayon-
■11 ment de la liberté de ce dernier sur le corps et dans la vie, et donc par
une certaine emprise sur la conduite du corps, mais corrélativement à l’ac-
IIvilé du corps. On lit en ce sens dans la deuxième partie de l’Ethique que
l'esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et
■I‘.uitantplus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre
■le manières » 4S; en d’autres termes, l’on pourra juger de la puissance et
■lr la perfection de l’esprit dans l’ordre éthique en regard de sa spécificité
propre (connaître sive comprendre) de même qu’en correspondance avec
l i puissance et la perfection du corps, et non plus par une réinscription a
Imisteriori dans la vie. Or, il nous semble que ce point permet de surmonter
l i difficulté qui tient à la possibilité de penser une éthique dans le cadre
d'une philosophie qui nie le libre arbitre; en effet, de même que la com-
I’lexion du corps est variable dans le temps et dépend pour partie des habi-
l mies que nous nous sommes données, de même notre manière d’enchaî­
ner les idées de nos affections45 est malléable et singulière. Ainsi, si je ne
miis pas libre de choisir à un moment donné à quelle autre idée je rapporte
l'Idée présente (ce qui correspond à la nécessité du moment présent), la
1dation que j’établis nécessairement entre ces deux idées dépend cepen­
dant de l’expérience que je me suis forgée dans la durée (ce qui remet en
1anse la prédétermination) : la négation du libre arbitre ne donne donc
pas nécessairement lieu à un fatalisme. C’est ainsi que nous interprétons
l'affirmation spinoziste selon laquelle « chacun, d’une pensée, tombera
dans une autre [il ne peut en être autrement à ce moment donné] suivant
I ordre que chacun s’est accoutumé à mettre entre les images et les choses
| chacun aurait pu faire que cet ordre soit autre pour lui-même] » 47. Or,
cela suppose que le corps ne subisse pas passivement l’action des corps

4,1 Éthique, partie II, prop. 14, p. 131.


■Ift L’esprit n’étant rien d’autre que l’idée du corps, à chaque affection du corps correspond
une idée de cette affection dans l’esprit.
47 Éthique, partie II, prop. 18, scolie, p. 139, nous modifions la traduction.
254 Q u ’est-ce qu’être carte'sien ?

extérieurs, mais soit actif dans ces rencontres; on voit donc le lien élmll
qui existe entre le développement de l’aptitude du corps à être affecté cl !»
développement de l’aptitude de l’esprit à comprendre.
Ainsi, mener une vie éthique reviendra non pas à tendre vers un
modèle idéal et communàtous les hommes, mais à accomplir sanaltm
singulière. Il ne s’agit pas de rabattre l’acte éthique sur le fait, chacun s.
contentant d’être ce qu’il est, mais de reconnaître la place de l’esscin i
individuelle de chacun en tant que pouvoir d’exprimer une propriété >!•
l’attribut dont il est un mode : c’est alors à l’aune de ce seuil individw I
de complexité physique et mentale que chacun peut atteindre, que l’oit
pourra juger de l’usage qu’il est fait ou non de ces aptitudes propres
L’on voit bien ainsi que cela ne revient pas à confondre la singularm
véritable, qui est l ’objet d’un apprentissage et qui résulte d’un effoii
constant vers sa propre nature, et la revendication de l’appartenance .1
un type particulier comme conséquence purement factuelle de notn
tendance à imiter les affects d’autrui.
Ainsi, une vie éthique engage chacun dans le rapport à sa propre
singularité, laquelle doit être élaborée, et ce dans une quête constante
puisque la « nature humaine » n’est donnée nulle part en dehors de ses
expressions singulières dans des modes individuels. C’est par ce biais
que l’on peut concilier la singularité des essences, l’inscription dans
une nature déterminée et une responsabilité à l’égard de soi-même - en
regard des aptitudes tout à la fois singulières et spécifiquement humaines
qui sont les nôtres, et de ce que l’on en fait. En ce sens, la philosophie
éthique consisterait, non pas en une détermination de ce que l’homme
devrait être, mais en une réflexion sur ce qu’il peut en tant qu’homme,
c’est-à-dire en tant que mode singulier des attributs de la pensée et de
l’étendue. Ces différents réquisits pourraient, nous semble-t-il, être réu­
nis au sein de ce que nous appellerions une « anthropologie éthique »
qui permettrait tout à la fois de prendre en compte la nature singulière
des individus (chacun exprimant la puissance propre à la Nature autant
qu’il est en lui), et la responsabilité éthique à l’égard de soi (selon l’orien­
tation que chacun donne à sa complexion propre par le biais de son
expérience)48. C’est ainsi que nous comprenons la conjonction des deux

48 II faut donc distinguer trois niveaux : ce dont on part, à savoir le tempérament qui nous
est propre et selon lequel on réagit spontanément ; le cadre dans lequel nous place notre
essence individuelle et dont on ne pourra jamais sortir (un homme ne sera jamais un
La critique spinoziste de Descartes 255

m...... ions spinozistes selon lesquelles il ne faut pas exiger des choses
• I'Im. de réalité que celle que la puissance et l’intellect divins leur ont
........... etattribuée en vérité » - le développement de soi se fait néces-
• .....eut dans le cadre et dans les limites de sa nature singulière -, bien
•Iu il 11Vu reste pas moins que « essence et perfection, c’est une seule et
Mi*ni'' chose » 49 - ce qui signifie, non pas que la perfection se réduit à
h 11111est donné, mais bien plutôt que l’essence individuelle elle-même
!' huit en termes d’aptitudes et consiste donc pour nous en une visée
11 11déterminée vers laquelle nous tenterons (ou non) indéfiniment de
ii lulic. Tel serait ce que nous appelons une « éthique de vie », qui ne
h 1ste pas à faire rayonner un idéal théorique et abstrait, mais qui tente
li | u nser la vie elle-même dans ses conditions singulières, déterminées
i-i m.inmoinsfaçonnables.
I on comprend ainsi que l’éthique ne peut en aucun cas nous ame-
1111 ,i agir contre notre nature, et ce quelle quelle soit : nature spiri-
• 1h Ile dont l’aptitude propre est la connaissance et la compréhension,
in il', également nature corporelle. C’est en effet en un sens fort qu’il
I ml entendre les affirmations spinozistes selon lesquelles « la raison ne
di'inande rien contre la nature » et « la vertu n’est rien d’autre qu’agir
. Ion les lois de sa propre nature » 5° : il ne s’agit pas simplement d’affir-
nut qu’il est dans la nature d el’homme de connaître et de comprendre,
■1donc qu’il ne fait ainsi que suivre ce qui serait sa nature humaine, mais
de reconnaître qu’un développement éthique de soi ne peut passer par
II prescription d’une conduite qui se fasse au détriment de l’une des
dimensions humaines. Si mener une vie éthique revient à tendre vers
1.11complissement de sa nature singulière, cela signifie qu’il s’agit d’ex-
1■1nner au miemf en moi les propriétés humaines qui me sont propres
Iid qui sont tout à la fois celles de mon corps et de mon esprit), et non
de dépasser cette nature humaine. Spinoza écrit ainsi à ce sujet dans la
préface à la quatrième partie de l’Ethique : « quand je dis que quelqu’un
Iusse d’une moindre perfection à une plus grande, [... ] je n’entends pas
■111’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval, par
exemple, n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change

Dieu, de même qu’un insecte ne sera jamais un homme) ; et enfin ce que l’on parvient à
faire au sein de ce cadre et à partir des aptitudes qui nous sont propres.
IU Lettre XDC à Blyenbergh, 3janvier 1665, dans Correspondance, ouvr. cité, p. 135.
XO Éthique, partie IV, prop. 18, scolie, p. 369.
256 Q u’est-ce qu’être cartésien ?

en insecte » (p. 341, nous soulignons) ; de même, un homme ne sera pas


moins détruit s'il se change en Dieu que s’il se change en cheval.
Or, c ’est cela qui permet de comprendre, nous semble-t-il, qu’un
accomplissement éthique puisse s’inscrire à même des pratiques de vie.
Ainsi, tout se joue dans la vie en acte au cœur des rencontres avec les corps
extérieurs, mais dans le même temps tout ne se réduit pas à la pure fac-
tualité en ce que nous avons la possibilité d’éprouver d’une façon singu­
lière (et variable dans le temps) l’ordre commun de la nature : il y a bien
une réflexion normative51sur et dans la mise en pratique d’une vie indivi­
duelle, par le biais du caractère que l’on peut se forger. Ce sont là les deux
exigences que nous formulons en vue de la constitution de ce que nous
avons appelé une « anthropologie éthique ». La perspective éthique se
forge donc au cœur de l’expérience, à même la vie telle quelle est mise en
pratique effectivement et singulièrement, dans l’effort commun que font
le corps et l’esprit pour accroître leur puissance d’être et d’agir; et c’est en
cela quelle n’est plus seulement une « morale réinscrite dans la vie », mais
quelle peut être conçue comme « éthique de vie ».

51 Nous employons à dessein ce terme afin de distinguer l’éthique de vie que nous tentons
de constituer, tant d’une morale descriptive que de tout relativisme : comme nous avons
essayé de le montrer, affirmer que l’essence et la perfection sont une seule et même chose
ne revient ni à réduire le comportement éthique à ce qui est de fait, ni à considérer que
tout se vaut en ce que chacun serait son propre juge. Toutefois, il va de soi que le qualifica­
tif de « normatif» n’est pertinent dans ce cadre qu’à la condition de ne pas entendre par
là l’établissement de règles du devoir, ou encore la référence à un modèle transcendant
auquel on devrait se conformer. Il s’agit ici de penser, au contraire, comment pourrait
se constituer une norme à même la pratique, et comment il serait possible de porter un
jugement éthique sur cette norme à l’aune de sa propre effectuation.

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