Professional Documents
Culture Documents
S’il est un point au sujet duquel la conception cartésienne des êtres vivants
fut d’un grand apport pour la postérité en général, et pour Spinoza en par
ticulier, c’est la façon dont Descartes a mis en place une mécanique des
corps, permettant de les comprendre pour et par eux-mêmes, indépen
damment de tout principe spirituel venant leur donner forme de l’exté
rieur. En effet, contrairement aux Anciens, Descartes refuse d’attribuer
à l’âme des fonctions végétative, sensitive23 ou locomotrice en établissant
2 Descartes est mort en 1650, et Spinoza lui survivra vingt-sept ans ; il a ainsi eu l’occasion,
outre ses lectures directes, d’être en dialogue étroit avec un certain nombre de personnes
familières de la philosophie cartésienne, dans son cercle d’amis comme par le biais de sa
correspondance.
3 Lorsque Descartes affirme que c’est l’âme qui sent, c’est au sens où « je comprends, par
la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux »
(Méditations métaphysiques, deuxième Méditation, AT IX-i, p. 25. Toutes les références aux
textes cartésiens seront, sauf mention contraire, citées dans cette édition, en modernisant
l’orthographe) ; en d’autres termes, c’est uniquement en tant que le jugement en lequel
consiste la sensation est référé à une activité de la pensée et non rapporté à la passivité
d’un organe que l’âme est dite sentir. Cela ne revient donc pas à attribuer à cette dernière
La critique spinoziste de Descartes 233
que, selon les lois de la physique, tout corps peut être considéré comme
ayant en lui-même le principe requis pour son mouvement, sans qu’il soit
pour cela nécessaire de lui adjoindre une âme qui serait alors considérée
. oinme son principe de vie. Tel était donc l’objectif des explications méca-
1listes du traité de L'Homme, qui se conclut comme suit : « ces fonctions
•invent tout naturellement, en cette machine, de la seule disposition des
organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou
autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues, en sorte qu’il
1ic faut point en leur occasion concevoir en elle [... ] aucun autre principe
. 10 mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du
leu qui brûle continuellement dans son cœ ur»4. Cette découverte d’une
même régularité à l’œuvre dans le fonctionnement des corps vivants et
dans celui des autres corps physiques aboutit alors à effacer la spécificité
>les premiers et à faire de la physiologie une branche de la physique. Dès
lors, Descartes va se donner comme objet l’explication mécaniste des
1orps vivants, non en affirmant qu’ils sont des machines, mais en les consi
dérant méthodologiquement et expérimentalement comme des machines
sophistiquées créées par Dieu.
Ce qu’il importe toutefois de comprendre, nous semble-t-il, c’est
la visée avec laquelle Descartes établit cette mécanique des corps. S’il
s'agit ainsi, pour une part, de mettre en place une physique susceptible
d'expliquer le fonctionnement des corps vivants, il ne s’agit pas moins,
d’autre part, d’établir ce qu’est l’âme en partant de ce quelle n’est pas,
voire même de ce quelle ne peut pas être. En effet, Descartes a toujours
considéré que la distinction de l’âme et du corps prenait le pas sur leur
union, du moins du point de vue de la connaissance ; il écrit ainsi dans le
Iraité de L'Homme qu’il doit « décri[re], premièrement, le corps à part,
puis après, l’âme aussi à part; et enfin, [montrer] comment ces deux
natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes » (§ 1,
AT XI, p. 119-120). Dès lors, prendre comme modèle des corps vivants
les corps inanimés que sont les machines revient certes à inscrire le
corps humain au sein des autres corps de la nature, mais également - et
peut-être même surtout - à affirmer que lam e n’est pas un principe de
vie, dans la mesure où elle ne doit être comprise que comme « chose
5 Voir à ce sujet la « petite physique » qui fait suite à la proposition 13 de la deuxième partie
de VÉthique.
6 Éthique , partie II, prop. 48, dém., Bernard Pautrattrad. et éd., Paris, Seuil (Points. Essais),
1999, P-183. Toutes les références à YÉthique seront citées dans cette édition.
La critique spinoziste de Descartes 235
in fii ■<forçant quelque peu le sens des mots, on en rendrait assez bien
1> .prit en le traduisant ainsi : “Dans l’homme, ça pense” » 7; selon Spi-
l’esprit humain n’est pas plus que le corps un monde à l’intérieur
du monde, détaché de l’ordre commun de la nature. Il est au contraire
11111* v détermination particulière de la pensée », chaque idée étant cau-
' r par une idée antérieure8. En ce sens, Spinoza reprend bien, avec la
mécanique des corps, un élément de la pensée cartésienne, mais il l’in-
1Ki bit en en élargissant la portée, élargissement dans lequel transparaît
léj,\ son orientation éthique profondément originale.
13 Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963, chap. 1, p. 50.
La critique spinoziste de Descartes 239
U L
240 Q u’est-ce qu’être cartésien ?
1I n r o n t o l o g i e d e la r e l a t i o n :
li p r o b l è m e d e l a c o n s t i t u t i o n d e s c o r p s
I elle idée d’une puissance qui ne met pas en mouvement les corps de
II vlérieur mais qui s’exprime en eux de façon immanente, induit une
■nu option ontologique tout autre : le primat n’est plus accordé aux
. .11>s, mais à la dimension dynamique de l’étendue, c’est-à-dire auxrela-
l ii ms entre des corps qui sont des modes d’une substance unique. Ber-
11,ml Rousset écrit ainsi à ce sujet que « la désubstantialisation spino-
1M e du fini [... ] suppose une réduction de l’ordre des choses à l’ordre
îles causes qui est une remise en question radicale de la notion de sujet et
1{in introduit en fait une ontologie innovatrice de la relation » 19. Les modes
Imis ne peuvent être pensés indépendamment de leur insertion dans des
sértes modales dont ils sont tout à la fois les éléments constituants et
les éléments constitués : la puissance d’un corps ne sera d’ailleurs pas
déterminée de façon strictement interne en rapport exclusif avec son
essence, mais selon son pouvoir d’interaction et de communication avec
les autres corps, soit en rapport avec le tout dans lequel il est inscrit.
Nous assistons donc bien à un retournement de perspective : les corps
n e sont pas posés comme substances mais constitués au sein de leurs
relations avec les autres corps, chacun affectant les corps extérieurs tout
en étant affecté par eux10. Dès lors, les corps humains eux-mêmes sont
pensés comme composés de rapports qui s’accordent avec les lois aux
quelles sont soumis les autres corps de la Nature; ils ne sont donc pas
définis dans la « petite physique » de la deuxième partie de l 'Éthique de
manière isolée, mais dans leur capacité spécifique à être affectés11 : une
iS Voir à ce sujet la lettre XIX à Blyenbergh, 3 janvier 1665, dans Correspondance, ouvr. cité,
p.136.
19 Bernard Rousset, Spinoza lecteur des Objectionsfaites aux Méditations de Descartes et de ses
Réponses, Paris, Kimé, 1996, chap. iv, note 60, p. 122. Nous soulignons.
20 Ces relations peuvent s’entendre au niveau strictement physique : j'ingère une pomme
qui me nourrit, j’allume un feu qui me brûle... Mais au niveau humain, elles peuvent
également s’entendre en un sens plus complexe : je parle à quelqu’un, qui en éprouve un
sentiment, et ce sentiment éprouvé par l’autre agit sur moi en retour.
21 « Le corps humain lui-même est affecté par les corps extérieurs d'un très grand nombre de
manières » (Éthique, partie II, postulat 3, p. 129. Nous soulignons).
242 Q u’est-ce qu’ être cartésien ?
même action peut ainsi susciter des réactions diverses en deux individus,
ou bien en un même individu à deux moments distincts de sa vie, et
donc de son expérience personnelle. Le corps humain est un complexe
de relations, variables et intégrées, avec les corps ambiants, et il nous fau
dra faire fond sur ces relations multiples et constantes pour lepenser tant
dans une perspective ontologique que dans une perspective éthique.
Il faut toutefois reconnaître que cette « ontologie généralisée de
là relation » pose un problème auquel échappait l’ontologie des subs
tances : celui de l’individuation des corps au sein de ces affections mul
tiples. En effet, si cette ontologie permet de penser leurs incessantes
interactions, la question est désormais de savoir comment ils peuvent
se constituer comme corps individuels et singuliers s’ils ne sont pas
substantiels et si, en un certain sens, leur forme ne préexiste pas à leurs
rapports. Il faut à ce sujet comprendre en un sens fort les considérations
du postulat 5 de la « petite physique », postulat selon lequel « quand
une partie fluide du Corps humain est déterminée par un corps exté
rieur à venir souvent frapper contre une autre partie molle, elle change
la surface [planum] de celle-ci, et y imprime comme des traces du corps
extérieur qui la pousse » (p. 131) : chaque affection de la surface d’un
corps par un corps extérieur en modifie la figure, la forme d’un corps
étant constituée par l’ensemble des figures revêtues par sa surface. Il
semblerait alors que cette forme dépende passivement des rencontres
de ce corps avec des corps extérieurs et des traces qui s’imprimeront
sur sa surface à l’occasion de ces rencontres. Comment alors penser un
corps individuel et singulier au sein de ces affections perpétuelles et
multiples ? La réponse tient à ce que la forme ne dépend que pour partie
de ces rencontres ; en effet, l’axiome 1 suivant le corollaire du lemme 3
nuance ce point en affirmant que la manière dont les corps sont affectés
tient autant de la nature des corps extérieurs que de leur propre nature ;
dès lors, si leur surface est bien malléable, elle se formera à l’occasion
de ces rencontres et non du seul fa it de ces rencontres. Et c’est alors par
le biais de la sensation” (et du sentiment de mon corps à l’occasion de
12 Nous distinguons ici entre « sensation » comme rencontre entre corps perçu et corps
percevant me donnant une idée (inadéquate dans un premier temps) de l’existence et de
la nature respective de ces deux corps, et « affection » comme altération de mon corps à
l’occasion de la rencontre avec un corps extérieur, cette altération pouvant donner lieu à
la formation de diverses configurations nouvelles, selon ma complexion propre. Dès lors,
comme nous aurons l’occasion de le voir, c’est la nature de mon corps qui est engagée
1
La critique spinoziste de Descartes 243
dans la sensation entendue en ce sens, tandis que c’est plutôt son état qui est engagé dans
l’affection en résultant.
23 Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe. La genèse de l'imagination, Paris, Vrin, 2005,
2e partie, 3e section, chap. vi, p. 98.
244 Q u’est-ce qu’être cartésien ?
distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui » 24, et là où
il parle du corps propre en termes de propriété, Spinoza affirmerait plu
tôt que je suis ce que je suis, non seulement par l’enchaînement singulier
des idées en mon esprit, mais également par la complexion singulière
de mon corps, et donc que je suis mon corps tout autant que je suis cet
esprit qui prend conscience de l’état de mon corps, et qui est bien, par
ce biais, mon esprit.
25 Lettre à Regius de mi-décembre 1641, dans Descartes, Lettres à Regius et remarques sur
l'explication de l'esprit humain, Geneviève Rodis-Lewis trad. et éd., Paris, Vrin, 1959, p. 69
(texte latin : AT III, p. 461).
26 Denis Kambouchner, L ’homme des passions. Commentaires sur Descartes, vol. 1, Analytique,
Paris, Albin Michel, 1995, Introduction, III. « La difficulté la plus générale », p. 54.
246 Q u’est-ce qu’être cartésien ?
27 En effet, la vie n’est pas une force occulte et libre d’ordre spirituel, mais au contraire une
puissance dynamique propre à l’individu, entrant dans des rapports déterminés avec la
puissance des autres individus.
28 Éthique, partie II, prop. 21, scolie, p. 143
La critique spinoziste de Descartes 247
11lois que l’esprit etle corps, du fait de leur distinction d’essence, peuvent
110 compris dans leur vie propre en étant chacun rapporté à leur attribut
IM'dfique et au mode d’enchaînement qui lui est propre, et que l’esprit et
If corps, du fait de leur unité ontologique, peuvent être compris dans leur
\ le commune en tant que modes d’une substance unique et elle-même
vivante. La vie n’est donc plus obstacle à la connaissance, mais condition
1ont à la fois de l’actualité et de l’intelligibilité de l’homme.
I,e fait de concevoir les corps comme étant eux-mêmes vivants (et non
t omme mis en mouvement de l’extérieur) induit une conception singu
lière des corps : ils sont ainsi pensés à partir de leurs aptitudes propres.
I;,n effet, lorsque Spinoza affirme que l ’essence actuelle d’une chose
n’est autre que « l’effort [conatus] par lequel [elle] s’efforce de persé
vérer dans son être » 2930,il ne faut pas entendre cette proposition au sens
d’un maintien en l’état assimilable à une inertie ; bien au contraire, la
conservation d’un corps est liée à sa capacité à être affecté par les autres
corps et à les affecter en retour : cette conservation est donc liée à son
activité et non à sa passivité. C’est ainsi une conception opératoire des
corps que met en place Spinoza : étudier les corps revient selon lui, non
pas à expliquer ce qu’ils sont anatomiquement, mais bien plutôt à com
prendre ce qu’ils peuvenft, c’est-à-dire à porter son attention sur les effets
qui peuvent en résulter en fonction de leur structure et de l’affectivité
singulière (au sens de l’aptitude singulière à être affecté) qui en découle.
II ne convient donc ni de brimer les expressions du corps pour libérer
l’âme ni de chercher à conformer le corps à un modèle extérieur don
nant la norme de ce que doit être sa forme, mais de faire que « le corps
tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature » 3° ;
autrement dit, il est nécessaire de connaître quelles sont les aptitudes
propres d’un corps singulier, afin de penser un développement optimal
de sa puissance d’être et d’agir selon ce qu’il peut ( quantum potest), ou
encore selon ce qui est en lui (quantum in se est).2930
■ Lettre à Regius de mai 1641, dans Descartes, Lettres à Regius..., G. Rodis-Lewis trad.
et éd., ouvr. cité, p. 39 (texte latin : AT III, p. 370).
1■■ Méditations métaphysiques, quatrième Méditation, AT IX-1, p. 46.
252 Q u’est-ce qu’être carte'sien ?
extérieurs, mais soit actif dans ces rencontres; on voit donc le lien élmll
qui existe entre le développement de l’aptitude du corps à être affecté cl !»
développement de l’aptitude de l’esprit à comprendre.
Ainsi, mener une vie éthique reviendra non pas à tendre vers un
modèle idéal et communàtous les hommes, mais à accomplir sanaltm
singulière. Il ne s’agit pas de rabattre l’acte éthique sur le fait, chacun s.
contentant d’être ce qu’il est, mais de reconnaître la place de l’esscin i
individuelle de chacun en tant que pouvoir d’exprimer une propriété >!•
l’attribut dont il est un mode : c’est alors à l’aune de ce seuil individw I
de complexité physique et mentale que chacun peut atteindre, que l’oit
pourra juger de l’usage qu’il est fait ou non de ces aptitudes propres
L’on voit bien ainsi que cela ne revient pas à confondre la singularm
véritable, qui est l ’objet d’un apprentissage et qui résulte d’un effoii
constant vers sa propre nature, et la revendication de l’appartenance .1
un type particulier comme conséquence purement factuelle de notn
tendance à imiter les affects d’autrui.
Ainsi, une vie éthique engage chacun dans le rapport à sa propre
singularité, laquelle doit être élaborée, et ce dans une quête constante
puisque la « nature humaine » n’est donnée nulle part en dehors de ses
expressions singulières dans des modes individuels. C’est par ce biais
que l’on peut concilier la singularité des essences, l’inscription dans
une nature déterminée et une responsabilité à l’égard de soi-même - en
regard des aptitudes tout à la fois singulières et spécifiquement humaines
qui sont les nôtres, et de ce que l’on en fait. En ce sens, la philosophie
éthique consisterait, non pas en une détermination de ce que l’homme
devrait être, mais en une réflexion sur ce qu’il peut en tant qu’homme,
c’est-à-dire en tant que mode singulier des attributs de la pensée et de
l’étendue. Ces différents réquisits pourraient, nous semble-t-il, être réu
nis au sein de ce que nous appellerions une « anthropologie éthique »
qui permettrait tout à la fois de prendre en compte la nature singulière
des individus (chacun exprimant la puissance propre à la Nature autant
qu’il est en lui), et la responsabilité éthique à l’égard de soi (selon l’orien
tation que chacun donne à sa complexion propre par le biais de son
expérience)48. C’est ainsi que nous comprenons la conjonction des deux
48 II faut donc distinguer trois niveaux : ce dont on part, à savoir le tempérament qui nous
est propre et selon lequel on réagit spontanément ; le cadre dans lequel nous place notre
essence individuelle et dont on ne pourra jamais sortir (un homme ne sera jamais un
La critique spinoziste de Descartes 255
m...... ions spinozistes selon lesquelles il ne faut pas exiger des choses
• I'Im. de réalité que celle que la puissance et l’intellect divins leur ont
........... etattribuée en vérité » - le développement de soi se fait néces-
• .....eut dans le cadre et dans les limites de sa nature singulière -, bien
•Iu il 11Vu reste pas moins que « essence et perfection, c’est une seule et
Mi*ni'' chose » 49 - ce qui signifie, non pas que la perfection se réduit à
h 11111est donné, mais bien plutôt que l’essence individuelle elle-même
!' huit en termes d’aptitudes et consiste donc pour nous en une visée
11 11déterminée vers laquelle nous tenterons (ou non) indéfiniment de
ii lulic. Tel serait ce que nous appelons une « éthique de vie », qui ne
h 1ste pas à faire rayonner un idéal théorique et abstrait, mais qui tente
li | u nser la vie elle-même dans ses conditions singulières, déterminées
i-i m.inmoinsfaçonnables.
I on comprend ainsi que l’éthique ne peut en aucun cas nous ame-
1111 ,i agir contre notre nature, et ce quelle quelle soit : nature spiri-
• 1h Ile dont l’aptitude propre est la connaissance et la compréhension,
in il', également nature corporelle. C’est en effet en un sens fort qu’il
I ml entendre les affirmations spinozistes selon lesquelles « la raison ne
di'inande rien contre la nature » et « la vertu n’est rien d’autre qu’agir
. Ion les lois de sa propre nature » 5° : il ne s’agit pas simplement d’affir-
nut qu’il est dans la nature d el’homme de connaître et de comprendre,
■1donc qu’il ne fait ainsi que suivre ce qui serait sa nature humaine, mais
de reconnaître qu’un développement éthique de soi ne peut passer par
II prescription d’une conduite qui se fasse au détriment de l’une des
dimensions humaines. Si mener une vie éthique revient à tendre vers
1.11complissement de sa nature singulière, cela signifie qu’il s’agit d’ex-
1■1nner au miemf en moi les propriétés humaines qui me sont propres
Iid qui sont tout à la fois celles de mon corps et de mon esprit), et non
de dépasser cette nature humaine. Spinoza écrit ainsi à ce sujet dans la
préface à la quatrième partie de l’Ethique : « quand je dis que quelqu’un
Iusse d’une moindre perfection à une plus grande, [... ] je n’entends pas
■111’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval, par
exemple, n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change
Dieu, de même qu’un insecte ne sera jamais un homme) ; et enfin ce que l’on parvient à
faire au sein de ce cadre et à partir des aptitudes qui nous sont propres.
IU Lettre XDC à Blyenbergh, 3janvier 1665, dans Correspondance, ouvr. cité, p. 135.
XO Éthique, partie IV, prop. 18, scolie, p. 369.
256 Q u’est-ce qu’être cartésien ?
51 Nous employons à dessein ce terme afin de distinguer l’éthique de vie que nous tentons
de constituer, tant d’une morale descriptive que de tout relativisme : comme nous avons
essayé de le montrer, affirmer que l’essence et la perfection sont une seule et même chose
ne revient ni à réduire le comportement éthique à ce qui est de fait, ni à considérer que
tout se vaut en ce que chacun serait son propre juge. Toutefois, il va de soi que le qualifica
tif de « normatif» n’est pertinent dans ce cadre qu’à la condition de ne pas entendre par
là l’établissement de règles du devoir, ou encore la référence à un modèle transcendant
auquel on devrait se conformer. Il s’agit ici de penser, au contraire, comment pourrait
se constituer une norme à même la pratique, et comment il serait possible de porter un
jugement éthique sur cette norme à l’aune de sa propre effectuation.