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sans doute pas inutile qu’un des écrivains américains


les plus admirés rappelle quelques réalités sinistres sur
Toni Morrison: l’Autre et la race
PAR CLAUDE GRIMAL (EN ATTENDANT NADEAU)
le fonctionnement et les fonctions du racisme.
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 5 MAI 2018

Toni Morrison © Mathieu Bourgois

Toni Morrison © Mathieu Bourgois


La base de la réflexion ethnologico-historique,
Le dernier livre d’essais de Toni Morrison, L’Origine sociologique et psychologique de Morrison est
des autres, reprend des conférences que l’écrivaine celle d’un humanisme aimable. « La race est
a prononcées à Harvard en 2016 dans le cadre d’un la classification d’une espèce et nous sommes la
cycle intitulé « La Littérature de l’appartenance ». Elle race humaine, point final. » L’idée centrale de
y poursuit ses réflexions sur la « construction » du Morrison, un peu sartrienne, est qu’inventer une
Noir aux États-Unis, créant ainsi un second volet à son catégorie d’« Autres » apporte de grands bénéfices
livre Playing in the Dark, et aborde « l’obsession de à tout groupe humain et donc, si l’on résume un
la couleur » ou la crainte de « l’Altérité » dans les peu caricaturalement, si le Noir n’existait pas en
sociétés humaines. Amérique, il faudrait l’inventer. C’est en effet son
existence et son infériorisation qui permettent que
L’Origine des autres se compose de six textes
se crée la cohésion du corps social et national,
brefs dont le propos est d’évoquer la création et le
fait accepter l’exploitation de classe et procure un
fonctionnement d’un « colorisme » (un terme qu’elle
sentiment de supériorité ou de réconfort à tous ceux
reprend à l’écrivaine Alice Walker), qui vise autant,
qu’épargne le colorisme.
selon elle, les Noirs américains que les nouveaux
arrivants des grands flux migratoires contemporains. Le livre obéit à une certaine négation de la dimension
historique, ce que confirme par ailleurs le choix
Les idées de Morrison sur cette question assez
de préfacier qu’a fait Toni Morrison. Celui-ci,
floue de « l’Altérité » ne sont pas neuves, et ne
Ta-Nehisi Coates, étoile montante d’une certaine
prétendent sans doute pas l’être. Leurs illustrations
pensée africaine américaine, est plus à l’aise dans le
lorsqu’elles touchent le domaine américain (lynchage,
réquisitoire que la mise en perspective historique des
viol, etc.) non plus. Mais, dans le contexte actuel, et
processus de domination, tout comme Morrison.
en particulier celui des États-Unis de Trump, il n’est
Mais si la perspective de L’Origine des autres est
un peu vague et tend à envisager le racisme comme
un phénomène universel donné, quoique pluriel, elle
sert surtout à l’écrivaine, et c’est dans ces domaines
qu’elle est la plus convaincante, à effectuer quelques
retours autobiographiques sur elle-même et à mener
une réflexion littéraire tant sur ses romans, dont
elle commente les intentions et les sources, que sur
des textes d’auteurs américains classiques dont elle
analyse des thématiques parfois peu relevées.

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Dans le domaine personnel, par exemple, Morrison Elle fait aussi preuve de la même justesse lorsqu’elle
choisit, pour illustrer l’omniprésence et la force présente les textes de certains grands auteurs
destructrice de la création d’un Autre, une anecdote américains et leur utilisation de la racialisation. Elle
autobiographique qui va contre nos préjugés : son prend un exemple, pour le XIXe siècle, chez Beecher
arrière-grand-mère, très redoutée et très noire de peau, Stowe, montrant par l’étude d’un passage de La Case
était venue visiter sa famille et rencontrer pour la de l’oncle Tom, les processus d’embellissement de
première fois celle qui s’appelait alors Chloe Wofford l’esclavage. Elle prend, pour le XXe, Faulkner (qui a
et sa sœur, encore bambines. La vieille femme, beaucoup parlé des Noirs) et Hemingway (qui n’en a
en apercevant les deux petites au teint assez clair, pas du tout parlé), et souligne comment le colorisme
avait brandi sa canne et déclaré : « Ces enfants ont leur sert de trope ou de raccourci facile (la relation
été trafiquées », laissant à Morrison le sentiment sexuelle entre Noirs et Blancs figurant le comble
d’être « inférieure sinon complètement Autre ». Cette de l’abjection et appelant le meurtre dans Absalon,
remarque devait par la suite lui donner l’envie d’en Absalon, la peau bronzée d’un personnage blanc
comprendre plus sur l’imaginaire de la pureté, de la devenant signe érotique chaque jour plus troublant
supériorité ou de l’infériorité raciale et l’inciter à les dans Le Jardin d’Eden de Hemingway, etc.). Elle
mettre en scène dans ses romans comme L’Œil le plus donne surtout un déchiffrage très parlant, sinon
bleu, Délivrances ou Paradis. original, de la nouvelle de Flannery O’Connor, Le
Une autre anecdote intéressante aborde le rapport Nègre artificiel, dans laquelle cette grande écrivaine
à l’Autre, mais sous l’aspect plus vaste et du Sud, en même temps qu’écrire des paraboles sur
psychologisant d’une assimilation de celui-ci à des la grâce, fait une satire de l’éducation au racisme
fantasmes imperméables à sa réalité et à ses souhaits et du préjugé racial, tous deux facteurs de cohésion
propres. L’écrivaine raconte ainsi sa rencontre, identitaire pour les Blancs du Sud.
quelques décennies auparavant, avec une femme L’Origine des autres aborde ainsi de nombreux sujets
noire, pauvre et âgée, sur laquelle son imagination (le Noir américain dans la société et la littérature,
s’emballe et construit des rêves de relations amicales, certains romans étatsuniens aussi bien qu’un roman de
de complicité, au-delà des différences d’âge et de Camara Laye, les expériences de Morrison, son œuvre
statut social. Mais la vieille dame, après ce premier personnelle, les migrations actuelles), toujours avec
contact, disparaît, échappant peut-être consciemment humanisme mais sans attention particulière portée
à l’emprise déjà programmée de Morrison. Le dépit à ses présupposés analytiques et ses points de vue
que l’écrivaine dit en avoir éprouvé lui aurait historiques. La vision éloquente qu’a Morrison des
donné une nouvelle leçon, cette fois-ci sur les différentes fonctions et figures de l’Autre racialisé
mécanismes affectifs constitutifs de la vision de intéressera son lecteur, mais ce sont ses grands romans
l’Autre. « Nous désirons, explique-t-elle, soit rejeter
soit embellir celui-ci. Dans un cas comme dans l’autre
(d’inquiétude ou de fausse révérence), nous nions son
statut de personne, cette individualité spécifique sur
laquelle nous insistons pour nous-mêmes. »
Morrison montre donc de la finesse dans sa perception
psychologique du rapport à autrui, et tout autant dans
l’analyse de ses œuvres, dont elle énonce les buts
(atteints ou non selon elle) ou analyse les sources
(elle explique ainsi comment et pourquoi elle a changé
l’histoire « réelle » qui a inspiré Beloved).

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comme Sula ou Beloved qui le convaincront, car là Boite noire


s’épanouit sans contrainte son vrai talent, c’est-à-dire Cet article fait partie du prochain numéro de la revue
sa flamboyante imagination. numérique En attendant Nadeau. Sa publication sur
Mediapart se fait dans le cadre d’un partenariat entre
nos deux journaux, qui ont la particularité, l’un et
l’autre, d’être indépendants. L’équipe d’En attendant
Nadeau publie donc régulièrement sur Mediapart un
article de son choix. Retrouvez ici la présentation
détaillée de cette collaboration par François Bonnet
(Mediapart) et Jean Lacoste (En attendant Nadeau).
Et retrouvez ici les différentes contributions d’En
attendant Nadeau sur Mediapart.

Toni Morrison, L’Origine des autres, préface de Ta-


Nehisi Coates, traduit de l’anglais (États-Unis) par
Christine Laferrière, Christian Bourgois, 93 pages, 14
euros.

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