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Terrorisme ou tragi-

comédie
Par Giorgio AGAMBEN(http://www.liberation.fr/auteur/2080-giorgio-
agamben) — 19 novembre 2008 à 06:51

Al’aube du 11 novembre, 150 policiers, dont la plupart appartenaient aux


brigades antiterroristes, ont encerclé un village de 350 habitants sur le plateau
de Millevaches avant de pénétrer dans une ferme pour arrêter 9 jeunes gens
(qui avaient repris l’épicerie et essayé de ranimer la vie culturelle du village).
Quatre jours plus tard, les 9 personnes interpellées ont été déférées devant un
juge antiterroriste et «accusées d’association de malfaiteurs à visée terroriste».
Les journaux rapportent que le ministre de l’Intérieur et le chef de l’Etat «ont
félicité la police et la gendarmerie pour leur diligence». Tout est en ordre en
apparence. Mais essayons d’examiner de plus près les faits et de cerner les
raisons et les résultats de cette «diligence».

Les raisons d’abord : les jeunes gens qui ont été interpellés «étaient suivis par la
police en raison de leur appartenance à l’ultra-gauche et à la mouvance anarcho
autonome». Comme le précise l’entourage de la ministre de l’Intérieur, «ils
tiennent des discours très radicaux et ont des liens avec des groupes étrangers».
Mais il y a plus : certains des interpellés «participaient de façon régulière à des
manifestations politiques», et, par exemple, «aux cortèges contre le fichier
Edvige et contre le renforcement des mesures sur l’immigration». Une
appartenance politique (c’est le seul sens possible de monstruosités
linguistiques comme «mouvance anarcho autonome»), l’exercice actif des
libertés politiques, la tenue de discours radicaux suffisent donc pour mettre en
marche la Sous direction antiterroriste de la police (Sdat) et la Direction
centrale du renseignement intérieur (DCRI). Or, qui possède un minimum de
conscience politique ne peut que partager l’inquiétude de ces jeunes gens face
aux dégradations de la démocratie qu’entraînent le fichier Edvige, les dispositifs
biométriques et le durcissement de règles sur l’immigration.

Quant aux résultats, on s’attendrait à ce que les enquêteurs aient retrouvé dans
la ferme de Millevaches des armes, des explosifs, et des cocktails Molotov. Tant
s’en faut. Les policiers de la Sdat sont tombés sur «des documents précisant les
heures de passage des trains, commune par commune, avec horaire de départ et
d’arrivée dans les gares». En bon français : un horaire de la SNCF. Mais ils ont
aussi séquestré du «matériel d’escalade». En bon français : une échelle, comme
celles qu’on trouve dans n’importe quelle maison de campagne.

Il est donc temps d’en venir aux personnes des interpellés et, surtout, au chef
présumé de cette bande terroriste, «un leader de 33 ans issu d’un milieu aisé et
parisien, vivant grâce aux subsides de ses parents». Il s’agit de Julien Coupat,
un jeune philosophe qui a animé naguère, avec quelques-uns de ses amis,
Tiqqun, une revue responsable d’analyses politiques sans doute discutables,
mais qui compte aujourd’hui encore parmi les plus intelligentes de cette
période. J’ai connu Julien Coupat à cette époque et je lui garde, d’un point de
vue intellectuel, une estime durable.

Passons donc à l’examen du seul fait concret de toute cette histoire. L’activité
des interpellés serait à mettre en liaison avec les actes de malveillance contre la
SNCF qui ont causé le 8 novembre le retard de certains TGV sur la ligne Paris-
Lille. Ces dispositifs, si l’on en croit les déclarations de la police et des agents de
la SNCF eux-mêmes, ne peuvent en aucun cas provoquer des dommages aux
personnes : ils peuvent tout au plus, en entravant l’alimentation des
pantographes des trains, causer le retard de ces derniers. En Italie, les trains
sont très souvent en retard, mais personne n’a encore songé à accuser de
terrorisme la société nationale des chemins de fer. Il s’agit de délits mineurs
même si personne n’entend les cautionner. Le 13 novembre, un communiqué de
la police affirmait avec prudence qu’il y a peut-être «des auteurs des
dégradations parmi les gardés a vue, mais qu’il n’est pas possible d’imputer une
action à tel ou tel d’entre eux».

La seule conclusion possible de cette ténébreuse affaire est que ceux qui
s’engagent activement aujourd’hui contre la façon (discutable au demeurant)
dont on gère les problèmes sociaux et économiques sont considérés ipso facto
comme des terroristes en puissance, quand bien même aucun acte ne justifierait
cette accusation. Il faut avoir le courage de dire avec clarté qu’aujourd’hui, dans
de nombreux pays européens (en particulier en France et en Italie), on a
introduit des lois et des mesures de police qu’on aurait autrefois jugées barbares
et antidémocratiques et qui n’ont rien à envier à celles qui étaient en vigueur en
Italie pendant le fascisme. L’une de ces mesures est celle qui autorise la
détention en garde à vue pour une durée de quatre-vingt-seize heures d’un
groupe de jeunes imprudents peut-être, mais auxquels «il n’est pas possible
d’imputer une action». Une autre tout aussi grave est l’adoption de lois qui
introduisent des délits d’association dont la formulation est laissée
intentionnellement dans le vague et qui permettent de classer comme «à visée»
ou «à vocation terroriste» des actes politiques qu’on n’avait jamais considérés
jusque-là comme destinés à produire la terreur.

Traduit de l’italien par Martin Rueff.

Dernier ouvrage paru : le Règne et la gloire, homo sacer, II, 2, traduit de l’italien par Joël Gayraud et
Martin Rueff, Seuil, 2008.

Giorgio AGAMBEN (http://www.liberation.fr/auteur/2080-giorgio-agamben)

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