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JIRÎ S R A M E K
LA V R A I S E M B L A N C E DANS L E RÉCIT
FANTASTIQUE
1
Charles G r i v e l , Production de l'Intérêt Romanesque. The Hague-Paris, Mou-
ton 1973, p. 250.
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2
IUd., p. 246.
3
Charles N o d i e r , , Contes fantastiques. Paris, J.-M. Dent et fils, Londres, J . M .
Dent and Sons^ Ltd., New York, E . P. Duttan and Co., sine, p. U89.
4
Ibid., p. 185.
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veilleux naturel» (rêves, hallucinations, influence de drogues, etc.). No-
dier distingue l'histoire fantastique fausse (les contes de fées), vague
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(celle «qui laisse l'âme suspendue dans un doute r ê v e u r » ) , et vraie (c'est-
à-dire celle qui relate un fait «tenu pour m a t é r i e l l e m e n t impossible qui
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s'est cependant accompli à la connoissance de tout le m o n d e » ) . L a derni-
ère définition met en relief ce qui semble être le p r o b l è m e crucial du
genre fantastique: la vraisemblabilisation du merveilleux. Pour reprendre
les paroles de F . - M . D o s t o ï e v s k i , «le fantastique doit s'approcher
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tellement du réel qu'on soit presque obligé d'y croire», et N . G o g o l
parle du fantastique devenu «persuasif» au moment o ù il entre dans la
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réalité quotidienne.
Pour ce qui est de la vraisemblance-cohésion du récit, le « p a n - d é t e r m i -
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nisme», terme lancé par Tzvetan T o d o r o v , n ' e m p ê c h e pas que toutes
les d o n n é e s soient e n g a g é e s dans la logique de la narration, le conte
fantastique restant fidèle à ses prémisses. Le p a n - d é t e r m i n i s m e rend pos-
sible des rapprochements surprenants, mais le récit fantastique ne se
contente pas d'un hasard, il ne cumule pas non plus des é v é n e m e n t s
discontinus. Du point de vue des lois de la logique, la condition sine qua
non de la validité de toute conclusion est la relevance de p r é m i s s e s : l'an-
t é c é d e n t doit être relevant au conséquent. Pour que le récit soit vrai-
semblable (logique) il faut bien veiller à cette relevance sans laquelle il
perdrait sa c o h é r e n c e interne et ne serait plus fantastique, mais absurde.
Or, dans de nombreux textes, la logique interne du récit est a c c e n t u é e
par diverses idées sous-jacentes ou théories d é v e l o p p é e s à l'appui de la
dicibilité et de la lisibilité des é v é n e m e n t s fantastiques relatés. Qu'il
suffise de citer la prise à la lettre de la phrase d'introduction de Véra
(«L'Amour est plus fort que la mort, a dit Salomon: oui, son m y s t é r i e u x
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pouvoir est i l l i m i t é » ) , phrase qui est réalisée dans le récit («les Idées
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sont des êtres v i v a n t s » ) , ou ce que Jean D e c o t t i g n i e s appelle « l e
projet directeur» dans La Morte amoureuse, à savoir que la nouvelle est
basée sur l'avis du prêtre Romuald que l'amour ne peut être partagé
qu'avec un être en perdition, et qui confère à la figure de Clarimonde
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les prérogatives d'un objet vraisemblable et lisible, la philosophie pytha-
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Jules M a r s a n , «Introduction», in : Gérard d e N e r v a l , Nouvelles et fan-
taisies. Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion 1928, P. VI.
6
Charles N o d i e r , op. cit., p. 16.
7
Charles N o d i e r , op. cit., p. il T.
8
Lettre à J.-F. Abazova du 17 juin 1880, in: F . - M . D o s t o ï e v s k i , Pisma,
Moscou-Leningrad ,1959, p. 176. Cité par A.-S. B o u c h e m i n e , Kontinuita ve vy-
voji literatury (La Continuité dans l'évolution de la littérature). Praha,, Lidové
-nakladatêlstvf 1977, p. 302.
9
Cité par V o l k e n s t e i n, «Vëdec a literaturao Poznâmky fyzikovy» (Le Savant
et la littérature, Notes d'un physicien), in: Umëleckâ a vëdeckâ tvorba (La Créa-
tion artistique et scientifique). Praha, Odeon 1977, p. 111.
10
Tzvetan T o d o r o v , Introduction à la littérature fantastique. Paris, Seuil 1970,
p. 118-119.
u
V i l l i e r s d-e l ' I s l e - A d a m , Oeuvres complètes II, Contes cruels. Paris,
Mercure de France, sine, p. 21.
, 2
Ibid., p. 32.
u
Jean D e c o t t i g n i e s , «Â propos de La Morte amoureuse de Théophile
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Gautier: fiction et idéologie dans le récit fantastique»,, in; Revue d'Histoire Litté-
raire de la France, M 4, juillet-août 1972, p. 618.
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Le problème du réalisme dans l'utopie littéraire et la science-fiction fait l'objet
d'une vaste étude de Hartmut L û c k (Fantastik, Science Fiction, Utopie, Das
Realismusproblem der utopisch-fantastischen Literatur. Lahn-Giesaen, Focus-Verlag
19717). L'auteur laisse cependant à côté le conte fantastique qui est au centre de
notre intérêt.
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Gérard d e N e r v a l . «Paradoxe et vérité»-, im: Nouvelles et fantaisies. Paris,
Librairie Ancienne Honoré Champion 1908, p. 252—3.
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fl
> Jacques B o r e l , «Problèmes de l'autobiographie», in: Positions et oppositions
sur le roman contemporain (Actes du Colloque organisé par le Centre de Philologie
et de la Littérature romanes de Strasbourg, Avril 1970). Paris, Éd. Klinksieek. 1971,
p. BOv-il.
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1 7
Gérard d e N e r v a l , Nouvelles et fantaisies. Paris, Librairie Ancienne Honoré
Champion 1928, p. 312. (Les références ultérieures renvoient à cette édition.)
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i
1 8
Charles N o d i e r , , op. cit., p. 15.
19
Théophile Gautier, «Autobiographie», in: Poésies de Théophile Gautier. France,
Imprimerie particulière 1873, p. 18.
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cia) qui abrite une â m e noble (ce qui n'est pas le cas de Miss Clary).
L'Andréide était donc conçue, d è s le début, comme plus que « c e m é t a l
qui marche, parle, répond et" obéit», plus qu'«une entité m a g n é t o - é l e c -
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t r i q u e » , comme le formule Edison lorsqu'il explique le principe du procédé
à son ami anglais. Il se propose de «faire un objet à notre image, et qui
nous sera, par conséquent, ce que nous sommes à D i e u » (p. 127). Contre
les prévisions de l'inventeur, une « v i s i o n fluide» s'incorpore à l'Andréide
qui est désormais soumise à deux influences ou pour reprendre les paro-
les d'Edison, « u n e â m e qui m'est inconnue s'est superposée à mon oeuvre»
(p. 148). Les descriptions détaillés du corps artificiel, par exemple celles
de la chair produite avec l'aide du Soleil (p. 120), c o m p l è t e n t les explica-
tions précises offertes par Edison à l'intention de lord Ewald au cours
de leurs nombreux dialogues. Dans une Préface primitivement écrite pour
Eve future, V i l l i e r s d e F I s 1 e - A d a m laisse entendre que ce pro-
cédé peut être considéré comme un moyen mis au service de la vraisem-
blabilisation. L'auteur se trouvait placé devant l'alternative suivante: ou,
pour demeurer intelligible de la plupart des lecteurs mondains, de faire
scientifiquement divaguer le côté i n g é n i e u r de notre sorcier (c'est la for-
mule qu'il a finalement adoptée), ou de quitter la plume, et prenant la
craie, de passer au tableau noir, «c'est-à-dire d'employer, tout d'un coup,
dans une œ u v r e avant tout philosophique et littéraire, la langue rigou-
reuse et s é v è r e de l'algèbre» (p. 429).
En fait, il faut s'arrêter un peu sur cet instrument dont le narrateur
se sert, le langage. C'est à l'énoncé finalement qu'appartient la m a n i è r e
spécifique de lire le conte fantastique dont parle Todorov, laquelle ne
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doit être ni poétique, ni a l l é g o r i q u e , autant que l'aspect s é m a n t i q u e des
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é v é n e m e n t s fantastiques. L a question à trancher n'est pas de savoir si
ce langage est scientifique ou poétique, mais si les mots n'ont pas perdu
leur fonction propre, la faculté de désigner les choses et les rapports qui
existent dans le monde. Il faut y répondre affirmativement, malgré l'exis-
tence non sporadique (ils figurent dans 24 contes de notre corpus) des
êtres surnaturels ou fantomatiques (diable, apparitions, divers monstres,
etc.). S'ils n'ont pas de référents dans le monde de notre connaissance,
ils se recrutent dans une projection de celui-ci, de sorte que l'homme
est capable de les conceptualiser. Plus encore, on trouve dans le conte
fantastique ces êtres formalisés (tout comme l'action fantastique dans la-
quelle ils apparaissent) à l'aide de divers é l é m e n t s e m p r u n t é s au monde
perceptible commun dont la réalité se trouve garantie. Il faut qu'ils de-
viennent perceptibles à nos sens, c'est typique non seulement de Djalioh,
homme-singe (Quidquid volueris?) ou de l'enfant vert avec des cornes
rouges sur le front (Le Monstre vert), mais encore de la marquise de T***
(Omphale) ou du Premier Janvier qui r e v ê t les traits de lord Edward,
fiancé de l'héroïne (Nuit du 31 décembre). Procéder au tri du réel et du
fantastique ne servirait à rien. Figurant dans des actions autrement v é r i -
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V i l l i e r s de l ' I s l e - A d a m , Eve future. Paris, Mercure de France, sine,
p. H8. (Les références ultérieures renvoient à cette édition.)
2 1
Tzvetan T o d o r o v , , op. cit., p. 37.
2 2
Tzvetan T o d o r o v , op. cit., p. 97 et sq.
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2 3
Tzvetan T o d o r o v , op. cit., p. 47.
V l
Jean P o u i l l o n , Temps et roman. Paris, Gallimard 1946, p. 166.
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le jouet d'une illusion singulière et d i a b o l i q u e . » Ce n'est qu'après que
le souvenir sera repris pour être d é v e l o p p é plus en détail comme une
e x p é r i e n c e en train d'être v é c u e par le narrateur. (Rappelons que l'in-
certitude du prêtre reste toujours dans le plan p h é n o m é n o l o g i q u e : il ne
doute pas du p h é n o m è n e , mais seulement il n'y trouve pas d'explication
sûre.) C'est p e u t - ê t r e dans La Morte amoureuse que l'existence des deux
rythmes temporels différents, parfaitement synchronisés, est le plus clai-
rement v i s u a l i s é e : dichotomie jour-nuit accompagne la dichotomie r é -
alité-rêve, mais aucun des deux é l é m e n t s n'est d é m e n t i par la suite.
Le bouclage temporel qui s'est produit dans, le v é c u du narrateur fait
voir que pour lui il n'y a pas de différence entre temps du fantastique
et temps du réel. Il n'y a qu'une seule dimension temporelle dans le récit,
dimension que le «réel» et le fantastique ont en commun. Ils peuvent
coïncider, ils peuvent alterner, mais jamais ils ne s'opposent: les p h é n o -
m è n e s perçus par le narrateur sont considérés tous comme é g a l e m e n t vus,
entendus, sentis, é p r o u v é s .
L'insertion des impressions subjectives ou des t é m o i g n a g e s rendus par
un narrateur objectif dans un temps n o m m é semble donner au fantas-
tique le cachet de l'historicité. S'il est vrai que la datation exacte n'est
que facultative, l'action de 39 parmi 42 contes de notre corpus se déroule
dans un moment défini, d'une façon ou d'une autre. L a première formule
définissant le moment passé est celle qui utilise des indications relatives,
et convient le mieux au n a r r a t e u r - t é m o i n direct: «il y a dix ans, par une
nuit de d é c e m b r e » (La Peur), «voici maintenant 56 ans de cette a v e n t u r e »
(Apparition); celles-ci inaugurent et accompagnent une s é q u e n c e de sou-
venirs comme une introspection de la d u r é e qui s'accroche à quelques
points tangibles de la t e m p o r a l i t é v é c u e . L a d e u x i è m e formule e m p l o y é e
est celle du temps du calendrier, basée sur des indications temporelles
er
d'une exactitude souvent m é t i c u l e u s e : «le 1 novembre 1561, à 8 heures
du soir» (La Combe de l'homme mort), la datation minutieuse, du 8 mai
au 10 septembre, des hallucinations maladives dont souffre le narrateur
(Le Horla), etc. Les dates historiques se trouvent le plus souvent dans les
récits o ù l'effet du « t é m o i g n a g e direct» du narrateur est affaibli par une
discordance trop grande entre le moment de la narration et l'action é v o -
quée. Voilà pourquoi il faut se procurer une autre source authentique,
en général les documents dont l'existence est soit d é v o i l é e (La Main en-
e
chantée, avec son action s i t u é e dans le Paris du X V I I siècle), soit seu-
lement s o u p ç o n n é e (Le Monstre vert, avec une action qui se déroule à Pa-
ris sous Louis XIII). À la différence de l'historiographie, qui n'est jamais
close d é f i n i t i v e m e n t (il est toujours t h é o r i q u e m e n t possible d'obtenir
d'autres renseignements jusqu'ici inconnus), l'histoire fantastique v é c u e
est toujours close. C'est la narration d'une e x p é r i e n c e a c h e v é e , voire uni-
que. Cela veut dire qu'il n'y a pas de fin ouverte du point de vue du d é -
nouement: tout ce qui a d û être dit, a é t é dit.
Il existe des contes fantastiques (Soirée d'automne, Rêve d'enfer, A s'y
méprendre, etc.) o ù l'espace donne l'impression d'un dédale o ù l'on
se perd, mais la formule g é n é r a l e est celle qui semble donner copie con-
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Théophile G a u t i e r , Nouvelles. Paris, G. Charpentier 18811, p. 261.
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