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Département de philosophie
Mémoire de Maitrise
Presenté par :
Behrang Pourhosseini
Sous la direction de :
Jean-Christophe Goddard
Juin 2014
Je tiens sincèrement à remercier :
Bruno Bastiani, Pour avoir cru à une vie en partage, à une vie communautaire.
Soufiane Mezzourh, Oriane Petteni, Maxime Fellmann, Ivan Jurkovic, des amis francais qui
ont lu et corrigé mon texte.
Table des matières
Résumé
Introduction 7
Chapitre I : Origines 15
2.1 De l’être-en-commun 25
2.2 L’avec 28
2.3 La mort 29
2.6 Souveraineté 42
3.1 Le politique 50
Conclusion 81
Bibliographie 83
Résumé
Given the difficulty of relying on the classical notions of political thought to refer to what is
in common between human beings, we have seen from the 80s the emergence of a debate
around the concept of « community » in the field of political philosophy. Out of all the
philosophers who have talked about the question of community, three authors, Georges
Bataille, Maurice Blanchot and Jean-Luc Nancy, have tried to analyze, in their own
manner, the question of « the common » not only in the field of politics but also in the
ontological field, as well as the aesthetic or literary field.
For these authors, if the question of the community is primarily that of the relation, it's
because « being » itself is defined as a relation or as a community. « Being » is always
« being-with » or « being-together ». The community is based on the simple fact that one
lives with others, and on the inclination of one to the other. What makes the common,
which puts the beings in connection, is the fact that being tends to put itself out of itself,
and that's what Bataille means by the notion of « ecstasy ».
For our authors, love and literature are two decisive moments in the communal experience.
Writing is the inherent element of community (communication). It is through writing that the
exposure of individuals to the community can be registered and this exposure, as such,
can only be registered. So the community and writing are born together. "The literary
communism" of Nancy and Blanchot is not anything other than sharing of the community in
and through writing. What the literature put forth is the passage of one to another, sharing
of one by the other. Writing is the very gesture of appearance, that is to say, the common
exhibition of singular beings. It seems that in debates on the literary communism, our
authors make no difference between the arts and expand the concept of writing to all the
arts. In this way, finally, exploring into the different levels of « sens », we will try to show
that whether all forms of communal sharing can be reduced to writing, before explaining
what kind of community the image, or more generally the visual arts, can make possible.
Occupant une place de plus en plus importante aussi bien dans la philosophie
politique que dans la théorie littéraire, la pensée de la communauté nous offre aujourd'hui
un vaste panorama théorique et pratique. La communauté, en tant que grande absente de
la modernité et de la métaphysique du sujet qui présuppose toujours l'homme sans
rapport, nous amène au centre des problématiques de l'époque moderne comme celles de
l'individu, d'autrui, du communisme, de l'immanence, etc.
Sur l’ensemble des philosophes qui ont abordé la question de la communauté, trois
auteurs se portent à notre attention comme représentant d’une tentative qui a pour objectif
de ne pas se limiter à la question du politique. Chez Georges Bataille, Maurice Blanchot, et
Jean-Luc Nancy, la question du commun se pense non seulement dans le champ politique
mais aussi dans le champ esthétique ou littéraire. Autrement dit, le partage communautaire
chez nos auteurs n’est pas réductible à sa forme politique. Au-delà, ils visent ce qui est à la
base de toute communication qui rend possible à la fois la communauté politique et la
communauté littéraire.
1 - Nancy, Jean-Luc. La Communauté affrontée. Paris: Galilée, Collection Philosophie en effet, 2001. P. 23-
24.
Notre intérêt particulier pour les trois auteurs précités se justifie aussi et surtout par la
place qu’ils accordent à la question de l’art au cœur de leurs réflexions sur la communauté.
Sans doute aussi parce qu’il serait impossible, sinon hors de propos, d’évoquer tous les
penseurs qui ont analysé la relation entre art et communauté. Il faut qu’il y ait un point de
départ, Nous partons plus préciément de Georges Bataille et la manière dont il aborde la
question du commun. Un tel parti pri se justifie d’autant plus que Blanchot et Nancy, tous
deux, s’en servent comme fil conducteur dans leurs propres développements.
Les textes de Blanchot et de Nancy ont été à leur tour écrits l’un à la suite ou en
réponse à l’autre. La parution de leurs textes suit une logique interne en ce qu’il y a un
réseau de relation entre les textes (qui reste en fait encore peu exploré). Nancy avec un
retour à Bataille cherchait une dimension politique qui « se cache » dans des notions
comme l’extase, l’expérience intérieure, la communication, la souveraineté, etc. La lecture
politique que Nancy fait de Bataille s’inscrit dans la suite de ses recherches avec Philippe
Lacoue-Labarthes autour du thème « le politique » ou plus précisément « le retrait du
politique ». Ils dirigeaient un « Group de recherche sur le politique » à Ecole normale
supérieur.
Enfin, son dernier livre (au moment où j’écris, c’est à dire en 2014) traite toujours de
la question de la communauté. Sous le titre La communauté désavouée, il se veut une
étude de l’ouvrage de Blanchot au sujet de la communauté. Toutefois, à travers ce
dialogue avec Blanchot, qui a duré une trentaine d’années, Nancy va encore plus loin dans
sa réflexion communautaire. Chaque décennie un ouvrage voit le jour sous le nom de
communauté (désoeuvrée, affrontée, désavouée) ; une préoccupation qui n’aura pas
cessé de préoccuper le philosophe. Pourtant, la communauté selon Nancy est loin d’être
« domptée » par la pensée qu’elle ne cesse de mettre à l’épreuve.
La pertinence d’une étude sur la communauté se justifie d’abord par ce que Blanchot
a appelé l’exigence communiste, en ceci que la communauté n’est encore jamais vraiment
pensée et qu’elle éprouve notre pensée. Plutôt qu’une forme de la vie sociale, la
communauté est une tâche pour la pensée (philosophique, littéraire, politique, peu
importe). Par delà les modèles et modelages construits jousquel-là, la communauté reste
encore aujourd’hui une exigence pour la pensée, une exigence qui est d’une certaine
manière inouïe.
De plus, le commun, tel qu’il est analysé par nos penseurs, est mis en rapport avec
la littérature. Nous essaierons, dans ce sens, de préciser la raison pour laquelle nos
auteurs cherchent la communication entre les hommes dans un autre registre. Le fait
d’insister sur l’aspect politique de la communauté nous paraît exageré. Il serait dès lors
intéressant d’investir les différents niveaux du débat autour de l’être-ensemble en essayant
de chercher « le politique » ailleurs.
Pour nos auteurs, la communauté vient du simple fait que l'un vit avec les autres, et
qu’elle s'établit sur l'inclinaison de l'un vers l'autre. Ainsi cette relation du moi avec les
autres est la grande absente de la modernité et de la métaphysique du sujet qui
présuppose toujours l'homme sans rapport, ou de la métaphysique du pour-soi absolu: ce
qui veut dire aussi bien la métaphysique de l'absolu en général, de l'être comme absolu,
parfaitement détaché, distinct, et clos. C'est ainsi que la pensée sur la communauté exige
une réflexion sur la question de l'être; au fond c'est l'être lui-même qui se caractérise
comme rapport et comme non absoluité ou comme communauté. En d'autres termes, il ne
s'agit pas ici de traiter l'être avec l'autrui ou la relation de moi avec les autres, mais au fond
c'est « l'avec » lui-même qui est la question. Chez Heidegger, c’est « Mitwelt », le monde
en commun, c’est à dire le monde que le Dasein partage avec les autres Daseins ou les
autres auxquels le Dasein a à faire, qui ouvre la voie pour la pensée de la communauté.
En ce qui concerne la pensée de Bataille les origines du débat récent autour de la
communauté sont peut être plus claires et plus accentuées. La question de la communauté
chez Bataille est inséparable de la question de l'extase, c'est-à-dire de l'être considéré
comme autre chose que comme l'absoluité de la totalité des étants, tous simplement l’être
qui est hors de soi. L'extase est lié à son tour à tous les autres concepts batailliens comme
la souveraineté, la dépense, le désœuvrement, le non savoir, etc.
Comme on a souligné, la communauté est avant tout une forme politique et les
projets politiques et les modelages communautaires au fil du XXème siècle se
nourrissaient de l’idée de la communauté. Le troisième chapitre portera donc sur la
communauté politique, les conséquences pratiques de l’idée de la communauté sans
substance, et la praxis sur laquelle s’ouvre l’exigence communiste. Plus précisément, on
va aborder l’expérience politique du XXème siècle, dans le cadre du fascisme et de
communisme, de la communauté politique.
Une fois les notions clés et les débats autour du concept de la communauté seront
clarifiés, nous passerons à la question principale de notre étude qui est le lieu de l’art dans
la communauté. Le dernier chapitre sera donc consacré à l’examen du modèle de la
communauté né à partir de l’écriture. C’est dans ce chapitre qu’on va s’interroger sur le
concept de « communisme littéraire », tel qu’il est abordé par Nancy et Blanchot, puis sur
l’art et la communauté. Aussi bien, nous y aborderons la manière dont la conception de la
communauté se transforme en question littéraire, avant d’éclairer ce que Nancy entend par
« communisme littéraire ». Force est de constater ici que (un défit pour notre recherche, en
réalité) nos auteurs ne font aucune différence entre l’art et la littérature.
Il est vrai qu'à l’époque où Bataille écrivait, la réflexion sur l'art était intimement liée
au devenir de la littérature et de la poésie. Cependant, il me semble que Bataille lui-même
se heurte parfois à l'impuissance du discours à incarner certains « états-limites » auxquels
il aspirait, en prenant, de ce fait, la peinture en vérité pour l’impensable de l’écriture. La
question qu’on va poser dans ce même chapitre, est que si toutes les formes du partage
communautaire n’étaient pas réductibles à l’écriture, quel genre de communauté alors
l’image, ou les arts visuels, rendent-t-ils alors possible ? Peut-on envisager un
communisme artistique qui diffère du communisme littéraire ? C’est le défi de notre
recherche, sa difficulté, l’impensable selon nos auteurs. Inutile de rappeler que les
questions ici posées restent ouvertes, en suspens, auquelles nous n’apporterons in fine
que des réponses partielles. Plutôt que de répondre à la question, notre tâche
philosophique consiste à bien articuler la question.
S’agissant de notre approche méthodologique, étant donné que que notre travail
pose une question, qui est la question de la communauté, au lieu de s’intéresser à
l’approche d’un philosophe en particulier, il faudrait proposer une synthèse des apports des
trois auteurs quant à la compréhension du concept de communauté, d’abord à travers une
lecture comparative du corpus Bataille-Blanchot-Nancy. La méthodologie retenue mobilise
donc avant tout une méthode basée sur une lecture comparative.
Chapitre I
Origines
Il faut tout d’abord mentionner que, si on essaie d’envisager ici l’histoire de la pensée
sur la communauté, ce n’est pas dans le sens d’un progrès dans la pensée politique, ni
dans celui d’un parcours linéaire de l’histoire du mot. De plus, chez Nancy comme chez
Blanchot, ce qui compte dans la pensée de la communauté est plutôt, pour utiliser un
vocabulaire foucaldien, la fabrication de présent. Ainsi ils ne s’intéressent pas tant à une
approche historique qu’à une méthode généalogique.
Bien que l’intérêt pour le commun et pour la communauté soit récent, on pourrait
tracer une histoire de la pensée, non forcement sur le terme de la communauté mais sur
l’être-ensemble. Depuis une perspective pré-moderne dans laquelle la communauté
conçue dans le cadre de la Cité à l’époque moderne et où on a glissé vers une conception
moderne où la communauté se construit sur un « pacte » (hobbesien, rousseauiste) social
juridico-politique visant à protéger l’individu par une structure collective, l’on pourrait tirer
les differentes modalités de la pensée sur la communauté. Cette appréhension moderne a
été elle-même déconstruite par les approches contemporaines.
Il y avait donc toujours pour ainsi dire une forme de la pensée sur la communauté,
soit dans le cadre de la fraternité, soit dans celui du peuple, de la police, de
l’intersubjectivité, etc. Tous sont porteurs d’une pensée qui se met d’une certaine manière
en relation avec ce qui met en avant la communauté.
Bien entendu, on ne pourrait pas dans cette recherche envisager toute l’histoire de la
pensée communautaire. Des differentes époques, on retient le moment crucial où les
débats contemporains autour de la communauté ont surgit, le point d’émergence entre les
deux geuerres dans la philsophie de Heidegger et celle de Bataille. Roberto Esposito, dans
son approche historique à propos de la notion de communauté met en lumière l’importance
des deux philosophes dans les débats actuels autours de la question communautaire, ainsi
que la necessité d’y revenir. « Le renvoie nécessaire à Heidegger et à Bataille qui la
cannote, s’accompagne toutefois de la claire conscience d’être confronté à l’épuisement
inévitable de leur lexique, c’est à dire d’être dans une situation, à la fois matérielle et
spirituelle, qu’ils n’ont pu connaître tout à fait »2. Dans ce chapitre, nous allons donc
focaliser notre recherche sur la manière dont les deux philosophes fondateurs ont abordé
la question de la communauté.
Dans Être et Temps où Heidegger parle de Mitwelt qui est le monde que Dasein
partage avec les autres Daseins, à « l'origine de l'œuvre d'art » où il envisage le rôle de
l'art dans la création d'une peuple, on voit bien l’intérêt du philosophe pour conceptualiser
l'être-en-commun qui ouvre la voie d'une pensée sur la communauté.
2 - Esposito, Roberto. Communauté, immunité, biopolitique. trad. de Bernard Chamayou, préface de Frédéric
Neyrat, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2010.p. 88-89.
soient liées aux autres Daseins avec lesquels il partage son monde, ouvre la voie pour tirer
la pensée sur la communauté.
Dans ses premiers cours, considérés comme une introduction pour Être et Temps,
Heidegger fait une distinction entre trois mondes de Dasein : Umwelt (l'environ où dasein
habite, le monde naturel ou social qui nous entoure) ; Selbstwelt (le monde de Dasein ou le
monde qui lui appartient) ; et Mitwelt qui est un monde que Dasein partage avec les autres
Daseins ou les autres auxquels Dasein a affaire.3
Les autres ne sont pas d'emblée devant Dasein comme des sujets lâchés dans le
vide ; plus précisément « les autres ne se rencontrent pas à partir du moment où l'on fait la
différence préalable entre son propre sujet d'abord là-devant et les autres sujets qui se
rencontrent eux aussi, ni en dirigeant un tout premier regard sur soi-même pour
3 - voir : Michel Haar Le Moment, L'Instant, et le Temps du Monde dans collectif Heidegger 1919-1929
collectif De l'herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein Problèmes et Controverses. 1996 p.
67 ou (ou voir ; Etre te temps. p. 160)
4 - Heidegger, Martin. Etre te Temps. trad. Emmanuel Martineau, Authentica. 1985. P . 155.
5 - Heidegger, Martin. Etre et temps. P. 160-61.
6 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. Paris : Galilée. 2014 P. 29.
commencer par y fixer le terme premier d'une différenciation. Ils se rencontrent à partir du
monde dans lequel séjourne essentiellement le Dasein préoccupé et discernant. »7
Bien qu'après son tournant (Kehr) ce ne soit plus le Dasein à travers lequel on peut
poser la question de l'être mais c'est l'être lui-même qui nous permettrait de le comprendre,
la préoccupation philosophique autour de l'être-avec se poursuit sous les autres catégories
notamment le rôle de l'art dans la création d'une peuple. Étant donné que les penseurs de
la communauté, surtout Nancy, se réfèrent parfois à Heidegger, on pourrait tenter de
schématiser la manière dont celui-ci aborde la question de la communauté surtout en ce
qu'il jette une nouvelle lumière sur la relation de l'art et la communauté qui est déjà la
question de notre recherche.
Dans un texte paru huit ans après Être et Temps, intitulé L'origine de l'œuvre d'art, il
reprend la question de l'être mais cette fois-ci en ce qu'il se dévoile comme un événement.
L'œuvre d'art grand (dont l'art grec est l'exemple) est un lieu pour dévoiler la vérité de l'être
qui apparait comme un événement. Comme c'est l'art grand qui a la capacité de créer une
communauté il faut donc envisager ce qui caractérise cet art chez Heidegger.
Pour les grecs toutes les formes du dévoilement de l'être se pensent dans le cadre
de « techné ». Dans le monde grec le concept de l'art est plus général et signifie toutes les
possibilités qui peuvent dévoiler la vérité. La création artistique est liée à une sorte de
compréhension de l'être et de la vérité. Dans Der Ursprung des Kunstwerkes (« l'origine de
l'œuvre d'art ») Heidegger a ainsi éclairci ce concept: " τέχνη (techné) ne signifie ni travail
artisanal, ni travail artistique… ce mot nomme bien plutôt un mode du savoir. Savoir, c'est
avoir-vu, au sens large de voir, lequel est: appréhender, éprouver la présence du présent
en tant que tel. L'essence du savoir repose, pour la pensée grecque, dans ἀλήθεια, c'est-à-
dire dans la declosion de l'étant. C'est elle qui porte et conduit tout rapport à l'étant. La
τέχνη comme compréhension grecque du savoir est une production de l'étant, dans la
mesure où elle fait venir, et produit expressément le présent en tant que tel hors de sa
réserve; dans l'être à découvert de son visage; jamais τέχνη ne signifie l'activité de la pure
fabrication."8
7 - Heidegger, Martin. Etre et temps. p. 161.
8 - Heidegger, Martin. "L'Origine de l'oeuvre d'art" In: Chemins qui ne mènent nulle part, trad.
Wolfgang Brokmeier. Paris: Gallimard,1986. p. 65-6
Le monde (Welt) et la terre (Erde) et leur combat au sein de l'œuvre d'art sont les
autres concepts clés et relativement compliqués qui caractérisent l'art grand. Plusieurs
interprétations sont données pour éclaircir ces notions. Certains considèrent simplement le
monde comme le contenu et la terre comme la forme. D'autres prennent le monde pour la
nature et la terre pour la culture. Ce que nous pouvons dire dans l'ensemble à propos de
ces concepts c'est que la terre est le domaine naturel et non-humain qui forme l'œuvre
d'art. La terre est le fondement de l'homme et l'œuvre d'art peut exprimer cet aspect.
Quant au monde nous pouvons le considérer comme le domaine culturel et intellectuel et
la force qui rend possible l'apparition de l'œuvre d'art." Être-œuvre signifie donc: installer
un monde… Un monde, ce n'est pas le simple assemblage des choses données,
dénombrables et non dénombrables, connues ou inconnues… un monde s'ordonne en
monde (Welt weltet) plus étant que le palpable et que le préhensible où nous nous croyons
chez nous."9
L'œuvre d'art dévoile le monde et ainsi elle peut devenir un lieu pour l'avènement de
la vérité. L'avènement de la vérité est à son tour ce pourquoi un peuple se réunit. Parmi les
différentes œuvres architecturales de l'art grec, il porte une attention particulière aux
temples. Selon un exemple de L'origine de l'œuvre d'art un temple grec ne représente rien
dans le monde actuel, mais il ouvre un monde et produit la terre. "Debout sur le roc,
l'œuvre qu'est le temple ouvre un monde et, en retour, l'établie sur la terre, qui, alors
seulement fait apparition comme le sol natal… C'est le temple qui, par son instance, donne
aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes. Cette vue reste ouverte
aussi longtemps que l'œuvre est œuvre, aussi longtemps que le dieu ne s'en est pas
enfuit."10
L’autre caractéristique de l'art grand c'est qu'il établit un monde. En d'autre termes,
L'œuvre d'art grand ouvre un monde et l'établit à la fois, car « Auftsellen » en allemand
signifie construire, établir, et prier. La réception des œuvres d'arts par les peuples est un
aspect qui les dirige vers la vérité ou le dévoilement. La poésie et la tragédie grecque, et
l'architecture grecque à travers des temples, évoquent un esprit commun et historique et
forment une spiritualité collective.
D'après Heidegger, les églises et les statuts de Jésus au moyen âge peuvent aussi
réaliser cette union entre les peuples. Vénérant l'héritage et l'histoire commune et les
croyances incarnées dans ou maintenues par l'œuvre d'art grand, une communauté
s'aperçoit sa mission historique et indispensable. Ainsi, la convergence et la spiritualité
collective trouvent leurs voies. Les œuvres d'arts grands établissaient donc une
communauté et la protégeaient en même temps. « Par le temple, le Dieu peut être présent
dans le temple. Cette présence du dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation
de l'enceinte en tant que sacrée. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans
l'indéfini. C'est précisément l'œuvre-temple qui dispose et ramène autour d'elle l'unité des
voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et
défaite, endurance et ruine donnent à l'être humain la figure de sa destinée. L'ampleur
ouverte de ces rapports dominants, c'est le monde de ce peuple historial 12".
Dans un autre passage du texte, « une manière essentielle dont la vérité s'institue
dans l'étant qu'elle a ouvert elle-même, » Heidegget écrit, « c'est la vérité se mettant elle-
même en œuvre. Une autre manière dont la vérité déploie sa présence, c'est l'instauration
d'un Etat."13 Cette allusion montre bien que la fonction de l'œuvre d'art grande ressemble
à un acte politique. Certains croient qu'ici Heidegger fait allusion à l'état national-socialiste
11 - Heidegger, Martin. "L'Origine de l'oeuvre d'art". P. 53
12 - Heidegger, Martin. "L'Origine de l'œuvre d'art". P. 44
13 - Heidegger, Martin. "L'Origine de l'oeuvre d'art". P. 69
qui a, comme une œuvre d'art grande, fait une communauté authentique d'Allemagne
déclinante. Un tel état peut jouer un rôle comme celui du temple grec14.
L'autre aspect de l'art grand, qui suit cette caractéristique, c'est que l'œuvre d'art
grand doit être acceptée et protégée par les peuples. L'œuvre d'art informe un peuple de
sa mission et son rang historique et ainsi c'est la culture de la société en général qui
protège l'œuvre d'art. Autrement dit, l'œuvre d'art et les peuples sont dans une relation
réciproque: d'une part, l'œuvre d'art établit une communauté en dévoilant la vérité, et de
l'autre, cette communauté accepte et protège l'œuvre d'art. La garde de l'œuvre d'art
grande, d'après Heidegger, en est une caractéristique inhérente: "Permettre à l'œuvre
d'être une œuvre, nous l'appellerons la Garde de l'œuvre. Ce n'est que pour la sauvegarde
que l'œuvre se donne en son être-créé comme réelle, c'est-à-dire comme celle qui est
maintenant présente avec son caractère d'œuvre. Aussi peu une œuvre peut-elle sans
avoir été créé, tant elle a besoin des créateurs, aussi peu le créé lui-même peut-il
demeurer dans l'être sans les gardians …sauvegarde de l'œuvre cela signifie: instance
dans l'ouverture de l'étant advenant en l'œuvre » 15.
selon Heidegger, la garde de l'œuvre d'art se fait et se permet par l'œuvre d'art elle-
même. Comme l'œuvre d'art ouvre un monde pour un peuple et dévoile la vérité pour eux,
elle détermine les voies culturelles de cette garde. Ainsi l'œuvre d'art grande a un aspect
social et facilite la communication des hommes. "La garde de l'œuvre n'isole justement pas
les hommes sur leur vie intérieure: elle les fait entrer, au contraire, dans l'appartenance à
la vérité advenant dans l'œuvre, et fond ainsi l'être avec les autres, les uns pour les autres
(das Für-und Miteinandersein) en tant qu'endurance du Dasein s'exposant dans l'Histoire à
partir de son rapport à l'ouvert 16 " .
14 – voir : Young, Julian. Heidegger's Philosophy of Art, Cambridge: Cambridge University Press,
2001 P. 56
15 - Heidegger, Martin. "L'Origine de l'oeuvre d'art" Ibid. P. 75
16 - Heidegger, Martin. "L'Origine de l'oeuvre d'art". P. 76
1.2 Georges Bataille et la question de l’extase
Ainsi, au moment où l’Europe est prise dans les convulsions de la guerre, Bataille
envisage la nécessité d’interroger sur les conditions de la communication entre les
hommes, celle de démontrer que la solitude de l’expérience intérieure n’éxclut pas l’autre
mais en est au contraire l’unique promesse 18. Tous les thèmes qui se développent à
l’époque de la guerre sont liés d’une certain manière au désire de la vraie communication.
La notion de l'extase et tous les autres concepts batailliens, comme la souveraineté,
le désœuvrement, la dépense, etc., sont liés à la communication. Ainsi, il semble que la
question de la communauté et de la communication joue un rôle important dans sa pensée,
car atteindre au monde intime, le monde de la consommation où la communication entre
les sujets ne s'inscrit plus dans l'ordre des choses, est l’objectif ultime de ses réflexions.
Chez Bataille, comme on le verra plus en détail, c’est le « principe d’incomplétude » qui
mène les individus à se mettre hors de soi, et ainsi dans la communauté.
En un sens, la communication que Bataille désire est en rapport avec sa critique des
philosophies qui présupposent l’être isolé, comme le système hégélien. L’une des critiques
17 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. Paris : Editions de Minuit. 1984. P. 15.
18 - voir : Besnier, Jean-Michel. Georges Bataille. La politique de l’impossible. Paris : Cecile Defaut. 2014. P.
287.
les plus importantes de Bataille contre le système hégélien, tel qu’il le comprend à partir de
la lecture de Kojève, part de son souci de la communication. La communication, dont
l’amitié est une forme exemplaire, requiert que l’illusion qui fonde la philosophie dans la
solitude de l’Absolu soit détruite. Le sujet qui n’a pas la capacité de sortir de soi-même
reste le sujet orgueilleux cartésien.
Or, Bataille parle d’une sorte de savoir commun qui ne s’achève pas là où l’histoire
elle-même s’achève mais reste toujours incomplet. Ce savoir est donc en vérité un non-
savoir. La stratégie de Bataille dans sa lecture de Hegel consiste à suivre Hegel, à le
mimer et ainsi à tâcher d’aller avec lui à l’extrême. La dialectique hégélienne néglige une
part irréductible de l’humain qui est l’aléa, l’angoisse, le rire, les états mystiques, le
sacrifice, les dépenses, et tous ce qui est considéré comme la part maudite de l’humanité.
En allant jusqu’au bout de la dialectique hégélienne, avec cette stratégie qui consiste à
inclure ce que le système exclut, il essaie de défaire le système hégélien.
19 - Besnier, Jean-Michel. Georges Bataille. La politique de l’impossible. P. 310.
Chapitre II
Ontologie de la communauté
Pour nos auteurs, la question de la communauté ne peut se poser qu’à travers une
approche ontologique. Si la question de la communauté est avant tout le rapport, c’est
parce que l’être lui-même se définit comme rapport ou comme communauté. Largement
influencé par Heidegger, Nancy essaie de fonder son analyse de la communauté sur une
théorie de l’être lui-même. A côté de la notion de l’extase, le point de départ de Nancy est
la question de l’être au sens heideggérien. Toutefois, il met l’accent sur ce que Heidegger
n’a pas suffisamment développé, c’est à dire Mit-sein ou Mit-dasein. Parmi les autres
penseurs de la communauté, cette influence heideggérienne se voit surtout chez
Agamben. Pour sa part, Blanchot garde ses distances avec des notions heideggériennes,
mais comme nous allons le montrer, son approche envers la notion de la finitude s’inscrit
néanmoins dans la ligne de la pensée de Heidegger. De même, l’ontologie blanchotienne,
malgré ses différences trouve elle aussi sa place dans la tradition heideggérienne.
L’on sait bien que dans Etre et Temps le fait que Dasein vit avec les autres occupe
une place importante dans l’analyse de « facticité ». Le monde du Dasein est toujours un
monde partagé avec d’autres Daseins. Cependant, selon Nancy, Heidegger ne va pas
jusqu’au but de l’analyse de « mitsein ». C’est chez Nancy que « mit » prend son aspect
constitutif, et c’est précisément ce « mit » qui constitue l’être.
Chez Heidegger, l’existence signifie aller au-delà de l’être. Le seul étant qui en a la
possibilité, celui à travers lequel on peut poser la question de l’être, c’est l’homme. Les
autres étants sont dans le monde mais c’est seulement Dasein qui existe car il a le mode
particulier d’existence, qui consiste à être le lieu unique où l’être s’apparaît comme tel à lui-
même. Le mot Da-sein indique bien cette notion de « être-là ». L’essence du Dasein réside
dans son existence. L’existence n’est donc pas le simple fait d’être, mais elle est la
caractéristique d’un étant qui ne coïncide jamais parfaitement avec lui-même, mais sort
constamment de lui-même.
22 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 208.
23 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée . P. 226.
24 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 22.
25 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 34-35.
26 - Bataille, Georges. La litterature et le mal. in: Œuvres complètes, tome IX, Paris, éditions Gallimard, 1979.
P. 310.
totalité. Il s’agit plutôt de « rapports ».
On va montrer que cette communication n’a pas de contenu, ni une fin. Ce qui fait le
commun, ce qui fait communiquer les êtres, c’est le partage de la finitude. La communauté
nous révèle à nous-même en nous présentant à notre naissance et à notre mort. « Ce qui
se communique n’est pas une substance commune mais le fait même d’être en rapport, la
contagion, qui est un autre nom pour la communication et par laquelle ne se transmet rien
d’autre que précisément le fait qu’il y ait transmission, passage et partage »27.
L’analyse de Blanchot suit celle de Bataille en admettant que ce qui fait l’être en
commun c’est le principe d’insuffisance ou, dans son lexique, d’incomplétude. Le principe
de l’être c’est son incomplétude. « L’être, insuffisant, ne cherche pas à s’associer à un
autre pour former une substance d’intégrité. »28. L’existence de la communauté est donc
basée sur le fait que chaque être appelle l’autre ou une pluralité d’autres, mais pas pour
combler une vide. L’insuffisance ne se conclut pas à partire d’un model de suffisance29.
Mais c’est le principe même de l’être. « l’être cherche, non pas à être reconnu, mais à être
contesté ; il va, pour exister, vers l’autre qui le conteste et parfois le nie, afin qu’il ne
commence d’être que dans cette privation qui le rend conscient (c’est là l’origine de sa
conscience) de l’impossibilité d’être lui-même, d’insister comme ipse ou, si l’on veut,
comme individu séparé : ainsi peut-être ex-istera-t-il, s’éprouvant comme extériorité
toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que
comme se décomposant constamment, violement et silencieusement. »30
2.2 L’avec
Si l’être est toujours partagé, la pensée sur la communauté est donc avant tout une
pensée sur « l’avec ». Le commun ne surgit qu’à condition qu’il soit un espace où le
rapport entre l’un « avec » l’autre soit mis en place. La question principale de la
communauté c’est ce qui nous relie ou plus précisément l’espace où nous exposons. Nous
ne sommes pas d’abord des atomes distincts mais nous existons selon le rapport,
l’ensemble, le partage. L’avec désigne le fait que l’être, en ce qui s’oppose à l’unité, n’a
lieu que dans le rapport, par lui et comme lui.
Chez Nancy, le fait d’insister sur « l’avec » est pour lui une manière d’échapper à la
fois la communion et à l’atomisation. « L’avec est sec et neutre ; ni communion, ni
atomisation, seulement le partage d’un lieu, tout au plus un contact : un être ensemble
sans assemblage »34. Il utilise des métaphores topologiques pour désigner cet espace de
« l’être-avec ». Le fait que les uns soient avec les autres n’est pas la question d’une
31 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 222.
32 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 71.
33 - Bataille, Georges, L'Érotisme, Paris, éditions de Minuit, 1957. P. 33.
34 - Nancy, Jean-Luc. La communauté affrontée. Ibid. P. 43.
signification, mais c’est la question du lieu, de l’espace-temps partagé. Dans le contacte
communautaire, moi avec (ou et) toi constitue un espace dans lequel les deux parties se
communiquent. Toutefois, il importe de rappeler que « moi et toi » n’existe que par et dans
cet avec. « L’avec » n’a pas la valeur de juxtaposition, mais d’exposition, qui est, comme
on l’a vu, la base de la communauté.
2.3 La mort
L’ouverture de l’être singulière (le terme que Nancy préfère pour désigner l’homme ou
l’individu) à la communauté marque sa conscience de la mort d’autrui. L’être fini se rends
compte de sa finitude en se mettant dans la communauté, en se mettant en partage avec
d’autrui, et plus précisément en se voyant pas comme un sujet mais comme un « je » qui
n’est qu’un autre pour les autres « je ».
C’est le principe d’incomplétude, d’insuffisance, chez Bataille, qui mène l’individu (ou
l’être singulier, pour citer Nancy) à la vie communautaire, mais celle-ci n’aurait pas pour
résultat de compléter cette incomplétude ; bien au contraire, elle rappelle à l’homme son
insuffisance et son être mortel. D’où prend sens l’expression de Nancy : « la communauté
des êtres mortels », qui veut dire que « la communauté est la présentation à ses membres
de leur vérité mortelle ». 36
La mort est à la fois l’origine et le résultat de l’extase en ce qu’elle met l’être hors de
35 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 224.
36 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 43.
soi et ce faisant, en l’exposant à la mort d’autrui, lui donne conscience de sa finitude. Si
l’être singulier voit la mort de son semblable, il ne peut plus subsister que hors de soi. Ce
qui me met hors de moi, éxplique Blanchot, c’est de « me maintenir présent dans la
proximité d’autrui qui s’éloigne définitivement en mourant ». 37 La mort ou plus
précisément, le prochain du mourant, est ce qui fond la communauté. « Il ne saurait y avoir
de communauté si n’était commun l’évènement premier et dernier qui en chacun cesse de
pouvoir l’être (naissance, mort) » 38 ou comme le dit Nancy, « seule la communauté me
présente ma naissance et avec elle l’impossibilité pour moi de retraverser celle-ci ; aussi
bien que de franchir ma mort ». 39
Cette conscience de la mort par et avec autrui est le thème que Heidegger aborde
dans Etre et temps ; cependant, il ne va pas jusqu’au bout de cette analyse. « L’être à la
mort du Dasein n’avait pas été radicalement impliqué dans son être-avec – dans le
Mitsein » et Nancy essaie de radicaliser ce « Mitsein » en évoquant cette idée que la mort
s’inscrit toujours dans la communauté. Mais, comme chez Heidegger, la mort reste celle de
l’être singulier, la mort est toujours la mienne, c’est-à-dire que ce n’est que dans la mort
d’autrui que je me reconnais.
La mort est donc la seule communauté des hommes. Plus encore, il n’y a de
communauté que sur le mode de cette grande « communauté des êtres mortels ». C’est
dans la mort de l’autre que la communauté des êtres mortels apparaît évidente, au
moment même où l’acte de mourir, de voir quelqu’un mourir, en sépare définitivement les
membres.
La communauté des êtres mortels ne justifie pas pour autant la mort des êtres
singuliers, c’est-à-dire que la mort pour la communauté diffère de la conscience de la mort
par la communauté. Il faut d'ailleurs préciser que la mort ou la perte de la communauté ou
bien la perte ou la mort dans la communauté reste un des aspects de la communauté. Si la
communication tombe dans le piège de la communion, et la communion reste dans
l’immanence absolue, la mort en est l’essentiel. A partir du moment où on réduit l’homme à
ses fins où on définit une tâche ou une finalité pour lui, ses possibilités inachevées, ou
37 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 21.
38 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable P. 22.
39 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 43.
desoeuvrées se termineront et la mort des individus se justifie. « Des générations de
citoyens et de militants, de travailleurs, et de serviteurs des Etats ont imaginé leur mort
résorbée, ou relevée dans l’à-venir d’une communauté parvenant à son immanence »40.
C’est à l’âge moderne que la mort se réduit à une fin en ignorant le sens insensé de la
mort, le sens desoeuvré de la mort.
Autrement dit, la communauté n'est pas basée sur l'ordre des choses ou sur la finalité
mais sur ce que Bataille a appelé la souveraineté, sur l'instant présent ou l'extase. Il est
impossible de faire œuvre d’une telle communauté qui se voit dans la mort, ou d’en donner
une finalité. C’est en outre le cas de la communion, qui tombe dans l’immanence absolue,
qui aboutit à la mort des êtres car dans la communion tout est achevé. « La communauté
de l'immanence humaine est une communauté de mort... La mort n'est l'excès
immaitrisable de la finitude mais l'accomplissement infini d'une vie immanente »37. Ainsi
« le suicide ou la mort commune des amants, remarque Nancy, est une des figures
mythico-littéraires de cette logique de la communion dans l'immanence » 41 . La
communion qui aboutit à la mort est une communauté qui reste dans l’immanence de
l’homme réduit à ses œuvres, à ses buts, ou à ce pour quoi il doit se battre ou travailler, ce
qui va advenir dans l’avenir, soit le communisme soit le fascisme.
40 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 38.
41 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 36.
l’identité »42. Je ne me retrouve pas dans l’autre mais j’y éprouve une altérité qui pousse
ma singularité d’aller hors de moi-même.
Nancy met le thème de la finitude au centre de sa pensée sur l’être qui est déjà un
être communautaire. L’être singulier est avant tout un être fini. En fin de compte la finitude
est rien, c’est à dire qu’elle n’est ni le fond ni la substance de la communauté. La finitude
ne fait que se présenter et s’exposer, et ainsi elle existe en tant que communication. La
finitude se présente toujours dans l’être-en-commun. Ce qui fait le commun est en effet le
partage de la finitude, et celle-ci ne s’oppose pas à l’infini « mais donnant la mesure de
ceci que l’infini s’ouvre dans la passion du rapport – « la communication des passions »
42 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. p. 84.
43 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 73.
étant l’expression de Bataille pour nommer ce dont « le sacré » n’était peut-être qu’un nom
purement pédant ». 44
Enfin c’est l’autre qui rende compte le Dasein de sa finitude. Ce concept, cette
necessité de se présenter devant autrui, se traduit chez Nancy comme « la comparution ».
L’explication de l’être vers la mort quotidien s’appuie sur le « on-dit ». Cet enoncé
heideggerien, c’est à dire le « on-dit », n’a lieu que dans et par la communauté.
Loin du sens juridique du terme, La comparution (dont Nancy pour souligner l’aspect
communautaire du mot écrit le préfixe de « com » séparément, c’est à dire com-parution)
désigne le fait que chaque être doit (et il ne peut que) – comme une loi ou comme un
principe - se présenter devant la communauté. Ce qui se met à comparution n’est que la
finitude. Dans un livre coécrit avec Jean-Christophe Baily, intitulé la Comparution, publié
en 1991, juste après la chute du “communisme réel”, Nancy s'efforce de maintenir la
pensée ou l’hypothèse d’un commun qui se caractérise par la comparution 47. Peu importe
le système politique, Nancy souligne, nous comparaisson. La comparution est l’affaire de
l’être. Nous venons ensemble au monde. Non pas qu’il y ait eu production simultanée de
44 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 29.
45 - Heidegger, Martin. Etre et temps. P. 296.
46 - Heidegger, Martin. Etre et temps. P. 299.
47 - Nancy, Jean-Luc, et Bailly, Jean-Christophe. La comparution. Paris: Christian Bourgeois. 2007.
plusieurs entités distinctes. Mais il n’y a pas de venue au monde qui ne soit radicalement
commune. Venir au monde c’est en effet la comparution devant la communauté, devant les
autres êtres finis.
D’ailleurs, le thème de la finitude occupe une place importante non seulement dans
La communauté inavouable de Blanchot mais également dans toute sa pensée. Blanchot
l’appelle communauté finie car « elle a son principe dans la finitude des êtres qui la
composent et qui ne supporterait pas que celle-ci (la communauté) oublie de porter à un
plus haut degré de tension la finitude qui les constitue »50. La mort chez Blanchot n’est
pas productive. Elle ne crée rien. Ainsi il est impossible de faire œuvre d’une telle
communauté qui est basée sur la mort, sur rien. Nous y reviendrons.
48 - Bataille, Georges. «L'Amitié », in: Œuvres complètes, Vo1.6, Paris: Gallimard, 1973, p.296
Dans l’acception moderne (c’est le cas du liberalisme aussi bien que celui du
communisme), les individus sont pris comme des atomes séparés, alors que Nancy,
prenant un terme de la physique épicurienne, met l’accent sur l’écart, la déviation, la
déclinaisons des atomes par rapports aux autres atomes. Ainsi ce que le concept de
l’individu manque est ce que Nancy appelle « le clinamen ». « Il faut une inclinaison ou une
inclination de l’un vers l’autre, de l’un par l’autre, ou de l’un à l’autre. La communauté est
au moins le clinamen de l’individu ». 52 L’individualisme suit donc le modèle de l’atomisme
et néglige le fait que les atomes s’inclinent ou bien les individus s’inscrivent avant tout et
vivent dans la communauté. « Le thème de l’individu et celui de communisme sont
étroitement solidaire de et dans la problématique générale de l’immanence. Ils sont
solidaire d’un déni de l’extase »53. Donc l’individu est l’être isolé qui ne s’extasie pas.
« L’être isolé, c’est l’individu, et l’individu n’est qu’une abstraction, l’existence telle que se
la représente la conception débile du libéralisme ordinaire » 54.
En ce sens, l’individu n’est pas appropriable pour la communauté car enfin il reste
dans le monde des choses. Et la chose n’a pas de communication dans le sens Bataillien
51 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 16 .
52 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 17 ;
53 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 22.
54 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 36.
du terme. L’individu n’est pas capable d’être hors de soi et valorise pour ainsi dire son
monde privé.
Il faut rappeler que ce n’est pas non plus le sujet qui est au centre de la pensée sur la
communauté. Le concept du sujet associe à toute la tradition métaphysique qui
présuppose un homme détaché du monde. De même, la communication chez nos auteurs
n’a rien à voir avec intersubjectivité. Si parfois Bataille utilise le mot « sujet » dans certains
textes ce n’est pas dans le sens ordinaire (métaphysique) du mot. Le sujet est incapable
de communiquer. Pour le sujet (soit la version cartésienne ou hégélienne, soit les versions
qui présupposent même intersubjectivité) « l’autre » demeure un objet de sa conscience ou
de sa représentation. Il ne communique pas, il ne peut pas se partager ou être hors de soi.
L’être singulier de la communauté est, au contraire, celui qui va hors de soi. Nancy utilise
même le terme « transcendantal » pour désigner cet être singulière.55 La coïncidence de
la communauté et la transcendance chez lui n’a pour but que celui de résister à
l’immanence. Quant au commun, celle-ci ne signifie pas porter vers un ailleurs mais est
plutôt la manière dont l’être s’ouvre et se laisse être partagé dans la communication. Cette
transcendance n’a pour objectif qu’un écart à soi, et correspond à ce que Bataille appelle
la déchirure de chaque être.
Que signifie alors la singularité de l’être ? La singularité d’un être va à l’encontre des
notions comme l’immanence, l’individualité, etc. la singularité n’est pas comme un
caractéristique dont l’être s’approprie. Elle n’est pas une œuvre résultant d’une opération.
De même, il n’y pas de « singularisation ». C’est l’état dont chaque être est. « Il n’y a rien
derrière la singularité mais il y a, hors d’elle en elle, l’espace immatériel et matériel qui la
distribue et qui la partage comme singularité ou plus exactement : les confins de la
singularité, c’est à dire de l’altérité »56. En outre, La singularité n'a jamais ni la nature ni la
structure de l'individualité. Un corps, un visage, une voix a une nécessite singulière dans le
partage qui divise et qui fait communiquer les corps, les voix, les visages, etc. 57
L’être singulier est non plus visé à la fusion pure avec d’autre êtres. Dans la fusion,
unité, il n’y a pas non l’autre ni la communication. Elles sont des singularités qui peuvent
55 - Nancy, Jean-Luc. La communauté déesoeuvrée. P. 62.
56 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 70.
57 - Nancy, Jean-Luc. La communaté désoeuvrée. P. 23.
s’exposer au rapport. L’être singulier ne prend sens que par sa comparution devant les
autres alors que la relation d’un individu avec d’autres présuppose une intériorité préalable.
La singularité désigne précisément ce qui forme un point d’exposition. Elle n’est pas
l’identité d’un être, mais en est identification. « L’identité, individuelle ou collective, n’est
pas une somme de singularités : elle est elle-même une singularité. » la singularité de
l’être enfin signifie que celui-ci est sans essence, mais exposé.
58 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. p. 24.
59 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 42.
nommé le désœuvrement. En deçà ou au-delà de l'œuvre, cela qui se retire de l'œuvre,
cela qui n'a plus affaire ni avec la production, ni avec l'achèvement, mais qui rencontre
l'interruption, la fragmentation, le suspense... » 60. D’où l’idée principale du premier livre
communautaire de Nancy. « La communauté desoeuvrée avait pour objet de dissocier
l’idée de communauté de toute projection dans une œuvre faite ou à faire – un Etat, une
Nation, un peuple, ou Le peuple, en tant que figures dûment ouvragées et dressées au
milieu de la place publique »61
Nancy précise que la notion de désoeuvrement est prise à Blanchot au plus près de
Bataille 62. Le désœuvrement est également un concept important chez Blanchot, aussi
bien chez Bataille qui le place au centre de ses notions clés. C’est Kojève dans sa lecture
de Raymond Queneau qui a d'abord abordé la notion de désœuvrement 63. Chez lui le
désœuvrement marque l'achèvement de l'humanité à la fin de l'histoire. Mais pour les
penseurs de la communauté rien ne sera achevé que dans l’immenence.
60 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 78-9.
61 - Nancy, Jean-Luc. La Communauté désavouée. P. 154 .
62 - Nancy, Jean-Luc. La Communauté affrontée. P. 36.
63 - cité par Nancy, Jean-Luc. La communauté affrontée.
registre de l’échappée – autrement dit, telle que puissent s’y accorder la passion politique et
celle du sens infini » 64.
Dans l’œuvre il y a un mouvement qui l’ouvre au-delà d’elle-même, qui ne la laisse pas
s’accomplir achevée mais l’ouvre au domaine où elle perd son sens. Cette perte de sens se
relie à l’idée de l’excès chez Bataille, que nous abordons plus loin. L’importance de ce
concept vient du fait que cette notion me semble comme un concept clé qui lie la
communauté et l'art ou plus précisément qui montre le rôle communautaire de l'art.
L'origine de ce mouvement global est, selon bataille, le soleil qui donne sans
contrepartie. La source et l'essence de notre richesse est le rayonnement du soleil qui
dispense l'énergie. L'énergie solaire est le principe du développement exubérant de la vie.
La source et l'essence de la richesse sont données dans le rayonnement du soleil qui
dispense l'énergie. C'est ce que les communautés pré-modernes, par exemple dans les
civilisations comme la civilisation Aztèque, pouvaient bien comprendre et auquel ils
tentaient de s'adapter. Le rayonnement solaire a pour effet « la surabondance de l'énergie
à la surface du globe. Mais d'abord la matière vivante reçoit cette énergie et l'accumule
dans les limites données par l'espace qui lui est accessible. Elle la rayonne ou dilapide
ensuite mais avant d'en donner une part appréciable au rayonnement, elle l'utilise au
maximum à la croissance »70.
Dans les communautés humaines, cette énergie excédente, cette loi de la perte, se
manifeste dans la croissance, la guerre, le luxe, etc. Dans son essai « La notion de
67 - Bataille, Georges. La Part maudite. P. 60
68- Bataille, Georges. La Part maudite. p. 62
69 - Bataille, Georges. La Part maudite. p. 73
70 - Bataille, Georges. La Part maudite. p. 68
dépense », Bataille parle des différents aspects de la vie humaine qui marquent la loi de la
perte ou les dépenses improductives : « le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les
constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l'activité
sexuelle perverse, (c'est à dire détourné de la finalité génitale… ont leur fin en elles-
mêmes. Or, il est nécessaire de réserver le nom de dépense à ses formes improductives »
71. S'ajoutent à cette liste le sacrifice et le don. C'est là qu'on peut évoquer les concepts
les plus importants de sa pensée comme la notion de désœuvrement, qui signifie l'homme
qui ne travaille pas, celui qui ne produit pas et dépense sa vie et sa richesse sans fin ; c'est
celui-ci en outre qui est l'homme souverain. Dans la « Notion de dépense », Bataille
analyse le fonctionnement social de manière qu’on peut voir une stricte équivalence de
principe entre la société bourgeoise et la société communiste. Il récidive donc dans son
refus d’opposer au statu quo soviétique un idéal communiste encore à réaliser. 72
71 - Bataille, Georges. La Part maudite. p. 26-7.
72 - voir : Besnier, Jean-Michel. Georges Bataille : La politique de l’impossible. P. 259.
73 - Bataille, Georges. La part Maudite. p. 88
74 - cité par : Besnier, Jean-Michel in : Georges Bataille : La politique de l’impossible. p. 287.
originaire, qui est déjà sa souverainté.
2.6 Souveraineté
Bataille est peut être le premier dans l’histoire de la philosophie politique qui a repris
à nouveaux frais le mot « souveraineté », concept ancien et incontournable de la pensée
politique qui désignait toujours l’Etat, et qui était toujours associé avec le souverain, le roi,
dans son origine qui était ce qui n’était pas au-dessus d’elle. Pour Bataille, la souverainté
désigne un état ontologique, une existence qui n’a rien au-dessus d’elle, un être désoeuvré
qui ne garde rien et consomme ses richesses. La souveraineté est le véritable lieu de
partage du commun, et c’est précisément cette conception qui intéresse Nancy dans sa
réflexion sur le commun et sur la communauté.
C’est dans la lecture que Nancy fait du concept de la souveraineté chez Bataille que
celui-ci prend un sens politique. Le concept de la souveraineté chez Bataille n’avait pas
forcément un aspect politique. La souveraineté chez Bataille est étroitement liée au
désoeuvrement. La souveraineté enfin n’est rien. Mais ce rien est actif au sens où il amène
l’être hors de soi. L’expérience intérieure dont Bataille parle renvoie à la tentative
d’atteindre au monde intime, le monde de consumation improductive. Seule la
communauté fournit l’espace où l’être singulier (l’être transgressé, hors de soi, extasié,
désoeuvré) pourrait s’installer. Une telle communauté qui est liée à la souveraineté n’est
ainsi ni quelque chose de perdu ni un projet à réaliser. C’est bien plutôt l’espace de
l’extase.
« La souveraineté, écrit Bataille, est l’objet qui se dérobe toujours, que personne n’ai
saisi, et que personne ne saisira, pour cette raison définitive : que nous ne pouvons la
posséder comme un objet, que nous somme réduit à la recherche »75. En ce qui concerne
la communication, Bataille souligne que c’est dans la souveraineté que l’homme peut
communiquer avec ses semblables. La communication suppose la souveraineté de ceux
75 - Bataille, Georges. L’expérience intérieure. P. 305.
qui communiquent entre eux, et réciproquement, la souveraineté suppose la
communication. Ainsi la communication est toujours souveraine et, réciproquement, la
souveraineté procède de la communication.
Ainsi dans l’expérience intérieure l’être singulier ne reste pas dans son monde clos, il
n’est pas emprisonné dans son immanence. Bien au contraire, aller hors de soi dans une
expérience extatique nécessite qu’il y ait une communication. Donc on pourrait dire que
dans et par la communauté, il y a des sujets (des êtres singuliers) qui partagent leurs
expériences intérieures. Cette expérience n’est pas a priori en rapport avec la
communication, mais c’est la communication même qui rend possible le partage. C’est la
conscience de non-savoir. Il ne faut pas considérer l’intériorité de cette expérience comme
un monde clos et purement personnel. L’expérience intérieure révèle le contraire de ce
qu’il semble dire. Blanchot partage l’idée de l’expérience intérieure avec Bataille. Selon
Blanchot, cette expérience est le « mouvement de contestation, qui, venant du sujet, le
dévaste, mais a pour plus profonde origine le rapport avec l’autre qui est la communauté
même »76 . Il partage également l’idée d’après laquelle l’expérience (ou l’extase) intérieure
est la base de la communication. « L’expérience intérieure ne pouvait avoir lieu si elle se
limitait à un seul qui eut suffit à en porter l‘évènement, la disgrâce et la gloire : elle
s’accomplit, tout en préservant dans l’incomplétude, quand elle se partage et, dans ce
partage, expose ses limites… »77
76 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 33.
77 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. p. 35.
78 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 56.
même chose79. D’après lui, Bataille a renoncé « à penser le partage de la communauté, et
la souveraineté dans le partage ou la souveraineté partagée, et partagée entre des
Daseins, entre des existences singulières qui ne sont pas des sujets… » 80.
Influencé par Hegel, Tönnies envisage cette dichotomie dans le cadre d'un processus
historique : ce qui permet le passage de l'individu de la vie communautaire vers le lien
social c'est en effet le passage de la volonté organique vers la volonté réfléchie. La volonté
organique est le fondement de l'attachement communautaire, voir volonté de l'être,
l'attachement de l'individu à sa famille, ses amis, son village, etc. ; tandis que la volonté
réfléchie se caractérise par les liens socio-économiques qui sont issus de la pensée
humaine.81
Rappellons que l'émergence d'une pensée sur la communauté entre les deux
79 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 58.
80 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 64.
81 - voir: Tönnies, Ferdinand. Community and Society, translated and edited by Charles P. Loomis, pp. 223-
231. Copyright 1957, The Michigan StateUniversity Press
guerres était d’une certaine manière une réaction contre la société libérale dégradée de
l'époque. L’on sait bien que la communauté fasciste se justifiait par son opposition à la
société bourgeoise. Dans cette acception rétrospective, la société est considrée comme la
perte ou comme la dégradation d'une intimité communautaire (et communicative).
82 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. p. 24.
désastre »83 - comparable en un sens à la « machine de guerre » chez Deleuze et
Guattari. La communauté n’est plus ni une forme restreinte de la société ni un moment
intermédiaire entre l’individu et la société. Elle est au contraire comme une déchirure qui
ouvre la société et l’individu.
83 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 80.
84 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 34.
85 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 30.
Selon Nancy, la conscience de cette perte est avant tout celle de Rousseau et par la
suite celle des Romantiques. Rousseau est « le premier penseur de la communauté, ou
plus exactement le premier qui a éprouvé la question de la société comme une inquiétude
dirigée vers la communauté, et comme conscience d’une rupture (peut-être inséparable)
de cette communauté. »86 Mais, comme le remarque Nancy, « la véritable conscience de
la perte de la communauté est chrétienne : la communauté dont le regret ou le désire
animent Rousseau, Schlegel, Hegel, puis Bakounine, Marx, Wagner, ou Mallarmé se
pense comme la communion et la communion a lieu dans son principe et dans sa fin au
sein du corps mystique du Christ » 87.
Pour nos auteurs, plutôt qu'un moment du passé, la communauté est quelque
chose qui fait partie de l'avenir, c'est à dire qu'elle est en traine de venir, sauf qu’elle ne
viendra jamais. Elle est à venir. Ce qui vient est toujours-déjà-là. La communauté de ceux
qui n’ont pas de communauté, qui est déjà la communauté sans substance, nous appelle
ou c’est ce à quoi nous sommes appelés. Mais cette communauté n’aura pas lieu dans
une histoire linéaire. Elle n’est pas non plus une réalité finale. « La communauté sans
communauté est un à venir en ce sens qu’elle viens toujours, sans cesse, au sein de toute
collectivité »89
Donc rien n’est perdu car la communauté n’a pas eu lieu. C’est en effet dans la
société moderne où la communauté nous arrive. Autrement dit, la communauté est ce qui
nous arrive à partir de la société. En fait, il est impossible de perdre la communauté car
celle-ci est toujours déjà là, elle est la condition même de l’être, de chaque être singulier
86 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 29.
87 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. p. 31.
88 - Bataille, Georges. La part Maudite. P. 184 .
89 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. p. 177.
qui se trouve inévitablement dans la communication. On ne l’a jamais perdu car on ne l’a
jamais produit. Si la communauté n’a jamais été un procès opératoire l’on ne peut pas la
perdre. Nous ne pouvons pas ne pas comparaitre devant l’autre, et au fond devant la
communauté. Donc la communauté est pour ainsi dire l’horizon indépassable de chaque
individu.
Mais si la communauté est déjà là pourquoi parlons-nous en ? Pour une raison que
nous avons déjà évoquée : la communauté est une tâche pour la pensée de la faire voir.
Une tâche infinie au cœur de la finitude. 90 La communauté est une force, une résistance,
au sein même de la société pour ne pas se laisser enfermer dans la réalité sociale. Nancy
va jusqu’à dire que la communauté est en un sens la résistance,91 une résistance à
l’immanence et à toutes les formes politiques, tous les mythes, qui sont basés sur
l’immanence.
Cette phrase de Bataille, non seulement citée mais analysée dans plusieurs reprises
90 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 89.
91 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 146.
92 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 31.
par Nancy et Blanchot, résume tous ce qu’on a essayé de décrire concernant les concepts
fondamentaux liés à la communauté. Celle-ci nous permet de comprendre dans un autre
recadrage tous les questionnements qu’on a évoqués jusqu’ici. Ainsi qu’elle montre bien la
tension interne qui est propre au commun, c’est-à-dire la tension entre ceux dont le
rassemblement ne se fait pas sur le socle d’un commun partagé. La communauté nous
revendique une autre communauté, une conception des rapports entre les êtres singulierer
qui ne se construit pas sur un commun partagé.
Qu’on soit abandonné au monde, comme des êtres singuliers sans destin (nous
voyons la ressemblance avec les idées heideggeriennes) est le fait à partir duquel Bataille
a tenté de penser la communauté de « ceux qui n'ont pas de communauté ». C'est ainsi
que la voie est ouverte à l'idée de la « communauté négative » dans laquelle s'inscrivent
Blanchot et Nancy. La communauté de ceux qui n’en ont pas est désormais nous tous et
elle est notre seul destin.
Chapitre III
3.1 Le politique
93 - Nancy. Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 160.
C’est dans la lecture de Nancy que les notions batailleienne comme la souveraineté,
l’extase, et la communication prends une dimension politique. En cherchant une politique
dans la pensée de Bataille, il a trouvé un renoncement à la recherche d’une communauté
politique. « J’avais trouvé une opposition entre la société de consumation des amants (de
la passion donc) et la société dite par Bataille « d’acquisition » et identifié comme
« l’Etat »»94. En d’autres termes, Nancy élargit la politique que Bataille avait trouvé dans
l’amour et l’écriture à l’espace commun, c’est à dire dans la Cité. La communication des
passions ne peut pas se limiter aux amants. Il faut rappeler que dans cette lecture Nancy
(de moins dans La communauté désoeuvrée) avait négligé le Bataille des années 30s qui,
dans les revus comme Acéphale et Contre-attaque, avait manifesté son engagement
politique. C’est la raison pour laquelle Blanchot a désapprouvé la façon dont Nancy avait lu
Bataille. Blanchot revient, contre Nancy, « au Bataille d’avant la guerre. C’est à dire à celui
qui avait tenté de répliquer au fascisme autrement que sur un mode simplement
démocratique (juridique, république, humaniste). »95
Un peuple désoeuvré ne cherche aucun pouvoir politique mais sa puissance est son
impuissance au sens où il se méfie à se confondre avec un pouvoir auquel il se délègue.
La puissance du peuple ainsi désoeuvré est bien sa souveraineté. La communauté
négative est là où le politique a effectivement lieu, en tant que revendication d’une
communauté sans achèvement ni aboutissement. Le politique se pense alors pour nos
auteurs comme une volonté sans volonté, une volonté dont le contenu est la mis en
question des volontés ou les projets politiques. Le véritable défit pour la politique moderne,
n’est que « le politique » en ce que celui-ci bouleverse toutes les volontés d’organisation
de la société et réalise le caractère irréalisable de sa fin.
94 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 31.
95 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 35.
96 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 100.
S'il convient désormais d'avancer des outils théoriques pour penser le politique et la
communauté après avoir déconstruit les concepts totalisants du passé et surtout après
avoir pris acte de la fin des grands récits de l'unification politique, ce travail ne doit pas
oublier qu'il se situe en tension entre le piège de l'absolu et celui d’un projet historique.
Comme nous avons tenté de le monter, la méfiance envers l'absolu se nourrit de la
conscience renouvelée des écueils rencontrés par la pensée politique pour penser la
communauté. C'est dans ce sens que les différents courants de la pensée politique n'ont
cessé de chercher un lieu où s'effectuerait une propriété commune, ou une communauté
sans substance.
La question qui se pose cependant c’est que enfin quelles sont les conséquences
pratiques de cette idée de la communauté sans substance ? Sur quel champ social, sur
quel praxis s’ouvre cette exigence communiste ? Pourrait-on aller plus loin dans l’exigence
communiste en la paraphrasant ? A part l’exemple de Mai 68, il semble que le terme qui
pourrait cristalliser à la fois l’aspect théorique et pratique de la communauté est la
« démocratie ». Si on tient compte des autres textes de Nancy, il semble qu’on peut
prendre des termes « démocratie » et « communauté » équivalents. Cette équivalence
n’est pas à priori évidente mais l’on peut constater que Nancy parle de la même manière
de la communauté et du communisme dans les ouvrages qui contiennent le nom de la
communauté que de la démocratie dans d’autres textes. (C’est aussi le cas de Rancière,
mais ni chez Bataille ni chez Blanchot l’on ne voit pas une telle équivalence). Autrement
dit, ses textes consacrés à la question de la communauté sont comme un point de départ
ontologique pour avancer dans la question de la démocratie.
La démocratie est apparemment le seul nom tenable pour éviter de retomber dans
les malentendus liés au nom communisme tout en portant son exigence. Elle est la seule
forme politique, explique Nancy, qui assume une communauté sans essence et sans
propriété.97 Par démocratie Nancy ne désigne pas ni un régime représentative ni une
demande de la société civile mais elle est pour ainsi dire le politique même sans
fondement qui n’a pour contenu que mettre en jeu l’être-ensemble.
97 - Nancy, Jean-Luc. « Démocratie finie et infinie », in: Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd et
al., Démocratie, dans quel état ?, La Fabrique, Paris, 2009, p. 60.
La démocratie n’est pas basée sur un régime de vérité mais, au contraire, elle
assume l’absence de sens final ou plutôt l’absence de l’essence humaine qui implique son
desoeuvrement. La vérité de démocratie est qu’elle n’est pas une forme politique parmi
d’autres, mais elle est le nom d'un régime de sens dont la vérité ne peut être subsumée
sous aucune instance ordonnatrice ou gouvernante98. Ainsi la démocratie est la politique
propre à exposer la communauté désoeuvrée. Le véritable nom désiré par la démocratie
n’est que communisme. 99 La communauté politique se manifeste dans la démocratie qui
met en place tous les caractéristiques qu’on a analysé concernant la communauté :
absence de l’œuvre (fondement), le lieu de comparution, exposition de commun, partage
de l’infinité, etc.
L’évènement politique contemporain qui a mis en place cette nouvelle forme de la vie
communautaire /démocratique est sans doute pour les penseur de la communauté le Mai
68 qui rompt avec les projets politiques. C'est à la politique gestionnaire et au capitalisme
en lui-même que s'adressait le mouvement de 68. 68 s’offre comme le signe d’un
communisme, ou comme une « utopie immédiatement réalisée »100, dont le pouvoir
réside dans son impuissance, dans le fait qu’un peuple accepte de ne rien faire – un
peuple désoeuvré.
98 - voir : Nancy, Jean-luc. La vérité de démocratie. Paris : Galilée. 2008.
99 - Nancy, Jean-Luc. La vérité de démocratie. p. 60.
100 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 54.
se manifester, en dehors de tout intérêt utilitaire, une possibilité d’être-ensemble qui
rendait à tous le droit à l’égalité dans la fraternité par la liberté de parole qui soulevait
chacun ? Chacun avait quelque chose à dire, parfois à écrire (sur les murs). La poésie était
quotidienne… »101.
101 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable ; P. 52-53.
102 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 126.
3.2 La communauté fasciste
Le fascisme avait pour fondement le refus de la société moderne et avait le sens
sinon la réalité d’une communauté intense. Le fascisme n’est que la réaction des classes
qui ont perdu leur place dans la société modern afin de récupérer leur statu perdus. Ainsi,
la montée du fascisme ainsi n’est qu’une réaction basée sur une sorte de nostalgie. Il faut
le comprendre à l’intérieur de cette nostalgie de la communauté perdue qui produit aussi
de grands succès ; un retour au passé qui prend alors la forme d’une recomposition des
valeurs sacrées, recomposition brutale (en effet, recomposer les valeurs sacrées de la
civilisation occidentale sur ses ruines), qui n’a pour aboutissement que la discipline
militaire et l’apaisement limité.
Bataille sentait bien ce que le fascisme avait capté, le fascisme répondait à un besoin
qui n’était que celui du commun. La combinaison de deux mots « nationalisme » et
« socialisme » démontre bien le désire de l’époque. Vu l’expérience fasciste l’on peut bien
comprendre pourquoi Bataille a désespéré de la communauté politique et il a cherché la
communauté dans l’amour, c’est à dire dans le refus de la société politique. Vu que le
fascisme était basé sur la nostalgie d’une communion perdue, Bataille l’a noté, il avait le
désire de la mort. (L’on a tenté de montrer dans le deuxième chapitre la raison pour
laquelle la communauté comme projet justifie la mort des individus.)
Nazisme n’était qu’un mythe hérité de tous les discours modernes qui avaient pour
objective révéler l’origine de l’humanité. « La nostalgie d’une poético-ethnologique d’une
première humanité mythante, et la volonté de régénérer la vieille humanité européenne par
la résurrection de ses plus anciens mythes »103 est le fondement du mythe nazi qui a
103 - Nancy, Jean-Luc. La communaté désoeuvrée. P. 116.
sans doute paraphrasé cette rhétorique avec la mise en œuvre d’un « Volk » et d’un
« Reich ».
A l’époque, Bataille avait en tête l’idée de fonder une science qu’il a pour objective
analyser les hétérogénéités. Au moins au moment où il écrit « La structure psychologique
du fascisme », L’hétérogène se définie négativement, c’est à dire il se définie par rapport à
tous ce qui n’est pas l’homogène, irréductible à la conscience rationnelle modern qui a
tendance à homogénéiser les phénomènes. Dans La politique de l’impossible, Besnier
énumère les caractéristique de l’hétérogène: “1- le sacré appartiens à l’hétérogène…; 2-
tout ce qui s’avère improductive; de l’ordre du déchet, du non-assimilable, et du hors-la –loi
104 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 87.
105 - Bataille, Georges. La structure psychologique du Fascisme, p. 16.
(fous, meneurs, poètes, etc.) relève de l’hétérogène; 3- tous ce qui provoque une réaction
affective, qu’elle soit d’attraction ou répulsion; 4- tout ce qui brise l’homogénéité sociale par
la violence, la démesure, le délire ou la folie; 5- la réalité hétérogène est celle de la force
ou du choc”; 6- enfin, l’hétérogène se désigne comme le tout autre, l’incommensurable”.
106
Bataille affirme-t-il que fascisme fait partie de cet ordre hétérogène. Les meneurs
fascistes appartiennent à l’existence hétérogène en ce qu’ils s’oppose à la platitude
homogène de la démocratie et apparaissent comme tout autre, une souveraineté
impérative, et en ce qu’ils exercent aussi une violente attraction sur les masses. D’un autre
coté, les couches sociales les plus basses, celles qui provoquent une répulsion de la part
du people, appartiennent à l’ordre hétérogène. Ces deux cotés montrent bien le dualisme
fondamental du monde hétérogène ou bipolarité du sacré. Le tout autre hétérogène
s’incarne dans le chef et en l’occurrence Hitler. Alors, au sein même du fascisme se trouve
une force homogénéisant qui réside aussi dans l’armée, cette puissance
d’homogénéisation, que dans l’individu dans le soldat et aussi l’hétérogène (la populace)
dans laquelle elle recrute. Fascisme en jouant sur le double plan de l’homogène sociale et
de l’hétérogène permet à chef de maitriser à la fois l’Etat, l’armée, et tous les forces
homogénéisântes, et de se présenter comme le souverain.
Reste à savoir, malgré tout, la raison pour laquelle le fascisme a monté. Quand le
tissue sociale est décompose, et la revendication d’une autre communication s’avère
nécessaire, fascisme surgit comme une force, comme une organisation affective, à
laquelle la populace se confie. « L’ensemble des processus hétérogènes ainsi décrits ne
peut être mis en jeu que si l’homogénéité fondamentale de la société (l’appareil de
production) est dissociée par ses contradictions internes.
De plus, il est possible de dire que le développement des forces hétérogènes, bien
qu’il se produise en principe de la façon la plus aveugle, prend nécessairement le sens
d’une solution du problème posé par les contradictions de l’homogénéité. Les forces
hétérogènes développées, après s’être emparées du pouvoir, disposent des moyens de
coercition nécessaires pour arbitrer les différends survenus entre des éléments auparavant
106 - Besnier, Jean-Michel. Georges Bataille. La politique de l’impossible. P. 268.
inconciliables. »107
Du communisme il reste peut être la réflexion qu’on a toujours sur lui, comme une
exigence dont on ne peut se détacher et les traces que ce mot a laissé dans l’histoire, la
107 - Bataille, Georges. La structure psychologique du fascisme. P. 52-53.
108 - Cité par Nancy. In : La communauté désoeuvrée. 129.
109 - Nancy, Jean-Luc. La Communauté affrontée. Ibid. P. 29.
110 - Nancy, Jean-Luc. La Communauté affrontée. Ibid. P. 36.
terreur qu’il soulève et rappelle. Dans quelle contexte alors le mot de communauté a
réinteressée, malgré l’expérience soviétique, les philosophes des années 80s ? Les
années 80s étaient les dernières années de la puissance du système politique qui se
nourrissait de l’idée du communisme. La fin du communisme réel a exigé un
questionnement sur le sens de la communauté. A l’époque le mot de communauté était
réservé à un usage politique et institutionnel et ainsi c’était une problématique ignorée du
discours de la pensée. De plus, vu l’histoire de la communauté fasciste
(Volksgemeinschaft) la reproblématisation de cette notion (qui n’est plus une notion) a du
se confronter une nouvelle fois avec les thèmes fascistes.
111 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 23.
112 - Nancy, Jean-Luc. La Communauté affrontée. P. 27.
113 - Baily, Jean-Christophe. Nancy Jean-Luc. La comparution. P. 66.
l’être-avec aux fondamentaux de la pensée du communisme.
114 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 12.
115 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 44-45.
renouvellement véritable d’une question de la communauté. »116
C’est pourquoi nous apprenons peut-être ainsi qu’il ne peut plus s’agir de figurer ou
de modeler, pour nous la présenter et pour la fêter, une essence communautaire, et qu’il
s’agit en revanche de penser la communauté, c’est à dire d’en penser l’exigence insistante
et peut-être encore inouïe, par-delà les modèles ou les modelages communautaires »117
116 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 58.
117 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 59.
Chapitre IV
De l’amour à l’art
Il est de tout évidence clair que lorsque deux personnes se trouvent dans une relation
intime détachée des normes sociales, ils créent une communauté. Pour Bataille, la
communauté est avant tout celle des amants. En effet, au sens bataillien, l'amour est une
figure de la souveraineté, c'est à dire une consommation pure improductive et ainsi l’extase
de l’instant. Comme on l'a vu, Bataille a tendance à affronter la souveraineté des amants à
la société et à l’Etat. A l’écart de la société, les amants fondent leur société. Selon ce
philosophe, c’est Nietzsche qui est l’instigateur d’une pensée de l’amitié car il est le
premier à reconnaïtre que le savoir absolu hégélien, lié à l’être isolé, est impossible.
En un sens, l’une des critiques les plus importantes de Bataille contre le système
hégélien, tel qu’il le comprend à partir de la lecture de Kojève, part de son souci de la
communication ou plus précisément de la négligence de l’amitié. La communication,
retrouvée de façon exemplaire dans l'Amitié, requiert la destruction de l'illusion qui ancre la
philosophie dans la solitude de l’Absolu. Le sujet qui n’a aucune capacité à aimer reste le
sujet orgueilleux cartésien.
Toutefois la communication des amoureux, dans et par laquelle, au moins chez notre
auteur, se trouve la vérité de la communauté, est basée sur le rejet du tiers. Les deux êtres
singuliers finissent par s’abîmer dans leur extase. Ce que Nancy cherche dans sa lecture
de Bataille est plutôt une politique, celle de la figure des amants paraissant
impuissants. Les amants représentent chez ce dernier le désespoir de la communauté et
du politique. A la limite, ces amants se laisseraient piéger dans l’opposition du privé et du
public.
Les amants ne sont ni dedans ni dehors mais à la fois dedans et dehors car ils n’ont
pas de sens sans communauté ; c’est cette dernière qui leur apporte leur singularité voire
même leur expérience, leur conception de l’amour. Chez Nancy, l’amour est sans doute
deseoeuvré mais les amants se placant à la limite extrême du partage. « Les amants
exposent, sur sa limite, l’exposition des êtres singulières les uns par rapport aux autres, et
le battement de cette exposition ». 118 Ceci ne veut absolument pas dire que les amants
restent malgré tout dans leur communion immanente : Les deux êtres singuliers sont
partagés, et la singularité de leur amour à son tour s’expose à la communauté. Ca ne veut
pas dire non plus que la communauté est au-delà des amants ou elle les englobe, mais
elle les traverse, voire même elle rend possible leur communication.
C’est une communication silencieuse qui reste, pour ainsi dire, enfermée dans la
communion. L’Inaccessibilité de cette communauté s’explique par le fait que le baiser n’est
pas la parole. « Sans doute, les amants parlent » écrit-il Nancy « mais c’est une parole à la
limite, impuissante, excessive en ce qu’excessivement pauvre, et dans la quelle, déjà,
l’amour s’enlise… dans la Cité, en revanche, les hommes ne s‘embrassent pas »119
Cela ne fait aucun doute que Nancy est loin de considérer que les amants doivent
partager leur amour avec la société en s’appuyant sur sa parole établie. La parole sociale
ou culturelle est aussi impuissante que celle des amants. D’où la tâche de réintégrer la
question de la littérature. En d’autres termes les amants comparaissent à leur tour devant
118 - Nancy, Jean-Luc. La communauté desoeuvrée. P. 95.
119 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 91.
la communauté et il faut envisager l’amour dans la communication littéraire. L’amour
n’exprime le partage communautaire que par le détour par l’écriture « le geste des
amants… ne peut-être exposé que par une écriture et par un récit ».120
L’union des amants n’est qu’un mensonge romantique. Les deux côtés de cette
relation forment une communauté. Mais, comme l’analyse Nancy, c’est une communauté
enfermée en ce que le rapport issu de l’amour forme la “communauté d’une prison,
organisée par l’un, consentie par l’autre, où ce qui est en jeu c’est bien la tentative d’aimer
– mais pour Rien, tentative qui n’a finalement d’autre objet que ce rien qui les anime à leur
insu et qui ne les expose à rien d’autre qu’à se toucher vainement. Ni joi, ni haine, une
jouissance solitaire, des larmes solitaires…”122
120 - Nancy, Jean-Luc. La communauté desavouée. P. 99.
121 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. p . 80.
122 - Blanchot. Maurice. La communauté inavouable P. 82.
‘’La littérature n’est pas innocente, et, coupable, elle
devait à la fin s’avouer telle’’
Blanchot et Nancy ont bien envisagé le lieu important où l'écriture fait surgir
l'expérience communautaire ou ce qu'ils nomment « le communisme littéraire ». On a
souligné que pour les penseurs de la communauté l'amour et la littérature ont cette
capacité de souligner l'être en commun. Cependant pour Nancy, la communauté de la
littérature est plus efficace que la communauté des amants parce que les amants ne
parlent pas.
123 - Bataille, Georges. La littérature et le mal. p. 172.
active au sens où l’activité se confonde avec la productivité. 124
La littérature est à son tour liée au désoeuvrement. Elle est à la fois désoeuvrée et
issue du désoeuvrement. « C’est parce qu’il y a ce désoeuvrement qui partage notre être
en commun, qu’il y a la littérature… écrire pour autrui signifie en réalité écrire à cause
d'autrui. L'écrivain ne donne rien et ne destine rien aux autres, il n'a pas en vue, comme
son projet de leur communiquer quoique ce soit, ni un message, ni lui-même. »127 Par
comparution on se place à la limite commune où la communication a lieu et l'écriture est le
geste qui obéit à la seule nécessité d'exposer dans cette limite.
129 - Bataille, Georges. La littérature et le mal. P. 313.
130 - Bataille, Georges. L’expérience intérieure. P. 128.
transgression, que cette expérience des limites doive s’écrire, et ce même par l’écriture,
profite à la littérature qui définit justement son espace pour soumettre la représentation
langagière. 131 C’est dans cette dernière qu’on met le sens en partage infini entre les
êtres singuliers et ce faisant le sens transgresse.
Dans la littérature le langage est poussée jousqu’à ses limites, ce qui se trouve être
un gaspillage au niveau de la signification. La perversion littéraire du langage est l’une des
voies de la transgression. On a vu que les êtres finis, les êtres singulières, communiquent
dans la communauté, mais la communication elle-même, aussi bien que les singularités,
sont infinies. D’où l’idée que le sens de l’écriture n’est pas définitif.
Il convient ici de mentionner qu’il y a là une relation entre le don et l’écriture qui reste
à analyser. Blanchot relie l’écriture à la figure du don. L’écriture est le « don de parole, et
ainsi elle est la figure de l’impossible et elle peut transfèrer l’impossible. L’écriture reste la
transmission de l’intransmissible » 133 . L’idée de l’écriture comme le don se nourrit
d’ailleurs de l’herméneutique contemporaine, surtout celle influencée par Heidegger. Dans
la lecture de Nancy de Heidegger, le sens n’est qu’un don qui s’inscrit dans l’écriture. C’est
le partage communautaire qui fait le don, et cela signifie que le sens est « donné » et
abandonné au partage. « le sens se donne, il s’abandonne. Il n’y a peut-être pas d’autre
sens du sens que dans cette générosité. »134
L’écriture chez Blanchot n'est pas un objet esthétique, mais il est le rapport d'adresse
131 - Besnier, Jean-Michel. Georges Bataille : La politique de l’impossible. 340.
132 - Bataille, Georges. La littérature et le mal. P. 289.
133 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 25.
134 - Nancy, Jean-Luc. Le partage des voix. P. 83.
par lequel un moi s'adresse à un toi, un moi se met hors de soi-même, qui est en fait liée,
pour reprendre le mot de Bataille, à une extase. L'écrivain et le lecteur se font l'un l'autre,
et en se faisant l'un l'autre, ils se déplacent l'un l'autre et ils se déplacent l'un par rapport à
l'autre. Ils n'ont pas quelque chose à se communiquer sauf ce partage, ils n'ont pas un
message à se transmettre. Ce que l’écrivain et le lecteur (ou sans doute, les lecteurs)
partagent, c'est la puissance et la passion de se communiquer. L’on peut dire qu'il n'y a
rien à communiquer, mais ce rien à communiquer n'a rien de nihiliste. D’où l’idée selon
laquelle la communauté est immontrable, imprésentable, ou comme le dit Blanchot,
« inavouable ». Il y a la communauté, l’on sait, l’on se sent, mais d’une manière inavouable
car elle ne peut pas être mise en oeuvre contrairement à ce que voulaient tous les projets
politiques.
La communauté n’est, pour ainsi dire, rien d’autre que le mouvement de l'écriture, qui
est comme le dit Blanchot, le fond sans fond de la communication. Ce fond sans fond c’est
la base vers laquelle tous les partages communautaires, tout échange, aboutit comme à
l'ouverture qui est précisément l'ouverture de l'un sur l'autre ou l'ouverture de l'un à l'autre.
Cet échange est ce que Nancy entends par la transmission de l'intransmissible – et la
peine que vaut la transmission de l'intransmissible.
135 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 197.
que cette exigence politique exige à son tour quelque chose de la littérature ; l’inscription
de notre résistance infinie »136
L’œuvre ne s’inscrit pas dans l’échange des idées dans la société, contrairement au
concept sociologique de la « culture ». Dès que l’œuvre surgit, il faut l’abandonner à la
communication libre ou à sa limite. L’œuvre d’art représente une sorte de tâche sur
laquelle Nancy met la main. Comme on l’a vu ultérieurement, l’être en commun résiste
autant à l’immanence qu’à la désagrégation. Mais ca ne veut pas dire qu’il suffit de le dire
pour l’exposer. Cette tâche consiste à exposer l’inexposable par l’écriture. « De l’exposer,
136 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 198.
137 - Nancy, Jean-Luc. La communauté desoeuvrée. 180-181.
138 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. p. 181.
c’est à dire de ne pas le présenter ou le représenter sans que cette représentation soit elle-
même, à son tour, le lieu et l’enjeu d’une exposition »139 .
Mais la question qui se pose c’est que si la souveraineté n’est rien, l’écriture n’en est-
elle pas alors contradictoire étant donné qu’elle reste comme l’œuvre de désoeuvrement ?
Il est évident qu’au moment de l’extase on n’écrit pas. « si l’extase peut être remémorée –
et ainsi parlée ou écrite – ce n’est que par la mémoire d’un passé qui n’aurait jamais été
vécu au présent »140
Il est vrai que la souveraineté chez Bataille n’est au fond rien au sens où l’on ne
produit rien toute en vivant l’instant présent. (Il est également vrai que la souveraineté est
d’une certaine manière le refus du temps linéaire). L’importance de l’approche
blanchotienne viens du fait qu’il met l’accent sur l’œuvre de chaque désoeuvrement et
inversement sur le désoeuvrement de chaque œuvre. Nancy ne pense qu’à écarter les
œuvres institutionnelles qui sont porteuses de messages ou de sens finis. Cependant, la
communauté évasive ne peut avoir lieu, selon Blanchot, que dans sa propre déliaison, et
ainsi qu’à partir d’une œuvre. Pour lui, il ne suffit pas de se méfier de toute œuvre ou de
toute cristallisation. Le désoeuvrement n’est pas un moment à postériori par rapport à
l’œuvre, ni le contraire, mais il réside dans l’œuvre. « il faut aussi penser qu’il y a eu, déjà,
toujours, une oeuvre de communauté, une opération de partage qui aurait toujours
précédé toute existence singulière ou générique, une communication et une contagion
sans la quelle il ne saurait y avoir, de manière absolument générale, aucune présence ni
aucun monde »141
Le trait décisif de l’extase est, selon Blanchot, « celui qui l’éprouve n’est plus là pour
l’éprouver… je me rappelle, je me remémore, je parle ou j’écrit dans le transport qui
déborde et ébranle toute possibilité de se souvenir »142 c’est en ce sens que l’écriture est
liée à un « non-savoir ». On ne peut pas savoir exactement ce que signifie l’extase et elle
se refuse à être affirmée autrement que par des mots aléatoires qui ne sauraint la
garantir. » 143 L’œuvre littéraire n’est ainsi ni une « chose littéraire », ni un objet
139 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 230 .
140 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 50.
141 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. P. 44.
142 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable, p. 37.
143 - Blanchot, Maurice. La communauté inavouable. 37.
esthétique, car on l’a illustré précédemment : l’ordre des choses fait partie du monde de
production qui est le monde profane, le monde qui n’est pas souverain et ainsi incapable
de représenter la communication.
144 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. 211.
145 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P . 211.
146 - Nancy, Jean-Luc. Le partage des voix. P. 83.
Le sens se donne en s’abandonnant dans le jeu indéfini de l’interprétation. Ainsi une
telle acception du sens est liée à la question de « l’être-avec » : « c’est à partir de là qu’il
faut désormais comprendre l’ouverture herménéutique de la question de l’être, et sa figure
circulaire. Si nous nous mouvons toujours déjà dans la compréhension ordinaire de l’être,
ce n’est pas que nous ayons de manière ordinaire – ni extraordinaire – le sens de l’être, ni
un sens de l’être, ni du sens pour l’être. C’est que nous somme, nous existons dans le
partage de voix, et que ce partage fait ce que nous sommes : nous le donne, nous le
partage, nous l’annonce. Etre déjà dans la compréhension de l’être n’est pas être déjà
dans la circulation ni dans la circularité du sens : c’est être, et c’est être abandonné à ce
partage, et à sa difficile communauté, où l’être est ce que nous annoncons les uns aux
autres »147. C’est d’ailleurs cette acception communautaire de « sens » qui rapproche
Bataille d’Heidegger, car comme le dit Nancy « Que le sens soit essentiellement commun
et non isolé, c’est chez Bataille plus qu’un thème, c’est une obsession, une hantise. »148
Ce qui compte est en effet ce qui fait circuler du sens: bien entendu, il s'agit toujours
de ce qui fait commun/ communication/ communauté. Mais il n'est pas simple de montrer
comment se communique un sens qui n'emploie pas le langage. Pourtant c'est en même
temps le sensible - visuel, sonore, etc. - qui communique, lui et rien d'autre. Lorsque
l'intelligible communique, c'est qu'il se fait sensible. Du moins, l’on pourrait dire que pour
nos auteurs le sens reste celui de la langue et se passe par la langue. Autrement dit, du
partage du sens, ils n’en tirent que l’idée de l’écriture. Le sens ne fait et ne représente le
commun que dans et par l’écriture.
Par exemple, Proust communique une pensée propre des rapports affectifs, sociaux,
etc. - mais ce qui communique cette "pensée" (ce qu'on peut commenter, analyser, etc)
c'est la sensibilité particulière de l'écriture de Proust - et celle-ci est en quelque sorte
visuelle, sonore, tactile. Mais le "petit pan de mur jaune" est irréductible aux mots qui en
parlent (et c'est aussi cela que Proust dit ou écrit). Le jeune de ce mur, sa nuance propre
et sa taille, sa position dans le tableau, etc. sont des actes de communication: ils envoient,
ils propagent, ils irradient du sens, des possibilités de sens; et ceux-ci vont toujours au-
delà de la signification, à laquelle le langage pour sa part est attaché.
147 - Nancy, Jean-Luc. Le partage des voix. P. 83.
148 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désavouée. P. 49.
Il n'y a donc pas d’expérience qui soit « plutôt » appropriée au faire-commun mais le
sens est quand même toujours essentiellement multiple. Il a son registre visuel (et coloré,
linéaire, tactile...), son registre sonore, son registre verbal, etc... La diversité sensible
appartient au sens - et au commun. Les arts n'existent que selon ce partage du commun
ou plutôt comme commun.
La question qui se pose c’est alors, si le commun a des registres différents (visuel,
sonore, littéraire) pourquoi limite-t-on la communauté à son aspect littéraire ? Comment
pourrait-on envisager la multiplicité essentielle du sens ? L’inscription de la communauté
se manifeste-t-elle toujours dans l’écriture ? Pourrait-on envisager un « communisme
artistique » ? N’urait-on pas dans cette recherche l’objectif de répondre à toutes ces
questions. Une autre étude serait nécessaire, mais on pourrait du moins éclaircir notre
question.
La dernière partie de notre recherche porte sur le rôle que joue l'art pour créer ou
pour révéler cette espèce de la communication dans la communauté. L’analyse consacrée
à la littérature me semble insuffisante en ce qui concerne l'art ou les œuvres d’art basés
sur l’expérience visuelle ou l’image plutôt que sur l'expérience textuelle. Nos auteurs ont
beucoup parlé de la littérature et de l'amour qui sont, pour eux, deux moments décisifs de
l'expérience communautaire mais pas assez de l'art malgré son importance cruciale dans
la souveraineté.
Il semble que Nancy ne fait aucune différence entres les arts et élargit ce qu’il dit de
l’écriture et de la littérature à tous les arts. Par exemple, quand il dit que l’être en commun
est toujours littéraire, il définit « le littéraire » comme quelque chose de très vaste : l’être
en commun a son être même dans la littérature « (dans l’écriture, dans une certaine voix,
dans une musique singulière, mais aussi dans une peinture) »149. Il désigne la littérature
comme l’être lui-même. Ainsi j’ai tenté, grâce à un retour vers Bataille, de traiter le rôle de
cet homme souveraine de l'art dans la communauté en m'appuyant sur les notions de
désœuvrement et de souveraineté.
Pour lui, l'art doit être non seulement sans utilité mais en plus montrer les aspects
149 - Nancy, Jean-Luc. La communauté désoeuvrée. P. 161.
150 - Bataille, Georges. L’expérience intérieure. P. 71.
151 - Bataille, Georges. La littérature et le mal. P. 304.
152 - Bataille , Georges. La part Maudite. P 29.
inutiles et inférieures de la vie du sujet. C'est ce qui se voit dans son article intitulé "le gros
orteil" qui reflète son intérêt pour le surréalisme. De ce fait, c'est dans l'expérience
artistique que l'on prend en compte notre état souverain et que l'on s'installe dans un
monde où la relation communautaire peut surgir et là où la perte et la consommation
reignent. L’œuvre d’art, ayant toujours un surplus irréductible, doit être désœuvrée et
inutile dans le sens où elle ne peut pas se réduire à une fonction précise. En effet, comme
on l’a vu, elle n'est pas porteuse d'un message.
Lorsque Georges Bataille écrit « que seule une œuvre d'art répondrait à la
représentation de ce qui est que je veux formuler »153, il démontre la présence continue et
préoccupante des arts plastiques dans toutes ses œuvres d’une telle manière que, même
si la question principale n’est pas l’art mais, elles sont hantées par sa présence, liées aux
obsessions majeures du jeu, de la dépense, du sacré, de la mort et de l'érotisme. A part
ses réflexions sur l’art, il a participé aux mouvements artistiques de son époque comme le
surréalisme. L’art, pour lui, est à la fois une préoccupation philosophique et une mode de
vie. La pensée de Georges Bataille ne cesse pas d’ailleurs de nourrir des courants de
pensée surtout dans le domaine de la philosophie de l’art. Il est vrai qu'à cette époque, la
réflexion sur l'art est intimement liée au devenir de la littérature et de la poésie. Comme les
surréalistes, Bataille ne sépare pas l'esthétique, la poésie, la littérature et la politique.
Toutefois, comme le souligne Vincent Teixeira dans son étude sur la question de la
peinture chez Georges Bataille, la place grandissante qu'il accorde aux arts plastiques
dans son œuvre est peut-être le reflet d'une inquiétude qui ne le lâche pas: l'impuissance
du discours à incarner certains "états- limites" auxquels il aspire154. Selon Georges
Bataille, l'art est le lieu de ce "non-savoir" qu'il traque dans l'expérience et par sa propre
écriture. Donc il s'agit moins d'un discours sur l'art que d'une "méditation" sur le statut
ontologique, voire sacré, de l'art, discours inséparable de sa philosophie.
153 - Bataille, Georges. « Paradoxe sur l’érotisme » in : Œuvres completes IV, P. 397.
154 - Teixeira, Voncent. Gerorges Bataille, La part de l’art. La peinture de non-savoir. Paris: L’Harmattan.
1997. P. 9.
cri et au silence, à la joie et aux larmes. L'art incarne à ses yeux ce "non-savoir" et l'extase,
l'intensité du désir et de la cruauté sous les habillements de la forme et du discours. Le fait
que son dernier livre, les larmes d’eros, soit consacré à la question de la peinture par
rapport aux thème principaux de sa pensée n’est pas tant un développement qu’un
tournant dans sa philosophie. Dans celui-ci, il reprends les thèmes comme l’érotisme, le
jeu, la mort, l’extase, la transgression, le jeu se manifestant cette fois-ci dans l’image et
dans la peinture.
Sur fond d'amitié et d'émotion, son discours s'approche d'un langage plastique, écho
et tison qui rend audible le silence des fresques de Lascaux dans le vacarme du monde
moderne, amplifie les cris horrifiés de Goya, communique la chaleur brûlante des corps
voluptueux de Masson. Art de l'angoisse, art de l'excès, art de l'impossible. L'essentiel
inavouable en jeu ici est la part sacrée dans l'homme, celle de l'extase qui signe la défaite
de la pensée, l’image qui fait communiquer les êtres en ébullition. Il faut préciser que chez
lui cette extase issue de l’image ne se limite pas à la peinture car il prend parfois l’exemple
de la photographie.
155 - Bataille, Georges. Les larmes d’eros, in : les œuvres completes. P. 623.
Enfin il nous faut son approche anthropologique de la question de l’art et de son rôle
dans l’inugauration de la communauté. La différence entre l’animale et l’homme réside
dans le fait que ce dernier, en se mettant hors de soi en extase, peut communiquer avec
ses semblables. Afin de clarifier le rôle décisif de l’art dans la formation de l’humanité, qui
est déjà la formation de la communauté, ce philosophe prend une approche
anthropologique. C’est à travers des peintures et des gravures que l’homme a vraiment
abandonnés le monde animal, et a pu représenter la passion de l’extase. Il est vrai que
c’est d’abord le travail qui différencie l’homme de l’animale mais au fond, c’est l’art qui
plonge l’homme dans un état d’ivresse, une satisfaction qui n’est pas seulement le résultat
d’un travail utile. « Au moment où parut, hésitante, l’œuvre d’art, le travail était depuis des
centaines de milliers d’années le fait de l’espèce humaine. A la fin, ce n’est pas le travail,
mais le jeu, qui décida lorsque l’œuvre d’art s’accomplit et que le travail devint en partie,
dans d’authentiques chefs-d ‘œuvres, autre chose qu’une réponse au souci de l’utilité.
Certes, l’hommes est essentiellement un animale qui travaille, mais il sait aussi changer le
travail en jeu. Je le souligne à propos de l’art (de la naissance de l’art) : le jeu humain,
vraiment humain, fut d’abord un travail, un travail qui devint jeu. »156.
Ainsi, les peintres sont en effet « de sombres sanctuaires que des torches déclaraient
faiblement ; ces peintres, il est vrai, devaient opérer magiquement la mort des bêtes, du
gibier qu’elles figuraient. Mais leur beauté animale, fascinante, après des millénaires
d’oubli, a toujours un sens premier : celui de la séduction et de la passion, celui du jeu
émerveillé, du jeu qui retient le souffle, »157
L’analyse de notre auteur sur la caverne de Lascaux dans son essaie La peinture
préhistorique : Lascaux ou la naissance de l’art évoque cette idée selon laquelle l'œuvre
d'art est intimement liée à la formation de l'humanité. Avant l'homme de Lascaux il y avait
156 - Bataille, Georges. Les larmes d’erose. p. 594.
157 - Bataille, Georges. Les larmes d’erose. p. 594.
158 - Bataille, Georges. Les larmes d’erose. p. 595.
un homme qui construisait des objets en utilisant des outils mais il n’avait jamais fait
d'oeuvre d'art. Avec ces objets nous n'atteignions pas le reflet de la vie intérieure dont l'art
assume la communication. « L’homme de Lascaux créa de rien ce monde de l'art où
commence la communication des esprits »159, donc l'art pour Bataille est une façon pour
l'homme d’être en osmose avec sa vie intérieure. C'est exactement la raison pour laquelle
on a aujourd'hui un sentiment particulier en regard de la caverne.
La naissance de l'art, qui marque à la fois la naissance de l’Homo sapiens, est une
protestation contre le monde de l'outillage qui existait auparavnt. L’Homo Faber, ou
l’homme qui fabriquait justement des objets, ne connaissait que le travaille. C’est avec le
jeu, dont le sens ne relève pas d’une autre fin que lui-même et qui est l'essence de l'art,
que le passage du monde du travaille au monde de l'art a été rendu possible. « L’art il a la
valeur d'une opposition: c'est une protestation contre un monde qui existait, mais sans
lequel la protestation elle-même n'aurait pu prendre corps. Ce que l'art est tout d'abord, et
ce qu'il demeure avant tout, est un jeu. Tandis que l'outillage est le principe du
travaille. »160
159 - Bataille, Georges. Lascaux ou la naissance de l’art ; in : Œuvres complet, tome IX, Paris, éditions
Gallimard, 1979. p. 12.
160 - Bataillle, Georges. Lascaux ou la naissance de l’art. P. 28.
Réciproquement, l’art de l’être avec le monde qui l’entoure appelle les transfigurations de
l’art, qui sont les transfigurations du génie. Il y a dans ce sens une secrète parenté de l’art
de Lascaux et de l’art des époques les plus mouvantes, les plus profondément créatrices.
L’art délié de Lascaux revit dans les arts naissants, quittant vigoureusement l’ornière. »161
161 - Bataille, Georgers. Lascaux ou la naissance de l’art. p. 30
Conclusion
Une des difficultés majeures à laquelle s'attaque cette recherche est de travailler à
partir de trois auteurs contemporains - certains contin@uant à écrire et à publier des
travaux au moment même où nous en faisons le commentaire. Quant à Bataille et Blanchot,
il convient mentionner que l’intérêt pour leur pensée reste récent ; ca ne fait pas longtemps
que ces deux derniers ont trouvé leurs places dans l’espace académique ainsi que dans la
critique de l’art. Ils attirent de plus en plus l’attention des commentateurs, des chercheurs,
et des critiques qui essaent des les resituer dans la pensée politique, l’esthétique, aussi
bien dans la philosophie contemporain.
C’est dire que cette situation d'actualité comporte le risque d'appréhender des
pensées en train de se faire, pouvant à tout moment se transformer et même se contredire.
Devant cet obstacle, nous avons préféré donner l'avantage à certaines lignes de fond qui
nous paraissaient significatives, en en laissant d’autres de côté.
- Bataille, Georges, Les Larmes d’Eros, Paris, éditions J.-J. Pauvert, 1981.
- Bataille, Georges, Lascuax ou la naissance de l'art, in: Œuvres complètes, tome IX,
Paris, éditions Gallimard, 1979.
- Bataille, Georges, La littérature et le mal, in: Œuvres complètes, tome IX, Paris,
éditions Gallimard, 1979.
- Heidegger, Martin. "L'Origine de l'œuvre d'art" In: Chemins qui ne mènent nulle part,
trad. Wolfgang Brokmeier. Paris: Gallimard,1986.
- Nancy, Jean-Luc. « Démocratie finie et infinie », in: Démocratie dans quel état?,
coécrit, Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd et al., Démocratie, dans quel
état ?, La Fabrique, Paris, 2009,