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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Structure de la sensibilité baroque


Bruce Morrissette

Citer ce document / Cite this document :

Morrissette Bruce. Structure de la sensibilité baroque. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1959,
n°11. pp. 86-103;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1959.2140

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1959_num_11_1_2140

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STRUCTURES
DE SENSIBILITÉ BAROQUE
DANS LE ROMAN PRÉ- CLASSIQUE

Communication de M. Bruce MORRISSETTE


(Washington University)
au Xe Congrès de l'Association, le 21 juillet 1958

C'est toujours la sensibilité qui valorise les thèmes,


les motifs, les procédés de rhétorique et les tournures de
syntaxe qui se combinent dans l'élaboration des
structures d'un style littéraire. Cette sensibilité à son tour se
forme dans un milieu antérieur de structures tendant à
sa production, à son encouragement, à son amplification.
Chaque génération de critiques cherche à découvrir les
principes de cet enchaînement réciproque de causes-
effets et d'effets-causes ; ensuite, les découvertes des
critiques s'influent, se différencient, se métamorphosent.
Le système du Baroque développé par Wôlfflin, avec ses
catégories révolutionnaires et rénovatrices, pénètre dans
la sphère des études littéraires, pour y devenir, une
génération ou deux plus tard, le Baroque de Jean Rous-
set, en passant par les divers stades du Baroque Eugenio
d'Ors, Baroque Chastel, Baroque Lebègue, Baroque
Gonzague de Reynold, Baroque Raymond, Baroque
Spitzer, et ainsi de suite.
Or, le domaine littéraire où se situent les
investigations baroques se trouve cultivé, parfois à travaux
forcés, de multiples façons. Les produits de cette
cultivation foisonnent : ce sont surtout les études «
stylistiques », dont Hatzfeld nous a donné une bibliographie
descriptive. Pierre Guiraud en a traduit un passage
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pour démontrer la richesse et la profusion de ces


études ; je cite un fragment de ce passage :

La structure, l'organisation, la caractérisation, l'ordre,


la rupture... le motif... l'écriture, la création littéraire,
le style et la création, l'homme et le style, l'humanité et
le style... poésie et art, poésie et technique, message
poétique, évocation poétique, exégèse poétique...
composition... forme... structure symbolique, structure
harmonique... forme et structure, structure stylistique... analyse
structurale... style et symbolisme, esprit et forme...
essence... poétique d'une œuvre... etc.

(Pierre Guiraud, La Stylistique, 1957, p. 93.)

Sans doute pourrait-on réduire la multiplicité de ces


études à quelques conceptions de base ; c'est en effet là,
je crois, une des grandes tâches de la critique
contemporaine, si elle ne veut pas risquer de se voir hantée
dorénavant par le Spectre de la Gnose, ou bien le Spectre
de la Glose !
En acceptant l'existence « objective » d'un style,
comme le Baroque, on voit surgir plusieurs questions
d'ordre philosophique, sinon métaphysique. Où faut-il
chercher, d'abord, les « causes » de ce style ? J'ai parlé
d'un milieu antérieur de structures esthétiques, car je
considère comme un fait acquis l'idée que chaque style
artistique, celui d'un écrivain aussi bien que celui d'une
période, prend pour son point de départ une œuvre d'art
ou un style précédent. Rimbaud commence avec Hugo,
Mallarmé avec Baudelaire, Picasso avec
Toulouse-Lautrec. Evidemment ce n'est pas tout ; l'artiste, ayant
quitté son point de départ, s'en éloigne de plus en plus.
Qui pouvait prévoir le trajet que tracerait Joyce, par
exemple, depuis les soliloques du héros des Lauriers sont
coupés de Dujardin jusqu'au monologue intérieur de
Molly Bloom dans Ulysse ? D'ailleurs, l'existence de
formes préalables ne garantit nullement la perpétuation
de ces mêmes formes dans la période qui suit. Oui, on
dit que les écrivains prennent dans le passé les thèmes
et les formes qui signifient quelque chose pour eux ;
certainement on s'accordera pour affirmer que le style
(baroque ou autre), toute question d'origine mise à part,
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doit répondre aux désirs et aux goûts d'une époque, à


sa psychologie émotive, c'est-à-dire à sa sensibilité. Il est
difficile d'éviter de raisonner d'une façon circulaire :
l'expression littéraire correspond à une sensibilité parce
que cette sensibilité a produit ces expressions. Mais les
expressions artistiques ou littéraires sont les seules
évidences que nous ayons de la sensibilité des époques du
passé ; donc, il n'y a pas d'autre méthode que celle de
l'analyse de plus en plus poussée de ces expressions.
Pour nous, historiens et critiques littéraires, quelles
sont les structures de la sensibilité baroque ?
Rien de plus décourageant que de dresser ou de
contempler une liste plus ou moins comprehensive des
éléments qu'on a associés au Baroque. Lorsqu'on se
rappelle que c'est ici une partie très restreinte des vastes
domaines de l'histoire littéraire, la véritable pullulation
des matières « baroques » pourrait soulever des
accusations de cultisme critique, et faire détourner le regard
de toutes ces subtilités d'identification. Une liste
(partielle encore) de ces éléments et termes baroques nous
donnerait :
D'abord, des « styles » : style anti-cicéronien, style
coupé, style serré, style éclaté, style maniériste, style
hyperbolique, style asymétrique, style désuni, style
ingénieux, style irrégulier, style pictural, style sensuel,
style Mariniste, style Gongoriste, style métaphysique,
style précieux ; des procédés de rhétorique comme :
antithèses, concetti, images mêlées de son, paradoxes,
personnifications, images sans suite, devinettes,
ornements mythologiques, correspondances, multiplicité de
métaphores, myopie des images, contradictions
irréductibles, goût des analogies, ampleur démesurée de la
forme ; des matières et des abstractions comme :
mouvement, émotion, sensibilité, expressivité, spontanéité,
raffinement, bizarreries, travestis, le funèbre, le
grotesque, sentiments primitifs, fantaisies, rupture intérieure,
inconstance, incohérence, irréalisme, étonnement,
admiration, absurdité, tension, intensité, rêveries, pompe,
ostentation, diversité, recherche de la nouveauté,
surprise, instabilité, formes chimériques, incertitude, folie,
mobilité, le paraître, la feinte, le déguisement, la vie
fugitive, le surnaturel, la précarité, le doute, amour des
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ténèbres, amour des puissances obscures, mystère,


volonté exagérée, prodiges, exubérance, virtuosité, féerie,
magie, illusions, les êtres doubles, doublés et dédoublés,
extravagance, désordre, fuite, la mort vivante, la mort
convulsée, l'apocalyptique, le trompe-l'œil, le monde
renversé, le monde comme un théâtre, hasard,
métamorphoses, l'irrationnel, le terrifiant, le macabre ; des
images où figurent : les nuages et le vent, la vague, la
spirale, l'eau en mouvement, la flamme, la bulle, le soleil
(levant ou couchant), les pierres précieuses, la fosse et
le nid, la tortue et le Phénix, Circé, Protée, le Paon,
les jeux contrastés de la lumière, le flux et le reflux,
les jeux de miroirs, la neige, Гагс-en-ciel ; et, enfin,
des genres comme : le Ballet de Cour (avec
métamorphoses et magiciens), les pièces à machine, les pièces
illusionnistes (comme L'Illusion comique de Corneille),
la pastorale mystique, la tragi-comédie et la poésie de
la mort.
Nous voilà entraînés bien loin des fameuses
catégories de Wôlfilin, dont on retrouve à peine çà et là
quelques indices. Que sont devenus les « passages » wôlffli-
niens ? — ceux du linéaire au pictural, des plans
distincts à la profondeur, de la forme fermée à la forme
ouverte, de la clarté au chiaroscuro et de la multiplicité
de l'ensemble à l'unité baroque d'éléments fondus en un
seul motif ? Le Baroque littéraire semble les avoir
fragmentés de telle façon qu'ils sont devenus à peu près
méconnaissables. Si le Baroque continue à se multiplier
ainsi, il signifiera tout et donc ne signifiera rien, et la
« Baroquie », comme l'appelle Marcel Raymond,
deviendra une science stérile.
L'idéal, pour les études baroques de nos jours, serait
de trouver ou d'élaborer un schéma des caractères ou
critères essentiels du Baroque littéraire qui pourraient
opérer pour la littérature de la même façon que les
catégories de Wôlfiflin ont agi dans le domaine des
beaux-arts. C'est justement ce qu'a tenté de faire Jean
Rousset dans son étude magistrale sur La Littérature
de l'âge baroque en France. Mais est-ce que Rousset,
demandera-t-on, a réussi définitivement à recréer les
catégories littéraires qui correspondent, mutatis mu-
tandi, à celles de Wôlfilm pour la peinture ? La ques-
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tion paraît inutile, sinon fausse. Ce n'est pas au nom


de la logique démonstrative, ou des transpositions
verbales, que l'on doit passer d'un domaine de l'art dans
un autre. Si le système de Rousset est valable, il l'est à
litre autonome, parce qu'il développe ses propres
principes de base, qui ont déjà produit les plus beaux textes
qu'on ait encore écrits sur le Baroque littéraire, aussi
bien que les preuves les plus convaincantes de son
existence.
Le schéma de critères baroques de Rousset comporte
quatre grands points : l'instabilité, la mobilité, la
métamorphose et la domination du décor. Pour bien
comprendre la portée de ces catégories, il faut,
naturellement, consulter son ouvrage, où tant d'éléments
disparates (les êtres doubles, le monde renversé, magiciens et
magie, le monde est un théâtre, inconstance,
déguisement, la mort convulsée, l'eau en mouvement, la flamme
et la bulle, Circé, le Paon, la précarité et le doute, etc.)
sont merveilleusement synthétisés dans des conceptions
d'équilibre en voie de se défaire pour se refaire, surfaces
qui se gonflent ou se rompent, formes évanescentes,
courbes, spirales, œuvres en mouvement, vision
multiple, unité mouvante d'un ensemble multiforme en voie
de métamorphose, et soumission de la fonction au décor,
c'est-à-dire synthétisés dans les quatre critères
d'instabilité, mobilité, métamorphose et domination du décor.
Et avec ceci, Rousset nous donne encore un
programme, qui consiste, selon lui, à « voir comment les
œuvres littéraires... réagissent aux critères du Baroque »,
et dans des pages brillantes, d'une richesse de pensée
et d'une beauté du style exceptionnelles, l'auteur procède
à des « expériences » tentées sur « quelques points
limités » : sur un type de métaphore (violons ailés), un
type de poème (de la vie en mouvement), une œuvre
poétique (celle de Malherbe), une œuvre dramatique
(celle de Corneille), et une attitude générale (celle du
Paon, de l'ostentation). La méthode est excellente ;
appliquons-la. Choisissons un autre aspect de la littérature
de l'âge baroque, un autre « point limité », et tentons
une expérience similaire sur un genre : le roman
préclassique. C'est ici un champ assez vaste, à preuve les
travaux de Gustave Reynier, Maurice Magendie et autres
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(tous faits, bien entendu, avant la découverte du Baroque


littéraire). Une étude complète demanderait des années
de travail ; ce n'est ici qu'un sondage. Mais il faut un
commencement à tout. Dans le roman de la période
pré-classique (dont L'Astrée est le chef-d'œuvre), trouve-
t-on des structures de sensibilité baroque ?
Rien de plus évident d'abord que le développement
dans le roman pré-classique d'une sensibilité consciente
d'elle-même, estimée, cultivée, nourrie par les
personnages romanesques. En pleine Renaissance, cette
sensibilité n'a pas encore paru dans le roman. Les romans
du sentiment, vers 1550, descendent surtout de la Fia-
metta, du Decameron, des contes du moyen âge ; il n'y
a guère que les Angoisses douloureuses d'Hélisenne de
Crenne pour étaler, d'une façon plus ou moins réaliste,
une passion sentimentale ; et encore c'est la passion et
non pas la sensibilité qu'exprime ce roman insolite. Plus
tard, une sensibilité atténuée s'esquisse dans les romans
qui précèdent L'Astrée.
Mais quelle augmentation de la sensibilité dans
L'Astrée, et dans les romans de La Calprenède et de Gom-
berville ! Partout dans Polexandre, Cassandre, Scander-
berg, Ariane, Polyxeně, Cléopâtre, Bellaure, Cgthérée et
ailleurs, on trouve toute une suite de phrases,
d'exclamations, d'interjections et d'apostrophes d'une
sensibilité à laquelle on donne libre cours. Magendie, qui y
voit du pré-romantisme, a relevé beaucoup de ces
indices ; j'en cite quelques-uns :

Vous voyez à vos pieds, dit un personnage de


Polexandre, le « sensible Iphidaraante ». « Demetrius, de tous les
hommes, estoit le plus sensible à la pitié. » « Je suis
sensible et je suis amant. » proclame Scanderberg... « Je vous
retiens trop... dans cette pitoyable narration. » ... (le)
« plus pitoyable spectacle » ... « touché de compassion » ...
< ses sanglots lui coupèrent la parole. » Dans les romans,
tous les personnages ont les larmes faciles... Oroondate
quitte Barsine (dans Cassandre) avec « un deluge de
pleurs » ; ... il « nage dans un ruisseau de larmes »...
Oronte... s'appuie contre un arbre, duquel « jusqu'au pied
il lava l'escorce de ses larmes, » etc.
(Magendie, Le Roman français au XVIIe siècle,
de L'Astrée au Grand Cyrus, 1932, pp. 426-427.)
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Ajoutons que ces personnages s'évanouissent


facilement, qu'ils se disent constamment « malheureux » et
« désolés », et qu'ils se proclament être des enfants
de douleur qu; « ont vescu dans les soupirs et les
sanglots », pénétrés par des « inquiétudes » qui sont entrées
dans leur esprit sitôt qu'ils ont eu « assez d'aage pour
les pouvoir ressentir ». Dans ces romans, le rôle de la
sensibilité émotive est prééminent.
Mais la sensibilité tout court n'est pas le Baroque, et
les indications romanesques d'une attitude exaltant le
sensible que nous venons de citer, si intéressantes
qu'elles soient pour l'historien du goût et de la
psychologie d'une époque, n'entrent pas dans notre étude si
elles ne fournissent pas, en plus, des évidences formelles
et structurales. Où déceler alors, dans le roman
préclassique, ces structures ?
On les voit paraître déjà, ici et là, avant L'Astrée,
dans les romans du sentiment. Ce sont surtout des
éléments empruntés par les écrivains à des traductions
(comme celle d'Amyot, de L'Histoire éthiopique d'Hélio-
dore), aux œuvres étrangères (comme VAmadis, YAr-
cadie de Sannazar et la Diane de Montemayor), aux
multiples sources livresques que l'érudition a pu
identifier pour la première production romanesque vers la fin
de la Renaissance : pirates barbaresques, enlèvements,
fausses morts, oracles, rencontres imprévues,
reconnaissances, naufrages, tempêtes, supplices, déguisements.
Mais cette substance pré-baroque est très peu
développée ; le ton baroque (dynamisme des images,
intensité du style, etc.), y manque presque totalement.
Signalons toutefois quelques traits stylistiques relevés
dans ces premiers romans. Ce sont des traits qu'on a
longtemps considérés comme faisant partie du style
précieux naissant (et venu de l'étranger), mais qu'on peut
maintenant rattacher au style baroque indigène,
puisqu'ils paraissent avant l'influence possible de Marino ou
de Góngora : des phrases contradictoires, instables
(« farouchement douce », « douce rudesse », « auda-
cieusement craintive », « déplaisant contentement »,
« faiblement fort », « agréablement fascheux », et autres
oxymorons paradoxaux) ; des phrases en courbes,
retournées (« l'un la merveille des beautez, l'autre la
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beauté des merveilles », « ses beautez font naistre autant


de flames que de désirs, et de désirs que de flames ») ;
des rapports en déséquilibre de la vie et la mort (« ils
naissent en mourant et meurent en leur naissance ») ;
des métaphores tirées du feu et des flammes, ou de
matières disparates, développées outre mesure ou dans
un mouvement irrégulier, parfois même circulaire
<« C'est par sa source qu'on peut adoucir une fontaine ;
c'est pourquoi mon désir qui procède de vous, retourne
par ce mesme cercle en vous mesme, et cherche dans
ce grand reservoir... » etc.) ; des images évanescentes,
voltigeantes (« L'amour estoit presque tout coulé par le
tuyau d'une plume, et sur ceste plume il vola au Ciel,
pour se rafraischir ») ; quelques exemples même de
l'emploi concret de l'inexistant qui fait penser aux
absences matérialisées de Mallarmé (dans un roman du
sieur de la Place, un personnage paraît « qui par le
cataplasme de l'absence avoit consolidé l'ulcère qu'il
avoit autresfois receu... »). (Voir Gustave Reynier, Le
Roman sentimental avant L'Astrée, 1908, pp. 318 ff.)
Ce sont là pourtant des expressions puisées au hasard
dans les romans d'avant L'Astrée, dont la qualité
baroque ne paraît que lorsqu'on les confronte à des
critères auxquels les ouvrages dans leur ensemble n'ont
qu'une faible correspondance. Il n'en est pas de même
de l'œuvre maîtresse de l'art du roman de la première
partie du xvne siècle. Dans les plus de 5 000 pages de
L'Astrée, on discerne pour la première fois en France
le véritable roman baroque. « L'eau en mouvement, a
écrit Rousset, nous porte au cœur du Baroque. » Eh
bien, pour le roman, c'est Céladon qui s'est le premier
jeté dans cette eau agitée, et il nous entraîne avec lui
dans le Lignon gonflé vers le pays romanesque du
Baroque.
Ce Lignon, augmenté par la fonte des neiges printa-
nières, se transmue dès son apparition dans un
flottement ondoyant qui reflète et exprime, par son
changement impétueux et son écoulement vers ailleurs, la
sensibilité et l'esprit de Céladon :

Le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout


glorieux... il descendoit impétueusement dans Loire... Le
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Berger frappoit dans la riviere du bout de sa houlette,


dont il ne touchoit point tant de gouttes d'eau, que de
divers pensers le venoient assaillir, qui fîotlans comme
l'onde, n'estoient point si tost arrivez qu'ils en estoient
chassez par d'autres, plus violents...
(L'Astrée, éd. 1630, I, 6.)

La chute de Céladon, ou plutôt son plongeon, dans


cette rivière, n'est pas seulement une fuite littérale. On
peut voir dans le mouvement du corps de Céladon
emporté, « soudain enveloppé du tournoiement de
l'onde », une parfaite image de fuite et d'instabilité,
caractéristique du Baroque. D'Urfé lui-même identifie
la rivière avec son âme sensible lorsqu'il fait son
apostrophe au Lignon, y voyant tous les « feux... passions...
transports... désirs... et... impatiences mesmes » qu'il a
éprouvés antérieurement, en chargeant la rivière de
conserver « la mémoire de ces choses passées » (Ma-
gendie, L'Astrée, analyses et extraits, 1928, p. 196).
Dans le miroitement des eaux torses, Céladon trouve une
glace pour refléter son âme :

Dessus les bords d'une fontaine,


D'humide mousse revestus,
Dont l'onde à mains replis tortus,
S'alloit égarant par la plaine,
Un Berger se mirant en l'eau,
Chantoit ces vers au chalumeau...
{L'Astrée, éd. 1630, I, 209.)

Encore faut-il ajouter que la Fontaine de la Vérité


d'Amour, vers laquelle tendent toutes les lignes de
l'intrigue de L'Astrée, fait penser à ces fontaines
baroques où l'eau mise en mouvement se transforme,
comme le dit Rousset, « en pluie, en éventails, en vols
de colombe, en plumages d'écume, en flocons que l'air
agite, en draps qui se tordent, en voiles gonflées par le
vent, en nuages de lumière ». (Rousset, p. 161.) C'est
près de cette Fontaine de L'Astrée qu'a lieu le
dénouement en métamorphoses et en déguisements de
l'histoire : les animaux gardant la Fontaine transformés en
statues, les oracles accomplis, Silvandre changé en Paris,
Alexis redevenu(e) Céladon, et le dieu d'Amour lui-
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même matérialisé sur une pyramide de porphyre tout en


haut de la Fontaine.
Quant au rôle du surnaturel dans L'Astrée, on
constate d'abord qu'il y a, par rapport à la Diane de Monte-
mayor, sa principale source livresque, une réduction
dans l'emploi de la magie qui pourrait passer pour une
« régression » vis-à-vis du Baroque. Mais il n'en est rien,
car dans L'Astrée la magie et les oracles sont reliés
étroitement à l'idée centrale de l'ouvrage : les effets de
l'amour. Tout le surnaturel y est fondu dans ce motif
général. Ce que d'Urfé a éliminé dans le domaine de la
magie ce sont surtout les philtres magiques qui font
oublier les souvenirs ou qui rendent aux personnages
les passions perdues ; c'est-à-dire, le côté « pratique »
ou mécanique de la magie utilitaire. Magendie signale
que les sources merveilleuses que d'Urfé a pu trouver
chez Tatius et Euthius, aussi bien que la fontaine de
Styx et celle d'Articomis chez les romanciers, sont «
utilisées » par les personnages, tandis que jusqu'à la scène
finale de L'Astrée la fontaine magique de la vérité de
l'amour reste inutilisée, « enchantée et inabordable »
{L'Astrée, p. 120). C'est donc une magie allégée,
illusionniste et irréelle, restée en suspens jusqu'à l'instant,
à la fin de la continuation de Baro, où elle s'étale dans
une profusion d'effets baroques.
Un autre élément qui avait opéré dans les romans
antérieurs à L'Astrée d'une façon plus ou moins
mécanique, c'est le déguisement, qui trouve aussi dans l'œuvre
de d'Urfé son épanouissement et sa plénitude baroque.
Le doublement et le dédoublement des êtres, les
personnages ambigus, le travestissement, la feinte : tout y
paraît, dans un échange perpétuel d'identités qui fait de
l'intrigue presque tout entière un système de
personnalités fausses, un jeu de miroirs où les caractères se
substituent les uns aux autres, pénétrant par le
déguisement et la feinte dans les milieux défendus,
triomphant de la réalité par l'illusion et le change.
Toute la trame de l'intrigue des difficultés
sentimentales d'Astrée et de Céladon a son commencement dans
la feinte imposée par la bergère à son amant, lorsqu'elle
l'ordonne d'étaler un faux amour pour Aminthe ; quand
cette feinte réussit d'une façon trop convaincante, et
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trompée par sa propre tromperie, Astrée bannit Céladon.


Celui-ci, après une première fuite en costume de fille,
se transforme ensuite si entièrement dans la
personnalité féminine d'Alexis que souvent le texte ne nous
raconte que ce qu'eZ/e fait (« les larmes aux yeux, elle
sortit de la chambre pour aller revoir les lieux où
autrefois elle avoit esté si contente »), tout en gardant de
temps en temps parmi les elle un disoit-il encore plus
incertain pour le lecteur (Extraits, pp. 221-222).
Pendant le temps passé par Alexis-Céladon auprès d'Astrée
avec tous les privilèges d'une amie, le motif de
déguisement prend des visages encore plus équivoques : de
même qu'Alexis-Céladon se revêt volontiers des habits
d'Astrée, celle-ci crée un jeu réciproque de changement
en s'habillant des vêtements d'Alexis-Céladon. Cette
action mène à l'enlèvement d'Astrée, les soldats croyant
entraîner Alexis, et aux protestations mutuelles du héros
et de l'héroïne que chacun est l'autre.
Partout dans les épisodes du roman s'encontrent des
exemples de feinte. Sans parler de tout le système
d'amour feint développé par Hylas, on peut citer le
sonnet de la feinte chanté par le « sincère » Céladon
lui-même :

Elle feint de m'aimer pleine de mignardise,


Souspirant après moy, me voyant souspirer,
Et par de feintes pleurs tesmoigne d'endurer
L'ardeur que dans mon ame elle connoist esprise.

Le plus accort Amant, lors qu'elle se desguise


De ses trompeurs attraits, ne se peut retirer ;
II faut estre sans cœur pour ne point désirer
D'estre si doucement deceu par sa feintise.

Je me trompe moy-mesme au faux bien que je voy,


Et mes contentements conspirent contre moy,
Traistres miroirs du cœur, lumières infidelles... etc.
(L'Astrée, éd. 1630, I, 260.)

Ajoutez les mensonges (comme celui de Sémire, le


rival de Céladon), les fausses maladies (surtout celle
d'Astrée), les ressemblances trompeuses (de Ligdamon
et de Lycidas, qui fait qu'Amerine se trompe sur l'iden-
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tité de son amant), les fêtes masquées (les bergers, à


l'époque où le déguisement de Céladon lui permet de
vivre d'une façon ambiguë auprès d'Astrée, portent des
masques égyptiens), et les substitutions dues au hasard
(à tel endroit près du Lignon où Galathée devait
rencontrer Polémas qui l'aime, la précarité du destin lui
envoie Céladon, à qui Galathée transfère l'émotion
préparée dans son cœur par un faux oracle créé par un
déguisement).
Etroitement liée à cette conception de caractères
instables rendus mobiles par le déguisement et la feinte,
l'idée de l'incertitude ou de l'ambiguïté des sentiments
se développe dans L'Astrêe. Signalons comme exemples
les messages et épîtres équivoques, s'appliquant à deux
ou à plusieurs personnages, qui tombent dans des mains
étrangères pour provoquer des incidents subordonnés
qui rentrent plus tard dans l'ensemble de l'intrigue ;
ou bien remarquons l'incertitude éprouvée par certains
personnages à l'égard de leurs propres sentiments et
même de leur identité. Astrée, émue à la fois par la
beauté d'Alexis et par sa ressemblance à Céladon
(naturellement, puisque c'est lui), est profondément troublée
par des émotions doubles, contradictoires, ambivalentes.
Dans une des histoires intercalées (ces éléments wôffli-
niens « fondus dans un seul motif »), Gondebaut va
jusqu'à s'identifier lui-même (tout comme Baudelaire
dans L'Héautontimorouménos) avec la personne qu'il
poursuit :

Chasse d'Amour

Je m'en vay nuict et jour


A la chasse d'Amour :
Mais chasse bien estrange
Qui me déçoit et change
En ce que je poursuis :
Puisqu'ayant bien chassé, l'Amour veut que je soye
Blessé, non le blesseur ; chasseur non ; mais la proye.

{VAstrée, éd. 1630, VI, 772.)

Lorsque Diane, attristée par la pensée de l'infidélité


(illusoire) de Sil vandre, retrouve pour s'asseoir l'endroit
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même d'où Céladon s'est jeté dans le Lignon, elle débite


un soliloque où la critique voyait autrefois une
mélancolie pré-romantique. En voici quelques lignes :

Ainsi... vont courant dans le sein de l'oubly toutes les


choses mortelles... Depuis que je suis sur ce rivage, Veau
que je vois couler n'est pas la mesme qui couloit quand je
suis arrivée, mais hélas, ni moy-mesme je ne suis pas la
mesme Diane que j'estois... le temps... va poussant et
chassant toutes choses devant luy ; et le soleil mesme, qui
est celuy qui mesure le temps, suivant le bransle universel
de tout ce qui est en l'univers, est chassé par le temps...
Et qu'est-ce donc... continuoit-elle, en relevant un peu la
voix, qu'est-ce donc puisque tout change et rechange, qui
te semble tant extraordinaire en une chose ordinaire ?...
Dis-tu pas que ce n'est pas toy qui changes ?... Mais... si
je ne suis plus Diane, qui suis-je devenue ? Le contraire...
de cette Diane que je soulois estre : ô Dieux, quel
déplorable changement !...
(L'Astrêe, éd. 1647, IV, 67-70.)

N'est-ce pas bien là, pourtant, autre chose que le


préromantisme ? En effet : nulle part dans L'Astrêe ne
trouve-t-on un passage plus caractéristique de la
synthèse des éléments de l'eau et du monde en mouvement,
dans une plus parfaite rêverie baroque sur l'instabilité,
la fuite du temps et l'incertitude du moi.
Il y a souvent dans le Baroque, comme le démontre
Rousset, une large part de la mort. Mais c'est la mort
en mouvement, la mort vivante dont il s'agit, ou bien
de la mort convulsée. Et, avec la mort, le supplice, le
macabre et le funèbre dans tous leurs aspects. Or, dans
L'Astrêe, Céladon passe une partie de son temps à faire
le mort vivant, le revenant. Astrée, en l'entrevoyant
alors, croit voir son ombre. Le temple qu'il bâtit pour
Astrée dans la forêt est considéré comme l'ouvrage
surnaturel d'un mort-vif. Une phrase équivoque dans une
lettre de Céladon signée « le reste de Céladon, l'ombre
vaine de ce que j'ay esté », est interprétée comme un
appel de l'au-delà ; on accomplit pour Céladon une
cérémonie de la mort selon les rites. Ligdamon aussi est
cru mort, et surgit parmi les vivants à leur grand éton-
nement. Les scènes de mort sont parmi les plus déve-
BRUCE MORRISSETTE 99

loppées dans le roman : l'agonie finale (illusoire encore)


de Silvanire dure pendant des pages. Chryséide, pour se
suicider, ordonne à deux chirurgiens de lui ouvrir les
veines, puis se défait de ses bandages. Diane, assistant
à la mort lente de Filandre, s'attendrit jusqu'à
l'évanouissement, et tombe « abouchée sur luy, sans poulx
et sans sentiment, et de telle sorte évanouie, que je fus
emportée chez moy sans que je revinsse... » (Extraits,
p. 32). Il y a, il est vrai, bien du chemin de là aux
images de la mort convulsée qu'on trouve chez les
« poètes de la mort » cités par Rousset ; mais dans un
passage au moins de L'Astrée, d'Urfé décrit, à propos
de Saturne dévorant ses enfants, un spectacle de la
mort aussi macabre que n'importe quelle page de Sponde,
Perron, Chassignet, ou des pères jésuites qui se
spécialisaient à cette époque dans la poésie de la mort. Voici
Saturne :

D'un costé... Saturne appuyé sur sa faux, avec les


cheveux longs, le front ridé, les yeux chassieux, le nez aqui-
lin, et la bouche dégoûtante de sang, et pleine encore d'un
morceau de ses enfants, dont il en avoit un demy mangé
en la main gauche, auquel par l'ouverture qu'il luy avoit
faicte au costé avec les dents, on voyoit comme pantheler
les poulmons, et trembler le cœur, veuë à la vérité pleine
de cruauté : car ce petit enfant avoit la teste renversée
sur les espaules, les bras penchants pardevant, et les
jambes eslargies d'un costé et ďautre, toujours
rougissantes du sang qui sortoit de la blessure que ce vieillard
lui avoit faicte... Dessous ses pieds s'eslevoyent de grands
morceaux d'ossements... et d'autres joincts avec un peu de
peau et de chair demy gastée... etc.

(L'Astrée, éd. 1630, I, 57-58.)

Ce passage est la description d'un tableau plus ou


moins inventé par d'Urfé ; le fait même de faire une
telle description (procédé rare à l'époque) est à
remarquer. L'auteur prend un plaisir esthétique très évident
à évoquer cette scène macabre, dont le prétexte
mythologique ne paraît guère suffisant pour en expliquer la
morbidité latente. D'autres tableaux dans L'Astrée
paraissent des manifestations baroques. Dans le commen-
100 BRUCE MORRISSETTE

taire que fait Adamas sur les six tableaux où est


représentée l'histoire de Damon et de Fortune, parmi les
effets de chiaroscuro, de trompe-l'ceil et d'autres
procédés picturaux on trouve l'idée du monde comme un
théâtre (conception baroque par excellence, selon Rous-
set), transformée plus ou moins dans l'idée du monde
comme un musée. Car tout Forez est dans ces tableaux,
et réciproquement. Notez surtout le plaisir que prend
l'auteur à reproduire le clair-obscur :

Voici une nuit fort bien représentée, voyez comme sous


l'obscur de ces ombres, ces montagnes paroissent en sorte
qu'elles se monstrent un peu... Prenez garde comme ces
•estoilles semblent trémousser... Mais que ces nuages sont
bien représentés, qui en quelques lieux couvrent le ciel
avec épaisseur, et d'autres seulement comme une légère
fumée, et ailleurs point du tout ; selon qu'ils sont plus ou
moins eslevés, ils sont plus ou moins clairs... Voyons les
effets de la chandelle de Mandrague, entre les obscurités
de la nuict. Elle a tout le costé gauche du visage fort clair,
et le reste tellement obscur, qu'il semble un visage
différent...
(L'Astrée, éd. 1647, 776-788.)

Ce tableau inventé, aussi bien que les autres


commentés par Adamas, est lié à l'intrigue. Le trompe-l'œil
de la peinture du Lignon est si exacte, que s'il y a
quelques différences entre cette scène et la réalité, dit
Adamas, ce n'est point « que le tableau soit faux... mais
c'est que quelques arbres depuis ce temps-là sont morts...
et toutefois il n'y a guère de changement » (Extraits,
p. 94). Ce jeu d'illusions manifeste encore une fois la
prédominance du décor dans L'Astrée.
Magendie a signalé qu'un passage du roman offre
quelque similarité avec une scène du Britannicus de
Racine. En parlant de la nuit dramatique où Célidée
accourt lorsque Thamire se blesse à la tête, Lycidas
observe : « On ne vit jamais rien de plus beau, et il
sembloit que les nonchalances de son habit et le peu
de soin qu'elle avoit d'elle mesme, ajoutassent une grâce
extresme à ses beautez » (cité par Magendie, L'Astrée,
p. 147). Cette description nocturne, mêlée de traits
baroques (lumière et obscurité, évanouissement, affole-
BRUCE MORRISSETTE 101

ment, le beau désordre d'une femme en déshabillé, etc.),


souligne la qualité baroque du tableau fait par Néron
de l'enlèvement de Junie arrachée au sommeil, et traînée
dans son palais à la lumière des torches, le tout colorié
par l'émotion morbide du « monstre naissant » devant
ce spectacle de violence sous un éclairage clair-obscur.
L'influence de L'Astrée, énorme et longtemps sentie,
fait que les romans postérieurs reflètent tous, plus or
moins, les qualités baroques que nous avons relevées
dans cette étude. L'ouvrage de Magendie sur Le Roman
français au XVIIe siècle de VAstrée au Grand Cyrus en
fournit bien des démonstrations. Lysimachus dans Cas-
sandre, comme Diane dans L'Astrée, nous raconte
comment, « assis au bord du fleuve et attachant mes yeux
sur ses ondes roulant avec impétuosité, je comparois la
durée des bonheurs que j'avois ressentis à la vitesse de
leur course ». Jean Rousset a commenté (devant le
Congrès de 1953) le rôle des eaux jaillissantes et de la
rêverie au bord de l'eau dans Le Grand Cyrus et dans
Clélie ; c'est la continuation de thèmes puisés dans
L'Astrée. Les déguisements et les feintes persistent, et
de temps en temps une métaphore « baroque », en sa
qualité douloureuse ou macabre, vient à la surface pour
illustrer la sensibilité aiguë d'un personnage :

Si les esquilles des os font tant de douleurs à ceux qui


en ont quelqu'un de brisé, qu'ils ne peuvent avoir de
repos qu'elles ne soient hors de la chair où elles causent
tant de tourment, combien doivent estre plus sensibles les
âmes jusqu'elles soient vuides des agonies qu'elles
recèlent !
(Agathonphile, p. 909 ; cité par Magendie, p. 443.)

Des traits de style baroque dont on ne trouve pas


d'exemples dans L'Astrée font parfois une apparition :
comme, dans les romans de Camus, des passages de style
« délayé », où une lourde série d'éléments de phrase,
très peu liés entre eux, fait une masse asymétrique,
dense, à la fois gonflée et creuse, ou serrée et lâche,
agitée par un rythme ondoyant, et unifiée non pas par
l'ordre syntactique ou logique des parties de phrase,
mais seulement par le motif général de la pensée
exprimée. Voici comment Camus dépeint l'impatience,
102 BRUCE MORRISSETTE

sous la métaphore d'un homme qui voudrait manger


mais s'en trouve empêché par mille inopportunités
fâcheuses :

Qui voudroit avant le repas entretenir un hoste affamé


avec des eaux de senteur, en l'oignant de parfums, en luy
lavant les mains de savonnettes, en luy faisant humer
l'odeur des cassolettes, ou des pastilles, en luy chaussant
des gands d'Espagne, en luy passant au col des chaisnes
d'ambre, en semant autour de luy des fleurs d'orange ou
de jasmin, et tous les aromates que peut produire l'Arabie
heureuse, s'il n'estoit de ces peuples astomes ou sans
bouche qui se nourrissent par l'odorat, auroit treuvé le moyen
d'essayer parfaictement sa patience, au lieu que toutes ces
regales sont de saison, lorsque le repas estant fait avec
splendeur, netteté et abondance, l'appétit estant estourdy
et comme satisfait cherche à s'irriter, et à se renouveler
pour ces gentillesses, ou par des fruicts, des dragées, et
des confitures.
(Cité par Magendie, p. 445.)

D'une pensée simple (une personne affamée veut


manger), Camus fait une prolifération de phrases en
courbes, en spirales, qui tombent le long du paragraphe
comme les eaux du haut d'une fontaine baroque, en
passant par les bassins successifs d'images
métamorphosées. L'équilibre de la phrase se défait à chaque
instant pour se refaire sous une autre forme ; et pourtant
le tout reste, puisqu'il s'agit d'autre chose, un jeu
d'illusions.
Peu à peu, le courant baroque s'apaise dans le roman
pré-classique. Lorsqu'on arrive aux environs de 1660,
on ne trouve guère plus que des histoires d'honnêtes
femmes, des romans d'analyse psychologique, ou des
contes d'amour de personnages badins et galants. A
peine un écrivain comme Mlle Desjardins, qui se
proclame l'élève de d'Urfé et de Gomberville, préserve-t-elle
dans Alcidamie, Cléonice, ses romans « grecs », «
romains » et exotiques quelques goûts baroques pour l'eau
en mouvement, le beau désordre, les énigmes et les
dissimulations. Le courant classico-réaliste psychologique,
représenté par La Princesse de Clèves et par Les
Désordres de l'amour, de Mlle Des jardins elle-même, vient
BRUCE MORRISSETTE 103

briser les formes et les structures de sensibilité baroque


de L'Astrée et de sa progéniture littéraire de la première
moitié du xvii' siècle. Le courant romanesque futur,
suivant la période classique, apportera le roman rococo
de Marivaux et de Laclos, qui fera revivre d'une
nouvelle façon certaines attitudes sensibles de l'âge
préclassique. Mais pour le moment, en plein milieu de l'âge
classique, le roman baroque est mort.

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