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América : Cahiers du CRICCAL

Le néo-baroque en question : Baroque, vous avez dit baroque ?


Françoise Moulin-Civil

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Moulin-Civil Françoise. Le néo-baroque en question : Baroque, vous avez dit baroque ?. In: América : Cahiers du CRICCAL,
n°20, 1998. Le néo-baroque. pp. 23-49;

doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1998.1330

https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1998_num_20_1_1330

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LE NEO-BAROQUE EN QUESTION
Baroque, vous avez dit baroque ?

Il est des concepts qui, pour être utilisés massivement et de façon


inconsidérée, se trouvent, en quelque sorte, comme vidés de leur
sens. On peut sans doute le dire de « fantastique » ou d'« absurde » et
c'est assurément le cas de « baroque » et de « néo-baroque ». Il s'agit donc
dès l'entrée de savoir de quoi l'on parle, de délimiter les contours d'un
terme (voire de deux) et d'une question plus complexes et plus vastes qu'il
n'y paraît. Cette évaluation, qui empruntera la voie d'une double recherche
généalogique (culturelle et littéraire, européo-américaine et cubaine),
devrait déboucher sur l'appréhension d'un phénomène de notre époque et
nous fournir une série de clefs pour la compréhension d'un versant
particulier et relativement récent des lettres cubaines, dont De donde son
los contantes de Severo Sarduy et Très Tristes Tigres de Guillermo Cabrera
Infante sont de parlantes illustrations.
La vogue du baroque n'est pas récente. Depuis une trentaine
d'années, et sans grande discrimination, le discours critique sur la
littérature l'a imposé. À l'évidence, la fortune d'une telle épithète
superlative est due à ce que l'on a appelé, à tort ou à raison, le « Boom »
du roman latino-américain ; le baroque est devenu, à cet égard, la
désignation commode d'une catégorie généralisatrice. Or, il faut en
convenir, si l'étiquette a ses commodités, elle a aussi ses dangers. D'une
part, elle valorise une production en lui donnant un dénominateur commun
et en l'internationalisant ; d'autre part — et ce n'est pas le moindre de ses
paradoxes —, elle réduit cette même production à un scheme quasi
insignifiant, par le suremploi auquel il est soumis. D'ailleurs, avec la
nécessaire distance critique, bien des arguments pousseraient à s'inscrire
en faux contre l'idée fédératrice d'un baroque littéraire que d'aucuns ont
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dénoncé comme un pur phénomène de mode1. L'utilisation abusive du


terme s'avère d'autant plus contestable que la notion même n'entre que peu
dans la définition des œuvres, voire les surdétermine2, pour s'en tenir à
leur surface et renvoyer à une image topique. De fait, le baroque entérine
l'idée reçue d'une Amérique vue depuis l'Europe comme une jungle
foisonnante, un creuset d'exotisme et de luxuriance. Le baroque latino-
américain, certes européocentriste mais aussi propre à la critique du sous-
continent, ne va donc pas sans discussion ; il reste encore aujourd'hui un
lieu commun à revisiter.
Quoi qu'il en soit, ce fut le Cubain Alejo Carpentier qui, dès la fin
des années 50, donna au processus de baroquisation de la littérature un
élan définitif ainsi qu'une sorte de reconnaissance. Il fut suivi par quelques
éminents romanciers du continent, parmi lesquels l'on retiendra
FÉquatorien Jorge Enrique Adoum, l'Uruguayen Mario Benedetti, le
Chilien José Donoso ou encore le Mexicain Carlos Fuentes3. Sans relayer
ni supplanter ce mouvement baroque, un courant « néo-baroque » se fit
jour dans les années 70 ; un article-manifeste de Severo Sarduy — un autre
Cubain — en définit les principes et le promit très vite à un succès critique
non démenti jusqu'à ce jour. Son essor plaide pour une vigueur renouvelée
de la notion. En effet, si le baroque peut induire une lecture
impressionniste, uniforme et sans doute réductrice de la littérature latino-
américaine, le néo-baroque propose en ses lieu et place une vision plus
particularisante du roman. De façon remarquable, son champ d'application
se circonscrit nettement à une production précise et à un espace culturel
déterminé, ceux de la littérature cubaine d'après la Révolution et, pour
parler clair, ceux de l'exil4. On le voit : Cuba, depuis Alejo Carpentier,
apparaît indissolublement lié au baroque. Il ne s'agit pas d'admettre ici

1. Ce dernier survenait, remarquons-le, dans le prolongement de la redécouverte par


l'Europe de l'un de ses courants esthétiques et culturels les plus féconds et autour duquel
s'étaient engagées des polémiques passionnées.
2. Cette question de la surdétermination des œuvres est pernicieuse car elle est liée à une
éventuelle attente du lecteur. Autrement dit, le roman latino-américain pourrait n'être
baroque que parce que l'on attend qu'il le soit. L'étiquette n'est alors plus informative mais
contraignante au détriment de la « vérité vraie du texte ».
3. Tous ne revendiquent pas le baroque de la même façon. En règle générale, cependant, la
thèse de l'existence d'un baroque latino-américain étaye celle, plus tangible, de la « crise du
roman ». Le baroque, en quelque sorte, viendrait se substituer aux formes expressives
désuètes et supplanter le réalisme. Autrement dit, le baroque signerait l'abandon du discours
mimétique chez les romanciers contemporains.
4. Il serait pourtant erroné de penser que seuls les auteurs cubains ont l'apanage du
baroque ; d'autres auteurs ont reçu le qualificatif : les Argentins Ernesto Sâbato et Manuel
Puig, le Mexicain Fernando del Paso, par exemple...
Le néo-baroque en question 25

l'existence d'un quelconque baroque inné et donc inhérent à une nature


tropicale et insulaire mais, après en avoir constaté la présence exacerbée,
d'en rechercher la justification dans une perspective élargie d'histoire des
idées et, plus aiguë, d'analyse littéraire. Certes, entre l'écriture de celui
que Severo Sarduy surnomma le « seigneur du baroque »! et celle des
écrivains néo-baroques de l'exil, la filiation peut surprendre. Cette
généalogie ne saurait être sans fractures. Pourtant, c'est le degré de
production, tant au niveau de la théorie littéraire que de la pratique
romanesque, qui constitue le commun dénominateur des écrivains cubains.
Ainsi se dessine, depuis Alejo Carpentier jusqu'à Severo Sarduy, en
passant par José Lezama Lima, une chaîne d'auteurs qui ont largement
contribué à l'invention et à la diffusion d'un baroque sui generis. La
pensée carpentérienne inaugure une fertile réflexion théorique sur une
Amérique baroque par essence. De son côté, José Lezama Lima propose
une quête des origines de l'expression américaine qu'il considère comme
une intégration et un dépassement des formes européennes. Severo Sarduy,
enfin, promeut l'idée d'une réactualisation du baroque.
La question se pose donc de savoir s'il est avéré de parler d'une
« école » néo-baroque cubaine. Si tel est le cas, de savoir quelle en serait la
visée, dès lors que le choix même de sa dénomination la situe en aval de la
notion originelle et en position résolument critique et rénovatrice. En effet,
loin de manifester l'abandon définitif du baroque, le néo-baroque offre le
paradoxe de légitimer une notion tout en s'en démarquant et de signer dans
le même temps confluence et divergence. Le néo-baroque dit-il à lui seul
les changements opérés ou bien n'en assume-t-il qu'une modalité ? D'autre
part, l'insularité (ou la nostalgie de l'île, dans le cas des romanciers exilés)
aurait-elle partie liée avec le foisonnement d'une écriture ? Pourquoi,
enfin, dans un contexte historique donné, se réclamer d'un concept qui
porte en lui la polémique ? Au-delà des vérités supposées et des paradoxes,
il convient donc de considérer les rapports qui se sont tissés d'une
génération à l'autre, entre théorie littéraire et roman. Bien entendu, ce
baroque ne s'écrit pas à l'insu de son créateur : écrire à Cuba ou hors de
Cuba apparaît, autant qu'ailleurs, comme une option de nature
idéologique. Ce qui intéresse ici, c'est l'itinéraire qui relie le baroque au
néo-baroque et la propension de ce dernier à s'ériger en système, à travers
des formes et des significations spécifiques.

1. Severo SARDUY, «L'impeccable itinéraire d'un grand seigneur du baroque», Les


Nouvelles Littéraires (2735), 1-8 mai 1980, p. 10. Il s'agit d'un article nécrologique.
26 Françoise Moulin Civil

Du baroque au néo-baroque : une sinueuse généalogie

L'on ne saurait parler d'un baroque latino-américain, à travers sa


spécificité cubaine, sans procéder à la nécessaire incursion dans l'histoire
singulière de la notion. Toutefois, je n'insisterai pas ici sur ce que tout le
monde sait de l'étymologie du terme et de ses avatars (depuis la perle
irrégulière jusqu'à la notion d'excès et de bizarrerie qu'a imposée le XIXe
siècle), et de sa richesse polysémique actuelle ; pas davantage sur la
validité, aujourd'hui à peine contestée, d'un Baroque historique qui a cessé
d'être considéré comme un modèle dégénéré ou abâtardi de la Renaissance
pour devenir une entité idéologique et culturelle autonome, liée à la crise
spirituelle et mentale que traverse l'Europe aux XVIe et XVIIe siècles ; pas
davantage, enfin, sur la production artistique de l'époque et qui,
cependant, sert aujourd'hui de référence, de répertoire archétypique et
dont je rappellerai, très schématiquement, les grands concepts qui la
constituent : l'illusion, le mouvement, l'ostentation et le contraste. Il me
semble préférable d'insister, en revanche, sur l'impact du baroque
« colonial » qui n'est pas sans effet sur la vigueur actuelle du baroque en
Amérique Latine, sur les valeurs transhistoriques du concept ainsi que sur
la capacité analogique que lui assigne l'esthétique.
En ce qui concerne le premier point, il est évident que la Péninsule
ibérique constitua un lieu privilégié pour l'explosion des formes baroques
durant les XVIe et XVIIe siècles. Sans revenir sur les raisons plus ou
moins « psychologiques » ou « mentales » qui y ont présidé, l'on constatera
aisément qu'en Espagne et au Portugal a triomphé cet art dit de
persuasion ; à telle enseigne d'ailleurs que c'est de façon naturelle qu'il
s'est exporté vers les nouveaux territoires conquis. Le baroque est ainsi
devenu un point de contact, un médiateur privilégié entre l'Europe et le
Nouveau Monde. Or, ce baroque ne se peut considérer que dans son
ambivalence, celle due à son origine ibérique et à l'apport indigène. Art
métis ou phénomène de mutuelle contamination, laissons la réponse aux
spécialistes pour insister plutôt sur l'évident sens idéologique de ce baroque
américain. L'art européen, porté par l'action militante des Jésuites, fut
transplanté, imposé par la force : à la domination par les armes a répondu
la conquête artistique. Cela explique en grande partie que l'art baroque
« colonial » se soit transformé en un art du joug et ait tant proliféré au
cours des XVIIe et XVille siècles. Cependant, dans le même temps — et
c'est ce qui intéresse ici —, il y eut de la part de l'indigène récupération de
cet art. Ce mouvement d'appropriation a reçu le nom d'« ultra-baroque »\

1. Cette lecture contemporaine du baroque colonial s'inscrit dans un clair dessein de


l'historiographie latino-américaine de revendication et de récupération du passé. On la doit
Le néo-baroque en question 27

Ce « plus-que-baroque », cet art de l'outrance, en tant que récupération


créatrice, a pu servir de modèle au discours culturel et littéraire
contemporain. En ce sens, l' ultra-baroque est devenu, peut-être à son corps
défendant, un jalon non négligeable dans l'histoire de l'émancipation
continentale, en tout cas la référence obligatoire de toute réflexion sur le
devenir américain. Cela est d'autant plus avéré que, dans le strict domaine
littéraire, le baroque a proprement inauguré le processus d'américanisation
de la littérature1 (sans que l'on puisse, bien sûr, parler pour autant
d'identité culturelle propre). La production américaine, dès le XVIIe
siècle, se démarque assez rapidement de l'originelle en se frayant de
nouvelles voies, épiques ou lyriques, à l'intérieur même du baroque : par
exemple, le « gongorisme » n'est pas simple translation d'un mode
d'expression poétique mais dépassement et enrichissement du modèle2. En
ce sens, le baroque acquiert bien une valeur de référence positive dans
l'Histoire latino-américaine.
Dans un deuxième temps, il nous faut insister sur une permanence
du baroque à travers les âges, les pays, les cultures qui en quelque sorte
invalide son historicité. Force est de reconnaître que le XXe siècle est bien
l'inventeur du baroque comme catégorie de pensée et vue de l'esprit. Cette
transhistoricité prend son ancrage dans la réflexion de trois théoriciens de
l'art, esthéticiens et philosophes : Heinrich Wôlfflin, Eugenio d'Ors et
Henri Focillon. Leurs conceptions, parfois divergentes, ont généré, induit
et justifié, croyons-nous, la modernissime notion de néo-baroque. Wôlfflin,
à la fin du XIXe siècle, a fait du baroque un concept autonome de l'art et
de la culture 3 en tentant d'en définir les critères propres, notamment par
rapport au classique. Pour lui, il s'agit de deux registres alternés ou
concomitants ; insistant sur la continuité évolutive de l'Art, il rejette la
traditionnelle périodisation. Postérieurement, dans le premier tiers de notre
siècle, le philosophe catalan Eugenio d'Ors a fait du baroque une des

essentiellement à l'historien d'art Angel GUIDO et à ses livres, Fusion hispano-indigena en


la Arquitectura colonial, Rosario, La Casa del Libro, 1925 et surtout, Redescubrimiento de
America en el arte, Rosario, Publicaciones de la Universidad del Litoral, 1940 : ...
elementos de la fauna y de la flora indigenas desplazaron las unidades decorativas barrocas
europeas. El sol, la luna y la concepciôn sidéral del cosmos incaico, se introducen
heréticamente en los frontispicios de las Iglesias catôlicas (p. 23).
1. Les Romantiques, les Modernistes, les Indigénistes proposeront, à leur tour, une
littérature programmatique, à contenu américain et à prétention identitaire.
2. L'autonomie et la grandeur de l'œuvre de Sor Juana de la Cruz en sont un vivant
exemple.
3. Heinrich WOLLFLIN a principalement exposé ses idées sur le baroque dans Renaissance
et Baroque (1888) et Principes fondamentaux de l'Histoire de l'Art (1915).
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tendances fondamentales de l'univers, niant ainsi toute historicité1.


Reprenant à son compte l'opposition très hispanique de Civilisation et de
Barbarie, Eugenio d'Ors fait ressortir à ces deux notions, exclusives l'une
de l'autre, les styles classique et baroque. Ce dernier est ici pensé en
termes de genre et de catégorie de l'esprit, indépendamment du temps et
du lieu de production. Peu après que d'Ors eut élaboré sa théorie, Henri
Focillon exposa une conception récurrente et cyclique tant de la vie
organique que des formes artistiques2 : dans ce contexte, les œuvres vivent
des étapes de formation, de développement, d'apogée puis de déclin. Le
baroque ressortit à une phase finale et décadente. Ces trois théories, pour
hétérogènes qu'elles soient, n'en ont pas moins influencé l'idée d'une
rémanence du baroque. Des « invariants », des « formes profondes »,
feraient du baroque une catégorie esthétique malléable, capable
d'appréhender les objets le plus disparates et de lui conférer son
incontestable modernité.
Ce sont bien ces postulats transhistoriques — et ce sera notre
troisième point — qui plaident pour un baroque analogique. La théorie
esthétique, telle qu'elle a été définie de nos jours3, s'est élaborée à partir
d'un certain nombre de figures qui ressortissent au répertoire des motifs
artistiques. Il y a là, par un évident effet de métaphore, une adéquation
parfaite entre les structures formelles qui ont été évoquées (illusion,
mouvement, ostentation, contraste) et les principes fondateurs de
l'esthétique baroque : l'être et le paraître, la dispersion et la vacuité, le
voir et l'être vu, le renversement... Les jeux de l'être et du paraître, les
illusions de surface, le simulacre et le travestissement sont autant d'effets
d'une figure majeure : la métamorphose, présidée par Circé et Protée4,
signe de l'instabilité identitaire. La confusion entre l'être et le paraître est
inséparable du topos du monde à l'envers : le masque crée le
retournement, l'inversion5. Toutes ces inconstances configurent une
esthétique de la discontinuité et de la rupture qui ne trouvent résolution,

1 . Tel est le sens de la série d'études qu'Eugenio D'ORS défend lors des fameuses décades
de Pontigny et qu'il réunit dans son ouvrage, Lo Barroco, en 1933.
2. Ces conclusions d'Henri FOCILLON font l'objet de La vie des formes (1934).
3. Voir, entre autres ouvrages, Claude-Gilbert DUBOIS, Le Baroque : profondeurs de
l'apparence, Paris, Larousse, 1973 ; Jean-Marie BENOIST (éd.), Figures du Baroque,
Paris, PUF («Croisées»), 1983 ; Christine BUCI-GLUCKSMANN, La folie du voir. De
l'esthétique baroque, Paris, Galilée, 1986.
4. Selon Jean ROUSSET, La littérature de l'âge baroque en France. Circé et le Paon,
Paris, José Corti, 1954.
5. Comment ne pas penser à la double incarnation de cette figure dans De donde son los
contantes, à travers les personnages équivoques d'Auxilio et de Socorro ?
Le néo-baroque en question 29

même éphémère, que dans le langage de l'excès. La figure du Paon, telle


que l'a aussi dessinée J. Rousset, symbolise parfaitement ce goût baroque
de l'exhibition et du spectaculaire. Ce trop-plein donne alors le change à
l'horreur du vide, la grande obsession des baroques. Ces figures
dynamiques se prêtent fondamentalement au franchissement des limites et
tous les transferts, dès lors, sont permis. Bien entendu, ces transpositions
du domaine plastique au domaine littéraire restent paradoxales et l'objet de
bien des critiques. Pourtant, au-delà des points de vue divergents sur les
problèmes générationnels et terminologiques de l'histoire littéraire
(« maniérisme », « baroque », « rococo »), l'on s'accorde à donner toute
leur place au théâtre baroque du XVIIe, celui d'un Corneille ou d'un
Calderôn ou encore à la poésie conceptiste d'un Gôngora, d'un Graciân ou
d'un Quevedo. Cette poésie intéresse en ce qu'elle a légué à la littérature
contemporaine un certain goût pour les figures métaphoriques et
oppositionnelles, pour l'ambiguïté et l'énigme, pour la prolifération et la
pléthore. Quant au théâtre, l'on ne saurait s'en étonner, il est, par
excellence, un haut lieu du baroque. Par un effet de tautologie, le principe
majeur de la vie comme songe et du monde comme théâtre, devient la clef
de l'écriture dramatique. Le théâtre s'offre aux jeux de l'identité, fait la
part belle à l'illusion, dynamise l'espace, domine le décor et la
scénographie, devenant parade, spectateur de son propre spectacle. N'est-
ce-pas d'ailleurs à cette source « historique » que sont venus puiser les
auteurs-narrateurs de De donde son los cantantes et de Très Tristes Tigres,
dans leur obsédantes théâtralisations ? Quoi qu'il en soit, ces éléments
défmitoires concourent à dessiner un nouveau répertoire de structures et de
figures qui fondent, croyons-nous, la cohérence d'une poétique baroque et
qui réénoncent, à leur manière, les motifs du baroque artistique. C'est
donc en toute logique que la rhétorique baroque — cela a été montré et
démontré — repose sur trois figures essentielles : l'antithèse, l'allégorie et
l'hyperbole. Figures de l'opposition, de l'illusion et de l'excès, elles sont
largement revendiquées par le néo-baroque.

Le néo-baroque : un « air du temps »

D'un lieu commun (le baroque) à l'autre (le néo-baroque) se dessine


ainsi un système de référence, la mise en page de phénomènes reposant sur
des modèles morphologiques profonds qu'Omar Calabrese définit de la
sorte :

l ... cuâl es el gusto prédominante de este tiempo nuestro, tan


aparentemente confuso, fragmentado, indescifrable ? Yo creo
haberlo encontrado y propongo para él también un nombre :
neobarroco [...] El « neobarroco » es simplemente un «aire del
30 Françoise Moulin Civil

tiempo » que invade muchos fenômenos culturales de hoy en todos


los campos del saber [...] Consiste en la bûsqueda de formas — y en
su valorizaciôn — en la que asistimos a la pérdida de la integridad,
de la globalidad, de la sistematizaciôn ordenada a cambio de la
inestabilidad, de la polidimensionalidad, de la mudabilidad.1

D'après ce sémiologue, le néo-baroque permettrait donc d'associer


des manifestations culturelles d'ordres divers, des théories scientifiques,
des formes artistiques, des productions littéraires..., selon le même
principe de transfert évoqué plus haut. Il s'agit bien d'analogie avec le
baroque et non de répétition ou de récurrence. Ces thèses sont très proches
de celles de Severo Sarduy, à ceci près qu'il n'y a pas de jugement de
valeur ou, comme chez notre auteur cubain, de revalorisation spéciale du
baroque mais la simple constatation d'un fait2. Omar Calabrese propose
une « géographie de concepts » qui confirme, de manière générale, la
notion fondamentale de l'esthétique baroque et son caractère duel. Tout se
passe comme si le néo-baroque ne se donnait à lire ou ne se résolvait que
dans la coexistence — conflictuelle ou, au contraire, consensuelle — de
paramètres, de lois ou d'images : autant de traces, moins disparates qu'il
n'y paraît, d'un système construit, ordonné qui doit aider à comprendre et
à déchiffrer une production romanesque de signe néo-baroque ou qui se
prétend telle.
Les mots clefs de cette esthétique néo-baroque sont à l'image de
ceux qui fondent l'esthétique modèle : la répétition, l'instabilité, la
fragmentation. Il est clair en effet que ces trois notions sont déjà
constitutives du baroque entendu comme décentrement, excès et
excentricité, toutes pratiques que l'on retrouve dans le néo-baroque : dans
l'incessant franchissement des limites, des périmètres, des systèmes ;
également dans une tentation centrifuge qui se lit, par exemple, en peinture
ou en littérature, dans la variation infinie du point de fuite ou du point de
vue ou dans la perméabilité des genres. À cet égard, Très Tristes Tigres est
tout à fait conforme au paradigme ainsi ébauché : multiplicité des voix
narratives, hésitation générique entre roman et recueil de récits,
juxtaposition/emboîtement de fragments autonomes. C'est bien
d'excentricité qu'il s'agit : celle de la transgression des normes admises, celle

1. Omar CALABRESE, La era neobarroca, trad. Anna Giordano, prol. Umberto Eco,
Madrid, Câtedra, 1989, p. 12 (le éd., L'età neobarroca, Rome-Bari, Gius. Laterza e Figli
spa, 1987). Le mérite revient à ce sémiologue italien, proche d'Umberto Eco d'avoir
conceptualisé le néo-baroque.
2. Le terme de « néo-baroque » a, semble-t-il, été avancé à propos de l'architecture de
Niemeyer par Gillo DORFLES, La arquitectura moderna, trad. Oriol Martorell, Barcelone,
Seix Barrai, 1957, chap. XIV (le éd., Architettura moderna, Milan, Aldo Garzanti, 1951).
Le néo-baroque en question 31

aussi d'une pratique déstabilisatrice qui s'appuie sur la démesure autant


que sur la virtuosité. Le néo-baroque, en ce sens, consigne une perte de la
globalité au profit d'une esthétique de la discontinuité. Ainsi le fragment
élide-t-il le centre pour acquérir son autonomie et sa forme propre. Ce
désordre caractérise certaine production littéraire contemporaine : les
Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes n'en sont que la
référence emblématique. La totalité se perd au profit de l'anthologie, du
discontinu, du fragmentaire, en mettant à mort les systèmes constitués sur
l'intégrité. Dans De donde son los cariantes, c'est bien à une parcellisation
de la cubanité que nous sommes conviés, ou plutôt à sa très artificielle
re/dé-composition en strates, cette superposition fictionnelle que
revendique le narrateur-auteur dans sa note finale1. Cet ordre de
l'intermittence produit un effet de chaos qui, en littérature et en peinture
notamment, prend la forme du « collage ». D'où, sans doute, la complexité
de ces narrations dont la trame labyrinthique et énigmatique fait de la
lecture un voyage et un déchiffrement. Cette topographie indécise ressortit
à une stratégie de l'irrésolution où l'insolubilité même du rébus devient
source de plaisir. Cet aspect aléatoire renforce la règle d'indétermination,
fondement majeur du néo-baroque. Arsenio Cué, dans « Bachata », la
dernière grande section de Très Tristes Tigres, plaide d'ailleurs pour une
littérature aléatoire, comme seule littérature possible2.
Cette excursion dans les écrits théoriques sur le néo-baroque tend à
prouver que celui-ci est avant tout un champ d'expériences, qu'il paraît
moins répondre au hasard qu'à une nécessité de définition du contemporain
et qu'il décèle un ensemble de critères de reconnaissance fonctionnant
comme schéma de lecture et d'analyse. Pour autant, il ne peut se réduire
au simple désir d'étiqueter une période : il porte en lui le renouveau.
C'est, au demeurant, à cette modernité du concept que Severo Sarduy a été
sensible, en tant que théoricien et praticien. C'est à cette appropriation-là
que nous allons maintenant nous intéresser, à travers une autre remontée
généalogique, cette fois-ci dans l'espace circonscrit de la littérature
cubaine.

Baroque et/ou néo-baroque : une problématique cubaine

De la production littéraire latino-américaine émerge un groupe


d'écrivains cubains à considérer, pour l'instant, dans son hétérogénéité et

1. S. SARDUY, De donde son los contantes (1967), éd. R. Gonzalez Echevarria, Madrid,
Câtedra, 1993, p. 235.
2. Guillermo CABRERA INFANTE, Très Tristes Tigres (1967), Barcelone, Seix Barrai,
1995, p. 349.
32 Françoise Moulin Civil

en diachronie : Alejo Carpentier (1904-1980), José Lezama Lima (1910-


1976), Severo Sarduy (1937-1993). Cette chaîne, mise en perspective,
acquiert un sens : celui de la genèse d'un baroque proprement cubain. Ce
qui relie ces auteurs, au demeurant fort dissemblables, est leur capacité à
générer à la fois une littérature propre et un discours sur la littérature. La
création et la critique, en se nourrissant l'une de l'autre, fondent un
mouvement dialectique d'une étonnante fécondité. Depuis le concept de
réel-merveilleux, tel que l'a élaboré A. Carpentier en 1949, jusqu'aux
articles de S. Sarduy sur baroque et néo-baroque (publiés dans leur grande
majorité, entre 1969 et 1987), en passant par les essais de Lezama portant
sur les rapports étroits entre l'expression de l'Amérique et le baroque, l'on
dispose d'une masse impressionnante d'écrits théoriques, comme aucune
autre littérature du continent latino-américain n'en a produit sur le sujet.
D'autre part, il faut y insister, leur résonance et leur diffusion s'expliquent
en grande partie par le rôle incontestable que joue Cuba sur la scène
mondiale à partir de 19591. A cette extrême théorisation répond, chez les
mêmes auteurs, une pratique romanesque dont il est intéressant de la
rapprocher 2. Il va de soi que ces théories, si elles sont éloignées dans le
temps (quarante années les séparent !), sont aussi distinctes dans leurs
desseins. Le néo-baroque de Severo Sarduy ne peut rejoindre le baroque de
Carpentier :

C'est pourquoi un Severo Sarduy, poussant à bout le baroque cubain


[...], propose une littérature qui serait une « apothéose de l'artifice »
et rejette la saga, la fresque américaniste, les expériences vécues, les
recherches ontologiques et le réalisme magique [...] Severo Sarduy
aspire à la souveraineté de l'écriture, désormais sans contrainte,
reposant sur sa propre matérialité, sur la pure rotation des signes en
liberté3.

1. L'aura de la Révolution est indéniable, y compris sur le plan culturel : En estos anos,
muchas cosas de las que le han ocurrido a nuestra vida literaria y artistica han girado
alrededor de la peculiar situation de Cuba como centro creador y emisor ; inevitablemente,
el ejemplo cubano ha tenido que constituir un reto (cuando no un rasero o una disyuntiva)
para la inteligencia latinoamericana (José Miguel OVIEDO, « Una discusiôn permanente »,
in America Latina en su Literatura, éd. César Fernandez Moreno, Mexico, Siglo XXI,
1972, p. 438).
2. En l'occurrence, De donde son los contantes peut difficilement être élucidé sans une
connaissance des écrits théoriques de son auteur.
3. Juan LISCANO, « L'identité nationale dans la littérature latino-américaine », Diogène
(138), avril-juin 1987, p. 62-63.
Le néo-baroque en question 33

Retour à la nature ou nature artificialisée, le baroque agit bien à


Cuba comme révélateur d'une évolution des formes et des significations de
l'écriture. C'est par conséquent entre la densité d'une théorisation
protéiforme et la fécondité d'une pratique romanesque que se joue la
rencontre conjoncturelle et indissociable d'une esthétique et d'une
idéologie. En effet, l'adoption ou le rejet du baroque, au plan artistique,
offre une voie identitaire, non indifférente à l'idéologie. Tenons-nous-en
pour l'instant à ces lignes simplifiées à dessein : l'adhésion de Carpentier à
l'idée d'un baroque synthétique, organique, reproduit, mutatis mutandis,
son orthodoxie en matière politique ; à l'autre extrémité, le néo-baroque
sarduyien, sous-tendu par les concepts de basculement et d'éclatement,
rend assez bien compte des voies diverses empruntées par la dissidence ; à
mi-chemin, l'arcanité de Lezama Lima, l'image d'un probable exilé de
l'intérieur. Ces coïncidences, certes, n'expliquent rien mais elles
présentent au moins l'avantage de signaler pour l'instant un état de fait.
Que nous sachions, nul écrivain cubain exilé ne se réclame du baroque de
Carpentier et la littérature insulaire ne se reconnaît pas dans le courant
néo-baroque. Ces deux concepts, rapportés à la littérature cubaine,
s'affirment donc comme des enjeux de luttes idéologiques et artistiques,
comme des balles renvoyées d'un camp à l'autre. Ils ramènent aussi à des
systèmes de vision du monde irréductibles que l'écrivain — de quelque
bord qu'il fût — aurait à charge de manifester. L'analyse successive des
écrits théoriques de Carpentier, Lezama Lima et Sarduy devrait nous
renseigner substantiellement sur le degré de présence et d'influence et sur
les significations du baroque à Cuba.

Le baroque inaugural d'Alejo Carpentier

Sans nous appesantir outre mesure sur cette figure maîtresse des
lettres cubaines, il nous faut en revanche y faire référence tant Alejo
Carpentier est parvenu à incarner le baroque cubain. L'ampleur de son
œuvre romanesque n'est plus à démontrer non plus que la fécondité de ses
textes théoriques. Il paraît pertinent de souligner tout d'abord combien sa
pensée constitue une trajectoire cohérente et signifiante, toujours en
osmose avec sa production romanesque. Si l'on peut affirmer que
l'intuition et l'empirisme sont à la base même de sa démarche, l'on ne
saurait paradoxalement les dissocier d'une étape de réflexion et de
maturation qui débouche sur la construction élaborée d'un système de
pensée et de vision du monde. Cette tendance à l'universalisation est, de
l'avis général, une caractéristique majeure de son œuvre.
La genèse de la pensée théorique de Carpentier est assurément à
chercher dans les considérations qui ouvrent son deuxième roman, El
34 Françoise Moulin Civil

Reino de este Mundo1, fruit d'un voyage effectué à Haïti en 1943. C'est
dans ces pages qu'il propose sa définition du réel-merveilleux. La nature
haïtienne, emblématique de la nature américaine, est vue comme le lieu
privilégié de la métamorphose et de la symbiose, comme le générateur de
cosmogonies et de mythologies inespérées et singulières. Ce concept de
réel-merveilleux étaye une vision tellurique du monde, loin de tout
rationalisme, et propose une exploration renouvelée de l'histoire et de la
géographie américaines. Ce programme — amplement mythificateur —
plaide en surface pour une Amérique primitive. Mais, derrière les
apparences, se dessinent à la fois un projet idéologique et un manifeste
esthétique où la nature, l'histoire et l'art sont intimement liés. À cette
analyse de type ontologique, selon laquelle la réalité du monde américain
est merveilleuse en soi, s'agrège un phénomène esthétique : le créateur
prend en charge la captation et la transmission de cette réalité. Le baroque,
tel que le définira Carpentier dans ses essais postérieurs, fonctionne bien
comme le catalyseur de ces deux tendances, en permettant un subtil
glissement de la fonction cognitive à la fonction expressive :

Tal finition expresiva Carpentier la atribuye al Barroco en relaciôn


con lo real maravilloso americano. Con lo que el Barroco nuestro, el
genuino y especîfico de nuestra America, pasa a ser también parte
sustancial de esa realidad maravillosa que es propia de este
continente2.

Le recours au baroque, dans ce processus esthétique, définit de la


sorte la fonction majeure de l'écrivain, à la fois devin, interprète et
démiurge. Est déjà perceptible, me semble-t-il, la différence qui opposera
Carpentier et Sarduy.
Alejo Carpentier consacre sa vie et son œuvre à parler du baroque et
à le défendre. Du vaste champ d'investigation qu'il suggère se dégagent
certaines thèses auxquelles il a plus volontiers souscrit : d'abord, la non-
pertinence d'un Baroque historique et l'adoption indiscutable de la position
dorsienne ; ensuite, l'admiration pour la langue espagnole qui se prête
structurellement, selon lui, à l'expression même du baroque ; enfin, le
continent américain est, par essence, baroque. Son rejet du Baroque
historique, il l'exprime sans ambages pour la première fois dans Razôn de

1. Alejo CARPENTIER, El Reino de este Mundo, Mexico, EDIP, 1949.


2. Alexis MARQUEZ RODRIGUEZ, « El surrealismo y su vinculaciôn con el realismo
mâgico y lo real maravilloso », in Prosa Hispânica de vanguardia, éd. Fernando Burgos,
Madrid, Orîgenes, 1986, p. 84.
Le néo-baroque en question 35

ser \ rejetant la notion de phase décadente (thèse de Focillon), condamnant


les acceptions péjoratives du mot. Il s'agit là d'une adhésion explicite aux
postulats dorsiens, qu'il dépasse quelque peu en prônant que le baroque est
une manifestation cyclique et obéit, par là même, à la loi de l'éternel
retour. Ce baroque transhistorique repose sur trois principes : l'horreur du
vide, le goût pour l'asymétrie et la recherche conjuguée de l'expansion et
de la prolifération. Les écrivains néo-baroques cubains (Sarduy en
particulier) sont pour partie redevables de cette théorie. Même si, chez ces
derniers, le traitement des notions diverge sensiblement, la pensée de
Carpentier ne laisse pas d'être inaugurale en ce domaine. Si le baroque est
donc une forme d'attitude mentale, il constitue aussi, pour Carpentier, un
moyen d'expression. L'espagnol serait la langue la plus idoine à
l'expression baroque. C'est par lui que passe renonciation de l'Amérique.
Dans ce sens, le recours au baroque renvoie à l'image archétypale d'Adam
nommant les choses, relayée par la figure non moins fondatrice de
Christophe Colomb. Dire l'Amérique, dans le projet de Carpentier, est
cette persévérante et féconde quête de l'adéquation entre le monde des
choses et le monde des mots. Ce sera, au niveau de la pratique
romanesque, cette propension à la description nominaliste, à l'inventaire, à
la taxinomie »2. L'Amérique de Carpentier, répétons-le, est, par essence,
baroque. Intuition forte plus que raisonnement : telle est, bien sûr, la
démarche de l'auteur, fondée sur une observation et une admiration de
l'aspect syncrétique de l'art américain :

America, continente de simbiosis, de mutaciones, de vibraciones, de


mestizajes, fue barroca desde siempre [...] i Y por que es America
Latina la tierra de elecciôn del barroco ? Porque toda simbiosis, todo
mestizaje, engendra un barroquismo. El barroquismo americano se
acrece con la criollidad, con el sentido del criollo, con la conciencia
que cobra el hombre americano [...] de ser otra cosa3.

C'est là évidemment l'affirmation d'un baroque ontologique, proche


de la définition du réel-merveilleux que Carpentier lui-même a proposée et
par laquelle nature et culture se confondent en un même et vaste projet
esthétique. Cuba occupe, dans cette vision globale, une place toute

1. A. CARPENTIER, Razôn de ser, Caracas, Universidad Central de Venezuela, 1976.


2. Et l'on ne peut que renvoyer à la parodie que fait, de la prose carpentérienne, le narrateur
facétieux de Très Tristes Tigres, dans la section centrale, «La muerte de Trotsky...»
(G. CABRERA INFANTE, « Alejo Carpentier. El ocaso », op. cit., p. 254-265).
3. A. CARPENTIER, op. cit., p. 51 et 54.
36 Françoise Moulin Civil

particulière. L'île devient, dans le discours de Carpentier, le prototype du


baroque, sa quintessence1.
La vision totalisante de ce « père du baroque » embrasse l'Amérique
Latine en ses intimes textures, l'espace géographique et tellurique, le temps
de l'Histoire et celui des mythes, les hommes et leurs œuvres... De cette
façon de voir découle, pour l'auteur de Concierto Barroco, une façon de
faire : le parcours qui le mène de la science à la conscience de l'Amérique
inscrit la vision qu'il propose dans un double projet, idéologique et
esthétique. C'est dans ce processus dialectique que le baroque carpentérien
prend tout son sens. Et c'est sans doute contre ce projet-là que le
néobaroque sarduyien s'inscrira le plus clairement en faux. Ce qui est en jeu,
c'est la mission de l'artiste qui, pour Carpentier, se doit d'écrire la
chronique du monde dans lequel il vit. Une triple assignation qui pourrait
ainsi se résumer : quête identitaire, prise de conscience et universalisation
du projet. La fonction médiatrice, humaniste et sociale de l'artiste ne peut
être plus clairement définie non plus d'ailleurs que le projet d'écriture qui
en résulte : le roman joue le rôle de catalyseur dans cette entreprise
complexe. Pour Alejo Carpentier, militant actif au sein de la Révolution
cubaine, il ne peut s'agir que d'un roman clairement conçu dans ses
« contextes », à portée éthique, compris comme un acte d'engagement. En
ce sens, le seul roman qu'il soit possible d'écrire — et il y a adéquation
entre ce vœu et la pratique romanesque de Carpentier — reste le roman
épique, ouvert à l'action collective et à l'Histoire. L'on aura bien sûr
compris combien De donde son los contantes et Très Tristes Tigres sont
aux antipodes de ce roman où le texte est avant tout un prétexte, où la
fiction devient le plus sûr relais de la réalité.

Entre baroque et néo-baroque : José Lezama Lima

À une place non négligeable de cette remontée généalogique, se


trouve José Lezama Lima, figure singulière des lettres cubaines, poète,
romancier {Paradiso et Oppiano Licario), essayiste, directeur de revues
dont la plus prestigieuse est sans nul doute Orîgenes (1944-1956). L'on ne
peut entreprendre de réflexion sur le néo-baroque cubain sans sans y faire
référence, tant la théorie sarduyienne lui est redevable. Bien qu'en termes
stricts, Lezama n'ait jamais parlé de néo-baroque, la critique actuelle

1. Carpentier renvoie tour à tour et indistinctement à la mythologie de la rencontre entre


l'Indigène et l'Européen, à la ville de La Havane, à l'architecture, au déhanchement des
mulâtresses, etc. Cf. en particulier id. , La ciudad de las columnas (in Tientos y Diferencias,
1964), Barcelone, Lumen, 1970, bref essai où transparaissent à la fois la passion de
Carpentier pour le baroque, son amour pour Cuba et La Havane et sa parfaite maîtrise d'une
prose baroquisante.
Le néo-baroque en question 37

s'accorde pourtant à le classer sous cette dénomination, en parlant, il est


vrai, de son écriture. Malgré tout, ses essais offrent des voies de
compréhension et des points de référence autour de la notion même de
baroque.
C'est en 1953 que José Lezama Lima publie son premier livre
d'essais, Analecta del relof, consacré, entre autres, à des auteurs
espagnols qu'il reconnaît pour ses maîtres, depuis Garcilaso jusqu'aux
représentants les plus éminents du baroque : Gôngora, Quevedo et
Calderôn. Ce livre trouvera un prolongement naturel dans la publication
rapprochée de deux œuvres fondamentales : en 1957, La expresiôn
americana2, et, une année plus tard, Tratados en La Habana3. Les cinq
essais qui composent le premier proposent une lecture culturelle de
l'Amérique à la lumière du baroque . Le second, prolifique, concentre un
nombre impressionnant d'articles critiques et propose une poétique qui ne
prendra véritablement forme que dans son dernier livre d'essais : La
cantidad hechizada, en 1970 . Il serait vain d'entreprendre ici un
inventaire exhaustif de quelque quarante années de réflexion et de
construction d'un système de pensée ; aussi vais-je m'en tenir à une lecture
synthétique, plénière des essais de Lezama, articulée autour de deux
points : la vision lézamienne du baroque gongorin et le baroque vu comme
« expression américaine ».
La vision que Lezama nous offre du baroque de Gôngora se trouve
au fondement même de sa réflexion. Ses premières considérations sur le
sujet remontent à une série de conférences (1937) qu'il consacra, non à
l'un de ses représentants, mais à Garcilaso. Il s'employa à trouver une
filiation formelle entre l'auteur des Eglogues et Gôngora, en mettant en
valeur l'utilisation et la cohésion d'un langage sachant allier le matériau
savant et le matériau populaire. Dans un essai postérieur, au titre
emblématique, Lezama revient à Gôngora. « Sierpe de don Luis de
Gôngora» (1951) se focalise sur la métaphore gongorine, faite de
jaillissement et d'hermétisme, objet incessant de fascination pour le poète
souvent cryptique qu'est Lezama, toujours enclin à la métaphore : En este
barroco renacentista, desaparece la aguja y se entreabren las mil

1. José LEZAMA LIMA, Analecta del reloj, La Havane, Origenes, 1953.


2. Id., La expresiôn americana, La Havane, Instituto Nacional de Cultura, [1957].
3. Id., Tratados en La Habana, Universidad Central de Las Villas, 1958.
4. Les titres de ces essais sont d'ailleurs éloquents : « Mitos y cansancio clâsicos », « La
curiosidad barroca », « El romanticismo y el hecho americano », « Nacimiento de la
expresiôn criolla », « Sumas criticas del americano ».
5. J. LEZAMA LIMA, La cantidad hechizada, La Havane, Union, 1970.
38 Françoise Moulin Civil

ventanas1, dit-il de Gôngora. C'est à cette source-là que Severo Sarduy


viendra s'abreuver, non seulement dans les essais que plus avant nous
examinerons, mais encore dans sa pratique romanesque, dans telle ou telle
métaphore, dans telle ou telle parodie. Ne peut-on lire, en effet, la
première phrase de De donde son los contantes (Plumas, si, deliciosas
plumas de azufre, rio de plumas...) , comme une claire réminiscence de la
poésie gongorine2 ? C'est essentiellement, j'y insiste, à travers sa lecture
de Lezama que Sarduy découvre Gôngora, voyant dans la rhétorique des
Soledades une apothéose de l'ellipse. À travers la figure du poète
cordouan, c'est à tout le baroque littéraire du Siècle d'Or espagnol que
Lezama rend hommage3, comme le firent en leur temps et pour d'autres
motifs, les Symbolistes français, les Modernistes, la « Génération de 27 »
en Espagne... Cette valorisation l'a amené à reconsidérer le baroque
littéraire américain qui, pour le poète, n'émane pas simplement du premier
mais le transcende. Le gongorisme n'est pas prolongement mais recréation,
se confond peut-être avec ce « baroque furieux » dont parlera Sarduy :

... el gongorismo, signe muy americano, aparece como una


apetencia de frenesi innovador, de rebeliôn desafiante, de orgullo
desatado, que lo lleva a excesos luciferinos, por lograr dentro del
canon gongorino un exceso aûn mas excesivo que los de don Luis,
por destruir el contorno con que al mismo tiempo intenta domesticar
una naturaleza verbal, de suyo feraz y temeraria4.

L'Amérique, rappelons-le (et c'est notre second point), avait


constitué pour Carpentier, le centre de gravité de sa réflexion sur le
baroque. Chez Lezama, cette articulation ne prend corps que très tard,
dans son livre La expresiôn americana (1957). Sans doute cela est-il dû à
une conception toute particulière qu'a Lezama de l'insularité, vécue
comme décentrement et sentiment d'indépendance ; cela s'explique plus
sûrement par l'obsession qu'il avait de rechercher une expression propre,
autochtone, bref criolla. Son travail consiste à remonter aux origines à
travers une pratique qui tient à la fois de l'Histoire, du mythe et de la

1. Id., « Sierpe de don Luis de Gôngora », Analecta del reloj, in Obras complétas, Mexico,
Aguilar, 1977, II, p. 187.
2. Lecture qui n'invalide en rien celle de Roberto Gonzalez Echevarria dans l'édition
critique. Cf. S. SARDUY, op. cit., p. 91 n. 1.
3. Lezama non seulement s'intéresse à Gôngora mais aussi à Quevedo (J. LEZAMA LIMA,
« Cien afios mâs para Quevedo » , Analecta del reloj) et à Calderôn (« Calderôn y el mundo
personaje » , ibid.)
4. Id., «La curiosidad barroca » , La expresiôn americana, in Obras complétas..., II,
p. 307.
Le néo-baroque en question 39

fiction. Sans trop entrer dans les détails1, l'on retiendra que chez Lezama,
le baroque américain — que plaisamment il appelle nuestro senor
barroco — se pose en référence positive de l'histoire de l'Amérique, signe
de contraconquista. Contrairement à Alejo Carpentier, il adhère à la notion
de Baroque historique et s'attache à dégager les caractères distinctifs du
baroque américain. Ceux-ci seraient au nombre de trois : la tension,
entendue comme une tentative vers l'unité que toute œuvre baroque aurait
en elle, en deçà de l'effet proliférant qu'elle produit2 ; le plutonisme serait
cet acte hérétique par lequel le mondt païen consumerait par contiguïté et
propagation le monde chrétien 3 ; l'idée de banquet littéraire, à la fois
comme thème de la littérature baroque et comme code culturel et
symbolique. Lezama donne là quelques pages jubilatoires qui seront du
goût de Sarduy. Enfin, Lezama reconnaît au baroque américain une double
racine : hispano-inca et négro-hispanique. C'est en dire assez la richesse et
le pouvoir, non seulement de transplantation, mais encore d'incorporation
et d'exacerbation des racines, quelles qu'elles fussent4. En ce sens, le
baroque selon Lezama, s'éloigne définitivement du baroque ontologique de
Carpentier. Le baroque n'est pas affaire de nature mais de culture. Dans
un discours moins critique que fondé en poésie, le constant renvoi à la
culture invalide toute possibilité d'ontologisme chez Lezama. On serait
tentée de repérer en cela les premiers signes d'un baroque « culturalisé »
comme chez Severo Sarduy, donc d'un néo-baroque...

Severo Sarduy : l'inventeur du néo-baroque

Severo Sarduy, poète, romancier, essayiste, critique... est, sans


conteste, la figure la plus éminente du néo-baroque cubain, ne serait-ce que
par l'importance de sa contribution théorique. Son œuvre tout entière,
cohérente bien que protéiforme, est marquée, voire obsédée par le
baroque. Tout en elle concourt à bâtir une théorie en constante évolution.
Celle-ci a sans doute à voir avec la formation intellectuelle de l'auteur, non

1. Pour aller vite, la «méthode» lézamienne, qui rejette l'historiographie traditionnelle,


hésite entre la « technique de la fiction » des historiens anglais, Toynbee, et allemand,
Curtius, et la « méthode mythique critique » du poète, critique et dramaturge anglais
T. S. Eliot.
2. Autrement dit, toute volute, toute torsade, tout jaillissement seraient l'expression d'un
conflit interne et recherche inaboutie d'un ordre. Ce « gaspillage » porterait en lui son
contraire.
3. Lezama illustre le plutonisme à travers l'évocation de l'église de San Lorenzo de Potosi
où, au milieu des sculptures espagnoles, se glisse la trace de l'Inca.
4. Face à la dégénérescence du modèle géniteur — le baroque espagnol et européen — ,
l'Amérique instaure un processus de récupération et de sublimation, aussi phagocytaire que
créateur. Voilà, en substance, ce que nous dit Lezama.
40 Françoise Moulin Civil

tant à Cuba (qu'il quitte au début des années 60) qu'à Paris où il se lie, dès
son arrivée, avec ce que l'intelligentsia de l'époque comptait d'esprits
brillants : Roland Barthes, Philippe Sollers et, plus largement, les
structuralistes, le groupe Tel Quel, l'École Pratique des Hautes Études,
etc. Il n'en renia pas pour autant sa cubanité. Le texte de De donde son los
cantantes devrait suffire à le prouver.
C'est très tôt (1966) que Sarduy prit une position au sein du baroque
cubain, se situant clairement du côté de Lezama Lima plutôt que de celui
de Carpentier1. C'est jusqu'à sa mort (1993) qu'il revendiquera cette
filiation , éclairante pour sa vision du baroque, déterminante pour la
signification de son œuvre.
L'œuvre théorique de Severo Sarduy est énorme et il serait vain de
prétendre l'épuiser ici. Or, la genèse de sa pensée sur le baroque est à
rechercher dès ses premiers articles et essais et ne trouve d'achèvement
que dans ses derniers. Je n'en propose ici qu'un rapide aperçu pour en
livrer ensuite quelques clefs utiles à la compréhension globale du
néobaroque. En 1969, Sarduy publie une première collection d'articles,
Escrito sobre un cuerpo3 qui sont répartis selon trois axes : « Érotismes »,
« Horreur du vide » et « Structures primaires ». Le deuxième titre,
suffisamment explicite, offre une première réflexion sur le baroque, à
travers deux articles essentiels : « Sobre Gôngora : la metâfora al
cuadrado » et « Dispersion. Falsas notas/Homenaje a Lezama »4. Là
encore, les titres parlent d'eux-mêmes. De Gôngora à Lezama et de
Lezama à Sarduy, un lien spéculaire se dessine, une généalogie signifiante
qui dialogue avec le baroque. Pourtant, c'est dans les essais postérieurs que

1 . Cf. Emir RODRIGUEZ MONEGAL, « Las estructuras de la narraciôn » , Mundo Nuevo


(2), août 1966, p. 23 : Se ha hablado mucho del barroco de Carpentier. En realidad, el
ûnico barroco (con ioda la carga de signification que lleva esta palabra, es decir, tradition
de cultura, tradition hispânica, manuelina, borrominesca, berniniana, gongorina), el
barroco de verdad en Cuba es Lezama. Carpentier es un neogôtico, que no es lo mismo que
un barroco... » (c'est l'auteur qui souligne).
2. Cf. S. SARDUY, « Un heredero » , in J. LEZAMA LIMA, Paradiso, éd. Cintio Vitier,
Coll. Archivos, 1988, p. 590-597. Récemment, la critique s'est intéressée à cet « héritage ».
Cf. Gustavo GUERRERO, « A la sombra del espejo de obsidiana », Cuadernos
Hispanoamericanos (563), mai 1997, p. 27-43 et Françoise MOULIN CIVIL, « Au
commencement était Gôngora (remarques sur une généalogie Gôngora/Lezama/Sarduy) » ,
America (19), Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 223-236.
3. S. SARDUY, Escrito sobre un cuerpo, Buenos Aires, Sudamericana, 1969 ; in Ensayos
Générales sobre el Barroco, Mexico-Buenos Aires, Fondo de Cultura Econômica, 1987,
p. 225-317.
4. Id., «Sobre Gôngora: la metâfora al cuadrado» (1966) et «Dispersion. Falsas
notas/Homenaje a Lezama » (1968), Ensayos Générales..., p. 271-275 et p. 276-302.
Le néo-baroque en question 41

s'affine cette première vision, notamment dans le fameux « El barroco y el


neobarroco »1, véritable manifeste programmatique, puis dans
l'emblématique Barroco2. Dans le premier des deux, Sarduy affirme
l'existence d'un baroque actuel, capable de fonctionner comme scheme
opératoire et pertinent dans l'analyse littéraire. Sarduy y propose une grille
de lecture qui intéresse autant l'idéologique que le syntaxique et dont les
mécanismes essentiels définissent, à son sens, le néo-baroque : l'arti-
ficialisation, la carnavalisation et le gaspillage. Dans Barroco, Sarduy
élargit un propos jusque là tourné essentiellement vers l'Amérique Latine.
Il y développe le projet ambitieux de comprendre l'univers, et même le
cosmos en recherchant les éventuelles correspondances entre le physique et
le symbolique, entre les modèles scientifiques et les productions artistiques.
Il reprendra plus ou moins ces considérations dans « Le basculement
néobaroque » 3 avant de livrer son grand livre d'essais, La simulation*. Nous
aurons à revenir sur cette notion qui se rattache à des phénomènes majeurs
du néo-baroque, tels que la métamorphose, la théâtralité ou l'illusion. Les
considérations sur le baroque prennent définitivement forme dans la
réédition complète des essais, en 1987, auxquels s'agrège un inédit : Nueva
inestabilidcuf , dédié à Octavio Paz.
Que retenir de ce foisonnement de textes sur le baroque ? Tout
d'abord, le mot lui-même fascine Sarduy : son étymologie autant que son
sémantisme. Il en retient tout, montrant que le mot et la notion qu'il sous-
tend sont riches de tous les apports successifs — fussent-ils positifs ou
négatifs — dont ils ont été l'objet. Ensuite, il postule sans ambages
l'existence d'un Baroque historique, aux limites clairement établies. Il suit
en cela la leçon lézamienne pour abandonner définitivement la voie tracée
par Carpentier pour qui, rappelons-le, le baroque demeure une constante
de l'esprit, un impératif catégorique ou répond à des conditions
idiosyncrasiques et naturelles. Cela explique donc en grande partie le choix
du terme de « néo-baroque » : il y a sans doute, chez Sarduy, le désir de
rendre clairs des concepts peut-être flous, de situer précisément ce nouveau
« modèle » par rapport au paradigme ancien, de bien démarquer le Baroque

1 . Id. , « El barroco y el neobarroco » , in America Latina en su Literatura, éd. César


Fernandez Moreno, Mexico, Siglo XXI, 1973, p. 167-184.
2. Id., Barroco, Buenos Aires, Sudamericana, 1974 ; in Ensayos Générales..., p. 143-224.
3. Id., «Le basculement néo-baroque», trad. Gérard de Cortanze, Magazine Littéraire
(151-152), septembre 1979, p. 34-35.
4. Id., La simulation, Caracas, Monte Avila, 1982 ; in Ensayos Générales..., p. 51-142.
5. Id., Nueva inestabilidad, in Ensayos Générales..., p. 7-49. La même année paraît ce qui,
de fait, sera son ultime livre d'essais : El Cristo de la rue Jacob, Barcelone, Ediciones del
Mall, 1987. Livre surprenant et attachant qui mêle essai et fiction autobiographique.
42 Françoise Moulin Civil

historique de ce qu'il considère comme sa résurgence contemporaine mais


aussi de montrer l'autonomie et la capacité de fonctionnement de ce
nouveau concept en regard de l'amalgame lié à l'abus du terme de
« baroque ». Le néo-baroque, enfin, s'il est assimilation du premier
baroque, se propose, dans le même temps, d'en être le détournement et la
parodie. C'est dans cette incessante confrontation entre modèle et copie,
entre paradigme et parodie que le néo-baroque sarduyien prend tout son
sens.
Mais revenons peut-être aux diverses voies empruntées par l'auteur
en direction du néo-baroque. Si celui-ci finit par être un mode du littéraire,
c'est bien loin de ce champ-là que naissent les prémisses du discours. La
science a toujours fasciné Sarduy, à telle enseigne qu'elle lui fournit
précisément le point de départ de son investigation. Il s'emploie à
découvrir des résonances — ce qu'il appelle, lui, des « retombées »l —
entre le domaine scientifique et le domaine symbolique. Autrement dit, le
modèle cosmologique se retrouve figuré dans l'aire symbolique qui lui
correspond. D'où, chez Sarduy, la distinction d'un avant-baroque et d'un
après-baroque. Dans la première période, la science est bouleversée par les
découvertes de Copernic et de Galilée : le géocentrisme laisse
progressivement la place à l'héliocentrisme, ce qui signifie que sont remises
en question les notions mêmes de centre, de mouvement naturel, d'intégrité
de la matière, de prééminence du cercle, etc. Mais cela ne se fait que
lentement ; ainsi, le système galiléen, incarnation de l' avant-baroque,
reste-t-il pour Sarduy un carcan logocentrique et conservateur. Du reste,
nous dit-il, on peut en lire les traces dans les rotondités parfaites de
l'œuvre de Raphaël. C'est déjà dire que l'ordre, cosmologique et
symbolique, du baroque ne sera plus le cercle mais l'ellipse dont on
comprendra aisément la double fonction, au plan de la structure (ellipse
géométrique) et au plan de la figure (ellipse rhétorique). Les exemples de
« retombées » sont légion : en peinture, le Caravage, le Greco, Rubens,
Velazquez ; en architecture, Borromini ; en littérature — et ce n'est pas
pour surprendre —, Gôngora. Tout le raisonnement de Sarduy s'articule
autour des notions de decentrement et de dérivation, de double focalisation
et de dilatation, de fragmentation et de rupture. Le discours qui étaye sa

1. Sarduy en donne une première définition, sous forme de poème, dans Barroco (in
Ensayos Générales..., p. 144) : Retombée : causalidad acrônica,/ isomorfia no contigua,/
o,l consecuencia de algo que aûn no se ha producido,/ parecido con algo que aân no existe.
Dans Nueva inestabilidad (ibid., p. 35), il parachève cette définition : Retombée es también
una similaridad o un parecido en lo discontinuo : dos objetos distantes y sin comunicaciôn o
interferencia pueden revelarse anâlogos ; uno puede funcionar como el doble [...] del otro :
no hay ninguna jerarquia de valores entre el modelo y la copia.
Le néo-baroque en question 43

théorie du néo-baroque trouve là ses fondements les plus sûrs, en


particulier dans les réflexions que lui suggèrent les figures de Gôngora et
de Velazquez. L'ellipse, chez le premier, consacre en la sublimant la
pratique de la métaphore ; elle est, chez le second, élision du sujet-modèle.
Ces observations sur l' avant-baroque et le baroque devaient tout
naturellement amener Sarduy à considérer l'ère postérieure, entendre notre
époque. Aujourd'hui, on le sait, s'affrontent deux théories cosmologiques :
le Big Bang (l'univers est en expansion depuis l'explosion initiale mais tend
inexorablement vers sa fin) et le Steady State (l'univers serait, au contraire,
stable). On ne sera pas étonné que Sarduy ait été séduit par la première et
qu'il y ait vu une similarité avec le Baroque. De la même façon que les
XVIe-XVIIe siècles connurent un bouleversement (on sortait du Moyen
Âge et des certitudes héritées), notre époque vit des soubresauts et des
basculements. La « nueva inestabilidad » qu'il a donnée pour titre à l'un de
ses derniers essais sur le baroque dit bien ce qu'elle veut dire : l'histoire se
répète, le baroque resurgit (Se repite, con la cosmologia actual[...] la
subversion, o la desintegraciôn de una imagen cohérente del universo1).
L'espace symbolique, à l'instar de la donne cosmologique, se trouve
assujetti à un principe général de déconstruction et de dissémination :
comienza, dit-il, la aventura de la fragmentation, la era de la fracture?.
L'image de l'univers devient proprement inconcevable. C'est cette coupure
radicale et cette dispersion qui fondent le néo-baroque sarduyien : au-delà
du retour en force du baroque (El regreso de un arte barroco, o el de
alguna de sus espejeantes formas, no solo se reconoce hoy, sino que hasta
se reivindica3), de sa réactivation voulue et de la reconnaissance de
quelques analogies, prend forme une volonté de parodie de ce baroque. La
résurgence néo-baroque n'est donc pas simple avatar ou répétition mais
carnavalisation, n'est donc pas copie du modèle mais débordement. La
théorie ainsi dessinée ouvre à l'évidence sur des pratiques. Ce sont ces
dernières qui véritablement éclairent le sens de la réflexion sarduyienne et
la replacent dans un plus large débat sur les formes et les significations de
la littérature contemporaine.
Toute la théorie du néo-baroque chez Sarduy prend corps dans ce
qu'il appelle lui-même une « apothéose de l'artifice » . La nature est ainsi

1. Ibid., p. 20.
2. Ibid., p. 63 (c'est l'auteur qui souligne).
3. Ibid., p. 35.
4. El festin barroco nos parece [...] con su repeticiôn de volutas, de arabescos y mascaras,
de confitados sombreros y espejeantes sedas, la apoteosis del artificio, la ironia e irrisiôn de
la naturaleza, {id., « El barroco y el neobarroco... », p. 168).
44 Françoise Moulin Civil

mise à distance et cette éviction signe le triomphe de la culture. Dans


l'article fondateur de sa théorie, « El barroco y el neobarroco » — qu'il
convient de replacer dans le contexte précis du structuralisme —, Sarduy
définit le processus d'artificialisation à partir de trois mécanismes précis :
la substitution, la prolifération et la condensation. Sans entrer dans les
détails, l'on retiendra que la substitution désigne des phénomènes
d'escamotage du signifiant et de son remplacement (en rhétorique, ce sont,
par exemple, la métaphore et l'ellipse) ; la prolifération est le fait de
l'exclusion d'un signifiant et de la production en son lieu d'une chaîne
métonymique d'autres signifiants (par exemple, les juxtapositions, les
périphrases...) ; la condensation, enfin, désigne la permutation entre deux
éléments d'une même chaîne signifiante et du jaillissement d'un troisième
terme (par exemple, les jeux phonétiques, les mots-valises...1). Ne nous
laissons pas dérouter par l'aridité de l'exposé théorique et pointilliste,
accompagné d'ailleurs de schémas peu engageants. La codification du
néobaroque littéraire passe par des phénomènes plus amples : notamment le
processus qui mène du concept de parodie à celui de carnavalisation.
Sarduy, ici, s'inspire nettement des travaux (entre autres sur le carnaval)
du poéticien russe, Mikhaïl Bakhtine2 et de la glose qu'en fait la
sémioticienne Julia Kristeva3. Sarduy en retient les notions de distanciation,
d'affranchissement et d'inversion. Un grand pan de la littérature (Pétrone,
Rabelais, Cervantes, etc.) offre des exemples probants de carnavalisation,
en profanant le code aristotélicien fondé sur la causalité et en s'échappant
de l'Histoire ; de plus, il se donne à lire comme « polyphonie » (le mot est
de Kristeva), comme somme de textures, comme espace dialogique :

... le « mot littéraire » n'est pas un point (un sens fixe), mais un
croisement de surfaces textuelles, un dialogue de plusieurs écritures :
de l'écrivain, du destinataire (ou du personnage), du contexte
culturel actuel ou antérieur [...] Tout texte se construit comme
mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation
d'un autre texte

1. Sarduy donne ici l'exemple des jeux linguistiques de Lewis Carroll et de Cabrera Infante.
2. Cf. en particulier Mikhaïl BAKHTINE, La poétique de Dostoïevski (1929), Paris, Seuil,
1970 ; l'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et à la
Renaissance (1965), Paris, Gallimard (« Tel » ), 1970 ; Esthétique et théorie du roman
(1924-1970 ; 1975), Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Idées » ), 1978.
3. Cf. Julia KRISTEVA, « Le mot, le dialogue et le roman » (1966), Sémeiotikè. Recherches
pour une sémanalyse, Paris, Seuil (« Points » ), 1969, p. 82-112.
4. Ibid., p. 83 et 85 (c'est l'auteur qui souligne).
Le néo-baroque en question 45

C'est à cette polyphonie que J. Kristeva a donné le nom


d'intertextualité et que Sarduy commente ainsi : red de conexiones, de
sucesivas filigranas1. Postulant une lecture sémiologique du baroque, il
dissocie deux pratiques, pour lui fondamentales : l'intertextualité et
l'intratextualité. La première renvoie à la technique picturale du « collage »
(citations, réminiscences...), fondant ainsi le texte en hétérogénéité et en
artificialité. Cette modalité postule une interdépendance des textes et plaide
pour une littérature qui n'en finit jamais de s'écrire2. La seconde se définit
par la présence de citations internes, tautologiques, ce que Sarduy nomme
« tatouage »3. Là encore, il insiste sur le caractère artificiel et ludique de
tels procédés. Quoi qu'il en soit, à travers ces pratiques spécifiques, c'est
bien l'autorité du texte qui est enjeu :

Dans ses structures, l'écriture lit une autre écriture, se lit elle-même
et se construit dans une genèse destructrice [...] On pourrait
démontrer à travers le mot et la structure narrative romanesque du
XXe siècle comment la pensée européenne transgresse ses
caractéristiques constituantes : l'identité, la substance, la causalité, la
définition pour en adopter d'autres : l'analogie, la relation,
l'opposition, donc le dialogisme et l'ambivalence ménippéenne.4

C'est par conséquent dans un schéma de basculement, de faillite du


système logocentrique et de transgression que Sarduy inscrit le néo-
baroque.
Dans sa théorie, une large place est par là même accordée au
problème de la représentation, des rapports complexes entre modèle et
copie. Pour lui, cette dernière ne peut être que parodie et dérision du
modèle, simulacre5. Il centre essentiellement sa réflexion sur le corps
(corps-présence ou corps-image). À cet égard la métamorphose corporelle
(déguisement, travestissement) fournit un thème dominant. On en trouve la
trace dans ses romans, bien sûr, mais aussi dans ses essais, en particulier
dans Escrito sobre un cuerpo et La simulaciôn. La métamorphose y est
envisagée à la fois comme fait de nature et fait de culture et s'explique par

1. S. SARDUY, « El barroco y el neobarroco... » , p. 175.


2. Voir à ce sujet les thèses de Borges ou de Maurice Blanchot.
3. S. SARDUY, « El barroco y el neobarroco... » , p. 178.
4. J. KRISTEVA, op. cit., p. 98 et 108.
5. Sarduy renvoie aux copies qu'a réalisées le peintre Antonio Saura à partir des modèles
classiques de Sanchez Coello, de Velâzquez ou de Rembrandt. Le modèle y est tourné en
dérision, barbouillé, souillé. Le nouveau portrait montre le modèle en anamorphose et en
voie de dissolution (cf. La simulaciôn).
46 Françoise Moulin Civil

un désir d'identification. Parallèlement, l'intérêt de Sarduy se porte sur les


métamorphoses scripturales qui intéressent au premier chef la peau en tant
que surface (tatouages, scarifications, maquillage, peintures corporelles...)
et qui en font le lieu d'un signifiant de langage. C'est dans cette vocation
au simulacre — ou, une fois de plus, à la parodie et à l'artifice — que
Sarduy reconnaît l'un des signes majeurs du néo-baroque. Le corps-support
disparaît dans ce que Sarduy nomme le teatro de la invisibilidad1 . Les
exemples ne manquent pas. Nous retiendrons celui de la peinture
corporelle2 mais surtout celui, spectaculaire, du transvestisme :
transformation mystificatrice et théâtrale, outrance vestimentaire,
contestation du sexe, volonté de jeu, goût exacerbé pour l'apparence
trompeuse... Sans doute pourra-t-on reconnaître dans ce bref catalogue les
figures ambiguës d'Auxilio et de Socorro. Dépasser les limites de son
propre corps, c'est assumer une perpétuelle représentation, pratiquer un art
de la surenchère et du gaspillage ostentatoire :

... una forma extrema, el exceso del despilfarro de si mismo [...],


un deseo irrefrenable de gasto, de lujo peligroso, de fastuosidad
cromâtica, una necesidad de desplegar [...] colores, arabescos,
filigranas, transparencias y texturas, tendremos que aceptar [...] este
deseo de barroco en la conducta humana. . .3

Pour Sarduy, cela est clair, la métamorphose est mue par une
pulsion de simulation qui régit tout l'univers, dans des domaines aussi
disparates que l'organique, le biologique, le culturel, l'imaginaire... La
simulation elle-même apparaît comme l'étape postérieure à la copie et à
l'imitation ; elle permet d'incorporer l'apparence désirée ; elle est
imposture. Dans ce sens, le néo-baroque selon Sarduy, traduit bien une
certaine crise de la représentation où le seul code en vigueur reste celui de
la matérialité de l'œuvre.
Artificialisation, carnavalisation, simulation, voilà donc les maîtres
mots du néo-baroque sarduyien. Toutes pratiques qui servent une finalité
évidente : la transgression des codes et des canons, fussent-ils physiques,
moraux, idéologiques, littéraires... Lecteur de Georges Bataille, Sarduy en
a retenu la leçon : la remise à l'honneur des dépenses improductives, du
gaspillage stérile et jubilatoire contre la fonctionnalité, la (re)production,

1. Ibid., Ensayos Générales..., p. 86.


2. Sarduy consacre un bon nombre de pages au sujet dans La simulaciôn (notamment à
propos des travaux de peinture corporelle de Holgen Holgerson sur le mannequin
Verushka).
3. Ibid., Ensayos Générales..., p. 58.
Le néo-baroque en question 47

l'économie. La revendication de cette dissipation à outrance a proprement


fasciné l'Espagnol Juan Goytisolo1. Le néo-baroque obère donc, pour
Sarduy, la fonction informative du langage ; en cela, il s'assimile à
l'érotisme, en ce qu'il porte en lui de capacité de jeu et de plaisir. Ainsi
Sarduy l'a-t-il clairement exprimé :

l Que significa hoy en dia una prâctica del barroco ? [...] i Se trata
de un deseo de oscuridad, de una esquisitez ? Me arriesgo a sostener
lo contrario : ser barroco hoy significa amenazar, juzgar y parodiar
la economïa burguesa, basada en la administration tacana de los
bienes [...] Malgastar, dilapidai1, derrochar lenguaje ûnicamente en
funciôn de placer [...] El barroco subvierte el orden supuestamente
normal de las cosas.2

On retrouve ici cette notion de plaisir que Roland Barthes — autre


maître incontesté de Sarduy — voyait s'inscrire dans l'écriture. On le voit,
le néo-baroque remet à l'honneur le corps : la métamorphose et la
carnavalisation ne sont autres que les modalités privilégiées de cette
réhabilitation d'un corps-support, d'un corps transcendé par sa propre
matérialité. Sarduy parachève son raisonnement en proposant une
assimilation corps/livre, peau/page, tatouage/écriture, clamant ainsi la
primauté de l'apparence : l'extériorité comme seule réalité possible. Peut-
être veut-il ainsi nous faire comprendre qu'il n'y a rien qui vaille derrière
les mots, derrière les signes et que la littérature n'est que pure simulation.
On l'aura compris, en deçà de ses multiples fascinations pour la
cosmologie, l'art, la biologie, etc., Sarduy, sans cesse, s'interroge sur les
pouvoirs de la littérature, plus que sur ses devoirs. En revanche, son
éclectisme aura fait éclater les frontières jusque là étanches, exclusives des
savoirs et de leurs discours. On pourrait certes lui reprocher son
amateurisme en bien des domaines, encore qu'il nous coupe l'herbe sous
les pieds en le reconnaissant lui-même (Es posible que ante la Ciencia un
escritor no sea siempre mas que un aspirante3) ; mais on ne pourra pas ne
pas lui reconnaître d'avoir créé de motu proprio un espace ouvert de
réflexion, aux insaisissables confins, aux débordements excessifs, aux
« retombées » inespérées4. De toute évidence, la théorie sarduy ienne se

1. Juan GOYTISOLO, « El lenguaje del cuerpo (sobre Octavio Paz y Severo Sarduy) » ,
Disidencias, Barcelone, Seix Barrai, 1977, p. 171-192.
2. S. SARDUY, « Suplemento » , Barroco, Ensayos Générales..., p. 209.
3. Id., « Nota » , Nueva Inestabilidad, Ensayos Générales..., p. 9.
4. Comment lui, l 'anti-académique par antonomase, aurait-il pu concevoir que « son »
néobaroque deviendrait une question de l'Agrégation d'Espagnol ? !
48 Françoise Moulin Civil

présente comme une réévaluation du passé, du Baroque historique, bref, du


premier baroque et une évaluation de sa supposée résurgence aujourd'hui,
ce qu'il nomme, par conviction, le néo-baroque, terme dont le préfixe dit à
lui seul son engagement, son enracinement dans la modernité. Sous la
plume et dans l'esprit de Sarduy, le baroque renaît. On en reconnaît
assurément les signes distinctifs quoiqu'ils soient détournés, parodiés,
carnavalisés.
Il ne fait aucun doute que cette expérience baroque, Sarduy la
portera au roman. Les clefs que donnent la lecture et la compréhension de
son œuvre théorique, si elles ne suffisent pas à ouvrir toutes les portes de
sa production narrative, du moins en facilitent-elles, je crois, l'accès.

En guise de conclusion

Conclure sur le néo-baroque paraît relever de la gageure. En effet,


comment mettre un terme à une réflexion en perpétuel devenir, aux
rebondissements d'une notion qui, par sa nature même, entend échapper
aux règles et aux normes ? Alors, tout simplement, que retenir ?
Tout d'abord, sans doute, que la réflexion sur le néo-baroque cubain
exigeait à tout le moins deux remontées généalogiques : une première,
dans l'histoire des idées et, plus spécifiquement, dans les domaines voisins
de l'histoire de l'art et de l'esthétique (Baroque historique, baroque
artistique, baroque transhistorique) ; une seconde, dans l'histoire littéraire
cubaine, depuis celui qui, en quelque sorte, fonda le baroque (Alejo
Carpentier) jusqu'à celui qui, proprement, le renouvela (Severo Sarduy).
Ensuite, qu'il est difficile d'isoler ce néo-baroque des tensions
idéologiques que connaît Cuba en cette deuxième moitié de siècle. En
réponse ou, plutôt, à rencontre des professions de foi carpentériennes
(notamment quant à l'engagement social et politique de l'écrivain), en
tension vers un idéal, tournées entièrement vers Cuba, s'élève la voix,
démultipliée, « déterritorialisée »! de Severo Sarduy. Alors, baroque et
néo-baroque semblent bien esquisser deux mouvements contradictoires : le
premier, centripète, le second, centrifuge, illustrant ainsi la fameuse
dichotomie centre/périphérie. D'autre part, les deux discours qu'ils
produisent, au-delà de leurs différences fondamentales, sont bien deux
discours identitaires. Carpentier fait converger dans le baroque son
militantisme révolutionnaire et l'expression de sa/la cubanité. Aux
antipodes, contre ce baroque consensuel de Carpentier, explose un
néobaroque provocateur, signe de la divergence et, pour l'appeler par son

1. Cf. S. SARDUY, «La desterritorializaciôn » , in Juan Goytisolo, Madrid,


Espiral/Fundamentos (« Figuras » , n° 16), 1975, p. 175-183.
Le néo-baroque en question 49

nom, de la dissidence. Que l'on me pardonne cette lapalissade : être


néobaroque, c'est ne pas être baroque et ainsi, marquer son territoire (même si
c'est celui de la dispersion et de la dissémination).
Enfin, que la contribution théorique de Sarduy a permis au
néobaroque de s'ériger en modalité particulière de l'écriture, incluant ainsi la
notion dans ce qu'il est convenu d'appeler la théorie de la littérature. Le
néo-baroque acquiert ainsi des lettres de noblesse au même titre que
d'autres appellations patentées. Sarduy a nettement œuvré à en normaliser
les lois et à en modéliser les fondements. La question peut se poser alors
de la coïncidence éventuelle du néo-baroque avec tout autre mouvement de
la modernité (ou de la post-modernité), à l'heure où, systématiquement,
éclatent la notion même de littérature et, a fortiori, ses corollaires : les
genres et les modes de représentation. Ce faisant, il faut admettre la part de
narcissisme, voire d'exhibitionnisme, qui entre dans l'élaboration de ces
textes théoriques, dans ces regards portés sur soi et son écriture. Mais,
quoi qu'il en soit, essai et fiction, critique et création littéraire, texte et
métatexte s'interpénétrent, au point qu'il est difficile d'en établir la
hiérarchie.
Théorie et pratique : c'est, bien sûr, dans cette confrontation
dialectique que finira de s'éclairer la « question » du néo-baroque. Et c'est
aux autres collaborateurs de ce numéro qu'il appartient de résoudre ce
dilemme-là.

Françoise MOULIN CIVIL


Université de Paris X-Nanterre,
CRICCAL

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