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RAFFESTIN, Claude
Abstract
La tentation d'abolir les frontières correspond à la volonté de tuer un mythe, mais elle néglige
le fait que la frontière, avec ses quatre fonctions de traduction, de régulation, de
différenciation et de relation, est une notion constitutive du vivant en société. La redécouverte,
par le Brésil, de ses frontières terrestres, comme les problèmes qui se posent à propos de
cette question dans les États de l'ancienne Europe de l'Est, montrent que la fonction de
relation ne peut s'exer-cer de façon active, stable et non conflictuelle que si les autres
fonctions sont remplies. La frontière est la mesure du pluralisme contre les dangers du chaos
; elle sert tout autant à « dire » l'ordre que le désordre.
Reference
RAFFESTIN, Claude. Autour de la fonction sociale de la frontière. Espaces et sociétés, 1992,
no. 70/71, p. 157-164
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4376
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Claude Raffestin
Université de Genève
qui prend toutes les allures d'un mythe unique du style « le tout
à l'intégration» par «l'abolition définitive des frontières».
Comme l'a écrit fort justement Odo Marquard, toute tentative
de détruire un mythe, ici la frontière, est une manière d'en créer
un ou plusieurs autres 1 . Cette «nouvelle mythologie» de l'aboli-
tion des frontières est d'autant plus intéressante qu'elle coïncide
avec une volonté confuse de faire disparaître les frontières ou si
l'on préfère les limites dans d'autres ordres et domaines de la
société. On assiste à un processus d'homogénéisation, d'intégra-
tion et d'incorporation d'éléments autrefois séparés et différents
dans des ensembles dont la cohérence est pour le moins douteuse
car elle s'enracine le plus souvent dans une négation de l'histoire
de quelque nature qu'elle soit.
En effet, l'abolition des frontières n'est jamais autre chose
qu'une amnésie souhaitée et voulue. L'amnésie débarrasse de
beaucoup de problèmes mais elle en crée tout autant. Par ailleurs,
il n'y a pas d'amnésie collective réussie...
Autant dire tout de suite que le slogan « il faut gommer les fron-
tières » n'a aucun sens à long terme car la notion de frontière est
non seulement constitutive du vivant mais encore constitutive du
vivant en société. Tout au plus, par ce slogan, les sociétés euro-
péennes sont en train de se fabriquer une crise supplémentaire
par la confusion des limites.
L'Europe, à cet égard, est exemplaire car elle tend à dévider
son histoire à des rythmes différents, voire opposés. Au lendemain
de la Première Guerre mondiale, sur les ruines de l'Empire austro-
hongrois se constituèrent des États souverains, généralement de
petite ou moyenne dimension comme l'Autriche, la Tchécoslovaquie
et la Hongrie, Les difficultés de la Russie tsariste avec la révolution
soviétique suscitèrent la renaissance de la Pologne et la création
des États baltes. D'une manière générale, l'Europe de Versailles
a été une « machine à faire des frontières ». A leur tour, les événe-
ments qui ont précédé et accompagné la Seconde Guerre ont remis
en cause les frontières. Au fameux « cordon sanitaire » s'est substi-
tué le non moins fameux « rideau de fer » avec toutes les conséquen-
ces que l'on sait. Les événements récents, depuis 1989, avec la chute
du « Mur de Berlin » et les problèmes intérieurs de l'U.R.S.S., ont
de nouveau tout remis en cause. L'Europe est bien le continent des
partitions. L'Europe est une « machine à faire des frontières » qui
n'a pas fonctionné que pour son propre compte puisqu'elle a affecté,
par ses pratiques, l'Amérique, l'Afrique et l'Asie. Le tracé des fron-
tières a été dans une très large mesure influencé par les pratiques
européennes en la matière depuis le XIXe siècle 2 .
3. Raffestin Claude, Éléments pour une théorie de la frontière, in Diogène, 134, avril-juin
1986, Paris, pp. 3-21.
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