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La leçon de
sagesse des
vaches folles Article paru en italien dans La Repubblica,
le 24 novembre 1996
et en français dans Études rurales,
par Claude Lévi-Strauss janvier-juin 2001, 157-158 : 9-14

Pour les Amérindiens et la plupart des humains, qu’ils en soient conscients ou l’univers doit toujours être équilibrée.
peuples restés longtemps sans écriture, non, un problème philosophique que Le chasseur ou le pêcheur qui en
le temps des mythes fut celui où les toutes les sociétés ont tenté de résoudre. prélève une fraction devra, si l’on peut
hommes et les animaux n’étaient pas L’Ancien Testament en fait une consé- dire, la rembourser aux dépens de sa
réellement distincts les uns des autres quence indirecte de la chute. Dans le propre espérance de vie ; autre façon
et pouvaient communiquer entre eux. jardin d’Éden, Adam et Ève se nour- de voir dans l’alimentation carnivore
Faire débuter les temps historiques à la rissaient de fruits et de graines (Genèse une forme de cannibalisme : auto-
tour de Babel, quand les hommes I, 29). C’est seulement à partir de Noé cannibalisme cette fois puisque, selon
perdirent l’usage d’une langue com- que l’homme devint carnivore (IX, 3). cette conception, on se mange soi-
mune et cessèrent de se comprendre, Il est significatif que cette rupture entre même en croyant manger un autrui.
leur eût paru traduire une vision singu- le genre humain et les autres animaux
lièrement étriquée des choses. Cette fin précède immédiatement l’histoire de la Il y a environ trois ans, à propos de
d’une harmonie primitive se produisit tour de Babel, c’est-à-dire la séparation l’épidémie dite de la vache folle qui
selon eux sur une scène beaucoup plus des hommes les uns des autres, comme n’était pas d’actualité autant qu’elle l’est
vaste ; elle affligea non pas les seuls si celle-ci était la conséquence ou un cas devenue aujourd’hui, j’expliquais aux
humains, mais tous les êtres vivants. particulier de celle-là. lecteurs de La Repubblica dans un
article (« Siamo tutti canibali », 10-
Aujourd’hui encore, on dirait que nous Cette conception fait de l’alimentation 11 octobre 1993) que les pathologies
restons confusément conscients de cette carnivore une sorte d’enrichissement voisines dont l’homme était parfois
solidarité première entre toutes les du régime végétarien. À l’inverse, victime – kuru en Nouvelle-Guinée, cas
formes de vie. Rien ne nous semble plus certains peuples sans écriture y voient nouveaux de la maladie de Creutzfeldt-
urgent que d’imprimer, dès la naissance une forme à peine atténuée de canni- Jacob en Europe (résultant de l’admi-
ou presque, le sentiment de cette conti- balisme. Ils humanisent la relation entre nistration d’extraits de cerveaux
nuité dans l’esprit de nos jeunes le chasseur (ou le pêcheur) et sa proie humains pour soigner des troubles de
enfants. Nous les entourons de simu- en la concevant sur le modèle d’une croissance) – étaient liées à des
lacres d’animaux en caoutchouc ou en relation de parenté entre des alliés par pratiques relevant au sens propre du
peluche, et les premiers livres d’images le mariage ou, plus directement encore, cannibalisme dont il fallait élargir la
que nous leur mettons sous les yeux entre des conjoints (assimilation faci- notion pour pouvoir toutes les y
leur montrent, bien avant qu’ils ne les litée par celle que toutes les langues du inclure. Et voici qu’on nous apprend à
rencontrent, l’ours, l’éléphant, le monde, et même les nôtres dans des présent que la maladie de la même
cheval, l’âne, le chien, le chat, le coq, la expressions argotiques, font entre l’acte famille qui atteint les vaches dans
poule, la souris, le lapin, etc. ; comme de manger et l’acte de copuler). La plusieurs pays européens (et qui offre
s’il fallait, dès l’âge le plus tendre, leur chasse et la pêche apparaissent ainsi un risque mortel pour le consomma-
donner la nostalgie d’une unité qu’ils comme un genre d’endo-cannibalisme. teur) s’est transmise par les farines
sauront vite révolue. d’origine bovine dont on nourrissait les
D’autres peuples, parfois aussi les bestiaux. Elle a donc résulté de leur
Il n’est pas surprenant que tuer des êtres mêmes, jugent que la quantité totale de transformation par l’homme en canni-
vivants pour s’en nourrir pose aux vie existant à chaque moment dans bales, sur un modèle qui n’est d’ailleurs

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pas sans précédent dans l’histoire. Des commentateurs ont préféré ignorer, la En appliquant l’idée de transmutation
textes de l’époque affirment que mettant au compte de ces extrava- aux animaux, on ne fait qu’étendre
pendant les guerres de Religion qui gances auxquelles ce grand génie s’est l’utopie de l’ordre matériel à l’ordre
ensanglantèrent la France au XVIe siècle, souvent livré. Elle mérite pourtant vital.
les Parisiens affamés furent réduits à se qu’on s’y arrête.
nourrir d’un pain à base de farine faite Vieilles d’un siècle et demi, ces vues sont
d’ossements humains qu’on extrayait Comte répartit les animaux en trois prophétiques à plusieurs égards tout en
des catacombes pour les moudre. catégories. Dans la première, il range offrant à d’autres égards un caractère
ceux qui, d’une façon ou de l’autre, paradoxal. Il est trop vrai que l’homme
Le lien entre l’alimentation carnée et présentent pour l’homme un danger, et provoque directement ou indirectement
un cannibalisme élargi jusqu’à lui il propose tout simplement de les la disparition d’innombrables espèces
donner une connotation universelle a détruire. et que d’autres sont, de son fait, grave-
donc, dans la pensée, des racines très ment menacées. Qu’on pense aux ours,
profondes. Il ressort au premier plan Il rassemble dans une deuxième caté- loups tigres, rhinocéros, éléphants,
avec l’épidémie des vaches folles gorie les espèces protégées et élevées par baleines, etc., plus les espèces d’insectes
puisque à la crainte de contracter une l’homme pour s’en nourrir : bovins, et autres invertébrés que les dégrada-
maladie mortelle s’ajoute l’horreur que porcins, ovins, animaux de basse-cour... tions infligées par l’homme au milieu
nous inspire traditionnellement le Depuis des millénaires, l’homme les a si naturel anéantissent de jour en jour.
cannibalisme étendu maintenant aux profondément transformés qu’on ne
bovins. Conditionnés dès la petite peut même plus les appeler des ani- Prophétique aussi, et à un point que
enfance, nous restons certes des carni- maux. On doit voir en eux les « labo- Comte n’aurait pu imaginer, cette
vores et nous nous rabattons sur des ratoires nutritifs » où s’élaborent les vision des animaux, dont l’homme fait
viandes de substitution. Il n’en reste pas composés organiques nécessaires à sa nourriture, impitoyablement réduits
moins que la consommation de viande notre subsistance. à la condition de laboratoires nutritifs.
a baissé de façon spectaculaire. Mais L’élevage en batterie des veaux, porcs,
combien sommes-nous, bien avant ces Si Comte expulse cette deuxième caté- poulets en offre l’illustration la plus
événements, qui ne pouvions passer gorie de l’animalité, il intègre la troi- horrible. Le Parlement européen s’en
devant l’étal d’un boucher sans sième à l’humanité. Elle regroupe les est même tout récemment ému.
éprouver du malaise, le voyant par espèces sociables où nous trouvons nos
anticipation dans l’optique de futurs compagnons et même souvent des Prophétique enfin, l’idée que les
siècles ? Car un jour viendra où l’idée auxiliaires actifs : animaux dont « on a animaux formant la troisième catégorie
que, pour se nourrir, les hommes du beaucoup exagéré l’infériorité men- conçue par Comte deviendront pour
passé élevaient et massacraient des êtres tale ». Certains, comme le chien et le l’homme des collaborateurs actifs,
vivants et exposaient complaisamment chat, sont carnivores. D’autres, du fait comme l’attestent les missions de plus
leur chair en lambeaux dans des de leur nature d’herbivores, n’ont pas en plus diverses confiées aux maîtres-
vitrines, inspirera sans doute la même un niveau intellectuel suffisant qui les chiens, le recours à des singes spéciale-
répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou rende utilisables. Comte préconise de ment formés pour assister des grands
du XVIIe siècle, les repas cannibales des les transformer en carnassiers, chose invalides, les espérances auxquelles
sauvages américains, océaniens ou afri- nullement impossible à ses yeux puis- donnent lieu les dauphins.
cains. qu’en Norvège, quand le fourrage
manque, on nourrit le bétail avec du La transmutation d’herbivores en
La vogue croissante des mouvements poisson séché. Ainsi amènera-t-on carnassiers est, elle aussi, prophétique,
de défense des animaux en témoigne : certains herbivores au plus haut degré le drame des vaches folles le prouve,
nous percevons de plus en plus distinc- de perfection que comporte la nature mais dans ce cas les choses ne se sont
tement la contradiction dans laquelle animale. Rendus plus actifs et plus pas passées de la façon prévue par
nos mœurs nous enferment, entre intelligents par leur nouveau régime ali- Comte. Si nous avons transformé des
l’unité de la création telle qu’elle se mentaire, ils seront mieux portés à se herbivores en carnassiers, cette trans-
manifestait encore à l’entrée de l’arche dévouer à leurs maîtres, à se conduire formation n’est d’abord pas aussi origi-
de Noé, et sa négation par le Créateur en serviteurs de l’humanité. On pourra nale, peut-être, que nous croyons. On
lui-même, à la sortie. leur confier la principale surveillance a pu soutenir que les ruminants ne sont
des sources d’énergie et des machines, pas de vrais herbivores car ils se
Parmi les philosophes, Auguste Comte rendant ainsi les hommes disponibles nourrissent surtout des microorganismes
est probablement l’un de ceux qui ont pour d’autres tâches. Utopie certes, qui, eux, se nourrissent des végétaux
prêté le plus d’attention au problème reconnaît Comte, mais pas plus que la par fermentation dans un estomac
des rapports entre l’homme et l’animal. transmutation des métaux qui est pour- spécialement adapté.
Il l’a fait sous une forme que les tant à l’origine de la chimie moderne.

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Surtout, cette transformation ne fut pas Ce n’est d’ailleurs pas le seul facteur qui protéines de synthèse. Mais même si
menée au profit des auxiliaires actifs de pourrait contraindre l’homme à s’en l’encéphalopathie spongiforme (nom
l’homme, mais aux dépens de ces détourner. Dans un monde où la savant de la maladie de la vache folle et
animaux qualifiés par Comte de labo- population globale aura probablement d’autres apparentées) s’installe de façon
ratoires nutritifs : erreur fatale contre doublé dans moins d’un siècle, le bétail durable, gageons que l’appétit de
laquelle il avait lui-même mis en garde, et les autres animaux d’élevage viande ne disparaîtra pas pour autant.
car, disait-il, « l’excès d’animalité leur deviennent pour l’homme de Sa satisfaction deviendra seulement une
serait nuisible ». Nuisible pas seulement redoutables concurrents. On a calculé occasion rare, coûteuse et pleine de
à eux mais à nous : n’est-ce pas en leur qu’aux États-Unis, les deux tiers des risque. (Le Japon connaît quelque
conférant un excès d’animalité (dû à céréales produites servent à les nourrir. chose de semblable avec le fugu,
leur transformation, bien plus qu’en Et n’oublions pas que ces animaux nous poisson tétrodon d’une saveur exquise,
carnivores, en cannibales) que nous rendent sous forme de viande beaucoup dit-on, mais qui, imparfaitement vidé,
avons, involontairement certes, changé moins de calories qu’ils n’en peut être un poison mortel.) La viande
nos « laboratoires nutritifs » en labo- consommèrent au cours de leur vie (le figurera au menu dans des circons-
ratoires mortifères ? cinquième, m’a-t-on dit, pour un tances exceptionnelles. On la consom-
poulet). Une population humaine en mera avec le même mélange de
La maladie de la vache folle n’a pas expansion aura vite besoin pour survivre révérence pieuse et d’anxiété, qui, selon
encore gagné tous les pays. L’Italie, je de la production céréalière actuelle tout les anciens voyageurs, imprégnait les
crois, en est jusqu’à présent indemne. entière : rien ne restera pour le bétail et repas cannibales de certains peuples.
Peut-être l’oubliera-t-on bientôt : soit que les animaux de basse-cour, de sorte que Dans les deux cas, il s’agit à la fois de
l’épidémie s’éteigne d’elle-même comme tous les humains devront calquer leur communier avec les ancêtres et de s’in-
le prédisent les savants britanniques, soit régime alimentaire sur celui des Indiens corporer à ses risques et périls la
qu’on découvre des vaccins ou des cures, et des Chinois où la chair animale substance dangereuse d’êtres vivants
ou qu’une politique de santé rigoureuse couvre une très petite partie des besoins qui furent ou sont devenus des
garantisse la santé des bêtes destinées à en protéines et en calories. Il faudra ennemis.
la boucherie. Mais d’autres scénarios même, peut-être, y renoncer complè-
sont aussi concevables. tement car tandis que la population L’élevage, non rentable, ayant complè-
augmente, la superficie des terres tement disparu, cette viande achetée
On soupçonne que, contrairement cultivables diminue sous l’effet de dans des magasins de grand luxe ne
aux idées reçues, la maladie pourrait l’érosion et de l’urbanisation, les réserves proviendra plus que de la chasse. Nos
franchir les frontières biologiques d’hydrocarbures baissent et les anciens troupeaux, livrés à eux-mêmes,
entre les espèces. Frappant tous les ressources en eau se réduisent. En seront un gibier comme un autre dans
animaux dont nous nous nourrissons, revanche, les experts estiment que si une campagne rendue à la sauvagerie.
elle s’installerait de façon durable et l’humanité devenait intégralement
prendrait rang parmi les maux nés de végétarienne, les surfaces aujourd’hui On ne peut donc pas affirmer que
la civilisation industrielle, qui compro- cultivées pourraient nourrir une l’expansion d’une civilisation qui se
mettent de plus en plus gravement la population doublée. prétend mondiale uniformisera la
satisfaction des besoins de tous les planète. En s’entassant, comme on le
êtres vivants. Il est notable que dans les sociétés voit à présent, dans des mégalopoles
occidentales, la consommation de aussi grandes que des provinces, une
Déjà nous ne respirons plus qu’un air viande tend spontanément à fléchir, population naguère mieux répartie
pollué. Elle aussi polluée, l’eau n’est comme si ces sociétés commençaient à évacuera d’autres espaces. Définiti-
plus ce bien qu’on pouvait croire dispo- changer de régime alimentaire. En ce vement désertés par leurs habitants, ces
nible sans limite : nous la savons cas, l’épidémie de la vache folle, en espaces retourneraient à des conditions
comptée tant à l’agriculture qu’aux détournant les consommateurs de la archaïques ; çà et là, les plus étranges
usages domestiques. Depuis l’appari- viande, ne ferait qu’accélérer une évolu- genres de vie s’y feraient une place. Au
tion du sida, les rapports sexuels tion en cours. Elle lui ajouterait seule- lieu d’aller vers la monotonie, l’évolu-
comportent un risque fatal. Tous ces ment une composante mystique faite tion de l’humanité accentuerait les
phénomènes bouleversent et bou - du sentiment diffus que notre espèce contrastes, en créerait même de nou-
leverseront de façon profonde les paye pour avoir contrevenu à l’ordre veaux, rétablissant le règne de la diver-
conditions de vie de l’humanité, annon- naturel. sité. Rompant des habitudes
çant une ère nouvelle où prendrait millénaires, telle est la leçon de sagesse
place, simplement à la suite, cet autre Les agronomes se chargeront d’ac- que nous aurons peut-être, un jour,
danger mortel que présenterait doré- croître la teneur en protéines des apprise des vaches folles. ■ Illust
navant l’alimentation carnée. plantes alimentaires, les chimistes de Portr
de C
produire en quantité industrielle des

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