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ANTOINE GUILLAUMONT (1915-2000)

PAR

PHILIPPE GIGNOUX

Avec Antoine Guillaumont, décédé le 25 août dernier d'une crise car-


diaque, disparaît l'un des grands spécialistes de l'Orient chrétien, notam-
ment du monachisme égyptien et d'Evagre le Pontique. Il était membre
de la Société Asiatique depuis 1947.
Il naquit le 13 janvier 1915 à l'Arbresle, petite ville de la région lyon-
naise, et fit ses études secondaires à Lunel, puis ses études supérieures à
l'Université de Montpellier: son diplôme d'études supérieures portait
sur «La doctrine mystique de Platon», soutenu en 1937, puis licence-ès-
lettres, et agrégation de lettres, qu'il doit interrompre en raison de la dé-
claration de guerre. Il est appelé en septembre 1939, devient aspirant à
l'école de Saint-Maixent, et participe aux combats de mars à juin 1940.
Il reçoit la Croix de guerre avec deux citations le 8 juillet 1940.
De retour dans le Midi, ses parents s'étant installés à Nîmes pour leur
retraite, il poursuit la préparation de l'agrégation et enseignera par «dé-
légation rectorale» à Nîmes, Lodève et Lunel, d'octobre 1941 à septem-
bre 1943. Il passe avec succès l'agrégation en été 1943, puis enseigne
au lycée de Monaco le français, le latin et le grec, de 1943 à 1945.
Libéré de ses obligations d'enseignement, il va reprendre des études à
Paris, où il suivra un nombre de cours considérable: à l'Ecole des Lan-
gues Orientales de l'Institut Catholique, il étudie le syriaque et le géor-
gien (avec le Chanoine Brière), l'éthiopien (avec Mgr Grébaut), l'armé-
nien (avec l'Abbé Mercier), le copte (avec M. Malinine); à l'Ecole Pra-
tique des Hautes Etudes, l'hébreu (avec E. Dhorme), l'araméen (avec
A. Dupont-Sommer), la patristique grecque (avec H.-Ch. Puech), la
paléographie grecque (avec A. Dain); aux Langues-O., l'arabe (avec
R. Blachère); au Collège de France, l'«histoire des religions» (avec
Jean Baruzi).

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De 1946 à 1951, il est attaché puis chargé de recherche au C.N.R.S.,


et chargé de conférences à la 4ème Section de l'E.P.H.E., où il est élu di-
recteur d'études en 19521 dans la chaire d'hébreu et araméen. Il y restera
jusqu'en 1974. Entre-temps, il était aussi élu à la 5ème section de
l'E.P.H.E., dans une chaire des «Christianismes orientaux» spéciale-
ment créée pour lui. Il y enseignera, de 1957 à 1981, ses recherches sur
Evagre et se consacrera à l'explication de textes syriaques ou coptes.
Ainsi devait-il pendant plus de quinze ans cumuler ces deux chaires, ce
qui constituait une lourde charge, car il avait sous sa direction beaucoup
de chercheurs et d'étudiants, et ce d'autant plus qu'il fut élu au Collège
de France en 1977 dans une chaire intitulée «Christianisme et Gnoses de
l'Orient pré-islamique», où il restera jusqu'à sa retraite en 1986. Cette
fonction allait de pair avec ses responsabilités à la rédaction de la Revue
de l'Histoire des Religions, où il fut secrétaire (de 1951 à 1980), puis
Directeur depuis 1980 jusqu'à aujourd'hui. Dans cette revue il publia
plus de 300 recensions.
Sa renommée internationale lui valut le titre de docteur honoris causa
de plusieurs universités, d'Uppsala, Louvain-la-Neuve et Liège. Enfin
A. Guillaumont fut élu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le
16 décembre 1983 (au fauteuil d'André Dupont-Sommer).
A cet académicien l'on doit incontestablement le développement de-
puis les années 60 de l'orientalisme chrétien. A ses cours de la section
des sciences religieuses se pressaient en effet des dizaines d'élèves pour
se perfectionner en syriaque et en copte et préparer des thèses, comme à
la section des sciences philologiques et historiques où il expliquait des
traités de l'Ancien Testament en hébreu ou ceux de la littérature syria-
que. Il avait même ajouté dès 1967 une heure d'initiation au syriaque
pour les débutants.
Tout imprégné de culture grecque de par sa formation, A. Guillau-
mont s'est intéressé aux auteurs négligés par les spécialistes de la
patristique grecque, et aux œuvres conservées en version syriaque, copte

1
 Dans les Mélanges Antoine Guillaumont, p. VII, R.-G. Coquin fait erreur en indi-
quant qu'il fut élu à cette chaire en 1947. On trouvera dans ce beau volume une bibliogra-
phie des travaux de Guillaumont jusqu'en 1988. Un résumé de sa carrière est aussi à trou-
ver dans l'Annuaire de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 1996, p. 130-
131.

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ou arménienne, et d'une façon plus générale à l'ensemble de la spiritua-


lité syrienne à l'histoire de laquelle il a beaucoup travaillé. Comme l'a
écrit R.-G. Coquin dans les Mélanges qui lui furent offerts (20ème des
Cahiers d'Orientalisme, Genève, 1988), c'est «tout un pan important de
l'apport hellénistique… et du même coup toute une section de l'histoire
de l'humanité qui resterait dans l'ombre», sans le travail de Guillau-
mont2.
Abordons maintenant les principaux axes de son œuvre: christianisme
égyptien, christianisme syriaque, Evagre le Pontique, le monachisme
oriental, bible et judaïsme.
Les premiers travaux de Guillaumont ont porté sur les grands spiri-
tuels du désert égyptien: l'abbé Isaïe, les deux Macaire (d'Alexandrie et
l'Egyptien), Pacôme, Antoine, et le lien qui unifie toute cette recherche,
ce sont, à mon avis, les courants ascétiques et spirituels qui ont fleuri
dans la basse antiquité en Mésopotamie orientale, comme le messalia-
nisme, les «Fils du Pacte», les mystiques syriaques, les Apophtegmata
Patrum, et aussi les auteurs qui codifièrent le cheminement spirituel des
moines, divisé comme on sait en trois étapes, la pratique de l'ascèse, l'il-
lumination et l'union à Dieu.
Son intérêt profond pour le christianisme égyptien l'a conduit à re-
chercher les sites de monastères. Ainsi c'est en se basant sur les sources
littéraires, à savoir les Apophtegmata Patrum, l'Histoire Lausiaque,
Rufin et Cassien, qu'il détermina sur la carte par rappot au désert de
Nitrie, le site des Kellia. Comme l'a écrit François Daumas, «Muni de
ces indications tirées des sources littéraires, il s'est rendu sur le terrain et
a trouvé, à l'emplacement prévu, une série de monticules de sable, cou-
vrant plusieurs hectares…»3. De 1964 à 1969, six campagnes de fouilles
furent menées, en co-direction avec F. Daumas. La première fut aussi
conduite en collaboration avec une mission suisse que dirigeait le pro-
fesseur Kasser. Puis on procéda à un partage du site. Mais à cause de la

2
 Les 29 articles de ces Mélanges ont été répartis selon les grands domaines de recher-
che de Guillaumont: Apocryphes et gnose, monachisme et spiritualité, patrologie et his-
toire.
3
 F. Daumas, «L'activité de l'Institut français d'archéologie orientale de 1959 à
1964», Comptes Rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
1964, p. 176.

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guerre israélo-égyptienne, la présence d'étrangers sur le site des Kellia


fut interdite en 1969, et les dernières fouilles furent réalisées seulement
en 1979 par R.-G. Coquin qui se heurta aux travaux d'aménagement de
la région (irrigation et voie de chemin de fer), et en 1981, A. Guillau-
mont ne manqua pas de lancer un cri d'alarme à propos de la menace de
destruction du site qui avait apporté tant d'informations sur la vie des
moines du désert4.
Les relations de Guillaumont avec l'archéologie et le monachisme
égyptien l'amenèrent à s'intéresser à la littérature gnostique de Nag
Hammadi et à celle des Apocryphes. En ce domaine il a publié un article
dans le Journal Asiatique (1958)5, et surtout il travailla à une édition de
l'Evangile selon Thomas (1959, en collaboration avec Puech, Quispel et
d'autres)6. Dans la RHR 196 (1979/4), il analysa un texte apocryphe fai-
sant partie du Codex VI des papyrus coptes de Nag Hammadi, les Actes
de Pierre et des Douze Apôtres, pour montrer qu'il ne s'agissait pas d'un
amalgame entre les Actes de Pierre et les Actes des Douze Apôtres
comme l'avait proposé M. Krause.
Il ne faudrait pas oublier à ce stade les travaux d'A. Guillaumont sur
les textes canoniques, car il traduisit dans la Bibliothèque de la Pléiade
(1956-1958) plusieurs livres de l'Ancien Testament: Macchabées I et II,
Proverbes, Ecclésiaste, Compléments d'Esther, Tobit, Judith, Sagesse de
Salomon.
Il me faut venir maintenant aux travaux sur Evagre, cette grande fi-
gure qui semble avoir fasciné A. Guillaumont, lorsque l'on fait le
compte des ouvrages et articles qu'il lui a consacrés, en se faisant l'édi-
teur le plus scrupuleux qui soit dans l'établissement des textes, avec la
collaboration de son épouse, Claire Guillaumont, souvent associée à ses
travaux. Spécialiste comme son mari de l'arménien classique, car
l'œuvre d'Evagre avait été traduite presque intégralement en cette lan-

4
 Cf. son article «Le site des Kellia menacé de destruction», Prospection et sauve-
garde des antiquités de l'Egypte, Actes de la Table Ronde organisée à l'occasion du cen-
tenaire de l'I.F.A.O., janvier 1981, Le Caire, 1981, p. 195-198.
5
 «Sémitismes dans les Logia de Jésus retrouvés à Nag Hamâdi», et en 1975, un arti-
cle sur l'Apocryphe d'Ezéchiel.
6
 A laquelle il faut ajouter un article sur les sémitismes de ce traité, publié dans les
Mélanges Quispel 1981.

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gue, elle eut surtout à se charger du classement des témoins manuscrits


et de l'établissement des textes.
Dès 1952, il restituait dans la RHR le texte authentique des Six Centu-
ries, ou Kephalaia Gnostica, dont il donna une édition critique de la ver-
sion syriaque dans le tome 28 de la Patrologia Orientalis. Ces premières
publications, il devait les exploiter dans sa thèse de doctorat-ès-lettres,
publiée sous le titre Les «Kephalaia Gnostica» d'Evagre le Pontique et
l'histoire de l'origénisme chez les Grecs et chez les Syriens (Paris,
1962).
En 1971, il publie, en collaboration avec C. Guillaumont, une édition
du Traité Pratique ou Le Moine (Sources Chrétiennes, 2 vols, n° 170-
171), puis beaucoup plus tard le traité du Gnostique avec une traduction
établie au moyen des versions syriaque et arménienne (Sources Chré-
tiennes n° 356), ces deux textes constituant la structure bipartite du pro-
grès spirituel propre à Evagre. Toujours dans les Sources chrétiennes (n°
438) il a donné l'édition du texte grec du traité Sur les Pensées, dont
l'établissement à partir de 81 mss. fut assuré par Paul Gehin et Claire
Guillaumont, et qui fut présenté à l'Académie des Inscriptions en date
du 26 mars 1999. Avec ce volume s'achevait pour Guillaumont l'édition
des œuvres d'Evagre, tout occupé qu'il était désormais à préparer un tra-
vail de synthèse sur Evagre qu'il aurait beaucoup aimé pouvoir achever.
Evagre, lui, avait achevé sa vie dans le fameux monastère des Kellia, où
il composa probablement ce traité Sur les Pensées et celui Sur la Prière.
Dans le domaine du christianisme syriaque, A. Guillaumont avait
comme on l'a vu utilisé les versions syriaques des œuvres d'Evagre. Il
connaissait parfaitement le traité de l'Antirrhétique qui devait constituer
un chapitre de son dernier livre en chantier, et pour lequel la version
grecque était perdue, mais qui était aussi attesté dans quelques fragments
en sogdien, et à la demande d'E. Benveniste, qui publia sur ce sujet un
article dans le Journal Asiatique (1955) il avait offert sa collaboration. Il
comptait d'ailleurs faire une édition de ce traité (connu aussi par une
version arménienne et une version arabe), car il considérait que ce texte
était extrêmement intéressant pour la connaissance de l'expérience psy-
chologique d'Evagre.
Il s'est intéressé au Livre des Degrés, traité anonyme en syriaque qui
fit l'objet de ses conférences à l'E.P.H.E., dans sa relation avec le

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messalianisme, sur lequel il publia plusieurs articles, dont une synthèse


dans le Dictionnaire de Spiritualité (1979). Il a aussi produit plusieurs
études sur les mystiques syriaques: Dadiso{ Qatraya, Joseph Îazzaya,
Etienne Bar Soudaïli, et Jean de Daylatha publié par R. Beulay. Ainsi
rien ne lui resta inconnu de la spiritualité ascétique qu'il a admirable-
ment analysée dans toutes ses nuances.
Grand éditeur de textes — il regrettait que l'on ne s'adonna pas da-
vantage au travail des éditions critiques, comme par exemple pour les
Actes des Martyrs Perses — Antoine Gauillaumont a été en même
temps un remarquable commentateur. Toujours soucieux de ne pas esca-
moter les problèmes philologiques, il savait, grâce à sa connaissance de
toutes les langues orientales chrétiennes, éclairer d'un point de vue com-
paratif les sources qui lui étaient devenues si familières. D'une très
grande probité intellectuelle et tout à fait étranger à la critique acerbe, il
était toujours prêt à aider ses élèves, dont un bon nombre lui doivent
grâce à son soutien d'avoir pu entrer au C.N.R.S.
Dans la dernière lettre qu'il m'avait adressée, l'été dernier, il m'écri-
vait, en guise d'apophtegme, ce sage conseil: «Le jardinage est très fa-
vorable au travail intellectuel», m'encourageant ainsi à une forme d'as-
cèse douce autre que celles qu'il avait peut-être si bien décrites au cours
d'une longue carrière scientifique, et qu'il avait expérimentée lui-même.
D'une grande gentillesse et amabilité, il ne pouvait compter que des
amis. Il demeure en tout cas le grand historien et le meilleur commenta-
teur de la spiritualité monastique orientale.

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