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D E L ’E X T R A O R D IN A IR E :
Nominalisme et modernité

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EDITIONS L’HARMATTAN

D E L ’E X T R A O R D IN A IR E :
Nominalisme et modernité

EDUARDO SABROVSKY

Traduction de l’espagnol de Virginie Vallée.


Titre original: De lo extraordinario: Nominalismo y Modernidad,
Santiago de Chile: Ediciones Universidad Diego Portales-Cuarto
Propio, 2001.

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Ouvrages du même auteur

• Walter Benjamin como yo lo imagino. Santiago de Chile:


Palinodia, 2011 (en cours de publication).
• Anotaciones para un ángel insomne (poésie). Santiago de
Chile: Tácitas Ediciones, 2006.
• De lo extraordinario: Nominalismo y Modernidad, Santiago de
Chile: Ediciones Universidad Diego Portales-Cuarto Propio,
2001.
• El desánimo: ensayo sobre la condición contemporánea,
Oviedo, España: Ediciones Nóbel, 1996 [finaliste du Concours
International d’Essai Jovellanos].
• Hegemonía y Racionalidad Política, Santiago de Chile:
Ediciones del Ornitorrinco, 1989.

Comme éditeur:

• La técnica en Heidegger, Santiago de Chile: Ediciones


Universidad Diego Portales, 2007.
• La crisis de la experiencia en la era postsubjetiva. Santiago de
Chile: Ediciones Universidad Diego Portales, 2003.
• Conversaciones con Raúl Ruiz, Santiago de Chile: Ediciones
Universidad Diego Portales, 2004.
• Tecnología y modernidad en Latinoamérica: ética, política,
cultura. Santiago de Chile: Editorial Hachette, 1992.

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« L’homme, pour être ce qu’il est, doit croire qu’il est plus que ce
qu’il est ».
Robert Musil, L’homme sans qualités.

« La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît


misérable ».
Pascal, Pensées. Article I, § 3.

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Remerciements

Cette traduction a été possible grâce au financement de l’ l’Université


Diego Portales (Chili). Très particulièrement, grâce a l’intérêt dans ce projet
de Carlos Peña González, son Recteur. De même, je remercie les autorités, les
professeurs et les étudiants de l’université qui, de différentes manières,
encouragent et stimulent le travail intellectuel et la réflexion critique.
Ce n’est pas courant qu’un philosophe Latino-Américain, qui de manière
habituel n’écrit pas de manière directe sur l ‘Amérique Latine mais qui, pour
utiliser la caractérisation fait par Beatriz Sarlo de Jorge Luis Borges, est plutôt
"un écrivain aux confins", soit traduit au français. Il y a plusieurs raisons pour
expliquer cette option, en vertu de laquelle, l’identité Latino-Américain est
concentrée, pas aux énoncées, mais au sujet de l’énonciation. Beatriz Sarlo a
développée cette question très lucidement, à propos de Jorge Luis Borges,
dans un cycle de conférences à Cambridge (Jorge Luis Borges. A Writer on
the Edge. Verso, London / NY 1993). Et Borges lui même, au contexte d’une
ardue polémique contre le nationalisme littéraire aux années 1930, l’a exprimé
dans un essai bien connu, « El escritor argentino y la tradición ». Cela me
exempt du devoir de m’expliquer plus longuement. Seulement, je dois
exprimer ici ma gratitude pour Patrice Vermeren (philosophe, et grand ami des
philosophes Latino-Américains), qui a apprécié cette sort de saga
philosophique, et a attiré l’attention de la maison éditorial L’Harmattan sur
elle.
Finalement, je tiens à remercier Virginie Vallée, traductrice, qui a réussi
non seulement à compléter la tâche, de soi même difficile, de traduire un texte
philosophique, mais aussi, et cela par moments nous a parue presque
impossible, de trouver les éditions canoniques françaises des œuvres
philosophiques et littéraires —toute une bibliothèque— que je cite dans ce
livre.
Écrire peut être une tâche ardue : dehors, il y a du soleil, la mer, des
nuages vertigineux.
À tous ceux qui soulagent l’effort en apportant de la chaleur, un horizon
infini ou un vertige occasionnel, j’adresse également mes remerciements.

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Prologue
Ce livre, jusqu’où je peux affirmer que j’en suis son agent, son
auteur (attention, car peut-être dans cette hésitation se concentre déjà
toute la thèse de ce livre), est le résultat d’une scène : d’une scène
d’enseignement. Depuis plusieurs années, en effet, je donne des cours
sur l’œuvre de Jorge Luis Borges, lue d’un point de vue philosophique
– bien que, la philosophie est-elle réellement capable de faire cette
opération ? Ou n’est-elle pas plutôt, dans l’essai, elle-même exposée
comme « une branche de la littérature fantastique » ? –, et aussi sur
Nietzsche.
Il s’agit dans les deux cas d’auteurs – attention à nouveau – chez
lesquels la dissolution post(moderne) du sujet acquiert manifestement
son expression la plus extrême et canonique. Dans un prochain chapitre
(chapitre IV), nous examinerons, en détail, le paragraphe I, 13 de La
généalogie de la morale dans lequel Nietzsche analyse la forme la plus
élémentaire du langage – la forme prédicative, en vertu de laquelle un
prédicat est associé à un sujet – et il en conclut que dans cette forme se
trouve sédimentée toute une métaphysique : la fiction – fiction
performative, système de possibilités et d’impossibilités gravées à vifs
dans le monde – du sujet libre, responsable, ainsi que de ses douleurs –
le châtiment, la culpabilité – qui lui sont inhérentes. Bien entendu, il ne
nous devrait pas être possible dans les prochains chapitres – plus
encore si le discours a précisément pour contenu le fait de dénoncer la
douleur et ses mécanismes occultes – de parler sans éprouver la
sensation d’une certaine duplicité, d’un certain cynisme. C’est peut-être
pour cela – pour faire face à ce mal-être – que Nietzsche (et avec lui,
dans des modulations différentes, la totalité des (auto)critiques de la
Raison) finit par postuler une sorte de langage originaire, parfait, dans
lequel les choses même prennent la parole, au-delà de toute violence
métaphysique. Cela est, de fait, la fonction qui, dans l’économie

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conceptuelle de la pensée généalogique nietzschéenne, exerce « le
mode d’évaluation noble »1, de nommer.
Par ailleurs, dans les paraboles borgésiennes – plusieurs d’entre
elles nous accompagnent dans ce projet –, s’exprime, de façon
exemplaire, le nominalisme, détermination primordiale de la Modernité.
Le nominalisme, nous le dirons ultérieurement, est hostile à l’histoire
et aux pouvoirs qui lui sont décernés. Mieux encore : grâce à son
hostilité pour le pouvoir, le nominalisme est destiné à déconstruire,
depuis son fondement, le dispositif symbolique dont il se sert pour sa
légitimation. Ce dispositif est l’histoire. L’histoire, même sous la forme
séculaire du progrès, est toujours un métarécit salvateur : promesse que
les douleurs du présent, dans lesquelles les petites gens consomment
leur vie, seront récompensées par une fin glorieuse et heureuse. Munis
de cet aval transcendant, les « athlètes de l’état » (Sloterdijk) arrivent à
légitimer la souffrance qu’inévitablement leurs mégaprojets déchaînent.
Le nominalisme, en revanche, se méfie de l’identité postulée – projetée
– entre l’être et la pensée. Il nie ainsi que l’infinie singularité du réel –
un bouillonnement chaotique, sans fin – puisse être contenu dans
l’universalité du mot, des récits et des métarécits tramés par elle. Le
nominalisme constitue une réfutation de la temporalité historique.
Réfutation en vertu de laquelle toute identité entre histoire et justice est
d’avance exclue : il n’y a pas de règlement de comptes possibles entre
l’universalité de la pensée et le langage, et la singularité du réel. Cela
étant, la question de la légitimation du pouvoir devient, de façon
moderne, une affaire de profane, susceptible seulement d’être résolue –
et, pour cela même, en rigueur, jamais résolue – de façon pragmatique,
à travers des équilibres de forces successifs et très imprévisibles. Et,
au-delà de la temporalité de l’histoire, s’ouvre pour nous, les modernes,
une expérience du temps à la fois radicale et irréductible : celle du
« jetztzeit » (tel que Walter Benjamin l’a nommé) ; de la catastrophe ;
de la mort au-delà de tout horizon historique de rédemption.

1Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, Librairie Générale Française, France, 2000,


Traité 1, § 10, p. 83.

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L’œuvre de Borges peut être lue comme une collection de paraboles
nominalistes : une gigantesque réfutation du temps, en vertu de laquelle
la temporalité littéraire cède sa place à l’éternité hiératique de la
Bibliothèque. Dans la Bibliothèque de Babel, les liens de filiations
entre les textes ont été substitués par des relations spatiales ; par
ailleurs, la totalité des textes possibles sont présents là, mais comme
produits par une combinaison aveugle et impersonnelle. La
Bibliothèque est la parabole de l’ « espace littéraire », concept majeur
de la lecture de Borges que nous développerons prochainement, dans le
chapitre VII. L’espace littéraire est la condition de la possibilité des
faits littéraires, des œuvres littéraires de fait qui sont, d’une manière
quelconque, préfigurées par lui. À partir de cette perspective, peu
importe que les œuvres aient été effectivement écrites (« délires
laborieux et appauvrissants que de composer de vastes livres »1). Ce
qui est important est que son écriture soit possible : pour cela « mieux
vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé »2
(Préface, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent »). Pour cela
également, comme dans la citation de Francis Bacon qui sert
d’épigraphe au conte « L’immortel », la nouveauté (littéraire : mais ici
la littérature – le livre – est le chiffre du monde) n’est rien d’autre
qu’une modalité de l’oubli ; cela étant, en abdiquant finalement ses
prérogatives en faveur du lecteur, du commentateur, la figure de
l’auteur individuel disparaît (« toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul
auteur, qui est intemporel et anonyme » 3 , pouvons-nous lire dans
« Tlön, Uqbar, Orbis Tertius »).
Ainsi, radicalement aliéné, dépouillé de lui-même, de sa propre
œuvre ; l’auteur, le sujet, n’écrit pas, ne parle pas : sous l’inspection de
l’observateur expérimenté, un lecteur, son discours termine, de toute
évidence, comme un centon, un patchwork de citations qui font appel à
une sorte d’inconscient littéraire, linguistique, tramé en catimini. « Si
les pages de ce livre se permettent quelques vers bien venu, que le
lecteur me pardonne la discourtoisie de l’avoir usurpé moi-même par

1 Jorge Luis BORGES, Fictions, Gallimard, Paris, France, 1965, p. 9.


2 Idem.
3 Ibid., p. 24.

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anticipation », écrit Borges dans la dédicace de Ferveur de Buenos
Aires (1923). Le langage, en dernière instance, est ce qui parle à travers
nous. « Je ne parle pas, je suis parlé » : ainsi semble réciter la
profession postmoderne de l’aphasie qui trouve chez Nietzsche et chez
Borges deux de ses figures les plus notoirement avancées.
Mais la postmodernité n’est rien d’autre que post-
Modernité : Modernité autoconsciente, autoréflexive et tournée vers
elle-même de façon déchirante. Le nominalisme de la Modernité, avec
sa méfiance devant toutes les équivalences présumées entre l’être et la
pensée, postule, en effet, un monde désenchanté – le monde de la
science, régi par le postulat de l’objectivité – dont le livre (le « livre du
monde » est une image wittgensteinienne, que nous reprendrons
plusieurs fois), contient « des faits, des faits, des faits », mais rien,
absolument rien doté de l’inconditionnalité exigée par le sujet moderne.
La Modernité même, et non pas une bande de postmodernes
incendiaires, finit paradoxalement par déloger du monde ce même sujet
moderne (Horkheimer et Adorno, par exemple, l’ont compris ainsi, car
La dialectique de la raison n’est peut-être rien d’autre que le
déploiement de cette unique thèse). Cela dit : avec cette idée, le sujet
ne disparaît pas. Il fait plutôt irruption – « jetztzeit » – depuis un espace
imprécis, fantasmatique : extraordinaire, comme nous le dirons au long
de ce livre.
« Je ne parle pas » : mers d’encre, bois de papier, le souffle des
générations entières impliqué à élaborer, à diffuser et à parler d’un
savoir mélancolique 1 et, pire encore, de façon succincte,

1 Mélancolie et nominalisme. Adorno caractérise en tant que « savoir mélancolique » les


aphorismes qui composent sa Minima Moralia. La mélancolie serait, nous souhaitons
l’argumenter brièvement, le ton émotif même de la Modernité nominaliste. Dans un texte
révélateur (« Le miroir de la mélancolie »), la poète argentine Alejandra Pizarnik caractérise la
mélancolie comme « un problème musical ». « Une dissonance, un rythme bouleversé », ajoute-t-
elle. « Pendant qu’à l’extérieur tout arrive à un rythme vertigineux de cascade, à l’intérieur, il y a
une lenteur épuisée de goutte d’eau qui tombent de temps en temps » (Alejandra Pizarnick, « Le
miroir de la mélancolie », traduction de Virginie Vallée). Mais le décalage entre les temporalités
du mélancolique de Pizarnik (également celui de Benjamin, dont la planète emblématique est
Saturne, celle dont la révolution est la plus lente) n’est que le nôtre : celui du nominalisme
moderne, déchiré entre le temps réfuté de son intériorité, et la frénésie – « jetztzeit »– extérieure.
Pizarnik voit dans l’excès – « une musique sauvage, ou une quelconque drogue, ou l’acte sexuel

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autocontradictoire. Cependant, celui qui dit « je ne parle pas» (et y-a-t-
il, de façon moderne, autre chose à dire ?) prend, de façon fugace, la
parole : au bord de l’abîme, entre deux eaux, comme un nageur qui,
pour un instant, arrive à sortir la tête de l’eau, pour respirer, se dresse et
se constitue alors comme un sujet. De cette manière, la « contradiction
performative » – ce que l’énoncé réalise contredit son contenu
manifeste – serait la forme spécifique de la production du discours dans
les conditions de la Modernité1. Le sujet moderne (dans un prochain
chapitre, au sujet de l’art, nous approfondirons cette scène) se constitue
seulement, de manière sacrificielle, par la négation.
L’enseignement, revenons-y, constitue, et au-delà, ou malgré la
standardisation vers laquelle sont dirigées les techniques pédagogiques,
une instance privilégiée de cette scène primordiale. Dans celle-ci, un
sujet, un maître : je parle à nouveau de moi, est constitué comme tel en
prenant, de façon extraordinaire, la parole, en la dirigeant à un disciple.
Néanmoins, s’il nous faut éviter la petite morale kitsch, les discours
édifiants que l’ingénierie sociale met au-dessus de l’implacable vérité,
le maître contemporain se voit nécessairement confronter à la tâche
d’exposer le savoir mélancolique de la Modernité, dont la conséquence
logique paraît être le silence, et non pas la parole qui l’interrompt. And
yet, and yet… L’impératif critique de la Modernité (« responsabilité
face à la désespérance »2 : Adorno en Minima moralia) impose le fait

dans sa violence la plus forte » – un essai de synchronie : ainsi seulement, « le rythme très lent du
mélancolique qui non seulement n’arrive pas à s’accorder avec le monde extérieur, mais celui-ci
le dépasse avec une démesure inexprimablement heureuse : et le moi vibre animé par des énergies
délirantes » . La mélancolie se dédouble alors en euphorie (le savoir mélancolique d’Adorno en
« gai savoir » nietzschéen). Et, à travers l’euphorie – une expérience extraordinaire – la totalité,
que le nominalisme exclut, est recomposée de façon fugace. Il nous faut le prendre en
considération pour une meilleure compréhension du monde contemporain (de l’euphorie
postmoderne).
1 Dans Le discours philosophique de la Modernité, Jürgen Habermas a recours, de façon réitérée,
à la contradiction performative pour « désapprouver » ses adversaires postmodernes. Mais de cette
manière, en faisant de cette figure autoréflexive une simple supercherie de laquelle il serait
possible de se défaire, Habermas se met dans la position de celui qui chasse un enfant qui est trop
près de l’eau de la baignoire : lorsque la contradiction manque, le moteur interne n’est plus actif,
la dialectique primordiale de la Modernité non plus.
2 Theodor W. ADORNO, Minima Moralia, Petite Bibliothèque Payot, France, 2003, § 153, p.
333.

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d’assumer la tâche, impossible mais à la fois indispensable – deux
traits qui sont la marque de l’extraordinaire – de rompre le silence, en
violant l’interdit même. Une telle violation, bien sûr, exige que celui
qui la commet en soit conscient ; qu’il ne prétende pas assumer avec
joie, avec une jovialité proche au cynisme, la destruction du sujet et
l’aphasie qui en résulte : qu’il passe par elle comme à travers un désert
à partir duquel il est possible d’entrevoir – d’entrevoir seulement ! – la
terre promise. Ainsi seulement, dans l’hésitation et le déchirement, la
parole surmonte le silence.
À cette réactivation éphémère de l’extraordinaire, chaque fois que,
de façon magistrale, un mot est lancé au monde, paraît faire référence à
l’anecdote que Gershom Scholem, le grand analyste de la mystique
juive, a raconté à plusieurs reprises, dans la conclusion de ses
Conférences Strook prononcées dans le Jewish Institute of Religion, à
New York en 19381. L’anecdote fait référence à Israël Baal Shem, le
« Maître du Nom », fondateur de l’hassidisme, une des dernières
grandes vagues du mysticisme juif, surgi à la moitié du XVIIIe siècle.
Il dit ainsi :
I
Quand le Baal Shem avait une tâche difficile devant lui,
il allait à une certaine place dans le bois, allumait un
feu et méditait en prière, et ce qu’il avait décidé
d’accomplir fut fait.
Quand, une génération plus tard, le « Maggid » de
Meseritz se trouva en face de la même tâche. Il alla à la
même place dans le bois et dit : "Nous ne pouvons plus
allumer le feu ; mais nous pouvons encore dire les
prières" – et ce qu’il désirait faire devint la réalité.
De nouveau une génération plus tard, Rabbi Moshe
Leib de Sassov eut à accomplir cette même tâche. Et
lui aussi alla dans les bois et dit : "Nous ne pouvons

1 Éditées en 1941 sous le titre de Les grands courants de la mystique juive, avec une dédicace « à
l’ami de toute la vie », Walter Benjamin, dont le suicide – à Port-bou, à la frontière entre la France
et l’Espagne : « en chemin vers la liberté », écrit Scholem dans son émouvante dédicace – avait
déjà eu lieu.

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plus allumer un feu et nous ne connaissons plus les
méditations secrètes qui appartiennent à la prière, mais
nous savons la place dans les bois où cela s’est passé,
ce doit être suffisant" : et ce fut suffisant.
Mais quand une autre génération fut passée et que
Rabbi Israël de Rishin, invité à accomplir la même
tâche, s’assit sur son fauteuil doré dans son château, il
dit : "Nous ne pouvons plus allumer le feu, nous ne
pouvons plus dire les prières, nous ne savons plus la
place, mais nous pouvons raconter l’histoire comment
cela s’est fait". Et, ajoute le conteur, l’histoire qu’il
raconta eut le même effet que les actions des trois
autres.1
« Mais nous pouvons raconter l’histoire ». À nous – oui, à nous –
nous a été livrée la tâche.
Des extraits de ce livre ont été lus en symposiums, présentations et
séminaires, et publiés dans différentes revues chiliennes (Boletín de la
Fundación Cultural la Academia Imaginaria, Revista de Crítica
Cultural, Revista Mapocho, Revista Gradiva). De même, une grande
partie des idées développées dans ce livre ont été exposées et débattues
dans des cours que son auteur a donnés à l’École de Ciné du Chili, dans
le département d’Études des Sciences Humaines de la Faculté des
Sciences Physiques et Mathématiques de l’Université du Chili et dans
les programmes de Doctorat en Philosophie mention Esthétique et de
Doctorat en Littérature de la même Université ; dans le programme de
Master en Architecture de l’Université Catholique du Chili, à la Faculté
d’Architecture, d’Arts Graphiques et des Beaux Arts et la Faculté de
Lettres de l’Université Diego Portales et, au présent, dans le
programme de Master en Pensée Contemporaine, Institut de Sciences
Humaines, Université Diego Portales.

1 Gershom SCHOLEM, Les Grands Courants de la mystique juive, Éditions Payot,


(1ère édition 1941).

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I. La mort de Musil
« Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir »1.
Grâce à cette phrase, écrite dans un des premiers chapitres de L’homme
sans qualités 2, l’écrivain autrichien rend compte du virage dont la
trajectoire vitale du personnage fait l’expérience. Il s’agit des années
immédiatement antérieures à la Grande Guerre ; Ulrich, qui bénéficie
d’une situation économique aisée, a décidé de laisser en suspens,
pendant un an, sa carrière prometteuse de mathématicien et « il résolut
de prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de
ses capacité »3.
De cette façon, et selon la meilleur tradition de la Bildungsroman,
(roman d’apprentissage), cette œuvre écrite au long de deux décennies,
à partir du début des années 20 jusqu’au jour même de la mort de
Musil, en 1942, paraît nous inviter à suivre une trajectoire vitale à la fin
de laquelle, telle est le « vraisemblable » du genre, la crise devrait être
surmontée par un équilibre nouveau. Cependant, ce qui est resté en état
de suspension se révèle être quelque chose de plus que la carrière
scientifique d’Ulrich. Le temps même paraît s’être ralenti ou arrêté, et
faute de mouvement sur l’axe temporel – n’est-ce pas ce qui arrive
toujours lorsque s’approche l’heure de vérité ? – le roman doit se
tourner vers l’espace et l’intériorité de ses personnages. L’homme sans
qualités est, de cette manière, une sorte de promenade sans itinéraire
fixe à travers le paysage social et psychologique de la « Kakanie »
musilienne : un monde passé, celui du vétuste Empire austro-hongrois,
dont les édifices publiques affichent sur leurs façades, de façon
orgueilleuse et candide, les initiales K&K (« Kayserlich und
koeniglich »,[« impérial et royal »]) que l’élite dirigeante s’apprête à

1 Robert MUSIL, L’homme sans qualités, Tome 1, Édition du Seuil, France, 1995, p. 55.
2 Der mann ohne eigenschaften, roman dont le premier tome a été publié pour la première fois en
allemand en 1930. L’homme sans qualités, selon le plan original de son auteur, devrait être
constitué de quatre parties, en deux volumes. Le premier volume avec les deux premières parties
(Eine art eintelung ; Seinesgleichen geschiet) a été publié en 1930. Le deuxième tome, apparu en
1932 contient seulement la Troisième partie (Ins Tausendjährige Reich-Die Verbrecher). La
Quatrième partie n’a jamais été terminée. Une édition qui contient des chapitres non révisés du
manuscrit a été publiée, de façon posthume, en Suisse. Et dans Les œuvres complètes de Musil
(Gessammelte Werke, Rowohlt 1978) est contenue une version de la Quatrième partie incomplète.
3 Robert MUSIL, L’homme sans qualités, op. cit., p. 59.

18
célébrer, en 1918 – mais cette date n’arrivera jamais –celle des
soixante-dix ans du règne de l’empereur François-Joseph.
Malgré cet air délabré, la Kakanie est, en outre, « le premier pays
auquel Dieu eût retiré son crédit » 1 : un lieu, préfiguration de la
Kakanie globale de nos jours, où, faute de l’aval de la divinité, les
comptes éthiques et cognitifs montrent une alarmante tendance à être
dans le rouge. Un monde dans lequel tout se dissipe dans l’air ; où les
objets, et même les sujets, ne sont qu’occasionnellement ajoutés aux
qualités, dépourvus de toute fixation, de toute substantialité. Pour
sauver son moi le plus intime de la dissolution, l’ « homme sans
qualités » doit chercher refuge dans un espace virtuel, en marge du
monde : ainsi Ulrich, l’Ulysse musilien, finira par voyager en cercles,
aspiré par le tourbillon d’une relation, narcissiste et incestueuse, avec
son alter ego féminin : sa petite sœur Agathe, dont il a été éloigné
pendant longtemps, et avec laquelle il devra reprendre contact après la
mort du Père.
Celles-ci sont, de façon succincte, les circonstances sous lesquelles
Ulrich découvre son manque de « qualités » et cesse de vouloir être un
jeune homme prometteur. Ce qui déclenche la crise est un fait
caractéristiquement banal : un commentaire de presse, dont l’auteur,
pour sûr ignorant, pense Ulrich, « de la grandeur de l’idée que l’esprit
du temps lui avait glissée sous la plume »2 met en relief les prouesses
d’ « un cheval de course génial »3. De façon soudaine, Ulrich devra
comprendre qu’il habite dans un monde où, pour le meilleur et pour le
pire, les rendements des « génies » émergents du football, de la boxe,
du tennis et même de l’équitation, ont commencé à déplacer les vertus
traditionnelles ; celles-là ont été réduites à de simples ornements,
déchets qui sortent seulement pour reluire dans des conversations après
le repas et dans des discours édifiants.
Pour le meilleur et pour le pire : à la différence des « timides, [d]es
douillets, [de] ceux qui consolent leur âme avec des radotages sur

1 Ibid., p. 665.
2 Ibid., p. 56.
3 Ibid., p. 55.

19
l’âme » 1 , Ulrich, mathématicien et lecteur attentif de Frédéric
Nietzsche, comprend, avec toute sa banalité, que l’admiration pour le
sport est inséparable des vertus du monde moderne. La science même,
pense Ulrich, « a favorisé l’idée d’une force intellectuelle rude et sobre
qui rend franchement insupportables toutes les vieilles représentations
métaphysiques et morales »2 Ces notions, et les vieux pouvoirs qu’elles
légitimaient, ont été délogés par l’esprit de l’exactitude : l’exigence que
tout argument soit soutenu, non par l’autorité – quelle qu’elle soit –
mais par les évidences susceptibles d’être prouvées. Mais par cette voie,
poursuit Ulrich, il est quasiment inévitable que, en arrivant au sommet
« le cheval, [c’est-à-dire, le sportif] qui l’y avait précédé, de là-bas le
saluait...»3 ; plus encore, il faudrait reconnaître que, depuis un point de
vue « psychotechnique » … « leur astuce, leur courage, leur précision,
leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le
terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes »4 (et, il ne faudrait
pas non plus sous-estimer « les qualités considérables qu’il faut mettre
en jeu pour sauter une haie »).
Mais devant les yeux, récemment ouverts, d’Ulrich, le boxeur et le
cheval affichent cependant un avantage : et c’est que « leurs exploits et
leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le
meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel »5. Les jeux,
pourrions-nous dire, sont ce territoire des rêves, dans lequel, à la
différence de ce qui se passe dans la vie quotidienne grise, on gagne ou
on perd, rien d’autre. Les jeux sportifs unissent ce caractère binaire –
« oui » / « non » ; gagner ou perdre devant un rival ou, de façon
éminente, devant soi-même – au déploiement des habilités
psychophysiques les plus appréciées par les sujets modernes : il n’est
donc pas rare, pourrions nous en conclure avec Ulrich, qu’ils occupent
un lieu si proéminent dans la conscience des sociétés de masses du
XXe siècle.

1 Ibid., p. 67-68.
2 Ibid., p. 58.
3 Ibid., p. 56.
4 Idem.
5 Ibid., p. 57.

20
Nous pouvons conjecturer ici que le roman et le destin de son auteur,
la vie et la mort de Robert Musil, convergent. Comme Ulrich, Musil,
qui avait été militaire avant de se tourner, d’abord vers la physique, et
ensuite vers la littérature, dédiait à l'entraînement corporel « une heure
par jour, cela représente un douzième de la vie consciente, et suffit
pour maintenir un corps exercé dans les dispositions d’une panthère
prête à toutes les aventures »1 ; de même qu’Ulrich, il avait été formé
pour se méfier avant tout de lui-même. Imaginons maintenant un
homme, un peu âgé, qui consacre solitairement une heure par jour à
faire un exercice physique exténuant (nous pensons à la gymnastique,
au jogging ou à la natation). De façon inévitable, son corps n’est pas le
même tous les jours. Il y a des occasions – supposons que notre homme
dort mal, qu’il a commis un quelconque excès gastronomique,
alcoolique ou voluptueux, ou qu’il a simplement attrapé un virus – où il
semble demander une pause à sa routine exigeante. Néanmoins, et sauf
dans les agonies de la douleur ou du plaisir (c’est-à-dire : toujours trop
tard), le corps ne peut plus rien demander à l’homme sans qualités et il
ne peut plus rien lui attribuer non plus. Le corps saturé de signification
– corps féminin, ou littéralement hystérique, dirait cette invention
typiquement kakanienne, la psycho-analyse – est aussi celui à travers
lequel le pouvoir peut déblayer le chemin, avec les armes du plaisir ou
de la douleur, jusqu’à atteindre l’âme. Pour Musil, en revanche, le
corps du sujet moderne : libre, stoïque, produit d’un processus social
d’ « objectivation » dont le prototype est la discipline sportive, doit être
en carence de signification : il ne doit être qu’une note indifférente
dans le « livre du monde » imaginé par son contemporain et fellow-
kakanian Ludwig Wittgenstein 2 . En d’autres mots, pour un sujet

1 Ibid., p. 58.
2 […] supposez que l’un d’entre vous soit omniscient, et que par conséquent il ait connaissance de
tous les mouvements de tous les corps, morts ou vivants, de ce monde, qu’il connaisse également
toutes les dispositions d’esprit de tous les êtres humains à quelqu’époque qu’ils aient vécu, et qu’il
ait écrit tout ce qu’il connaît dans un gros livre ; ce livre contiendrait la description complète du
monde. Et le point où je veux en venir, c’est que ce livre ne contiendrait rien que nous
appellerions un jugement éthique ni quoi que ce soit qui impliquerait logiquement un tel
jugement. […] Le meurtre sera exactement au même niveau que n’importe quel autre événement,
par exemple la chute d’une pierre »., Ludwig WITTGENSTEIN, Conversation sur l’éthique, in

21
taraudé par le soupçon, comme l’était Musil ; comme l’est Ulrich
éternellement soucieux dans les pages de L’homme sans qualités, il
n’est déjà plus possible de savoir si c’est le corps qui demande une
trêve, ou s’il s’agit d’une simple paresse, d’une indulgence ou d’une
faiblesse de la volonté. L’unique certitude qu’il reste est la mesure
abstraite : trois cent abdominaux, cinq kilomètres de course, soixante
longueurs de piscine…
Musil est mort soudainement le 15 avril 1942, lors de sa session
quotidienne de callisthénie. On dit que, lorsque son cadavre fut trouvé
peu de temps après, son visage exprimait « la plaisanterie et une légère
surprise »1.
L’utopie de la vie exacte
La mort de Musil – soudaine, dépourvue de témoins qui auraient pu
apporté des détails pathétiques, ou simplement misérables – est une
mort métaphysique, survenue au nom de ce qu’Ulrich, dans une de ses
réflexions, intitule « l’utopie de la vie exacte » 2 . Cette utopie
consisterait seulement à extraire, de son confinement « dans ces parties
essentielles de la journée qu’ils n’appellent pas leur vie, mais leur
métier »3, l’attitude qui caractérise la vie pratique des scientifiques, des
hommes d’affaires, des administrateurs, des sportifs, des techniciens.
Ainsi,
Ce serait une utile expérience que de limiter une
fois au minimum la dépense morale, de quelque espèce
qu’elle soit, qui accompagne tous nos actes, et de se
contenter de n’être moral que dans les cas
exceptionnels où il s’agit vraiment de l’être, en
n’accordant à ses actes, dans tous les autres cas, pas
plus de réflexion qu’à la normalisation indispensable
des vis et des crayons. Sans doute n’en sortirait-il pas
beaucoup de bonnes choses, mais quelques-unes de

Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Gallimard,


France, 1971, p. 145-146.
1 Eithne WILKINS, Ernst KAISER, « Foreword », in The man without qualities, Vol. 1, Secker
and Warburg, London, 1979, p. XXXV.
2 Robert MUSIL, L’homme sans qualités, Tome 1, Chapitre 61, op. cit., p. 308.
3 Ibid., p. 311.

22
meilleures ; il ne resterait plus de talents, mais le seul
génie ; de l’image de la vie disparaîtraient les fades
épreuves nées de la pâle ressemblance que les actions
ont avec les vertus, et à leur place apparaîtrait
l’enivrante unité de ces dernières au cœur de la sainteté.
En un mot, il ne resterait de chaque quintal de morale
qu’un milligramme d’une essence dont un millionième
de milligramme serait encore l’occasion d’une
magique béatitude.1
Le minimalisme moral de l’utopie de la vie exacte est, cependant,
loin d’enthousiasmer les hommes sensés chez qui elle s’inspire ;
ainsi, Musil observe « que [cet homme] qui ne déteste rien tant que
l’idée de se montrer radical envers soi-même, et on ne peut, hélas !,
douter qu’il ne considérerait l’utopie de soi-même comme une tentative
immorale commise sur une personne occupée d’affaires fort
sérieuses » 2 . C’est comme si, de façon paradoxale, le bon sens
bourgeois de la vie quotidienne moderne serait habité par un principe
de démesure qui, secrètement et dialectiquement, le dirigerait : un
principe auquel, comme dans la psychologie des névroses, la dite
conscience tenterait, de manière infructueuse, de se protéger en
dressant des interdictions, qui seraient immédiatement transgressées
dans la mesure où on reconnaîtrait en elles les traces, le fantôme, de ce
qu’on essayait d’exclure.
La même formule musilienne, au bord de l’oxymore, d’une « utopie
de la vie exacte » (l’exactitude peut-elle laisser place à la démesure
utopique ?) ; la promesse d’une inquiétante unification des vertus dans
la sainteté ; l’espoir messianique qui semble être le moteur secret et
paradoxale de « l’attitude exacte »3 : tout cela accuse le principe de
démesure à l’affût sous la superficie lisse de la quotidienneté moderne4.

1 Ibid., p. 310.
2 Ibid., p. 312.
3 Ibid., p. 323.
4 « On ne doit pas oublier que l’attitude exacte est, au fond, plus religieuse que l’attitude
esthétique ; car elle se soumettrait à « Lui » pour peu qu’Il daignât se montrer à elle dans les
conditions qu’elle exige pour reconnaître Son caractère de fait, alors que nos beaux esprits, s’Il se
manifestait, trouveraient seulement que Son talent n’est pas suffisamment original, Sa vision du

23
Cela étant : en quoi consiste fondamentalement ce principe ? Une
réflexion sur la science moderne devrait permettre d’approfondir cette
question.
L’homme sans qualités apporte quelques éléments de réflexions. La
science est ici présentée comme animée par une pulsion démoniaque,
identique à celle qui, « devant un beau grand vase de cristal »1, éprouve
« la maligne tentation [...] à l’idée qu’un seul coup de canne le briserait
en mille morceaux » 2 . Cette tentation, cette pulsion fait de
l’extraordinaire une modalité de l’ordinaire, compris comme
ontologiquement primordial. Pulsion pour engendrer la forme : la
complexité, l’ordre, la différence, à partir de l’interaction aveugle
d’éléments simples et indifférenciés ; de l’accumulation des variations
infinitésimales dont la lente sédimentation constituerait le « dessous »
de l’origine de l’auréole de la nécessité – substantialité – de laquelle les
choses paraissent souvent couvertes. Cette violence – sorte de
protestation moderne contre la tyrannie de l’existent – rendrait compte
de « la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces
explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait
qu’on a enlevé le cœur »3 :
Ne voir dans la bonté qu’une forme particulière de
l’égoïsme ; rapporter les mouvements du cœur à des
sécrétions internes ; constater que l’homme se compose
de huit ou neuf dixièmes d’eau ; expliquer la fameuse
liberté morale du caractère comme un appendice
automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une
bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ;

monde pas suffisamment intelligible pour qu’ils puissent Le placer au même niveau que certaines
personnalités douées d’un génie réellement divin », Robert Musil, L’homme sans qualités, op. cit.,
p. 323. Cependant, pour l’esprit moderne, ce qui est conditionné (« les conditions qu’elle exige»
musiliennes) est, par définition, neutre en relation à la révélation : aucun signe de
l’inconditionnalité de ce qui est divin pourrait être reconnu ici. Mais, est-elle neutre à son tour
cette neutralité à laquelle nous sommes soumis de façon inconditionnelle ? (dans l’observation de
Musil, il s’agit de soumission). Dans cette non-neutre neutralité, une certaine religiosité
(mystique, négative) reste effectivement liée à « l’attitude exacte ».
1 Ibid., p. 381.
2 Idem.
3 Idem.

24
réduire la procréation et le suicide à des courbes
annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l’on
croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la
parenté de l’extase avec l’aliénation mentale ; mettre
sur le même plan la bouche et l’anus, puisqu’ils sont
les extrémités orale et rectale d’une même chose... : de
telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine
mesure les trucs de l’illusionnisme humain, bénéficient
toujours d’une sorte de préjugé favorable et passent
pour particulièrement scientifiques.1
Cela étant, il est possible de remonter le pré-jugement démythifiant
de la science moderne jusqu’à Galilée : jusqu’à son abandon, à la
faveur de la quantification, de la prétention, caractéristique de la
science aristotélique, de percer la rationalité intrinsèque de la Nature.
Et, pour la Modernité, dont les premiers pas sont reconnus chez Galilée,
la raison et la nature sont devenus des termes incommensurables. Telle
que la célèbre image de Galilée, le livre de l’univers a beau être écrit
avec des caractères mathématiques, le réel, en tant que tel, est devenu
illisible2. Au sujet de la radicale révolution intellectuelle du XVIIe
siècle, de laquelle Galilée est un protagoniste central, Alexander Koyré
écrit :
Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux
éléments principaux, d'ailleurs étroitement liés entre
eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la
géométrisation de l'espace, c'est-à-dire :

1Idem.
2 L’image galiléenne du livre de l’univers écrit avec des caractères mathématiques apparaît dans
le dialogue Il saggiatore. Mais le platonisme galiléen, à la différence de l’aristotélisme contre
lequel il se forge, est déjà un nominalisme : le livre écrit avec des caractères mathématiques,
précisément pour être celui-ci son langage, n’est plus mesurable avec l’univers (ceci est la critique
aristotélicienne faite au platonisme, et plus spécifiquement, à sa variante mathématique). Comme
le dit Borges au sujet de certaine Encyclopédie qui envahissent le monde (« Tlön, Uqbar, Orbis
Tertius »), sa rigueur (ici, celle du livre galiléen) serait « de joueur d’échec, non d’anges» (Ibid.,
p. 30). Et, en comparant l’ordre discursif de notre monde avec l’ordre transcendent du réel, Borges
ajoute : « Inutile de répondre que la réalité est également ordonnée. Peut-être l’est-elle, mais
suivant des lois divines – je traduis : des lois humaines – que nous ne finissons jamais de
percevoir » (p. 30).

25
a) la destruction du monde conçu comme un tout
fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale
incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection,
monde dans lequel au-dessus de la Terre lourde et
opaque, centre de la région sublunaire du changement
et de la corruption, s'élevaient les sphères célestes des
astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la
substitution à celui-ci d'un univers indéfini, et même
infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle
et uni seulement par l'identité des lois qui le régissent
dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses
composants ultimes placés, tous, au même niveau
ontologique ;
b) le remplacement de la conception aristotélicienne
de l'espace, ensemble différencié de lieux
intramondains, par celle de l'espace de la géométrie
euclidienne -extension homogène et nécessairement
infinie désormais considéré comme identique en sa
structure, avec l'espace réel de l'univers. Ce qui, à son
tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de
toutes considérations basées sur les notions de valeur,
de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et
finalement, la dévalorisation complète de l'Être, le
divorce total entre le monde des valeurs et le monde
des faits.1
La question de la lisibilité du réel interroge la relation entre les mots,
les concepts – qui constituent l’ « environnement » du penser –, et les
choses. Question métaphysique, indicible, dans la mesure où la réponse
exigerait un observateur situé en dehors du cercle magique de
l’existence (auquel, d’un autre côté, lui serait posé, à nouveau, le même
problème). Question indispensable, cependant, dans la mesure où, à
partir de ses réponses, on suit des modèles divergents de légitimation
dans le terrain éthico-politique – là où les idées s’imbriquent dans la

1 Alexander KOYRÉ, Du Monde clos à l'univers infini, Gallimard, Idées, 2007, p. 11-12.

26
douleur humaine, et acquièrent souvent sa matérialité mortifère. En
effet, de la thèse de la lisibilité du livre de l’univers se dégage la
possibilité de sa « traduction » en termes de normes éthico-politiques :
d’une échelle d’ « œuvres pieuses », dont le suivi justifie la douleur de
l’existence en y assurant le salut. De même, la légitimation en résulte
de ces institutions dont le pouvoir se fonde, précisément, sur sa
prétendue possession du code qui permettrait de déchiffrer ce livre.
Mais là où la théologie et la vieille métaphysique atteignaient sa
plus haute expression – dans l’idée d’un logos, d’un plan maître du
Cosmos qui ne pouvait qu’être mesurable avec la raison humaine – là,
le nominalisme du Haut Moyen Âge, et ensuite de la Réforme qui le
projettera historiquement, discerne une rechute dans le paganisme. Une
divinité intelligible, argumentent-ils, ne peut être qu’un monstre
anthropomorphique, une idole. Alors, aucun traducteur, aucun
médiateur entre l’individu et la transcendance, devenue opaque, cachée.
À l’individu, et à lui seul, est réservée la tâche incertaine d’interpréter,
si nécessaire, l’Écriture. De cette façon, l’individu devient un sujet
(sub-jectum, fondement), source unique et problématique de tout ordre,
de toute intelligibilité ; point d’évasion également vers l’altérité
moderne et abyssale du réel, de laquelle il est une victime potentielle et
un témoin. Ici, nous pouvons faire référence à la célèbre scène du 18
avril 1521 dans le Régime de Worms, dans laquelle Luther, devant le
repli que lui exige l’Empereur Charles V, récuse toute autorité qui ne
soit pas celle de sa propre conscience1. De cette mort ou de ce repli de
Dieu, un Dieu qui, précisément, n’est plus le garant de la mesurabilité
de l’être et de la pensée, nous pouvons également y suivre le

1 La réponse de Luther aurait été plus ou moins la suivante : « Je suis désolé, je ne peux pas
retirer ce que je viens de dire, je ne peux pas admettre l’autorité du Pape ni l’autorité des conciles,
parce que le Pape s’est trompé, les conciles se sont trompés, et, en définitive, c’est moi qui doit
décider, en toute conscience, comment je dois lire la parole de Dieu, car c’est moi seul et sans
aucune médiation celui qui doit répondre devant l’Absolu, devant Dieu, celui qui comprend les
Écritures et, par conséquent, je suis celui qui donne de la configuration que je souhaite de mon
existence devant Dieu. Je suis celui qui, de façon absolument individué, devra répondre de mon
existence devant l’Absolu. Par conséquent, je suis également libre devant elle et devant toute
instance traditionnelle ».

27
surgissement, ou plutôt la légitimation, d’espaces a-valoriques d’action
et d’auto-affirmation, comme le sont la technoscience et le marché.
Dans la physique et la métaphysique aristotéliciennes, l’idée
d’intelligibilité sans reste du réel a atteint son expression la plus
développée. Ainsi, chez Aristote, les genres et les espèces naturels ne
sont pas de simples constructions taxinomiques arbitraires (valides,
dirions-nous, de façon pragmatique), ils ne sont pas non plus, comme
chez Nietzsche ou chez le deuxième Wittgenstein, le sédiment des
pratiques, des formes de vie lentement sédimentées et
hypostasiées dans le langage. Au contraire, dans son universalité, à
partir de laquelle les différences individuelles sont sublimées, les
genres aristotéliques constituent la vie même de la physis. Le caractère
intelligible des êtres est concrétisé dans sa forme (eidos) ; cependant,
dans le cas de la physis (celui-ci étant le trait qui, de façon aristotélique,
la définit), une telle forme n’est pas le résultat d’une quelconque
intervention externe (Physique, Livre II). Pour cela, il est même
possible que l’image de la lisibilité du monde ne fasse pas justice à
l’organicité, à l’universalité concrète des formes de l’univers
aristotélicien. En effet, comme l’avertit le roi égyptien Thamous, dans
une célèbre anecdote à laquelle fit référence Socrate dans Phèdre,
l’écriture suppose déjà qu’un monde de formes vivantes soit resté en
arrière. « Père de l’écriture », dit Thamous au dieu Theut, inventeur
prolifique (on lui devra également le jeu d’échec), celui-là même qui
est venu lui offrir cette invention si prodigieuse, « elle ne peut produire
dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant
négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le
dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond
d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as
trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver
les souvenirs qu’elle a »1.
L’univers aristotélicien, dans lequel les formes naturelles
conservent parfaitement la mémoire des différences sublimées en elles,
constitue une sorte de mémoire vivante, d’animal extraordinaire : ici,

1 PLATON, Phèdre, Payot, Paris, 1922, section 275.

28
comme le souhaitait Thamous, les empreintes étrangères ne se sont pas
encore dissociées de son fond. La Modernité oppose la sévérité grise de
l’écriture à cette formidable mémoire vivante, dont l’expression la
moins impropre, conjecturons-nous, serait donnée par la représentation
non verbale comme l’image visuelle ou la musique ; l’universalité
abstraite d’une culture du livre dans laquelle la possibilité de rétablir la
vie de l’esprit, de raviver la flamme à partir des cendres conservées
dans ses pages, dépend à chaque instant de l’interprétation, capable de
« réveiller le souvenir » 1 . La liberté moderne, tel que le montre
l’épisode de Luther à Worms, est essentiellement liberté
d’interprétation. Mais l’interprétation peut seulement s’insérer ici où la
mémoire laisse une lueur, où le poids écrasant de la totalité vivante à
laissé la place à la légèreté grise de l’écriture. À partir de là, la
Modernité est lancée vers une interprétation infinie ; vers l’infinie de
l’interprétation, qui confère à l’Âge Moderne sa dignité spécifique.
Dans tous les cas, il nous sera prochainement difficile d’éviter la
question de la violence, de l’oubli que l’universalité exercerait sur le
particulier, la violence et l’oubli, dont la conscience et le mal-être
correspondant, constituent le patrimoine du nominalisme ubiquiste de
la modernité («Personne ne se déclare nominaliste parce que personne
n’est autre chose »2). Pour ce nominalisme, dirons-nous, la réalité est
présentée comme le bouillonnement d’une singularité 3 infinie ;
singularité qui contraste avec l’arbitraire, l’universalité pauvre du
langage. La Modernité est ainsi scindée en deux ailes. Une aile
« mémorielle » – on trouve ici le principe de démesure à l’affût derrière
l’utopie musilienne de la vie exacte – dont la protestation, dirigée
précisément contre la tyrannie de l’existant chosifié (« Toute réification

1 Ibid., section 278.


2Jorge Luis BORGES, « Des allégories au roman », Discussions. Pour un traitement plus
approfondi de ce nominalisme borgésien voir ultérieurement « Esquisse d’une éthique pour
immortels ».
3 Celle-ci, vers le côté de l’insignifiante raison humaine – « Ce fut la plus orgueilleuse et la plus
mensongère minute de « l’histoire universelle », la qualifie Nietzsche dans Vérité et mensonge au
sens extra-moral – et seulement envers elle, elle montre son visage d’objectivité neutre.

29
est un oubli »1 , affirme Adorno), culmine, de façon inévitable, dans le
silence et la paralysie. Le silence et la paralysie dont l’expression
paradigmatique est celle de l’Ange de l’Histoire, la figure imaginée par
Walter Benjamin dans la Neuvième de ses Thèses sur la philosophie de
l’histoire : là où d’autres voient une chaîne causale – l’Histoire –
l’Ange ne peut voir qu’un tas de ruines qui s’élève jusqu’au ciel. Et
une Modernité qui tente, d’une quelconque manière, de réconcilier la
singularité avec l’universalité en s’élevant à l’extraordinaire niveau
d’un « universel concret » 2 . Cela dit, pour cette Modernité,
l’universalité concrète ne peut déjà pas être le fabuleux animal
extraordinaire, la mémoire vivante du Cosmos aristotélicien. Il doit
plutôt être une œuvre extraordinaire ; paradoxale et déchirée tentative
de décoller, par le moyen de l’activité auto-affirmative, du sol de la
culture nominaliste duquel, cependant, l’auto-affirmation se nourrit. Il
s’agit maintenant, de façon fondamentale, de l’œuvre historique et de
l’art.

1 Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, Dialectique de la raison, « Le prix du


progrès », Tel Gallimard, France, 1974, p. 248.
2 Il est certain que chaque pôle de cette scission contient, d’une certaine façon, son contraire ;
ainsi, celui qui associe implacablement le langage et l’oubli « sait » d’une mémoire de l’ordre
supérieur depuis laquelle, précisément, il fait une telle association (une mémoire qui, à la fois, ne
peut que lui apparaître comme un oubli, une chosification de plus) ; de façon réciproque, les
intentions de produire une réconciliation vivent, pour le dire de cette manière, de l’horreur avant
l’avalanche sans limites de la mémoire : elles ont intériorisé leur autre, qui constitue ainsi sa plus
intime et décisive vérité.

30
II. L’extraordinaire, l’histoire
1
Chez Kant déjà, l’histoire apparaît comme une instance illustrée de
la médiation entre la facticité de l’être et la normativité de laquelle
toute universalité est porteuse. Devant cette dispersion, devant
l’irrationalité des conduites humaines, « […] on ne voit en fin de
compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent
aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction »2, Kant a recours
à l’idée d’une secrète « intention de la nature » qui trouverait sa
réalisation dans l’espèce : « Chez l’homme […], les dispositions
naturelles qui visent à l’usage de sa raison n’ont pas dû recevoir leur
développement complet dans l’individu mais seulement dans
l’espèce »3, et dans son organisation politique « […] une société dans
laquelle la liberté soumise à des lois extérieures se trouvera liée au
plus haut degré possible à une puissance irrésistible, c’est-à-dire une
organisation civile d’une équité parfaite, doit être pour l’espèce
humaine la tâche suprême de la nature »4, pouvons nous lire dans le
Cinquième Principe. Cela étant, pour une plus grande gloire de la
raison, cette secrète intention (que Kant tend à penser par analogie aux
tendances statistiques) serait même capable de récupérer ces
phénomènes qui s’y opposent : ainsi, ceux-ci deviennent de simples
apparences, mécanismes que la Nature requerrait pour réaliser au
mieux son plan essentiel (par exemple : l’insociabilité – qui « le
[l’homme] pousse à vouloir tout diriger dans son sens »5 – devient
« insociable sociabilité » ; les guerres, de leur côté, deviennent « donc
autant d’essais (non pas certes dans l’intention des hommes, mais dans
l’intention de la nature), pour établir de nouvelles relations entre les
États » 6 jusqu’à culminer « en partie par la meilleure organisation
possible d’une constitution civile à l’intérieur, en partie par une
convention et une législation communautaires à l’extérieur, [dans] un

1 « Idées d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ».


2 Emmanuel KANT, Opuscules sur l’histoire, GF-Flammarion, Paris, France, 1990. P. 70.
3 Ibid., p. 71.
4 Ibid., p. 76.
5 Emmanuel KANT, Idées d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4ème
proposition, Trad J.-M. Muglioni, Bordas, France.
6 Ibid., 7ème proposition.

31
État […] qui, semblable à une communauté civile, puisse, tout comme
un automate, se maintenir par elle-même ».1
Ainsi Kant a écrit une sorte de théodicée (justice de Dieu) capable,
apparemment, de recycler ou d’ « ajuster » les déperditions ; ainsi, par
exemple, la victime innocente ; de l’oublier au profit du générique,
« moyen » à travers lequel l’ordre de la Nature se propagerait vers la
société humaine. Cependant, et cela en accord avec la profonde logique
de la pensée « transcendantale », il s’agit déjà d’une théodicée
« comme si » : d’une sorte de fiction dont le fondement ne pourrait être
que pragmatique2. « Car si nous nous écartons de ce principe, nous
n’avons plus une nature conforme à des lois, mais une nature marchant
à l’aveuglette, et l’indétermination désolante remplace le fils
conducteur de la raison »3 ; « […] et rendrait de cette façon la nature,
dont normalement la sagesse doit servir de principe dans le jugement
de ses créations, suspecte de se prêter, en l’homme seulement, à un jeu
puéril »4 : voici les derniers fondements – négatifs et fragiles – sur
lesquels Kant fonde les deux premiers principes de sa théodicée qui se
rapportent au caractère finaliste de la Nature et à la suprématie de
l’espèce sur l’individu. On ne doit donc pas être surpris que déjà dans
le Neuvième Principe de son texte, Kant doit reconnaître que le résultat
de cet effort justificateur « […] puisse aboutir à un roman »5, dont la
vérité aurait un statut plutôt pragmatique : « Toutefois, s’il est permis

1Idem.
2 Le projet critique kantien, en effet, peut être globalement compris comme une tentative de
penser une Modernité non exempte de contenu normatif : de la doter, par conséquent, d’une
métaphysique minimale (dont le concept central est celui de « possibilité ») capable de sauver la
brèche (constitutive, d’un autre côté, du monde moderne) entre l’être et le devoir être. Mais cette
métaphysique ne pourrait être que « comme si » : une tentative sur le coup de l’abîme pour
conjurer, à partir d’une fiction performative, qui préfigure le perspectivisme nietzschéen, ces
fantasmes kantiens du doute, de l’arbitraire, de la douleur. Dans ce sens, il semble
symptomatique que la sévère Critique de la raison pure commence par le récit d’une sorte de
mythe fondateur : le récit du danger de la destruction de l’ « union sociale » à cause de l’action
des « sceptiques, espèce de nomades qui ont en horreur tout établissement fixe sur le sol »
(Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, Préface de la Première édition, Éditions Aubier
Montaigne, Paris, France, 1973, p. 15).
3 Emmanuel KANT, Opuscules sur l’histoire, op. cit., p. 71.
4 Emmanuel KANT, Idées d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, op. cit.,
2ème proposition.
5 Emmanuel KANT, Opuscules sur l’histoire, op. cit., p. 86.

32
de supposer que la nature ne procède pas, même dans le jeu de la
liberté humaine, sans plan et sans intention finale, alors cette idée
pourrait bien devenir utile »1, dit ici un Kant qui montre son jeu, la
pragmatique, - « le mécanisme secret » 2 -, sur laquelle son projet
critique, au bord du paradoxe, est établi3.
D’un autre côté, la philosophie hégélienne peut être comprise
comme une tentative d’écrire effectivement le dit roman, seulement
ébauché, et plutôt d’une façon dubitative, par Kant : ce n’est pas en
vain que dans son centre se trouve, comme une pièce fondamentale, ce
roman d’apprentissage, ce roman de formation, la Phénoménologie de
l’esprit, dans laquelle effectivement, on essaie de rendre opérative la
réconciliation de l’universel et du particulier dans une universalité qui
est capable d’assumer toutes les particularités (mais combien sont-elles
au total, exactement ?) comme des moments de son propre devenir.
Si nous tenons compte des écrits de la période de Frankfurt (1797-
1800) rassemblés sous le titre de L’esprit du christianisme et son destin,
il est possible de conjecturer que l’horreur devant l’universalité
abstraite – dont la figure historique est ici le judaïsme – constituerait la
scène primordiale qui alimenterait la pensée de Hegel et son
déploiement. Des passages éloquents et violents témoignent de cette
horreur. Avec Noé et le Déluge, le judaïsme aurait déjà acquit « une
perte de foi en la nature » ; son esprit serait devenu « l’esprit [qui

1 Emmanuel KANT, Idées d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, op. cit.,
9ème proposition.
2 Idem.
3 L’utilitarisme de son contemporain Bentham (et à travers lui, le pragmatisme philosophique, qui
le suit) peut être compris, bien que pas de facto, de jure, comme l’adversaire que Kant a en face
de lui au moment de formuler son éthique. Pour l’utilitarisme, le bien est réduit en dernier terme à
l’utilité. Pour la moral kantienne, en revanche, le devoir moral est seulement tel dans la mesure où
il tient sa promesse avec le devoir lui-même, en marge (et même, contre) toute considération de
l’utilité, sociale ou individuelle.
L’aspect « aristotélique » (théléologique, extraordinaire) de la Nature sera abordé en profondeur
par Kant dans la Troisième Critique (Critique de la raison pure). De façon suggestive, dans la
ligne des questionnements que nous sommes en train de développer, cet aspect est associé ici à
l’art, production de l’extraordinaire.

33
consiste] à se maintenir fermement dans une stricte opposition à tout, le
pensé étant élevé à l’unité dominant la nature hostile et infinie »1.
De son côté, Abraham « ne voulait pas aimer et, de cette façon, être
libre » 2 et « le monde entier qui lui était purement et simplement
opposé était porté par le dieu qui était étranger à ce monde, auquel rien
dans la nature ne devait participer, mais par qui tout était dominé »3.
L’horreur atteint son dramatique point culminant lorsque Hegel fait
référence à la frustration de Pompée quand il pénètre au
Sanctasantorum du Temple : en espérant y « contempler l’objet de sa
vénération », il se serait retrouvé « dans une pièce vide ».
Sous les traits du culte mosaïque (interdiction de l’image : « le sujet
infini doit être invisible, car tout ce qui est visible a quelque chose de
limiter » ; sévérité abstraite de la Loi), il est possible de reconnaître
l’abstraction, très contemporaine pour Hegel, de la Möralitat
kantienne ; de la science moderne et même de la religion elle-même
émanée de la Réforme, théologie dans laquelle Hegel avait été formé.
Une telle moralité serait l’objet immédiat qui déclenche l’horror vacui
que le philosophe transfère à son personnage Pompée. Cependant, nous
ne pourrions être indifférents au fait que la figure choisie par Hegel soit
précisément celle du « peuple du Livre » : en effet, tel que nous l’avons
établi auparavant en relation avec la métaphore de la lisibilité du
monde et des préventions du roi égyptien Thamous, l’écriture et le
fantasme de l’abstraction sont associés.
Dans la Phénoménologie de l’esprit, nonobstant, Hegel n’a pas
écouté, avec une imprudence spectaculaire, l’admonition du roi
égyptien. En effet, d’un côté la Phénoménologie est une œuvre qui ne
cache pas ses prétentions de constituer un objet scriptural
extraordinaire, une sorte de Livre Absolu ; il s’agirait, ni rien de moins
ni rien de plus, de l’autobiographie de l’Esprit (son Odyssée, suggère
Hegel lui-même dans le Prologue de l’œuvre). Néanmoins, ce livre
n’est seulement qu’un livre parmi d’autres qui réveillent le doute de

1 G. W. F. HEGEL, L’esprit du christianisme et son destin, précédé de L’esprit du judaïsme, Vrin,


France, 2003, p. 72.
2 Idem.
3 Ibid., p. 73.

34
Thamous : une entrée de plus, dirions-nous, dans la Bibliothèque
borgésienne ; une collection plus ou moins étendue d’ « empreintes
étrangères » (483 pages dans la traduction espagnole de Wenceslao
Roces, qui repose sur mon bureau), dont la même extension fatigante
met en évidence sa finitude, son caractère arbitraire, sa misère1. Ainsi,
dans l’instant même de sa consommation, la philosophie se révèle, de
façon paradoxale, comme une modalité de l’écriture : de la littérature
fantastique, ou de la « fable d’individu » (Borges définit ainsi le roman
moderne2) dont le Savoir Absolu hégélien s’additionnerait au catalogue
des inventions. Au long de la Phénoménologie, en effet, la figure d’une
universalité est tramée progressivement et minutieusement : cette
universalité en ayant surmonté dialectiquement les moments
particuliers de son devenir, serait exonérée de l’accusation de l’oubli.
Le Savoir Absolu est cette figure ; que d’une manière suggestive,
Hegel décrit précisément en termes d’une mémoire sans perte :
Dès lors que son achèvement consiste à savoir
parfaitement ce qu’il est, c’est-à-dire sa substance, ce
savoir est son entrée en soi, dans laquelle il quitte son
existence et lègue sa figure au souvenir. En cette entrée
en soi-même il est enfoncé dans la nuit de la
conscience de soi, mais son existence disparue est
conservée dans cette nuit, et cette existence abolie,
enlevée et mise de côté ― ce qu’il y avait
antérieurement, mais nouvellement né du savoir ― est
la nouvelle existence, un nouveau monde et une
nouvelle figure de l’esprit, en laquelle il doit de façon
tout aussi ingénue recommencer depuis le début par
son immédiateté, puis, partant d’elle, s’élever et

1 « L’idée d’ordonner tous les points de vue d’importance dans une succession unique, dans une
échelle qui va du plus grossier au plus mature, est de contemplation aussi éblouissante que
insensée et cela est la tentative de son exécution », Walter KAUFMANN, Hegel, traduction de
Victor Sanchez de Zavala, Alianza Universidad, Madrid, p. 39., (Traduit de l’espagnol par
Virginie Vallée).
2 « Des allégories au roman », Discussions. La thèse fondamentale de Borges dans ce texte est
que le roman serait le résultat de la perte de foi, caractéristique du nominalisme, dans la réalité des
universels.

35
devenir grand, comme si tout ce qui précédait était
perdu pour lui, comme s’il n’avait rien appris de
l’expérience des esprits d’avant. Mais le souvenir, en
ce qu’il est intériorisation, a conservé cette expérience ;
il est l’intérieur et la forme bel et bien supérieure de la
substance. Si donc cet esprit reprend au
commencement son éducation et sa culture en semblant
ne partir que de lui-même, c’est en même temps à un
degré supérieur qu’il commence. [...] Le chemin qui
mène à ce but, au savoir absolu, ou encore, à l’esprit
qui sait comme esprit, est le souvenir des esprits, tels
qu’ils sont chez eux-mêmes et accomplissent
l’organisation de leur royaume.1
Mais la « nuit de la conscience de soi » s’est révélée plus complexe
que ce qui était prévu par Hegel ; immergée en elle, la raison moderne
n’atteint pas le salut du « souvenir des esprits, tels qu’ils sont chez eux-
mêmes », elle se perd plutôt dans un labyrinthe sans origine ni destin.
La maximisation de la mémoire conduit à la dispersion et à la violente
destruction du langage communicatif. De cela, les écritures
postérieures à Hegel offre des exemples abondants. Certains, bien
connus, sont les romans de James Joyce : Ulysse, tentative démesurée
de raconter, sans rien oublier, un jour de l’expérience (« splendide
agonie d’un genre ? »2, dit Borges) ; de faire une carte qui coïncide
avec le territoire ; Finnegans Wake, où la vocation du réalisme littéraire
termine par faire exploser le langage. À la recherche du temps perdu, le
roman de Proust – qui est ainsi lu par Walter Benjamin – constitue le
document de l’irruption déstabilisante de la mémoire inconsciente (une
mémoire pas encore tramée par cet oubli que serait la raison), qui
entraîne l’écriture dans son tourbillon.
Bouvard et Pécuchet, le roman posthume de Gustave Flaubert,
pourrait être compris comme une parodie de la Phénoménologie de
l’esprit. Dans ce roman, il s’agit de deux humbles copistes, qui

1 G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, Aubier, France, 1991, p. 523-524.


2 Jorge Luis BORGES, Discussion, Gallimard, France, 1986, p. 143.

36
décident de se retirer, de s’installer dans la campagne et à travers
l’étude et la pratique, de s’approprier un savoir absolu. Leur échec, la
confusion qui surgit chaque fois que les amis tentent de réaliser leurs
projets, n’est pas attribuable à eux-mêmes, mais au savoir même qu’ils
tentent d’assimiler. En effet : les spécialistes – c’est leur trait de
définition – sont en désaccord : ainsi, pour chaque vérité logée dans les
étagères que Bouvard et Pécuchet parcourent minutieusement, il y a, ici
ou là-bas, dans la bibliothèque même, une contrevérité. Bouvard et
Pécuchet font l’expérience du caractère babélique du savoir impossible
à surmonter.
Emportée par sa propre dynamique, la fable philosophique des
individus est dissoute dans une sorte de brume mystique. Comme les
traditions mystiques le savent, le Livre Absolu, l’extraordinaire comme
Livre, peut seulement maintenir ses prétentions dans la mesure où il se
contracte dans un point virtuel : dans un pré-texte, contre lequel et à
partir duquel il est exercé par l’infinité de l’interprétation1. Cela étant :
« Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses
manières mais ce qui importe, c'est de le transformer » (Karl Marx,
Thèse sur Feuerbach, Thèse XI). Si l’écriture, historio-graphie,
hégélienne a échoué, il y a encore l’espoir que l’histoire de fait;
l’œuvre historique en tant que telle, au-delà de toute écriture, puisse
constituer l’équivalent moderne de l’animal extraordinaire aristotélique.
En effet, la nature a déjà été désenchantée, objectivée. Hegel dit :
« [la nature humaine n’a aucune histoire] : l’universalité de la vie
organique se laisse immédiatement déchoir dans l’extrême de la
singularité […]»2. En d’autres mots, en supposant que l’expression a
encore un sens, l’ordre immanent de la nature est devenu inappréhensif
pour la raison. Les genres aristotéliciens, qui, dans leur universalité,
constituaient la vie même de la physis, de telle manière que
l’universalité conceptuelle avait en eux le modèle de l’universalité
concrète, ont cessé d’exister dans la nature désenchantée de la
Modernité. Cela étant, sur la base même du projet théorique de Marx, il

1 Voir ultérieurement « Esquisse d’une éthique pour immortels » pour le développement de cette
idée.
2 G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 216.

37
y a un geste qui, sans violer l’interdit moderne devant l’enchantement
de la nature (malgré1 Engels, il n’y a pas, il ne peut y avoir, une
dialectique de la nature chez Marx), se projette vers l’idée
aristotélicienne du genre, pour fonder en elle l’idée de l’histoire comme
une œuvre extraordinaire orientée vers la réconciliation. En effet,
l’usage du mot Gattung (genre) est particulier dans les Manuscrits
économico-philosophiques de 18442. Le particulier consiste dans le fait
que Marx affirme que seul l’être humain est Gattungwesen – capable
d’appartenir à un genre. Et cela, non en vertu de sa nature mais, au
contraire, de sa praxis transformatrice : « la production pratique d’un
monde objectif, le façonnement de la nature non organique, l’homme
s’affirme comme un être générique conscient, c’est-à-dire comme un
être qui se comporte […]. C’est précisément en façonnant le monde
objectif que l’homme s’affirme réellement comme un être générique »3.
Giorgio Agamben commente:
Que l’homme soit capable de genre, qu’il soit un
Gattungswesen, signifie donc : il y a pour l’homme un
contenant originel, un principe qui fait que les
individus humains ne sont pas étrangers l’un à l’autre,
mais qu’ils sont justement humains, au sens où en tout
homme est immédiatement et nécessairement présent
le genre tout entier. C’est pour cette raison que Marx
peut dire que « l’homme est Gattungswesen… parce
qu’il se comporte envers lui-même comme envers le
genre présent et vivant » et que « la proposition selon
laquelle son être générique est rendu étranger à
l’homme signifie qu’un homme est rendu étranger à
l’autre homme et, en même temps, que chaque homme
est rendu étranger à l’être de l’homme ».4

1 En français dans le texte.


2 Au sujet de l’aristotélisme de Marx et l’usage de l’idée de genre dans les Manuscrits, Giorgio
Agamben attire notre attention, L’homme sans contenu, Circé, France, 1996, § 8 (« Poiesis et
Praxis »).
3 Karl MARX, Manuscrits de 1844, Flammarion, Paris, 1996, p. 115-116.
4 Giorgio AGAMBEN, L’homme sans contenu, Circé, France, 1996, p. 131.

38
Par ailleurs, une telle variante aristotélique constitue la réponse de
Marx aux préoccupations qui affligeaient la génération d’intellectuels
postérieure à Hegel. Agamben dit également :
Quand la force unificatrice originale du système
hégélien a décliné, le problème de la conciliation entre
« genre » et « individu », entre le « concept d’homme »
et « l’homme en chair et en os », a pris la place centrale
dans les préoccupations des Jeunes Hégéliens, ou
Hégéliens de gauche. La médiation de l’individu et du
genre revêtait en effet un intérêt particulier dans la
mesure où, reconstituant sur une base concrète
l’universalité de l’homme, elle apporterait en même
temps une solution au problème de l’unité de l’esprit et
de la nature, de l’homme comme être naturel et de
l’homme comme être humain et historique.1
Ainsi, Marx aspire à tendre un pont entre la métaphysique
aristotélicienne et l’économie politique. L’hégélienne histoire sacrée de
la constitution du Savoir Absolu, dont la mémoire sans fissures
conserve sans perte chacun de ses moments particuliers, est
subordonnée chez Marx à l’histoire profane ; à l’histoire des dispositifs
concrets à travers lesquels l’universalité et l’homme générique ont été
produits. Le travail, l’économie mercantile, les relations capitalistes de
production, l’argent, sont ces dispositifs. Dans son « apparente »
irréductibilité, l’individualité ne serait qu’un moment d’un devenir
dialectique : dans la mesure où historiquement l’animal proto-humain
s’hominise, se forme concrètement, il acquiert un genre : à la fin de
l’histoire, on découvre que cette acquisition fut toujours la force réelle,
le besoin qui agissait en cachette de l’histoire. Ainsi, dans son noyau, il
n’y aurait pas d’opposition entre l’individu et l’humanité : le progrès
du genre coïnciderait avec le progrès de chacun : « l’objet du travail est
l’objectivation de la vie générique »2. De fait, il y a des obstacles à
bouger : ainsi, « le travail aliéné, dans la mesure où il arrache à

1 Ibid., p. 132-133.
2 Ibid., p. 129.

39
l’homme l’objet de sa production, lui arrache aussi sa vie générique,
son effective objectivité générique (Gattungsgeggenständlichkeit)»1.
Marx s’est efforcé pour réduire toute aliénation au travail aliéné2 :
de cette façon, il lui était possible de faire de l’histoire humaine une
gigantesque « œuvre pieuse », dont la positivité (ses traits concrets,
matériels) devrait être dissoute, rachetée dans son universalité sans
perte. Néanmoins, là où précisément les « socialismes réels » ont
prétendu réaliser cette extraordinaire prétention, là, la conscience
nominaliste de la Modernité n’a pu que discerner une forme consumée
de l’oubli, une fausse réconciliation. La promesse était la production
d’une œuvre extraordinaire, le ré-enchantement de la vie surgissant des
entrailles de la Modernité même. La positivité d’une telle œuvre, son
limité ici et maintenant ; le même voile dense – tout un Mur – de
discours apologiques qui ont prétendu la dissimuler, dénoncent,
cependant, sa misère. Le public moderne s’est montré déçu. À l’avenir,
il a préféré dévier son regard vers la boîte aux mythes, la télévision.

1 Idem.
2 En ce sens, le célèbre alinéa sur «Le fétichisme des marchandises » est caractéristique dans le
tome I de Le capital. Dans ce livre, Marx est sur le point de reconnaître que les objets de notre
connaissance pourraient être aussi « fétiches » que les marchandises. Cependant, à la dernière
minute, il recule devant cet abîme nominalisme. En effet, pour expliquer le caractère
« physiquement métaphysique » des marchandises, Marx a recours à l’analogie suivante : «De la
même façon, l'impression lumineuse d'une chose sur le nerf optique ne se présente pas comme
excitation subjective du nerf optique lui-même, mais comme forme objectale d'une chose
extérieure à l'œil. Dans la vision toutefois, de la lumière est effectivement projetée d'une chose,
l'objet extérieur, vers une autre, l'œil. C'est un rapport physique entre des choses physiques. En
revanche, la forme-marchandise et le rapport de valeur entre les produits du travail, sous les
espèces desquels cette forme se présente, n'ont absolument rien à voir ni avec la nature physique
de ceux-ci, ni avec les relations objectives qui en résultent», Karl Marx, Le capital, Livre I,
section 1). L’abîme nominalisme que Marx élude, disons-le pour éviter un quelconque
malentendu, n’a rien à voir avec la dénégation du réel, mais plutôt avec son affirmation :
l’affirmation de son altérité irréductible aux « formes de l’objectivité », aux idola (les expressions
appartiennent, de façon respective, à Lukacs et à Bacon) qui s’imposent au réel. Le Marx de Le
capital, en revanche, a besoin que l’objectivité ne soit pas qu’une donnée : ainsi, il lui est possible
de rendre compatible le progrès technoscientifique et la désaliénation.

40
III. L’extraordinaire, le mythe
Le nominalisme de la Modernité a ouvert un abîme entre les faits et
les valeurs, entre l’être et le devoir être. Abîme articulé, de façon
canonique, dans la tradition de la pensée anglo-saxonne, depuis Hume
jusqu’à Moore. « D’un être ne d’écoule pas à devoir », est la devise des
empiristes. De son côté, Wittgenstein, à mi-chemin entre Cambridge et
Vienne, a exclu de son « livre du monde » les propositions de l’éthique
qui sont restées confiner au silence 1 . Cela étant, en général, on

1 Contre cette interdiction, on a l’habitude d’invoquer que, dans la vie quotidienne, les faits et les
valeurs sont imbriqués d’une manière indiscernable. Il vaut la peine de traiter cette objection avec
attention. Une des caractéristiques de cette position fut la réponse d’un intellectuel chilien très
connu, José Joaquín Brunner, lors d’un entretien (Boletín de la Academia Imaginaria, Santiago du
Chili, 1998, #2) en relation à la publication de son libre Globalisation culturelle et postmodernité
(FCE, Santiago du Chili, 1998). Nous reproduisons cet échange dans son intégralité pour ensuite
le commenter.
Question du Boletín de la Academia Imaginaria :
Le coût à payer pour la sécularisation semble être le dualisme : la césure weberienne entre une
sphère publique régit par une « éthique de la responsabilité » (une sorte de « calcul » éthique
attentif aux conséquences des actions) et un domaine privé régit par une inconditionnelle
« éthique des convictions » qui, fatalement, doit se réfugier dans le privé et le silence. La
postmodernité peut-elle, telle que vous la caractérisez dans votre Globalisation culturelle et
postmodernité, surmonter cette brèche ? Et un tel dépassement serait-il désirable ?
Réponse de José Joaquín Brunner:
Nous avons la mauvaise habitude intellectuelle de faire des suppositions qui n’admettent pas la
moindre analyse, comme celle-ci, relative à un (supposé) dualisme éthique entre la sphère
publique (régie par la responsabilité weberienne conditionnée aux conséquences de l’action) et la
sphère privée (régie par une conviction luthérienne inconditionnée). Depuis quand la vie s’écoule-
t-elle ici par ces deux voies ? Ni les convictions privées (privatisées) sont inconditionnées – ou
avons-nous déjà oublié les démons freudiens du désir ? –, ni les convictions publiques ont
l’habitude de se trouver limitées par les conséquences, comme nous l’ont enseigné ad nauseam
l’Holocauste et le Goulag, pour ne pas parler du Chili (et de son casier publique). Que nous reste-
t-il alors ? Un espace moral aussi compliqué du côté du public que du côté du privé. Et un monde
qui ne se divise pas simplement entre ce qui sont conséquents et ce qui sont convaincus. De la
même façon qu’il y a une raison d’État, il y a, aussi, une raison d’état. Il ne s’agit pas que les uns
calculent et les autres professent. Chacun – publique ou privé, dans l’État ou dans une université,
sur le marché ou chez lui – croit et calcule ; désire et admet. En outre, chacun possède son lexique
ultime à partir duquel il exprime ses propres convictions et justifie ses désirs et ses assentiments.
La postmodernité, si nous parlons d’elle comme d’une question de moral, ne va pas plus loin que
cela. Et, contre n’importe quel fondamentalisme, elle soutient que tous ces lexiques doivent
pouvoir se développer dans le sein d’une culture plurielle, sans que ma dévotion exclue celle de
l’autre. C’est pour cela qu’il me semble qu’une moral communicative, discutée, argumentée,
autoréflexive, est celle qui s’approche le plus de ces temps de globalisation. Pour citer encore une
fois Paz : « des sentiers pluriels, pas seulement un seul Chemin ». Beaucoup de dévotions, pas
seulement une seule.

41
Nous avons reproduit dans son intégralité la réponse de José Joaquín Brunner, car, en elle, est
ébauchée le profil d’une Modernité réconciliée sans drame (sans drame hégélien), pour laquelle le
dualisme apparaît comme une simple « mauvaise habitude intellectuelle ». À celle-ci, Brunner
oppose l’unité de « la vie ». « Depuis quand la vie s’écoule-t-elle ici par ces deux voies ? »,
demande-t-il. La réponse moderne serait : au moins à partir de Luther et de Calvin. Et,
certainement, depuis Kant. Bien sûr, la vie, telle qu’elle est vécue dans l’expérience intérieure, est
indivisible. Non seulement, elle est indivisible mais elle est aussi irreprésentable (la représentation
suppose l’éloignement) : la vie n’est pas « la vie », « la vie ne vit pas » (Ferdinand Kürnberger,
cité par Adorno). Ce que Kant perçoit parfaitement est que, dans un monde désenchanté,
postmétaphysique, les impératifs moraux, pour qu’ils continuent à être ce qu’ils sont, doivent être
inconditionnels. Tout ce qui est conditionné, en effet, en vient à manquer de signification. Le
« livre de l’univers » devient illisible (c’est-à-dire que, à partir de ce moment, aucune institution
peut s’arroger du droit de traduire l’ordre transcendant des choses en une normative éthico-
politique : cela est l’enseignement de la Réforme). Et ce « manque » est, précisément, ce qui rend
possible des réussites culturelles aussi importantes que la liberté de conscience, la technoscience
et le marché. Bien sûr, Kant croyait qu’il était possible que le domaine de l’inconditionnel et celui
du publique coïncident. L’expérience de Max Weber est différente, et celle du Wittgenstein du
Tractatus aussi. Les deux vivent dans un monde dans lequel les sciences humaines et sociales,
avec leurs correspondantes technologies, étendent le domaine du conditionnel (celui du calcul)
vers l’espace publique et la subjectivité. À partir de là, l’inconditionnel se privatise (l’« éthique
des convictions »), ou mieux encore, le sujet – qui a fait l’expérience de la psychanalyse, et pour
cela même, il ne peut oublier « les démons freudiens du désirs » –se met en marge du monde
jusqu’à être transformé en un point virtuel (« le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une
frontière du monde », Tratatus, 5.632) : chez Wittgenstein, l’expérience éthique est assimilée à la
mystique. Le panorama n’est pas vraiment différent si nous nous déplaçons chez un penseur
contemporain comme Emmanuel Lévinas. Pour Lévinas, qui a précisément, derrière lui, les
expériences de l’Holocauste et du Goulag, l’éthique ne passe pas par le dépassement du dualisme.
Le dualisme moderne ne serait pas un obstacle que l’éthique doit bouger, mais plutôt sa condition
de possibilité, dans la mesure où elle rend possible la séparation et la rencontre avec l’Autre « en
tant qu’autre » : la justice, au-delà de toute (fausse) réconciliation au sein de l’histoire. Dans
l’optique de Lévinas, l’Holocauste et le Goulag seraient éthiquement condamnables justement par
leur caractère d’expériences limites : catastrophes qui font collapser les limites entre l’éthique et
l’histoire et qui, par conséquent, d’une quelconque manière n’arrivent pas « dans » l’histoire, mais
arrivent « à » l’histoire (depuis ce point de vue, c’est symptomatique que Brunner ait dû avoir
recours à ces expériences pour argumenter en faveur de l’unité de « la vie » : la vie s’unifie
seulement de façon catastrophique). Bien sûr, chez Lévinas, l’éthique se joue non seulement dans
la séparation du sujet mais aussi dans la relation avec l’Autre. Mais, justement, il s’agit d’une
relation au-delà de toute relation. Une relation qui refuse tout contenu, jusqu’à devenir pur désir.
Une sorte de micro-catastrophe, qui arriverait (serait sur le point d’avoir lieu, ou aurait déjà eu
lieu) chaque fois que nous affrontons le visage de l’autre dans toute sa nudité, rencontre dans
laquelle la fenêtre vers l’unité de « la vie » s’ouvrirait (et se fermerait) de façon instantanée.
La pensée de la Modernité a été forgée, sans aucun doute, dans la tentative aporétique de
surmonter le dualisme, par exemple, tel que nous sommes en train de le reconstituer dans ce texte,
à travers l’histoire ou l’art. L’ignorer, en revanche, en faisant appel à l’unité de « la vie », suppose
le risque de tomber dans la mauvaise illusion d’une Modernité sans Réforme (dans laquelle la
Réforme et son héritage seraient réduits à une « mauvaise habitude intellectuelle »).

42
comprend cette interdiction comme faisant référence seulement à
l´éthique ; de ce fait, tel est le terrain dans lequel elle est formulée, de
façon originelle. Cependant, il est possible de l’étendre jusqu’à inclure
toute l’universalité. Toute universalité est, en effet, normative : les
concepts, les mots, ne s´apprennent pas par induction et ne s´appliquent
pas non plus après un contraste empirique ; mais plutôt comme le
montre exhaustivement Wittgenstein dans ses Recherches
philosophiques, ils sont les pièces d´un jeu : le jeu de langage, de parler
de ceci ou de cela, des formes qui s´appliquent a priori sur l´expérience
et ainsi qui ne disent pas simplement que quelque chose est, mais
comment elle doit être pour correspondre à une quelconque des entrées
de l´encyclopédie d´une communauté linguistique déterminée. Lorsque
j´affirme que l´animal qui est passé en courant devant moi est un chien,
je ne suis pas en train de faire un rapport empirique, lequel, dans tous
les cas, ne pourrait éviter les différences : en toute rigueur empirique, le
chien de trois heures et quatorze minutes, vu de profil, n´est pas le
même que celui de trois heures et quart, vu de face : je suis en train
d´omettre des différences, « penser c’est oublier des différences »1,
« tout en produisant » le chien pour pouvoir parler. Avec toute la
violence que la Modernité y reconnaît, l´existant est produit et
reproduit dans le langage : l´auto-affirmation du sujet moderne ne peut
alors que ressentir sa tyrannie. Mais, de cette manière, le silence (« Sur
ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » : Tratatus, § 7), qui
semblait seulement affecter l´éthique, qui semblait être confiné à elle,
viole cette barrière sanitaire et s´étend vers le langage dans son
ensemble.
« L’homme, pour être ce qu’il est, doit croire qu’il est plus que ce
qu’il est », est la phrase de Musil que nous avons inscrite comme
épigraphe de ce texte. Dans cette distance paradoxale – de « ce qui
est » à « ce qui est » : distance toujours franchie, toujours reproduite –
se joue l’essence de l’humain : l’homme est Gattunwesen, « capable
d’avoir un genre », mais une telle capacité s’évanouit dans la mesure

1 On reconnaîtra ici le mal-être dans le langage d’Ireneo Funes (Borges, « Funes ou la mémoire »,
Fictions, op. cit., p. 118).

43
où précisément le genre, l’essence, se transforment en un état, en une
possession. La divinité fut traditionnellement la fournisseuse du
supplément requit de l’entité. Quand, avec la Modernité, ce rôle resta
vacant, l’homme est resté soumis à son être empirique, dans lequel il
est strictement ; de façon réciproque, seulement alors, son être le plus
propre a pu se rendre présent en tant qu’inconditionnel (non-
conditionnel : le conditionnel est maintenant ce qui est tombé, ce qui
est incertain et inessentiel), comme l’extraordinaire 1 . Cela étant,
l’homme est le zoon logon echon, l’animal linguistique aristotélicien, et
si l’essence humaine se balance, de façon incertaine, en hauteur, la
même chose doit arriver au langage. Depuis l’ordinaire, il n’est ni
possible d’être ni de parler. Parler suppose l’universalité, le devoir être :
un pont vers l’extraordinaire. Dans sa forme la plus élémentaire, ce
pont est constitué par le mythe. La Modernité illustrée désenchante le
mythe. Néanmoins, le mythe ne disparaît pas, ni ne pourrait disparaître.
Il poursuit plutôt une existence souterraine, ou bien publique et
dégradée, comme dans la culture de masse. De fait, le monde des
moyens de communication massifs est peuplé de mythes : ils
constituent les restes décomposés du naufrage de la société
traditionnelle, qui continuent à circuler, comme à la dérive.
C’est précisément en relation avec les mythes de la culture de
masses : les automobiles et les objets de design, les revues

1 En tant que concept, précisons-le maintenant, l’extraordinaire serait le postkantien,


postwittegensteinien équivalent à ce qui est inconditionnel chez Kant. Cependant, derrière ce
concept nous aimerions écouter d’autres résonances :
1. Une branche de la philosophie contemporaine (celle que l’on reconnaît dans le « deuxième »
Wittgenstein) s’appelle « ordinary language philosophy ». La dénomination est étonnante – la
vérité, le bien, la beauté, sont des prédicats extraordinaires desquels difficilement la philosophie
pourrait simplement se passer ; plus étonnante encore est la pratique académique de cette
philosophie (mais pas seulement de celle-ci) qui a l’habitude de s’installer confortablement dans
le fauteuil d’honneur de la vérité.
2. L’« Ordinaire », à la différence du « conditionnel », possède dans ses acceptions celle de
« vulgaire ». Et, en effet, dans l’option moderne, il y a un biais plébéien, anti-aristocratique, qui
explique le haut comme une modalité du bas, dont la réalisation, accompagnée des signes
symptomatiques du mal-être concomitant, se trouve, de façon exemplaire, chez Nietzsche. Pour la
nature plébéienne de l’histoire effective, la wirkliche Historie que Nietzsche pratique en tant que
généalogiste, voir à ce sujet Michel FOUCAULT, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in
Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, coll, 1971, 229 pages.

44
d’informations et sentimentales, les étoiles du cinéma et les
personnages connus, que Roland Barthes a élaboré ses Mythologies, sa
sémiologie critique des mythes. Le mythe, que l’opération de l’analyse
barthésienne démonte dans ses détails, est, précisément, ce dispositif
sémiotique en vertu duquel l’existant exerce sa tyrannie : ce dispositif –
« un vol du langage » dira Barthes – à travers lequel les choses perdent
la mémoire de leur histoire profane et nous sont imposées en tant que
nature, en tant que valeur. Le mythe, exposant linguistique de la
réification, de l’oubli, transforme les faits en valeurs, « l’histoire en
nature » 1 . « [...] le mythe a pour charge de fonder une intention
historique en nature, une contingence en éternité. [...] le mythe est
constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les
choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication »2. Ainsi, devant la
première page de la revue illustrée de Paris-Match des années 50, qui
présente un soldat de couleur en train de saluer un pavillon français –
l’exemple est de Barthes –s’impose une lecture mythique : la
légitimation de l’impérialité colonial française, au-dessus de l’ici et du
maintenant effectifs de la situation imprimée sur la plaque
photographique. L’empirique n’est pas nié par le mythe, mais il est
plutôt sublimé : ainsi il constitue quelque chose comme sa réserve
d’évidence, l’« alibi » qui lui permet justement de se présenter comme
la nature : « la signification du mythe est constituée par une sorte de
tourniquet incessant qui alterne [...] un langage-objet et un méta-
langage, une conscience purement imageante [...]»3, de sorte que, plus
précisément,
[...] le mythe est une parole volée et rendue.
Seulement la parole que l’on rapporte n’est plus tout à
fait celle que l’on a dérobée : en la rapportant, on ne l’a
pas exactement remise à sa place. C’est ce bref larcin,
ce moment furtif d’un truquage, qui constitue l’aspect
transi de la parole mythique.4

1 Roland BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, France, 1957, p. 215.


2 Ibid., p. 229-230.
3 Ibid., p. 208.
4 Ibid., p. 211.

45
D’où parle, cependant, le penseur critique, le mythologue ?
Comment lui serait-il possible de contourner le tourniquet mythique ?
Ce que nous avons déjà dit sur le mythe insinue la difficulté d’une telle
question. En effet, la prétention du mythologue est, inévitablement,
celle de s’installer au niveau d’un « langage-objet », d’une conscience
purement signifiante. En faisant référence à la lecture et au
déchiffrement du mythe, Barthes approfondit encore plus la question. Il
écrit :
Si j’accommode sur un signifiant plein1, dans lequel
je distingue nettement le sens de la forme, et partant la
déformation que l’une fait subir à l’autre, je défais la
signification du mythe, je le reçois comme une
imposture : le nègre qui salue devient l’alibi de
l’impérialité française. Ce type d’accommodation est
celui du mythologue : il déchiffre le mythe, il
comprend une déformation.2
Le signifiant plein serait celui qui, dans sa plénitude, ne laisserait
pas cette fissure d’ambiguïté, de vacuité sémantique à travers laquelle
s’infiltrerait la poïésis mythique. Mais, comment un signifiant pourrait-
il être plein ? (quel serait le sens univoque d’une photographie comme
celle de Paris-Match ?). De façon symptomatique, la réponse de
Barthes fait appel à un langage dans lequel les choses elles-mêmes
prendraient les mots ; une sorte de langage de la Genèse, antérieure à la
dispersion linguistique de Babel : alors que le mythe est « méta-
langage général, dressé à chanter les choses, et non plus à les agir »3,
« le langage-objet, […] parle les choses »4.
Ce langage des choses est associé chez Barthes au parler du
prolétariat (ainsi, si je suis un bûcheron « je parle l’arbre, je ne parle
pas sur lui » 5 ), de l’opprimé, dont le vicaire, dirions-nous, est le
mythologue. Et, au-delà de la tentative problématique de Barthes

1 Nous avons mis les italiques.


2 Ibid., p. 214.
3 Ibid., p. 231.
4 Idem.
5 Ibid., p. 233.

46
d’installer son savoir mythologique à gauche, le fondamental est que,
comme il le dit, « la parole de l’opprimé est réelle [...] elle est quasi
impuissante à mentir [...] »1. La plénitude signifiante du langage-objet,
auquel aspire le mythologue, l’associe au langage mathématique et au
langage poétique. Dans le premier cas, il s’agit d’« un langage
indéformable, qui a pris toutes les précautions possibles comme
l’interprétation : aucune signification parasite ne peut s’insinuer en
lui » 2 ; de son côté la poésie contemporaine serait « un système
sémiologique régressif [qui] tente de retrouver une infrasignification.
[...] son idéal [...] serait d’atteindre non au sens des mots, mais au sens
des choses même »3. La résistance poétique au mythe, ajoute-t-il plus
tard, culmine dans le silence, dans le « meurtre de la Littérature comme
signification »4 : dans une sorte de crime passionnel, dans lequel le
langage se tue à cause de l’amour démesuré qu’il se porte à lui-même.
Cependant – et cette admonition ne pourrait que se retourner contre le
mythologue – « lorsque le sens est trop plein pour que le mythe puisse
l’envahir, il le tourne, le ravit dans son entier. [...] le mythe peut
toujours en dernière instance signifier la résistance qu’on lui oppose »5.
À la résistance du signifiant plein, le mythe répond, dirions-nous, en
proposant une sorte de liaison dangereuse6 : « qui résiste totalement,
cède ici totalement »7, dit Barthes en donnant son avis. Le mythe du
scientifique (« le cerveau de Einstein ») et de la science (« E=mc² ») ;
le mythe du Poète, témoignent de cette tendance. Et le mythe du
mythologue ? Barthes avertit du danger : « À vrai dire, la meilleure
arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de
produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable
mythologie. Puisque le mythe vole du langage, pourquoi ne pas voler le
mythe ? »8. Cependant, cette possibilité mythopoïétique; nietzschéenne

1 Ibid., p. 236.
2 Ibid., p. 219.
3 Ibid., p. 220.
4 Ibid., p. 221.
5 Ibid., p. 219 et 222.
6 En français dans le texte.
7 Roland BARTHES, Mythologies, op. cit., p. 219.
8 Ibid., p. 222.

47
dans un certain sens (nous dirons quelque chose sur Nietzsche
ultérieurement) que Barthes voit réalisée chez le Flaubert de Bouvard
et Pécuchet, n’est rien d’autre qu’une digression dans un texte dans
lequel ce qui prédomine est le désir illuministe ; l’appellation mystico-
critique résultante de l’extraordinaire langage qui « parle les choses ».
Le langage des choses barthésienne est similaire au nom dans la
théorie mystique du jeune Walter Benjamin : « Le nom est ce par quoi
rien ne se communique plus, et en quoi le langage se communique lui-
même et de façon absolue » 1 , et il est également similaire à la
conception du langage dans le Tractatus logico-philosophicus2. À 19
ans, en lisant la critique de Francis Bacon sur les idola qui attrapent la
conscience (et anticipant ce document du mal-être nominaliste dans le
langage, la Lettre de Lord Chandos, publiée en 1902, que nous aurons
l’opportunité de commenter dans ce livre), le poète viennois Hugo von
Hoffsmannsthal laisse enregistrer le commentaire suivant : « les
concepts du langage (Begriffe der Sprache) sont des idola du même
genre ». Cela dit : on ne comprend pas le Tractatus si on le dégage de
la tâche de démythification du langage entreprise par Bacon, de façon
suggestive dans ce même Trinity College de Cambridge qui serait le
point d’arrivée de Wittgenstein et qui serait repris par la génération
viennoise de von Hoffsmannsthal, Krauss et Mauthner, à laquelle
Wittgenstein a appartenu.
Dans leur Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno attirent
l’attention sur la manière dont la raison moderne reconnaît, non à
l’extérieur, mais en elle-même, son adversaire, le mythe. Ils disent :
[…] la logique la plus récente dénonce les mots
fixés par le langage comme une fausse monnaie qu’il
vaudrait mieux remplacer par des jetons neutres. Le
monde devient chaos, la synthèse signifie le salut. […].
La cause n’était plus que le dernier des concepts

1 Walter BENJAMIN, Œuvres I. Mythe et violence, « Sur le langage en général et sur le langage
humain », Éditions Denoël, 1971, p. 83.
2 Pour une relation entre Benjamin et Wittgenstein sur cette ligne, voir : Graciela Barranco, « Los
límites del mundo », in D. Trapani, R. M. Ravera, G. Barranco, M. Salvatori (éd.), Wittgenstein,
Decir y mostrar, Argentine, 1989.

48
philosophiques auquel se mesurait la critique
scientifique, parce qu’elle était pour ainsi dire la
dernière des idées anciennes qui se présentât à elle,
l’ultime sécularisation du principe créateur. […] de
telles catégories […] étaient délaissées en tant qu’idola
theatri de l’ancienne métaphysique […].1
Cela étant : cette tendance se trouve précisément réalisée dans le
Tractatus. « La croyance au rapport de cause à effet est la
superstition » pouvons-nous lire dans la proposition 5.1361. Le
Tractatus est une philosophie transcendantale : l’« espace logique »,
qui constitue un de ses concepts centraux, c’est précisément la
condition de la possibilité des faits qui composent le monde, mais, de
façon sécularisée, tournée sur elle-même et réduite, par conséquent, à
son grade zéro : de façon qu’il ne reste que la nécessité logique (et
« hors de la logique, tout est accident » : 6.3), et le propre sujet
transcendantal est réduit à un point virtuel, à une « frontière du
monde » (5.632). Cela étant si la causalité est une superstition que la
raison doit illuminer, avec une raison majeure, elle doit le faire par
rapport aux recours du langage qui permettent, sans difficulté, de
construire des entités mythiques telles que « l’actuel roi de France » et
des énoncés caractérisés par un aspect empirique trompeur, tels que
« l’actuel roi de France est chauve ». Exclure cette possibilité est la
fonction de la « théorie des descriptions », que Wittgenstein a pris de
Russell, et à partir de laquelle il en a déduit, dans le Tractatus, le
besoin logique de l’existence de certains atomes sémantiques, les noms
ou les objets simples, dont la nature est logique (c’est-à-dire :
immunisée contre le mythe) et qu’ils doivent exister par eux-mêmes, en
marge de toute observation empirique.
Dans la langue parfaite du Tractatus s’accomplit l’idéal barthésien
du signifiant plein, immunisé contre la séduction mythique.
Accomplissement paradoxal : de tels signifiants doivent être
empiriquement vides ; avec les signifiants dotés d’un contenu
empirique, en revanche, on ne sait jamais. L’idéal du langage de

1 Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison, op. cit., p. 23.

49
l’opprimé, « incapable de mentir », s’accomplit également. En effet,
l’atomisme logique du Tractatus conduit à caractériser les propositions
avec du sens comme celles qui ont une polarité vrai/faux. Il s’agit,
comme le dit un critique, « d’éviter n’importe quelle situation en vertu
de la laquelle et dans laquelle nous pourrions nier que la proposition
soit correcte, soit vraie, sans ipso facto la rendre fausse » 1 . Le
mensonge, en revanche, élude ce filtre: il opère dans un tourniquet
mythique, toujours à la limite entre le vrai et le faux. Mais pas
seulement le mensonge. Des éléments ou des noms simples du
Tractatus, il est seulement possible, en rigueur, de prédiquer l’identité :
« A est A ». Dire que « A est B », en effet, suppose que, d’une manière
quelconque, A laisse le pas à non-A : cela suppose une fissure dans
l’identité, cela est précisément ce que les noms ou les éléments simples
excluent, dans le désir d’être immunisés contre le mythe.
La Ursprache wittgensteinienne ou barthésienne est alors régie par
une vieille interdiction formulée par Parménide : de l’être sans fissures,
il est seulement possible de prédiquer l’identité. « l’être est », ou mieux
encore : « il est ». Dans le langage-objet du mythologue les mots
redoublent le réel ; ou plutôt, ils sont plongés à nouveau dans le
mutisme des choses. Cela étant, la Cabale juive contient la conjecture
inquiétante que, dans le jour de Rédemption, les mots se détacheront de
l’esclavage du signifié : ils deviendront « des pierres dans notre
bouche ». Le mythe peut alors être compris comme la suspension
temporaire, la rétroaction de cet événement catastrophique, et, en plus,
inévitable, dans lequel le mot, ondulation faible mais extra-ordinaire à
la surface limpide des choses, doit être réintégré à celle-ci.
La Modernité, en cela consiste sa profonde dialectique, requiert du
mythe pour pouvoir continuer à parler. Mais de ce dont elle parle, de
façon primordiale, est de son entreprise radicale de désenchantement :
pour cela, sa complexe dépendance du mythe constitue,
nécessairement, son point aveugle. Alors, dans le monde moderne, les
mythes sont destinés à vivre une existence dégradée déjà mentionnée

1 R. M. WHITE, « Can whether one proposition make sense depend on the truth of another ?
(Tractatus 2.0211-2) », in Godfrey VESEY (éd), Understanding Wittgenstein, Cornell University
Press, New York, 1976. Traduction de Virginie Vallée.

50
auparavant en relation avec la culture de masse ; ou bien, à adopter des
masques qui cachent leur véritable nature. Un des exposants les plus
suggestifs, que Barthes donne du mythe, est celui de l’exemple ou du
paradigme grammatical : « ego nominor leo » (je m’appelle lion). D’un
côté, il s’agit d’un exemple d’une règle grammaticale du latin (la
concordance de l’attribut) : d’un autre côté, d’un exemplaire, d’un
paradigme. Un paradigme constitue une forme de consensus non-
empirique : le résultat de la conversion, grâce au tourniquet mythique,
d’une simple régularité empirique en norme (« Ce que l’exemplarité
latine déforme », dit Barthes, « c’est la dénomination du lion dans toute
sa contingence » 1 ). Ainsi, on peut comprendre que, au moment
d’expliquer le fonctionnement des communautés scientifiques, Thomas
S. Kuhn ait dû précisément avoir recours à cette notion (La structure
des révolutions scientifiques). La science, en effet, telle que l’avait
comprise Popper dans sa critique de l’induction (La logique des
recherches scientifiques), n’opère pas de façon inductive. Plus encore,
une communauté scientifique est définie par un consensus qui ne
pourrait être simplement inductif, en respect à certains objets et formes
de procéder. Sans eux (c’est-à-dire : à la merci du logos dans un état
brut, non amorti mythiquement), il n’y aurait pas de langue
scientifique, mais une dispersion babélique ou une simple tautologie.
En dernière instance, tel que le montre Kuhn lui-même au moment de
préciser la notion de paradigme, en elle est contenu autant « la
constellation des engagements d’un groupe » que, et principalement,
l’idée de l’ « exemple partagé ».
On rapproche souvent la position de Kuhn à celle du second
Wittgenstein, et avec raison. En effet, dans les Recherches
philosophiques, Wittgenstein a considéré la multiplicité de « jeux » qui
composent la « vieille ville du langage ». Il a ainsi abordé la nature de
ces éléments des « jeux de langage » qui, comme les noms simples du
Tractatus, ne peuvent être niés (ni affirmés) sans contradiction : dont
l’existence paraît être non pas une question empirique, mais être, de
façon métaphysique, inclue dans son essence ; qui ne pourraient

1 Roland BARTHES, Mythologies, op. cit., p. 208.

51
qu’exister. Mais, il ne s’agit déjà plus de quelque chose de sublime,
cristallin, profond (§ 97) : « Cela que, en apparence, doit exister,
appartient au langage »1 (§ 50) : ce sont les éléments, les règles, les
pièces, grâce auxquels les différents jeux de langage se jouent, et qui
composent sa grammaire profonde. Ainsi, si on joue le jeu de la
mesure, le standard de la mesure (le mètre-patron conservé à Paris)
manque, lui-même, de mesure : son existence, en relation au jeu en
question, ne correspond pas à la nature a posteriori de l’empirique,
mais à l’a priori de la règle.
Nous sommes une fois encore devant le tourniquet trouble qui
conduit de l’être au devoir être : devant l’acceptation, plus ou moins
résignée, des mythes locaux (la science normale de Kuhn et ses
paradigmes, la vieille ville et ses règles), à travers lesquelles ce qui
existe prolonge sa tyrannie, mais sans lesquelles l’atroce promesse de
rédemption, rappelée auparavant, arriverait à son accomplissement.
L’entreprise de désenchantement du monde, qui a dans la science
moderne son aile radicale, consiste, en dernière instance – ainsi l’a vu
Foucault dans son Histoire de la sexualité – dans la mise en scène
d’une compulsion pour parler de l’expérience : à rendre présent, avec
une clarté et une distinction croissante, les êtres grâce au mot. Mais le
mot est enveloppé dans un commerce trouble avec le mythe : de sorte
que la vérité intérieure de l’Illuminisme (Aufklärung, Illustration) ne
consiste qu’en ceci ; de façon réciproque, au-delà de toute
contraposition linéaire, le mythe n’est qu’un recours – une astuce,
dirions-nous – de la raison illustrée2. La Modernité, qui fait à fond cette
expérience (par exemple, à travers la pensée de Frédéric Nietzsche)
pourrait alors être définie, de façon précise, comme un savoir au sujet
des mythes : mythologie. Un savoir pour lequel le mythe serait une
sorte de double spéculaire, la face nocturne que lui-même préciserait
pour développer ensuite son aspect auroral : le rêve de l’humanité
désenchantée qui, toujours à la limite de perdre la parole, requerrait de
lui pour la reprendre.

1 « Was es, scheinbar, geben muß, gehört zu Sprache ».


2 L’identité profonde de l’Illuminisme et du mythe : en cela consiste précisément l’enseignement
de Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison.

52
Dans ce savoir, la Modernité se rencontre avec son origine lointaine.
La notion barthésienne du mythe, en effet, thématise le pouvoir
performatif du langage ; son pouvoir mobilisateur, que la raison
illustrée ne peut que voir avec méfiance. Mais cette performativité est
précisément ce que l’Occident a pensé avec la notion classique de
mythos, en faisant allusion à une « magie du mot » qui, dans une
culture de l’oralité « déclenche dans le public un processus de
communion affective avec les actions dramatiques qui forment la
matière du récit », et que le logos, associé à l’écriture tente de
conjecturer :
En renonçant volontairement au dramatique et au
merveilleux, le logos situe son action sur l’esprit a un
autre niveau que celui de l’opération mimétique
(mimêsis) et de la participation émotionnelle
(sumpatheia) […] quand il a revêtu ainsi la forme
d’écrit que le discours, dépouillé de son mystère en
même temps que de sa force de suggestion, perd le
pouvoir de s’imposer a l’autre par la contrainte,
illusoire mais irrépressible, de la mimêsis. Par là le
discours change de statut ; il devient « chose
commune » au sens que les Grecs donnaient à ce terme
dans leur vocabulaire politique : il n’est plus le
privilège exclusif de qui possède le don de parole ; il
appartient également à tous les membres de la
communauté.1
Cependant, mythos et logos sont liés par leur origine :
En grec muthos désigne une parole formulée, qu’il
s’agisse d’un récit, d’un dialogue ou de l’énonciation
d’un projet. Muthos est donc de l’ordre du legein,
comme l’indiquent les composés muthologein,
muthologia, et ne contraste pas, au départ, avec les
logoi, terme dont les valeurs sémantiques son voisines
et se rapportent aux diverses formes de ce qui est dit.

1 J.P VERNANT, Mythe & société en Grèce ancienne. François Maspero, Paris 1974, p. 199.

53
Même lorsque les paroles possèdent une forte charge
religieuse […] les muthoi peuvent être aussi bien
qualifiés de hieroi logoi, discours sacrés.1
Alors, pour le logos, il ne lui sera pas possible de se défaire de la
performativité – pouvoir de suggestion, magie mimétique – qui
constitue la marque de son origine impure. Non, à moins qu’il ait
recourt au langage-objet barthésien, à la langue parfaite de la Genèse
(un autre mythe !) : grade zéro du langage, équivalent linguistique du
silence. La dialectique de l’illustration, du logos autoréférentiel et
implacablement tourné vers et contre lui-même à la recherche de
vestiges mythiques qui le polluent et le constituent, culmine alors dans
le silence : dans l’ascèse mystique à laquelle nous arrivons, non pas en
vertu d’un affaiblissement de la raison, mais d’un exercice rigoureux.
La Modernité, autant dans son domaine critique que dans ses aspects
les plus positifs et instrumentales, est animée par une impulsion
mystique : par un désir démesuré de l’extraordinaire, langue parfaite ou
originaire, Livre Absolu, qui depuis l’ombre préside ses cérémonies
diurnes et sensées.
Pour comprendre le profond noyau mythique de la Modernité – cela
par respect à ce que, pour utiliser une magnifique expression du Père
Ribadeneira, théologien et polémiste du XVIe siècle, il n’existe pas de
façon moderne « la liberté de se tromper »2 – peut-être qu’il n’y a rien
de mieux que de lire avec attention le biologiste (Prix Nobel 1965)
Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Dans ce livre, Monod fait
une critique féroce à tout type d’animisme, compris, précisément,
comme la postulation d’une commensurabilité, d’une alliance (« la
vieille alliance ») entre l’être et le penser, animisme qui s’oppose à la
« censure austère » qui constituerait le « principe d’objectivité ».

1 Ibid., p. 196.
2 « […] la liberté de créer ce que l’homme veut est très nuisible et dommageable, car c’est la
liberté de se tromper, et se tromper est une chose très dangereuse. Parce que comme la vérité vraie
ne peut être qu’une, tout ce qui diverge et se dévie d’elle est tromperie, aveuglement et erreur ; et
le cœur de l’homme sans cette véritable foi, est comme un navire sans gouverne qu’importe quel
vent peut l’emporter et qu’importe quelle vague peut l’engloutir […] », (« Le principe chrétien »,
1595, chap. XVII et XVIII, traduction de Virginie Vallée).

54
La pierre angulaire de la méthode scientifique est le
postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-à-dire, le
refus systématique de considérer comme pouvant
conduire a une connaissance ‘vraie’ toute interprétation
des phénomènes donnée en termes de causes finales,
c’est-à-dire, de ‘projet’1
Cependant, Monod est parfaitement conscient du fait que le postulat
d’objectivité est précisément cela : un postulat : « Postulat pur, a jamais
indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une
expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but
poursuivi, où que ce soit dans la nature. »2
Mais alors, en lisant, d’une quelconque manière, Monod au-delà de
Monod, nous pourrions comprendre que le postulat d’objectivité, dont
le contenu n’est rien d’autre que l’exclusion de toute projection
animiste, n’est pas lui-même mais une autre projection. Ainsi, le noyau
de la très sensée raison scientifique moderne serait habité par une sorte
d’animisme ineffable et déchiré, tourné vers et contre lui-même : grade
zéro de l’animisme, condamné à reconnaître tour à tour son ennemi à
l’intérieur de lui-même. Une considération autoréflexive de la
Modernité ne pourrait que tomber sur cet animisme, et en conclure
qu’il existe dans la Modernité (et là résiderait sa légitimité) une sorte
de noyau mystique, de religiosité silencieuse jusqu’à l’athéisme :
religiosité en manque d’images, jalouse du Nom, dans laquelle le
monothéisme atteindrait sa consommation paradoxale. Les derniers
mots de Monod dans Le hasard et la nécessité acquièrent alors leur
juste et pascalienne résonance :
« L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait
enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de
l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que

1 Jacques MONOD, Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie


moderne. Éditions du Seuil, Paris 1970, p. 37.
2 Ibid., p. 38

55
son destin, son devoir n’est écrit nulle part, à lui de
choisir entre le Royaume ou les ténèbres»1
Dans le mythe ineffable et primordial de la Modernité, être et devoir
être, facticité et validité, convergent primordialement ; mais comme
parallèles, leur rencontre diffère jusqu’à l’infini. Il arrive alors comme
dans la parabole kafkanienne sur la Loi (« Devant la Loi », inclue dans
Le procès) : nous avons trouvé la porte, qui nous est exclusivement
réservée, qui aurait dû nous conduire à elle. Mais, elle doit nous être
pour toujours inaccessible. La Modernité vit dans le battement de cette
inaccessibilité, de cette attente.

1 Ibid., p. 225. Il faudrait également s’occuper de la résonance des mots comme « austérité »,
« censure », « sacrifice », « ascèse », « sacrilège », auxquels a recours Monod pour exposer son
« éthique de la connaissance ».

56
IV. Nietzsche : L’incombustible de la raison
« Il y a un loup dans mes entrailles
Qui se bat pour naître
Mon cœur de brebis, créature empotée
Se vide de son sang pour lui »1
(Manuel Silva Acevedo, Loups et brebis)

Chez Nietzsche se concrétise, de façon exemplaire, le savoir à


l’égard des mythes, la mythologie que nous avons détectée auparavant
dans le noyau de la Modernité. Dans son œuvre, en effet, cohabitent et
s’affrontent la conscience du mythe et sa critique : la poïésis mythique
de Zarathoustra unie à la fureur mythoclaste de la Généalogie de la
morale entre autres textes.
Le premier de ces aspects – ce que Nietzsche dans le Gai savoir
(fröhliche Wissenschaft : la science joviale) dénomme son
« perspectivisme » – est déjà présent dans un de ses premiers écrits si
décisif tel que Vérité et mensonge au sens extra-moral2, et se prolonge
jusqu’à ses écrits les plus tardifs et ses fragments posthumes. Dans
cette ligne, en rigueur, celle d’un empirisme ou d’un nominalisme
radical, Nietzsche met en relief, de façon réitérée, l’impossibilité de
fonder, de manière logique, la relation entre les mots et les choses. La
contingence radicale, pour autant, de notre langage, et l’oubli (jovial,
oubli salutaire, jusque là) des choses en elles-mêmes : de ce qui
constitue, pour le dire de cette façon, l’ombre de nos mots, l’ombre du
monde que nous édifions à travers eux, et que, de façon joviale, nous
devrions laisser en arrière. Avec le surgissement du langage, affirme
Nietzsche, la nature « a jeté la clé » : s’il nous était possible de regarder
par le trou de la serrure (« funeste curiosité », dit-il), nous verrions que
nous nous reposons « sur le dos d'un tigre ». Notons, cependant, – cela
n’a, en absolu, rien de trivial, nous reviendrons sur cette idée – que
Nietzsche est celui qui, néanmoins, sait de cette possibilité et, qui, en
fait, peut regarder. La « funeste curiosité » est, de façon primordiale, la

1 Traduction de Virginie Vallée. Titre original Lobos y ovejas.


2 Friedrich NIETZSCHE, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Aubier-Flammarion, France,
1969.

57
sienne propre, ce qui pose une certaine note discordante – funèbre –
dans la jovialité, la célébration dans laquelle, en principe, le
perspectiviste reçoit les pouvoirs producteurs du monde, poétiques, en
ce sens, du langage.
Il y a un oubli inhérent à « la législation » du langage, que
Nietzsche, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, par exemple,
associe à la sortie de l’état hobbésien de nature, le surgissement du
social (la fin de “bellum omnium contre omnes” : la promesse de la
paix). Par-dessus cet oubli de premier ordre, il y a un oubli de second
ordre, consumé : celui qui caractérise la métaphysique et la science :
oubli de l’oubli même, en vertu duquel celui qui n’était que métaphore
(fiction, mythe) est confondu avec la réalité en elle-même. Ainsi,
« précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au
sentiment de la vérité. »1 . Contre cette chosification, à sa manière
également nécessaire, le philosophe perspectiviste, le poète, est destiné
à exercer un travail critique qui consiste à restituer aux métaphores leur
fluidité primordiale. « Qu'est-ce donc que la vérité ?», interroge
Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral. Et il répond
avec ces mots célèbres et éloquents :
Une multitude mouvante de métaphores, de
métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme
de relations humaines qui ont été poétiquement et
rhétoriquement faussées, transposées, ornées, et qui,
après un long usage, semblent à un peuple fermes,
canoniales et contraignantes : les vérités sont les
illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des
métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force
sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur
empreinte et qui entrent dès lors en considération, non
plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.2
L’interrogation qui s’ouvre maintenant concerne le lieu qu’occupe
Nietzsche et le perspectivisme de sa « volonté de pouvoir » (Wille zur

1 Friedrich NIETZSCHE, Vérité et mensonge au sens extra-moral, op. cit.


2 Idem.

58
Macht, concept fondamental de la pensée nietzschéenne) par rapport à
la philosophie du sujet de la Modernité. De façon basique, Heidegger
(Holzwege) a exposé ceci, en relation, précisément, à Nietzsche, le
sujet est, de façon primordiale, sub-jectum (le hypekoimenon grecque) :
fondement. Une fois brisée la vieille alliance qui garantissait à l’être
humain un lieu dans l’ordre transcendant de l’univers, le sujet est celui
qui doit – et celui qui peut maintenant – se déployer comme une
volonté de l’ordre, en faisant de lui-même la mesure de toutes les
choses.
Cela étant – et contre ce que la critique heideggérienne a l’habitude
d’affirmer au sujet du cartésianisme – ce sujet qui fonde, fondamental,
atteint sa consommation, sa figure épurée, non pas dans le simple sujet
qui connaît, cartésien, mais plutôt dans le poète créateur de mythes lui-
même. Dans cette ligne, la volonté, comprise comme volonté d’illusion,
serait la dernière vérité du sujet moderne. Et en effet, tel que Nietzsche
le montre fréquemment, le scientifique, la science même, ne seraient
rien d’autre que des modalités du poète mythique, subordonnées, quant
entitées, à lui. Ainsi, la causalité, principe basique de l’ordre que la
science lit ou croit lire dans le monde, serait seulement « une hypothèse
par laquelle nous rendons le monde accessible autant à nos yeux que
pour nos calculs ». Et, en outre, « pour que nous puissions calculer,
nous devons d’abord imaginer »1. La différence entre le poète et le
scientifique serait alors seulement réduite à la question d’une plus ou
moins grande autoconscience : depuis cette plateforme, comme
Nietzsche lui-même le suggère à cette occasion, il serait même possible
de faire de Kant son précurseur. Parce que, que serait un texte comme
la Critique de la raison pure, sinon le grand mythe moderne du monde
phénoménique, écrit depuis l’exil radical des choses en elles-mêmes ?
On pourrait même affirmer que le geste typique de la métaphysique :
la transmutation de l’histoire effective (wirkliche Historie) vers une
histoire sacrée est, malgré lui 2 , répétée par Nietzsche. En effet,
l’histoire racontée de façon métaphysique, comme Nietzsche

1 Hans VAIHINGER, La philosophie du comme « si », Éditions Kimé, France, 2008, 339 pages.
2 En français dans le texte.

59
généalogue lui-même nous l’enseigne, est toujours celle d’une origine
qui serait plénitude, suivi d’une chute : le présent, dont les misères
restent alors rationalisées, justifiées ; et, finalement, celle d’une
promesse de rédemption. Cela étant, ces positions dans cette
consommation autoconsciente de la métaphysique de la Modernité qui
se concentre dans le perspectivisme de la Wille zur Macht, seraient
occupées, de façon respective, par l’animal métaphorique,
fantasmatique et imaginatif dont Nietzsche ne s’abstient, que de rare
fois, d’en faire l’apologie ; par la chosification ; l’oubli et la
cristallisation des métaphores ; finalement, par la promesse de la
réappropriation artistique des puissances poïétiques de l’origine.
Au passage, pour avertir cette nature moderne de la perspectiviste
volonté de pouvoir nietzschéenne, les informations de la réalité
devraient seulement suffire. Le sommet de notre Modernité tardive, en
effet, n’est plus occupé par le scientifique (Heidegger l’annonçait déjà
dans ses écrits et ses conférences sur la technique), mais plutôt par les
experts en marketing, par les créateurs (et aussi les politiques) vers qui
les pouvoirs mytho-poétiques de l’Ultra-homme (Übermensch)
nietzschéen paraissent avoir émigré. « Tout est construit et est
déconstruit dans le langage » : ceci est la devise du savoir qui mobilise
la volonté de pouvoir du présent. Ni les scientifiques qui étudient les
phénomènes de la semi-conduction, ni les technologues fabricants de
chips ne sont ceux qui dirigent le jeu. Mais ils sont plutôt des entités
telles que l’entreprise Microsoft de Bill Gates, qui enveloppent tout
ceci dans des emballages mythiques pour la consommation massive. Ils
sont ceux qui déploient les pouvoirs mythico-poétiques du langage. Ce
ne sont plus les poètes, à qui personne ne lit, qui occupent, cela fait
bien longtemps, un autre lieu1. La poésie – et cela est également une
information de la réalité – n’est plus ce jeu jovial, mais un « assassinat
du langage », tel que l’a dit Barthes (La degré zéro de l’écriture), en
suivant en cela à Blanchot.

1 Le lieu de Paul Celan, par exemple, survivant de la Shoah et suicidaire de la Seine ; de Paul
Celan, dont les mots, selon l’écoute de Primo Lévi, sont « le souffle d’un agonisant ».

60
Avec le Nietzsche mythologue, avec la positivité du mythe, qui, à
travers lui, acquiert une expression, l’opposition devient illusoire, mais
de laquelle, cependant, la pensée philosophique a vécu pendant une
grande partie du XXe siècle, entre le positivisme scientifique et
l’ontologie herméneutique ; cette dernière avec le Nietzsche
« perspectiviste » auquel nous attachons une grande importance à
présent, et également à Heidegger et à Gadamer qui sont deux de ses
exposants les plus remarquables. En effet, dans un extrait explicitement
synthétique de la collection de fragments connu comme La volonté de
puissance, on peut lire le texte suivant : « Donner au devenir
l’empreinte de caractère de L’Être – voilà la suprême Volonté de
puissance »1. Heidegger, qui attire l’attention sur cet extrait dans ses
cours dédiés à Nietzsche, commente : « […] le devenir même n’est que
quand il est fondé dans l’Être en tant qu’Être »2. Cela étant, que peut
bien signifier « Imprimer au devenir le caractère de l'être» ? En
consonance avec la lecture heideggérienne de Nietzsche (Nietzsche, le
dernier métaphysicien), mais en l’élevant au-delà (jusqu’à inclure, tel
que le fait Emmanuel Lévinas, à Heidegger lui-même), on pourrait
répondre à cette interrogation en se souvenant que le devenir est,
précisément, ce contre lequel ont été mesurés, depuis l’aube de la
pensée grecque, les pouvoirs identitaires, constructeurs du monde, du
logos : (raison et mot). « Ontologie » est le mot général avec lequel
Lévinas inclut toute la pensée philosophique, depuis Socrate (dont la
« leçon » a été celle de « la primauté du Même ») jusqu’à nos jours.
Ainsi,
Connaître ontologiquement, c’est surprendre dans
l’étant affronté, ce par quoi il n’est pas cet étant-ci, cet
étranger-ci, mais ce par quoi il se trahit en quelque
manière, se livre, se donne à l’horizon où il se perd et
apparaît, donne prise, devient concept. Connaître,

1 Friedrich NIETZSCHE, La volonté de puissance, n° 617. Cité par Heidegger, Nietzsche I,


Gallimard, Paris 1971, p. 25.
2 Idem.

61
revient à saisir l’être à partir de rien, ou à le ramener à
rien, lui enlever son altérité.1
Cela étant, ce nihilisme : « Connaître, revient à saisir l’être à partir
de rien, ou à le ramener à rien » est, précisément, l’opération que
l’ontologie heideggérienne mène à bien de façon consumée (et qui
justifie, rétrospectivement, l’extension du surnom d’ « ontologie » à
toute la tradition de la pensée philosophique). Lévinas dit, en ayant à
nouveau à Heidegger dans sa ligne de mire :
C’est l’être de l’étant qui est le medium de la vérité.
La vérité concernant l’étant suppose l’ouverture
préalable de l’être. Dire que la vérité de l’étant tient à
l’ouverture de l’être, c’est dire, en tout cas, que son
intelligibilité ne tient pas à notre coïncidence avec lui,
mais à notre non-coïncidence. […] La phénoménologie
toute entière, depuis Husserl, est la promotion de l’idée
de l’horizon qui, pour elle, joue un rôle équivalent à
celui du concept dans l’idéalisme classique ; l’étant
surgit sur un fond qui le dépasse comme l’individu à
partir du concept. […] Sein und Zeit n’a peut-être
soutenu qu’une seule thèse : l’être est inséparable de la
compréhension de l’être (qui se déroule comme temps),
l’être est déjà appel à la subjectivité.2
Lévinas associe explicitement l’amortissement de l’expérience
opérée par la médiation de l’être avec l’exercice de la volonté de
puissance :
La relation avec l’être, qui se joue comme ontologie,
consiste à neutraliser l’étant pour le comprendre ou
pour le saisir. Elle n’est donc pas une relation avec
l’autre comme tel, mais la réduction de l’Autre au

1 Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini, Folio essais, Paris, 1987, p. 34. Notons que le terme
“métaphysique”, chez Lévinas, est réservé pour désigner un désir d’extériorité que la pensée de
l’Occident, encore sous l’hégémonie identitaire de l’ontologie, n’avait pas cessé d’exprimer (par
exemple, dans l’idée cartésienne d’infini). De cette façon, Lévinas double le pari heideggérien :
l’ontologie comme « destruction » de la métaphysique est, à la fois, détruite : exposée à l’oubli de
l’extériorité qui lui serait inhérente.
2 Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 35-36.

62
Même. […] « Je pense revient à « je peux » ― à une
appropriation de ce qui est, à une exploitation de la
réalité. L’ontologie comme philosophie première, est
une philosophie de la puissance. Elle aboutit à l’État et
à la non-violence dont cette non-violence vit et qui
apparaît dans la tyrannie de l’État.1
L’ontologie est alors, précisément, l’opération d’ « imprimer au
devenir le caractère de l'être », de sorte que dans un tel horizon,
l’altérité, que le devenir désigne, est diluée et elle devient
commensurable avec le logos. La « suprême volonté de puissance »
nietzschéenne consiste dans le fait de réussir à ce que cette opération
passe inaperçue ; que le devenir reste entièrement soumis à l’être et il
impose sans fissures l’équivalence de celui-ci avec le penser. Mais
pour que cela soit possible, il est nécessaire que le penser abandonne
son étroitesse cartésienne, et retrouve son affinité originelle avec le
mythe. À cette ampliation du penser correspond précisément
l’herméneutique, qui en ne faisant de l’être rien d’autre qu’une
quelconque « interprétation de haut en bas », accueille à nouveau la
république philosophique, aux puissances mythiques qu’une version
trop étroite du logos avait laissée à l’extérieur2.
Mais le positivisme est, précisément, cette position de la pensée qui,
au-delà de ses variantes, voudrait effacer toutes les traces de l’altérité :
qui, libérée de toute «funeste curiosité », a « jeté la clé » pour se
concentrer dans la facticité, dans l’exercice normal (non

1 Ibid.., p. 36-37.
2 « Imprimer au devenir le caractère de l'être - c'est là la volonté de puissance». Comme nous le
savons, dans ses cours et ses textes consacrés à Nietzsche, Heidegger a tenté de faire de celui-ci le
dernier métaphysicien : dans son œuvre, la tradition métaphysique aurait atteint sa culmination et
sa vérité : à la fin du chemin, ce qui serait rendu manifeste chez Nietzsche est qu’une telle
tradition était travaillée intérieurement par la volonté de puissance. Cependant, la phrase de
Nietzsche, dont nous avons réitéré la citation, suggère un renversement : si « Imprimer au devenir
le caractère de l'être » est « la suprême volonté de puissance », donc une telle apothéose a son
accomplissement dans l’ontologie heideggérienne, et non pas dans la pensée de Nietzsche, qui
l’anticipe plutôt. Celle-là serait une autre manière de justifier l’affirmation que nous venons de
faire, et que nous argumentons en nous appuyant plutôt sur Lévinas, dans le sens que l’ontologie
herméneutique, et non pas le scientificisme, constituerait le positivisme de notre époque.

63
révolutionnaire, non « transvalorisant ») du pouvoir1. Cependant, avec
ce que nous avons dit antérieurement, cette position, de façon
contemporaine, est celle qui est occupée par les tendances, que, dans
un sens élargi, nous nommons « herméneutiques »2. Le scientisme, en
revanche, est resté en arrière : de fait, son aspiration à un langage
purement référentiel, capable de contenir la polysémie linguistique,
peut être vu aujourd’hui comme une appellation nostalgique de
l’altérité, de la réalité (un « X ») qui serait au-delà de l’identité
métaphysique de l’être et du penser.
L’identité entre le positivisme et le perspectivisme nietzschéen a été
signalée, et célébrée, par le philosophe allemand Hans Vaihinger,
quelques années seulement après la mort de Nietzsche. Cela,
fondamentalement dans un essai (« La volonté de l’illusion chez
Nietzsche ») publié comme appendice d’un de ses livres dont le titre
est seulement, dans cette perspective, extrêmement éloquent : La
philosophie du « comme si ». Système des fictions théoriques, pratiques
et religieuses de l’humanité fondé sur le positivisme idéaliste (1913).
Dans l’essai en question, en effet, Vaihinger fonde son « positivisme
idéaliste » sur la lecture rigoureuse et documentée du perspectivisme
nietzschéen, et il en conclut : « La consommation de l’histoire de la
philosophie est donc, en accord avec Nietzsche, la philosophie de
l’illusion : la compréhension de son indispensabilité et de sa
justification »3. La « philosophie de l’illusion » est caractérisée par sa
prétention d’assumer toutes les différences en tant que « perspectives »,

1 Nous pensons cette distinction entre exercice « normal » et « révolutionnaire » du pouvoir dans
la ligne de la distinction que fait, Thomas S. Kuhn (Structure des révolutions scientifiques) entre
la science « normale » et les révolutions scientifiques. Dans ces conditions de normalité, la
science opère dans un monde d’entités données, qui sont présentées comme naturelles. Avec les
révolutions, en revanche, le monde des scientifiques change : autres sont les objets qui deviennent
distinguables en lui. Dans le passage d’un état à l’autre, en revanche, il devrait être possible
d’apercevoir l’illusionnisme de la volonté de puissance, ainsi que l’altérité radicale sur laquelle
elle se force pour imprimer le « caractère de l’être ».
2 Ultérieurement, dans la même perspective, nous parlerons de « dérive herméneutique ». Dans
cette dérive est consommée l’aliénation – et l’oubli – comme phénomènes spécifiquement
modernes ; aliénation et oubli qui tendraient également à la dérive de l’instrumentalité et à la
dérive mercantile entre ses composants.
3 Hans VAIHINGER, La philosophie du comme « si », Éditions Kimé, France, 2008, p. 49.

64
que la fiction, le mythe, articulent : en tant que « moments » d’un
Savoir Absolu qui, à la différence de celui rêvé pas Hegel, ne s’élève
pas dramatiquement au dessus de la fissure nominaliste entre l’être et le
penser, mais il se limite à l’ignorer. Ainsi, cette philosophie préfigure
l’imaginaire de la globalisation contemporaine : au-delà de l’attirail
technologique qui lui sert de support, en effet, cet imaginaire est
présidé par une incitation au discours (par exemple, en relation avec le
sexe, comme le fait voir Foucault) en vertu de laquelle le continent noir
de la psyché humaine devient une contrée peuplée de secrets qui, une
fois dévoilés, deviennent des « différences » à l’intérieur d’un champ
discursif apparemment illimité, dépourvu d’extérieur.
Si Nietzsche s’était limité à préfigurer ce présent, nous pourrions
déjà nous donner pour satisfaits. Néanmoins, il y a quelque chose de
plus. Une chose est construire des mythes : une autre chose est de
savoir ce qu’on en fait. La pensée de Nietzsche, en tant que sommet de
la pensée de la Modernité, peut être caractérisée – voilà ce que nous
proposions au début de cette section – comme un savoir respectif au
mythe. « Ceci et le jeu… qu’on est en train de jouer » (la phrase, en
dehors du contexte, est de Wittgenstein1) : « le jeu du mythe », dirait
Nietzsche, installé (mais où?) comme observateur problématique de la
Modernité. À travers lui, la Modernité serait alors constituée comme
cette culture qui sait du mythe, et qui, pour cela, est aussi destinée à le
reconnaître, de façon incessante, en elle, en pratiquant l’autophagie, le
désenchantement de soi-même.
Mais qui sait du mythe, sait aussi de son autre : de tout ce que les
mots nécessairement oublient, excluent : du réel, au-delà de toute
construction linguistique. Il le sait et déjà, memoriosamente2, il ne peut
l’oublier. « Il semble qu’une question nous démange la langue et ne
veuille pourtant s’énoncer: peut-on rester sciemment dans le mensonge ?

1 « […] dieses Sprachspiel wird gespielt », Ludwig WITTGEINSTEIN, Recherches


Philosophiques, op. cit., § 654.
2 Concept borgésien de traduction difficile. Nous l’avons donc laissé en espagnol dans le texte
afin de souligner avec force la référence à Jorge Luis Borges, Funes el memorioso, (« Funes ou la
mémoire »).

65
et, s’il le faut absolument, la mort n’est-elle pas préférable? »1, écrit
Nietzsche dans Humain, trop humain. Cette réflexion conduit du
Nietzsche affirmatif, qui célèbre la capacité humaine pour construire,
de façon linguistique, son monde, annulant toute transcendance, au
Nietzsche « négatif », au penseur critique qui, insomniaque, cherche ce
qui est oublié – mais qui attention ! : il ne pourrait déjà pas être un
secret à dévoiler – sous la face diurne de la positivité.
Le sujet qui, installé au sommet de la métaphysique de la Modernité,
sait du mythe et de son autre, ressent le mensonge, l’oubli dans lequel
ses propres mots, de manière inévitable, seraient porteurs. Ainsi,
entraîné par le poids des questions qui pèsent « comme du plomb », il
se précipite dans l’abîme. La généalogie nietzschéenne est cet
implacable exercice de la mémoire: une remémoration de « tout le
long écrit hiéroglyphique, difficile à déchiffrer, du passé de la morale
humaine !» 2 qui culmine dans la dissolution du sujet autonome,
maintenant compris comme le produit d’une domestication cruelle,

1 Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain, Tome 1, Gallimard, France, 1988, p.58. Nous
pourrions, bien évidemment, objecter que Nietzsche fait ici référence à la fausseté (et à la vérité)
dans un sens métaphysique. Et, en effet, l’aphorisme continue ainsi : « Car, d’impératif, il n’y a
plus ; c’est qu’en effet la morale, pour autant qu’elle était impératif, est aussi bien que la religion
réduite à néant par notre manière de voir », (Idem). Mais, l’alternative que Nietzsche propose
ensuite ne résonne déjà plus comme perspectiviste. En effet, si nous continuons la lecture de cet
aphorisme, nous nous trouvons face au fait que Nietzsche fait appel à une pensée qui ne soit que
nature, à un « état qui le fait planer [l’homme] librement et sans crainte au dessus des hommes,
des mœurs, des lois et des évaluations traditionnelles des choses », (Ibid., p. 59). Cette appellation
n’a rien de tranquillisant : nous pourrions conjecturer que, emportée par sa propre dynamique, par
la critique nietzschéenne, la métaphysique du perspectivisme n’a pu être qu’une station de
passage : le perspectivisme, en effet, peut seulement critiquer la métaphysique pour son déficit
d’autoconscience ; impuissant, en revanche, pour une métaphysique positiviste comme celle de
Vaihinger, qui assume que sa validité repose, en dernière instance, sur le « comme si ». Dans
l’aphorisme antérieur à celui que nous sommes en train de commenter (§ 33), Nietzsche a attribué
au poète la capacité de supporter la faculté de voir l’humanité (et lui-même aussi) en tant que
déchet. Mais, ensuite, les poètes sont aussi blancs de leur ironie : « et les poètes savent toujours se
consoler » (Ibid., p. 57), écrit-il. En somme, si la métaphysique et le perspectivisme sont tous les
deux des dispositifs de consolation, il ne reste plus que l’appellation, inhérente, comme nous
l’analyserons ultérieurement, à la pensée généalogique, à une sorte de langage primordial, à
travers lequel, de façon catastrophique, au-delà de tout humanisme, les choses mêmes prendraient
la parole.
2 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 58-59.

66
d’une « capacité de l’oubli » qui est finalement sédimentée dans la
structure du langage même (la forme sujet-prédicat).
Dans La généalogie de la morale est consumé la tendance de la
raison moderne afin de s’illustrer elle-même : en retournant ses craintes,
non plus sur les vieux mythes, mais sur la violence, les intérêts, les
conditionnements auxquels elle-même était soumise, qui la travaillaient
intérieurement depuis l’ombre. La Généalogie est présidée par la
question au sujet de la « valeur de la moral »1 (Préface, § 5). Soit, par
la valeur de la valeur. Cela étant, la valeur est la possibilité de
différencier, d’ordonner, de hiérarchiser et de donner un sens à notre
expérience. La valeur équivaut au sens. Nietzsche interroge alors le
sens du sens. Et la réponse que le savoir généalogique nietzschéen
proposera est que le sens du sens n’est rien d’autre que le non-sens. Les
valeurs ne se suspendent pas du ciel. Au contraire, tout ce qui se
présente à nous comme le résultat d’un dessein, d’un impératif inscrit,
pour le dire de la sorte, dans le tissu même de l’univers et de l’histoire,
ce n’est que le résultat d’une sédimentation lente, au long de laquelle
s’est consumé l’oubli, la rayure de son Humain, trop humain origine:
de la volonté de puissance, d’auto-affirmation, qui travaillerait de façon
souterraine ce qui, postérieurement, nous est raconté comme une
histoire sacrée 2 . À la pensée métaphysique qui « s’évapore dans
l’azur »3, le généalogue oppose le gris de l’histoire effective : « ce qui
repose sur des documents, ce qui peut réellement être constaté, ce qui a
réellement existé, bref, tout le long écrit hiéroglyphique, difficile à
déchiffrer, du passé de la morale humaine !»4.
Mais, de cette manière, la généalogie nietzschéenne ne fait que
radicaliser le point de vue de la Raison Moderne. Il n’est pas un hasard,
dans cette perspective, que La généalogie de la morale commence par
une lecture critique des « psychologues » anglais (les penseurs
empiristes et utilitaristes), dont le geste, qui aspire à reconduire tout ce

1 Ibid., p. 54.
2 Post festum, disait, de façon certaine, Hegel. Mais alors, toute « histoire sacrée » commencerait
par une fête : avec une prolifération, un excès de réalité qu’elle-même tenterait postérieurement de
soumettre, d’ordonner et d’oublier.
3 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 58.
4Ibid., Préface §7, p. 58-59.

67
qui nous est présenté comme étant extraordinaire et inconditionnel (le
Bien, la Vérité, la Beauté) au « sol rugueux » des pratiques
quotidiennes1, Nietzsche en extraira des conséquences radicales. Le
geste de la Raison Moderne déjà présent, de manière éminente, chez
Galilée, qui, en laissant de côté la question du quid – l’essence – pour
se concentrer sur le « comment » des phénomènes, laisse le pas à la très
fructifère mathématisation de la science, mais à la fois à la dissolution
du cosmos, l’ordre éminent de l’univers que le christianisme médiéval
avait hérité de la Grèce. Le geste également présent chez Darwin. La
nouveauté et le scandale du darwinisme ne résident pas, en effet, dans
le fait que l’être humain descende du singe, mais dans le fait que
l’humanité et la Raison soient le produit, non pas du dessein, mais du
hasard aveugle. « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin
qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a
émergé par hasard » : ceux sont, nous le savons déjà, les mots
éloquents et sombres avec lesquels Monod a synthétisé son point de
vue sur l’évolution contemporaine.
Mais, un savoir généalogique et non pas métaphysique est-il
possible ? Nietzsche lui-même l’a souvent démenti. De fait, dans de
nombreux passages de son œuvre, la tendance à s’installer dans une
sorte de métaphysique renversée est présentée – une méta-biologie,
pourrions-nous également dire, en considérant le vitalisme qui
imprègnent les considérations de Nietzsche sur la « volonté de
puissance » – depuis laquelle l’histoire pourrait être comprise comme
une chute depuis un origine, compris comme une plénitude, et auquel
nous devrions éventuellement revenir. Le paradis inquiétant de la
« splendide bête blonde2 » (qui laisse derrière elle « une abominable

1 « Zuruck auf den rauhen Boden! » « Retournons au sol rugueux! » c’est le cri de guerre de la
« ordinary language philosophy » pratiqué par le « deuxième » Wittgenstein dans les Recherches
philosophiques (§ 107). Nietzsche également, dans La généalogie, voudrait résister à la
« séduction du langage » (et aux « erreurs fondamentales de la raison qui y sont pétrifiées ») (I,
13), associée (voir ultérieurement) à la forme sujet-prédicat. Mais dans un « terrain rugueux »,
sera-t-il possible de continuer à faire de la philosophie ? Ou ce « retour » sera-t-il la catastrophe
que précisément tout philosopher tente d’empêcher (repousser) : son Autre, et par conséquent, sa
condition de possibilité ? Ceci vaut comme une observation générale sur le destin abyssal de la
philosophie dans la Modernité.
2 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 88.

68
succession de meurtres, de destructions par le feu, de profanation, de
tortures, exubérants et l’âme égale comme si cela n’avait été qu’une
blague d’étudiants, […] »1, évoqué par Nietzsche dans La généalogie
de la morale 1.11 ; l’invocation nostalgique d’une Nature « purifiée,
récemment découverte, récemment délivrée » 2 , qui constitue le
couronnement paradoxal d’un paragraphe du Gai savoir (§ 109) dans
lequel une certaine critique à l’anthropomorphisation de la nature s’est
développée : voici deux exemples qui documentent ce renversement.
Bien entendu, autant pour sa réitération que pour sa structure, le
lapsus métaphysique du généalogue Nietzsche résulte suggestif. En
effet, l’entreprise généalogique peut être comprise, de façon globale,
comme une critique du concept métaphysique de l’histoire, qui,
cependant, ici, relève à nouveau la tête. À ceci, la généalogie oppose
l’idée d’une « histoire effective » : d’une origine comprise non plus
comme Ursprung métaphysique dans l’attente d’un déploiement des
possibilités qui depuis toujours auraient été tapie en lui (un tel
déploiement serait l’histoire, métaphysiquement racontée), mais
comme Herkunft (« provenance », ordinaire, grise, jamais vénérable) et
Entstehung (« émergence », singulière qui met en mouvement des
changements qui, une fois sédimentés, pourront être pensés
métaphysiquement comme les produits d’un dessein duquel les choses
elles-mêmes seraient porteuses3).

1 Idem.
2 Friedrich NIETZSCHE, Le gai savoir, GF-Flammarion, France, 2000, p. 163, § 109.
3 Voir à ce sujet : Michel FOUCAULT, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », op. cit. La notion
d’Enstehung nous conduit à un aspect qui aurait lieu d’être appelé « systémique » de la pensée
nietzschéenne, qui se déploie dans la tentative de donner une explication non-aristotélicienne des
espèces naturelles. « […] l’espèce a besoin de persister comme espèce, comme quelque chose que
sa dureté, son uniformité, la simplicité de sa forme peuvent seules faire durer et triompher, […] ».
(Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Gallimard, Paris, 1971, p. 188, § 262). Dans un langage
plus contemporain, pourrions-nous dire, qu’à partir d’une certaine bifurcation produite par hasard,
la forme (la limite entre le système et son entourage) constitue une réussite évolutive, qui
s’autoproduit. L’espèce est alors un système autoproductif (autopoïétique), qui reproduit de façon
continuelle sa différence avec son entourage. Et le concept de l’espèce peut être pensé, dans une
matrice non-aristotélicienne, comme un concept différentiel : l’espèce n’est que la différence entre
l’espèce et son entourage (ou, pour en revenir à la langue nietzschéenne : « l’espèce a besoin de
persister comme espèce », (Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 188, §
262). Au passage, de là s’en suit que le concept d’autopoïésis ne serait qu’une expression de la «
protestation contre la tyrannie de ce qui existe » qui, nous l’avons argumenté auparavant,

69
Mais l’histoire n’est jamais suffisamment « effective » (grise,
ordinaire) : elle suppose toujours une certaine forme de narration, une
historio-graphie, sans laquelle « ce que l’on peut vraiment établir, ce
qui a réellement existé »1, elle glisserait entre les mains du généalogue
comme du sable – du sable gris, ordinaire. Le récit – le langage –
requiert la métaphysique : à la fois, il la produit, comme le jet profond
duquel elle jaillit. Cela étant, la forme nucléaire de toute logique
narrative – de toute métaphysique, par extension – est constituée par
les énoncés du type « S est P », qui prêchent quelque chose au sujet
d’un sujet, et auxquels fait référence Nietzsche dans un paragraphe clé
de sa Généalogie (I, 13). Il y s’agit de la « moral du ressentiment » ; du
caractère réactif —médiation— des jugements moraux de l’« homme
du ressentiment » lesquels s’opposeraient à l’immédiateté de l’auto-
affirmation de la « moral noble ». Et au-delà des paraboles, des
étymologies toujours douteuses (par exemple, celle qui dériverait du
mot allemand schlecht – « mauvais » – de schlicht – « simple ») que
Nietzsche allègue pour fonder sa position (en vertu de laquelle, en
résumé, les jugements moraux ne seraient que la sédimentation et le
masque de l’affrontement des volontés de puissance), au-delà de tout
cela, une lecture attentive révèle que ce qui est en jeu n’est rien de plus
ni rien de moins, que la structure même de la médiation et du jugement
(duquel le jugement moral n’est qu’un cas particulier). Nietzsche dit :
Un quantum de force est un quantum identique de
pulsion, de volonté, de production d’effet – bien plus,
ce n’est absolument rien d’autre que justement ce
pousser, ce vouloir, cet exercer des effets lui-même, et
il ne peut paraître en aller autrement qu’à la faveur de
la séduction trompeuse du langage (et des erreurs
fondamentales de la raison qui y sont pétrifiées), lequel
comprend ; et comprend de travers, toute production

constituerait l’ethos basique de la Modernité. Cet ethos, en effet, commande à prescrire


l’explication de l’extraordinaire (la forme) comme une sédimentation de petites variations dans la
distribution d’éléments ordinaires, uniformes. La biologie, les sciences de la complexité
contemporaine ne feraient que maximiser les possibilités explicatives de cette logique en relation
aux phénomènes.
1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op.cit., p. 7.

70
d’effets comme conditionnée par une chose qui exerce
des effets, par un « sujet ».1
Ce que cette séduction du langage réalise est une dissociation entre
le « sujet » et son agir (identiques, indifférenciés, les voudrait le
généalogue), de sorte qu’il soit possible d’insérer entre eux la fiction
du libre arbitre. L’action est ainsi présentée comme un prédicat qui
s’ajoute à un sujet qui, dans son essence, serait libre d’agir ou de ne pas
agir.
[…] de même la morale du peuple sépare […] la
vigueur des extériorisations de cette vigueur comme
s’il y avait derrière le vigoureux un substrat indifférent
auquel il appartiendrait en toute liberté d’extérioriser
ou non sa vigueur. […]. [Ainsi] le fort ait toute liberté
d’être faible, et l’oiseau de proie d’être agneau : – ils
s’attribuent ainsi le droit d’imputer à l’oiseau la
responsabilité d’être oiseau de proie… [Comme si] la
faiblesse du faible elle-même – c’est-à-dire son essence,
sa manière d’exercer des effets, sa réalité unique,
inéluctable, irremplaçable toute entière – était une
prouesse volontaire, quelque chose de voulu, de choisi,
un exploit, un mérite.2
Dans la Phénoménologie de l’esprit, la culture (la Bildung,
formation culturelle) commence à fonctionner précisément au moment
où l’esclave, ayant peur de la mort, son « maître absolu », ayant
renoncé à la reconnaissance d’une conscience autre, et restant soumis
au pouvoir du maître, quand même il « abolit dans tous les moments
singuliers son attachement à une existence naturelle, et se débarrasse
de celle-ci par le travail »3. À travers cette réussite culturelle, l’esclave
laisse derrière lui le maître : celui-ci, étant donné qu’il est protégé de
l’existence naturelle par l’esclave, il ne la surmonte pas mais il est
plutôt soumis à elle. Cela étant, on pourrait dire que Nietzsche dans la
Généalogie a trouvé avec la forme nucléaire du travail : le travail dans

1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit. p. 97.


2 Ibid., p. 97 à 99.
3 G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 157.

71
l’ombre du concept, de la métaphysique qui produit cet horizon de
possibilité que nous appelons le monde. Ce que la structure prédicative
« S est P » opère, en effet, est la subordination de la facticité à la
possibilité. La possibilité est l’idée majeure de la métaphysique, ce
fantasme plus réel que le réel, auquel la facticité apparaît comme son
actualisation, sa réalisation1.
Avec le langage prédicatif – avec le langage en général – commence
alors l’occupation du monde « vrai » de la part d’un monde « faux » –
possible – dont nous ne pouvons même plus savoir qu’il est faux. Cela
étant, d’une façon particulière, cette trouvaille nietzschéenne est
présentée revêtue de l’apologie de la figure de l’oiseau de proie, du
maître. Mais, qui est ce maître ? Au-delà des évidences historiques ou
philologiques apportées par le texte, lesquelles inévitablement restent
en dessous de la spéculation philosophique ; au-delà également du
pathos anti-illustré qui fait partie de l’ambiance culturelle du
Romanticisme dans lequel Nietzsche est de façon inévitable et ambiguë
immergé, il est possible de discerner, derrière cette figure, la recherche
d’un refuge contre la perte de la parole qui menace au critique radical
du langage, et que nous avons déjà vu à l’œuvre dans les cas de Barthes
et de Wittgenstein. Le langage de l’esclave, en effet, est vu dans la
Généalogie, à nouveau de façon (anti)hégélienne, comme marqué par
la médiation – par le ressentiment ! – en contraste avec le langage du
maître, dont la marque est celle de l’immédiateté.
Le droit de donner des noms qui est celui des
maîtres va si loin que l’on devrait s’autoriser à
concevoir l’origine du langage lui-même comme
extériorisation de puissance des dominants : ils disent :
« voilà qui est comme ceci et comme cela », ils
apposent leur sceau sur toute chose et tout événement
au moyen d’un son et en prennent en quelque sorte

1 « La possibilité du mouvement doit être comme l’ombre du mouvement» (« Die


Bewegungsmöglichkeit soll eher wie ein Schatten der Bewegung selber sein ») dit également
Wittgenstein dans les Recherches philosophiques (§ 194). Et « d’une manière mystérieuse, la
machine a déjà en soi même ses mouvements possibles» (die Machine habe ihre möglichen
Bewegungen schon in irgendeiner Weise in sich), ajoute-t-il.

72
possession de ce fait. […] Alors que toute morale
noble procède d’un acquiescement triomphant à soi-
même, la morale d’esclaves dit dès le départ non à un
« à l’extérieur », à un « autrement », à un « non pas
soi-même » : et c’est ce non qui est son acte créateur.
Ce retournement du regard qui pose les valeurs – cette
nécessaire orientation vers l’extérieur au lieu du retour
vers soi-même – relève justement du ressentiment : la
morale d’esclaves a toujours besoin en premier lieu,
pour émerger, d’un monde opposé et extérieur, elle a
besoin, en termes physiologiques, d’excitations
extérieures pour simplement agir – son action est
fondamentalement réaction. C’est l’inverse dans le cas
du monde d’évaluation noble : il agit et croît
spontanément, il ne cherche son opposé que pour se
dire oui à lui-même […] « nous les nobles, nous les
bons, nous les beaux, nous les heureux ! »1
Pour le perspectiviste de Nietzsche, les récits cruels, les apologies
de la force, les arguments philologiques ne pourraient être que des
mythes. Il n’est pas rare, alors, que dans les moments où ces mythes
sont proférés de la manière la plus emphatique ; ainsi est ce que fait
Nietzsche lui-même, dans ces extraits de la Généalogie que nous
sommes en train de commenter – on entrevoit derrière eux l’abyssale
condition de possibilité de toute mythologie : ce langage à travers
lequel les choses mêmes prendraient la parole ; celui-ci que le langage
humain et sa poéïsis mythique tenterait de laisser en arrière, celui-ci
qu’il porterait dans cette même mesure avec lui-même comme son
ombre. Ainsi, dépouillé de ses emballages mythiques, le maître
nietzschéen n’est que l’hypostase d’une nomination originaire : d’une
thèse sur l’« origine du langage » (Ursprung, non pas Herkunft ni
Enstehung, est le terme suggestif auquel le généalogue Nietzsche a
recours dans le passage cité ci-dessus), la postulation de cette
Ursprache extraordinaire, impossible, à laquelle, comme nous le

1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 68 et 82-83.

73
savons, le nominalisme radical doit nécessairement avoir recours s’il
ne veut pas se cristalliser dans l’apologie positiviste de l’existant. Au-
delà de cette fausseté qui leste comme du plomb le mot diurne,
(« Wahr spricht, wer Schatten spricht » : Paul Celan, « Sprich auch
du »).
Nietzsche présente sa Généalogie comme la réactivation d´un
« ancien incendie » (I, §17), dans lequel les prétentions de la Raison
illustrée devraient succomber. Cependant, si ce que nous avons
ébauché est certain, l´incendie serait le produit, non pas du pyromane
anarchisant connu sous le nom de Frédéric Nietzsche, mais de la
Raison Moderne même, au moins dans une de ses facettes. En face de
cette Raison, incendiaire d´elle-même, y a-t-il quelque chose qui puisse
résister ? Existe-t-il, en d´autres mots, un quelconque résidu
incombustible – l´incombustible de la Raison – qui puisse résister à son
propre incendie ?
Peut-être que dans la question se trouve la réponse. Le sujet même
qui, avec Nietzsche, affirme le caractère intéressé et conditionné de
toute vérité, de tout bien et toute beauté (qui dit « je ne parle pas, je
suis parlé par les caractères – biologiques, socioéconomiques,
psychiques, généalogiques, ontologies même – qui conditionnent mon
existence ») se soustrait, à cet instant même de l´affirmer, à son propre
holocauste : c´est un agneau déguisé en loup, en oiseau de proie, qui
prend la parole, au-delà de toute conditionnalité, de tout contexte, de
tout horizon. Parler de l´impossibilité de parler, et seulement de cela ;
faire de l´incendie, de la désertification de soi-même la condition
abyssale de production de soi même : voici le paradoxe constitutif de la
modernité que la Généalogie nietzschéenne mettrait en scène, et à
travers lequel ce qui est conditionnel révélerait son incomplétude
inhérente, son ouverture abyssale vers l´extraordinaire1.

1 L´histoire de la Modernité serait, dans cette perspective, celle de la dissolution du sujet. Mais,
racontée par qui ? Par un sujet disparaissant, conjecturons-nous, qui s´affirme dans la négation :
qui n´est déjà plus le sujet dominant dont la Modernité parle à pleine lumière, mais une sorte
d´homoncule de dimension zéro logé dans son intérieur, qui depuis l´ombre l´affirme et le nie,
l´écrit, « Le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde. » (Tractatus
logico-philosophicus, 5.632). Ce sujet limite serait le « sujet de l´écriture » de la Modernité : celui
que le dire du texte exclut nécessairement, mais qui, cependant, se montre en lui.

74
V. La vérité, c´est qu´il n´y a pas de vérité
« Don´t believe truth ! Don´t believe truth!”
(John Cassavetes et Peter Falk, in Husbands, de John Cassavetes)

La vérité. Un concept puissant. La vérité n´est pas seulement ce qui


est recherché dans le laboratoire d´un scientifique ou dans le cabinet
d’un penseur. Pour la vérité, on tue, on meurt. Qu´est-ce donc ce que
nous appelons vérité ?
La première idée, qui nous vient à l´esprit lorsque nous
réfléchissons sur la vérité, est que quelque chose devrait avoir une
correspondance entre nos représentations mentales et la réalité
extérieure. Dans la tradition philosophique, cette idée constitue ce que
l´on a appelé la « théorie de la vérité comme correspondance », qui a
constitué la matrice dominante pour penser la question de la vérité dans
notre culture Occidentale. Le célèbre logicien Alfred Tarski l´a
formulée de cette façon : « la neige est blanche » est vraie si et
seulement si la neige est blanche » 1 , où le premier terme est une
proposition, expression linguistique d´une représentation mentale, et le
deuxième désigne un état de choses dans le monde extérieur.
Cependant, en peu de temps surgissent des difficultés. En premier
lieu, la définition paraît supposer que nous pouvons comparer nos
représentations avec la réalité, pour le dire de cette façon, « dans un
état cru ». Quelque chose de la sorte est-il possible ? Pouvons-nous,
comme qui dit, regarder derrière nos représentations, notre langage ?
Est-il possible de signifier l´état des choses « la neige est blanche »,
sans nécessairement répéter la proposition « la neige est blanche » ?
Les guillemets ne sont-ils pas ici un simple truc, qui tente de quitter la
sensation inconfortable que la théorie de la vérité comme
correspondance au corps n´est rien d´autre qu´un simple jeu de mots,
une identité vide ?
En outre, à quel point la neige doit être blanche, doit être nivéenne
pour que la proposition « la neige est blanche » soit corroborée par

1 Alfred TARSKI, « La conception sémantique de la vérité et les fondements de la sémantique »,


1944, trad. Granger, 1974, p. 271

75
l´expérience ? Car regardée de près, la neige n´est pas blanche, mais
plutôt grise. Et, de façon continue, elle se défait, elle se transforme en
quelque chose de différent, en non-neige. Résout-on le problème en
introduisant des mesures ? En effet, nous pourrions nous mettre
d´accord pour nommer « neige » seulement l´eau (H2O) avec une
certaine température et une certaine densité : de même, nous pourrions
appeler « blanc » seulement certains mélanges de longitudes d´onde
dans le spectre visuel. Cependant, toute mesure est approximative,
vague, interminable : la décision de la terminer, d´établir une valeur
(ou de la délimiter avec un certain grade de probabilité) est toujours
cela, une décision.
Ces deux observations simples tendent à rendre complexe la
question de la vérité, ou plutôt à restaurer la complexité que la théorie
de la vérité comme correspondance tend à cacher. Ce qui est certain,
c´est que nous ne sommes jamais ainsi, simplement, devant les choses :
le voile, la peau du langage, qui nous connecte avec les choses, est
toujours là, mais, à la fois, il s´interpose entre elles et nous. Qui dit
langage, dit culture, histoire ; ainsi, la vérité se révèle être le produit
d’une opération complexe de constructions sociales, traversées, de part
en part, par les passions, par les gloires et les misères du pouvoir.
Comment la vérité se construit-elle au temps d´Internet ? Nous
vivons dans un temps de prolifération énorme des savoirs et des
discours. Au milieu de cette authentique « bibliothèque de Babel », il
n´y a plus de manière de construire un ordre absolu, un catalogue
véritable. Comme dans la célèbre parabole imaginée par Borges,
Internet peut contenir « des milliers et des milliers de catalogues
mensongers », mais aussi « la démonstration de la fausseté du
catalogue véritable […] »1, et ainsi jusqu´à la satiété. D´un autre côté,
comment pouvons-nous distinguer un faux catalogue d´un vrai, sans
supposer que le problème de la vérité, que nous nous sommes proposés
d´enquêter, est déjà résolu ?
La prolifération du savoir et des discours n´est pas, clairement, un
phénomène exclusivement contemporain. Son origine pourrait, peut-

1 Jorge Luis BORGES, Fictions, « La bibliothèque de Babel », op. cit., p. 76.

76
être, être suivie à la trace jusqu´aux origines même du langage
humain : à la récente capacité acquise pour parler, pas seulement de
« ce qui est », mais aussi de « ce qui n´est pas » ; à la capacité de parler
du possible, clé de l´émancipation humaine de la nature, et pour
produire des discours qui ne sont pas installés directement sur le sol
des choses, mais qui ont grandi de façon parasitaire au bord d´autres
discours. Ces discours parasitaires, répliques d´autres discours, dans
lesquels, si nous savions écouter, nous percevrions des échos infinis et
lointains, qui constituent notre parler quotidien.
Avec l´imprimerie, la science, la technologie et les communications,
la capacité de duplication des discours devient pratiquement illimitée.
Un des personnages de L´homme sans qualités est le Général Strumm
von Wordwehr, homme sensible, avec de bonne intention, qui, poussé
par de plus hauts propos (et avec quelques stimulation de son Ministère
de la Guerre), décide d´enquête au sujet du savoir : « cela » que le
monde civil apprécie tant et qui serait la clé de sa supériorité sur le
monde des armes, que von Wordwehr ne peut pas mettre en doute.
Il s´agit des années immédiatement antérieures à la Première Guerre
Mondiale : les généraux disposent encore de quelques moments libres.
Après quelques tentatives échouées, Von Wordwerh va à la
Bibliothèque Impériale, dans laquelle il trouve emmagasiner tout le
savoir de son temps : là, il pourra sûrement trouver quelqu´un qui
l´instruit. Néanmoins, sa surprise sera grande lorsqu´il découvre que les
habitués1 de la Bibliothèque sont des spécialistes, qui ont abandonné
toute prétention de totalité. Seulement certains sujets, qui habitent dans
les profondeurs de la Bibliothèque, conservent encore quelques
références de l’ensemble du savoir. Ceux sont les auteurs des
catalogues. Mais ces prédécesseurs des auteurs de Google, ou autres
« moteurs de recherche » sur Internet, ne lisent plus de livres : ils se
limitent à classer les donnés que montrent les masques. Le
sanctasanctorum de la Bibliothèque est occupé par un robot, par un
idiot.

1 En français dans le texte.

77
L´explosion babélique des langages spécialisés est une réponse à la
prolifération du savoir et des discours. On lamente souvent l´incapacité
des sous-cultures spécialisées à discuter entre elles. Il est également
consternant, cependant, de constater l´incapacité de chacune d’elles à
discuter avec elle-même, avec ses origines. Un spécialiste, en effet,
n´est pas celui qui a la connaissance directe d´une « chose » (par
exemple, de « l´effet de serre » dans l´atmosphère ou des tendances
démographiques en Amérique Centrale), mais c´est plutôt quelqu´un
qui est installé, de façon résolue, dans une tradition du savoir, dans une
bibliographie, dans une « science normale » (Kuhn). Ainsi, par
exemple, si on voulait faire une recherche sur la dépression parmi les
malades du cancer, le point de départ ne serait pas l´observation « à
l´œil nu » du comportement des malades, ni même d’un groupe
représentatif, mais de la recherche de bibliographies qui permettent de
situer le savoir, de l’installer à l´intérieur d´un horizon des discours
pré-existents, soit pour les confirmer soit pour les réfuter.
Avec des moyens comme Internet, la manipulation des citations et
des références bibliographiques constitue la marque de l´excellence
professionnelle et scientifique. Il n´y a rien d´objetable en ceci. Au
contraire. En exigeant que les arguments s´appuient sur des évidences
empiriques ou des documents contrôlables, les sociétés modernes
garantissent le caractère publique – ouvert en principe à quiconque qui
est disposé à faire un effort – du savoir. Cependant, le coût à payer est
élevé, car, au fur et à mesure que le temps passe (et avec Internet, le
temps ne s´accélère-t-il peut-être pas ?), le spécialiste, qu´il le veuille
ou non, finit en opérant sur une grosse sédimentation du savoir à
laquelle, sous peine d´être accusé de manque de professionnalisme, son
travail ne doit ajouter qu´un modeste commentaire, une note de bas de
page.
Ce sédiment d´interprétation (et des interprétations des
interprétations, et ainsi jusqu´à l´infini) constitue la barrière qui, de
façon croissante, sépare le spécialiste des décisions, souvent risquées,
tentatives, fondées sur des estimations, des approximations ou des
considérations méta-physiques, que les fondateurs de son champs ont
pris une fois. Combien sont-ils les scientifiques qui se penchent sur les

78
écrits originaux de Newton, Einstein, Bohr ou Heisenberg ? Combien
sont-ils à réviser les réflexions de Galilée prenant la décision risquée,
platonisante et totalement à contre-courant de l´aristotélisme dominant
dans la science de son temps, de considérer les mathématiques comme
le langage dans lequel serait écrit le livre de l´univers ? Les romains, en
prenant contact avec les restes de l´Ancienne Égypte, ont découvert
avec surprise que, en peu de générations, les sacerdoces auraient perdu
la mémoire de l´écriture des hiéroglyphes, dont ils consignaient
l’héritage avec dévotion. Quelque chose de similaire a lieu dans notre
temps : nous opérons avec des langages dont nous avons oublié la
véritable signification. Et dans cet oubli s´additionne un autre oubli, de
second ordre : l´oubli de l´oubli lui-même, la présomption du
spécialiste d´être en possession d´un savoir neutre, de vérités émanées
de ces choses mêmes, en marge de tout l´appareil complexe de
production de la vérité dont il forme lui-même partie.
Comme antidote devant ce cognitif ankylosé, un certain retour aux
origines ; à la fluidité antérieure, à la cristallisation des savoirs
paraîtrait conseillable. Mais il est difficile que les exigences de la
productivité dans les champs multiples de la production du savoir le
permettent. Alors, il faudrait s´habituer à vivre dans une sorte de pièce
avec des miroirs, où les discours, d’une quelconque manière ont déjà
pris leurs indépendances des sujets qu´ils ont émis une fois, se reflètent
et se réfractent de façon indéfinie. À la fin du chemin, la vérité ne se
distinguerait pas essentiellement de la rhétorique ; ce que nous
appelons « discours vrai » ne serait qu´une espèce de rhétorique
particulièrement étendue, influente, persuasive. Il n´y a pas de vérité, il
n´en a jamais eu : cela serait la leçon, finalement apprise aux temps de
l´Internet.
Cependant, le fait même qu’il n’y ait pas de vérité doit être, à la
fois, une vérité. Le paradoxe sceptique (« la vérité est qu´il n´y a pas de
vérité ») n´est pas un simple jeu de mots : il tend vers quelque chose
(Quelque chose ?) que nous signifions également lorsque nous disons
« vérité », et qui doit être au-dessus de n´importe quelle rhétorique, au-
dessus de n´importe quel jeu de puissance. « Monsieur, s’il est certain
que vous m’aimiez tant, comment faites-vous pour le dire si bien?,

79
répond une innocente (?) et jeune pastorienne d’un romance espagnol
du XVII siècle à un éloquent chevalier qui tente de la séduire. Mais
alors il faudrait modifier le diagnostique antérieur. La vie au temps de
l´Internet consisterait plutôt dans une oscillation incessante entre deux
sortes de vérités. D´un côté, la vérité publique, institutionnalisée, dans
laquelle sont admissibles tous les calculs discursifs, les sophistications
de la rhétorique. D´un autre côté, une vérité privée, exigeante,
explosive et pleine, au-delà de toute institution, protocole et calcul. La
vérité n´est pas nécessairement silencieuse, bien que oui laconique :
mot en marge, des confins ou de l´espace en blanc, balbutiement.
Virginia Woolf (Orlando) l´a anticipé:
Voici en effet que, grâce à la sage économie de la
nature, notre esprit moderne peut presque se dispenser
de langage; les expressions les plus communes
conviennent, puisque aucune expression ne convient;
ainsi la conversation la plus ordinaire est souvent la
plus poétique, et la plus poétique est précisément celle
qu’on ne peut écrire. Nous allons donc laisser ici un
large blanc pour indiquer qu’il y a trop à dire.1

1 Virginia WOOLF, Orlando, Bibliothèque Cosmopolite, France, 2001, p. 317-318.

80
VI: Le sacrifice interminable: l´art et la production de
l´extraordinaire

« Le fait est là
aujourd’hui que la
deuxième pensée, quand
ce n’est pas la première,
de tout homme qui se
trouve confronté à
quelque phénomène
imposant, fût-ce
simplement par sa
beauté, est
inévitablement celle-ci :
‘Tu ne vas pas me la
faire, je finirai bien par
t’avoir !’ ».
Robert Musil, L´homme sans qualités, op. cit., p. 385.

Entre les productions de l´être humain, les œuvres d’art se


distinguent par leur prétention à être reconnues comme des objets
extraordinaires, dont la valeur ne serait réduite ni à leur utilité ni à leur
valeur de change. Bien que, comme dans les « ready-made » inversés,
imaginés par Marcel Duchamp, un tableau de Rembrandt peut être
utilisé comme table à repasser (ou comme un simple élément de
décoration) ; bien que sa circulation sur le marché puisse, de fait,
mobiliser des millions, sa particularité en tant œuvre d´art résiderait
dans sa (prétendue) différence quant à de simples instruments, de
simples marchandises.
Le désenchantement moderne du monde s´oppose à tout
« animisme » métaphysique, à toute attribution de prédicats
extraordinaires : ordre, sens, finalité à la réalité en elle-même. De cette
manière, la scène pour le drame moderne de l´aliénation a été montée,
celui-ci affrontera le sujet autonome, une réalité dans laquelle, il ne
peut pas se reconnaître. L´idée d´un ordre immanent des choses,

81
caractéristique de la culture des sociétés traditionnelles, a laissé le pas à
une « volonté d´ordre » dont l´exercice manque déjà de tout fondement
transcendant. Le bon, le vrai et le beau, dépourvus de support dans
l´être, se sont ainsi mis à constituer – mais, par hasard, ne l´ont-ils pas
toujours été ? – de simples constructions, des masques de volontés
terrestres du pouvoir qui se disputent pour l´hégémonie. Cependant, le
sujet lui-même qui affirme le caractère intéressé et, nous le savons déjà
conditionné de toute vérité, de tout bien et de toute beauté ; qui dit « je
ne parle pas, je suis parlé par les caractères – biologiques, socio-
économiques, psychiques, généalogiques, ontologiques même – qui
conditionnent mon existence » se soustrait, au moment même de
l´affirmer, au tourbillon de l´intérêt : il prend la parole, au-delà de toute
conditionnalité, de tout contexte, de tout horizon. Parler de
l’impossibilité de parler, et seulement de cela. Voici, comme nous
l´avons déjà dit, le paradoxe constitutif de la modernité : à travers
laquelle ce qui est conditionné, ce qui est ordinaire, révélerait sa faute
inhérente et son abyssale ouverture vers l´extraordinaire.
L´extraordinaire constitue, dans cette ligne, l´objet du désir,
impossible mais à la fois indispensable, de la Modernité. Un désir qui,
avec tout son potentiel paradoxal, devient particulièrement évident
dans le domaine de l´art, lequel exerce une sorte d´attraction
gravitationnelle qui est difficile d’éviter pour la pensée moderne. Ainsi,
depuis la kantienne Critique du jugement, la métaphysique, l´éthique,
l´épistémologie même, paraissent être destinées à rechercher dans
l´esthétique la clé de leur vérité la plus décisive. Et c´est que, au-delà
de la diversité de ses supports, de ses techniques, de ses traditions, l´art
moderne constitue le théâtre – théâtre d´opérations – sur lequel se
déploient des stratégies productives orientées à soustraire ses objets de
l´aliénation en faisant d’eux, bien que ce soit de manière problématique
et éphémère, des objets « auratiques » (Benjamin), extraordinaires. Et
même, ce trait peut être considéré comme un trait de définition des arts
contemporains : la diversité mentionnée tend précisément à céder, au
profit de la mise en relief du geste, l’opération du tracé de la ligne entre
l’art et le non-art. Ainsi, par exemple, à partir des « ready-made »
duchampiens, les arts visuels tendent à se détacher de la tradition des

82
techniques et des matériaux « nobles » – tissu, chevalet, huile, etc… –
et à abandonner la représentation et l’image, pour se concentrer sur
l’opération à travers laquelle l’objet ordinaire ; un urinoir, un
échafaudage, une boîte de bière, installé dans l’espace sacré du musée
ou de la galerie est promu au statut extraordinaire d’objet d’art.
L’aliénation et son complément dialectique, le désir
d’extraordinaire, constituent les axes autour desquels tourne la
problématique moderne de l’art. Avec la modernité, le pacte narcissiste
qui garantissait la « commensurabilité », l’affinité entre le langage et la
raison humaine, d’une part, et l’univers, d’autre part, s’est rompu1.
Dorénavant l’univers désenchanté sera un labyrinthe ; un « miroir
d’énigmes » (Borges, commentant Léon Bloy) qui nous rendra, non pas
l’image tranquillisante de notre propre visage, mais la face atroce d’un
monstre. L’enchantement garantissait que, en dernière instance, les
œuvres humaines, pour humbles et limitées qu’elles soient, finiraient
par révéler leur bonté, leur correspondance avec l’ordre immanent des
choses. Cet horizon de rédemption déplacé, les œuvres sont livrées à
leur propre chance ; dépourvues de tout aval métaphysique, elles
pénètrent dans la dérive constitutive de l’existence moderne. Dérive de
l’instrumentalisation, des chaînes « moyen-fin », devenues planétaires
par l’action de la globalisation et de la division croissante du travail.
Dérive du marché, dans le flux duquel les marchandises sont
dépouillées de leur histoire. Dérive herméneutique, finalement, en
vertu de laquelle les œuvres, d’interprétation en interprétation, perdent
leur singularité et sont livrées à la sphère anonyme de la culture, de
l’écriture (l’ « espace littéraire », dirons-nous également en relation
avec Borges, pour utiliser une expression de Maurice Blanchot), de la
Bibliothèque2.
En vertu de ces processus de circulation, les œuvres sont dispersées
selon des trajectoires radicalement imprévisibles : elles deviennent un

1 Le nominalisme est l’expression, sur le terrain de la pensée philosophique, de cette expérience


de l’incommensurabilité langage (raison)/réalité. Pour cela, le nominalisme peut être compris
comme la forme désenchantée (et en cela, autoréflexive) de l’aliénation moderne.
2 Labyrinthes, miroirs, bibliothèques et encyclopédies sont chez Borges les emblèmes de
l’aliénation. Voir ultérieurement.

83
objet, une chose aliénée de son producteur et opposée à lui comme une
deuxième nature 1 . Parallèlement, le sujet même, fondement (sub-
jectum) de toute certitude moderne, résulte être contaminé, depuis son
origine, par le virus de l’aliénation et de la culpabilité. L’œuvre, en
effet, est sang, viscères, sueur, intellect, énergie de son producteur :
émanation de lui-même, dans laquelle il cherche de la reconnaissance.
Cependant, là où il devait y avoir un miroir parfait, il n’y a rien d’autre
qu’une chose muette, dépourvue de signification, et ce qui devait
confirmer notre intimité, représente plutôt sa perte. Le sujet lui-même
qui dit « je pense », qui cherche dans le cogito cartésien l’évidence
primordiale de son identité avec lui-même, se voit confronter à
l’expérience irréductible de l’« autreté ». Je est un autre2 (Rimbaud) ;
« C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent »3 : dans les énoncés
comme ceux-là s’exprime la profonde dialectique de la Modernité, en
vertu de laquelle l’extériorisation, sans laquelle l’intimité ne pourrait
être signifiée, constitue immédiatement la perte, l’aliénation. Le sujet
moderne cherche alors, interminablement, son intimité « perdue » :
intimité de laquelle, de façon paradoxale, il n’a jamais été en
possession, car sa perte était déjà inscrite dans son origine même.
L’extraordinaire est l’objet du désir, impossible et à la fois
indispensable, de la Modernité ; le supplément d’« hauteur » que le
sujet requiert dans l’opération essentiellement inachevée de se
subjectiviser, laquelle, en plus, constitue son unique substance, son
unique support dans l’être4. L’art moderne, de son côté, est la mise en

1 « Toute réification est un oubli » (Horkheimer et Adorno, Dialectique de la raison, op. cit.). Et,
en effet, dans la dérive de l’instrumentalité, du marché et de la culture, les œuvres laissent en
arrière, elles oublient leur histoire. De cette manière, la problématique de l’aliénation coïncide
avec la question de la mémoire et de l’oubli.
2 En français dans le texte.
3 Jorge Luis BORGES, L’auteur et autres textes, « Borges et moi », Gallimard, France, 1982, p.
103.
4 Il y a une affinité entre l’idée d’extraordinaire que nous sommes en train d’élaborer ici, et l’idée
d’infini, tel que Lévinas (Totalité et infini) la discerne dans la pensée de Descartes, au moment
fondamental de la subjectivité moderne. « Dans l’idée d’infini se pense ce qui reste toujours
extérieur à la pensée » (p. 10). Cependant, pour que cette extériorité demeure effectivement
extérieure, elle ne doit pas être si extérieure pour se réduire à une entité autre ; elle doit, par
conséquent, maintenir son lien avec la pensée de laquelle elle est extériorité, mais sans non plus se
réduire à lui. Cette structure (ni cela, ni l’autre, et les deux à la fois), est celle qui caractérise

84
œuvre de cette aspiration : rêve d’un miroir parfait, d’une œuvre
« certaine », soustraite d’une quelconque manière de la dérive, de
l’aliénation et de la culpabilité. Ainsi, chez Kant, le plaisir
désintéressé ; cela est, non pas pollué par des désirs associés à
l’existence empirique de l’objet, que « l’homme de goût »
expérimenterait devant la contemplation des œuvres d’art, il en
constitue l’indice, et à la fois la réalisation, d’une « commensurabilité »
en rigueur indémontrable (le démontrer aurait été l’illusion de la
métaphysique pré-critique). Mais, de façon possible et heuristiquement
nécessaire, cependant, entre les concepts empiriques (les entrées de
l’Encyclopédie qui, d’une façon ou d’une autre, pré-figure notre
expérience du monde) et la réalité en tant que telle1. Bien que déjà

précisément la production de l’extraordinaire, qui ne peut être qu’un mouvement. Ce mouvement


requière être annulé en faisant une œuvre, produit de la praxis aliénée d’un sujet : il requiert
l’ordinaire, comme celui qui, précisément, le projette au-delà de lui-même.
1 « Le beau dans la nature nous assure d’être chez nous dans le monde empirique », (Jens
Kulenkampff, “A logica kantiana do juizo estetico e o significado metafísico do belo da natureza”,
Valerio Rohden (éd.), 200 anos da critica da faculdade do juicio de Kant, Éd. Universidade
Federal do Rio Grande do Sul, Porto Alegre, 1990). Il convient de noter ici que la Critique de la
raison pure ne fournit pas une telle sécurité. Le « problème de la formation individuel » du réel
(c’est-à-dire, celui de la commensurabilité entre la raison et l’être : de l’ordre du réel), comme le
dit Ernst Cassirer, « requiert de quelque chose de plus qu’une simple contraposition entre ce qui
est empirique-particulier et ce qui est abstrait-général, quelque chose de plus qu’une simple
matière, d’une quelconque façon, non précisée, sujette aux pures formes de la pensée que la
logique transcendantale établit. Le concept empirique doit déterminer ce qui est donné de telle
façon qu’il intervient progressivement en tant que médiateur, en se mettant en relation avec lui à
travers une série continue de phases conceptuelles intermédiaires. Les lois supérieures et suprêmes
elles-mêmes doivent, en se pénétrant mutuellement, « se spécifier » dans les projections spéciales
des lois et des cas concret, ainsi, à l’inverse, elles doivent laisser transparaître les connexions
générales qui les unissent. C’est seulement de cette façon que nous obtenons cette articulation et
représentation concrète des faits que notre pensée cherche et exige. […] Si la multiplicité et
l’inégalité des lois empiriques étaient aussi grandes, tout en étant possible d’en encadrer quelques-
unes d’entre elles à l’intérieur d’un concept commun de classe, qu’on ne pourrait, en aucun cas, en
saisir sa totalité à partir d’une graduation unitaire, ranger par grades de généralité, nous
obtiendrons le fait que la nature, même si nous la concevions en tant que soumise à la loi causale,
soit seulement un conglomérat grossier et chaotique. Cela étant, la faculté de juger [sous laquelle
Kant pense autant à l’art qu’à la téléologie de la nature] oppose à ce concept quelque peu informe,
non pas un ordre logique absolu, mais bien la maxime qui lui sert de stimulant et d’orientation
dans toutes ses recherches. Ce qu’il fait c’est « présumer » un grand assujettissement de la nature
aux lois, rangement qui, si nous nous en tenons aux concepts purement intellectifs, nous n’avons
pas d’autre choix que celui de l’appeler fortuit, mais qu’il assume en sa faveur ». Ernst

85
teintée de nostalgie, cette exigence extraordinaire posée à l’œuvre d’art
est encore reconnaissable dans certaines formules célèbres – l’œuvre
d’art comme étant signée par une « aura » (Benjamin), ou comme « une
mise en œuvre de la vérité » (Heidegger) — formules dans lesquelles,
d’une manière éminente, le XXe siècle a pensé la thématique de l’art.
À la fois, seulement devant une telle exigence, devant le haut tribunal
qu’elle a instauré, les œuvres empiriques se sont constituées comme
incertaines, aliénées et coupables. Ainsi, la dialectique de la modernité
s’accomplit, de façon paradigmatique, sur le terrain de l’art.
L’art moderne peut être compris comme la tentative de conserver le
privilège, l’hauteur de l’art qui auparavant témoignait de la présence
« réelle » de la divinité dans le monde, dans les conditions dans
lesquelles le substrat culturel, qui le soutenait, a cessé d’exister. L’art
moderne est la tentative de créer des objets sacrés, extraordinaires, dans
un monde dans lequel ceux-ci ont cessé d’être possibles. Mais dans un
monde marqué par l’aliénation, toute œuvre est, a priori, incertaine et
pour autant coupable. Il s’en suit que les œuvres d’art, qui sont encore
prétendues comme glorieuses, le sont de manière imminente :
coupables non seulement de leur faute originelle, mais en plus de
l’oubli et de la dissimulation de leur faute.
Avertissons que ce soupçon n’est pas en absolu étranger à la
caractérisation kantienne, c’est-à-dire canoniquement moderne, de l’art.
En effet : qui comme Kant fait du plaisir désintéressé, non empirique,
la « marque » de l’art, se condamne automatiquement à l’auto-
observation méfiante par rapport aux très intéressés plaisirs ― dont le
paradigme en est la sexualité ― qui, en catimini, pourraient être en
train d’instrumentalisé son jugement éthique. Ici, comme sur d’autres
terrains (l’éthique, par exemple) l’obsession des nommées
« herméneutiques du doute » (Nietzsche, Marx, Freud) pour les intérêts
matériels, empiriques, ordinaires, qui conditionneraient le penser, n’est
pas ce qui est opposé à Kant ou à la Raison, ou à l’Illustration, comme
on le soutient parfois. Mais, plutôt, c’est l’expression d’une conscience

CASSIRER, Kant, vida y doctrina, Fondo de Cultura Económica, México, 1993, pages 342 et
349, (Traduction à partir de l’édition espagnole par Virginie Vallée).

86
rigoureusement (post)kantienne qui, à la recherche de
l’authentiquement inconditionnel, doit, de façon minutieuse, le
distinguer de ce qui fait seulement semblant de l’être 1 . Tâche
laborieuse, et infinie, dans la mesure où, étant donné son caractère
inconditionnel, extraordinaire, il n’y a pas ni ne pourrait y avoir aucune
évidence empirique associée au plaisir esthétique : s’il y en avait une,
ce plaisir serait déjà intéressé. Ce qui est manifeste ici, c’est la structure
même de l’extraordinaire, telle que nous le verrons en détaille
ultérieurement en relation avec l’esthétique littéraire dans l’œuvre de
Jorge Luis Borges. L’extraordinaire ne peut être déterminé que par la
« voie négative » : le fait esthétique chez Borges est l’ « imminence
d’une révélation, qui ne se produit pas »2. À la fois, cette voie a pour
rendement l’instauration de la figure de l’auto-observateur moderne ;

1 L’impossible, mais indispensable et interminable recherche de l’inconditionnel, ainsi que le


paradoxe qui lui est inhérent, sont illustrées, de façon paradigmatique, sur le terrain de l’éthique,
par le fragment suivant de Fondements de la métaphysique des mœurs :
« En fait, il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul
cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des
principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu’avec le plus
scrupuleux examen de nous-même nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe
moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel
grand sacrifice ; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit
point une secrète impulsion de l’amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée ait été la
vraie cause déterminante de la volonté ; c’est que nous nous flattons volontiers en nous attribuant
faussement un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais,
même par l’examen rigoureux, pénétrer entièrement jusqu’aux mobiles secrets ; or, quand il s’agit
de valeur morale, l’essentiel n’est point dans les actions, que l’on voit, mais dans ces principes
intérieurs des actions, que l’on ne voit pas », Emmanuel KANT, Fondement de la métaphysique
des mœurs, Libraire de Delagrave, Paris, France, 1993, p. 112.
L’aveuglement de l’expérience devant « une secrète impulsion de l’amour-propre » est le ressort
qui va lancer la conscience moderne vers son indexation minutieuse : Nietzsche et Freud, la
généalogie et la psychanalyse, ont leur filiation dans ce fragment. D’un autre côté, de cet
aveuglement même s’en suit, nécessairement (ainsi raisonne Kant dans la deuxième section des
Fondements) qu’un misanthrope serait plus près de l’inconditionnalité du devoir qu’un autre à qui
la réalisation des actes généreux produirait du plaisir (un « plaisir intime ») (Emmanuel KANT,
Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 96-97) . Filiation également chez Kant,
alors, de l’aspect « démonique » de la modernité : de Sade, de Baudelaire : ascèse mystique à
travers la douleur, la dénégation et la souffrance.
2 Jorge Luis BORGES, « La muraille et les livres », in Enquêtes, Gallimard, France, 1986, p. 14.

87
du sujet réflexif, obsessivement attentif aux signaux de l’opération de
ce qui est conditionné à l’intérieur de lui-même1.
Dans la « mauvaise » lecture ― y en a-t-il une qui ne le soit pas ?
― que Schopenhauer fait de l’esthétique kantienne, cette structure de
l’extraordinaire devient manifeste2. Schopenhauer, ainsi le fait voir
Nietzsche dans sa discussion sur « l’idéal ascétique » (la Généalogie de
la morale, III, 6) « il dit à son sujet [la contemplation esthétique]
qu’elle exerce un effet qui s’oppose à l’ « intérêt » sexuel, semblable
donc à la lupuline et au camphre ; il a glorifié inlassablement cette
libération à l’égard de la volonté […] le beau lui plaît du fait d’un
« intérêt », […] celui [l’intérêt] de l’être torturé qui échappe à sa
torture ?... »3. Auparavant, Nietzsche s’était moqué du « désintérêt » de
Kant devant la contemplation des statues de dénudés féminins, et il

1 De tels indices, d’un autre côté, sont seulement tels dans la mesure où ils sont distingués comme
tels. Cela étant : ce discernement (qui fait d’un « X » un indice : indice, signe de ce qui est
conditionnel, et « vérité » que le prétendu inconditionnel veillera) est, précisément, l’opération
qui, de façon fugace, excède tout conditionnement. La contradiction performative, qui est exposée
ici, n’est pas une erreur de laquelle la conscience moderne pourrait se défaire (comme le pensait
Habermas dans son Discours philosophique de la modernité, où l’argument de la contradiction
performative est utilisé comme une sorte de garrot philosophique contre Nietzsche, Adorno,
Derrida et tous les autres blasphémateurs supposés de l’orthodoxie moderne). Au contraire, c’est
la forme spécifique de la production de la subjectivité moderne sous les conditions que
Wittgenstein (Conférence sur l’éthique) a exprimé dans l’allégorie du « livre du monde ». La
culture qui écrit le livre du monde est celle qui a fait l’expérience de l’extension sans limites des
explications causales (physiques, sociologiques, psychologiques, génétiques, etc. etc…). De cette
façon, l’inconditionnel (qui chez Kant correspondait à l’expérience de la liberté, de la loi morale)
est expulsé du monde : il devient expérience de l’extraordinaire (ce qui est « mystique », dans la
terminologie wittgensteinienne).
2 C’est Heidegger qui qualifie de « mauvaise » lecture que font autant Schopenhauer que
Nietzsche de l’esthétique kantienne. « La doctrine du Beau chez Kant. Son interprétation erronée
pour Schopenhauer et Nietzsche», in Martin HEIDEGGER, Nietzsche, Éditions Gallimard,
France, 1971. Heidegger reproche à Nietzsche son identification du « désintérêt » esthétique
kantien avec l’anesthésie schopenhauerienne de la volonté. De la sorte, la conception positive du
désintérêt kantien resterait en second plan. Cependant, il convient de se demander jusqu’à quel
point cette positivité (« état fondamental de l’être-homme dans lequel seulement l’homme
parvient á la plénitude fondée de son essence» dit, par exemple, Heidegger) ne demeure pas,
d’une quelconque manière, de façon authentique, en dessus du caractère “démonique” de l’esprit
moderne (ainsi, l’appellation nietzschéenne de l’enivrement comme état esthétique fondamental
est interprétée par Heidegger comme « le fait d’être accordé au sens de la détermination la plus
haute et la plus mesurée » ! À partir de là, il devrait être possible de suivre la trace de
l’incompréhension heideggérienne de l’art « dégénéré » de son temps.
3 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 191 à 193.

88
avait fait noter, de façon intentionnelle, la différence entre la jeunesse
de Schopenhauer ― vingt-six ans au moment d’écrire Le monde
comme volonté et représentation ― et la vieillesse de Kant. Pour nous,
ses lecteurs post-freudiens, l’ironiste Nietzsche nous convainc
facilement que le prétendu désintérêt n’est rien d’autre que le masque
de l’intérêt (sexuel), intérêt conjuré, sublimé et/ou réprimé dans celui-
ci, de sorte que : « la sensualité ne soit pas supprimée lorsque l’on entre
dans l’état esthétique, comme le croyait Schopenhauer, mais qu’elle ne
pénètre dans la conscience que transfigurée et non plus sous forme
d’excitation sexuelle »1. Mais le sujet n’est pas seulement ce masque. Il
est également celui qui, à travers Nietzsche, sait qu’il l’est. Et si ce
savoir est à la fois un masque, alors il convient de s’interroger sur ce
nouveau savoir, et ainsi jusqu’à l’infini. Cela étant : de façon précise,
cette fugue vers l’infini, dont le moteur est la contradiction
performative de celui qui à plusieurs reprises dit « je ne parle pas », est
l’avoir lieu de la production de l’extraordinaire.
En synthétisant. La rédemption promise s’est révélée n’être que
l’aliénation consommée ; et le doute s’est logé au cœur même de l’art.
C’est ainsi que l’art finit par se retourner contre son propre « corps » ;
contre tout l’appareillage de la représentation artistique, perméable à
l’aliénation, en faveur du geste pur du tracé de la ligne de séparation
entre art/non-art signalé auparavant. L’art contemporain devient
conceptuel (« l’idée de l’idée de l’art », comme le dit Joseph Kosuth),
et sacrificiel (le sacrifice est un paradoxe, une stratégie antinomique de

1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 201. Régis Debray, dans son
livre Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Paris 1992, offre une
version contemporaine de l’ironie nietzschéenne en relation avec l’esthétique kantienne. Il
imagine ses propositions lues par le célèbre marchant d’art, « figure totémique », comme il dit, de
l’art contemporain, Léo Castelli, qui depuis New York : « a lancé les artistes du Pop Art, de l’art
conceptuel, du minimalisme». Face à la proposition kantienne : « Est beau l’objet d’une
satisfaction désintéressée », Debray dit : « Castelli, qui a toujours calculé les prix et désiré
posséder non seulement les œuvres qui le satisfont mais les artistes eux-mêmes (pour en faire
profiter sa clientèle) ne peut s’empêcher de penser que si Kant avait raison l’histoire de l’art
n’existerait pas parce qu’il n’y aurait jamais eu de marché de l’art, ni même art tout court, lequel
n’est pas une opération du Saint Esprit» (p. 142-143). Cependant, Castelli/Debray le pense et le
dit : de cette façon, il produit la même opération de l’esprit que le contenu de son discours
voudrait nier.

89
l’appropriation par la destruction 1 ) : le sacrifice de tout ce qui
constituait la gloire de l’œuvre d’art : la perfection artisanale,
l’expression d’une subjectivité éminente, la beauté des images ; la
négation en vertu de laquelle, dans un virement à la fois héroïque et
paradoxale, l’œuvre récupère, de façon fugace, au bord de l’abîme, son
caractère d’objet « auratique », extraordinaire, doté d’une valeur
transcendante. Ainsi, l’art contemporain vit de son propre
engloutissement, de la mise en scène de sa propre impossibilité. D’un
autre côté, le doute mentionné auparavant destine l’artiste à être son
propre observateur, son propre théoricien. La dialectique moderne de
l’art le conduit à tramer dans son œuvre sa propre théorie : à opérer cet
effacement des limites entre la théorie et la fiction, entre la
métaphysique et la littérature fantastique, qui atteint son expression
paradigmatique et autoconsciente dans l’écriture de Jorge Luis Borges.
Cette scène, sacrificielle et autoconsciente, constituerait la forme
spécifique de la production de l’extraordinaire dans les conditions de
l’aliénation moderne.
L’impossibilité de l’objet « auratique », que Benjamin (« L’œuvre
d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ») tente d’expliquer
comme un simple effet des technologies de reproduction, est peut-être
inscrite dans la structure même de l’œuvre d’art : parce que, comment
la modernité pourrait-elle reconnaître un objet extraordinaire ?
Comment la modernité reconnaîtrait-elle le Messie? (on pourrait
également s’interroger de façon kierkegaardienne et kafkaïenne). À

1 « Le principe du sacrifice est la destruction, mais bien qu’il aille parfois jusqu’à détruire
entièrement (comme dans l’holocauste), la destruction que le sacrifice veut opérer n’est pas
l’anéantissement. C’est la chose ― seulement la chose ― que le sacrifice veut détruire dans la
victime. Le sacrifice détruit les liens de subordination réels d’un objet, il arrache la victime au
monde de l’utilité et la rend à celui du caprice inintelligible. Quand l’animal offert entre dans le
cercle où le prête l’immolera, il passe du monde des choses ― fermées à l’homme et qui ne lui
sont rien, qu’il connaît du dehors ― au monde qui lui est immanent, intime, connu comme l’est la
femme dans la consumation charnelle [...] Le sacrificateur énonce : « Intimement, j’appartiens,
moi, au monde souverain des dieux et des mythes, au monde de la générosité violente et sans
calcul, comme ma femme appartient à mes désirs. Je te retire, victime, du monde où tu étais et ne
pouvais qu’être réduite à l’état d’une chose, ayant un sens extérieur à ta nature intime. Je te
rappelle à l’intimité du monde divin, de l’immanence profonde de tout ce qui est»., Georges
BATAILLE, Théorie de la religion, in Oeuvres Complètes, Gallimard, France, 1976, Tome VII, p.
307-308.

90
partir de là, à travers Marcel Duchamp et Andy Warhol, l’art est
transformé en la vaste scène sacrificielle qui de nos jours est : la mise
en scène, plusieurs fois réitérée, de l’impossibilité de l’aura, en vertu de
laquelle l’objet la « récupère » de façon fugace.
Nous nous proposons de continuer cette réflexion sur l’œuvre d’art
contemporaine en commentant l’installation de « Unis dans la gloire et
dans la mort », de l’artiste visuel chilien Gonzalo Díaz, exposée au
Musée des Beaux Arts de Santiago au début de 1998. D’une cohérence
et d’une rigueur exemplaire, l’installation de Díaz a donné lieu, en son
moment, à une série de commentaires. Densité textuelle que l’œuvre
même ― centrée sur un fragment du discours d’Andrés Bello, qui a
servi à la présentation du Code Civil devant le Congrès National de la
République du Chili, en 1855 ― paraissait solliciter. Et au milieu de
laquelle nous prétendons ouvrir le pas, en profitant de l’impulsion de
son propre frôlement1. Roberto Merino, Justo Pastor Mellado et Pablo
Oyarzún ont réalisé le commentaire dans le catalogue même de
l’installation ; Natalia Bavarovic et Carlos Pérez Villalobos l’ont fait
dans la présentation de celui-ci, postérieurement à l’inauguration de
l’œuvre ; last, but not least, Adriana Valdés et Alfredo Jocelyn-Holt
ont également publié des commentaires dans la presse.
La présence dans les musées et les galeries, entre des peintures et
des sculptures, d’installations et d’autres objets anormaux, est
maintenant devenue habituelle. Il semble suffisant que l’objet déplace,
de façon légitime, les portes de l’un ou de l’autre des enceintes pour
que l’anormal s’ajuste à la norme, et soit accepté placidement par le

1 Texte d’Andrés Bello que l’installation de Gonzalo Díaz a déployé dans le périmètre de la salle
Matta : « Nous avons eu une très grande confiance dans la loi, dans le jugement des pères et dans
les sentiments naturels. Lorsqu’ils se sont perdus ou qu’ils en sont venus à manquer, la voix de
celle-ci est devenue impotente ; ses prescriptions faciles à éluder et la sphère à partir de laquelle il
lui est possible de s’étendre, est très étroite. Que peuvent-elles les lois en matière de testaments et
de donations, contre la dissipation habituelle, contre le luxe d’ostentation vaine qui compromette
l’avenir des familles, contre les hasards du jeu qui dévoue clandestinement les patrimoines ? Le
projet est limité à réprimer les énormes excès du libertinage indiscret, lesquelles, bien qu’ils ne
sont en vérité ce que les justes espoirs des légitimaires ont le plus à craindre, c’est la seule chose
que peut atteindre la loi civile, sans aller au-delà de ses limites rationnelles, sans envahir l’asile
des sentiments domestiques, sans dicter des providences inquisitoires d’exécution difficile, et en
plus tout à fait inefficaces ». (Traduction du texte original par Virginie Vallée).

91
publique bien-pensant. De façon légitime, nous disons: une boîte de
bière introduite par un visiteur ne serait pas un objet d’art : elle le
deviendrait, cependant, si un expert ― le « curateur» ― lui donne le
laissez-passer et l’expose, par exemple, sur une plinthe. Ainsi, la
situation de l’art paraît confirmer les intuitions les plus justes, et aussi
les plus inquiétantes, du constructivisme linguistique, herméneutique,
de la culture contemporaine : toute identité serait une construction
linguistique ; ce qui conférerait à un objet sa qualité d’ « œuvre d’art »
ou de n’importe quelle autre chose ne serait pas une propriété
intrinsèque (de fait, aucune propriété serait en rigueur intrinsèque),
mais un énoncé « performatif » ― qui produit un état de choses au lieu
de se limiter à le décrire ― émis par ceux qui sont socialement
autorisés à le faire. « Une œuvre d’art est cela que nous disons que
c’est une œuvre d’art ». Où le « nous » désigne une communauté, un
groupe de pouvoir, intégré par des académiciens et des critiques d’art,
des artistes, des curateurs, des directeurs de musées et de galeries, des
mécènes, etc..., dont le trait distinctif serait précisément celui de
participer dans les processus de construction sociale de l’art. Avec cette
évidence sociologique ― tautologie du pouvoir ― paraît conclure
toute investigation sur l’art ; dorénavant, la tâche du critique serait
réduite à faire de la généalogie « of the powers that be », une sorte de
vie sociale glorifiée, un roman des mœurs dans lequel ce qui est
important serait de déterminer qui et dans quelles circonstances a parlé,
a comploté, a établi des alliances ou des inimitiés avec qui.
Par elle-même, l’œuvre de Gonzalo Díaz paraît requérir la mise en
question de cette tautologie du pouvoir. D’une autre façon,
difficilement, elle pourrait exercer « l’interrogation tenace du pouvoir »
que l’un de ses commentateurs (Oyarzún) lui attribue. Attribution
précise, dans la mesure où ce qui est « installé » (c’est-à-dire, dés-
installé) dans l’installation de Gonzalo Díaz, paraît être le Musée lui-
même, l’institution paradigmatique à partir de laquelle est énoncée la
tautologie du pouvoir en relation avec l’art dans le monde
contemporain. L’œuvre de Díaz, alors, paraît exiger une réflexion
méta-sociologique sur l’art : une réactivation de la question par

92
l’artistique dans l’œuvre d’art, même si elle serait destinée à nous
conduire nulle part.
Nous disons « méta-sociologique » parce qu’il ne s’agit pas
simplement d’ignorer ce que la tautologie du pouvoir nous dit ―
l’ignorer, en tentant volontairement et nostalgiquement de restituer à
l’œuvre d’art son auréole glorieuse, c’est une note distinctive du
Kitsch1 ― mais de savoir si ce recouvrement de l’art par le pouvoir,
épisode crucial dans la politisation de la vie qui, parfois, s’est présentée
sous le signe rédempteur, laisse encore quelque lueur. De fait, nous
soutiendrons que la conception de l’œuvre d’art comme objet sacré,
soustrait d’une quelconque manière de la quotidienneté et simple
instrumentalité, et doté en conséquent d’une valeur en elle-même, au-
delà de toute utilité ou valeur marchande, il n’aurait constitué qu’un
moment transitoire dans le devenir de la Modernité. Ce moment,
pétrifié dans les formules célèbres que nous avons déjà mentionné :
l’œuvre d’art porteuse d’une certaine « aura » (Benjamin) ou comme
« mise en œuvre de la vérité » (Heidegger)2, ― serait surmonté par les
pouvoirs corrosifs que la propre raison critique des modernes
commence à faire parcourir dans le monde. L’art contemporain ― et
particulièrement l’œuvre de Gonzalo Díaz, étant donné son caractère
exemplaire, constituerait, à partir de là, une sorte de vaste scène
sacrificielle : sacrifice de ce qui constituait la gloire de l’œuvre d’art, la
perfection artisanale, l’expression d’une subjectivité éminente, la
beauté des images. Le sacrifice en vertu duquel, à la fois, dans un
tournant héroïque et paradoxal, l’œuvre récupérerait, de façon fugace,
au bord de l’abîme, son caractère d’objet « auratique », doté d’une
valeur transcendante. Ainsi, l’art contemporain vivrait de son propre
effondrement, de la mise en scène de sa propre impossibilité.
Nous ébaucherons, à présent, à grands traits, ce qui pourrait être une
histoire sacrificielle de l’art moderne. Pour la chrétienté pré-moderne

1 Bien sûr, cela est le kitsch spontané. Il existe aussi un kitsch artistisé et postmoderne
(autoconscient, de deuxième ordre), qui est concentré dans la parodie du geste du premier. La
« peluche » (« puppy ») florale et surdimensionnée de Jeff Koons dans le Guggenheim de Bilbao
peut ici servir d’exemple.
2 Vérité, bien-sûr, non-propositionnelle : a-letheia, dé-voilement.

93
l’œuvre d’art n’a pas de lieu spécial dans l’économie de l’univers. Ou
si elle l’a, elle a un lieu seulement en vertu de sa souscription à un
ordre : ordre transcendant ― un « super-ordre » ― qui régit toutes les
choses et qui, dans le cas des œuvres humaines, se traduirait par une
échelle de valeurs ; une hiérarchie d’œuvres pieuses ; certaines plus,
certaines moins, dans laquelle correspondrait à l’art (à l’art sacré), un
lieu proéminent. Cela étant, le passage de l’ordre éminent de l’être à la
sphère des devoirs historiques, éthico-politiques, de l’ « être » au
« devoir-être », comme ont l’habitude de le dire les philosophes, n’est
pas un acte trivial. Il suppose que l’ordre en question ne soit pas
seulement transcendant ― produit d’une création située en dehors du
temps de l’histoire ― mais en plus intelligible, à la mesure de la raison
humaine. De sorte que l’univers serait une sorte de livre, écrit dans un
« langage » certainement complexe, peut-être impossible
d’appréhender dans sa totalité mais, au moins en principe, intelligible
pour l’être humain. La création, argumentent, en ce sens, les
théologiens pré-modernes, ne pourrait pas répondre au caprice d’un
dieu despotique et arbitraire, mais à un ordre rationnel que l’être
humain pourrait en principe éclaircir.
Les bénéfices de cette cosmovision sont évidents. L’existence
humaine, avec les douleurs et les misères qu’elle comporte, ne serait
pas le produit d’un hasard aveugle, mais d’un dessein. L’être humain
ne serait pas seul au milieu d’un monde hostile. La faute, expression de
l’incertitude de toute œuvre humaine, ― il n’y a aucun moyen de
prévenir totalement les résultats d’une action, il peut toujours y avoir
des effets imprévus, des victimes innocentes ― serait dissolue dans la
bonté infinie de la création. Le mal : la douleur, la misère, manquerait
d’existence réelle. Il ne serait qu’un bien mineur, une apparence, un
mauvais rêve dont la fin heureuse permettrait de nous réveiller. Entre le
sacré et le profane, un pont se tendrait à travers lequel le croyant
pourrait transiter jusqu’à atteindre son salut. Et les œuvres pieuses
assureraient ce passage, à l’abri de l’incertitude et du non-sens.
Ce monde heureux, cependant, a toujours eu ses mécontentements.
La douleur et la misère pourraient-elles être mises à part comme simple
apparence ? L’affirmation du sens et de la bonté comme la vérité

94
primordiale des choses ne constituent-elle pas une forme d’anesthésie,
de consolation facile ? D’un autre côté, le passage entre le sacré et le
profane, sur lequel nous sommes en train d’attirer l’attention, n’a pas
seulement que des bénéfices, il a aussi des coûts. En effet, il s’agit d’un
passage dans les deux sens, porteur non seulement de la promesse de
sacraliser l’existence profane, mais aussi de la menace de la
profanation radicale du sacré. Cette ambiguïté est concentrée dans
l’œuvre pieuse : expression du renoncement, mais aussi de l’orgueil ;
option pour la spiritualité, mais aussi idole païenne, dispositif à travers
lequel le croyant prétend consommer une sorte de corruption de la
divinité. D’une autre côté, accepter la possibilité de déchiffrer le code
de la création implique, dans la pratique, de consacrer le pouvoir social
d’une institution ― institution ecclésiastique, État ― dont la légitimité
est fondée précisément sur le privilège auto-assigné de réaliser un tel
déchiffrage, en traduisant l’ordre transcendant des choses en impératifs
éthiques : actes, œuvres à réaliser ou à éviter, qui s’impose aux sujets.
Le paganisme, bien que ce soit le paganisme résiduel présent dans
l’idée de salut à travers les œuvres, légitime la tyrannie.
Les œuvres sont des fragments de l’identité elle-même qui ont été
mis en marche dans le monde. Dans le monde dé-magifié de la
modernité, les sujets libres ne reconnaissent déjà plus d’autorité plus
élevée que celle de leurs propres consciences. Ses œuvres, détachées du
filet invisible que leur donnait le sens tout en les emprisonnant, sont
dispersées dans le monde en fonction des trajectoires radicalement
imprévisibles. Cette aliénation fait de nous des éternels coupables.
« [Calvin] Limitant la possibilité de l´homme aux œuvres utiles, ce
qu’il lui donnait comme moyen de glorifier Dieu était la négation de sa
propre gloire […] la consécration de l’homme a des activités sans
gloire»1. Ensuite, la voie vers le salut, c’est-à-dire, vers une certaine
récupération de l’intériorité elle-même aliénée en tant qu’objet,
suppose nécessairement le sacrifice paradoxal sur lequel nous sommes
en train d’attirer l’attention. Le sacrifice est un salut par la négation,
par l’annihilation. Sacrifier un objet (également un sujet) est la seule

1 Georges BATAILLE, Œuvres complètes, Tome VIII, Gallimard, France, 1970, p. 119

95
manière, dans un monde désacralisé de le sauver de la sphère « omni-
englobante », de l’utilité, en le restituant fugacement à son identité, à
son unicité, à sa gloire. Le sujet qui sacrifie sait qu’aucune œuvre ne
peut être sacrée. La supposer sacrée ne serait qu’une ruse pour
augmenter son utilité, sa valeur marchande, avec laquelle le sacré
resterait inhumé dans le monde du profane. Il reste une voie ouverte :
celle de la destruction. Cependant, la destruction des œuvres ― en y
incluant l’autodestruction ― confère, au prestigieux officiant, du
pouvoir ; une autre ruse, une autre œuvre égarée et, par conséquent,
fautive. Les poètes démesurément maudits, les prophètes qui meurent
en toute beauté, sont destinés par cette logique à se transformer
inexorablement en produits de marché : à voir leur effigie imprimée à
l’infini sur des t-shirts. Le sacrifice, sa logique en est ainsi, s’annule
chaque fois qu’il se cristallise en œuvre. Il doit alors, pour éviter la
cristallisation, se sacrifier continuellement à lui-même, en se
transformant en mouvement. La vie intérieure des sujets modernes
pourrait être comprise comme ce mouvement incessant : une spirale
qui, à chaque niveau, traverse à nouveau les saisons de la Culpabilité,
du Sacrifice, de l’Absolution et du Doute. L’homme moderne de la rue,
bien sûr, n’est ni Rimbaud, ni le Che : il n’est pas non plus un
humaniste, ni un artiste, ni un philosophe, inquiet pour le sens des
choses. Cependant, si la logique que nous avons exposée est correcte,
cette spirale le traîne à chaque fois, bien que ce soit d’une manière
inarticulée, qu’il s’interroge sur le sens ― la gloire ― de ses actes ou
fait l’expérience de la faute. La gloire et la mort lui apparaissent
inexorablement unies, comme dans le titre de la sculpture de l’artiste
chilienne Rebeca Matte, que Gonzalo Díaz a promu astucieusement sur
la façade du Musée des Beaux Arts à l’occasion de l’installation que
nous avons commentée.
La critique féroce de Luther et Calvin envers tout le dispositif des
œuvres pieuses, envers toute l’arithmétique pré-moderne du salut doit
être vue dans ce contexte. Le scandale connu de Luther devant les
richesses de l’église de Rome n’a pas surgi d’un scrupule ascétique,
mais de la prétention de gloire qu’on leur associe. De fait, la Réforme
rendra possible le surgissement d’un monde ― le marché capitaliste ―

96
dans lequel en principe1, les objets, dépourvus de toute signification
transcendante, s’affrontent, de façon dénudée, les uns aux autres
comme des richesses qu’il est possible d’échanger. Le salut n’est déjà
plus question d’œuvres, mais de la prédestination, d’une grâce
inexplicable octroyée par un dieu ignoré avec lequel il est seulement
possible d’entrer en communion dans l’intimité de la conscience
individuelle, rongée par l’incertitude. À partir de ce point de vue,
l’athéisme contemporain peut être vu comme le fils légitime de la
Réforme ; non pas le produit de la nietzschéenne et excessive « mort de
dieu », mais comme une forme de religiosité épurement monothéiste :
relation avec un dieu qui ne croit pas par émanation, car alors l’univers
participerait de sa gloire et écraserait l’être humain, mais par absence.
Un dieu qui se rétracte, en laissant un vide, un néant dans lequel la vie
et la liberté humaine sont récemment possibles. La modernité ne serait
pas un renoncement à l’idée de transcendance, mais plutôt l’épuration
de ses résidus animistes.
Cela étant, dans la hiérarchie pré-moderne des œuvres, les
cathédrales et autres œuvres d’art occupent sans aucun doute un lieu de
privilège. Mais, non pas en vertu de leur beauté, de leur immensité, ou
d’une aura comprise comme une propriété qui, d’une quelconque
façon, aurait été associée à un objet ; il se passe plutôt le contraire :
l’art témoigne de la présence réelle et effective de la divinité dans le
monde. Son privilège émane de là, que des prédicats comme
« immensité » ou « beauté » tentent de décrire. La première étape de
l’art moderne peut être comprise, à partir de ce point de vue, comme la
tentative de conserver ce privilège ― l’hauteur de l’œuvre d’art ―
mais dans des conditions dans lesquelles le contexte culturel qui la
soutient n’existe déjà plus. Nécessairement, le privilège en question
doit être compris comme le résultat d’une propriété inhérente à l’objet
d’art lui-même. Ou mieux encore, dans un mouvement qui présage déjà
l’étape suivante, comme une émanation de la subjectivité éminente de
l’artiste, du créateur. L’art est la tentative de créer des objets sacrés

1 Sauf pour le phénomène du fétichisme de la marchandise, retour insidieux du paganisme


dénoncé par Marx.

97
dans un monde où ceux-ci ont déjà cessé d’être possible ; une religion
de l’un par l’un, de laquelle l’artiste est prophète, sacerdoce et le seul
croyant, et qu’affronte en plus une dure lutte avec les états nationaux
modernes : guerre religieuse entre les rivaux qui rivalisent pour remplir
le vide du sens crée par la modernité, à partir duquel se déploie le
topique romantique de l’Artiste en lutte contre le Pouvoir.
Le pathos de l’art moderne, le pathos psychique de l’artiste, déchiré
entre le délire de grandeur et l’évidence de sa propre abjection ― entre
la solitude jouissive du sujet moderne et la nostalgie pour la
communauté des croyants ― peut être expliqué à partir de ce syndrome
de la religion individuelle1. Mais la logique de la Réforme ne s’arrête
pas là. Le XXe siècle sera témoin de son irruption dans le champ de
l’art. Si les œuvres sont, de manière inhérente, coupables, les œuvres
d’art, qui se prétendent encore glorieuses, le sont, de manière
éminente : coupables non seulement de leur faute originelle, mais aussi
de leur orgueil, de l’oubli et de la dissimulation de leur propre faute. Le
travail de la Réforme sur le terrain de l’art est exprimé dans le labeur
démystifiant de l’Antipoète. En face des prétentions héroïques du
poète, de sa capacité supposée, comme « petit dieu », pour restituer ou
créer, de façon adamique, le signifiant des choses, l’Antipoète est celui
qui, avec son regard septique et plébéien, observe les jouissances, les
misères, de tant d’homme éminent. L’Antipoète est l’homme commun
infiltré dans le sanctasantorum de l’Art pour révéler cet avant-dernier
mystère. L’Artiste est un mortel comme les autres : il souffre de maux
humiliants, défèque, compte son argent à la banque, courtise des
femmes prospères et il se fait agréable dans les circuits du pouvoir.
Grâce à l’Antipoète, nous le savons désormais. Et nous savons que
nous le savons ; nous ne pourrons jamais l’oublier.
Après ce parcours un peu long, nous pouvons en venir à
l’installation de Gonzalo Díaz. Nous le ferons à la manière d’un

1 Syndrome, d’un autre côté, auquel tous les modernes sont sujets, dans la mesure où nos
convictions profondes, situées au-delà de tout calcul et de toute argumentation, se déforment
jusqu’à être méconnaissables et deviennent inexpressives lorsqu’ils se matérialisent en œuvres ;
tout en se déposant, dirions-nous, au « moyen » réfractant des œuvres, dans lequel domine le
calcul, l’éthique wébérienne de la responsabilité.

98
passant ― peut-être une demoiselle ― qui, de façon dépourvue, aurait
bien choisi d’entrer dans le Musée des Beaux Arts en décembre 97 ou
janvier 98. Le personnage de la demoiselle, introduit par Justo Pastor
Mellado à la fin de son texte « La tâche du texte » publié dans le
catalogue de Díaz, constitue une invention en rien triviale. « La
révolution n’est pas une promenade des demoiselles », écrit, en effet,
Mellado ; en citant à Lénine lui-même. Cela étant, l’apparition de
Lénine dans ce contexte est symptomatique. La Révolution, en effet, a
rivalisé avec l’Art dans la tentative radicale de remplir le vide du sens
de la Modernité ; d’accepter ses bénéfices en tentant d’en ignorer ses
coûts. Et les deux ensembles, en échouant dans la tentative, ont fini par
succomber devant l’esprit de la Réforme. Alors maintenant, la
demoiselle peut se promener tranquillement. Suivons-la dans sa
promenade.
Comme il s’agit d’un immeuble qui expose sur sa façade l’enseigne
de « Musée », notre demoiselle aurait la perspective raisonnable de
trouver en son intérieur des Œuvres d’Art1. Et, à partir de la sculpture
de Rebeca Matte qui donne son nom à l’installation de Díaz, « Unis
dans la gloire et dans la mort», en passant par d’autres sculptures et
peintures, cette perspective ne se serait pas vue être déçue. La descente
jusqu’à la Salle Matta, au souterrain du Musée, en revanche, aurait été
une sorte d’expulsion de ce paradis : l’entrée dans un espace calviniste,
sévèrement dépourvu d’images, fin de siècle pimpant et disposition
d’éléments minimalistes provenant du monde profane de la technique
(lumière au néon : échafaudage métalliques, « leviers », dans la
nomenclature technique que Díaz déploie avec habilité), et manqueent,
par conséquent, de mystère, de l’aura qui s’associe encore aux toiles,
aux pinceaux, à la peinture et autres « matériaux nobles ». Les images
ont été substituées dans « Unis dans la gloire et dans la mort» par un
texte couleur néon (la citation d’Andrés Bello) qui s’étend au long des

1 Notons que Díaz a superposé à cette enseigne le titre de son installation en lettres de couleur
néon. Au sujet de ce geste, cependant, les paradoxes associés à la stratégie sacrificielle se
concentrent et se reproduisent, ce que nous sommes en train de mettre en lumière pour la totalité
de l’œuvre. En effet, le nom ainsi barré ne disparaît pas ; il encaisse plutôt une présence spectrale :
il brille, d’une manière opaque, par son absence. Seulement par l’effacement, le nom devient le
Nom : seulement ainsi, le musée est investi en tant que Musée, lieu extraordinaire.

99
quatre murs de la salle, et par les leviers qui interrompent et éloignent
la lecture, et qui semblent parodier une œuvre d’ingénierie civile :
celle-ci deviendrait nécessaire si, comme quelques-uns le prédisent,
l’immeuble du Musée en viendrait à s’effondrer. L’artifice
technologique se traduit même par des gestes minimes : l’œuvre n’est
pas « de » Gonzalo Díaz, même si le nom de l’auteur apparaît en
flottant dans le vide, comme une sorte de marque de fabrication ; les
spécifications techniques des matériaux utilisés sont détaillés avec une
précision obsessive ; le personnel technique qui a travaillé sur l’œuvre
reçoit le même traitement, comme dans les génériques de fin d’un film
ou d’un produit de software.
L’absence d’images évoque l’interdiction biblique qui pèse sur
elles, et qui sera reprise par la Réforme. L’image est l’élément, en soi
séducteur, qui se trouve à la base du commerce équivoque entre le
sacré et le profane, germe du paganisme et de la possibilité de rendre
esclave les êtres humains. Pour cela, elles doivent être traitées avec
méfiance et sublimées par le mot. Hegel, conscient luthérien, écrit dans
son Encyclopédie élaborée pour ses élèves de Nuremberg : « On tue
l’image, et le mot se substitue à l’image […] le langage est le pouvoir
suprême parmi les hommes […]. Le langage est l’annihilation du
monde sensible dans son existence immédiate ». Mais les images n’en
finissent pas de mourir. Elles demeurent à la dérive, comme les restes
d’un énorme naufrage, à la disposition des moyens de communications
massifs qui les utilisent pout forger les artifices de consolation donc la
consommation, pour nous les habitants de la Modernité tardive, est
devenu une pulsion incontrôlable. De façon suggestive, l’extrait de
Bello choisi par Gonzalo Díaz peut être compris comme une allusion
au moment, plein de résonances mythiques, dans lequel le règne de
l’image ― règne originaire du père où la restriction à la satisfaction
instantanée du désir est contingente 1, violente, et à cause de cela,
paradoxalement fragile ― abdique ses pouvoirs, abandonne la scène en
faveur de la Loi. Pablo Oyarzún commente : « ce que l’on dit dans ce
passage marque la limite de la force de la loi ». La limite de sa force :

1 En rigueur, pré-contingente, et même : rien de la sorte.

100
ce point dans lequel la rationalité de la loi disparaît devant les pouvoirs
ataviques qui se concrétisent dans l’autorité des pères. Mais, à la fois,
test de son effectivité : la Loi remplace le Père ou, si nous nous laissons
guider par Freud, elle est le produit de son assassinat. Lue d’une
certaine manière « de travers », la sentence de Bello peut être comprise
comme une incitation au parricide, qui rend possible que la Loi, accord
entre frères et égaux, existe. De cette manière, la scène montée par
Díaz pourrait être lue comme la scène d’un crime. Mais d’un crime, ou
d’un événement trivial comme la chute d’une pierre ? Il n’est pas
possible de le savoir : comme le montre Wittgenstein dans sa
Conférence sur l’éthique (qui aurait pu s’appeler Conférence sur
l’esthétique, puisqu’il s’agirait, dans les deux cas, de jugements de
valeurs absolues), pour une culture qui a désacralisé le monde, en
optant sobrement, comme le dit Wittgenstein lui-même, pour « écrire le
livre du monde » ― au lieu de prétendre déchiffrer le livre de la
création ― « l’assassinat sera exactement au même niveau qu’un
événement quelconque, par exemple la tombée d’une pierre ».
Le brillant fantasmagorique du néon pourrait encore vouloir
évoquer un mystère, une ouverture vers un au-delà. Mais les
spécifications techniques nous ramènent à la sobre réalité : quiconque
qui a accès au know-how technique et aux matériaux correspondants :
verres de 12 mm Ø, gaz argon, composants électriques spécifiques,
peut reproduire l’effet ; « Il ne doit pas exister de secret, pas plus que le
désir d’en révéler » 1 : Horkheimer et Adorno caractérisent ainsi la
modernité dans leur Dialectique de la raison. Devant la faute éminente
de l’Art, effet de la résistance de l’Artiste lorsqu’il abandonne ses
vieux privilèges, Gonzalo Díaz répond avec le sacrifice. Sacrifice des
images et tout ce qui en elles implantaient la gloire dans l’œuvre d’art.
Renonce à la représentation artistique, et passe, comme le signale Pablo
Oyarzún, au « strate le plus profond, le plus dynamique, le plus décisif,
dans lequel les opérations se déploient ». La logique du sacrifice,
cependant, déborde n’importe quelle œuvre dans laquelle on prétend la
concrétiser (puisqu’une telle œuvre devrait à la fois être sacrifiée, et

1 Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison, op. cit., p. 23.

101
ainsi successivement). Emportée sur le terrain de l’art, cette dynamique
du sacrifice suggèrerait que, au-delà de la volonté de l’artiste, il y aurait
une sorte de ruse incontournable des représentations ; une sorte
d’inertie qui ferait que les opérations, dans leur déploiement délibéré,
en reviennent à constituer une sorte de représentation de second ordre.
À partir de ce point de vue, la distance entre une installation comme
celle de Gonzalo Díaz et le travail d’un artiste visuel attaché à la
tradition de la représentation ne disparaît pas, mais diminue et encaisse
un caractère distinct.
Bien sûr, notre demoiselle ― revenons-en à elle ― n’a aucune
raison d’être au courant de cela. Ce qui se déploie devant elle est un
ensemble d’éléments étrangers à la tradition des arts ; en particulier, un
échafaudage métallique qui fait semblant de supporter le Musée (il fait
semblant parce que, d’une façon contraire, le Musée serait fermé au
public : ainsi raisonne une demoiselle). Bien sûr, il se peut qu’ils soient
en train de se moquer d’elle, mais la demoiselle, probablement, ne
pensera pas ainsi. Elle abandonnera le Musée perplexe, mais tranquille,
car il s’agit finalement d’un Musée sérieux ; qui ne pourrait héberger
que des Œuvres d’Art ; la perplexité, pense la demoiselle, ne pourrait
être qu’un effet désiré par l’Artiste, l’expression de la profondeur de sa
Vision. Dans son ingénuité, alors, la demoiselle a donné avec une
question clé, que nous avons déjà anticipé : à travers le sacrifice, le
renoncement à l’Art « auratique » mis en scène dans l’espace sacré du
Musée ou de la galerie, l’art contemporain récupère, de façon
éphémère, tel un spasme d’agonie, son aura. Cependant, cette stratégie
― stratégie de profanation ― suppose la sacralité de ce qu’il prétend
profaner : la sacralité du Musée, qui lui vient du pouvoir, et qui est
légitimée. Dans ce sens, Gonzalo Díaz tente d’aller au-delà ; il fait du
Musée même l’objet de son installation et, de cette façon, il met en
relief son caractère arbitraire, sa carence de fondement, que les leviers,
expression du pouvoir de la technique, paraissent ironiquement
remplacer ― sa dépendance de la tautologie du pouvoir. Mais celle-ci
sera-t-elle une interrogation posée au pouvoir, ou une ruse du pouvoir
lui-même ? Le pouvoir peut-être est renforcé en exposant sa plasticité,
capable d’absorber n’importe quel questionnement, telle que la

102
représentation aussi, qui revient de façon rusée chaque fois qu’on
prétend la nier. Peut-être que le pouvoir est ce qui vit, qui se nourrit
d’être interrogé.
Kierkegaard, en méditant sur le passage entre le sacré et le profane,
sacralisation de la vie qui pour la tradition chrétienne est concrétisée de
façon exemplaire dans l’avènement du Fils de Dieu au monde,
concluait que cet événement pourrait seulement être accompli de
manière paradoxale, à condition que personne ne soit jamais au courant
de son occurrence. Une parabole théologique de la modernité, conçue à
la manière de Kierkegaard ou de Kafka, dirait alors que le Mésie,
Sauveur des modernes, ne pourrait être qu’un individu inconnu, dont la
vie s’écoulerait dans l’anonymat. Un sujet qui devrait même renoncer
au renoncement lui-même, à son pathos, de sorte que le livre
wittgensteinien du monde ne donnerait aucune nouvelle sur lui. Est-il
possible, alors, que dans un quelconque lieu soit en gestation, à cet
instant précis, l’Œuvre d’Art exemplaire du monde moderne. Mais, à la
manière de cette « indécise traduction quévédienne (que je ne pense
pas donner à l’impression) de l’ « Urn Burial » de Browne »1 avec
lequel Borges conclut son « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », une telle
œuvre devrait être destinée à ne jamais être vue (pas plus par son
auteur : il est aveugle !).
J’en reviens à la Salle Matta au milieu de ces réflexions. Nous
sommes un dimanche matin d’été, et je suis seul dans l’endroit, au
milieu des lumières de néon et des leviers. Pour un instant, c’est
comme si Quelque chose, une Absence ? s’adressait à moi avec ses
mots muets. Mais, immédiatement, entre en scène le Doute : l’ai-je
senti, ou ai-je seulement cru l’avoir senti ? L’ai-je cru ou ai-je
seulement cru l’avoir cru ?
L’assassinat a-t-il eu lieu ? Ou une pierre est-elle seulement
tombée ?

1 Jorge Luis BORGES, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », in Fictions, op. cit., p. 31.

103
VII. Esquisse d’une éthique pour immortels
« […] Si un
homme
pouvait écrire
un livre sur
l’éthique qui
fût réellement
un livre sur
l’éthique, ce
livre, comme
une explosion,
anéantirait tous
les autres
livres du
monde »1.
Ludwig Wittgenstein, Lecture on Ethics, 1929.
1. Dans son épilogue de L’ Aleph, daté à Buenos Aires du 3 mai
1949, année de la publication de ce livre, Borges caractérise le récit
« L’immortel » comme une « esquisse d’une éthique pour immortels »2.
Cet essai prétend élucider l’énigme qu’une telle phrase propose.
2. « L’immortel » peut être lu comme une parabole sur l’écriture :
sur la relation entre l’espace littéraire (Blanchot) et la figure, qui
devient problématique et évanescente, de l’auteur3. Pour l’observateur
borgésien, en effet, cet observateur de la littérature, ce lecteur que
Borges personnifie de manière exemplaire, cet espace apparaît comme
la condition de la possibilité du fait littéraire. Condition de la
possibilité qu’un tel fait : l’œuvre, située, datée, signée, se limite à
actualiser. Pour que cela arrive, la littérature doit être là, comme une
réserve, une mémoire, un inconscient dont l’œuvre se nourrit
nécessairement, en marge des intentions de l’auteur.

1 Traduction de l’anglais de Virginie Vallée.


2 Jorge Luis BORGES, « Épilogue », in L’Aleph, Gallimard, France, 1967, p. 213.
3 De fait, ainsi a été lu ce livre, de façon exemplaire par Enrique Pezzoni. Annick LOUIS
(compilatrice). Enrique Pezzoni, lector de Borges. Lecciones de Literatura 1984-1989. Ed.
Sudamericana, Buenos Aires 1999, p. 169-187.

104
L’attention mise dans l’espace littéraire, au-dessus des œuvres qui
l’actualiseraient, explique la prédilection de Borges pour la citation et
le commentaire ; sa préférence pour « des notes sur des livres
imaginaires », au-dessus du « délire laborieux et appauvrissant que de
composer de vastes livres » 1 . On y trouve aussi la base de la
déconstruction borgésienne de la figure de l’auteur, et de sa
substitution ― structuralisme avant la lettre2 ― par un jeu intertextuel
qui opère en marge de toute intentionnalité subjective et de toute
temporalité ; on y trouve, de même, de l’effacement des limites entre
les genres littéraires. Sa substitution, dirions-nous, sous la catégorie
« omni-englobante » de l’écriture, l’effacement qui s’étend même au
privilège traditionnel de la théorie par-dessus la fiction3.
La temporalité est la possibilité d’inscrire ce qui est nouveau, ce qui
fait irruption : l’événement, la singularité, à l’intérieur d’une histoire,
d’un monde ; de l’intégrer dans son horizon, en le dépouillant de son
potentiel désarticulateur. Chez Borges, en revanche, la temporalité
littéraire ― histoire de la littérature ― a été substituée par une
configuration spatiale. C’est la bibliothèque (la bibliothèque de Babel)
d’où toute la diachronie a été expulsée : « De chacun de ces hexagones
on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement »4,
nous informe le narrateur de la célèbre allégorie borgésienne, en
laissant place à une présence et une disponibilité désolatrices et
absolues (« La bibliothèque est totale »). Cette substitution ―
authentique « réfutation du temps » ― légitime l’utilisation du concept
de l’ « espace littéraire » en faisant référence à la stratégie scripturale
borgésienne. Et seulement à partir de sa consommation, seulement
alors, il sera possible de faire de la nouveauté une modalité de l’oubli,

1 Jorge Luis Borges, Fictions, Prologue, op. cit., p. 9


2 En français dans le texte.
3 « […] la métaphysique est une branche de la littérature fantastique » affirment les
métaphysiciens de Tlön (“Tlön, Uqbar, Orbis Tertius”, Fictions, op. cit., p. 20). Ainsi, ils
s’acquittent en faveur de la fiction d’une polémique millénaire, et ils font partie d’une conception
que Borges propose dans les essais et les épilogues. « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », fable d’un
monde envahi par une encyclopédie, est une autre parabole de l’espace littéraire, ainsi que du
nominalisme, qui (voir ultérieurement) se trouve à sa base.
4 Jorge Luis BORGES, Fictions, « La bibliothèque de Babel », op. cit.

105
comme dans le fragment de Francis Bacon avec lequel Borges
commence « L’immortel » (« … that all novelty is but oblivion »).
La réfutation du temps, implicite dans l’idée d’espace littéraire et
concrétisée dans l’allégorie de la Bibliothèque de Babel, peut être vue
comme une projection idéale de l’atmosphère synchronique des
bibliothèques que Borges a tellement fréquentées. Atmosphère qui,
avec la « muséification » contemporaine de la culture, avec la
prolifération des supports technologiques pour la citation, le pastiche
ou le remake, échappe, conjecturons-nous, à son confinement séculaire
dans les endroits fermés. Il faudrait y ajouter l’apparition progressive
de la figure moderne de « l’homme de lettres », que Borges lui-même
discerne dans des figures comme Flaubert, Mallarmé, Valéry, et
l’invention même de la littérature comme une activité spécifique,
soustraite des esclavages vers ces vieux administrateurs de la
temporalité historique, la religion et l’état.
Rien n’empêche d’amplifier ce panorama de la réfutation de la
temporalité littéraire à la temporalité historique, en faisant entrer en jeu
le nominalisme, détermination fondamentale de la pensée borgésienne.
Pour Borges, en effet, le nominalisme constitue une sorte d’horizon de
la culture moderne impossible à surmonter. Son ubiquité est telle,
qu’elle est devenue invisible :
Le nominalisme, jadis innovation de quelques-uns,
embrasse aujourd’hui tout le monde ; sa victoire est si
vaste et si fondamentale que son nom est devenu
inutile. Personne ne se déclare nominaliste parce que
personne n’est autre chose.
écrit Borges dans « Des allégories aux romans », Enquêtes, où il fait
un suivi de la dite victoire. Nominalisme et réalisme seraient les noms
des agonistes qui se voient, à plusieurs reprises, confrontés tout au long
de l’histoire et de la philosophie, laquelle n’est pas, prévient-il, « un
vain musée de distractions et de jeux verbaux ». « […] pour le
réalisme», ajoute Borges, « la réalité première est dans les universaux,
[…] et pour le nominalisme, dans les individus »1. Et, c’est le triomphe

1 Jorge Luis BORGES, Enquêtes, « Des allégories aux romans », op. cit., p. 185.

106
de l’époque de ce dernier qui explique le passage de l’allégorie, « fable
d’abstractions », à la « fable d’individus »1, le roman, événement pour
lequel Borges propose une date idéale : ce jour de 1382, il dit :
où Geoffrey Chaucer, qui peut-être ne se croyait pas
nominaliste, voulut traduire en anglais le vers de
Boccace E con gli occulti ferri i Tradimenti (« Et les
Trahisons avec leurs fers cachés ») et le rendit ainsi :
The smyler with the knyf under the cloke (« Celui qui
sourit, avec le couteau sous la cape »).2
Que se joue-t-il dans cette dispute philosophique fondamentale ?
Notre relation avec la temporalité historique, ni rien de plus ni rien de
moins. Sous l’apparence d’une thèse ontologique (les universaux
comme éléments ultimes du réel), le réalisme postule une
correspondance essentielle entre l’être et le penser, entre le langage et
la réalité. Cela étant, les mots sont abstraits, universels : ce simple fait
suffit pour que le langage soit un dispositif de l’oubli des différences,
de l’universalisation. Il s’en suit que, pour que le langage puisse
épuiser le réel, le tissu ultime des choses devrait être constitué par des
universels : manifeste ou honteux, tout réalisme est alors un platonisme.
Le nominalisme, en revanche, voudrait maintenir ouverte la brèche
entre les mots et les choses. Pour cela, le réel lui est présenté comme le
bouillonnement d’une singularité irréductible, d’une complexité infinie,
que l’universalité du langage ne pourrait jamais appréhender.
La dialectique de la « fables des individus », le roman inauguré par
le geste insignifiant de Chaucer, pourrait illustrer cette impossibilité.
Dans un premier temps, en effet, le roman se propose en tant
qu’inscription de la réalité individuelle dans le milieu du langage. Dans
la mesure où il y arrive, il devient un « roman réaliste » : fable
d’individus universalisés (notez l’oxymoron, qui anticipe le
dénouement) dans la terminologie borgésienne. Mais ce triomphe est, à
la fois, son échec : les individus qu’elle a intégrés à l’horizon du
langage ne sont déjà plus des individus, mais des abstractions. Ainsi,

1 Ibid., p. 186.
2 Idem.

107
les pouvoirs du langage doivent être mesurés, toujours de façon inégale,
avec une réalité glissante : comme dans les paraboles éléatiques qui ont
tant intéressées Borges, chaque fois que ces pouvoirs paraissent avoir
atteint leur but, le but s’est déplacé et les attend dans un au-delà. Et il
s’agit là d’un but transcendant, mais dont la transcendance n’est plus la
transcendance « blanche », commensurable avec le mot et, par
conséquent, consolatrice, du réalisme, mais d’une transcendance
opaque, devant laquelle le mot ne pourrait qu’échouer.
Bouvard et Pécuchet, « l’homme qui forgea le roman réaliste avec
Madame Bovary fut aussi le premier à le faire éclater »1, dit Borges en
faisant référence à son auteur ; Lord Chandos de Von Hoffsmannsthal,
à qui « tout se décomposait en fragments »2 et qui, à défaut d’une
langue parfaite (dans laquelle « les choses muettes me parlent »3), opte
pour le silence ; L’Ulysse de Joyce, « avec ses plans, ses horaires et ses
précisions, la splendide agonie d’un genre »4, (Borges nouvellement).
Voilà quelques étapes de cet échec, dont la consommation relate de
façon fictive Borges lui-même dans « Funes ou la mémoire ». Celle-ci,
comme nous le savons, est l’histoire d’un ouvrier agricole, un certain
Ireneo Funes, qui a perdu la capacité d’oublier à cause d’un accident,
il gît immobilisé dans son lit de malade. Devant la singularité infinie de
l’expérience, qui lui tombe dessus comme une avalanche de déchets
(« ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordure », dira, à un
moment donné, le narrateur, lors d’une longue nuit d’insomnie), Funes
méprise et s’offense de l’universalité des mots. Il ne peut pas dormir et
il ne peut pas penser non plus en conclut le narrateur : « Penser c’est
oublier des différences, c’est généraliser, c’est abstraire», (Fictions)5,

1 Jorge Luis BORGES, Discussion, in « Défense de Bouvard et Pécuchet », op. cit., p. 143.
2 Hugo VON HOFMANNSTHAL, Lettres de Lord Chandos et autres essais, Gallimard, France,
1980, p. 80.
3 Ibid., p. 87.
4 Jorge Luis BORGES, Discussion, in « Défense de Bouvard et Pécuchet », op. cit., p. 143.
5 Le poème « L’insomnie » (L’autre, le même) parle également de l’insomnie, de l’incapacité
d’oublier, des déchets, « rebuts de Buenos Aires », de l’immortalité « Je crois ce soir à la terrible
immortalité », Jorge Luis BORGES, Œuvre Poétique 1925-1965, Gallimard, France, 1970, 85-86.
On pourrait faire un parallèle avec la conception du rêve chez Blanchot (dans « Le Dehors, la
Nuit », texte inclut dans L’espace littéraire) ; également avec l’expérience fondamentale que

108
« Funes ou la mémoire » (miniature borgésienne de l’Ulysse de Joyce1,
pourquoi pas aussi de Bouvard et Pécuchet ?) serait, depuis cette
perspective, la station finale du parcours initié par Chaucer : la
parabole d’un nominalisme malheureux, qui expérimente l’universalité
du langage comme un éloignement du réel, comme un exil.
Mais, qui a raison ? Sont-ils ou non correspondants l’être et le
penser ? Question indicible, dans la mesure où on aurait besoin d’un
penser du penser, auquel on poserait la même question. Question
inéluctable, cependant, dans laquelle se joue l’être historique et ses
limites. En effet, dans l’expérience immédiate, « être » et « penser » ne
sont pas équivalents. « Ce qui est réel est rationnel et ce qui est
rationnel est réel », a pu proclamer Hegel, mais rien dans l’expérience
quotidienne ne s’en porte garant (pour cela il manque la philosophie).
Dans la brève et souvent douloureuse vie humaine, en effet, il est très
rare que les comptes moraux tombent justes, comme l’exigerait la
raison ; le bien est rarement récompensé, le mal rarement puni. Pour
que cela arrive, une prolongation est nécessaire. Cette prolongation est
l’histoire. L’histoire est toujours une histoire sacrée : soit ouvertement,
comme l’histoire orientée vers le salut, ou de manière cachée, comme
l’histoire sécularisée du progrès. L’histoire est le dispositif
thérapeutique qui légitime la souffrance, et qui, en tant que temporalité
qui va au-delà de la durée de vie individuelle, rend possible la vie
politique. L’histoire a été la technologie politique suprême, à travers
laquelle les hommes de pouvoir, les « athlètes de l’État » qui sont
obsédés par les « grandes choses »2, se sont arrangés pour articuler de
grandes masses d’énergie humaine autour de leurs mégaprojets.
Pour le réalisme, l’univers est un livre écrit en caractères lisibles
pour l’être humain. Pas pour tous les êtres humains, certainement, mais
seulement pour les élus à qui on a donné la clé qui permet de le lire et

Lévinas (Le temps et l’autre) caractérise comme l’expérience de « il y a » [en français dans le
texte] (du « il y a » anonyme).
1 En fait, dans un texte du 1941 (un obituaire de Joyce de Joyce, qui était mort le 13
janvier 1941), Borges annonce son « Funes el memorioso » (mais comme un texte, dit
il « que je n’ai écrit ni écrirai jamais »), et fait de Funes, dont il qualifie de « monstre »
le lecteur idéal de d’un tel roman « indéchiffrable et chaotique » : l’Ulysse.
2 Peter SLOTERDIJK, Dans le même bateau, Rivages Poche, France, 2003, p. 39-40.

109
de le traduire en normes éthico-politiques, qui disent à leurs semblables
comment vivre pour atteindre le salut. Le réalisme est le facteur
fondamental de la légitimation des pouvoirs historiques. Le
nominalisme, en revanche, dont le temps est fait d’instants
synchroniques et spatialisés, est hostile à l’histoire et aux pouvoirs
qu’elle y investit. Installé dans la brèche entre l’être et le penser ―
cette blessure toujours ouverte et saignante ―, elle tente d’extraire, de
cette distance, les énergies symboliques pour juger l’histoire comme un
bloc, en récusant toute identité entre éthique et politique.
La réfutation nominaliste de la temporalité historique se trouve à la
base de l’Ère Moderne, depuis que la Réforme a lancé à l’espace
publique le nominalisme élaboré dans les couvents du Haut Moyen
Âge. L’idée nominaliste d’un Dieu, dont les desseins, en vertu de sa
propre divinité, doivent être impénétrables pour la raison humaine ―
adoptée par Luther et Calvin ― sape radicalement les fondements du
pouvoir terrestre de l’Église. Les traits si centraux de la Modernité
dérivent de là comme de la primatie de la conscience individuelle,
devenue l’unique point de contact entre l’être humain et une
transcendance incertaine, ainsi que la légitimation et le développement
ultérieur de formes systématiques, avaloriques et, par conséquent,
ahistoriques (ils ne s’ajoutent ni se soustraient à l’addition du salut) de
l’action, pouvoir et articulation sociale, comme le sont la technoscience
et le marché. Pour le meilleur et pour le pire, et bien que, pour un long
moment encore, la conscience moderne doit être divisée entre l’histoire
et l’espace, la temporalité de l’histoire a été sapée à sa base, réfutée.
« And yet, and yet … »1 En concluant sa « Nouvelle réfutation du
temps », Borges ― « Borges » ―, dédoublé en lecteur de son propre
texte, dénonce la vanité de cette entreprise : « Nier la succession
temporelle, nier le moi, nier l’univers astronomique »2, sont, pense-t-il,
« en secret, des consolations » devant un destin « irréversible, parce
qu’il est de fer », qui a pour habitude de se concrétiser dans des figures
brusques, comme le fleuve, le tigre ou le feu. « Le temps est la

1 Jorge Luis BORGES, « Nouvelle réfutation du temps », in Enquêtes, op. cit., p. 225.
2 Idem.

110
substance dont je suis fait »1, dit-il également. Et il conclut : « Pour
notre malheur, le monde est réel, et moi, pour mon malheur, je suis
Borges » 2 . Mais attention : seulement devant une conscience
nominaliste, soustraite à l’histoire, jetée dans un espace sans
consolation ni salut, le réel peut apparaître comme ce destin ferré. Le
remède, la consolation secrète, coïncide ici avec la maladie elle-même3.
Cependant, ce qui est nouveau, ce qui est réel, en excédant toute
anticipation, toute possibilité, n’a pas été annulé. Au contraire,
maintenant, il devient présent comme une altérité radicale, comme une
extériorité réfractaire à toute inscription dans un horizon temporel ; en
tant qu’« évènement méssiaque » (Benjamin), catastrophe désirée et
crainte (ainsi la mort, dans l’œuvre borgésienne) des traditions
mystiques qui, nous conjecturons en nous appuyant en partie sur
Borges lui-même, travaillent de façon souterraine la conscience de la
Modernité4.
3. « L’immortel » est présenté comme la relation d’un manuscrit
trouvé dans une édition de l’Iliade de Pope acquise en 1912 par la
princesse de Lucinge d’un certain Joseph Cartaphilius, antiquaire
mystérieux d’Esmirna mort peu après. Le manuscrit raconte l’histoire
de Flaminio Rufo, tribun romain stationné en face de la Mer Rouge qui,
déçu d’avoir réussi à « peine à entrevoir le visage de Mars »5, se lance
à la recherche d’un fleuve, dont les eaux octroient l’immortalité et dont

1 Idem.
2 Idem.
3 Tautologie de la culture : toutes les cultures se légitiment en offrant des solutions à des
problèmes qu’elles ont elles-mêmes inventés (et elles échouent avec eux). La distance entre le
problème et la solution constitue l’espace où la tâche s’installe ; l’échec est l’évidence que la
tâche était impossible.
4 En ce sens, il devrait être possible et fructifère d’approcher les regards saturniens,
mélancoliques, mystiques, de Benjamin et Adorno à ceux de Borges.
Un inventaire des figures borgésiennes de l’extériorité ― du Réel, en marge de toute inscription
symbolique ― devrait inclure aussi le couteau (l’épée), et le Sud (l’expérience sud-américaine
telle qu’elle apparaît dans le récit « Le Sud » (Artifices, 1944) ou dans le « Poème conjectural »
(L’autre, le même) : « J’ai trouvé mon destin, mon destin d’Amérique », pense le Colonel
Francisco Laprida pendant qu’il attend la mort ― « Et l’intime couteau dans le pli de la gorge »
― au milieu de « la ténèbre latérale des marécages »., Jorge Luis Borges, Œuvre Poétique 1925-
1965, op. cit., p. 95-96.
5 Jorge Luis BORGES, « L’immortel », in L’Aleph, op. cit., p. 15.

111
il a eu connaissance par un cavalier agonisant. Après avoir traversé des
territoires inhospitaliers, Flaminio Rufo se trouve, blessé et épuisé, sur
le versant d’une montagne habitée par des troglodytes, qui y vivent une
existence sous-humaine, presque minérale. Depuis ce versant, de
l’autre côté d’un ruisseau impur, on remarque une cité fabuleuse, que
Flaminio Rufo identifie comme la Cité des Immortels. La cité,
cependant, est déserte, et son architecture est monstrueuse. Flaminio
Rufo, déçu par sa recherche, assimile sa vie monotone et élémentaire à
celle des troglodytes, avec lesquels, particulièrement avec l’un d’eux,
qu’il a appelé « Argos », en souvenir du chien d’Ulysse, il tente en vain
d’entamer la communication. Jusqu’à ce que, après une pluie inespérée
sur le désert, la vérité lui est révélée. Les troglodytes sont les immortels,
et leur condition misérable est le résultat de l’indifférence inhérente à
l’éternité. Le ruisseau à côté duquel ils habitent est le fleuve désiré ; la
cité monstrueuse a été construite par eux comme un monument en
hommage au chaos. « Argos » se révèle être Homère ; plus de mil cent
années se sont écoulées depuis qu’il a écrit l’œuvre qui, avec Flaminio
Rufo, est venue à sa rencontre. Finalement, les immortels
abandonneront leur indolence, en allant à la recherche d’un fleuve
qui, ils conjecturent, doit leur restituer la mortalité. À Flaminio Rufo,
déjà dédoublé en l’homme de lettres 1 Joseph Cartaphilus, lui sera
donné cette trouvaille. Le manuscrit qui raconte ces faits est rédigé, il
est possible d’en conclure, peu avant sa mort.
La relation de ces événements surprenants terminée, nous sommes
témoins d’un nouveau dédoublement : le narrateur in fabula Joseph
Cartaphilus, redoublé maintenant en lecteur avisé de son propre texte,
nous communique une information, s’il est possible, encore plus
surprenante : « L’histoire que j’ai racontée paraît irréelle parce qu’en
elle s’entrelacent les événements arrivés à deux individus distincts »2,
dit-il. Le deuxième homme serait Homère, dont les habitudes littéraires
se devineraient sous la superficie originelle du texte. Un nouveau
commentaire, cette fois-ci en charge du narrateur principal de l’histoire

1 En français dans le texte.


2 Jorge Luis BORGES, « L’immortel », in L’Aleph, op. cit., p. 34.

112
(« Borges ») vient compléter cette information. Ce commentaire
résume, à la fois, un commentaire du manuscrit de Cartaphilus, œuvre
de « la plume très obstinée du docteur Nahum Cordovero »1. Dans
celui-ci, « intitulé bibliquement A coat of many colours »2, Cordovero,
de façon érudite, multiplie les citations qui trameraient le texte de
Cartaphilus : il voit en lui un centon, un patchwork de références qui
vont de Pline jusqu’à Bernard Shaw3. Finalement, il donne son avis sur
le fait que le document serait apocryphe. « Borges » de son côté, sans
repousser l’érudition de Cordovero, nie sa conclusion. Il le fait avec ces
mots suggestifs, avec lesquels la narration se conclut : « Quand
s’approche la fin, il ne reste plus d’images du souvenir ; il ne reste plus
que des mots. Ils n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui
une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de
l’homme qui m’accompagna tant de siècles »4.
Ces « mots empruntés à d’autres » 5 constituent précisément
l’inconscient, l’espace littéraire qui depuis l’ombre a travaillé le texte
de Cartaphilus, jusqu’au point de rendre son autorité diffuse, anonyme.
« J’ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt,
je serai tout le monde : je serai mort »6, a également dit Cartaphilus, en
anticipant sa mort. L’originalité, la nouveauté de l’écriture de
Cartaphilus, de toute l’écriture, n’est donc qu’une apparence, un oubli
que la fin proche dissipe. L’espace littéraire, comme le langage sur
lequel il est monté, efface les différences qui constituent l’individualité

1 Jorge Luis BORGES, « Post-scriptum de 1950 », in L’Aleph, op. cit., p. 37.


2 Idem.
3 A coat of many colours est, selon la King James Version, le vêtement que Jacob a confectionné
pour son fils Joseph en signe d’affection (Genèse, 37, 3). Le nom « Nahum Cordovero » est
évidemment sefardi. Moïse Cordovero a été, en effet, un cabaliste, un mystique juif de la diaspora
de Safed, au XVIe siècle. Nahum ― observe Pezzoni ― signifie « consolation ». La consolation
est-elle apportée par un sauvetage illusoire de la figure de l’auteur ― dégradée, oui, en une
multiplicité d’auteurs ― depuis les eaux profondes de l’espace littéraire ? D’un autre côté, qui
inaugure la tradition de lire la Bible comme si c’était un centon ? Derrière l’érudit et tenace
Nahum Cordovero se déssine peut-être la figure de Baruch Spinoza ; « Libre, écartant les voiles /
De l’allusive image et du mythe », Jorge Luis BORGES, Œuvre Poétique 1925-1965, op. cit.,
« Spinoza », in « L’autre, le même », p. 191.
4 Jorge Luis BORGES, « L’immortel », in L’Aleph, op. cit., p. 36.
5 Ibid., p. 38.
6 Ibid., p. 36.

113
illusoire, et installe l’homme de lettres dans une éternité qui n’est pas
plénitude, mais indifférence. La mort joue ici un rôle polyvalent. D’un
côté, son caractère inexorable, réfractaire à toute dissolution au sein du
langage ― à toute réfutation : and yet, and yet… ― détermine que,
pour le sujet qui a déjà fait l’expérience de l’immortalité, du mot, de
l’écriture, la mort est l’événement unique de sa différence. Pour cela ―
il s’agit d’une constance chez Borges ― seulement le sujet peut se
reconnaître lui-même et exister pleinement, dans la fugace imminence
de la mort. « La mort », observe Cartaphilus,
(ou son allusion) rend les hommes précieux et
pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de
fantômes ; chaque acte qu’ils accomplissent peut être
le dernier ; aucun visage qui ne soit à l’instant de se
dissiper comme un visage de songe. Tous, chez les
mortels, a la valeur de l’irrécupérable et l’aléatoire.1
Particulière reconnaissance, car elle consiste en une négation. La
mort est l’instant où cette subjectivité fugace se sait illusoire ; dans
lequel, cependant, et en vertu du savoir lui-même, elle paraît accéder à
une réalité irréfutable. L’existence, à la fois, ne serait que
repoussement, résistance devant la succion de la mer primordiale du
mot. Une théorie de la subjectivité moderne pourrait être initiée ici.
L’idée moderne du sujet, en effet, a comme noyau la notion
d’autonomie (Kant) : le sujet est cet espace soustrait de toute
législation hétéronome, de toute détermination qui ne provient pas de
sa propre raison. Cependant, tout dans la modernité proclame
l’hétéronomie ; le sujet sera dissout, de façon successive, dans la
législation causale de la physique (le mécanisme de racine

1 Ibid., p. 32. Ce sentiment est également articulé dans de nombreux poèmes. « Éloge de
l’ombre » s’achève avec les vers suivants : « J’arrive à mon centre, / à mon algèbre et à ma clef, /
à mon miroir. Bientôt je saurai qui je suis », (Jorge Luis BORGES, L’or des tigres, Gallimard,
France, 1976, p. 154. Dans l’épilogue de L’auteur (1960) on peut lire : « Un homme fait le projet
de dessiner le Monde. Les années passent : il peuple une surface d’images de provinces, de
royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments,
d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes
n’est rien d’autre que son portrait », Jorge Luis BORGES, L’auteur et autres textes, op. cit., p.
215. Cette idée est répétée, avec des mots similaires, dans le poème « La somme », Les conjurés.

114
newtonienne), dans la législation économique (Marx), dans l’esclavage,
la surveillance et la punition (Nietzsche, Foucault), dans les pulsions de
l’inconscient (Freud) et ― last but not least ― dans le langage (« Le
langage parle », Heidegger). Le sujet est celui qui dit « je n’existe
pas » ; qui en le disant, en affirmant à plusieurs reprises sa qualité d’
« homme sans qualités » (Musil), son naufrage, il se soustrait, de façon
fugace et paradoxale, à toute détermination et conquiert fugacement
son autonomie. Le sacrifice est cette stratégie d’affirmation par
l’annihilation, toujours au bord de l’abîme. La subjectivité moderne
aurait une structure sacrificielle ― « je pense, donc je ne suis pas, donc
je suis … » ― sorte de forme déployée, conjecturons-nous, de
l’expérience du cogito cartésien et de sa vérité.
Impossible de ne pas voir, d’un autre côté, dans ce lecteur au bord
de l’abîme, capable de discerner dans tout le texte la récurrence d’une
tradition, la transposition littéraire de Borges lui-même ; lecteur
mémoriel qui, dans « L’immortel » et dans d’autres récits, aurait fabulé
le mythe fondateur de sa propre littérature. Le mythe est un discours
performatif, qui permet de sauter de l’être au devoir être ; de la
constatation que quelque chose est le cas, à l’éthique ; et qui, de façon
conséquente, investit à celui qui l’énonce d’une légitimité
transvalorisante, normative1. De cette façon, Borges, à travers ce mythe
fondateur, paraît nous proposer son écriture comme un modèle
normatif : comme cette éthique pour les immortels ou les hommes de
lettres, émanation de l’œuvre borgésienne et à la fois son
investissement, dont nous ignorons encore le contenu. Mais qu’est-ce
qui rendrait possible le fait de juger cette artisticité, le caractère plus ou
moins réussi des œuvres littéraires. Ce caractère normatif rendrait
compte, en plus, du lieu hégémonique de la pratique littéraire associée

1 « Transvalorisation » est la traduction littérale de la « Umwertung » nietzschéenne. Nous


pouvons noter la paradoxale stratégie tranvalorisante de Borges, en vertu de laquelle le sujet de
l’écriture s’efface initialement (« Si les pages de ce livre se permettent quelques vers bien venu,
que le lecteur me pardonne la discourtoisie de l’avoir usurpé moi-même par anticipation »,
écrivait déjà Borges en 1923, dans « À qui lirait », la dédicace de Ferveur de Buenos Aires). Mais,
par la suite, cette effacement lui confère un statut oraculaire : la littérature parlerait par son
intermédiaire, rien de plus, rien de moins.

115
au nom de Borges dans la culture globale de la mémoire 1 de la
deuxième moitié du XXe siècle.
4. L’inconscient littéraire que trame depuis l’ombre le manuscrit de
Joseph Cartaphilus a ― celle-ci serait une des idées centrales de
« L’immortel » ― un nom : Homère. Homère, de qui, comme de
Shakespeare, de façon opportune, nous ne savons rien ou presque rien2.
Homère, dont la circonstance privative consiste, Borges l’a dit, dans la
« difficulté catégorique de savoir ce qui appartient au poète et ce qui
appartient à la langue »3 ; nom vide, alors, à travers lequel le langage et
la tradition littéraire de l’Occident parleraient sans interférences. Une
telle tradition, représentée dans ses textes paradigmatiques constituerait
l’authentique Écriture, à laquelle la culture de l’Occident devrait
revenir de façon inexorable ; sorte de capital symbolique, de dimension
finie : « Les histoires sont quatre. Pendant le temps qui nous reste nous
continuerons à les raconter, transformées », dit Borges dans « Les
quatre cycles », « l’or du tigre »)4 ― sur le compte duquel les écritures
singulières, empiriques, inévitablement devront tournoyer.
Mais, est-il possible de comptabiliser le nominalisme, pour lequel
ce qui est primordiale, comme nous le savons, sont les individus et les
œuvres individuelles, avec l’idée de l’espace littéraire, dans lequel
précisément toute autorité individuelle est dissolue ? Et même, est-il
possible une éthique nominaliste, une esthétique ― pour le cas, cela
n’importe pas ― qui va au-delà de la convention, des bonnes manières,

1 Andreas HUYSSEN, « La cultura de la memoria : medios, política, amnesia », Revista de crítica


cultura n° 18, Santiago de Chile, Juin 1999.
2 « Il n’y avait personne en lui ; derrière son visage (qui, même d’après les mauvaises peintures de
l’époque, ne ressemble à aucun autre) et derrière ses discours, qui furent nombreux, fantastiques et
agités, il n’y avait qu’un peu de froid, un rêve que personne ne rêvait ». Ainsi est Shakespeare,
dans « Everything and nothing », L’auteur et autres textes, à qui Dieu adresse les mots suivants :
« Moi non plus, je ne suis pas ; j’ai rêvé le monde comme tu as rêvé ton œuvre, William
Shakespeare, et parmi les apparences de mon rêve, il y a toi qui, comme moi, est multiple et,
comme moi, personne », Jorge Luis BORGES, L’autre et autres textes, Gallimard, Paris, 1982, p.
91-92.
3 Jorge Luis BORGES, Discussion, « Les traductions d’Homère », op. cit., p. 97.
4Jorge Luis BORGES, L’or du tigre, op. cit., p. 203.

116
des mœurs ou de la simple indifférence ?1 Il est temps d’aborder ces
questions, qui depuis le début, rôdent dans ce texte.
5. L’espace littéraire, nous l’avons dit, est la condition de la
possibilité des écritures empiriques. Ce caractère, appelé
« transcendantal » dans la langue philosophique, le définit. Cela étant,
l’idée de possibilité constitue, précisément, le point d’appui auquel à
recours Kant pour tenter de transférer le contenu normatif de la vieille
métaphysique à la culture nominaliste de la Modernité, en fondant le
projet d’une Modernité qui n’est pas en manque de contenu éthique. La
possibilité, en effet, est une sorte de fantasme, une aura métaphysique
adhérée aux phénomènes 2 . Un fantasme doté, cependant, d’une
consistance ontologique de laquelle les phénomènes, dans leur
contingence, sont dépourvus. L’observation des phénomènes, en effet,
permet seulement de conclure des régularités statistiques, qui
s’expriment dans des énoncés généraux. L’espace qui les rend
possibles, en revanche, donne lieu à des énoncés universels, nécessaires.
Mais un énoncé universel transcende la simple expérience empirique,
de même qu’un observateur également empirique pourrait le constater :
même au niveau des phénomènes physiques, exprime un « devoir être »,
une norme à laquelle les faits, observés ou non (mais attention :
observables !), doivent nécessairement s’ajuster.
L’intérêt de Kant pour la science de Newton et Galilée, exprimée
dans sa consigne « dans la voie sûre de la science», acquiert tout son
sens dans le contexte de son audacieuse entreprise philosophique : la
recherche de quelque vestige de normativité, un point d’appui qui
permet d’installer une éthique dans l’horizon de la modernité. La
science moderne constitue une sorte d’avancée de l’empirisme de la
modernité. Cependant, elle revendique le droit de parler des
phénomènes en termes d’énoncés universaux et nécessaires, de sorte

1 Les moeurs sont l’explication empiriste pour toute forme d’universalité. Et seulement
l’indifférence est expérimentée par les immortels face à la douleur. Ainsi aussi, les habitants de la
Bibliothèque de Babel n’expérimentent que l’indifférence devant la destruction d’un quelconque
volume singulier, étant donné qu’on le retrouvera répété, avec d’imperceptibles variations, un
nombre indéfini de fois.
2 « La possibilité du mouvement doit être comme l’ombre du mouvement », Ludwig
WITTGENSTEIN, Recherches Philosophiques, op. cit.,§ 194.

117
que les lois de Newton seraient aussi valides sur la planète Terre que
sur les galaxies les plus retirées. Comment, se demande Kant, est-il
possible que des énoncés (jugements) parlent d’expérience, et qui,
cependant, s’arrangent pour être universaux ? Comment est-il possible
qu’il y ait des énoncés universaux qui, cependant, ne sont pas
dépourvus de contenu empirique, qui ne sont pas vides comme ceux de
la logique formelle ? Dans la question se trouve la réponse. La
possibilité, qui anticipe la réalité phénoménique, est la clé de
l’universalité. L’idée de possibilité apporte à la métaphysique
minimale —grade zéro de la métaphysique— qui requiert le pas de
l’être empirique à la norme, dans des conditions modernes. Cela étant :
la même chose se passe (elle ne peut que se passer) avec la borgésienne
« éthique pour immortels ». De là que « l’esquisse » d’une telle éthique
nous soit donnée dans un texte qui fonde, de façon mythique, l’idée de
l’espace littéraire, condition de la possibilité des phénomènes littéraires,
des œuvres littéraires singulières.
La possibilité ― telle en est sa prétention ― anticipe, préfigure
l’expérience qui se trouverait tramée par elle. Ou plutôt, à travers le
concept de possibilité, une certaine expérience phénoménique ou
littéraire, historique et culturellement située, est investie, de façon
imaginaire, en norme. Dans le produit, pas plus de l’incertaine histoire
humaine, mais d’un dessein écrit dans le ciel des essences. Il n’est pas
rare alors que les pouvoirs corrosifs de la raison humaine ― les
différentes « herméneutiques du doute »1 ― se soient lancés contre les
déchets métaphysiques présents dans la pensée transcendantale, en
faisant de son histoire profane, sa généalogie : en la reconduisant au
complexe de circonstances et d’expériences contingentes qui
constitueraient son humaine, trop humaine origine. Cependant,
l’exercice critique de la raison lui-même suppose à la fois une norme :
un plus2 de signification à partir duquel, comme l’exige en plus le
nominalisme diffus de la modernité, l’histoire peut être observée et
jugée. Mais, de cette manière, à un niveau supérieur de la spirale de la

1 L’expression est de Paul Ricœur, en référence à la pensée de Marx, Nietzsche et Freud.


2 En français dans le texte.

118
pensée critique, la possibilité et la norme se rendent, de façon peu
commode, présentes. Finalement, l’idée de possibilité ― il en est ainsi,
par exemple, dans Minima moralia, la « science mélancolique »
d’Adorno ― est réduite à un point virtuel. À une impossible mais
indispensable « perspective de la rédemption », une sorte d’hypostase
spatiale et visuelle d’une interrogation interminable1.
Cela étant, l’espace littéraire, transposition au domaine de la
littérature de cette métaphysique minime que toute éthique paraît
requérir, ne peut qu’expérimenter un processus parallèle de dépuration
de contenus positifs, d’ascèse mystique. Auparavant, en effet, nous
avons assimilé cet espace à la tradition littéraire : à une Écriture, Livre
Absolu que les écritures empiriques ne pourraient que répéter2. Jusque

1 « Pour conclure », Adorno commence ainsi l’aphorisme qui ferme Minima moralia, et il
poursuit : « la seule philosophie, dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la
désespérance, serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se présenteraient du
point de vue de la rédemption. La connaissance n’a d’autre lumière que celle de la rédemption
portant sur le monde : tout le reste s’épuise dans la reconstruction et reste simple technique [...].
Cette situation », ajoute-il plus loin, « est aussi la chose totalement impossible, parce qu’elle
présuppose un point de vue éloigné ― ne serait-ce que d’un rien ― du cercle magique de
l’existence, alors que toute connaissance possible ne doit pas seulement être extorquée à ce qui est
pour devenir convaincante, mais est frappée de la même distorsion, de l’indigence qu’elle se
propose fuir ». Mais la pensée, « même sa propre impossibilité, elle doit la comprendre par amour
du possible », Theodor W. ADORNO, Minima moralia, op. cit.,, p. 333. La pensée critique de la
modernité sait, en d’autres mots, qu’il n’y a rien d’autre que ce qui est conditionnel, et que son
propre savoir ne pourrait constituer l’exception. Dorénavant, deux alternatives se présentent à lui :
1. S’installer dans un « positivisme heureux » (Foucault), pour lequel la distinction
conditionné/inconditionné et la prétention de transcender le « cercle magique de l’existence » sont
métaphysiques, en manque de sens et elles doivent être abandonnées. Il n’y a aucun moyen de
regarder derrière notre langage et nos pratiques ordinaires ; s’interroger sur le réel au-delà de cet
horizon n’a pas de sens. Il n’existe aucun creusé entre la raison et l’histoire : et cela, non pas
comme le résultat d’un drame dialectique à la Hegel, mais parce qu’il ne pourrait en être d’une
autre manière. Le constructivisme, la « ordinary language philosophy », sont des exposants
paradigmatiques de cette position.
2. Persister à « assumer la responsabilité face à la désespérance ». La spirale mystique adornienne
est alors inéluctable. De façon suggestive, celui-ci est également le chemin des penseurs aussi peu
ressemblants comme le sont Bataille ou le Wittgenstein du Tractatus. « Sens » et « carence de
sens » (sinloss) se trouvent là, cependant, dans une relation dialectique. Ce qui est en carence de
sens, en effet, ce n’est pas ce qui est simplement « sans sens » (unsinnig) : c’est, plutôt, l’autre du
sens, et sa condition de possibilité (Tractatus Logico-Philosophicus, §§ 4.461-4.4611).
2 Un Livre Absolu, dit Borges dans l’un de ces nombreux passages qu’il dédit à une si fantastique
idée, serait « un livre des livres qui renferme tous les autres à la façon d’un archétype
platonicien », « Note sur Walt Whitman ». Il fait ensuite un inventaire de ce qui « ont alimenté

119
là, il était possible de comprendre ― les noms d’Homère et de
Shakespeare, l’idée des quatre histoires récurrentes paraissent indiquer
qu’il en est ainsi ― qu’une telle Écriture oui pourrait être dotée d’un
contenu positif. Elle pourrait constituer une sorte de canon littéraire,
comme celui proposé par Harold Bloom dans Le canon Occidental ; un
canon dans lequel, l’« angoisse des influences » interposées, toute
bonne littérature devrait y faire référence (Bloom 1975 ; 1995)1. Mais,
qu’est-ce qu’une Écriture, un Livre Absolu ? Quelle est la relation,
entre elle et les écritures, qui la répète, qui l’interprète ?
Un Livre Absolu peut être compris, en principe, comme la source
d’une autorité, autorité religieuse, politique, culturelle, également
absolue, qui est légitimée en faisant appel à son contenu positif ; c’est
ainsi que les institutions religieuses des grandes religions monothéistes
ont tendu à lire le Livre qui contiendrait leur Révélation. Cependant,
cette interprétation est fragile ; tôt ou tard le prétendu contenu positif
doit être la proie d’un quelconque Docteur Nahum Cordovero ; d’un
critique culturel, prémuni d’un arsenal d’instruments de l’histoire et
des sciences du langage, qui n’aura pas de difficulté à interpréter le
Livre comme un centon, un amalgame de textes dont le caractère
supposé sacré ne serait rien d’autre que la sacralisation d’une volonté
de puissance.

cette ambition », depuis Apollonios de Rhodes jusqu’à Joyce, Eliot et Pound, en passant par
Donne, Milton, Góngora, Mallarmé (« tout aboutit à un livre ») et Yeats. Il nous faudrait ajouter à
cette liste le nom de Borges lui-même, qui plus d’une fois fait un clin d’oeil de complicité à une si
illustre galerie d’ambitieux. Un Livre Absolu, en effet, est un livre dans lequel se trouvent
préfigurées toutes ses lectures et interprétations « possibles » et qui, par conséquence, se
commente lui-même. De la même manière, certains récits de Borges (« L’immortel », « Tlön,
Uqbar, Orbis Tertius », entre autres) incluent ses commentaires en postdatas qui, littéralement,
sont des « postdatas », c’est-à-dire, datées de façon postérieure à la date de publication. De cette
façon, le commentaire borgésien s’installe dans une sorte de présent intemporel duquel nous, ses
lecteurs, avec nos lectures et interprétations, faisons partie. La fiction borgésienne aspire à
préfigurer à ses lecteurs, de la même façon que quelque texte de Whitman (« Salut au monde », 3)
postule, selon les annotations de Borges lui-même, l’immortalité du poète en ayant recours au fait
de se confondre avec « chaque futur lecteur » et de dialoguer dans le poème avec l’autre, avec
Whitman (« Qu’entends-tu, Walt Whitman ? »). La lecture borgésienne de Whitman (« L’autre
Whitman » ; « Note sur Walt Whitman », Discussion, 1932, tend, nouvellement, vers l’idée
d’espace littéraire.
1 The Western Canon. The book and school of the ages, Riverhead Books, 1995 ; The anxiety of
influence, Oxford University Press, 1973.

120
Autorité religieuse et critique coïncide ainsi en donnant au Livre un
contenu positif, et qui diffèrent seulement dans la question de son
origine. Certaines interprétations mystiques, en revanche, nient que
l’absolu puisse s’associer à aucun contenu positif. Chez elles, l’Écriture
est rétractée à un point virtuel, un pré-texte, en manque de contenu
positif, à partir duquel se déchaîne une interprétation infinie. Dans la
mystique juive, riche en réflexions sur la relation entre l’absolu et
l’Écriture ― l’absolu comme Écriture ― cette tendance s’exprime de
manière extrêmement plastique et concentrée. Il s’agit ici d’une
relation entre la Révélation, ou « Torah écrite », et la « Torah orale »,
la collection profuse de commentaires et de commentaires des
commentaires, auxquels la première aurait donné lieu. Cela étant, selon
l’image audacieuse proposée par le mystique hassidique du XIXe siècle,
Rabbi Mendel Torum de Rymanow, la « Torah écrite » ce qu’il y aurait
effectivement de mot divin, absolu, dans les textes considérés sacrés, se
réduirait à la lettre aleph, début du mot hébreu « moi » (anoji), avec
laquelle Adonai commence son allocution à Moïse au Sinaï. Tout le
reste serait une écriture humaine, Torah orale. Mais aleph est une lettre
muette : l’ouverture seule de la glotte avant de commencer à vocaliser ;
un pré-texte alors, vide mais indispensable, qui projette vers l’avant
une culture de la lecture, de l’interprétation1.
Dans ce versant mystique, il est possible de reconnaître l’esprit anti-
autoritaire, et par conséquent nominaliste, de la Modernité. En effet,
pour maintenir la tension éthique associée à la transcendance, tout en
évitant qu’elle joue du côté du pouvoir, il est nécessaire que le nom
véritable de la divinité soit « Néant » et que son mot, l’Écriture, se
contracte en une lettre muette. Cela étant, de la même manière, seule la
référence indispensable à un pré-texte vidé de son contenu pourrait se
constituer, à l’intérieur d’une culture nominaliste, en un impératif
catégorique d’une « éthique pour immortels », en critère de l’artisticité
des œuvres littéraires. Mais la référence vidée de référent n’est qu’un
pur acte de référence ; une interrogation, lancée dans le vide, autour de

1 Gershom SCHOLEM, La Kabbale et sa symbolique, Petite Bibliothèque Payot, France, 1975, p.


33-34.

121
l’artisticité de l'œuvre elle-même. Littéraires, éthiques, artistiques,
extra-ordinaires, seraient alors ces œuvres (et seulement celles-là) qui
sont thématisées par elles-mêmes, et qui incluent dans leur intrigue
l’interrogation obsessive pour la littérature et pour sa propre artisticité
littéraire. Des œuvres tournées de façon autoréférentielle vers elles-
mêmes, dont le prototype est l'œuvre borgésienne elle-même ; qui, de
façon interminable, tentent de se rattraper elles-mêmes, qui, de façon
interminable, trament la théorie de sa propre pratique littéraire.
6. D’un autre côté, avec l’autoréférence, s’accomplit, de manière
paradoxale, la vocation du réalisme de la littérature. Réalisme, mais
non pas d’une réalité appréhendée et à la fois construite dans le langage,
mais du Réel comme objet de répulsion et de désir, au-delà de toute
inscription. Le lieu classique de la littérature borgésienne, dans lequel
cette question est développée, est l’essai « Magies partielles du
Quichotte », inclut dans Enquêtes (1952). Borges y révise une série
d’occurrence d’une procédure littéraire qui, à partir d’un texte d’André
Gide, a l’habitude d’être intitulé avec un terme emprunté de
l’Héraldique : la mise en abyme1, en vertu de laquelle l’œuvre, engin
symbolique appartenant au monde de l’auteur et du lecteur, fait
irruption à l’intérieur de lui-même, dans le plan idéal de la fiction. Le
Quichotte, dont les personnages, de façon surprenante, sont les lecteurs
du Quichotte et connaissent son auteur ; Hamlet, dont l’intrigue inclut
une sorte de miniature de la pièce elle-même ; la nuit 602 des Mille et
une nuits, dans laquelle Shéhérazade commence un récit qui est
assimilé, de façon alarmante, au texte qui la contient en tant que
personnage, ceux-ci sont des exemples de ce recours, dont l’effet est
une régression à l’infini : « Que la reine continue » dit Borges sur
Schérérazade, « et le roi immobile entendra pour toujours l’histoire
tronquée des Mille et une nuits, désormais infinie et circulaire… ».
Cela étant, en réfléchissant sur l’inquiétude que ces artifices
provoquent, Borges conclut que « de telles inversions suggèrent que si
les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous,

1 En français dans le texte. Le texte de Gide est de 1893, et il est inclus dans les célèbres
Journaux. Pour une analyse contemporaine de cette procédure, voir : Lucien DÄLENBACH, Le
récit spéculaire, essai sur la mise en abyme, Édition du Seuil, Paris, 1977, 247 pages.

122
leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages
fictifs »1.
« Nous pouvons être des personnages fictifs ». L’autoréférence met
en lumière que les recours, à travers lesquels nous traçons les limites de
ce que nous appelons le « monde », ne sont pas différents, au niveau
fondamental, de ceux que met en jeu la littérature pour construire ses
fictions. Le monde est, en d’autres mots, une construction symbolique,
un horizon tracé au sein du langage. Et une fois que nous avons
traversé le seuil du mot, il n’y a pas de retour en arrière : il n’est pas
possible de regarder derrière le langage pour accéder au Réel. Cela
reste en arrière comme un objet du désir, désiré, craint et impossible :
« À cet instant précis l’homme se dit en lui-même : / que ne donnerais-
je pour le bonheur / d’être auprès de toi en Islande / À cet instant précis
/ l’homme était auprès d’elle en Islande », écrit Borges dans un poème
au titre suggestif ― « Nostalgie du présent »2.
Une chose est être confiné au langage comme dans une prison
(l’image est de Wittgenstein); et une autre est de savoir que l’on y est.
Pour cela, il est nécessaire un point de mire, une certaine élévation, que,
de façon précise, l’autoréférence proportionne. L’autoréférence est une
source de paradoxes étonnants, comme celui du menteur ( « je mens »,
etc.) ; ou encore celui des inventions fantastiques comme celle de la
carte parfaite, qui en vertu de sa perfection doit se contenir soi-même,
et nous lance vers une régression infinie. De telles figures nous
perturbent, mais non pas en vertu de son irrationalité, mais précisément
pour émaner de la logique, du cœur même de la rationalité. Elles
constituent ainsi une sorte d’équivalent linguistique de l’anamorphose
lacanienne 3 : fissures à travers lesquelles, de façon oblique, on

1 Jorge Luis BORGES, « Magies partielles du Quichotte », in Enquêtes, op. cit., p. 68 et 69.
2 Jorge Luis BORGES, Le chiffre, Gallimard, Paris, 1988, p. 49.
3 Slavomir Zizek expose ainsi la conception lacanienne de l’anamorphose :
Il s’agit d’un point d’anamorphose dans un tableau : l’élément qui, vu de façon frontale n’est
qu’une tâche insignifiante, mais qui, dès que nous observons le tableau depuis une perspective
latérale déterminée, acquiert, de façon subite, des contours reconnaissables. La référence
constante de Lacan est le tableau Les ambassadeurs de Holbein : dans la partie inférieure de la
toile, en dessous des figures des deux ambassadeurs, celui qui observe aperçoit un point amorphe,
« dressé ». Seulement quand, déjà au seuil de la salle dans laquelle le tableau est exposé, le
visiteur lance un dernier regard latéral, ce point acquiert les contours d’un crâne, dévoilant la

123
distingue l’éclat inquiétant du Réel. Vestiges de l’absence, du manque
qui nous constitue, qui se sont déposés dans la grammaire profonde du
langage et de la raison. Celle-ci est la clé du fantastique borgésien, dont
la relation avec « l’éthique pour immortels » nous souhaiterions,
finalement, mettre en relief.
La littérature fantastique conventionnelle, en effet, présente au
lecteur des faits étranges, aux explications difficiles, et le jette dans une
vacillation entre une explication naturelle (il s’agissait en vrai d’un
rêve, ou d’une hallucination, ou des effets des lois encore inconnues,
mais naturelles) et une explication surnaturelle. La vacillation, souvent
incarnée dans quelques personnages, doit être expérimentée par le
lecteur : la spécificité du genre 1 réside ici. Cependant, jusque là,
l’étonnement ne surpasse pas la forme de la légalité ; dans l’un ou
l’autre pôle, il s’agit d’une explication naturelle ou surnaturelle,
physique ou métaphysique, la légalité de l’expérience n’a pas été mise
en question. Et même, on pourrait dire que, à la manière de la
kantienne « expérience du sublime », dans laquelle, par exemple, le
sujet, devant le spectacle de la nature déchaînée, fait l’expérience de sa
quasi-perte ; la vacillation qui induit le récit fantastique constitue une
sorte de rite initiatique, à la fin duquel la souveraineté de la raison
résulte dramatiquement et triomphalement confirmée.
C’est tout autrement le cas de la mise en abîme borgésienne,
dispositif qui prétend ouvrir le pas à l’infondement le plus primordiale
de l’expérience. Le narrateur de « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » (Le
jardin aux sentiers qui bifurquent, 1941) est conscient de cet effet
quand, dans les prolégomènes du récit, il s’arrête sur la circonstance
suivante :
[…] nous avait exposé une vaste polémique portant
sur l’exécution d’un roman à la première personne,
dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et

véritable signification du tableau ― le noël de tous les biens terrestres, des objets d’art et du
savoir qui remplissent le reste du tableau », (Looking Awry. An introduction to Jacques Lacan
through popular culture, MIT Press, Cambridge (Mass.)/Londres, 1991, p. 90-91, traduction de
Virginie Vallée.
1 Tzevan TODOROV, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1992, 187 pages.

124
tomberait dans plusieurs contradictions, qui
permettraient à un petit nombre de lecteurs - à un très
petit nombre de lecteurs - de deviner une réalité atroce
ou banale.1
Le réel, dans toute sa banalité et son atrocité, attend derrière ces
jeux spéculaires. Et la polémique en question, développée de façon
suggestive dans la proximité d’un miroir : « le miroir inquiétait le fond
d'un couloir », avertit le narrateur, donne le pas à un récit étonnant, qui
nous présente un monde envahi par l’encyclopédie d’une planète
imaginaire, Tlön. Un récit étonnant dans lequel on devine certaines
pistes qui nous conduisent à une allégorie du monde « linguistisé », du
monde construit et déconstruit dans le langage, qui de façon croissante,
est le nôtre2.
7. La métaphore de la lisibilité du monde, de l’univers comme un
livre « que nous écrivons d’une manière incertaine, et dans [le]quel on
nous écrit nous-mêmes »3, constitue un topique borgésien. Un topique
que Borges élabore en citant entre les modernes Galilée, Bacon,
Carlyle, Bloy ; également Mallarmé, pour qui le monde existerait
« pour un livre »4, (« Du culte des livres », Enquêtes). Mais le « livre
du monde » est également l’image borgésienne avant la lettre 5
(seulement que nous savons désormais que la lettre est ce qui va
toujours, qui ne peut qu’aller, par avant6), que Ludwig Wittgenstein
élabore dans ses Conférences sur l’éthique, pour exprimer la
particulière identité du réel et du rationnel que l’entreprise cognitive de
la modernité produit. Un livre, celui-ci, dans lequel on enregistre
minutieusement « la description totale du monde ». Un livre dont le
contre-livre est, précisément, ce livre d’éthique qui, dans la citation de

1 Jorge Luis BORGES, « Tlön, Uqbqr, Orbis Tertius », in Fictions, op. cit.
2 Monde post-historique, également, car il sait que l’histoire est un autre artifice littéraire de plus.
Ainsi, « […]... dans les mémoires un passé fictif occupe la place d'un autre dont nous ne savons
rien avec certitude – pas même qu'il est faux »., « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » in Fictions, op. cit.
3 Jorge Luis BORGES, « Le culte des livres », in Enquêtes, op. cit., p.140.
4 Idem.
5 En français dans le texte.
6 En français dans le texte.

125
la même Conférence qui sert d’épigraphe à ce texte, menace de détruire
« telle une explosion, tous les autres livres du monde ».
Par le chemin de l’autoréférence et de son effet abyssal, nous avons
rencontré un lien entre la paradoxale « éthique pour immortels » et
l’appellation du réel. Il ne pouvait pas en être d’une autre manière.
L’éthique exige l’abandon du « cercle magique de l’existence » ; là où
le réel et le rationnel, l’histoire et la vérité convergent, pour accéder à
une Vérité Autre, à partir de laquelle l’histoire même peut être jugée.
La transcendance du divin, la matière rebelle au concept du
matérialisme et la même idée kantienne de l’inconditionnel ont donné
successivement le support à cette exigence. En revanche, c’est à nous,
fonctionnaires appliqués du livre du monde, d’expérimenter sous la
forme du retour, sous la forme d’explosion discrète du Réel.

126
VIII. Politiques de l´espace et du regard

« Longue vie à l’assassin, pour qu’il voit debout notre victoire »


(Graffiti au coin de la rue entre Lord Cochrane et Tarapacá, à
Santiago du Chili, 1998, l’année de l’arrestation de Augusto Pinochet à
Londres.)

« Tout mal dont la vue édifie un dieu est justifié »


(Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, II, § 7)

Introduction : souffrir pour la cité


Dans un passage de son essai sur l´ « hyperpolitique », le penseur
allemand Peter Sloterdijk se demande : « Mais comment appeler ceux
qui, une fois qu’ils ont compris l’ampleur des choses, ne s’en défont
plus? »1. Pour répondre de façon adéquate à la question, Sloterdijk
suggère que les sujets en question doivent être distingués des simples
mégalomanes. Ceux-ci, « pour obtenir quelque chose »2, se mettent
dans des choses qui sont trop grandes pour eux et les laissent dans une
stagnation. La philosophie grecque et ses équivalents en Inde et en
Chine se seraient caractérisés, en revanche, en dépurant des traits
maniaques l´inquiétude pour les grandes choses (ta megala) : « son
souci est au contraire d’éliminer le facteur maniaque propre à certaines
anciennes pratiques de sagesse pour se mettre à l’école du Grand et
parvenir à la sobriété dans la réflexion »3.
« Mégalopathes », est la dénomination que propose Sloterdijk pour
ces « Citoyens du cosmos »4 (kosmopolites, selon l´expression, à son
origine humoristique, de l´exilé Diogène de Sinope). Alexandre de
Macédoine aurait encore pratiqué une politique maniaque « poussé par
l’ivresse de la quantité abstraite » 5 ; son précepteur Aristote, en
revanche, « fut l’un des premiers à dépasser par la pensée l’aspect

1 Peter SLOTERDIJK, Dans le même bateau, op. cit., p. 31.


2 Idem.
3 Ibid., p. 32.
4 Ibid., p. 53.
5 Ibid., p. 32.

127
maniaque ou plutôt à en être revenu pour traiter les grandes choses
comme autant de catégories intégrées dans une froide pratique de
réflexion »1. Et au sujet d´Aristote, Sloterdijk ajoute :
C’est pourquoi l’on peut dire que c’est grâce à lui
que la philosophie s’est vraiment établie dans la cité,
autant comme exercice psychique que comme style de
savoir. À partir de ce moment, et pour presque deux
mille ans, elle s’impose comme théorie
mégalopathique d’une praxis mégalopathique – tel un
culte ou une thérapie pour tous ces patients atteints du
mal de la grandeur, entendez les citoyens de la polis,
les magistrats, les théologiens et les hommes d’État,
bref tous qui sont confrontés à l’espace politique
mondial dans son ampleur nouvelle ».2
La philosophie est ainsi, premièrement, une thérapie pour des
patients sélectifs (« les athlètes de l’État 3 », les appelle également
Sloterdijk), qui se reconnaissent entre eux à travers un lien psychique
d´un nouveau poinçon ; « l’amitié […] ; les amis sont des hommes qui
se retrouvent en situation d’empathie sur les routes qui leur font
traverser tous les hauts et les bas du Grand »4, et à ceux qu´il faut
protéger, à travers une éthique du « juste milieu », comme celle
préconisée précisément par Aristote, du vertige et de la manie que les
abîmes et les hauteurs ont l´habitude de provoquer.
Malgré son origine somptueuse, la philosophie était destinée à
dépasser les murs des palaces et à déborder vers la polis, le champ des
exercices mégalophatiques des élites. En effet, comme
[…] vivre dans la cité veut dire aussi pour un très
grand nombre souffrir de la cité, il faut que la réflexion
sur la vie en commun produise ipso facto une théorie
capable d’interpréter et de justifier de façon

1 Idem.
2 Idem.
3 Ibid., p. 43.
4 Ibid., p. 33.

128
ontologique, cosmologique et eschatologique la
souffrance engendrée par le Grand.1
De cette manière, la philosophie non seulement descend à la ville,
mais ses tâches s´étendent aussi, de façon décisive : non seulement
phronesis courtisan, mais ontologie, cosmologie et eschatologie,
théorie de l´être, de l´ordre de l´univers et de sa finalité, associées de
façon indissoluble à l´explication et à la justification de la « souffrance
engendrée par le Grand ». Sloterdijk ajoute dans une note :
C’est pourquoi, en regard de « l’amitié » qui
représente pour ainsi dire le côté ensoleillé des rapports
entre les hommes ayant réussi dans le Grand Monde,
apparaît la mansuétude ou l’amour bienveillant (caritas)
– nouvelle forme de régulation pour la sympathie
portée aux destins des perdants et pour les constitutions
de milieu dans les zones défavorisées des empires.2
Pour le développement de l´amitié parmi les hommes qui ont du
succès, une organisation appropriée des atmosphères intérieures aurait
suffi. Il n´en est pas ainsi lorsqu´il s´agit de justifier de façon politique
la souffrance pour ce qui est grand. L´ontologie, la cosmologie,
l´eschatologie, la philosophie, en résumé, si elles doivent remplir avec
efficacité leur destin politique, elles doivent également dispenser leur
prestations, non pas à l´échelle limitée des interactions entre les
individus (eros, paideia), mais par le moyen de dispositifs qui
amplifient leurs effets à l´échelle de la polis. La thérapie
mégalophatique, pour être efficace, doit être inscrite dans l´espace
citadin. Par conséquent, en nous appuyant sur Nietzsche et Foucault,
ceci est la thèse que nous voulons ébaucher au moins ici; dans
l´organisation architectonique de cet espace, dans ces monuments, ces
bornes et ces perspectives, dans le jeu optique des transparences et des
opacités que ceux-ci instaurent, il devrait être possible de reconnaître
un dispositif d´administration de palliatifs philosophiques. Avant de
devenir chair, de tomber sur les corps pour les modeler selon les

1 Idem.
2 Ibid., note 7, p. 90.

129
conditions requises par la cité, la métaphysique devrait devenir mur,
pierre. Dans ce sens primordial, l´architecture serait une métaphysique
pétrifiée.
Dispositif I : le spectacle
Un des plus puissants recours symbolique de la corporation des
thérapeutes mégalopathiques est la postulation d’un ordre de l’univers
qui régit toutes les choses et qu’une polis salutaire, ainsi La République
imaginée par Platon, devrait d’une quelconque façon reproduire. Cela
étant, le passage de cet ordre éminent ― kosmos ― à la sphères des
obligations de l’individu dans la cité, suppose que l’ordre en question
n’est pas seulement transcendant ― à l’exception des interférences
inopportunes de l’empirique ― mais également intelligible,
commensurable avec la raison humaine. La tâche du philosophe
consiste à garantir que l’univers répond effectivement à un ordre
rationnel, que les êtres humains ― certains êtres humains, formés pour
les exercices mégalopathiques ― pourraient en principe être éviscéré et
être traduit en préceptes politiques, dont la légitimité resterait alors à
l’abri de toute contestation.
Les bénéfices de cette interprétation, élaborée par des thérapeutes
mégalopathiques grecques, adaptée et polie postérieurement par
l’Occident chrétien, sont évidents. L’existence humaine, avec ses
douleurs et ses misères, ne serait pas le produit d’un hasard aveugle,
mais d’un ordre dans lequel elles trouveraient une justification. En
opposition au doute incommode des penseurs présocratique (Héraclite :
«La guerre est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux,
ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme
libres »1) et des chrétiens gnostiques, l’être humain ne serait pas au
milieu d’un univers hostile et absurde. La culpabilité tragique,
expression de l’incertitude inhérente à l’existence humaine (il n’y a
aucune manière de prévoir totalement les résultats d’une action : Œdipe,
héros illuministe, libérateur de Thèbes, n’a rien fait d’autre que
d’assassiner son père et de forniquer avec sa mère), se dissoudrait dans
la bonté infinie de la création. Le mal, la douleur de ceux qui souffrent

1 HÉRACLITE, Fragments, § 53.

130
pour ce qui est grand, manquerait d’existence réelle : il ne serait qu’un
bien mineur, une apparence, un mauvais rêve dont la fin juste et
heureuse de l’histoire serait le réveil. Entre le sacré et le profane se
tendrait un pont à travers lequel le croyant pourrait transiter jusqu’à
atteindre le salut. Et les œuvres pieuses, pondérées dans la balance du
bien et du mal dessinée par l’élite mégalophatique, assureraient ce
passage, au-delà de l’incertitude et du non-sens.
Cependant, pour que cette interprétation consolatrice soit un
antidote efficace à l’absurde du monde, il est nécessaire que la
comptabilité des maux qui vont être justifiés, ajustés, mis d’une
quelconque manière en consonance avec la justice, soit minutieuse.
Celle-ci aurait été, selon Nietzsche la tâche, qu’il faudrait appeler
panoptique, des dieux :
Afin de pouvoir chasser du monde la souffrance
cachée, inaperçue, sans témoin, et de pouvoir la nier
honnêtement, on se trouvait presque obligé, à ces
époques, d'inventer des dieux et des êtres
intermédiaires habitant toutes les hauteurs et
profondeurs, bref quelque chose qui rôde jusque dans
les lieux cachés, qui voit jusque dans l'obscurité, et qui
ne laisse pas aisément échapper un spectacle intéressant
et douloureux. [...] « Tout mal dont la vue édifie un dieu
est justifié » : voilà ce que proclamait la logique
affective propre aux temps reculés — et à vrai dire,
était-ce uniquement celle des temps reculés ?1
Pour la guérison du monde, la souffrance la plus cachée doit devenir
visible, doit compter sur un observateur. Mais une fois que les
observateurs divins se sont installés à leurs plus hauts postes
d’observation, il devient nécessaire de créer de nouveaux spectacles qui
maintiennent vivant leur intérêt. En d’autres mots, pour que la thérapie
mégalopathique soit effective, l’histoire profane des dieux doit être
réprimée, oubliée. À sa place, les thérapeutes mégalophatiques
érigeraient des divinités transcendantes. Le mal trouve en elles son

1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., p. 139-140.

131
origine et sa justification immédiate, comme un épisode d’une histoire
sacrée.
Le concept d’une divinité qui non seulement crée le mal, mais qui
en plus en jouit : qui le crée pour son plaisir ! est un paradoxe, un
scandale théologique. Mais, pour les grecques, cela ne semble pas leur
avoir quitté le sommeil ; ou plutôt, comme l’indique Nietzsche, ils ont
fait des guerres et ils les ont chantées pour qu’aux dieux ― et à leurs
représentants, les poètes et les philosophes ― il ne leur manque pas de
diversion :
Quel œil croyez-vous donc qu'Homère prêtait à ses
dieux en leur faisant considérer d'en haut les destinées
des hommes ? Quel était fondamentalement le sens
ultime des guerres troyennes et de semblables atrocités
tragiques ? On ne peut en douter le moins du monde :
elles étaient conçues comme des festivals dramatiques pour
les dieux : et dans la mesure où le poète est sur ce point
de nature plus « divine » que le reste des hommes,
certainement aussi comme des festivals dramatiques pour
les poètes... Ce n'est pas autrement que, plus tard, les
philosophes de la morale en Grèce imaginèrent Dieu
abaissant les yeux pour contempler encore la lutte
morale, l'héroïsme et la torture de soi du vertueux : l’«
Hercule du devoir » était en représentation, il savait
qu'il l'était ; la vertu sans témoin était chose absolument
impensable pour ce peuple de comédiens.1
La visibilité, qui, dans l’économie bien balancée du cosmos,
légitime la souffrance pour la cité, doit y avoir son expression. Seuls
les sujets, qui expérimentent quotidiennement cette visibilité, peuvent,
en effet, accepter la douleur et se comporter en tant que des citoyens
mûrs. Une tendance à l’iségorie (« égalité dans l’agora ») et une liberté
sans restriction de l’expression (parrhesia) était inhérente à l’agora
grecque, avec son horizontalité et son manque de structure, ce qui

1 Ibid., p. 140.

132
rendait difficile l’assignation des responsabilités des individus 1 . À
l’horizontalité architectonique de la démocratie grecque dans son étape
de l’irresponsable latence infantile, s’oppose la visibilité rigoureuse
imposée par l’architecture théâtrale : le théâtre (theatron) est, à son
origine, un « lieu pour voir »2. Richard Sennet dit :
L’hémicycle du théâtre, en revanche, est soumis à
un plan strict : la foule est placée sur des gradins, ce
qui amplifie la voix solitaire venant d’en bas et expose
l’orateur aux yeux de tous, car tous ses gestes sont
visibles. C’est une architecture de l’exposition.3
Il faut faire noter que ces espaces théâtrales, avec la visibilité qu’ils
instaurent, ont une fonction explicitement politique. À partir du Ve
siècle avant J. C. dans le théâtre de la colline du Pnyx, à dix minutes de
l’agora, se réunira presque de façon hebdomadaire la ekklesia,
l’assemblée de tous les citoyens. À la différence de l’agora, où les
corps tendaient à être debout, en position droite (orthos) et à bouger au
milieu d’un tourbillon d’autres corps, dans le théâtre, les corps restent
assis, immobiles et identifiables. Dans la culture grecque, cependant,
s’asseoir avait la connotation de soumission. Ainsi, Sennet dit, « […]
une jeune fille vient pour la première fois dans la maison de son mari et
montre sa soumission à travers un rituel au cours duquel elle doit
s’asseoir pour la premier fois auprès du foyer »4. Et la position assise
s’associe également au pathos, à l’affliction, « […] dans un état non
naturel […] aussi loin que possible de son idéal de force et
d’intégrité »5.
Le Pathos s’oppose à l’orthos. En ce sens, on pourrait dire que le
spectacle, thérapie mégalopathique qui est sous-jacente à la démocratie

1 « […] hormis le fait que soit conservé « un espace ouvert d’environ cinq hectares au centre,
l’architecture de l’agora [d’Athènes] ne comporte aucune idée directrice descernable », (Richard
Sennet, La chair et la pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Les Éditions de
la Passion, Paris, 2001, p. 43.). Richard Sennet, sur qui nous sommes en train de nous appuyer
pour la distinction entre l’agora et le théâtre, cite à son tour Finley, The Ancient Greeks.
2 Richard SENNET, La chair et la pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Les
Éditions de la Passion, Paris, 2001, p. 43.
3 Ibid., p. 44.
4 Idem.
5 Idem.

133
grecque, déterminerait que la rectitude des citoyens ― leur position
verticale au milieu de l’horizontalité de l’agora ― doit laisser place à
une nouvelle organisation de l’espace. Dans celle-ci, la verticalité a été
transférée des sujets à l’architecture, à la pierre ; et par conséquent, les
corps sont devenus passifs. La cité abandonne son état infantile de
latence : elle devient virile, phallique dans son option pour la verticalité.
Nous récapitulons. Les thérapies mégalopathiques ont pour objet
d’expliquer et de justifier « la souffrance engendrée par le Grand », qui
pour beaucoup, comme nous le savons, est inséparable de la vie
politique. La théologie et la métaphysique remplissent précisément
cette fonction : assurer que, malgré les « apparences », à la fin de
l’histoire les comptes éthiques de l’humanité devront être en parfait
équilibre. Les dieux sont les observateurs exigés pour mener à bien une
comptabilité minutieuse. Et, d’un autre côté, pour que ce savoir
thérapeutique imprègne la vie de la cité, il est nécessaire que son
discours soit amplifié à travers des dispositifs architectoniques. Comme
le théâtre, dont l’orientation verticale favorise la visibilité et rend
possible l’invention d’un « animal qui soit en droit de promette »1
(Nietzsche), le sujet responsable. En effet, s’il est vrai que les dieux
voient tous, leurs représentants sur la terre, les « athlètes de l’État »
(Sloterdijk), peuvent seulement aspirer, s’ils agissent avec justice, à
optimiser leur perception optique des hommes ordinaires qui se
trouvent à leur charge : en la rendant la plus proche possible de celle
des dieux, dont les dispositions cosmiques sont chargées, par ailleurs,
de traduire en préceptes éthico-politiques. Le thérapeute
mégalopathique légitime son rôle en se disant le représentant, « soldat
du cosmos » 2 . Certainement, il y a une erreur, inhérente à toute
représentation. Mais pour cela le compte inépuisable des dieux est là,
qui compense n’importe quelle différence.
La Chrétienté ne modifiera pas de façon significative cette
disposition mégalopathique. La pluralité des dieux païens, et
l’ambivalence grecque au sujet de l’idée même de la création, avaient

1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., II, 1, p. 118.


2 L’expression est de Paul Veyne à propos du stoïque Sénèque. Cité par Peter Sloterdijk, Dans le
même bateau, op. cit., note 7, p 52.

134
empêché l’Antiquité de prendre en charge le paradoxe, déjà indiqué
auparavant, d’un monde crée par un Dieu bon, par un Dieu dont la
création est intelligible pour le genre humain, lequel peut désormais
guider ses actions sur la base de son intellection ; et la présence
incommode du mal, de la douleur et de la misère de ceux qui souffrent
et qui sont opprimés par la cité. Les dieux grecs pourraient être
« pensés comme amis des spectacles cruels »1 (Nietzsche), sans grande
difficulté. Pour les chrétiens, en revanche, une telle possibilité devrait
être éradiquée. Une alternative, favorisée par quelques-uns, est la
gnosie. Pour le dire plus simplement, les gnostiques proposaient de
charger avec le mal, en y incluant les instituions politiques païennes, et
le cosmos grec lui-même, qui le légitiment et l’hébergent, sur le
compte d’un démiurge pervers, en lutte avec le dieu véritable, dont le
règne impollué serait à venir. Mais cette alternative, an-archique et a-
politique dans un sens primordial, n’est pas viable à long terme. Le
long terme est, précisément, la temporalité de ce dont les espoirs
eschatologiques ― justice maintenant ! ― se sont vues déçues. La
temporalité dans laquelle il n’est pas possible de faire abstraction des
thérapies mégalopathiques, de la métaphysique et de la politique.
Le long terme avait déjà repris ces droits au IVe siècle après J. C.,
lorsqu’ Augustin d'Hippone, après avoir renoncé au manichéisme qu’il
avait enseigné jusqu’alors, reprend la voie de la métaphysique,
violemment récusée par les premiers chrétiens. En effet, en faisant
usage de la distinction métaphysique entre l’essence et l’apparence,
Augustin privera le mal de substantialité. Ainsi, en réalité, dans
l’hyperréalité des essences, le mal n’existerait pas ; il ne serait qu’un
moindre bien, une apparence, un sous-produit d’un bien substantiel, la
liberté humaine. Seulement celle-ci introduirait le mal dans une
création qui, dans un sens essentiel, en serait exonérée. Liberté, et non
pas mal, est ce qui en définitive offrirait le spectacle de l’univers à la
divinité ― le dieu unique ― lequel, de cette manière, serait à l’abri du
doute de jouir de façon perverse de la douleur.2

1 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, op. cit., II, 7, p. 140.


2 Non pas à l’abri, cependant, de ce « maître du doute », Nietzsche. Celui-ci dit : « [...] celle
[l’invention] de la « volonté libre », de la spontanéité absolue de l'homme dans le bien et dans le

135
Ainsi, le dispositif mégalopathique grec est préservé et perfectionné
et avec lui, la tendance à la verticalité, qui constitue son amplification à
l´échelle urbaine. Les tours élevées, les coupoles et les cathédrales de
la cité de la Chrétienté médiévale, sont les points de fuite qui
conduisent le regard profane vers les hauteurs. Elles sont également la
preuve tangible que depuis les cieux un savoir coule vers elles, la
Révélation, qui rend possible le fait de déchiffrer le livre de l´univers et
de le traduire en une échelle d´œuvres pieuses qui assurent au croyant
le salut. Et sous ses toits se développent les cérémonies, les rituels de
l´individuation et de l´obéissance qui font du croyant une personne ;
une personne dont la signature est estampée dans ses œuvres, de sorte
que, au début celles-ci peuvent être observées et payées sur le compte
personnel du salut.

Dispositif II : le panoptique
Les facteurs qui, indisposant de façon croissante l’ordre médiéval,
sont multiples, donneront origine à la Modernité. La bourgeoisie
naissante, les couches urbaines intéressées par l´inversion productive
de l´excédent économique, se verront pousser à combattre un ordre qui
s´appuie sur la dilapidation d´une fraction significative de l’excédent
économique, destiné à la consommation improductive de la clase des
thérapeutes mégalopathiques, la noblesse et le clergé. D´un autre côté,
la théologie nominaliste du Haut Moyen Âge, et la Réforme
postérieurement, soumettront à une critique radicale les fondements
intellectuels du dispositif mégalopathique classique. L´idée de
l´univers en tant qu´ordre intelligible était, en effet, une charnière qui
permettait le transit entre ce qui est profane et ce qui est sacré, en

mal, n'aurait-elle pas été confectionnée avant tout pour faire droit à l'idée que l'intérêt des dieux pour
l'homme, pour la vertu humaine était à jamais inépuisable? Sur cette scène qu'est la terre, on ne devait
jamais manquer de véritable nouveauté, de tensions, d'intrigues, de catastrophes véritablement inouïes :
un monde pensé sur un mode parfaitement déterministe eût été prévisible pour les dieux et par conséquent
aussi rapidement lassant, — raison suffisante pour que ces amis des dieux, les philosophes,
n'exigent pas de leurs dieux un tel monde déterministe ! », Friedrich NIETZSCHE, Généalogie de
la morale, op. cit., Traité II, §7, p. 140-141. Dans cette ligne de pensée, la liberté opère comme un
élément de séduction qui, en veillant subtilement sur la rudesse du théâtre cosmique de la cruauté,
le rend plus plaisant ; en tant qu’un masque dont le jeu retarde et prolonge le plaisir.

136
sacralisant la vie quotidienne, en la mettant à l´abri de l´incertitude et
du non-sens. Mais, comme le perçoivent de façon aigue les critiques de
ce monde heureux, un tel passage s´accomplit également dans la
direction contraire, en favorisant la profanation du sacré. L´idée de la
création en tant qu´ordre intelligible, en effet, fait de Dieu un être à
l´échelle de la raison humaine ; une sorte d´idole, une création
anthropomorphique comme celle que Feuerbach, encore au XIXe
siècle, considérera avec doute dans sa critique religieuse. La classe des
thérapeutes mégalopathiques n´a fait que construire un dieu à son
image et à sa ressemblance : c´est-à-dire, il n´a fait que se diviniser lui-
même et, de cette façon, légitimer sa domination. Pour affaiblir la
domination, il est alors nécessaire, si bien ne pas tuer Dieu, au moins
de le confiner dans le domaine des croyances privées, en le relevant de
ses fonctions mégalopathiques dans la cité. Le vide ouvert par cette
absence de Dieu coïncide avec la liberté des modernes : liberté qui est
synonyme d´autonomie d´un sujet qui, comme dans la célèbre
proclamation kantienne, a la valeur de se servir de sa propre raison1. De
cette façon, le vide laissé par le retrait de Dieu rendra possible le
développement des pratiques qui, comme la technoscience et le
marché, ont besoin d´un monde désacralisé, désenchanté, dans lequel et
seulement dans lequel les choses, déjà dépouillées de toute valeur ou
signifiant intrinsèque, peuvent être vues comme des instruments ou des
marchandises.
Cela étant, est-il possible de voir dans la peste – à ce sujet Michel
Foucault attire notre attention dans Surveiller et punir – un facteur
additionnel de décomposition de l´ordre médiéval2. À la différence de

1 Kant dit “Qu’est-ce que les Lumières ? Accéder aux Lumières consiste pour l’homme à sortir de
la minorité où il se trouve par sa propre faute. Être mineur, c’est être incapable de se servir de son
propre entendement sans la direction d’un autre. L’homme est par sa propre faute dans cet état de
minorité quand ce n’est pas le manque d’entendement qui en est la cause mais le manque de
décision et de courage à se servir de son entendement sans la direction d’un autre. Sapere aude !
[Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des
Lumières ». , Emmanuel KANT, « Qu’est-ce que les Lumières », § 1, Classiques Hatier de la
philosophie.
2 Nous pouvons noter qu´aucun de ces facteurs – mis en relief par Marx, par Max Weber, par
Georges Bataille dans La part maudite – peut être compris comme une « cause ». Mais plutôt, il
faudrait penser à une constellation de phénomènes, aucun d´entre eux significatif d´une manière

137
la lèpre, dont le pouvoir simplement excluant, binaire (là-bas les
lépreux, ici les sains) suffit au contrôle, la peste est un phénomène qui
viole insidieusement les limites et déborde les stratégies
mégalopathiques de retenue de l’angoisse devant le non-sens. Il s’agit,
en effet, d’un mal contagieux et inexplicable, qui se laisse tomber sans
préavis, qui décime les populations entières et soumet les vertueux et
les pécheurs aux mêmes souffrances atroces. La peste, comme le dit
Foucault, « est mélange »1. Pour cela, elle convoque un imaginaire de
la fête, dans laquelle « les lois suspendues, les interdits levés, la
frénésie du temps qui passe, les corps se mêlant sans respect, les
individus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité
statutaire »2. La peste, au-delà de ses effets physiques, est un événement
politique et métaphysique: c’est le chaos qui met en échec la cité
terrenale, et qui infiltre et pollue le noyau même du dispositif
mégalopathique classique, constitué, comme nous le savons déjà, par
la notion d’ordre.
Cependant, tel que le met en relief la peste elle-même, la perte de
confiance dans le sens transcendant des choses n’en résulte pas dans un
« se laisser traîner » par la fête et son indifférenciation, mais dans le
déploiement d’une volonté d’ordre de fer, dont l’expression la plus
élevée est celle de l’entreprise technoscientifique, ses disciplines et ses
technologies. En effet, Foucault dit, devant la peste et son imaginaire
festif est généré un rêve politique « qui était exactement l’inverse » :
[...] non pas la fête collective, mais les partages
stricts ; non pas les lois transgressées, mais la
pénétration du règlement jusque dans les plus fins
détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une
hiérarchie complète qui assure le fonctionnement
capillaire du pouvoir ; non pas les masques qu’on met
et qu’on enlève, mais l’assignation à chacun de son

isolée, mais qui sont potentialisés entre eux jusqu’à être cristalliser en une nouvelle formation
sociale.
1 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, collection « Tel »,
(1ère édition 1975), p. 199.
2 Idem.

138
« vrai nom », de sa « vraie » place, de son « vrai »
corps et de la « vraie » maladie. La peste comme forme
à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour
corrélatifs médical et politique la discipline [...]. La
ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de
surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée
dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte
de façon distincte sur tous les corps individuels ―
c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée.1
Les disciplines et les technologies occupent le lieu laissé vacant par
le dispositif mégalopathique classique que la Chrétienté avait hérité de
la Grèce, et ils sont seulement pensables à partir de la vacance de ce
lieu. Et, puisque les dieux se sont retirés (ils ont cessé de remplir leur
rôle de spectateurs : ils sont aveugles), il est nécessaire que le regard
humain assume une vigilance extrême, comme dans les épisodes de la
peste pendant lesquels, Foucault dit, « le regard est en état de veille
partout » 2. Le panoptique, dispositif architectonique proposé par le
philosophe utilitariste et réformateur social anglais Jeremy Bentham,
est l’instrument qui rend possible une telle maximisation de la
vigilance. « On en connaît le principe »3, dit Foucault :
À la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre,
une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui
ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment
périphérique est divisé en cellules, dont chacune
traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux
fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux
fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur,
permet à la lumière de traverser la cellule de part en
part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour
centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un
malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par
l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se

1 Ibid., p. 199-200.
2 Ibid., p. 201.
3 Idem.

139
découpant exactement sur la lumière, les petites
silhouettes captives dans les cellules de la périphérie.
Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque
acteur est seul, parfaitement individualisé et
constamment visible. [...] La visibilité est un piège.1
Par le moyen du panoptique, un nombre réduit de vigilants peut
contrôler une multitude de vigilés. Mais réduire les effets
mégalopathiques du panoptique à une simple arithmétique de la
visibilité serait ne pas comprendre sa nouveauté radicale, un événement
dans « l’histoire de l’esprit humain » : ainsi le qualifiait un tel Jules,
peu de temps après Bentham. En effet, ce que le panoptique obtient
c’est la dissociation parfaite entre le regarder et l’être regardé. D’un
côté, dans l’anneau central, les observateurs pures ; de l’autre, dans le
corps de l’édifice, les sujets parfaitement et continuellement visibles.
Mais attention ! : ils ne sont pas « vus » de façon effective, mais ils
sont « visibles ». L’asymétrie visuelle empêche de se rendre compte de
la présence effective de celui qui surveille ; ainsi l’effet de vigilance est
encore maintenu si la tour centrale est vide. Le rendement principal du
panoptique, alors,
[...] indui[t] chez le détenu un état conscient et
permanent de visibilité qui assure le fonctionnement
automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit
permanente dans ses effets, même si elle est
discontinue dans son action ; que la perfection du
pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son
exercice ; [...] bref que les détenus soient pris dans une
situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les
porteurs. [...] Celui qui est soumis à un champ de
visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les
contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément
sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir

1 Ibid., p. 201-202.

140
dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il
devient le principe de son propre assujettissement1.
Les vieux dieux et le dieu lui-même de la chrétienté hellénisée
étaient déjà, ou le sont pour nous, ses historiens et ses proches, les
noms donnés à une condition de visibilité minutieuse et permanente,
capable de donner un sens à la souffrance occulte ; de garantir son
recyclage, sa transmutation en bien ; soit par la voie du spectacle cruel
et plaisant offert aux dieux, soit par sa conversion en une liberté
bénéfique. Et même si Dieu est mort (ou il s’est retiré, ou il est
aveugle), une telle condition continue d’être nécessaire pour la
production de sujets responsables, capables d’absorber la souffrance
associé à la vie dans la cité2. Mais maintenant, elle doit être produite
technologiquement. L’efficacité du panoptique ne consiste pas, comme
nous l’avons déjà dit, en un rendement de simple arithmétique.
Maintenant nous sommes en condition de préciser cette observation :
ce qui est primordiale est la production de sujets panoptisés, qui ont
réussi à interner le dispositif de leur propre vigilance. Si les
panoptiques physiques (prison, hôpitaux, écoles ; rues et lieux
publiques balayés par des caméras de télévision) prétendaient la
vigilance effective des sujets, son échec serait tumultueux : comme
dans les fables cartographiques de Borges, la carte conductrice ne peut
pas non plus représenter le territoire, sous peine d’hypertrophie ou de
régression à l’infini. Au-delà, comme à n’importe quel moment cela a
eu lieu avec les pratiques de la confession 3 , il s’agit de jeux
d’apprentissage à grande échelle, à travers lesquels un auto-observateur
minutieux et infatigable s’instaure et se conserve dans les sujets ; un
« fonctionnaire intérieur » efficace (Sloterdijk), qui ne pèse pas sur le

1 Ibid., p. 202, 203 et 204.


2 La vie politique. Se souvenir de la relation entre la ville et la politique peut paraître inutile, une
simple traduction (polis=ville). Cependant, pour la ville, on souffre. N’y aura-t-il pas alors une
relation indissoluble entre la politique et la souffrance ? Et ne sera-t-elle pas la souffrance d’un
produit, non pas des abus de la politique, mais précisément de ces usages ? La question vaut pour
ceux qui identifient encore politique et justice.
3 Voir à ce sujet : Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, op. cit., 318
pages.

141
budget de l’état ni n’est menacé par une grève, car il travaille avec
l’énergie du même sujet qu’il s’agit de surveiller.
Le panoptique physique, dirions-nous, en nous écartant alors d’une
lecture littérale de Foucault, ne serait qu’une sorte de seuil qui
donnerait le pas au panoptique méta-physique, duquel, d’un autre côté,
il ne constituerait qu’une réalisation imparfaite. De fait, les dispositifs
du pouvoir contemporain prennent rarement la forme d’un anneau avec
une tour d’observation centrale proposée par Bentham et analysée par
Foucault. Ils tendent plutôt à constituer des boîtes noires, habitées par
des sujets panoptisés.
Dispositif III : La boîte noire et le cercueil
Le concept de « boîte noire » est fondamental pour le
fonctionnement du monde contemporain. En effet, le marché des
articles de la technoscience complexe ― automobiles, téléphones,
appareils domestiques, ordinateurs ― fonde son ampliation continuelle
dans la conception d’interfaces « amicales », qui permettent d’isoler l’
« utilisateur » de tout aspect insignifiant pour l’opération des appareils
en question. Pour conduire une voiture, par exemple, il n’est pas
nécessaire de connaître la mécanique ; un utilisateur d’Internet, de la
même façon, n’a pas pourquoi avoir conscience des transactions
complexes ― entre opérateur de téléphonie locale, satellites,
ordinateurs de toutes les tailles et de toutes les marques ― qui se
développent dans son dos. Tant qu’il n’y a pas d’erreur de système, les
interfaces installent l’utilisateur dans une boîte noire, à l’abri de la
complexité1. Et, il se passe la même chose avec les spécialistes de
différents niveaux : pour écrire des programmes informatiques, il n’est
pas nécessaire de connaître l’électronique, mais seulement de dominer
le langage respectif.
Les organisations actuelles : les entreprises, les institutions tendent
à opérer sur la base du même principe. Il s’agit d’organisations

1 C’est seulement lorsque le système tombe en panne que l’utilisateur prend conscience, dans la
pratique, que la voiture possède quelque chose qui s’appelle « la boîte de changement de vitesse »,
ou que l’ordinateur est connecté à un « serveur » (par exemple, lorsque le serveur est occupé et
que l’utilisateur découvre un message qui lui dit quelque chose comme « The server is busy. Try
again later »).

142
hiérarchiques dans lesquelles chaque une de ces unités traduit en
objectifs partiels les buts globaux de l’organisation. Et pendant que ces
objectifs sont en train d’être atteints, chaque unité est une boîte noire
exemptée d’émettre des informations vers l’extérieur ; l’information et
le contrôle sont transférés à des niveaux supérieurs seulement en cas
d’exception. Ainsi, pendant que les objectifs globaux de l’entreprise
sont en train d’être atteints, le fait de savoir si le Département de
Comptabilité est en train d’utiliser des ordinateurs ou des
crayons n’importe personne : la question sera visible uniquement pour
l’administration si, par exemple, la facturation n’est pas prête à temps,
ou s’il manque des informations nécessaires pour prendre des
décisions1.
Les boîtes noires organisatrices constituent des panoptiques
métaphysiques, dans lesquelles, sauf situations d’exception, les
individus prennent en charge leur propre vigilance ; où le fonctionnaire,
le mégalopathe intérieur, soulage le tâche du pouvoir central2. Cela
étant : il s’agit également des boîtes noires, dans la proposition de
l’architecte viennois Adolf Loos3. D’autres tendances de l’architecture

1 Au sujet du concept de « boîte noire », voir Herbert SIMON, The sciences of the artificial, 2ème
édition, Cambridge, Massachussets, MIT, 1981.
2 Il faudrait ajouter à cela le commentaire que fait Sloterdijk (op. cit.) sur la démocratisation du
« stress mégalopathique » dans les sociétés contemporaines : « […] mais c’est maintenant à
l’homme de la rue de s’inquiéter de ce qui aurait été autrefois à la seule charge d’un ministre des
Affaires étrangères », Peter SLOTERDIJK, Dans le même bateau, Rivages Poche, France, 2003,
note 7, p. 58.
3 Adolf Loos (1870-1933). Contemporain de la grande majorité des personnages kakaniens qui
ont défilés dans ces textes. Lié, de façon initiale, à la Sécession de Gustave Klimt, de Joseph
Olbrich et de tant d’autres, créée en 1897, il n’a pas tardé à se transformer en son ennemi juré,
dégoûté par le pathos sensualiste et esthétique qui a caractérisé le mouvement mentionné. Loos,
comme ses antécesseurs, les architectes Camilo Sitte et Otto Wagner, a été un critique de la
rénovation urbaine viennoise de la deuxième moitié du XIXe siècle connue comme la Ringstrasse,
dans laquelle proliféraient les imitations historicistes des architectures « nobles » du passé. Loos a
baptisé cette ville « Ville Potemkine », en faisant allusion au Prince Potemkine, favori de
Catherine II la Grande, qui, en anticipant les visites de sa souveraine, avait l’habitude d’ériger, au
milieu de la steppe, des villes complètes en trompe l’oeil. Au sujet de Loos, Karl Krauss a écrit :
« Adolf Loos et moi-même, lui littéralement, moi verbalement, n’avons fait que montrer qu’il
existe une distinction entre une urne et un pot de chambre et que la culture « joue » sur cette
différence. Pour les autres, ceux qui défendent des valeurs positives, ils se rangent dans deux
catégories : ceux qui prennent l’urne pour un pot de chambre (les historicistes) et ceux qui
prennent le pot de chambre pour une urne (les modernistes) », Carl E., SCHORSKE, « De la scène

143
moderne tentent de réconcilier le privé avec le publique. Loos, en
revanche, doute : dans la réconciliation promise, il reconnaît une sorte
d’artifice ornemental à travers lequel on tente de subtiliser la vérité
rugueuse du monde moderne, qui consiste en sa fragmentation. La
fausse réconciliation ne fait que trahir, par exposition au regard
publique, le dernier réduit dans lequel le sujet pouvait aspirer à
maintenir son intimité. L’architecture loosienne, en revanche, est
définie par l’intention de préserver coûte que coûte l’espace de
l’intimité. Ainsi, pour Loos,
L’extérieur n’est qu’une simple limite entre le
public et le privé, n’ayant rien à proclamer, à imposer
ou à recevoir du dehors et n’ayant rien à transmettre à
la vie qui se déroule à l’intérieur. C’est un mur et un
masque qui, ne représentant rien, ne travestissent rien.
Ce mur n’unifie pas, il délimite.1
La distinction entre extérieur et intérieur, publique et privé, est
parallèle chez Loos à la distinction entre l’architecture et l’art :
« L’œuvre est l’affaire privée de l’artiste. Pas une maison […]. D’une
œuvre d’art, on est responsable devant personne, d’une maison, on l’est
devant tout le monde. L’œuvre d’art veut secouer les gens de leur petit
confort personnel (ou de leur complaisance : Bequemlichkeit). Le rôle
de la maison est d’être confortable. L’œuvre d’art est révolutionnaire,
la maison conservatrice »2. Si l’architecture est exposée aux regards et
elle est la responsable devant tout le monde, c’est précisément pour
préserver un environnement réfractaire aux regards et à son corrélatif,
la responsabilité : sa tâche est de construire un « périmètre défensif de
la privacité ». Mais ici la privacité n’est pas une simple abstraction :
l’intérieur de la maison loosienne ― une maison de la Vienne de Musil,

publique à l’espace privé », in Vienne 1880-1938, l’apocalypse joyeuse, Éditions du Centre


Pompidou, France, 1986, p. 78. Ainsi, comme il s’est opposé à l’historicisme, Loos a également
été un critique de la Glasskultur, la culture de la transparence du modernisme architectonique.
Pour Loos, autant le modernisme que l’historicisme proposent une fausse réconciliation entre le
privé et le publique.
1 Carl E., SCHORSKE, « De la scène publique à l’espace privé », in Vienne 1880-1938,
l’apocalypse joyeuse, op. cit., p. 80.
2 Idem.

144
de Kokoschka, de Schönberg, de Wittgenstein et de Freud, pour en
nommer seulement quelques-uns ― est définie pour héberger, de façon
réelle ou potentielle, des œuvres d’art. Mais alors, il devrait être
possible une approche de Loos, comme celle que nous ébaucherons ici
pour conclure cette réflexion, depuis le dedans vers le dehors : non pas
depuis l’architecture, mais depuis l’art, dont cette possibilité se
limiterait à préserver. L’intériorité loosienne est constituée en
opposition frontale au panoptisme du monde moderne ; une opposition,
cependant, qui en ayant internalisé de façon décisive le principe de
celui qui voudrait refuser, lance le malheureux habitant loosien dans
une fugue vers l’intérieur : d’intérieur en intérieur, de boîte noire en
boîte noire, dont les uniques points d’arrivée possibles sont l’utérus et
le cercueil.
Dans un monde en carence de certitude, et avec encore plus de
raison, dans un monde qui se sait lui-même incertain, le nôtre, celui de
Loos, toute œuvre, humble ou glorieuse, constitue une sorte de
fragment de l’identité même lancé vers une dérive qui nous est
impossible de contrôler. À travers les œuvres, le sujet humain
s’exprime, extériorise son être. Mais, de façon immédiate, il se perd :
l’œuvre, emportée par la circulation ― circulation des marchandises,
en dernière instance ― s’éloigne, elle devient méconnaissable. Voici,
en peu de mots, la problématique moderne de l’aliénation. Les œuvres
sacrées, en revanche, sont caractérisées pour être certaines ; pour être
dotées d’une valeur inhérente, qui les mettait à l’abri de toute dérive
profane. De son côté, dans ce monde moderne qui, pour de bonnes ou
de mauvaises raisons, a opté pour ne reconnaître que les objets
profanes, l’art tente de préserver pour lui les vieilles prérogatives des
œuvres sacrées : il tente de produire des objets « auratiques »
(Benjamin) dont la valeur est irréductible à l’instrumentalité ou à
l’échange mercantile. De là, la tension essentielle qui le définit et qui,
comme nous l’avons dit dans un autre lieu, tend à faire de lui une vaste
scène sacrificielle. L’art contemporain est caractérisé pour mettre en
scène, à plusieurs reprises, sa propre impossibilité ; pour tenter de cette
façon de récupérer, de manière fugace et abyssale, son aura.

145
Le sacrifice est une stratégie pour soustraire les choses de la sphère,
omnicompréhensive, de l’instrumentalité et de l’échange de marché ;
une forme de rédemption par l’annihilation. Cependant, il y a pour l’art
un autre chemin plus élémentaire ; peut-être aussi plus lucide et plus
désespéré. Pour que l’œuvre ne soit pas trahie par la circulation, il
s’agirait simplement d’empêcher qu’elle y soit admise, en la masquant,
en la confinant dans une boîte noire, en l’isolant grâce à un périmètre
défensif de la privacité. Cependant, l’habitant loosien est déjà un sujet
panoptisé ; la boîte noire qui l’héberge, libre enfin des regards
indiscrets et des perturbations externes1, est alors le lieu indiqué pour la
culture des exercices panoptiques dans l’ombre.
Le panoptique génère, selon Foucault, « petits théâtres, où chaque
acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible »2.
Des enceintes, dirions-nous également, adaptées spécialement à la
visualisation d’images, à la manière de la “chambre obscure”,
(mécanisme qui paraît avoir servi de modèle au concept de subjectivité
chez Descartes3) dans lesquels le sujet, tourné vers lui-même, est acteur
et spectateur privilégié du théâtre de sa propre subjectivité. Mais cela
ne serait-ce pas une description adéquate de la psyché ? Et qu’est-ce
que la psychanalyse ― cette autre invention viennoise ― sinon
l’intériorisation du vieux spectacle mégalopathique, avec tout son
attirail de mythes cruels, d’héros et de dieux ?
Chez le sujet loosien, le principe du panoptisme métaphysique s’est
consommé : le sujet, en devenant invisible pour les autres, est devenu

1 Bien sûr, il y a des échanges énergétiques avec l’extérieur (le mur « ne transmet rien à la vie
intérieur sauf la lumière », dit Loos. Mais la « lumière » peut embrasser ici d’autres zones du
spectre électromagnétique, d’autres formes d’énergie). Comme dans les organisations
hiérarchiques, il y a également des transferts de contrôle dans des cas d’exception : maladie,
manque de sécurité, etc. Mais rien de cela prive la boîte noire loosienne de son opacité (de sa
transparence essentielle).
2 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 202.
3 Voir pour cela : Martin JAY, Downcast eyes : the denigration of vision in Xxth century French
thought, University of California Press, Los Angeles, 1994, p. 85. Bien sûr, la chambre obscure
suppose une ouverture vers l’extérieur. Mais cette ouverture a seulement pour fonction la capture
d’images qui vont être projetées et adaptées à la toile de l’esprit. Dans la limite, l’ouverture tend à
zéro ; c’est alors que le sujet cartésien peut faire l’expérience décisive de s’observer lui-même
comme observateur : « je pense... je suis ».

146
éminemment visible pour lui-même. Maintenant oui, tel que
l’annonçait Foucault à propos du panoptique physique, il peut faire
l’expérience incessante de la visibilité comme une condamnation. Cela
étant, la contradiction du sujet qui, en voulant se mettre à l’abri de la
représentation réalise pleinement son principe donne origine à une
dialectique, à un mouvement. Le sujet, en effet ― cela le psychanalyste
même l’enseigne ―, peut se construire des capsules protectrices, des
refuges provisoires de lui-même devant la menace de lui-même, qui ne
tarderont pas à être envahis à nouveau par la vigilance intériorisée, et
ainsi successivement.
Ainsi successivement. Dans le dispositif mégalopathique classique
prédominait la verticalité, le spectacle, l’ex-hibition, la masculinité et le
phallus. Maintenant, il s’agit de l’opposé : in-hibition, dissimulation,
doublure ; féminisation en somme, avec l’utérus comme point d’arrivée.
Utérus ? Oui. Mais également, pourquoi pas, le cercueil, la tombe.
Devant la tombe, en effet, l’interdit loosien au mélange impur entre
l’art et l’architecture se lève : l’architecture comme art commence et
termine avec le monument et la tombe. Dans la tombe, on pourrait dire,
la fugue vers l’intérieur de l’intérieur à cesser ; le sujet qui, comme le
voulait cet autre viennois tourmentait, Wittgenstein, « n’appartient pas
au monde »1, a récupéré à la fin sa vérité : son intimité est à l’abri,
maintenant oui, de tous les regards. La tombe est la boîte noire en
plénitude.
Post scriptum : I’m a Loos-er

1 Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosiphicus, Gallimard, Paris, 1972, § 5.632.


Il devrait être possible de faire une histoire de la philosophie moderne comprise comme une
succession de stratégies de la dissimulation. Ainsi, l’éthique kantienne, présidée par l’impératif
catégorique ― les préceptes moraux doivent être inconditionnels ― ne serait pas le résultat du
démentiel rigorisme moral qui se serait emparé d’un Kant sénile (celui de la Critique de la raison
pratique), mais d’une stratégie habile de repli vers une intériorité que le regard de la science, dont
le moyen de propagation est ce qui est conditionné, ne pourrait déjà plus pénétrer. La science que
Kant connaissait, bien sûr, était le mécanisme newtonien, lequel reculait ― il vacillait intimidé ―
devant les éclats, encore prémodernes, du corps et de l’âme. Le regard scientifique postérieur ―
regard biomédicale, psychologique, sociologique ― n’hésitera pas, en revanche, à aller au-delà de
ces limites illusoires, en étendant de façon indéfinie le domaine de ce qui est conditionné. Mais
devant cette indiscrétion, aussi constitutive de la modernité comme du sujet lui-même, celui-ci se
replierait à plusieurs reprises vers l’intérieur de l’intérieur : cet interminable mouvement, pli et
repli, le constituerait.

147
Dans le texte qui précède, la marque du savoir généalogique
inaugurée par Nietzsche est évidente, et il est pratiqué en autres par
Foucault. Comme la science, dont le point de vue, le principe de
l’objectivité, elle radicalise, la généalogie est pleinement moderne. Elle
sait déjà que toute appellation à une valeur extraordinaire : à la Vérité,
au Bien, au Beau, n’est qu’un stratagème de la puissance, lequel se
légitime en prétendant avoir une sorte de ligne directe avec l’ordre
transcendant des choses. Ceci la modernité le sait et elle ne peut plus
l’oublier.
Á la métaphysique, qui renvoie tout événement historique à une
origine substantive et pleine , dans laquelle celle-ci aurait déjà été
présente comme possibilité ; qui comprend, par conséquent, l’histoire
comme une chute et une promesse de rédemption, la généalogie oppose
une attention obsessive pour les événements ordinaires. Des faits
insignifiants et oubliés qui, par sédimentation, ont donné origine à celui
qui, ex post, semble être le produit d’un dessein écrit depuis toujours
dans le ciel des essences. « La généalogie est grise ; elle est
méticuleuse et patiemment documentaire »1.
Mais ici ― nous faisons appel au lecteur attentif ― un paradoxe se
cache. La déconstruction généalogique de la vérité métaphysique (son
exhibition publique comme non-vérité) a pour habitude d’être comprise
comme un exercice de critique au pouvoir, lequel, comme nous le
savons, se protège à l’intérieur de celle-ci pour légitimer la souffrance
de beaucoup. Mais, comment éviter le doute que la critique du pouvoir
pourrait être le pouvoir même, son (avant)-dernier et plus astucieux
stratagème ? En effet, si comme nous l’avons vu (aïe !), la visibilité,
qui « est condamnation », constitue le noyau de tout dispositif du
pouvoir, l’illumination, exercée sur ce même fait, ne serait que sa
consommation paradoxale.
Ce labyrinthe a-t-il une sortie ? Ou le généalogue est-il l’habitant
loosien par excellence, comme lui, condamné pour toute sa vie à la
réalisation d’exercices panoptiques sur lui-même ? Et s’il en est ainsi,

1 Michel FOUCAULT, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hommage à Jean Hyppolite,


op. cit., p. 145.

148
pourquoi prendre autant de travail ? Pourquoi tant de passion pour la
vérité, pourquoi tant de textes laborieux ? pourquoi ne pas accepter de
façon sobre la facticité et vivre ― Foucault lui-même l’a ainsi parfois
proposé ironiquement ― comme des « positivistes heureux », qui
savent déjà qu’il n’y a que non-vérité et pouvoir ?
Le généalogue ressemble à certains personnages de Kafka, qui au
lieu d’élever la tour, creuse « la fosse de Babel ». Ils le font parce
qu’ils n’ignorent pas ― ils sont modernes, aucun savoir mélancolique
ne leur échappe ― qu’ « invoquer le soleil est de l’idolâtrie » (Adorno).
Mais creuser fatigue. À nouveau alors, pourquoi tant de dérangement ?
À moins que l’on ne croie que la fosse ― la tombe ― puisse être une
sorte de trampoline. Alors oui il s’agirait de descendre, de descendre
jusqu’au plus bas. Pour ensuite être catapulté vers un domaine dans
lequel, pour un instant, la visibilité ne soit, n’aie jamais été condamnée.
« Invoquer le soleil est de l’idolâtrie », écrit Adorno. Et il conclut :
« Seul le regard posé sur l’arbre desséché dans la chaleur ardente fait
pressentir la majesté du jour illuminant le monde, sans l’embraser en
même temps »1
Sans oublier aucun détail, s’inculpant elle-même sans pitié : la
métaphysique est un jeu ― peut-être l’unique ― dans lequel on gagne
en perdant.

1 Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison, op. cit., 1970, p.


232. Nous attribuons à Adorno ce paragraphe étant donné sa similitude avec d’autres qui possède
sa signature exclusive. Voir par exemple, Minima moralia, III, p. 153. Ce passage de Massimo
Cacciari est également suggestif, dans un des essais qu’il a consacrés à Loos :
« Si, dans ce domaine, la possibilité de l’exception réside dans le sépulcre, nous pouvons dire
aussi que l’existence y a toujours été sauvegardée. Il est également vrai que le sépulcre ne dénote
pas une image éternelle du passé. C’est seulement là que nous pouvons encore trouver un espoir
qui ne soit pas une consolation ou une fugue, ni un ornement ou une harmonie illusoire […] Le
pouvoir de cette attente surgit seulement au sommet du danger, dans la culmination de ce
désespoir. Et seulement là où est centré l’écoute dans le sépulcre, nous pouvons prétendre
atteindre ce dit sommet », (« Loos et son ange », p. 198, traduit de l’espagnol par Virginie Vallée).

149
IX. Notes sur la spectralité des objets
« Qu’il est facile de ne pas penser à un tigre [...] »
(Jorge L. Borges, « Le Zahir », El Alpeh, op. cit., p. 142).

« Bonadea, Kakania, système de la félicité et de l’équilibre ». C’est


ainsi que s’intitule un des chapitres (§ 109) de L’homme sans qualités,
dans lequel est examiné le mal-être structural qui afflige l’âme des
citoyens de la Kakanie musilienne.
Il manque, dans cette culture centro-européenne, la foi en l’histoire
qui a caractérisée la modernité des avant-gardistes. Dans la vie
humaine finie et limitée, il est très rare que les comptes moraux
tombent justes ; le bien est peu de fois récompensé, le mal peu de fois
puni, et les victimes innocentes de la mégalomanie du pouvoir
s’accumulent au-delà de toute justification. L’ajustement des comptes
moraux, la condition pour que les individus, non égaux en richesse et
en pouvoir, acceptent de souffrir pour ce qui est grand, requiert alors
d’une prorogation. Cette prorogation, (crédit, si l’on veut) nous
l’appelons histoire. L’histoire, nous le savons déjà ― même celle qui
s’en tient à l’idéal laïque du progrès ― est toujours une histoire sacrée,
théodicée ; promesse que les douleurs d’aujourd’hui n’auront pas été
qu’une apparence, une sorte de recours dramatique pour donner un
relief majeur à la rationalité et à la bonté intrinsèque du monde qui au
final ― toujours au final ― doit comparaître dans toute sa majesté et
sa splendeur.
Dans ses différentes variantes, l’histoire est toujours « métarécit »
salvateur, consolateur. Et si, en suivant Lyotard, nous comprenons
justement par post-modernité la crise des métarécits qui confèrent le
sens à l’existence, nous pourrions voir chez les kakaniens (à qui Dieu,
selon Musil lui-même, a retiré son « crédit de production ») quelques
avancées de la postmodernité. Mais attention : déjà dans la scène
primordiale de la modernité, toujours en train d’être représenté, les
éléments basiques de la dite crise y sont contenus. Cette scène, qui fait
de la modernité une sorte de paradoxal successeur de soi-même a, nous
le savons déjà aussi, son prototype dans la Réforme de Luther et de
Calvin. Dans son moment le plus radical, en effet, la Réforme fait voler

150
le pont entre le sacré et le profane, dont les « œuvres pieuses » en
avaient été l’expression la plus concrète dans la société médiévale. Les
œuvres pieuses, des actes de charité jusqu’a la construction de
cathédrales, constituaient, en effet, une sorte d’escalier vers le ciel que
le fidèle, assisté par l’institution ecclésiastique, pouvait parcourir sans
incertitude en ce qui concerne son propre salut. Ce pont rendait alors
possible le fait de sacraliser ― historiser, cela est ― la vie profane, en
la dotant de direction, de sens. Mais, elle constituait à la fois ― et là, la
Réforme pourra y mettre son emphase critique ― une sorte de
profanation du sacré : la légitimation du pouvoir d’une institution très
terrestre ― l’église médiévale ― qui s’est arrogée le droit de « lire »
dans le livre de l’univers et de le traduire en termes de normes éthico-
politiques dont la validité est en marge de toute discussion.
Contre cette sacralisation du pouvoir, la Réforme fera valoir les
arguments critiques élaborés par le nominalisme du Haut Moyen-âge.
Pour le nominalisme, en effet, l’idée de création en tant qu’ordre
intelligible, commensurable, analogue à la raison humaine, que la
chrétienté médiévale « a importé » de Grèce, fait de Dieu plutôt un
idole, un produit à échelle humaine. Un Dieu tout-puissant, en
revanche, ne doit être limité par rien, même pas par la logique.
N’importe quel prédicat qui prétendrait le déterminer trahirait cette
prépotence divine. Il doit alors être un Dieu ignoré, absent, dont le
véritable nom, comme dans certaines traditions mystiques surgies au
côté des grandes religions monothéistes, serait le « Néant ». Sous cette
optique, les œuvres pieuses apparaissent comme des tentatives
grotesques pour corrompre la divinité ; dorénavant, le salut pourra
seulement provenir de la grâce par une volonté aussi omniprésente
qu’énigmatique.
Dans le vide laissé par ce Dieu qui meure ou se retire, et seulement
dans celui-ci, sont possibles ― légitimes ― les éléments
fondamentaux qui forment le paysage socio-culturel de la Modernité.
La souveraineté du sujet, en premier lieu, dont la conscience, rongée
par le doute, constitue maintenant le point de contact unique et
problématique avec une transcendance opaque. La technoscience,
secondement, comme expression de la volonté d’ordre, d’humanisation

151
d’un univers hostile. L’action instrumentale et le marché, finalement,
comme des formes a-valoriques et a-historiques, n’additionnent ni ne
soustraient au compte personnel du salut, de la coordination sociale de
l’action.
Ce qui, dans cette perspective, paraît caractériser la culture
kakanienne, est la réactivation et la potentialité de la méfiance moderne,
nominaliste, calviniste, devant les consolations du sens et de l’histoire.
En effet, ce phénomène avait déjà eu lieu chez les penseurs comme
Kierkegaard ou Nietzsche, lesquels la Vienne musilienne avait lue avec
attention. Ainsi Nietzsche, à l’histoire salvatrice des philosophes avait
opposé l’idée de généalogie ou d’histoire effective. La généalogie « fait
resurgir l’événement dans ce qu’il peut avoir d’unique et d’aigu », pour
elle, « les forces qui sont en jeu […] n’obéissent ni à une destination ni
à une mécanique, mais bien au hasard de la lutte »1.
Faire ressurgir l’événement, cependant, requiert une mémoire
capable de fouiller dans les déchets des mots, à travers lesquels la
complexité infinie de l’expérience est passée sous silence, oubliée au
profit du sens et de la progression dramatique du récit historique. Et
fouiller non seulement là, mais aussi, dans une sorte de chute
vertigineuse, pourchasser les déchets des déchets, jusqu’à la démence
et le silence. Pour une conscience en veille permanente, comme celle
de Musil et de ses contemporains, le « grand style » qui, pour le dire de
cette façon, arrondit et ajuste les angles du réel, et qui a cessé d’être
une possibilité. Il en est ainsi, par exemple, dans la célèbre Lettre de
Lord Chandos, récit du poète viennois Hugo von Hoffsmannsthal et
expression paradigmatique d’une conscience devenue mémorielle, qui
ressent l’oubli que les mots comportent nécessairement. Le récit, qui
est présenté comme une lettre de Lord Chandos, « fils cadet du conte
Bath », à son maître et ami Francis Bacon, décrit les effets dévastateurs
de la crise spirituelle qui afflige l’expéditeur. Celle-ci consiste en un
passage d’une condition, dans laquelle « tout ce qui existait [constituait]
une grande unité » (et le sujet occupe le centre du monde, et rien n’était

1 Michel FOUCAULT, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hommage à Jean Hyppolite,


op. cit., p. 10

152
qu’une simple apparence), à l’expérience d’une fragmentation et d’un
décentrement illimités :
Mon esprit m’obligeait à regarder toutes les choses
à une distance inhabituellement proche : de même
qu’une fois j’avais vu dans un microscope un bout de
la peau de mon petit doigt, qui ressemblait à une rase
campagne avec des sillons et des cavités, de même en
allait-il à présent avec les êtres humains et leurs
agissements. Tout se décomposait en fragments, et ces
fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se
laissait plus enfermer dans un concept.1
Le regard de Chandos/Hoffsmannsthal, derrière lequel on peut
discerner l’empirisme radical des grands scientifiques viennois : Mach,
Hertz, Boltzmann, est commun à celui de l’Angelus Novus, l’« ange de
l’histoire », protagoniste de l’allégorie tremblante composée par Walter
Benjamin dans les années 30. Où d’autres voient le progrès ―
l’enchaînement rassurant de causes à effets ― ici le regard implacable
de l’ange discerne « une seule et unique catastrophe, qui ne cesse
d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds »2 (Thèse sur la
philosophie de l’histoire, § 9). D’une façon caractéristique, pour les
deux, l’unique rédemption possible consisterait, au-delà de toute
histoire, en un impensable mais indispensable rétablissement d’un lien
originaire entre les mots et les choses. De fait, le récit de
Chandos/Hoffsmannsthal termine par l’évocation d’une utopie
linguistique. « La langue », dit-il,
[…] dans laquelle il me serait donné peut-être, non
seulement d’écrire, mais de penser, n’est ni le latin, ni
l’anglais, ni l’italien, ni l’espagnol, mais une langue
dont pas un mot ne m’est connu, une langue que me
parlent les choses muettes et dans laquelle je devrais

1 Hugo VON HOFFSMANNSTHAL, Lettres de Lord Chandos et autres essais, op. cit.
2 Walter BENJAMIN, « Thèse sur la philosophie de l’histoire », Œuvres, Tome 2. Poèsie et
Révolution, Éditons Denoël, France, 1971, p. 282.

153
peut-être un jour, du fond de la tombe, me justifier
devant un juge inconnu.1
Celle-ci est l’atmosphère dans laquelle Musil écrit son Homme sans
qualités. Cela étant, tel que l’annonçait le titre de ces notes, à l’un des
chapitres de cette œuvre, nous souhaitons avoir recours, à la recherche
d’un savoir sur la spectralité des objets. Dans le chapitre en question
(« Bonadea, Kakania, système de la félicité et de l’équilibre »), Musil
nous introduit, sur un plan voyeuriste, dans l’intimité de Bonadea.
Bonadea, « la bonne déesse », est l’amante pleine de dépit d’Ulrich,
l’homme « sans qualités » ― un simple conglomérat de sensations ; tel
est le sujet, généalogiquement observé ― qui représente le personnage
principale de l’œuvre. Dans la scène, nous avons Bonadea, de qui on
nous a dit qu’elle « aimait les vêtements et les atours avec une sorte de
frénésie »2. Devant un miroir et recouverte seulement par un corset,
elle s’applique à distraire son veuvage sentimental grâce à une toilette3
complexe. Soudainement, cependant, le narrateur nous oblige à
abandonner un lieu aussi accueillant, et à le suivre dans une réflexion
sur l’halo, l’aura qui émane des mots, et aussi des objets, voici la
citation, que nous reproduisons in extenso :
[les vêtements]…retirés de la fluidité du présent et
considérés en eux-mêmes, comme une forme, dans leur
monstrueuse existence sur la personne humaine, sont
de bizarres fourreaux, d’étranges végétations, bien
dignes de la compagnie d’un ornement nasal ou d’un
anneau à travers les lèvres. Mais qu’ils deviennent
fascinants quand on les considère dans l’ensemble des
qualités qu’ils prêtent à leur possesseur ! Il se passe
alors un phénomène aussi remarquable que lorsque
dans un lacis de traits d’encre sur une feuille de papier
surgit la signification de quelque grande parole.
Imaginons un instant que la bonté et la sainteté
invisibles d’un homme apparaissent soudain au

1 Hugo VON HOFFSMANNSTHAL, Lettres de Lord Chandos et autres essais, op. cit.
2 Robert MUSIL, L’homme sans qualités, op. cit., p. 661.
3 En français dans le texte.

154
sommet de son crâne sous la forme d’une auréole dorée
comme un jaune d’œuf et grosse comme une pleine
lune, telle qu’on en voit sur les vieilles images pieuses,
pendant qu’il se promène sur le boulevard ou que,
prenant le thé, il pose des sandwiches sur son assiette :
ce serait sans aucun doute l’un des événements les plus
extraordinaires et les plus bouleversants qu’on puisse
vivre. Ce pouvoir de rendre l’indivisible, et même
l’inexistant, visible, un vêtement bien coupé nous en
fait tous les jours la démonstration !
Ces objets ressemblent à des débiteurs qui
rendraient la valeur que nous leur prêtons assortie
d’intérêts fantastiques ; et à la vérité, il n’existe pas
d’objets qui ne soient ainsi débiteurs. Cette qualité
propre aux vêtements ne l’est pas moins aux
convictions, aux préjugés, théories, espérances,
croyances et pensées ; l’absence de pensées elle-même
la possède dans la mesure où elle réussit à tirer d’elle
seule la conviction de son bien-fondé. Toutes ces
choses, en nous prêtant le pouvoir dont nous leur
faisons crédit, servent à situer le monde dans une
lumière qui émane de nous ; et ce n’est pas à une autre
fin, somme toute, que chaque homme adopte son
système particulier. Avec un art divers et considérable,
nous fabriquons un aveuglement qui nous permet de
vivre à côté des choses les plus monstrueuses sans en
être ébranlés, parce que nous reconnaissons dans ces
grimaces pétrifiées de l’univers ici une chaise, là une
table, ici un cri ou un bras tendu, là une vitesse ou un
poulet rôti. Entre l’abîme du ciel au-dessus de nos têtes
et un autre abîme céleste, facile à camoufler, sous nos
pieds, nous parvenons à nous sentir aussi tranquilles
sur terre que dans une chambre fermée. Nous savons
que la vie va se perdre aussi bien dans les étendues
inhumaines de l’espace que dans les inhumaines

155
petitesses de l’atome, mais entre deux, nous ne
craignons pas d’appeler « objets » une simple couche
d’illusions, alors qu’il ne s’agit en fait que d’une
préférence accordée aux impressions qui nous viennent
d’une certaine distance moyenne.1
Dans leur familiarité, en effet, les êtres qui peuplent l’univers :
chaises, tables, vêtements, vitesse, poulets crus ou rôtis, nous sont
présentés, signalés par un halo. Ce halo est celui de leur substantialité.
La substance est ce qui existe par soi-même, qui est causa sui, comme
le disait dans son jargon la vieille métaphysique. La modernité,
cependant, accorde difficilement la substantialité au monde. Celui-ci
lui apparaît, plutôt, non pas comme un ordre ― le catalogue
systématique d’un musée, ou la succession des chapitres d’un livre
d’histoire naturelle ― mais comme le chaos inhumain des distances
interstellaires et des abîmes subatomiques que le texte de Musil
évoque. Depuis cette perspective, qui n’est rien d’autre que celle de la
science moderne, l’« apparence éblouissante » des choses, des objets et
des formes que nous reconnaissons dans le monde, est le produit d’un
travail ardu dans l’ombre, en marge de la vie consciente ; le sédiment
de l’interaction réitérée de l’être humain avec son entourage, qui a été
déposé dans les distinctions conceptuelles, linguistiques ― « figures
figées de l’univers » ― sous le prisme à travers lequel nous observons
et cataloguons le monde.
Il y a toute une métaphysique contenue dans le langage, observait,
en effet, cet autre célèbre kakanien, le philosophe Ludwig
Wittgenstein. Le travail inversé et oublié par l’humanité dans la
production du monde retourne vers elle sous le masque aliéné des
choses. Les choses constituent le mobilier familier du monde. Sa
présence maintient encore debout, bien que ce soit de manière précaire,
l’illusion consolatrice d’un monde hospitalier, fait à l’échelle humaine,
que la modernité nominaliste et calviniste, d’un autre côté, s’obstine à
plusieurs reprises à dissoudre. Néanmoins, dans cette même conformité
familière, ce monde est rempli de spectres. Le même halo surnaturel

1 Robert MUSIL, L’homme sans qualités, op. cit., p. 663-664.

156
qui constitue la cote des objets ne pourrait être, en effet, que le résidu,
la trace du gaspillage colossal de l’énergie humaine qui exige la
production d’une réalité dans laquelle ce même gaspillage reste soumis,
oublié. « Si l’on pouvait mesurer les sauts de l’attention, l’activité des
muscles oculaires, les oscillations pendulaires de l’âme »1 , observe
Ulrich/Musil à un autre moment de son roman, « on obtiendrait
probablement [...] une grandeur en comparaison de laquelle la force
dont Atlas a besoin pour porter le monde n’est rien »2. Celle-ci est
l’énergie qui reste confinée à une existence souterraine et spectrale, de
laquelle émerge seulement ― retour du refoulé ― dans l’halo des
objets ou, comme nous l’enseigne cette autre invention kakanienne, la
psychanalyse, dans les aspects nocturnes et étranges de la vie
psychique.
Le XXe siècle a été témoin de comment les énergies dissolvantes,
anamnétiques de la modernité se sont obstinées à rappeler l’oubli qui
constitue notre monde. Nous connaissons déjà la relation entre la
chosification et l’oubli qui est établie par la dite « théorie critique ». Et
dans la même perspective se trouvent les autres lignes principales de la
pensée contemporaine. Psychanalyse, sémiotique, déconstruction,
phénoménologie, pour n’en nommer que quelques-unes, coïncident à
reconnaître dans les choses un produit linguistique. Ainsi, comme dans
la célèbre phrase de Marx (dans Le manifeste communiste), tout ce qui
est solide a été dissout dans l’air : dans le souffle des mots. Cependant,
nous continuons à sentir une satisfaction étrange lorsque nous allons
faire des achats. Au-delà de toutes les transformations cognitives que
nous avons expérimentées, les marchandises ― les vêtements, dans
l’allégorie composée par Musil ― conservent leur aura. Les
marchandises sont nos œuvres pieuses : le monde peut être un abîme
opaque et chaotique, mais il récupère sa familiarité lorsque nous
consommons.

1 Ibid., p. 15.
2 Idem.

157
Nous sommes en face du phénomène du « caractère fétiche de la
marchandise », auquel Marx a consacré une section célèbre de Le
capital. Marx dit :
Ce qui est mystérieux dans la forme marchande
s'appuie [...] purement et simplement, dans le fait
qu'elle projette aux hommes le caractère social de leur
travail, comme si c'était un caractère matériel des
produits de leur travail, un don naturel et social de ces
objets et comme si, donc, la relation sociale qui était
mesuré entre les producteurs et le travail collectif de la
société était une relation sociale établie entre les objets
eux-mêmes, en marge de leurs producteurs..1
Les marchandises, dit également Marx, « sont des objets
physiquement métaphysiques ». Le caractère fétichiste des
marchandises est une forme paradigmatique de l’oubli des interactions
humaines complexes qui donne lieu aux objets. L’oubli au profit d’une
information abstraite, sa valeur de change, laquelle apparaît, cependant,
comme une propriété matérielle de ces mêmes objets (par exemple,
comme le résultat d’un bilan entre l’abondance et la pénurie). En
entrant dans la circulation de marché, les marchandises oublient leur
humble origine, le travail concret, la très matérielle effusion d’énergie
et de douleur humaine, le muscle, le sang, les os et le nerf investis dans
sa production. Les marchandises oublient leur histoire. Ce pantalon ou
cette chemise ont été fabriqués peut-être en Chine, avec du tissu qui
provient d’Inde, en suivant un croquis italien ; leur arrivée au Chili a
été rendu possible grâce à une entreprise de distribution dont le siège
social est à New York, financée par une banque londonienne,
transportés sur un navire à la bannière libanaise, dont la tripulation est
composée majoritairement par des philippins et finalement déchargés
par des dockers chiliens. Nous ne prêtons aucune attention à tout cela
lorsque nous achetons. En dernière instance, la seule chose qui
distingue les marchandises est une information abstraite : sa valeur de
change, son prix. Ainsi, le marché constitue un dispositif efficace

1 Karl MARX, Le Capital, Livre I, Section 4.

158
d’abstraction, d’oubli. À travers cet oubli, on réduit de façon notable la
complexité de ce qui est social. Les agents économiques peuvent faire
abstraction de toute la complexité submergée des objets qu’ils ont en
face d’eux et se limiter à la considération d’une simple information
abstraite : le prix. Cette réduction, au passage, explique le succès
opérationnel des économies de marché ; d’un autre côté, elle rend
possible l’existence même de la science économique, telle que nous la
connaissons.
Mais là où il y a eu des histoires, les fantômes demeurent. Le
fantôme est la face nocturne de l’abstraction, son double spectrale. Les
excès de l’abstraction, de l’oubli, se paient toujours au coût d’une
prolifération de spectres. La santé psychique, alors, exige une
médiation, une recherche prudente d’un terme moyen, de la sorte qu’il
libère le spectre de son étrangeté, en lui offrant une place dans le
monde. Cette médiation est le design. La fonction du design industriel
est, en effet, de « s’interposer dialectiquement entre les besoins et les
objets, entre la production et la consommation »1. On dirait, alors, que
le design apporte des histoires : des histoires substitutives, qui d’une
quelconque manière remplacent celles qui ont été supprimées. Les
objets ne se présentent pas sur le marché pourvus uniquement de leur
prix, mais ils portent une matérialité, une forme qui raconte une
quelconque histoire. Le producteur d’une bouteille de vin, par exemple,
essaie que son produit se distingue de la compétitivité non seulement
par le prix ; avec une telle fin, il fait faire une bouteille attractive et une

1 Tomás MALDONADO, El diseño industrial reconsiderado, Édition Gustavo Gili, Barcelone,


1993, p. 14. Maldonado est la figure emblématique de “l’école de l’Ulm”, fondée après la IIème
Guerre Mondiale dans l’esprit de celle de Bauhaus, qui avait été fermée par le régime national-
socialiste. Les ulmiens aspirent à une éthique du design. À un design « véritable », dont le référent
est la fonction et la valeur de l’utilisation, et qu’une syntaxe, une méthodologie rationnelle doit
préserver des perturbations ornementales non dues. En relation aux biens de consommation, cette
éthique suppose que la valeur de l’utilisation est une information, qui est constituée de façon
indépendante au marché. L’évolution postérieure du capitalisme, cependant, va balayer cette
indépendance : ce que l’on appelle le styling, tendance du design surgie aux États-Unis comme
réponse à la crise de 1929, est plutôt caractérisée par la création de besoins. La conception du
design que nous sommes en train d’exposer ici (le design comme une sorte de prothèse de la
mémoire, qui compense l’abstraction opérée par le marché) correspond, évidemment, à cette
dernière phase de la Modernité capitaliste.

159
étiquette qui, littéralement, dans beaucoup de cas, nous proposera une
histoire (« Ce vin a été élaboré avec les plus fines vignes de la région
de Curicó... »).
De cette façon, le design paraît être au service de ce que nous
pourrions appeler la « partie irrationnelle » du marché, complément
que sa rationalité abstraite requiert en fonction, non seulement de la
différentiation des produits mais aussi, si nous avons suivi le
développement antérieur, en quête de neutralisation de l’angoisse
devant un monde étrange. Il y a, conjecturons-nous, une aile du design
qui assume sans complexes la tâche de conjurer l’horror vacui
moderne, proportionnant ces prothèses de l’histoire ― prothèse de
matérialité ― que les êtres humains, lancés à la dérive moderne, nous
ne cessons pas de requérir pour maintenir un certain équilibre
psychique. Cette aile, continuons-nous à conjecturer, aurait comme
exposants paradigmatiques Williams Morris, tout comme le « styling »
postérieur à la Grande Dépression de 1929. Le cas de Morris est
illustratif. Comme Carl Schorske le met en évidence, dans un suggestif
parallèle entre la figure de Morris et celle de Wagner1, la trajectoire de
Morris, depuis le fervent catholicisme de sa jeunesse à l’utopisme
socialiste de ses dernières années, est marquée par la nostalgie d’un
monde familier, qui, de façon basique, aurait été celui du Moyen-Âge ;
un monde à l’échelle humaine ― l’a-t-il réellement été ? ― duquel
nous aurions été injustement expulsés et auquel éventuellement nous
pourrions retourner. Cette conception est traduite, par exemple, dans la
distinction que Morris fait entre l’art et le design. La grandeur de l’art
consiste, selon Morris, à nous exposer directement au réel ; le réel sans
filtres, qui à travers l’art déploie tout son potentiel perturbateur2. Le

1 Karl SCHORSKE, « The Quest fort the Grail : Wagner and Morris », in Barrington MOORE
(éd.), The critical spirit. Essays in honor of Herbert Marcuse, Beacon Press, Boston, 1967, p. 216-
232. Williams Morris (1834-1896), contemporain et ami des pré-raphaelistes, de Dante Gabriel
Rossetti et de Charles Algernon Swinburne, est une des grandes figures de la culture anglaise de la
deuxième moitié du XIXe siècle, depuis la littérature jusqu’à la politique, en passant par
l’industrie, les arts appliqués, le design et l’architecture.
2 « Take note, too, that in the best of art, these solemn and awful things are expresed clearly and
without any vagueness, with such a life and power that they impress on the beholder so deeply
that he is brought face to face with the very scenes and lives among them for a time... its very
greatness makes it a thing to be handled carefully, for we cannot always be having our emotions

160
design, en revanche ― these lesser arts, est l’expression de Morris ―
nous installe au-delà, comme le dit Anna Calvera, à travers le travail
duquel nous nous sommes approchés ici de Morris, dans un
environnement « calme, réfléchi, tranquille et confortable ». En
dernière instance, Morris paraît postuler un accord primordial, qu’il
conviendrait en rigueur de qualifier de catholique, entre l’être humain
et son monde. Cet accord est exprimé dans une conception de la santé.
En 1881, dans une sorte de réponse anticipée à l’interdiction de
l’ornement qui, à partir de 1908, sera associée au nom de l’architecte
Adolf Loos (Ornement et délit), Morris a recours, en effet, à l’idée de
santé. Il s’agit de nier ceux qui optent pour vivre à l’intérieur des
murailles blanches ou qui, « interrogés au sujet des livres qu’ils
préféraient pour meubler (furnish) ses pièces, ils répondraient « avec
aucun ». La réponse de Morris est fondée précisément sur un concept
de santé : « Je crois que vous seraient d’accord avec moi pour penser
que les deux types de personnes seraient en manque de santé mentale
(in an unhealthy state of mind) et probablement aussi corporelle ; dans
ce cas, nous n’avons pas besoin de nous inquiéter de ses caprices, car
notre art est uniquement en relation avec des gens sains et en bonne
santé »1.
Il y a, cependant, une autre aile du design. Une aile calviniste,
insatisfaite, qui opte plutôt, pour en appeler à la composante de la
condition humaine qui, en continuant avec l’image de Morris,
conviendrait d’être nommée comme « malade » ; celle-là qui n’est
jamais confortablement installée dans son environnement. Nous
voulons dire, pour terminer, que la critique envers l’ornementation qui
s’est identifiée avec Alfred Loos et ensuite avec le rationalisme, celle
de la Bauhaus et de ses adeptes, seulement peut être comprise dans le
contexte de ce qu’il conviendrait d’appeler la fureur calviniste,
anamnestique et iconoclaste, de la modernité. L’absence
d’ornementation, nous le savons, devient un ornement de plus. Et, d’un

deeply stirred... », William Morris, Some hints on pattern-designing, 1881. Cité par Anna Calvera,
« La modernité de William Morris », Temes de disseny #14, Servei de Publicacions Elisava,
Barcelona, Décembre 1997.
1 Idem., p. 69. La traduction au français nous appartient.

161
autre côté, il n’y a rien, dans le cercle, le quadrilatère ou le triangle, qui
les rendent plus « rationnels » qu’une sinusoïde, un fractal, ou qu’une
ligne quelconque ; il n’y a rien non plus de « primaire » dans les
couleurs « primaires », au-delà de la superstition linguistique qui les
désigne ainsi. Et ce qui se passe, en rigueur, c’est qu’il ne s’agit pas de
rationalité, ni d’ornements en plus ou d’ornement en moins. Les
extérieurs d’Alfred Loos, ― ainsi le comprend Massimo Cacciari ―
« s’organise(nt) dans la direction et dans la dimension de la monnaie.
Il(s) doive(nt) être pure monnaie, monnaie parfaite : fonctionner sans
faire de bruit strident dans l’univers de la circulation et des échanges
»1. Comme les formes géométriques du rationalisme, la monnaie est
abstraite, simple. Ce qu’il paraît y avoir, alors, est la recherche
délibérée des formes les plus simples, les plus dépouillées et les plus
pauvres. Comme si le design voulait en vérité nous susurrer le secret de
la vacuité et de la pauvreté du monde.
Postdata
La modernité est traversée par la question de la mémoire, de
laquelle la culture matérielle, les objets, n’est pas exclue. Cela étant,
dans son récit « Le Zahir », Jorge Luis Borges nous propose la
parabole de l’objet inoubliable : « Zahir, en arabe, veut dire notoire,
visible ; dans ce sens, c'est l'un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu
; en pays musulman, les gens du peuple désignent par ce mot « les êtres
ou les choses qui ont la terrible vertu de ne pouvoir être oubliés et dont
l'image finit par rendre les gens fous »2. Le Zahir, cependant, est un
objet interchangeable, insignifiant. Borges dit :
À Buenos Aires, le zahir est une monnaie courante,
de vingt centimes; des marques de canif rayent les
lettre N, T et le nombre deux; la date qui est gravée sur
l’avers est celle de 1929. (À Guzerat, à la fin de XVIII
siècle, un tigre fut zahir; à Java un aveugle de la
mosquée de Surakarta, que lapidèrent les fidèles; en

1 Massimo CACCIARI, « Loos, Roth, Wittgenstein: interior y experiencia », in Nicolás Casullo


(Eds.), La remoción de lo moderno. Viena del 1900, Ediciones Nueva Visión, Buenos Aires, 1991,
p. 422, (traduction de Virginie Vallée).
2 Jorge Luis BORGES. « Le zahir », in L’Aleph, op. cit.

162
Perse, un astrolabe que Nadir Shah fit jeter au fond de
la mer dans les prisons du Mahdi, vers 1892, une petite
boussole que Rudolf Carl von Slatin toucha,
enveloppée dans un lambeau de turban; à la Mosquée
de Cordoue, selon Zotenberg, une veine dans le marbre
de l’un des mille deux cents piliers; au ghetto de
Tétouan, le fond d’un puits).1
« Qu’il est facile de ne pas penser à un tigre », dit également Borges,
dans sa sentence qui sert d’épigraphe à ce chapitre. Il en serait
autrement dans le cas où le tigre serait à la fois un aveugle, un astrolabe,
une boussole, une veine de marbre, le fond d’un puits. Nous serions
alors devant un équivalent universel : un Zahir, un objet abstrait et
inoubliable. En effet : si les formes, les qualités des objets résultent
d’un oubli, alors un objet sans qualités ― sorte de cadre zéro de
l’objectualité ― doit être nécessairement et paradoxalement
inoubliable.
L’objet est, entre nous, la monnaie, l’argent. L’argent, équivalent
universel, est l’obsession terminale de notre esprit. Borges, dans le
même récit, décrit un rêve dans lequel, il dit « j’étais les pièces que
gardait un griffon »2.

1 Idem.
2 Idem.

163
X. Psychanalyse : l’avenir d’une illusion
La psychanalyse est cette maladie mentale qui se prend pour sa
propre thérapie.
Karl KRAUSS, Dits et contredits.

La théorie des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie.


Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur
indétermination
Sigmund FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse.

Le nominalisme, nous l’avons répété au long de cette réflexion,


constitue la détermination fondamentale de la Modernité. Ce qui
préside ses options vitales de fond ― la subjectivité, l’incertitude,
la technoscience, l’abstraction, le marché ― et qui en résulte à la
fois impliquée par elles. Le nominalisme affirme une clôture
radicale du langage par rapport au réel ; une altérité primordiale,
une incommensurabilité de base entre l’universalité de nos mots et
un bouillonnement chaotique duquel, dans une stricte rigueur
nominaliste, rien ne pourrait être pensé ni dit, mais que, en lui
faisant d’or et déjà violence, nous appellerons le réel. Le
nominalisme est la doctrine qui ― en violant, dès le début, sa
propre clôture ― « sait » de l’irréductible singularité du réel ; mais
elle le sait cependant comme ce qui est inaccessible, ce qui est
inarticulable, ce qui est oublié.
Sous le prisme de l’universalité, une telle singularité irréductible
nous paraît comme annulée, oubliée. À partir de son confinement à
l’oubli, elle peut seulement revenir en tant qu’un shock
traumatique, en tant qu’une irruption de l’extraordinaire. Le
langage, les choses, qui sont pensées et dites en lui, nous sont
rendues présentes à la fois en tant que le résultat d’un oubli
nécessaire des différences qui constituent le réel (Borges : «penser,
c’est oublier des différences ») ; de cette façon, cependant, la même
prose de la quotidienneté reste entourée par un halo, par le spectre
de tout ― ruine, déchet ― ce que la construction linguistique de
notre monde a dû exclure. Finalement, dans ce monde, ainsi
construit, il n’y a de place que pour ce qui est conditionné. Ce qui
est conditionné sature l’espace des annotations valides dans le livre
du monde wittgensteinien. Ce qui est inconditionné, en revanche,
reste hors du monde. Mais de ce au-dehors, duquel en toute rigueur

164
on ne peut rien dire, provient la capacité même de prendre la parole
(de façon exemplaire, pour articuler la profession moderne de
l’aphasie : « je ne parle pas, je suis parlé »).
Ainsi, la Modernité est traversée par un profond paradoxe, clé
de ses violentes oscillations, de sa déchirure. D’une part, elle
aspirait à couper le pont entre ce qui est profane et ce qui est sacré
― l’extraordinaire ― avec l’objectif d’éviter sa profanation de la
part du pouvoir tyrannique. Néanmoins, à la fin du chemin, et en
vertu de sa propre exclusion, l’extraordinaire devient omniprésent :
à partir d’une temporalité plus radicale que celle que le
nominalisme réfute (« temps-maintenant », l’appelle Walter
Benjamin), il fait irruption comme un mot sans motif, comme un
événement inespéré, comme une catastrophe : comme la mort sans
horizon historique de rédemption. La Modernité, qui a voulu
clôturer le recours à l’extraordinaire, se révèle absolument poreuse
devant son irruption. De même que l’Illuminisme pour Horkheimer
et Adorno, le nominalisme, moteur secret de celui-ci, « a eu pour
but de libérer les hommes de la peur […]1 » ; cependant, comme
lui, également, il ne résulte être que « la radicalisation de la terreur
mythique » 2.
Que pouvons-nous dire, cependant, de cette incommensurabilité
primordiale entre le langage et le réel postulée par le nominalisme ?
Comme nous l’avons montré de façon réitérée, il s’agit d’un
postulat indémontrable ; son affirmation constitue, d’un autre côté,
une contradiction performative. De telles faiblesses, cependant, ne
« réfutent » pas le nominalisme moderne (comme le réalisme pré-
moderne n’était pas non plus réfuté par les siennes) ; à la manière
de ces contradictions qui, installées dans une fiction, permettraient
le fait de deviner une « réalité atroce et banale » (Borges dans
« Tlön, Uqbar, Orbis Tertius »), elles constituent plutôt des points
de fugues à travers lesquelles le nominalisme prend conscience de
lui-même, de son savoir du réel abyssique et paradoxale.
Conscience de soi-même autant dans ce qui est relatif à son
arbitrariété qu’à son caractère irréfutable ; à son caractère, pour
autant, de fiction performative. Fiction : le nominalisme est le rêve
collectif auquel nous avons, à une époque, été jetés.

1 Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison, op. cit., p.


21.
2 Ibid., p. 33.

165
Performativité : la fiction nominaliste moderne prescrit et rend
possible des pratiques, des formes de vie. De cette façon, pour
autant, elle viole l’interdiction en ce qui concerne le passage de ce
qui « est » à ce qui « doit » qui constitue, cependant, son contenu
manifeste. Auparavant, en suivant Roland Barthes, nous avons
défini le mythe comme étant ce dispositif symbolique en vertu
duquel les choses perdent la mémoire de leur histoire profane – de
leur généalogie – et s’imposent à nous comme nature, comme
valeur. Le nominalisme héberge alors dans son intérieur un noyau
mythique : le même qu’il doit progressivement dissoudre,
désenchanter. L’articulation du mythe accomplit cet impératif de
désenchantement. Le mythe articulé, transformé en langage, perd
sa compulsivité : il se domestique, se transforme en un simple récit.
D’un autre côté, la performativité ne disparaît pas : elle recule
plutôt vers le silence, et elle peut seulement être approchée depuis
l’extérieur, par cette voie négative1 : depuis ce silence, cependant,

1 La « voie négative » (ce que l’on appelle apophase) et son « ressemblant de famille » avec
la déconstruction, constituent les topiques principaux dans le « tournant de la religion » qui a
caractérisé la pensée de Jacques Derrida dans les deux dernières décennies. La
déconstruction, affirme Derrida, peut être vue comme le discours apophatique le plus
cohérent : dans cette ligne, « pour ceux qui voudraient considérer la « déconstruction »
comme un symptôme du nihilisme moderne ou postmoderne » ou bien « […] reconnaître,
s’ils le souhaitent, le dernier témoignage, pour ne pas dire le martyre de la foi en cette fin de
siècle. Cette lecture sera toujours possible ». (« Comment ne pas parler : Dénégations »,
Psyche : invention de l’autre, Paris, Galilée, 1997, p. 539). Un des éléments de ce
« tournant » est la considération de l’Illustration comme traversée par la foi, une confiance
limitrophe à ce qui est hétéronome, et qui, cependant, reste impliquée dans les actes les plus
élémentaires de la culture des lumières. Derrida dit :
[…] les « lumières » de la critique et de la raison télétechnoscientifique ne peuvent que
supposer la fiabilité. Elles doivent mettre en œuvre une « foi » irréductible, celle d’un « lien
social » ou d’une « foi jurée », d’un témoignage («Je te promets la vérité au-delà de toute
preuve et de toute démonstration théorique, crois-moi, etc. »), c’est-à-dire d’un performatif
de promesse à l’œuvre jusque dans le mensonge ou le parjure et sans lequel aucune adresse à
l’autre ne serait possible. Sans l’expérience performative de cet acte de foi élémentaire, il n’y
aurait ni « lien social », ni adresse à l’autre, ni aucune performativité en général : ni
convention, ni institution, ni Constitution, ni État souverain, ni loi, ni surtout, ici, cette
performativité structurelle de la performance productive qui lie d’entrée de jeu le savoir de la
communauté scientifique au faire, et la science à la technique. […] partout où cette critique
télétechnoscientifique se développe, elle met en œuvre et confirme le crédit fiduciaire de
cette foi élémentaire qui est au moins d’essence ou de vocation religieuse (la condition
élémentaire, le milieu du religieux sinon de la religion elle-même) »., Jacques Derrida et
Gianni Vattimo, La religion, Éditions du Seuil, France, 1996, p. 59-60.
Pour un commentaire éclairé de ce « tournant de la religion », voir : Hent DE VRIES,
Philosophy and the turn to religion, The Johns Hopkins University Press,
Baltimore&London, 1999.

166
il dirige nos vies despotiquement et – maintenant oui nous pouvons
le savoir – de façon infondée.
La psychanalyse offre un point d’observation privilégié à partir
duquel nous pouvons apercevoir le noyau mythique de la
Modernité. La psychanalyse, en effet, n’est pas une science
empirique, mais interprétative, capable de réinterpréter, et même de
repousser, n’importe quelle évidence empirique qui prétendrait, par
exemple, la rendre fausse. L’abandon encore controversé de la part
de Freud de la « théorie de la séduction », aux abords de la
psychanalyse, constitue un bon exposant de cet aspect interprétatif.
Devant un patient qui affirme avoir été agressé sexuellement dans
son enfance, la psychanalyse peut toujours produire une
interprétation en vertu de laquelle un tel souvenir ne serait qu’un
effet de la mémoire fausse, une élaboration dans laquelle ces gains
théoriques du psychanalyste (obtenus, pour ainsi le dire, aux
dépends d’une écoute plus littérale de l’évidence apportée par les
patients), le Complexe d’Œdipe et l’inconscient, ont contribue. Les
critiques de Karl Popper à la psychanalyse (mais aussi au
marxisme) sont précisément fondées à partir de cet aspect
interprétatif : en faisant appel respectivement à l’ « inconscient » et
à la « conscience de classe », les deux disciplines s’octroieraient à
elles-mêmes des réserves interprétatives illimitées : capacité pour
repousser et réinterpréter n’importe quelle évidence empirique
apportée par l’interlocuteur, en les réduisant à la fausse conscience,
à l’idéologie, au symptôme.
L’aspiration de Popper, dans sa Logique de la recherche
scientifique, a tracer un « critère de démarcation », capable de
discriminer entre les disciplines scientifiques et métaphysiques ;
elle a aussi ce débat pour toile de fond. Cela étant, ce qui
popperiennement les distinguerait serait la possibilité de la
fausseté. Seulement seraient scientifiques ces disciplines-là, non-
omni-englobantes, susceptibles d’être réfutées par une quelconque
évidence possible. La réfutation, par principe, serait hors de la
portée de la psychanalyse (et également du marxisme). De fait, un
des aspects de la définition freudienne de l’inconscient le détermine
de cette façon. L’inconscient est, précisément « certain[s]
procédé[s] technique[s] qui nous permette[nt] de combler les

167
lacunes qui subsistent dans les phénomènes de notre conscience » 1,
explique Freud, dans le dépouillé et axiomatique Abrégé de la
psychanalyse, écrit peu de temps avant sa mort :
Nous avons pu découvrir certains procédés
techniques qui nous permettent de combler les
lacunes qui subsistent dans les phénomènes de
notre conscience et nous utilisons ces méthodes
techniques comme les physiciens se servent de
l’expérimentation. Nous inférons ainsi une quantité
de processus en eux-mêmes « inconnaissables ».
Nous insérons ensuite ceux-ci parmi les processus
dont nous sommes conscients. Quand, par exemple,
nous déclarons : « Ici s’est inséré un souvenir
insconscient », c’est qu’il s’est produit quelque
chose que nous ne concevons pas mais qui, s’il
était parvenu jusqu’à notre conscient, ne se pourrait
décrire que de telle ou telle façon ».2
Cela étant, comme le savait Kant (Critique de la raison pure),
deux sont les manières selon lesquelles nos représentations peuvent
correspondre avec leurs objets. Ou bien elles se forment par
induction empirique et alors elles ne peuvent aspirer à guère plus
qu’à la simple généralité ; ou bien ces objets doivent être, d’une
quelconque manière, constitués par nos représentations. Cette
dernière, nous le savons déjà, est la stratégie transcendantale, à
travers laquelle Kant tente d’injecter à la modernité cette
métaphysique minimale sans laquelle elle serait dépourvue de tout
contenu normatif. Cependant, aux temps de Freud (et au temps de
Popper, un autre viennois, bien que d’une génération postérieure),
la stratégie kantienne est caduque. De fait, la tentative la plus
lucide de reconstruire, dans les conditions du XXème siècle, une
philosophie transcendantale (le Tractatus wittgensteinnien) ne fait
que mettre en évidence, de façon spectaculaire, sa crise. Dans le
Tractatus, en effet, la logique matérielle kantienne, tout

1 Sigmund FREUD, Abrégé de Psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 1964,


p. 73.
2 Idem. Il est certain que le parallèle que fait Freud avec l’expérimentation et l’inférence en
physique est seulement applicable pour ces résidus métaphysiques qui, de façon
décroissante, cohabitent avec l’emphase purement opérationnelle, la formalisation,
l’application rigoureuse du rasoir du nominaliste Occam, éléments qui caractérisaient déjà
les « sciences exactes » au temps de Freud, et encore plus au nôtre.

168
l’engrenage représentationnel qui, comme l’espace, le temps, la
causalité et autres catégories, permettait de concevoir une
universalité non dépourvue de contenu empirique, a disparu.
Comme dans la situation de l’anarchie – « cette métaphysique
tomba peu à peu, […] dans une complète anarchie »1 – que Kant
fictionalise dans le Prologue de la Première édition de la Critique
de la raison pure, l’universalité et l’empirie se sont scindées. Ainsi,
dans le Tractatus, la seule universalité et nécessité qui reste debout
correspondent aux propositions de la logique, lesquelles,
cependant, sont empiriquement vides. De même, la vérité de la
science repose exclusivement sur l’induction fragile, dans la simple
généralité. Et l’éthique, l’esthétique et tout discours qui aspire à
une certaine normativité (en y incluant la philosophie, en y incluant
le Tractatus même) se sont retirés dans le silence.
Mauvais pronostique, donc, pour une politique qui prétendrait
encore trouver l’inspiration dans l’héritage de Kant. La pensée
politique de Popper s’articule autour de ce problème : celui de la
probabilité d’une « société ouverte » dans laquelle l’impératif n’est
pas un « tout est valable ». Qu’elle soit pourvue, donc, d’un
contenu normatif, lequel, par définition, ne pourrait pas être réduit
à la simple généralisation empirique, à la réplique statistique de ce
qui est ; mais qui ne succombe pas non plus devant l’universalité
totalisante – et pour Popper totalitaire –, de la métaphysique. La
science popperienne, ouverte et qui peut être faussée, paraît
proportionner un tel modèle. Cependant, le critère de démarcation a
une brèche, dans laquelle la métaphysique s’engouffre à nouveau,
dans toute sa gloire et majesté. En effet : le critère de démarcation,
est-il lui-même faussé ? S’il ne l’est pas, il s’agira d’une autre
forme de métaphysique. S’il l’est, alors il doit exister au moins une
théorie qui, sans pour autant rester en dehors de l’horizon de la
raison scientifique, ne soit pas faussée. Dans tous les cas, la porte
pour la métaphysique est restée ouverte. Et il ne pouvait en être
d’une autre façon. La métaphysique est le mythe rationalisé, qui
traduit ses pouvoirs fabuleux et personnalisés en termes de nature,
de nécessité et d’universalité. Et le mythe, nous le savons déjà,
opère le passage entre ce qui « est » et ce qui « doit ». En dernière
instance, en lui s’exprime tout autour de quoi, dans une formation

1 Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, PUF, France, 1944, p. 6.

169
sociale déterminée, la « liberté d’errer » n’existe (le nominalisme
même, dans le cas de la Modernité). À partir de ce point de vue, si
mythique, prescriptif, est la psychanalyse qui, avec l’inconscient
comme « certain[s] procédé[s] technique[s] qui nous permette[nt]
de combler les lacunes qui subsistent dans les phénomènes de notre
conscience »1, préfigure et donne l’expression à la vie psychique
des sujets modernes, comme la même pensée popperienne (qui
aspire à proportionner une norme pour les discours légitimes à
l’intérieur d’une « société ouverte »).
Nous nous proposons de traiter dans ce qui suit la psychanalyse
comme l’expression, partiellement autoconsciente, du mythe
fondateur du nominalisme de la modernité : de ce noyau
performatif qui prescrit l’amalgame particulier de la mémoire et de
l’oubli que les modernes nous ne pouvons que percevoir dans nos
concepts et dans nos mots. La capacité de la psychanalyse pour
donner l’expression de ce mythe, et non une généralisation
inductive impossible à partir de l’expérience clinique, qui se pose,
dans certaines occasions, avec une ingénuité épistémologique
émouvante : celle-ci serait la clé de la vérité profonde, « vérité
historico-vécu », symptomatique, pour utiliser la terminologie de
Freud lui-même, de la psychanalyse. Le secret du pouvoir, de la
fascination inépuisable qui s’exerce sur la conscience moderne
depuis sa formulation cela fait plus d’un siècle.
Peut-être que l’évidence la plus convaincante au sujet de cette
fascination mythique provient de ses détracteurs. Les détracteurs,
en effet, au-delà des aspects positifs, des thèses plus ou moins
contrastables empiriquement qui se suivent d’une quelconque
doctrine et desquelles leurs adeptes tendent à être d’une certaine
façon captifs, ont l’habitude d’être très sensibles aux options
conceptuels et vitales de fond, celles-là qui leur donnent vie et
constituent leur noyau de sens. Dans le cas de la psychanalyse,
faire une liste de tels sujets sensibles serait une tâche considérable.
Souvenons-nous alors de seulement l’un d’entre eux, à notre déjà
connu Ludwig Wittgenstein, qui peut être considéré, en relation
avec Freud (de qui il a été contemporain, de la même façon que l’a
également été de Karl Krauss), comme un détracteur érudit,
distingué et paradigmatique. Les écrits de Freud ont intéressé

1 Sigmund FREUD, Abrégé de Psychanalyse, op. cit., p. 73.

170
Wittgenstein à partir de 1919. De la décennie de 1940 datent
quelques unes de ses conversations sur le sujet avec son ami et
disciple Rush Rhee, dont les notes abondantes ont été publiées
(Lectures and conversations on Aesthetics, Psychology and
religious belief, Blackwell, Oxford 1966). Ce qui nous intéresse
particulièrement c’est ce qui a été exprimé par Wittgenstein en
relation au mythe, à l’illusion qui, de façon surprenante, serait
logée dans le noyau même de cette machine efficace de
désenchantement et d’illumination : la psychanalyse. Wittgenstein
dit :
Freud se réfère à divers mythes de l’antiquité et
prétend que ses recherches ont enfin permis
d’expliquer comment il se fait que l’homme ait
jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe.
Ce n’est pas cela que Freud a fait en réalité,
mais quelque chose de différent. Il n’a pas donné
une explication scientifique du mythe antique. Il a
proposé un mythe nouveau, voilà ce qu’il a fait. Par
exemple l’idée selon laquelle toute anxiété est une
répétition de l’anxiété à laquelle a donné lieu le
traumatisme à la naissance, a un caractère attrayant
qui est précisément le même que celui qu’à une
mythologie. « Il n’y a là que l’aboutissement de
quelque chose qui s’est passé il y a longtemps. »
C’est presque comme s’il se référait à un totem.
On pourrait pratiquement en dire autant de la
notion de « Urszene » (scène primitive). Celle-ci
comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une
sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la
répétition du même canevas qui a été tissé il y a
longtemps. Comme un personnage tragique
exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis
à sa naissance. […] Une telle situation est
susceptible d’apparaître à l’intéressé comme
quelque chose de néfaste, quelque chose de trop
odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il
peut ressentir un immense soulagement si on est en
mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure
d’une tragédie – qu’elle est l’accomplissement

171
tragique et la répétition d’un canevas qui a été
déterminé par la scène primitive.1
« Une puissante mythologie », en conclut Wittgenstein un peu
plus loin dans le texte 2 . Dans ce qui suit, nous prétendons
précisément nous approcher de cette « mythologie ». Pour cela,
nous utiliserons comme fils conducteur la lecture d’un texte de
Freud qui est souvent considéré comme moindre et marginal
(lorsque qu’il n’est pas considéré comme excentrique, ou même
sénile : a-t-on fini par écrire à Londres en 1938, lorsque son auteur
entrait déjà dans l’étape terminale de la douloureuse maladie qui,
peu d’un an après, donnerait lieu à sa mort). Il s’agit de Moïse et le
monothéisme, œuvre dont les deux premières parties avaient été
publiées antérieurement (1927) dans Imago, organe théorique de la
communauté psychanalytique viennoise et dont la partie finale,
beaucoup plus étendue et substantielle que les antérieures, avait
déjà été élaborée par Freud en 1934, comme sa correspondance
avec Arnold Zweig et Lou Andrea Salomé le prouve. Les raisons
de prudence politique, qui nouvellement, ont été enregistrées dans
sa correspondance (et également dans les « Notes Introductives »
qui précédent la IIIe partie dans l’édition de 1934) ont amené Freud
à maintenir en réserve le manuscrit de 1934. Dans une Europe
Centrale menacée par le nazisme (menace qui au juif Freud,
évidement, ne pouvait pas cesser de l’inquiéter), il s’agissait de ne
pas compromettre, avec une œuvre qui en partie réitérée les
trouvailles de Totem et tabou (1912), la tolérance précaire que les

1 Ludwig WITTGENSTEIN, Conversations sur Freud, in Leçons et conversations sur


l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Gallimard, France, 1971, p. 105.
2 Dans une veine similaire à la nôtre (et en commentant également l’œuvre de Wittgenstein,
dont la phrase « une puissante mythologie », dit-il, « peut être lue antithétiquement comme
un hommage involontaire au pouvoir mythologisant de Freud »), Harold Bloom écrit : « la
spéculation, avant la théorie, est le mode de Freud, comme cela l’a été de Montaigne. Il
importante peu que, joyeusement et consciemment, Montaigne ait confondu aussi des raisons
avec des causes, ou si cela importe c’est seulement dans la mesure où cela enrichit son
discours. La spéculation freudienne peut ou non être scientifique ou philosophique ; ce qui
compte chez elle c’est son pouvoir interprétatif. Toute mythologie est interprétation, mais
l’interprétation devient seulement mythologie si elle vieillit de façon productive.
L’interprétation qui meurt jeune ou qui vieillit de façon stérile est dénoncée comme un
simple commérage. Montaigne, qui a seulement été surpassé par Shakespeare, est le
mythologue dominant de la Renaissance tardive. Freud, qui n’a été surpassé par personne,
est le mythologue de notre temps, peu importe ce par quoi notre temps va terminer par être ».
« Freud : Frontier Concepts, Jewishness, and interpretation », in Cathy CARUTH (éd.),
Trauma, explorations in memory, Baltimore and London, The Johns Hopkins University
Press 1995, p. 113.

172
autorités conservatrices catholiques du gouvernement viennois
exerçaient envers la psychanalyse. Mais cette difficulté politique
associée à Moïse et le monothéisme, considérée de façon isolée, est
encore extérieure à la psychanalyse. Il y en a d’autres, que nous
ferons noter ultérieurement, qui surgissent de cette matière même
et qui, certainement, ne sont pas passées inaperçues pour son
auteur. Cependant, l’œuvre – et cette circonstance ne pourrait pas
être indifférente pour sa compréhension – devait apparemment être
écrite et de fait elle l’avait été, en marge des incertitudes, et des
risques associés à sa publication. Comment comprendre cette
compulsion ?
En termes psychologiques, on dirait que la menace qui planait
autour de l’homme Freud (der Mann Freud), au sujet de son savoir
et de son peuple – menace totale, « solution finale » – n’a pu que
précipiter un « retour du refoulé » : la réactivation de l’Urszene de
la psychanalyse même, de ces questions discutées qui constituent
son noyau et sa vérité la plus décisive, mais qui dans sa pratique
« normale » (la référence ici est, bien évidemment, celle de la
« science normale » de Thomas S. Kuhn), la psychanalyse doit
nécessairement refouler, oublier. Cela étant, l’intrigue explicite de
Moïse et le monothéisme nous montre un Freud occupé à répondre
à la question à propos de l’essence du judaïsme (et de
l’antisémitisme) ; de son étrange persistance même sous les strictes
conditions de l’Illustration. Mais aussi dans la vie intellectuelle de
ce Aufklärer radical, Sigmund Freud et pourquoi pas, arrivés à ce
point, dans sa création scientifique, la psychanalyse. La question de
l’origine du monothéisme (répétition, un quart de siècle plus tard,
du savoir obtenu dans Totem et tabou), du judaïsme et du
christianisme et l’autoréflexion sur la psychanalyse restent, dans
Moïse et le monothéisme, intimement liés1.

1 Ceci est du moins la manière dont, avec quelques nuances, ce texte a été lu
particulièrement aux années 1990, à partir, notamment, du travail de l’historien Yosej Havin
Yerushalmi. En 1989, Yerushalmi, déjà connu pour son œuvre sur le thème de la mémoire
juive ( Zakhor : Jewish history and jewish memory, University of Washington Press, Steattle,
1982) a été invité à prononcer les conférences annuelles Franz Rosenzweig, organisées par
l’université de Yale, sous le titre de Freud’s Moses Judaism terminable and interminable.
Ces conférences ont été consacrées à analyser le thème du judaïsme chez Freud, à partir
précisément, d’une relecture de Moïse et le monothéisme. À leur tour, elles ont donné lieu à
une série de commentaires – dans laquelle ce texte-ci souhaiterait, sans aucune prétention,
s’inscrire – de la part d’une série d’auteurs renommés, entre lesquels Jacques Derrida et
Richard J. Bernstein, et l’égyptologue Jan Assman. Les conférences de Yerushalim

173
Quelles sont les thèses fondamentales de Freud dans le Moïse et
le monothéisme qui permettent de fonder cette liaison ? Le noyau
de l’œuvre consiste en l’affirmation que, pour des raisons toute à
fait fortuites, une obscure tribu sémite qui habitait alors en Egypte
– postérieurement le peuple juif – leur aurait correspondu de
protagoniser un spectaculaire « retour du refoulé ». « Les
hommes », dit Freud en réitérant les trouvailles de Totem et tabou,
« ont toujours su qu'ils avaient un jour possédé et assassiné un père
primitif »1. Cela étant,
Le destin en poussant le peuple juif à renouveler
sur la personne de Moïse, éminent substitut du père,
le forfait primitif, le patricide lui permit de
comprendre cet exploit. Le souvenir fut remplacé
par l'« agir» comme il arrive si souvent au cours de
l'analyse des névrosés.2
Le parricide en tant qu’événement fondateur de la culture, tel est
l’hypothèse ethnologique que Freud, en se basant sur les idées
d’Atkinson, de Darwin et principalement de Robertson Smith, avait
formulée dans Totem et tabou. L’origine de la culture, de la morale
et aussi de la religion, résiderait dans l’assassinat archaïque, répété
tour à tour, du protopère qui, dans les temps pré-historiques, aurait
régi de façon despotique la horde, forme embryonnaire de toute
sociabilité ultérieure. Son assassinat – ou plutôt, l’élaboration de
cet évènement traumatique dans la psyché collective— serait à la
base des réussites culturelles aussi importantes que la morale (la

(professeur d’Histoire Juive, Université de Yale) répétées en 1990 dans les universités de
Mount, Holyoke et Smith, et à Paris, à l’Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales, ont
été publiées par Yale University Press (New Haven an London, 1991). En 1994, Jacques
Derrida a consacré sa conférence du Colloque International : « Memory : The question of
archives » (Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, Musée
Freud, Courtland Institute of Art, Londres, juin 1994) à commenter le texte de Yerushalmi. Il
en a résulté le texte suivant, Mal d’archive : une impression freudienne, Galilée, Paris). À
son tour, Richard J. Bernstein (New School for Social Research, New York) a publié en
1998 un livre (Freud and the legacy of Moses, Cambridge, Cambridge University Press)
dans lequel il commente les textes antérieurs en se centrant sur l’apport de la psychanalyse à
la compréhension de la transmission culturelle de la tradition, et de la caractérisation, de la
part de Freud, de l’essence du judaïsme comme der Fortschritt in der Geistigkeit (« l’avance
dans la spiritualité ») associé au monothéisme stricte et à l’interdiction des images. Jan
Assmann, de son côté, a publié Moses the Egyptian : the memory of Egypt in Western
Monotheim, Harvard University Press, Cambridge, Mass, 1997).
1 Sigmund FREUD, Moïse et le monothéisme, Gallimard, Paris, 1980, p. 70.
2 Ibid., p. 63.

174
Loi, sorte de forme sublimée du despotisme du père, résultat du
renoncement – grâce à l’équilibre de la terreur – à la violence de la
part des frères qui assassinent et suivent le père), l’exogamie et le
tabou de l’inceste (renoncement similaire à la possession des
femmes, mères et sœurs, de la horde). À son tour, la religion,
constituerait une forme de « retour du refoulé » : une sorte
d’analogue psychosociale des névroses qui affectent le psychisme
individuel, par l’intermédiaire duquel le traumatisme original
reviendrait pour exiger ses droits, mais à la fois, il serait amorti,
déformé, sublimé culturellement.
À cette hypothèse ethnologique, Freud ajoute certains traits
circonstanciels. En premier lieu, l’hypothèse défendue avec des
arguments philologiques et interprétatifs, dont la fragilité lui-même
ne cesse de nous avertir, que Moïse, considéré comme un
personnage historique (qualité que Freud concède rarement aux
héros bibliques) aurait été à l’origine non pas hébreu, mais égyptien.
Le monothéisme juif, à son tour, serait le résultat de l’importation,
opérée par ce personnage, d’une innovation religieuse égyptienne.
En effet, le pharaon Aménophis IV l’aurait établi comme sa
religion d’état, sous la forme d’un culte exclusif du pouvoir solaire,
Aton, en se faisant alors, à partir de ce moment, appeler Ikhnaton.
La religion d’Aton est caractérisée par la croyance exclusive en un
Dieu unique, par le rejet de l’anthropomorphisme, la magie, la
sorcellerie, la négation absolue de toute vie postérieure. À la mort
d’Ikhnaton, cependant, cette grande hérésie aurait été rapidement
inversée, et les égyptiens seraient retournés à leurs anciens dieux.
Moïse, pour sa part, aurait été un prête ou un noble égyptien et un
fervent monothéiste. Afin d’éviter que la religion d’Aton s’éteigne,
elle aurait été mise à la tête d’une tribu sémite opprimée qui
résidait alors en Egypte, en la sortant de la soumission et en créant
une nouvelle nation. Elle leur aurait remis une version encore plus
spiritualisée et en carence d’images du monothéisme et, pour les
distinguer, elle y aurait introduit la coutume égyptienne de la
circoncision.
Mais l’ « histoire conjectural » (Historie) de Freud ne s’arrête
pas là. En s’appuyant sur l’historien Ernst Sellin, qui aurait trouvé
des indices de cela dans les prophètes (en Oseas,
fondamentalement), il postule que les juifs auraient assassiné
Moïse. En effet, la masse primitive des anciens esclaves n’aurait

175
pas toléré les renoncements pulsionnels associés à la nouvelle foi.
Dans une révolte de masse, Moïse aurait été assassiné. La mémoire
de son assassinat, le meurtre du véritable créateur du peuple juif :
un déicide, donc, serait resté profondément enseveli dans
l’inconscient. Postérieurement, dans l’oasis de Méribat-Quadesh,
les hébreux auraient forgé une alliance avec d’autres tribus sémites,
en vertu du quelle une divinité volcanique et féroce, appelait
Yahweh, est devenu leur dieu national. Ou, plutôt, le dieu de Moïse
a fusionné avec le Yahweh et les exploits de Moïse ont été attribué
à un prête médianite du même nom. Cependant, au bout d’une
période de plusieurs siècles, la tradition submergée aurait retrouvé
ses forces jusqu’au point de se réaffirmer et d’émerger victorieuse.
À Yahweh, on lui a attribué, à partir de ce moment-là, les qualités
spirituelles et universelles du dieu mosaïque. Cependant, la
mémoire du meurtre de Moïse serait restée réprimée parmi les juifs,
rejaillissant, bien que déformée, seulement avec le christianisme1.

1 La structure labyrinthique de Moïse et le monothéisme, à laquelle nous avons déjà fait


référence auparavant, attire notre attention. Bien que la situation politique et la mauvaise
santé de Freud puissent servir d’explication pour ce fait, il faut également mentionner une
interprétation plus juste de la thèse que nous sommes en train de développer. Dans Moïse et
le monothéisme, qui veut rendre compte du monothéisme à partir d’une scène originaire du
meurtre du proto-père, surgit plutôt ce qui est réprimé dans la psychanalyse même (et dans le
judaïsme, qui pour Freud, comme nous le verrons ultérieurement, constitue son antécédent).
Nous associons à ce retour du réprimé les difficultés d’expression de Freud, sur lesquelles
attire l’attention Yerushalmi, chaque fois qu’il a essayé de définir l’essence du (et de son
propre) judaïsme. Ainsi, dans la brève préface qu’en décembre 1930 Freud a rédigée pour
l’édition en hébreux de Totem et tabou, nous pouvons lire ce qui suit :
« Aucun des lecteurs de ce livre ne pourra facilement se mettre dans la position
affective d’un auteur qui ne comprend pas la langue sacrée (die heilige Sprache), à
qui la religion des ancêtres – comme toute autre religion – est complètement
étrangère, qui ne peut partager les idéaux nationalistes, mais qui n’a cependant
jamais renié son appartenance à son peuple, qui se sent profondément Juif et ne
souhaite nullement qu’il en soit autrement. Qu’on lui demande : qu’y a-t-il encore
de Juif en toi, si tu as abandonné tout ce que tu as de commun avec tes
compatriotes ? Il répondrait : encore beaucoup, et vraisemblablement le principal.
Mais cet essentiel (dieses Wesentliche) ne peut pour l’instant se mettre clairement
en mots. Un jour, sûrement, cela sera accessible au regard scientifique
(wrissenschaftlicher Einsicht) », (Sigmund Freud, Œuvres Complètes, Presses
Universitaires de France, Paris, 1912-13: 293, XV; nt).
Dans un texte publié peu après Le moïse de Freud : Judaïsme terminable et interminable,
Yerushalmi contraste la confiance « biblique » de Freud dans les pouvoirs du mot, avec
l’attitude (« maïmonide », dit-il, en faisant référence au Moïse Maïmonide (1135-1204),
considéré comme la figure intellectuelle la plus importante du judaïsme médiéval) de
Schoenberg, laquelle « souligne la faillibilité de toute expression verbale ». Mais ce
contraste rend plus notoire l’oscillation de Freud lorsque, dans le fragment antérieur, il essaie

176
En faisant de Moïse un égyptien, Freud ferme la possibilité que
l’histoire qui est en train de se raconter soit réduite à une affaire
nationale juive. Ce qui est spécifiquement juif, c’est le meurtre de
Moïse : de cette manière, et en accord avec un procédé que la
psychanalyse connaît bien, s’initie alors un spectaculaire « retour
au refoulé ». La mémoire enterrée des épisodes primitifs et
traumatisants de la préhistoire de l’humanité décrits dans Totem et
tabou entre, pour le dire de cette façon, en résonnance avec
l’énergie psychique apportée par le crime de nouveau accomplit1.
Avec cela, les traits psychiques, que nous avons décrits en détail
auparavant, sont également réactivés en association avec cette
Urszene : éclosion de la culpabilité, sublimation sous la forme du
culte à un Dieu-Père, établissement de la Loi.
« Traumatisme précoce, défense, latence, explosion de la
névrose, retour partiel du refoulé » 2 . Celui-ci est le schéma
psychanalytique du développement des névroses, déjà appliqué à la
« psychologie de masse » dans Totem et tabou. Freud revient à ce
schéma une fois de plus pour interpréter le rejaillissement
irrésistible du monothéisme mosaïque, après la période de l’oubli et
de l’allaitement marqué par l’épisode de Meribat-Quadesh3. Un des

d’articuler « cet essentiel » du judaïsme, au-delà de la communauté de la langue, de la


religion ou du sentiment national. Et à ce sujet, Yerushalmi observe :
« Seulement deux fois, à ma connaissance, la confiance que Freud avait dans son
expression verbale a faibli, et toutes les deux ont eu lieu lorsqu’il tentait de définir la
nature de son judaïsme (voir le discours adressé á la B’nai B’rith et la préface à la
traduction à l’hébreu de Totem et Tabou). Il ne s’est pourtant pas reposé jusqu'à trouver
les mots. Le résultat en a été Moïse et le monothéisme ». (Yosef Hayim YERUSHALMI,
« The Moses of Freud and the Moses of Schoenberg : On Words, Idolatry an
Psychoanalysis ». The Psychoanalytic Study of the Child 47 (1992), 1-20, p. 13.).
L’allocution de Freud a été dirigée à la loge viennoise de la B’nai B’rith, en 1926. Dans
celle-ci, en effet, Freud interprète son adhésion au judaïsme en terme de « beaucoup
d’obscures forces émotionnelles, d’autant plus puissantes qu’on peut moins les exprimer par
des mots […] » (Sigmund FREUD, « Allocution aux membres de la société B’nai B’rith »
(1926), Œuvres complètes psychanalyse, vol. XVIII, p. 113-117, Paris, PUF, 1994).
Dans cette perspective, on pourrait dire, sans oscillations, dans Moïse et le monothéisme, que
Freud aurait récupéré sa capacité biblique d’articulation.
1 Quel aurait été, à sa manière, l’épisode qui aurait initié le monothéisme égyptien ? La
réponse de Freud est, dans ce cas, particulièrement « marxiste » : elle met en relation la
renaissance du monothéisme en Egypte avec l’expansion de l’Empire, qui aurait apporté
avec lui le besoin d’universaliser les croyances religieuses.
2 Sigmund FREUD, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 58.
3 Au sujet du (supposé) transfert problématique de concepts qui semble avoir son sol
originaire dans l’étude de la psyché individuelle, au terrain de la « psychologie de masse »
(par exemple, l’inconscient), Freud dit : « Le contenu de l'inconscient n'est-il pas, dans tous
les cas, collectif ? Ne constitue-t-il pas une propriété générale de l'humanité ? », (Sigmund

177
rendements culturels principaux et une des plus grandes
conséquences de ce monothéisme, selon ce que Freud observe,
c’est l’interdiction en ce qui concerne les images. Freud dit :
L'une des lois mosaïques a plus d'importance
qu'on ne lui en attribue tout d'abord. C'est
l'interdiction de se faire une image de Dieu, c'est-à-
dire l'obligation d'adorer un dieu invisible. Je
présume que Moïse a dû, sur ce point, être plus
strict encore que la religion d'Aton. Peut-être ne
cherchait-il qu'à être logique, sa Divinité ne devait
avoir ni nom ni visage. Peut-être s'agissait-il là
d'une nouvelle mesure de protection contre
d'illicites pratiques magiques. Mais une fois cette
interdiction admise, elle avait certainement
d'importants effets, à savoir : une mise à l'arrière-
plan de la perception sensorielle par rapport à l'idée
abstraite, un triomphe de la spiritualité sur les sens
ou plus précisément un renoncement aux instincts
avec tout ce que ce renoncement implique au point
de vue psychologique.1
Au-delà de l’appellation d’un relais conjectural du matriarcat
par le patriarcat, qui aurait déchaîné une préférence pour le
raisonnement au-dessus de l’évidence sensorielle (moyens par
lesquels s’établit, respectivement, la paternité et la maternité),
l’explication freudienne de l’interdiction des images met l’emphase
sur l’animisme, expression culturelle d’un narcissisme
fondamental, dont le développement tendrait à spiritualiser
(descensorialiser) Dieu : à laisser la préférence à sa représentation
abstraite au-dessus de l’image sensorielle. Et, en effet, à partir de la
psychanalyse, il est possible de comprendre le narcissisme
(l’impulsion pour faire du monde un miroir du moi lui-même)
comme la pulsion primordiale de la culture ; et à l’animisme (qui
affirme une commensurabilité primordiale entre le penser et l’être,

FREUD, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 91). La distinction entre l’individuel et le


collectif, ajoutons-nous, est historique, non pas « naturelle » : de fait, dans la ligne de
l’interprétation que nous sommes en train de développer, le mythe fondateur du sujet
moderne trouverait son expression dans la psychanalyse : de là que ses catégories soient
primordiales, antérieures à la dichotomie entre l’individuel et le collectif.
1 Sigmund FREUD, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 79.

178
entre la raison humaine et le monde) comme son expression la plus
développée. Cependant, il est possible d’aller au-delà. À l’intérieur
de cette sorte d’invariante narcissiste de la culture, le monothéisme
constitue, d’une quelconque manière, un point d’inflexion : un
Dieu spiritualisé continue d’être un Dieu à l’image et à la
ressemblance de l’homme, c’est-à-dire, une idole. Emportée par sa
propre dynamique, l’interdiction des images ne peut pas être
arrêtée (comme semble le prétendre Freud dans le paragraphe cité
ci-dessus) dans la dévalorisation des représentations sensorielles et
dans la spiritualisation. Comme dans la paradigmatique et et bien
juive interdiction sur le nom de Dieu, l’anti-animisme doit s’y
prolonger ; ou plutôt dans cette sorte d’animisme déchiré, tourné,
de façon critique, sur lui-même, que, de façon réitérée, nous avons
associé au nominalisme de la modernité.
Quoiqu’il en soit, le monothéisme strict et l’interdiction des
images caractéristiques de la religion juive ont déchaîné la réussite
culturelle que Freud nomme der Fortschritt in der Geistigkeit, «
avancement de la spiritualité ». Et c’est là que, d’une quelconque
manière, les destins de la psychanalyse et du judaïsme (mais
attention : aussi du christianisme), convergent. Dans la Préface de
l’édition hébraïque de Totem et tabou, que nous avons citée
auparavant dans une note, et que nous renouvelons ici, était
contenue une promesse :
Aucun des lecteurs de ce livre ne pourra
facilement se mettre dans la position affective d’un
auteur qui ne comprend pas la langue sacrée (die
heilige Sprache), à qui la religion des ancêtres –
comme toute autre religion – est complètement
étrangère, qui ne peut partager les idéaux
nationalistes, mais qui n’a cependant jamais renié
son appartenance à son peuple, qui se sent
profondément Juif et ne souhaite nullement qu’il en
soit autrement. Qu’on lui demande : qu’y a-t-il
encore de Juif en toi, si tu as abandonné tout ce que
tu as de commun avec tes compatriotes ? Il
répondrait : encore beaucoup, et
vraisemblablement le principal. Mais cet essentiel
(dieses Wesentliche) ne peut pour l’instant se
mettre clairement en mots. Un jour, sûrement, cela

179
sera accessible au regard scientifique
1
(wrissenschaftlicher Einsicht).
La promesse, que le « regard scientifique » – la psychanalyse –
est chargé ici de tenir, c’est celle de « verser… dans les mots
clairs » l’essence du judaïsme : d’un judaïsme qui, grâce à
l’interdiction des images, contiendrait le moteur de la
sécularisation, et dont le destin serait alors confondu avec celui de
la Modernité et avec son sommet auto-conscient, le psychanalyste
lui-même2.
D’une certaine façon, le doute qui a accompagné l’histoire de la
psychanalyse – celle d’être une « science juive » – est ainsi
validée3. Cependant, l’accent devrait être ici sur le mot science : la

1 Sigmund FREUD, Œuvres Complètes, Presses Universitaires de France, Paris, 1912-13:


293, XV; nt.
2 Voir pour cela : Richard J. BERNSTEIN, Freud and the legacy of Moses, op. cit., pp. 82-
83. Bernstein attire notre attention sur le fait, suggestif, que Freud ait choisi, pour être lu par
sa fille Anna au Congrès Psychanalytique International de 1938, à Paris, auquel, pour des
raisons de santé, il n’a pas pu assisté, en particulier, la section de Moïse et le monothéisme
intitulée « Der Fortschritt in der Geistigkeit » (« Le progrès dans la spiritualité »), où il
s’agit du signifié culturel de la religion mosaïque, de l’importance de l’interdiction des
images (et où on raconte également l’histoire de Rabbi Jonachan Ben Zakkai, fondateur, en
temps de grande pénurie pour les juifs – immédiatement après la destruction du Temple – de
la première École pour l’étude de la Torah). Bernstein interroge dans son livre : « Pourquoi
Freud a-t-il choisi de lire cette section devant le Congrès Psychanalytique International de
Paris ? Après tout, il ne contient que quelle référence ou contribution à la psychanalyse». Et
il répond :
« Laissez-moi suggérer que Freud a eu l'intention de laisser un testament à ses collègues
psychanalystes - pour leur rappeler ce en quoi il a cru avec passion - que la
psychanalyse a représenté un nouveau développement dans Der Forschritt in der
Geistigkeit. Freud, le fier Juif sans Dieu, conçoit sa découverte de la psychanalyse elle-
même comme une continuité avec la tradition introduite par « le grand homme » Moïse,
dont l'héritage avait, de manière décisive, influencé le caractère du peuple juif »,
(Richard Bernstein, Freud and the lecacy of Moses, Cambridge, Cambridge University
Press, 1998, p. 82-83, traduit de l’anglais par Virginie Vallée).
3 Encore une fois Anna Freud (« votre Antigone », lui « dit » Yerushalmi à Freud dans le
« Monologue avec Freud », dans le chapitre final de son Moïse de Freud) a surpris le
Congrès de l’Association Internationale de la Psychanalyse qui a eu lieu en 1977 à
Jérusalem, en affirmant, à la fin du texte qu’il a envoyé à cette occasion, ce caractère de
« science juive » de la psychanalyse. Ce paragraphe dit :
« Au cours de son existence, la psychanalyse a noué des relations avec diverses institutions
universitaires, pas toujours avec des résultats satisfaisants… Elle s’est vue souvent rejetée
par elles ; on lui a reproché d’avoir des méthodes imprécises, d’aboutir à des conclusions ne
se prêtant pas à des vérifications expérimentales, de ne pas être scientifique, et même d’être
une « science juive ». Quelle que soit la valeur que l’on accordera à ces dénigrements, c’est,
je crois, ce dernier qualificatif qui, en la circonstance présente, peut faire office de titre de
gloire », Yosef Hayim YERUSHALMI, Le moïse de Freud,judaïsme terminable et
interminable, Gallimard Essais, France, 1991, p. 187.

180
psychanalyse. Freud, en effet, est celui qui a finalement réussi à
articuler cela : le meurtre du père, de Dieu, qui aurait été enterré
profondément dans l’inconscient juif. Avec cette articulation est
tenu, au moins en partie, l’objectif thérapeutique d’une
psychanalyse : le trauma surgit de son confinement inconscient ; le
pouvoir compulsif qu’il exerçait sur la psyché est alors neutralisé.
Freud est, ainsi, le thérapeute, le soigneur de la névrose collective
juive. En ce sens, et sans oublier l’admiration de Freud pour les
héros moraux de l’histoire juive (Moïse, les prophètes, Rabbi
Jonachan Ben Zakkai), son rôle est plutôt assimilé à celui de cet
autre juif romanisé – universalisé – « ce fut cependant dans l'esprit
d'un Juif, Saul de Tarse, qui en tant que citoyen romain était appelé
Paul, que naquit l'idée suivante : ‘ Si nous sommes aussi
malheureux, c'est parce que nous avons tué Dieu le Père’. »1
Pour le Freud de Moïse et le monothéisme, la relation entre le
judaïsme et le christianisme est complexe. D’un côté, le
christianisme (par exemple, dans son acceptation des images)
constituerait une sorte de régression païenne, « égyptienne », par
rapport à la pureté monothéiste juive2. Il aurait à la fois, cependant,
surmonté le judaïsme dans la mesure où en faisant de Jésus-Christ
le « fils de Dieu », il aurait reconnu – bien que de façon déformée
et indirecte – le meurtre de Dieu-Père (car seulement le sacrifice
d’un fils pourrait compenser l’affront criminel enfreint par le père).
En revanche, « Le pauvre peuple juif qui, avec son habituelle
ténacité, s'est obstiné à nier le meurtre de son père en a été
durement châtié au cours des siècles » 3 . Par conséquent, le
christianisme aurait été jusqu’à un certain point libéré de la
culpabilité et du retour du refoulé qui constitueraient le lourd
fardeau de la culture juive. Cette libération serait la clé de son
énorme déploiement d’énergie historique : « […] le christianisme
marquait un progrès dans l'histoire des religions, tout au moins en
ce qui concerne le retour du refoulé. Dès lors le judaïsme ne fut
plus, pour ainsi dire, qu'un fossile »4 . Néanmoins, « […] Issu d'une

1 Sigmund FREUD, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 92.


2 Acceptation, dans tous les cas de figure, oscillante et conflictuelle, au moins jusqu’au
Concile de Nice, qui a eu lieu en 787, et a décidé favorablement au sujet de sa légitimité (qui
serait mise en question nouvellement par la Réforme). Voir à ce sujet, Régis DEBRAY, Vie
et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Paris, 1992.
3 Sigmund FREUD, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 64.
4 Ibid., p. 63.

181
religion du Père, le christianisme devint la religion du Fils et ne put
éviter d'éliminer le Père »1.
« Dans son âme, les reliquats obscurs du passé attendaient le
moment de surgir dans les régions de la conscience »2. Ceux-ci sont
les mots de Freud, utilisés pour caractériser Paul ; cependant, ils
pourraient parfaitement être appliqués à lui-même. Freud, de la
même façon que Paul, sait qu’à l’origine, il y a eu un meurtre. La
question, à laquelle nous arrivons finalement, en reprenant notre
recherche au sujet du caractère, mytho-poétique, dirions-nous, du
psychanalyste, est : comment le sait-il ?
Antérieurement, en résumant l’argumentation de Moïse et le
monothéisme, nous avons souligné le rôle axial que joue en elle l’
« hypothèse ethnologique » que Freud, en se basant sur les idées
d’Atkinson, de Darwin et principalement de Roberton Smith, avait
élaboré dans Totem et tabou, publié originalement en 1912. Plus
d’un demi-siècle après, cependant, Freud doit reconnaître que ce
savoir ethnologique a été déclaré obsolète par la communauté
scientifique. Il le fait avec les mots suivants :
On m'a maintes fois véhémentement reproché
de n'avoir pas, dans les récentes éditions de mon
œuvre, modifié mes opinions, puisque de modernes
ethnographes, avec un ensemble parfait, ont rejeté
les théories de Robertson Smith pour les remplacer
par d'autres entièrement différentes. À cela je
réplique que tout en étant bien au courant de tous
ces soi-disant progrès, je ne suis convaincu ni de
leur bien-fondé ni des erreurs de Robertson Smith.
Contester n'est pas nécessairement réfuter et
innover ne signifie pas toujours progresser. Et
surtout je ne me donne pas pour ethnographe, mais
pour psychanalyste et j'étais en droit de tirer des
données ethnographiques ce dont j'avais besoin
pour mon travail psychanalytique. Les travaux du
génial Robertson Smith m'ont fourni de précieux
points de contact avec le matériel psychologique de
l'analyse en même temps que des suggestions pour

1 Ibid., p. 93.
2 Ibid., p. 62.

182
utiliser ce matériel. Je n'en saurais dire autant des
travaux de ses contradicteurs. 1
« Et surtout je ne me donne pas pour ethnographe, mais pour
psychanalyste ». Le poids de la preuve, paraît vouloir dire Freud,
correspondrait au psychanalyste dont l’armature théorique serait
suffisamment solide pour réfuter ou maintenir en suspension –
« Contester n'est pas nécessairement réfuter » – n’importe quelle
« innovation » venue de l’ethnologie. Il est certain qu’à la
différence de ce qui pourrait être soutenu à partir d’un empirisme
ou d’une fausseté naïve, ceci est précisément la caractéristique des
théories scientifiques : aucune théorie n’est laissée de coté pour
avoir être contredit par un fait quelconque. Plutôt, le pouvoir des
théories scientifiques se mesure par leur capacité de négation : de
refus/réinterprétation des faits. Cependant, dans ce cas, il s’agit
d’un fait crucial, et cela non seulement pour une théorie de la
culture d’inspiration psychanalytique qui pourrait être considérée
comme une simple périphérie de la psychanalyse. Car, la
psychanalyse n’est qu’une théorie de la culture, et de ce
surgissement, à l’intérieur d’elle, de la conscience individuelle. En
effet, les passages dans lesquels Freud a explicitement recours au
questionnable « héritage archaïque » pour expliquer les
phénomènes du domaine de la psyché individuelle sont nombreux.
Dans Moïse et le monothéisme, par exemple, on nous dit la chose
suivante :
En étudiant les réactions aux traumatismes
précoces, nous sommes fréquemment surpris de
constater quelles ne tiennent pas exclusivement aux
événements vécus, mais qu'elles en deviennent
d'une façon qui conviendrait bien mieux au
prototype d'un événement phylogénique; elles ne
s'expliqueraient que par l'influence de cette sorte
d'événements. Le comportement d'un enfant
névrosé à l'égard de ses parents quand il subit
l'influence des complexes d'Oedipe et de castration
présente une multitude de réactions semblables qui,
considérées chez l'individu, paraissent
déraisonnables et ne deviennent compréhensibles

1 Ibid., p. 90.

183
que si on les envisage sous l'angle de la phylogénie,
en les reliant aux expériences faites par les
générations antérieures.1
Freud semble faire appel à la psychanalyse, forgée dans l’étude
de la psyché individuelle, pour légitimer une interprétation de la
culture qui a pour noyau le meurtre du proto-père (et la
conservation et la transmission, à la manière d’un événement
phylogénique, de cette « mémoire archaïque ») ; néanmoins,
l’explication psychanalytique des phénomènes de la vie psychique
du sujet requiert à la fois, et de façon circulaire, d’une telle
interprétation. De son côté, le concept d’un héritage archaïque,
conversé et transmis phylogéniquement manque – comme Freud le
reconnaît également dans Moïse et le monothéisme – de base
biologique. En marge de toute évidence, sur le fil, et même à
l’encontre de toute scientificité, alors, la psychanalyse freudienne
démontre être sous la compulsion d’affirmer qu’à l’origine, il y a
eu un meurtre. Nous ne sommes pas devant un fait, une annotation
valable dans le livre de l’univers, mais devant un mythe, une
illusion constitutive.
« Une tradition qui ne se fonderait que sur des transmissions
orales ne comporterait pas le caractère obsédant propre aux
phénomènes religieux. Elle serait écoutée, jugée et éventuellement
rejetée, comme toute autre nouvelle du dehors. Jamais elle n'aurait
le privilège d'échapper à la contrainte du mode de penser
logique » 2 . Mesuré avec sa propre règle, le récit freudien du
meurtre du proto-père et de l’héritage archaïque – non susceptible
d’être « rejet[é], comme toute autre nouvelle du dehors » – a un
caractère obsédant : Freud n’a pas pu se libérer de la compulsion
réligieuse – névrosée – de sa propre imagerie. Dans cette
perspective, le travail thérapeutique-culturel de la psychanalyse

1 Ibid., p. 69. Également au sujet de l’interprétation des rêves, l’Abrégé de psychanalyse de


1938 affirme :
« Le rêve fait, en outre, surgir des matériaux qui n’appartiennent ni à la vie adulte ni à
l’enfance du rêveur. Il faut donc considérer ces matériaux-là comme faisant partie de
l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux, que l’enfant apporte en naissant,
avant même d’avoir commencé à vivre. Dans les légendes les plus anciennes de l’humanité,
ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui
correspondent à ce matériel phylogénétique. C’est ainsi que le rêve offre une source de
renseignements appréciables sur la préhistoire humaine »., Sigmund FREUD, Abrégé de
psychanalyse, op. cit., p. 30-31.
2 Sigmund FREUD, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 71.

184
(thérapie du judaïsme et, par son intermédiaire, du christianisme et
de la Modernité elle-même) est resté inachevé. Néanmoins, nous
autres, lecteurs de Freud, ceux à qui cette imagerie nous a été
communiquée, nous pouvons continuer dans sa voie (celle de der
fortschritt in der geistigkeit, l’avancement dans la spiritualité).
Au début était le meurtre. Nous autres, ses lecteurs, libres de la
paulienne imagerie freudienne, nous pouvons nous demander au
sujet de ce qui, dans cette problématique mémoire de l’origine,
exerce encore sur nous son pouvoir obsédant. Bien, nous sommes
des modernes, nous sommes des nominalistes pratiquants : en
faisant encore abstraction de la fleurie imagerie ethnologique
freudienne, ces récits-là —ceux qui, au début, installent un
trauma— nous semblent particulièrement séducteurs. « Au début, il
y avait le trauma » : dans cette formule, en effet, on pourrait
résumer l’interprétation de la Modernité formulée par Walter
Benjamin1. Dans son acception freudienne, en effet, l’événement
traumatique n’est pas simplement un événement oublié, qui, après
une période d’allaitement, revient, de façon obsessive, à la
conscience. Plutôt, son même caractère obsessif, la « compulsion
de la répétition » qui il est capable de déclencher, nous conduit a
conjecturer que l’oublie fait part de sa propre définition. Et, en
effet, « le pouvoir historique du traumatisme ne réside pas
seulement dans le fait que l’expérience se répète après avoir été
oubliée, mais dans le fait que seulement à travers son oubli
inhérent, elle est expérimentée d’abord en tant que telle […] que
l’histoire soit l’histoire d’un traumatisme signifie qu’elle est
précisément référentielle dans la mesure où elle n’est pas
totalement perçue lorsqu’elle a lieu ; ou, pour le dire d’une autre
façon, qu’une histoire peut seulement être appréhendée dans cette
même inaccessibilité avec laquelle elle a lieu »2.
Le trauma est une machination inextricable de la mémoire et de
l’oubli, seulement appréhensible « dans cette même inaccessibilité
avec laquelle elle a lieu ». Il en est de même avec le langage, selon
ce que la Modernité nominaliste postule : le langage est fatalement
marqué par l’aliénation, par l’oubli. Pour cela, l’origine doit nous

1 L’essai « Sur quelques thèmes baudelairiens », Œuvres, Tome 2. Poésie et Révolution, est
ici fondamental.
2 Cathy CARUTH, « Trauma and experience introduction », in Cathy CARUTH (éd.), op.
cit., p. 8.

185
être rendu présente en tant que trauma. Benjamin en arrive à l’idée
du trauma comme expression concentrée, non pas d’une mémoire
archaïque, mais du très contemporain vécu de la Modernité lui-
même, à travers la voie de la réflexion autour de la crise de la
poésie lyrique, une crise que Baudelaire aurait internalisée et mise
en scène dans sa propre œuvre (« poésie traumatique »1). Cette
crise serait le résultat de l’impossibilité moderne de donner un sens
à l’expérience elle-même (Erfahrung), en l’intégrant à un ordre, un
récit, un langage. La tradition, à l’intérieur de laquelle se produisait
cette intégration, est devenue intransmissible : les essais afin de la
récupérer (par exemple, en tant que savoir érudit) ne font que
confirmer sa dislocation fondamentale.
Benjamin suit à la trace cette inhérente dislocation moderne
dans deux directions : d’un côté, dans ses registres théoriques et
littéraires ; d’un autre côté ; dans son registre plus directement du
vécu. Dans la première de ces directions, Benjamin passe par
Dilthey, par Bergson, jusqu’à s’arrêter chez Proust, dans son
concept de « mémoire involontaire » laquelle ; au-delà de toute
conscience intentionnelle, est activée par l’impacte d’une
expérience quelconque (par exemple, la saveur d’une madeleine,
qui active le souvenir perdu de la ville de Cambray, dans le premier
volume de À la recherche…). Benjamin cite Proust : « Il en est
ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à

1 L’expression est de Kevin Newmark, « Traumatic Poetry : Charles Baudelaire and the
schock of laughter », idem, p. 236-255). Au sujet du signifié de la poésie de Baudelaire,
Giorgio Agamben dit :
« Baudelaire est le poète qui doit affronter la dissolution de l’autorité de la tradition dans la
nouvelle civilisation industrielle et se trouve donc dans la situation de devoir inventer une
nouvelle autorité : et il s’est acquitté de ce devoir en faisant de l’intransmissibilité même de
la culture une nouvelle valeur et en plaçant l’expérience du choc au centre du travail
artistique. Le choc est la force de heurt dont se chargent les choses quand elles perdent leur
transmissibilité et leur compréhensibilité à l’intérieur d’un ordre culturel donné. Baudelaire
comprit que si l’art voulait survivre à la ruine de la tradition, l’artiste devait essayer de
reproduire dans son œuvre la destruction même de la transmissibilité qui était à l’origine de
l’expérience du choc : de cette façon il réussirait à faire de l’œuvre le véhicule même de
l’intransmissible. Par la théorisation du beau comme épiphanie instantanée et insaisissable
(« un éclair… puis la nuit ! »), Baudelaire fit de la beauté esthétique le chiffre de
l’impossibilité de la transmission », Giorgio AGAMBEN, L’homme sans contenu, op. cit., p.
172-173.
Il faut souligner l’affinité qu’il y a entre cette théorisation de ce qui est beau et
l’interprétation sacrificielle de l’art que nous avons développée auparavant ; il en est de
même avec la stratégie « transvaloratrice » que nous avons discerné, également auparavant,
dans l’œuvre de Borges.

186
l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est
caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet
matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que
nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous
le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions
pas »1.
Chez Freud (Au-delà du principe du plaisir), Benjamin trouve
une souche théorique qui lui permet d’amplifier l’intuition littéraire
de Proust, qui associe à la conscience un oubli primordial. « Ces
développements se fondent sur le principe de Freud », écrit
Benjamin,
selon lequel « la conscience se substitue à une
trace de souvenir ». Son caractère propre, par
conséquent, « tiendrait à cette particularité que le
processus d’excitation ne produit pas en elle,
comme il fait dans tous les autres systèmes
psychiques, une modification durable de ses
éléments, mais se perd pour ainsi dire en fumée
dans le phénomène de la prise de conscience. La
formule fondamentale, où s’exprime l’hypothèse
freudienne, est l’ « incompatibilité, dans un seul et
même système, entre prise de conscience et dépôt
d’une trace mémorielle. Les résidus de souvenir
sont au contraire « souvent les plus intenses et les
plus durables lorsque le processus qui les a déposés
n’est jamais parvenu lui-même jusqu’au seuil de la
conscience.2
En marge de la langue scientifique (neurophysiologique,
thermodynamique) dans laquelle cette hypothèse est formulée par
Freud, Benjamin discerne en elle la clé du vécu moderne, dans
laquelle la conscience est toujours au bord de l’être débordé par
l’avalanche funeste (Funes-te), traumatique, de la mémoire. « Nous
appelons traumatiques », dit également Freud dans Au-delà du
principe de plaisir, « les excitations externes assez fortes pour faire

1 Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, Première partie, Tome 1, « Du côté de


chez Swann », Gallimard, Paris, France, 1989, p. 65.
2 Walter BENJAMIN, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, Tome 2, Poésie et
Révolution, Éditions Denoël, France, 1971, p. 231.

187
effraction dans le pare-excitations »1. La protection en face des
stimuli, nous le savons déjà, est la conscience. Mais ce qui vient
maintenant la perforer, ce n’est pas le retour d’un passé mythique,
mais la réalité même de la vie moderne. Cette réalité est celle des
moyens : « Lorsque l’information se substitue à l’ancienne relation,
lorsqu’elle-même cède la place à la sensation, ce double processus
reflète une dégradation croissante de l’expérience »2 ; celle de la
photographie : « une pression du doigt suffit […] l’appareil confère
à l’instant une sorte de choc posthume » 3 ; le vécu aliéné de
l’ouvrier à la machine et du joueur au jeu de hasard ; et aussi celle
du ciné, dont les images, à la manière d’un collage dadaïste, sont
un montage d’images décontextualisées, et pour cela traumatiques4.
Mais, de façon primordiale, l’accident qui a eu lieu dans la vie
moderne est la réalité urbaine, avec ses multitudes anonymes,
déracinées, errantes 5 . Au milieu de ce déracinement, même

1 Sigmund FREUD, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot,


France, p. 71.
2 Walter BENJAMIN, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Œuvres, Tome 2. Poésie et
Révolution, op. cit., p. 229.
3Ibid., p. 251.
4 Dans le cinéma, Benjamin reconnaît un art qui serait à la hauteur du caractère traumatique,
sans aura, de l’expérience moderne (« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique »). De cette façon ambigüe, Benjamin regrette la perte de l’aura, marque de
l’extraordinaire de l’objet d’art, mais à la fois, il fait un éloge exalté de ses possibilités. Cette
ambigüité peut être suivie jusqu’à Baudelaire lui-même. En effet, Benjamin attire l’attention
sur un texte de Baudelaire (« Perte d’auréole ») dans lequel on traite, sur un ton ironique,
précisément cette question. Le poète se trouve dans un « mauvais lieu », où une personne
connue lui fait des reproches : « Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de
quintessences ! vous, le mangeur d’ambrosie ! » (p. 45). La réponse du poète est suggestive :
il attribut la perte de son auréole car il a dû tirer au sort un copieux trafic, « chaos mouvant
où la mort arrive au galop […]», (p. 45). Cela en est resté ainsi, dans la boue de l’asphalte.
Mais le poète ne le regrette pas : « maintenant me promener incognito, faire des actions
basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à
vous, comme vous voyez ! », (p. 45). Le poète sans aura de Baudelaire et de Benjamin,
conjecturons-nous, déambulera ensuite sur les avenues ; finalement, il entrera au cinéma. Ou
bien, il retournera à son bureau pour composer – ainsi l’a parfois imaginé Benjamin, et
également Borges, il l’a ainsi éternellement exécuté dans « Pierre Ménard, auteur du
Quichotte » – une œuvre littéraire uniquement composée de citations, dans laquelle
(in)expérience moderne de la décontextualisation, de l’aliénation, du shock trouverait sa
consommation, sa catastrophe, son unique résolution (im)possible.
5 Errance d’un écoulement dans lequel Walter Benjamin – ce déraciné, ce juif – se laisse
trainer avec plaisir (bien qu’il cherche occasionnellement un refuge dans le paradis usé des
Passages, auxquels il consacrera sa grande œuvre inachevée). Le déracinement est le
dénominateur commun de la Modernité avec le judaïsme. Du déracinement d’Abraham, en
effet, Hegel fait dériver l’essence du judaïsme, avec son universalité abstraite, son
interdiction d’image (« le sujet infini doit être invisible, car tout ce qui est visible a quelque
chose de limiter ») la sévérité abstraite de sa Loi. Antérieurement, dans ce livre (Chapitre II),

188
l’expérience érotique est désarticulée. « Le ravissement du citadin
est moins l’amour du premier regard que celui du dernier. C’est un
adieu à tout jamais, qui coïncide dans le poème avec l’instant de la
tromperie. […] la catastrophe. Et cependant, par le saisissement
même qu’elle provoque chez lui […] »1. Le poème auquel fait
référence Benjamin est le sonnet de Baudelaire « À une passante »,
(« un éclair […] puis la nuit ! Fugitive beauté ! Dont le regard m’a
fait soudainement renaître ! Ne te verrai-je plus que dans
l’éternité// […] O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais »)2.
De cette manière, à partir de Benjamin, et en faisant abstraction
du lourd fardeau de l’ « héritage archaïque » freudien, il est
possible de continuer en soutenant que, dans le basique, dans la
psychanalyse – le savoir du trauma – serait exprimée, de manière
concentrée et paradigmatique, le vécu de la Modernité. Cependant,
à cet instant précis – oui : à celui-ci – des légions d’érudits
académiques écrivent et désécrivent les plus diverses thèses sur
Baudelaire, sur Benjamin, sur Proust, sur Freud. De cette façon, et
par l’action de l’impératif critique lui-même, la freudienne
« compulsion de la pensée logique » qui caractérise le
nominalisme, celui-là qui a pu avoir de séducteur et de compulsif
dans la déjà démythifiée version Benjamienne du mythe
nominaliste de la psychanalyse est soumise à la corrosion du
désenchantement : jusqu’à ne plus être, de nouveau, que
« n’importe quelle information qui arrive d’au-dehors ». Avec cela,
néanmoins, le nominalisme ne perd pas son caractère compulsif.

nous avons fait référence à l’horreur expérimentée par Hegel devant cette universalité
abstraite (qui est aussi celle de la pensée kantienne, qu’Hegel aspire à surmonter). Une telle
horreur, dirons-nous aussi, serait à la base de ce que nous pourrions maintenant nommer
l’aspect « égyptien » de la pensée d’Hegel : le postulat de l’histoire en tant qu’instance de
réconciliation de la réalisation d’une « universalité concrète », libre du sgnimate de l’oubli.
L’universalité abstraite juive (ou moderne), en revanche, comme nous l’avons également
souligné, est hostile à l’histoire et aux pouvoirs qu’elle investit. Installé dans la brèche entre
l’être et le penser, le sujet moderne tente d’extraire, de cette distance, les énergies
symboliques pour juger l’histoire comme un bloc, récusant toute identité entre l’éthique et la
politique. D’un autre côté, l’universalité abstraite rend possible la liberté moderne, comprise
de façon primordiale comme liberté d’interprétation. L’interprétation, en effet, peut
seulement s’insérer là où la mémoire laisse des fentes, où le poids écrasant de la totalité
vivante a donné place à la légèreté grise de l’écriture. À partir de là, la Modernité est lancée
vers une interprétation infinie ; à l’infini de l’interprétation, qui lui confère sa dignité
spécifique.
1 Walter BENJAMIN, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Œuvres, Tome 2. Poésie et
Révolution, op. cit., p. 242.
2 En français dans le texte.

189
Mais il est plutôt libéré de l’imagerie mythique et se contracte alors
dans son expression la plus pure. Ce nominalisme dépuré,
conjecturerons-nous, est la version de la psychanalyse associée au
nom du théorique français Jacques Lacan.
Pour le nominalisme lacanien, duquel nous pouvons seulement
faire ici une ébauche, le gain culturel constitué par le langage (par
la sphère symbolique) a comme contrepartie la perte d’une
prélinguistique et arcadienne immersion dans le Réel (nous
l’écrivons avec une majuscule, selon l’usage qu’en fait Lacan) :
une sorte d’expulsion du paradis ; mais attention, d’un paradis dans
lequel en rigueur nous n’avons jamais été, et dont le référent serait
la relation d’un enfant à sa mère et cette fugace, instable
identification de soi-même avec soi-même que lui fournit le « stade
du miroir », dans lequel il fait l’expérience de son identité. Le
miroir lui renvoie son image, mais aussi sa perte : ce moi, ainsi
reflété, est déjà autre. Lacan dit :
Car le réel n'attend pas, et nommément pas le
sujet, puisqu'il n'attend rien de la parole. Mais il est
là, identique à son existence, bruit où l'on peut tout
entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le
« principe de réalité » y construit sous le nom de
monde extérieur.1
La pensée lacanienne n’est absolument pas naïve au sujet du
paradoxe nominaliste. En vertu d’un tel paradoxe, le nominalisme –
qui postule l’incognoscibilité radicale du Réel : sa primordiale
altérité en rapport à notre langage – sait, cependant, du Réel ; il le
sait, précisément, comme de quelque chose d’incognoscible, autre.
Dit d’une autre façon, le nominalisme prétend exclure toute
projection des catégories de notre raison sur le Réel. Cependant,
lui-même, dans la mesure où ce n’est qu’un postulat indémontrable,
car le démontrer requerrait d’une sorte de « penser du penser »,
auquel on reproposerait le même problème, est, précisément, une
projection. Le postulat nominaliste est violé à l’instant même où il
est proféré. Le nominalisme, la Modernité fondée sur lui, ne sont
pas « réfutées » ; au contarite, elle en est le moteur, la clé du
déchirement et de l’incessante pirouette autoréflexive qui
caractérisent la raison moderne. La pensée lacanienne, en effet,

1 Jacques LACAN, Écrits, Éditions du Seuil, Paris, France, 1966, p. 388.

190
internalise le paradoxe nominalisme. Ainsi, pour lui, le Réel n’est
pas un « lieu », un paradis (rappelons-nous de l’avertissement fait
auparavant) duquel nous ayons été injustement expulsé et auquel
nous pourrions revenir. La fusion immédiate avec l’être (cela est la
jouissance, la jouissance1 lacanienne), à distinguer du désir ; ce
n’est pas un « état » auquel nous pouvons aspirer ; ce serait plutôt
la catastrophe de l’humain, la mort. Comme la divinité dans
Angelus Silesius (possibilité de l’impossible, de ce qui est plus
qu’impossible : « das überunmöglichste ist möglish ») ; comme la
mort dans L’être et le temps (« est la possibilité de la pure et simple
impossibilité du Dasein », § 502), le Réel acquiert seulement une
existence d’une façon paradoxale, dans son impossibilité.
Cette impossibilité détermine que la psychanalyse lacanienne
rejette (ou, plutôt, réinterprète comme des fantaisies, de
quelconques manières nécessaires) tous les récits qui tentent de
faire apparaître la perte de la jouissance originaire comme le
résultat d’un interdit qui aurait instauré la Loi3. Car, cette dite perte,
en rigueur, n’est pas telle, mais le résultat d’une impossibilité, que
le surgissement de l’ordre phénomènique lui-même fait apparaître,
post-factum, comme étant le résultat d’un interdit :
Le paradoxe (et, peut-être, la fonction même de
l'interdit en tant que tel) consiste, bien sûr, dans le
fait que, dès qu'il est conçu comme interdit, le réel-
impossible devient quelque chose de possible, i.e.,
devient quelque chose qui ne peut pas être atteint,
non pas à cause de son impossibilité inhérente,
mais simplement parce que l'accès à celui-ci est
gêné par la barrière externe de l’interdit. C’est là
que réside, après tout, la logique du plus
fondamental de tous les interdits, celui de d'inceste :
l'inceste est en soi impossible (même si un homme
dort « vraiment » avec sa mère, « ceci n'est pas

1 En français dans le texte.


2 Martin HEIDEGGER, Être et temps, Gallimard, Paris, 1992.
3 « […] la loi existe, par conséquent il n'est pas question de se poser la question des origines,
puisque justement elle est là depuis le début, et depuis les origines et qu'il n'est pas question
d'articuler quelque chose sur la sexualité humaine, s'il n'y a pas ceci, qu'elle doit se réaliser
par et à travers une certaine loi fondamentale qui est simplement une loi de symbolisation,
c'est ce que cela veut dire »., Jacques LACAN, Séminaires III, Publication interne de
l'Association freudienne internationale, p. 148.

191
cela »; l’objet incestueux manque, par définition)
et l'interdiction symbolique n’est rien qu'une
tentative afin de résoudre cette impasse par une
transmutation d'impossibilité en interdit. Il y a
Celui qui est l'objet interdit d'inceste (la mère) et
son interdiction rend accessible tous les autres
objets.1
L’interdit, qui rend accessible tous les autres objets, est celui qui
est opéré par la Loi. De façon paradoxale, la Loi ne s’oppose pas au
désir, elle ne le supprime pas non plus ; au contraire : elle le statue,
c’est sa condition de possibilité2. Le désir de la mère est identique à
la fonction de la Loi : la même loi qui interdit de la posséder
impose de la désirer ; en elle-même, en-dehors de cette
inaccessibilité déterminée par la loi, il n’y aurait rien chez la mère
qui la ferait devenir un objet si appétissant. Lacan dit :
Et si les voies vers la jouissance ont quelque
chose en elles-mêmes qui s'amortit, qui tend à être
impraticable, c'est l'interdiction qui lui sert, si je
puis dire, de véhicule tout-terrain, d'autochenille
pour sortir de ces boucles qui ramènent toujours
l'homme, tournant en rond, vers l'ornière d'une
satisfaction courte et piétinée.3
Aucun récit mythique, alors, pourrait expliquer l’instauration de
la Loi, sa pré-histoire ; sous l’action de celle-ci, maintenant oui,
implacable machine de déchantement (il faudrait prendre note ici
du désir de formalisation, linguistique, et même topologique, chez
Lacan), tous deviennent de simples récits : comme « n’importe
quelle information qui arrive du dehors ». Cependant, la Loi,

1 Slavomir ZIZEK, Tarrying with the negative, Durkam, Duke University Press, 1993, p.
116. (Traduit de l’anglais pas Virginie Vallée).
2 La société globalisée contemporaine, dans laquelle, apparemment, au-delà de toute loi, de
toute faute, tout est possible (cette possibilité infinie, dirions-nous, est sa promesse), serait,
dans cette perspective, une société en toute rigueur perverse, orientée vers la jouissance. Le
résultat serait l’épuisement du désir, la dépression. Celle-ci est une lecture lacanienne de la
société actuelle que fait la psychanalyste Kathya Araujo (« La jouissance de la
globalisation », in Carlos I. DEGREGORI, Gonzalo PORTOCARRERO, Cultura y
globalización, Red para el Desarrollo de las Ciencias Sociales del Perú, Lima). Il faudrait
dire que, en tous cas, la psychanalyse lacanienne est, précisément, ce dispositif symbolique
en vertu duquel le jeu illusoire de la loi et le désir est démasqué, mis en évidence. Pour le
meilleur ou pour le pire, alors, il serait la dépression elle-même : son expression articulée,
autoconsciente.
3 Jacques LACAN, Séminaires VII, op. cit., p. 286.

192
l’impossibilité inhérente au langage – « s'aper[çoit] qu'il ne vaut
que pour l'ordre du langage »1 (Écrits) – est encore là. Mais, de ce
noyau mythique, prescriptif, performant, il n’est plus possible de
parler. Tout au plus, à défaut du mythe du meurtre du père
primordial, celui-ci est contracté en un nom, qui gravite à l’infini,
mais vide : le Nom-du-Père :
[…] le complexe d'œdipe veut dire ceci: toute
relation est fondamentalement incestueuse et
tendue en elle-même, conflictuelle sur le plan
imaginaire, la relation naturelle chez l'être humain
est en elle-même vouée au conflit et à la ruine;
pour que l'être humain puisse établir la relation la
plus naturelle, celle du mâle et de la femelle, il faut
que quelque chose se fasse par l'intermédiaire d'un
tiers fonctionnant comme image, comme modèle
de quelque chose de réussi qui représente une
harmonie, qui elle permet d'établir une relation
naturelle au sens de simplement viable, mais qui
justement n'est pas naturelle en ce sens qu'elle
comporte en elle-même une loi, une chaîne, un
ordre symbolique, et pour tout dire l'intervention
dans l'ordre humain de ce quelque chose qui
s'appelle l'ordre de la loi, autrement dit ce qui est
strictement la même chose, l'ordre de la parole,
c'est-à-dire parce que le père non est pas le père
naturel mais s'appelle le père, et qu'un certain ordre
est fondé sur l'existence de ce nom « père », […].2
Récapitulons. Dans cette contraction du mythe en un signifiant
vide, le destin moderne est tenu d’une manière exemplaire. La
Réforme, expression de masses, nous l’avons déjà dit auparavant,
du nominalisme du Haut Moyen-âge, réactive l’interdiction juive
des images. L’image, en effet, est le medium à travers lequel le
sacré acquiert une présence dans le monde sensoriel : le pont qui
sacralise le monde, et qui, à la fois, rend possible
l’instrumentalisation du sacré. L’instrumentalisation du sacré :
c’est-à-dire, l’instrumentalisation totale, l’occupation, sans aucun

1 Jacques LACAN, Écrits, op. cit., p. 449.


2 Jacques LACAN, Séminaires III, op. cit., p. 172.

193
reste, de la part du pouvoir devenu tyrannique en vertu précisément
de cette dite occupation, de tous les espaces à partir desquels il
serait possible de réaliser un jugement de l’histoire. Une humanité
mûre, capable de faire comparaître l’histoire elle-même devant le
tribunal de la Loi, doit, en revanche – dans un processus qui
préfigure l’ontogénèse du sujet individuel chez Lacan, avec son
dépassement de l’imaginaire dans le symbolique – être capable
d’abandonner ce stade puéril de la jouissance. Il doit, pourrait-on
dire, renoncer à la délicité de l’image pour pénétrer dans le monde
sévère du devoir éthique. Mais ce renoncement embrasse
également, et avec préférence, cette même imagerie du devoir, dont
nous avons pu suivre le déploiement chez Freud. Sans imagerie,
cependant, le devoir devient aussi impérieux qu’infondé : celle-ci
est le paradoxe moderne, dont l’expression autoconsciente, nous
l’avons conjecturé, serait constituée très particulièrement par la
psychanalyse lacanienne. Cela étant, l’interdiction, nous le savons
déjà, instaure le désir. Il y aurait alors un désir, spécifiquement
moderne, de l’image : jusqu’à ce que, dans la très contemporaine
« société de l’image », et comme résultat peut-être de la dissolution
elle-même du fondement imaginaire de la Loi (de sa
maxwébérienne Entzeuberung, « desmagification »,
« désenchantement » 1 ), ce désir finit par être dissout dans une
jouissance généralisée et perverse, dans une offre et une demande
technologiquement instrumentée d’images dont la charge libidinale
est proportionnellement inversée à sa disponibilité, à son abondante
prolifération.
Le Nom-du-Père : signifiant vide ; nom d’un nom ; interaction
initiale d’un procès infini de nomination et de rétraction. Les
traditions mystiques connaissent ce processus de rétraction, de
refuge, de retrait. En effet, la cabale luranienne (d’Isaac Luria,
mystique du judaïsme postérieur à l’exil de l’Espagne) sait d’un
Dieu qui se retire ; qui, en vertu de ce processus de retrait, laisse un

1 Le désenchantement ou la desmagnification (Entzeubzrung) est, pour Max Weber, la clé de


la Modernité qui désenchante progressivement, qui sécularise le mythe. Cependant, dans ce
livre, nous avons insisté sur le fait que le désenchantement est, de façon primordiale, auto-
désenchantement : retour autoréflexif sur le noyau du mythique de la modernité elle-même,
sur les résidus que ce processus lui-même laisse. Nous avons également développé cette idée
dans un livre antérieur (El desánimo, 1996), en particulier dans le chapitre IV (« Autophagie
et Illustration »).

194
espace à l’intérieur duquel la vie, la liberté humaine sont possibles.
Un Dieu dont l’ (avant)-dernier nom est le Néant, Personne :
Personne ne nous repétrira de terre et de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.
Loué sois-tu, Personne […].1
Ce sont les mots d’un psaume que Paul Celan a composé une
fois.

1 Paul Celan, « Psaume », Choix de poème, Mercure de France, 1986.

195
Bibliographie

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1982, 215 pages
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− STEINER, George, After Babel, Oxford University
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University Press, 1998, 426 pages
− TAUBES, Jakob, Die Politische Theologie des
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− TODOROV, Tzvetan, Introduction à la littérature
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− VAIHINGER, Hans, La philosophie du comme
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− VERNANT, Jean-Pierre, Mythe et société en Grèce
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− WEBER, Max, L'éthique protestante et l'esprit du
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− Tarrying with the Negative, Durkam, Duke
University Press, 1993, 220 pages.

202
Table des matières

Remerciements ................................................................. 9

Prologue .......................................................................... 11

I. La mort de Musil ..................................................... 18


L’utopie
de
la
vie
exacte............................................................22


II. L’extraordinaire, l’histoire ................................... 31

III. L’extraordinaire, le mythe................................... 41

IV. Nietzsche : L’incombustible de la raison............ 57

V. La vérité, c´est qu´il n´y a pas de vérité .................. 75

VI: Le sacrifice interminable: l´art et la production de


l´extraordinaire ................................................................... 81

VII. Esquisse d’une éthique pour immortels ............. 104

VIII. Politiques de l´espace et du regard.................... 127


Introduction
:
souffrir
pour
la
cité ....................................127

Dispositif
I
:
le
spectacle ........................................................130

Dispositif II : le panoptique ............................................... 136

Dispositif III : La boîte noire et le cercueil .................... 142


IX. Notes sur la spectralité des objets ........................ 150


Postdata ........................................................................................162


203
X. Psychanalyse : l’avenir d’une illusion ................... 164

Bibliographie ................................................................ 196

204

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