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STUDIA PHÆNOMENOLOGICA VIII (2008), ..-..

La consistance de l’imaginaire

Claude Romano
(Université de Sorbonne Paris-IV)

Abstract: This paper tries to explore the legitimacy of the application of the
phenomenological approach to poems, novels, to all that we classify too con-
veniently under the term “literature.” Such an approach is grounded on one
claim: the literary text opens up to a world that is its “thing itself ”. The thing
of the text is not the text as thing, in its linguistic and formal properties, no
more than the thing of the painting is the canvas coated with pigments. How-
ever, what is the status of such a “world”? Is this “opening of a world” only a
metaphor? Is the world of the literary work only an imaginary one? In order to
answer to these questions, it is necessary: first, to understand the limits of the
structuralist claim according to which the object of literature is only literature
as an object, that is as a linguistic construction; second, to be aware of what
is specific about the phenomenological account of the imaginary, by contrast
with alternative accounts, such as the one grounded on the theory of speech
acts and developed, among others, by Searle.
Key-words: imagination, world, structuralism, pragmatics, phenomenology

« To touch with imagination in respect to reality »


(Wallace Stevens)

« Keine Poesie, keine Wirklichkeit »


(Friedrich Schlegel)

«  On travaille d’abord, on théorise ensuite. C’est une occupation diver-


tissante et égoïste, sans aucune utilité pour quiconque et qui a de bonnes
chances de conduire à des conclusions erronées »1. Ces mots de Conrad s’ap-
pliquent assez bien à la présente entreprise. Ils en disent d’entrée de jeu les
limites. La phénoménologie consiste à laisser la parole à la chose à décrire, et
non à « théoriser » sur elle. Nous l’avons tenté avec Faulkner2.

1
J. Conrad, Inquiétude, « Note de l’auteur », in Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, Biblio-
thèque de la Pléiade, 1982, p. 648.
2
Le chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner, Paris, Gallimard, 2005.
2 Claude Romano

Le but des pages qui suivent est de s’interroger sur la légitimité de l’appro-
che phénoménologique appliquée à des poèmes, à des romans, à ce que l’on
classe trop commodément sous le vocable de « littérature ». Cette justification,
comme toute justification philosophique, ne peut être que générale. Elle ap-
pelle plusieurs mises en garde. Tout d’abord, il est évident que tout texte lit-
téraire ne se prête pas avec autant de succès à l’approche phénoménologique.
La phénoménologie ne peut être une approche féconde que si elle renonce à
pouvoir s’appliquer uniformément et indistinctement ; ensuite, le recours à
la phénoménologie n’est nullement exclusif de l’analyse des formes littéraires
qui emprunte ses outils à la rhétorique classique, mais aussi éventuellement à
la critique textuelle d’inspiration structuraliste, à la stylistique, à la poétique, à
la narratologie. Rien n’interdit jamais de se servir d’outils – textuels ou autres
– la question est juste de savoir à quelle fin.
Pour le dire d’un mot, la spécificité de l’approche phénoménologique
consiste à prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle le texte littéraire
ouvre sur un monde qui est sa chose même. Comme l’écrit Sartre, « l’objet
littéraire, quoiqu’il se réalise à travers le langage n’est jamais donné dans le lan-
gage »3. Chaque mot, chaque phrase y sont un « chemin de transcendance » où
l’œuvre, bruissante de silence, nous reconduit au seuil des choses, du monde.
Ce monde peut-être le miroitement sans fin de la fiction où des personnages
soudain investis de nos passions et de nos obsessions se mettent à vivre des
péripéties invisibles. Mais il est aussi celui que détient un corps humain : opa-
que, enveloppant, massif, inexorable. Toute lecture s’installe dans cet entre-
deux. Elle n’est pas, elle ne peut être un pur jeu de l’imagination. Le monde du
texte n’est jamais simplement imaginaire, sans quoi la littérature ne vaudrait
pas une heure de peine.
C’est sur ces rapports, complexes et peut-être inextricables, du réel et de
l’imaginaire, ces deux dimensions du monde de l’œuvre, que nous voudrions
nous arrêter dans ces pages. Mais avant d’y parvenir, il nous faut tenter de
justifier la prémisse phénoménologique : l’objet de la littérature n’est pas la lit-
térature comme objet, c’est-à-dire comme construction linguistique. La chose
du texte n’est pas le texte comme chose, envisagée dans ses propriétés linguis-
tiques et formelles. Pas plus que la chose du tableau n’est la toile enduite de
pigments.
Cette prémisse soulève deux problèmes, qui sont ceux-là mêmes sur les-
quels semblent achopper les approches non phénoménologiques de la litté-
rature, qu’elles partent du texte comme système linguistique ou de l’analyse
des propriétés logiques du discours fictionnel : la question de la référence ; la
question de l’imaginaire.

3
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, réed. « folio-essais », p. 56.
La consistance de l’imaginaire 3

Le regard du paléontologiste

Aujourd’hui encore, la critique littéraire vit des traites du structuralisme.


Cette approche, qui a connu des applications fécondes, souffre au niveau de sa
théorie de parti-pris simplificateurs. Puisque leur critique a déjà été largement
esquissée depuis une vingtaine d’années, quelques remarques nous suffiront
pour rendre au moins plausible le recours à d’autres modèles.
La littérature c’est d’abord un ensemble de textes  : tel est le dogme du
structuralisme littéraire. Mais qu’est-ce qu’un texte ? La réponse du structu-
raliste est qu’un texte est un système de signes ; non pas, par conséquent, un
fragment de discours écrit, mais un système sémiotique complet et autarcique
qui ne se réfère qu’à lui-même, une «  machine cybernétique  » (métaphore
issue de la théorie de l’information) ou un « système homéostatique » (méta-
phore biologique) dont la tâche du structuraliste est de comprendre les lois
de fonctionnement. La vie du texte, ce sont donc ses structures. Le « nouveau
critique » jette sur l’œuvre littéraire un regard de paléontologiste : il doit « tra-
verser la substance de l’œuvre pour atteindre son ossature »4. À ses yeux, pour
parler comme Hegel, « l’être de l’esprit est un os »5.
Dès qu’on essaie d’aller au-delà des métaphores biologiques et informati-
ciennes, on atteint les métaphores linguistiques. La linguistique est la disci-
pline reine qui confère au « nouveau critique » son supplément de scientificité.
Mais quelle linguistique ? Et quel usage en fait-il ?
Contrairement à des apparences tenaces, le structuralisme ne repose pas sur
l’affirmation selon laquelle l’intelligence d’un texte requiert l’examen de ses
structures formelles. Depuis que la rhétorique existe, cette évidence s’est im-
posée et on ne voit guère comment elle pourrait être contestée. La rhétorique
n’a pas attendu la nouvelle critique de Barthes, de Rousset et de Genette pour
mettre en évidence la contribution de la forme au sens. Les formes, les structu-
res littéraires font précisément partie du sens du texte, c’est-à-dire, pour parler
comme le linguiste, de son message. L’originalité du mouvement structuraliste
a été au contraire de les rapporter au code et, par suite, de défendre l’idée que
le texte littéraire est l’analogon d’un langage : « la littérature n’est bien qu’un
langage, c’est-à-dire un système de signes : son être n’est pas dans son message,
mais dans ce “système”. Et par là même le critique n’a pas à reconstituer le
message de l’œuvre, mais seulement son système, tout comme le linguiste n’a
pas à déchiffrer le sens d’une phrase, mais à établir la structure formelle qui

4
G. Genette, « Structuralisme et critique littéraire », in Figures I, Paris, Seuil, 1956, réed.
« Points », p. 158.
5
G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, tome I, trad. de J. Hyppolite, Paris, Aubier,
1941, p. 284.
4 Claude Romano

permette à ce sens d’être transmis »6. Le structuraliste ne dit pas – ce qui serait


trivial –, que la littérature est du langage, que le langage est son matériau. Il
affirme que la littérature est un langage, c’est-à-dire un code arbitraire, et par
suite qu’elle possède le même statut que la langue comme système phonétique
par opposition aux énonciations que l’on peut faire à partir d’elle. Autrement
dit, le langage n’est pas le matériau de l’œuvre mais son « être ». Et la déter-
mination de cet être comme système fonctionnel a pour conséquence que la
seule activité légitime du critique consiste dans l’analyse de son « fonctionne-
ment ». L’analogie sur laquelle repose le structuralisme comme théorie – qu’il
convient de dissocier de ses pratiques exégétiques – est donc la suivante : de
même que l’analyse de la langue comme système phonétique met en évidence
ce que Saussure appelle « l’arbitraire du signe », c’est-à-dire le lien contingent,
variable d’une langue à l’autre, qui unit l’aspect phonétique du signe (le signi-
fiant) et son aspect sémantique (le signifié), de même la littérature est un code
entièrement arbitraire constitué d’unités en elles-mêmes dépourvues de sens
(à la manière des phonèmes) dont l’unité distinctive est constituée par leur
différence les unes à l’égard des autres. Mais pourquoi appliquer aux textes,
c’est-à-dire à des énoncés relevant de la parole et non de la langue, le modèle
phonologique qui ne vaut que pour cette dernière ? Le caractère problémati-
que, pour ne pas dire boiteux de cette analogie a été souligné très tôt, notam-
ment par Ricœur. Ce que les structuralistes retiennent de la linguistique, c’est
le caractère différentiel et oppositif des unités de la langue, dont ils font le
modèle du fonctionnement du texte, c’est-à-dire d’un discours, d’un ensemble
d’énoncés. Mais peut-on traiter les textes « selon les règles d’explication que le
linguiste applique avec succès aux systèmes simples de signes qui constituent
la langue par opposition à la parole »7 ? Cette analogie, en tout cas, est mieux
énoncée que justifiée par les nouveaux critiques. Tandis que les phonèmes,
pris en eux-mêmes, sont dépourvus de signification, les éléments d’un mythe
(anthropologie structurale) ou d’un récit (narratologie), c’est-à-dire, dans ce
dernier cas, les protagonistes et leurs actes, possèdent déjà une signification ;
et de ce que la structure qu’ils possèdent contribue à cette signification, il ne
résulte pas que leur signification se réduise à cette structure.
Plutôt que d’en conclure, comme Ricœur, que le structuralisme possède
une cohérence méthodologique réelle, mais « n’épuise pas le champ des at-
titudes possibles à l’égard d’un texte »8, il faudrait donc se demander : pre-
mièrement, si la théorie structuraliste possède une méthodologie véritable, et
deuxièmement, si elle peut espérer la moindre caution du côté de la linguis-
tique, et plus précisément de la phonologie qu’elle érige, en quelque sorte, en
paradigme universel. C’est en ce point que l’approche structurale retrouve

6
R. Barthes, Essais critiques, Seuil, 1964, p. 257.
7
P. Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 164.
8
Ibid.
La consistance de l’imaginaire 5

sur son chemin l’approche phénoménologique qu’elle avait peut-être un peu


rapidement écartée. La référence à Jakobson, souvent cité et invoqué, dont les
liens personnels et intellectuels avec Husserl ne sont pas à négliger, pourrait
bien se retourner ainsi contre les nouveaux critiques. L’affirmation de Lévi-
Strauss selon laquelle « le sens résulte toujours de la combinaison d’éléments
qui ne sont pas eux-mêmes signifiants »9, si elle vaut au niveau de l’analyse
structurale de la langue, a-t-elle encore le moindre sens appliquée à la parole
ou au texte ? En réalité, c’est exactement l’inverse qui est vrai. Le sens ne résul-
te pas ici d’une combinaison déterminée d’éléments privés de sens, mais c’est
justement le sens qui est le facteur déterminant dans la combinaison régulière
des éléments phonétiques. Ce que révèlent précisément les recherches phono-
logiques de Jakobson, c’est que « le rôle qui est celui des composants phoni-
ques et de leurs combinaisons dans le système linguistique est implicite dans
la perception des sons de la parole »10 ; donc, selon le commentaire d’Elmar
Holenstein, que « dans la conversation normale, l’auditeur ne perçoit pas les
différents traits distinctifs des phonèmes, mais directement les morphèmes ou
leurs attributs typiques »11. Dans l’écoute ou la lecture d’une phrase, ce sont
seulement les éléments déjà appréhendés comme pourvus de signification, les
mots, qui contribuent à la compréhension de la phrase, et qui permettent –
dans un second temps – son analyse en termes phonologiques ; ce qu’enseigne
Jakobson, c’est que les phonèmes ne sont justement pas appréhendés comme tels
par l’auditeur et ne constituent pas, en ce sens, des unités ultimes. Ainsi, ce
que les adeptes du structuralisme négligent complètement dans leur lecture
de Jakobson, c’est « le rôle clé que joue la visée subjective [au sens husserlien]
dans la découverte du système phonologique »12. Comprendre une phrase, ce
n’est pas essayer de combiner des éléments en eux-mêmes insignifiants et ainsi,
reconstituer le sens, mais c’est être tourné d’entrée de jeu vers des morphèmes
pourvus de signification ou, comme aurait dit Husserl, « vivre dans les signifi-
cations », et, dès lors, ignorer les phonèmes.
L’usage que font les structuralistes du paradigme phonologique se situe,
en ce sens, à l’opposé de celui des linguistes eux-mêmes. Mais il y a plus.
En appliquant l’analogie phonologique aux textes littéraires, en concevant la
littérature elle-même comme un code aussi arbitraire que celui de la langue,
les nouveaux critiques élèvent les structures du texte au rang de véritables
carcans sémantiques, de déterminants du sens aussi contraignants que le sont
les combinaisons des phonèmes pour la langue : puisque la littérature est du
côté du code et non du message, le déchiffrement du code ne peut plus avoir
rien de commun avec la compréhension du message ; elle ne laisse théoriquement

9
C. Lévi-Strauss, « Réponses à quelques questions », Esprit, 31, 1963, p. 653.
10
R. Jakobson, M. Halle, « Phonologie et phonétique », in R. Jakobson, Essais de linguisti-
que générale, trad. N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 132.
11
E. Holenstein, Jakobson, Paris, Seghers, 1974, p. 70.
12
Ibid., p. 71.
6 Claude Romano

aucune place à l’interprétation. C’est ce qui rend particulièrement désespérées


les tentatives de conciliation des deux méthodes, tant du côté herméneutique
(Ricœur) que du côté structuraliste (Genette)13. En effet, au rebours de la théorie
structuraliste et de son idée de conventions sémiotiques à la fois inconscientes et
obligatoires qui « déterminent »14 le fonctionnement d’un texte, et par là même
son sens, il est nécessaire d’opposer la conception herméneutique qui ne peut
partir que d’un texte déjà pourvu de signification, jusques et y compris dans ses
structures. Le problème de la critique structuraliste, ce n’est pas de « déchiffrer le
sens de l’œuvre étudiée, mais de reconstituer les règles et contraintes de constitu-
tion de ce sens »15. La notion de cercle herméneutique exige, au contraire, pour
être opératoire, que les structures d’un texte, en tout cas ses structures pertinentes
au niveau de l’exégèse, ne soient nullement de l’ordre du code, mais – quand bien
même elles demeuraient en partie inconscientes pour l’auteur ou pour le lecteur
– fassent déjà partie du message. En d’autres termes, il n’est possible de saisir les
structures d’un texte qu’en comprenant son sens et, inversement, il n’est possible
d’approfondir ce sens qu’en analysant ses structures. Conformément au cercle
herméneutique, puisque nous appréhendons d’entrée de jeu des éléments et des
structures doués de sens, en vertu de notre insertion dans une communauté de
transmission culturelle (dans une tradition), il s’ensuit que l’analyse des struc-
tures ne peut être qu’une étape elle-même conditionnée par la compréhension
préalable et permettant en retour de l’approfondir. Mais c’est précisément ce qui
est impossible si « l’analyse structurale », au sens cette fois des structuralistes, est
l’alpha et l’oméga de la critique, son organon mais aussi sa fin. Il n’y a alors qu’une
homonymie trompeuse entre les « formes » ou les « structures » au sens de l’an-
cienne rhétorique et les structures au sens fort d’un véritable code que promeut
la rhétorique renouvelée. Pour que l’interprétation soit possible – et d’ailleurs
nécessaire – deux conditions sont requises que le structuralisme a commencé par
saper : que le matériau de l’œuvre soit déjà doté de sens et compréhensible en lui-
même ; que ce matériau ne prescrive pas un sens univoque, mais laisse une marge
à l’interprétation. Mais l’idée de code et l’analogie phonologique conduisent aux
conclusions opposés : nous ne « comprenons » pas vraiment un texte tant que
nous ne l’avons pas analysé comme un « système sémiotique », tant que nous
n’en avons pas décrypté les structures cachées au lecteur qui régissent son « fonc-
tionnement » ; ces structures déterminent le sens aussi sûrement que le système

13
Cf. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 153 et 174, qui rejette une lecture « antino-
mique  » de l’approche structurale et de l’approche herméneutique et propose «  de replacer
l’explication et l’interprétation sur un unique arc herméneutique » ; et Genette, Figures I, op. cit.,
p. 161, qui propose d’établir entre les deux disciplines un rapport non pas « d’exclusion, mais
de complémentarité ».
14
G. Genette, Figures I, p. 158, qui souligne les affinités du structuralisme avec le positi-
visme : « un déterminisme, en quelque sorte spatial, de la structure, viendrait ainsi relier, dans
un esprit tout moderne, le déterminisme temporel de la genèse ».
15
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 256.
La consistance de l’imaginaire 7

de la langue détermine ses actualisations dans la parole. Entre herméneutique et


structuralisme, non seulement l’opposition est totale, mais elle paraît – en dépit
de la bonne volonté des uns et des autres – insurmontable.
L’ennui est que le structuraliste ne nous dit pas comment il dégage ses
structures, un texte ayant autant de structures qu’il y en a de lectures plau-
sibles. Comment trouver les bonnes structures et éliminer les structures ina-
déquates sans jamais recourir à un moment, nécessairement pré-structural, de
compréhension ? Comment faire le partage entre une analyse structurale juste
– qui fait ressortir le sens du texte – et une analyse structurale « faussée » ou
arbitraire – qui lui fait violence ? Pour avoir tenté de court-circuiter le mo-
ment de la compréhension, le structuraliste se retrouve dans une impasse  :
soit les structures sont entièrement objectives, et il suffit alors de les découvrir
(mais comment rendre compte de la pluralité des lectures structurales ?), soit
les structures sont subjectives et « projetées » ou « inventées » par le critique.
Il n’a de choix, en d’autres termes, qu’entre l’ultra-objectivisme positiviste et
l’ultra-subjectivisme romantique. Ainsi, le même auteur peut-il affirmer tour
à tour que la critique n’a rien d’autre à faire qu’à « découvrir » dans le texte,
non des vérités, mais des « validités », c’est-à-dire les contraintes formelles qui
constituent le texte en « système cohérent de signes »16 (en d’autres termes, elle
est une activité « tautologique » qui, par définition, n’ajoute rien au texte, mais
se contente de proclamer : « Racine, c’est Racine, Proust, c’est Proust »17), et
que la lecture est « un test projectif »18, c’est-à-dire que les structures ne sont
pas découvertes, mais inventées  ; «  face à son objet, le critique jouit donc
d’une liberté absolue »19. Mais comment cette liberté est-elle compatible avec
l’idée selon laquelle « le but de l’activité structuraliste [...] est de reconstituer
un « objet », de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonc-
tionnement (les « fonctions ») de cet objet »20 ? Cela supposerait, au demeu-
rant, qu’il y ait quelque chose de tel que les règles de constitution et de fonc-
tionnement d’un texte, analogues à la phonologie et à la morphologie d’une
langue, indépendamment de toute interprétation de son contenu. « L’homme
structural, écrit Barthes, prend le réel, le décompose, puis le recompose »21 : y
aurait-t-il donc quelque chose de tel que la loi de composition du réel ?
Quelle est la structure d’une fourchette ? Une fourchette a-t-elle deux par-
ties, un manche et un petit trident, ou bien est-elle d’une seule pièce, ou bien
doit-elle être décrite selon trois composants : ses dents, sa partie incurvée, la
partie qui permet de s’en saisir ? La réponse est que ces trois « analyses struc-

16
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 255.
17
Ibid., p. 256.
18
R. Barthes, Sur Racine, p. 161
19
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 270. Genette souligne cette tension : « cette critique
est et se veut profondément et agressivement subjective » (Figures I, p. 199), alors même qu’elle
prend appui sur le modèle « objectif » de la « science sémiologique ».
20
Ibid ., p. 214.
21
Ibidem.
8 Claude Romano

turales  » sont possibles, ainsi que beaucoup d’autres qui dépendent de nos
buts, de nos intérêts, de nos préoccupations, bref, qu’il n’y a rien de tel que la
structure d’une fourchette. Se pourrait-il que ce qui s’applique à la fourchette
ne s’applique pas à La comédie humaine ?
Oscillant sans cesse entre l’objectivisme naïf induit par son modèle de départ
et le subjectivisme hyperbolique dérivé de l’impossibilité d’appliquer ce modèle
à des unités de sens telles que le texte, le critique structuraliste risque fort de sui-
vre une autre méthode dans les faits que celle qu’il énonce dans sa théorie. Cette
théorie conduit, cependant, au dernier aspect – l’un des plus souvent soulignés
–, qui est aussi le plus fortement anti-phénoménologique du structuralisme :
l’auto-référentialité du texte. Les structuralistes n’ont de cesse de dénoncer ce
que Barthes et Riffaterre appellent « l’illusion référentielle », en vertu de laquelle
le texte pourrait ouvrir sur autre chose que lui-même, donner accès au monde
sous quelque forme que ce soit, bref, selon laquelle la littérature pourrait se
référer à autre chose qu’à la littérature : cette dernière « ne signifie “rien“ », elle
est « privée de toute transitivité, condamnée à se signifier elle-même au moment
où elle ne voudrait que signifier le monde »22. Le texte serait donc une machine,
mais à la différence de tout mécanisme construit en vue d’effectuer des opéra-
tions, c’est-à-dire ayant par définition une autre fin que lui-même, la machine-
rie textuelle serait sans finalité extérieure. Elle serait ce monstre logique d’une
machine fonctionnant entièrement en vue d’elle-même. Dans un quelconque
mécanisme, les parties sont ordonnées les unes aux autres dans la mesure où
elles sont subordonnées à une fonction ; mais le texte serait une « machine »
qui fonctionnerait sans fonction, « à vide », et qui serait conçue de toute éternité
pour « fonctionner » de cette manière. Ainsi, pour être parti d’une conception
binaire de la langue (en termes de « signifiant » et de « signifié ») qui tend à faire
l’impasse sur la notion de référence, les structuralistes concluent à l’exclusion de
toute portée référentielle du texte et au « statut fatalement irréaliste de la littéra-
ture »23. L’œuvre sur rien de Flaubert devient le paradigme universel, trans-histo-
rique de toute littérature24. Et, de nouveau, si les critiques structuralistes croient
pouvoir se réclamer de Jakobson, c’est en caricaturant ses thèses et en leur ôtant
toute dimension phénoménologique.
Les thèses de Jakobson sur la poéticité de l’expression poétique peuvent se
lire comme une méditation linguistique sur la célèbre formule de Valéry : « le
poème, hésitation prolongée entre le son et le sens ». Parmi les six fonctions
linguistiques que distingue Jakobson, la fonction poétique se définit par « la
visée (Einstellung) du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour
son propre compte »25, donc sur l’indissociabilité entre les signes, les sons et

22
Ibid., p. 156 et 264.
23
Ibid., p. 264.
24
Ibid., p. 265.
25
R. Jakobson, « Linguistique et poétique », trad. de N. Ruwet, in Essais de linguistique
générale, I, op. cit., p. 218.
La consistance de l’imaginaire 9

le sens. Parler de « visée » ne permet guère de faire l’économie de la subjecti-


vité dans le langage. Non seulement la prédominance de la fonction poétique
(dans la poésie, mais aussi en dehors d’elle) repose sur une visée subjective
(celle de l’auteur et celle du lecteur) qui « met en évidence le côté palpable
des signes », mais la fonction poétique ne suffit pas à définir la poésie en tant
que telle à l’exclusion des autres fonctions du langage, et notamment de la
fonction référentielle : « la poésie ne peut se limiter à la fonction poétique »,
elle exige « la participation, à côté de la fonction poétique prédominante, des
autres fonctions verbales, dans un ordre hiérarchique variable »26. En somme,
rien ne permet de conclure, comme les adeptes du structuralisme n’hésitent
pas à la faire, du primat, en poésie, de la fonction poétique sur la fonction
référentielle, à l’abolition pure et simple de toute dénotation. Au contraire,
souligne Jakobson, « la suprématie de la fonction poétique sur la fonction ré-
férentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation) mais la rend ambiguë »27.
Non seulement les structuralistes ne peuvent guère trouver une caution dans
l’analyse de Jakobson, mais celle-ci exclut nommément ce qui deviendra la
thèse structuraliste : « il serait difficile de trouver des messages qui rempliraient
seulement une seule fonction »28.
En réalité, comme le souligne Elmar Holenstein, le but de Jakobson est
moins d’exclure la référence que de la redéfinir. Et de la redéfinir en des ter-
mes phénoménologiques. Par exemple, à l’encontre de l’analyse frégéenne du
sens et de la référence, Jakobson fait valoir que les expressions «  l’étoile du
matin » et l’« étoile du soir » ne se réfèrent pas nécessairement au même objet,
dans la mesure où elles ne peuvent être substituées l’une à l’autre dans tous
les contextes possibles. Ce qui équivaut à dire que la référence d’un énoncé à
un objet ne peut être évaluée indépendamment des modes de donnée de cet
objet pour celui qui parle, donc de la situation de ce dernier. Même l’énoncé
« l’ambroisie existe » qui, aux yeux de Frege, ne pouvait être ni vrai ni faux,
dans le mesure où l’expression « l’ambroisie » était dépourvue de référence29,
peut avoir une visée référentielle dans le monde – fictif – de la mythologie
grecque30. Jakobson renoue ainsi, par-delà Frege et sa thèse du caractère non-
référentiel des énoncés de fiction, avec la corrélation husserlienne entre la visée
de signification et le mode de donnée de l’objet qui la remplit. « Employer une
expression avec sens, écrivait Husserl, et se rapporter par une expression à l’ob-

26
Ibid., p. 219.
27
Ibid., p. 238.
28
Ibid., p. 214.
29
G. Frege, « Sens et dénotation », trad. de C. Imbert in Écrits logiques et philosophiques,
Paris, Seuil, 1971, p. 108-109 : « La proposition « Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans
un profond sommeil » a évidemment un sens, mais il est douteux que le nom d’Ulysse qui y
figure ait une référence ; à partir de quoi il est également douteux que la proposition entière
en ait une »
30
Cf. E. Holenstein, Jakobson, op. cit., p. 106-108.
10 Claude Romano

jet (se représenter l’objet), c’est là une seule et même chose. En l’occurrence,
il n’importe pas de savoir si l’objet existe ou s’il est fictif, voire impossible »31.
Autrement dit, même les énoncés fictifs possèdent bien une référence, non à
un univers d’objets en soi, mais au domaine ou au monde de la fiction selon
son mode de donnée propre. A l’opposé, le structuralisme, en même temps
qu’il suspend toute référentialité de l’œuvre littéraire, dévalue l’imaginaire et
proclame – ce qui n’est pas la moindre de ses conséquences – son essentielle
pauvreté : « l’imaginaire est pauvre », dit Barthes32.

Le discours de la fiction

Mais plutôt que d’adopter une perspective phénoménologique, peut-être


est-il possible de s’en passer par un autre artifice, plus puissant, sans doute,
et plus cohérent, qui consiste à dériver les caractères principaux de la fiction
d’une analyse pragmatique du discours fictionnel, inspirée par la philosophie
du langage ordinaire. Pour Searle, comme pour Frege (mais pour des raisons
différentes), les textes de fiction – qu’il est impossible d’identifier sans plus
avec les textes relevant de la littérature – ne possèdent pas de référence, car ils
n’appartiennent pas aux actes illocutoires d’assertion, mais à des énonciations
feintes, « non sérieuses », à propos desquelles la question de la référence et
de la vérité ne se posent pas : par exemple « rouge » dans « le Petit Chaperon
rouge » signifie rouge, mais n’accomplit aucune référence  : les «  règles qui
relient “rouge“ à rouge » n’entrent pas ici en application33. L’auteur (le nar-
rateur) joue à..., fait semblant ou fait mine de faire une assertion alors qu’il
n’en accomplit aucune : « l’auteur d’une œuvre de fiction feint d’accomplir
une série d’actes illocutoires, normalement de type assertif »34, il rompt ainsi
les conventions extra-linguistiques qui relient au monde les énoncés asser-
tifs ordinaires. Ainsi, la théorie de la fiction n’a nul besoin d’une théorie
de l’imagination, elle n’implique aucune considération d’entités imaginaires
qui seraient visées intentionnellement et données d’une quelconque manière.
Par exemple, l’écriture de l’histoire met en jeu aussi, sans doute, l’imagina-
tion de l’historien, mais elle ne relève nullement pour autant de la fiction.
Non seulement une théorie pragmatique de la fiction est possible, mais elle
n’a pas besoin, pour s’édifier, d’une théorie de l’imagination, qu’elle soit ou
non d’inspiration phénoménologique. Mais peut-on réellement comprendre
le statut des énoncés de fiction sans leur accorder la moindre référence à un
monde imaginaire ?

31
E. Husserl, Logische Untersuchungen, I, §15, Hua XIV, 1, Den Haag, Nijhoff, 1984, p.
59-60 ; trad. fr. (modifiée) Recherches logiques, 2, première partie, Paris, PUF, 1961, p. 61.
32
R. Barthes, Essais critiques, p. 15.
33
J. Searle, « Le statut logique du discours de la fiction », in Sens et expression, trad. de J.
Proust, Paris, Minuit, 1982, p. 101.
34
Ibid., p. 108.
La consistance de l’imaginaire 11

Cette question semble bien se poser dès lors que l’on aperçoit les liens or-
ganiques qu’une théorie des actes illocutoires feints entretient avec une philo-
sophie empreinte de behaviourisme. Pour comprendre certains de ses présup-
posés implicites, il n’est pas inutile de revenir au premier philosophe à avoir
soutenu que l’imagination consistait en un faire-semblant : Gilbert Ryle.
Sous prétexte de combattre le mentalisme, Ryle nie qu’il y ait un sens
quelconque à affirmer qu’il existe des objets fictifs et que, par conséquent,
celui qui imagine « voit » quoi que ce soit (en un sens de ce verbe différent
de son sens perceptif ) avec les « yeux de l’esprit ». C’est un faux problème de
se demander où existent les choses et les événements imaginés, car, dit Ryle,
« ils n’existent nulle part »35. Qu’est-ce qui justifie cette conclusion ? La thèse
d’inspiration wittgensteinienne de Ryle est que l’emploi du verbe « imaginer »
n’a pas pour critère l’observation d’images intérieures : nous n’apprenons pas
l’usage de ce verbe, donc sa signification, en contemplant des objets fictifs,
mais en suivant des règles publiques reposant sur des conduites observables :
on dira du juge qui écoute un témoin, du romancier qui écrit une fiction, de
l’enfant qui joue à imiter un ours qu’ils font preuve d’imagination, sans qu’il
soit nécessaire qu’ils se représentent quoi que ce soit ; l’emploi d’« imaginer »
est donc beaucoup plus divers qu’on ne pourrait le croire au premier abord et
ne consiste nullement en une seule opération fondamentale. Comme l’affirme
Wittgenstein, les emplois d’« imaginer » n’ont que des ressemblances de fa-
mille et il n’y a donc justement rien de tel que le processus consistant à imagi-
ner. Cette remarque est juste, mais elle ne légitime aucunement la conclusion
qu’en tire Ryle. De ce que nous n’apprenons pas la signification d’« imaginer »
par des « définitions ostensives privées », selon l’expression de Wittgenstein, il
ne s’ensuit pas que, quand imaginer s’accompagne de représentations, « leurs
objets n’existent nulle part  », ou encore «  que le processus consistant à “se
représenter” a lieu, mais des images ne sont pas vues »36. Il y a là un véritable
sophisme qu’illustre bien l’exemple de Ryle :

L’enfant qui imagine que sa poupée sourit verrait donc, [selon la théorie qu’il
critique], une image de sourire, même si cette image et les lèvres de la poupée
qui sont en face de l’enfant ne se trouvent pas au même endroit. Il s’ensuit
que le sourire imaginé n’est nullement sur les lèvres de la poupée. Or ceci est
absurde. Qui pourrait imaginer un sourire sans lèvres ?37

De ce que le sourire imaginé n’est pas sur les lèvres de la poupée Ryle infère
qu’il n’y a pas du tout de lèvres sur lesquelles apparaîtrait le sourire. Mais rien
ne justifie cette inférence. Autant il y a un sens à attirer l’attention, comme
Wittgenstein, sur la multiplicité des emplois d’« imaginer », qui ne nécessitent
pas toujours la formation d’« images intérieures », et sur le fait que ces images

35
G. Ryle, La Notion d’esprit, trad. de F. Jacques, Paris, Payot, 1978, p. 233.
36
Ibid., p. 235.
37
Ibid., p. 236.
12 Claude Romano

ne sont pas les critères d’emploi, donc de signification, de ce concept ; autant,


on ne saurait en conclure que quand j’imagine quelque chose, au sens où je
m’en donne une représentation, il n’existe rien qui soit imaginé, aucun « phé-
nomène immatériel », aucune « image » intérieure quelle qu’elle soit.
C’est cette fausse inférence qui conduit Ryle à rabattre l’imagination tout
entière sur l’activité de « faire semblant » : « Imaginer ne consiste pas à pro-
jeter des images fantomatiques en face d’organes fantomatiques nommés “les
yeux de l’esprit” » ; « Il n’y a pas grande différence entre l’enfant qui joue au
pirate et l’enfant qui imagine en être un »38. Cette différence est très grande,
au contraire : car l’enfant qui joue un rôle fait preuve d’imagination (même
s’il ne contemple aucune «  image intérieure  »), mais on ne saurait tirer de
là, inversement, que tout enfant faisant preuve d’imagination est en train de
jouer un rôle, ou encore qu’imaginer ce soit simuler : « Entre la représentation
mentale et la perception, il y a la même relation qu’entre l’activité d’imitation
ou de simulation » et l’activité sérieuse39. Ryle rabat ainsi la pluralité d’emplois
du verbe « imaginer » sur un seul, oubliant la leçon de Wittgenstein. Il adopte,
ce faisant, la thèse du behaviourisme.
Ce détour par Ryle révèle certaines limites de l’approche pragmatique des
énoncés de fiction, si du moins elle prétend se substituer à une phénoménologie
de l’imaginaire. Il n’est pas sûr que tel soit le projet de Searle, qui rejetterait sans
doute les conclusions extrêmes de Ryle. Toutefois, Searle partage avec lui un
point essentiel : le refus d’accorder la moindre référence aux énoncés de fiction.
Un récit de fiction, affirme-t-il, consiste en une « représentation feinte d’un
état de choses »40, et non pas en une représentation d’un état de choses feint
(au sens de fictif, d’imaginaire). Searle tend ainsi à réduire la fiction à une atti-
tude qu’il serait possible d’adopter à l’égard d’énoncés ou d’assertions. Attitude
ludique, non sérieuse. Cette réduction a pourtant quelque chose de problé-
matique : feindre d’asserter ou de raconter, est-ce la même chose que raconter
quelque chose d’imaginaire ? On peut remarquer, tout d’abord, que bien des
assertions feintes ne relèvent pas de la fiction : parler par antiphrase, pratiquer
l’autodérision et plus largement l’humour, le trait d’esprit, imiter quelqu’un
d’autre, jouer la comédie, etc. En outre, si une théorie du récit imaginaire se
réduit à une analyse des actes illocutoires feints, il s’ensuit que l’intelligibilité
du texte de fiction dépend entièrement de conjectures que le lecteur ferait sur
l’intention de l’auteur – et non pas sur des conventions partagées – car « fai-
re semblant » met en jeu une intention individuelle. Ainsi, d’après Searle, « le
critère d’identification qui permet de reconnaître si un texte est, ou non, une
œuvre de fiction doit nécessairement résider dans les intentions illocutoires de
l’auteur »41. Mais comment avons-nous accès à ces intentions ? Si raconter une

38
Ibid., p. 241 et 251.
39
Ibid., p. 253.
40
J. Searle, Sens et expression, op. cit., p. 113.
41
Ibid., p. 109.
La consistance de l’imaginaire 13

histoire imaginaire est équivalent à faire semblant de raconter (donc d’asserter)


une histoire vraie, un dernier problème se pose. En effet, la possibilité existe de
faire semblant de raconter une histoire imaginaire (et d’en raconter une vraie) :
non seulement cette possibilité existe, mais il n’y a pas un seul romancier qui
ne déguise sous forme de fiction des personnages réels, des épisodes vécus, etc.
Il pratique alors, soit en partie soit en totalité, ce qu’on appelle aujourd’hui
l’«  autofiction  »  : dans un récit d’autofiction le romancier feint de raconter
quelque chose d’imaginaire alors que ce qu’il raconte est bel et bien arrivé. Cela
montre à quel point le genre « fiction » dépend avant tout de conventions es-
thétiques et nullement d’une hypothétique intention du locuteur. Tout ce qui a
la forme du roman est reçu comme une fiction, quand bien même il n’y aurait
là aucune feinte, aucun faire-semblant, aucun faux-semblant. Mais surtout, si
faire semblant de raconter une histoire imaginaire est tout autant possible que
faire semblant de raconter une histoire réelle, il s’ensuit, contrairement à la
thèse de Searle, que l’activité de « faire semblant » n’est pas une condition né-
cessaire et suffisante pour distinguer le réel de l’imaginaire. À moins d’affirmer
peut-être que, dans l’autofiction, le romancier ferait semblant de faire semblant
de raconter une histoire vraie. Mais que signifierait alors cette attitude consis-
tant à feindre de feindre ? Devrait-elle être considérée comme équivalente à une
assertion simple ? Si tel était le cas, l’autofiction n’aurait plus rien d’une fiction.
Ne suffit-il pas de dire ici que l’auteur fait semblant de raconter une histoire
imaginaire ? Il en découlerait que l’imaginaire n’est pas nécessairement le fictif
au sens littéral du terme, c’est-à-dire le feint, le factice, le faux. Il faudra revenir
sur ce point ultérieurement.
Il n’est donc pas certain que l’analyse des actes illocutoires fictionnels puis-
se remplir la tâche qu’elle se propose, et court-circuiter toute référence à un
monde imaginaire sur lequel porterait la fiction. Ce qui caractérise la lecture
d’un texte romanesque, ce n’est pas que nous ne le lirions pas « sérieusement »,
c’est-à-dire que nous nierions aux phrases écrites toute portée référentielle et
assertive ; c’est plutôt que nous leur donnons pour référence un monde fictif. Il
est faux, d’ailleurs, que nous ayons ici à suspendre notre croyance, en vertu du
caractère non-sérieux des assertions en question, mais c’est plutôt le contraire
qui a lieu : pour « entrer dans un roman », comme on dit, il faut pouvoir ac-
complir ce que Coleridge appelle une suspension of disbelief, une suspension de
l’incroyance ou de l’incrédulité. Le problème du roman, ce n’est pas tellement,
pour le lecteur, de ne pas croire à ce qu’il lit, mais bien plutôt d’y « croire »
tout en le sachant fictif, d’y « croire » d’une croyance qui n’est pas sur le même
plan que la croyance ordinaire, c’est-à-dire de pénétrer dans l’imaginaire du
récit. Devant un mauvais roman – ou devant un mauvais poème – c’est ce que
nous n’arrivons pas à faire. C’est ce moment où le roman s’empare du lecteur,
comme on dit aussi, où les signes alignés sur la page s’animent et acquièrent
une vie nouvelle, où, de l’amas des signes, comme de l’amas de brindilles, la
lecture « prend » comme prend un feu, qui est nécessaire pour nous ouvrir
14 Claude Romano

« ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible »42.


L’imagination a moins affaire à l’irréel qu’à ce qui n’est ni réel ni irréel mais
n’« existe » que sur son plan propre. Elle repose, comme le souligne Husserl,
sur la neutralisation de toute thèse d’existence qu’elle soit « positive » ou « né-
gative ». En lisant Nerval, je m’abstiens de poser, mais aussi de ne pas poser
l’existence d’Aurélia ou de Sylvie, car leur « existence » imaginaire ne fait pas
nombre avec l’existence réelle des êtres que je peux connaître et côtoyer, elle
appartient à un autre niveau ontologique.

Univers de fiction et mondes possibles

Face à l’échec relatif de ces tentatives pour contourner le massif imaginaire


et réduire ses propriétés phénoménologiques à des propriétés linguistiques,
certains ont eu recours à la logique modale dans son application aux mondes
possibles. La sémantique des mondes possibles apparaît, dans cette optique,
comme le dernier rempart pour éviter de prêter aux étants de fiction une
consistance sui generis autre que celle de possibles logiques. Le présupposé, de
ces approches est toujours le même : il s’agit, dans la lignée de Frege, de dis-
tinguer et d’opposer le sens idéal et objectif, en tant que mode de donation de
la référence, et les représentations subjectives associées dont relèverait l’ima-
ginaire. L’imagination ressortirait à la psychologie, tandis qu’il serait possible,
croit-on, de rendre compte des propriétés de la fiction en se situant sur le plan
neutre d’entités purement idéales (les « mondes possibles ») dont il suffirait
d’analyser les propriétés logiques. C’est par exemple la tentative de Thomas
Pavel dans Univers de la fiction43. Entreprise problématique. Les mondes fic-
tionnels, en effet, ne sont pas les mondes possibles du logicien. Pour commen-
cer, les mondes possibles se définissent en logique modale par leur complétude ;
or, l’univers romanesque est elliptique : il se caractérise par ses lacunes, ses trous,
son indétermination. Ensuite, à vouloir identifier ces deux «mondes», on abou-
tit au paradoxe selon lequel les mondes fictionnels semblent exister « indépen-
damment de l’écrivain qui les décrit »44, comme Pavel est forcé de le concéder,
donc indépendamment du style du romancier et de l’imaginaire du lecteur.
Or, l’imaginaire s’approfondit au fil de la lecture, les personnages d’un roman
évoluent non seulement dans l’intrigue, mais ils se développent, se précisent,
s’enrichissent dans leur « chair » d’êtres fictifs. En étudiant les personnages,
les situations, les événements comme des entités en soi, on oublie qu’il y a
une chair de l’imaginaire, une vie de l’imaginaire à laquelle le lecteur participe
émotionnellement, intellectuellement, existentiellement. Pavel est bien forcé
de le reconnaître : « il semble bien [...] que la connaissance des mondes de

42
G. de Nerval, « Aurélia », in Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1993, p. 695.
43
T. Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, chapitre 2, p. 59 sq.
44
Ibid., p. 65.
La consistance de l’imaginaire 15

la fiction dépende étroitement de leur manifestation, textuelle ou autre »45.


Cette affirmation suffit déjà à relativiser la pertinence d’une approche stricte-
ment sémantique. Car, comme Pavel le dit aussi, « lire un texte, regarder une
peinture, c’est déjà vivre dans leur monde »46. Un tel vivre-dans réintroduit
une dimension d’expérience qui transcende les caractères purement objectifs
de l’œuvre, ses propriétés sémantiques, syntaxiques, pragmatiques et structu-
rales. Lire, quand il s’agit de fiction, est autre chose qu’actualiser les propriétés
sémantiques d’un texte. C’est s’installer dans un monde imaginaire, ce qui
suppose que celui-ci possède sa propre consistance, sa propre densité, laquelle
ne relève ni de l’existence mondaine, ni de l’inexistence pure et simple, et n’est
pas non plus intermédiaire entre elles. Aucune approche purement sémanti-
que ne permettra d’en rendre compte.

II

La voix silencieuse

Appréhendée du point de vue phénoménologique, l’imagination n’est pas


une « faculté de l’esprit » ; elle est ce qui peut-être analysé selon le fil conducteur
du mode de donnée de certains objets ; elle désigne avant tout une dimension
de notre expérience. Or, les objets imaginaires, comme ceux de la perception,
s’offrent à plusieurs modalités sensorielles : il y a une imagination visuelle, mais
aussi acoustique, tactile, olfactive.
Le matériau de la littérature est principalement un matériau sonore, comme
celui de la peinture est principalement un matériau coloré ou celui de la sculp-
ture un matériau tactile. Alors que la lecture d’un texte d’idées peut, jusqu’à
un certain point, s’affranchir des traits sonores du texte, du rythme et de la
mélodie de la phrase, la lecture d’un poème, fût-elle entièrement silencieuse,
met toujours en jeu la voix. Cette voix est une voix imaginée, c’est-à-dire quasi-
entendue, entendue sur le mode du « comme si », en appelant à notre « oreille ».
Quiconque n’a pas l’oreille formée à la langue dans laquelle le poème est écrit ne
peut pas goûter le charme qui s’en dégage, il ne peut pas participer à la force de
suggestion et d’envoûtement qui émanent de lui. Même la lecture la plus silen-
cieuse se fait toujours « à haute voix » : cette voix est une voix « intérieure », elle a
pour élément l’imaginaire. L’imagination, dans la lecture d’un texte, qu’il soit en
vers ou en prose, ne porte donc pas uniquement sur des « images », mais sur le
matériau sonore lui-même. L’œuvre littéraire, par sa texture sensible, transcende
la matérialité des signes comme le tableau transcende la matérialité de son sup-
port et comme l’œuvre musicale est autre chose que l’ensemble des vibrations
acoustiques résultant du jeu des instruments. Elle possède non seulement une

45
Ibid., p. 96.
46
Ibidem.
16 Claude Romano

signification idéale, qui en permet la traduction, mais une « chair », comme dit
Husserl, chair elle-même « idéale », car dépendante de l’imagination dans son
application aux sonorités de la langue.
C’est donc par l’imagination que s’instaure une première participation à
l’œuvre et que se dégage l’élément essentiel du style : écrire, c’est ponctuer le
silence, cette source vive où s’alimente la parole, c’est se plonger dans l’envoûte-
ment d’un rythme, « entendre » ou quasi-entendre un tempo, qui est le schème
imaginaire sur lequel les mots, les phrases de l’écrivain viennent se greffer. La
lecture consiste à se couler dans ce mouvement de l’écriture, à retrouver sous la
constellation des signes, la dynamique du geste qui les a engendrés. Merleau-
Ponty a raison de souligner, à cet égard, que le style possède toujours un sou-
bassement corporel, celui de la lecture à voix haute, c’est-à-dire du souffle, de la
respiration, du phrasé. Écrire, ce n’est pas consigner sur le papier des idées ou des
fictions : c’est habiter autrement la langue, se mouvoir en elle de manière inac-
coutumée comme le danseur évolue dans l’espace ou le musicien dans l’univers
sonore, c’est changer de style de vie (« changer la vie », disait Rimbaud) adopter
à l’égard des choses une nouvelle posture à la fois « physique », « mentale », exis-
tentielle. Et, de même, lire c’est suivre les modulations et inflexions d’un style,
« voir » l’univers à travers l’écriture, prolongement de l’être-au-monde corporel
de l’écrivain, et qui s’adresse à l’être-au-monde du lecteur.
Ces remarques permettent d’apercevoir ce qu’a de problématique la notion
d’un texte autosuffisant qui nous ferait face comme un «  objet  » d’analyse.
L’entité « texte », cette idole du structuralisme et plus largement de la critique,
cette divinité païenne aux yeux aveugles, est une abstraction. Ou plutôt, c’est
une « substruction » au sens de Husserl, c’est-à-dire une idéalisation édifiée sur
le monde-de-la-vie (Lebenswelt) où se produit pourtant la rencontre primor-
diale avec l’œuvre. Nous n’avons pas affaire, avec le texte, à un dépôt de signes
morts, mais à un matériau aussi vivant que l’est la couleur pour le peintre ou le
son pour le musicien ; un matériau qui n’acquiert une profondeur que si nous
apprenons à y entendre une voix et un rythme, à nous y couler corporellement
selon le style et la manière suggérés par l’écrivain, à rétablir ainsi, à travers lui,
une communication avec le monde plus ancienne que l’intelligence. Il n’en va
pas autrement, d’ailleurs, des notions d’« auteur » ou de « lecteur » : elles sont
à la fois triviales et hautement sophistiquées ; elles relèvent d’idéalisations qui
nous masquent l’essentiel, la participation qui se produit au sein de l’œuvre
avec le rapport incarné à la langue de l’écrivain, avec sa manière d’habiter
sa langue et d’approcher le monde à travers un style, et c’est pourquoi elles
doivent être reconduites, elles aussi, autant que possible, au sol sur lequel elles
s’élaborent, celui de notre Lebenswelt.

Le monde de l’œuvre

Il est un second rôle de l’imagination, plus fréquemment souligné, mais


aussi fondamental. Un poème, et plus encore une œuvre romanesque, met à
La consistance de l’imaginaire 17

contribution notre capacité à nous figurer par l’imagination des scènes, des
personnages, des situations, des atmosphères. Dans l’art narratif, comme le
souligne Husserl, des « phantasiai reproductives [...] nous sont imposées »47.
Non seulement, comme dans toute lecture, les signes s’effacent derrière leurs
significations, mais ces dernières sollicitent l’imagination au point de renvoyer
à un domaine fictif, de l’évoquer et de le figurer en quelque sorte « sous nos
yeux ». L’hypotypose n’est pas seulement une figure de style, mais le site même
de la fiction et sa ressource permanente. Grâce à elle, l’œuvre instaure un mon-
de dont elle est la dépositaire.
Mais – dira-t-on – les expressions de « monde imaginaire » et de « monde
d’une œuvre » sont-elles autre chose que des métaphores ? Pour que l’imagi-
naire s’ordonne en un « monde » ou en un quasi-monde, il faut que les œuvres
de fiction lui confèrent une épaisseur supérieure à celle qu’il possède pour
l’imagination ordinaire. Le peuvent-elles et, si oui, comment ?
On a pu nier, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existait au sens
strict quelque chose comme un monde imaginaire. C’est par exemple la thèse
de Sartre. « L’idée même de monde, écrit-il, implique pour ses objets la dou-
ble condition suivante  : ils faut qu’ils soient rigoureusement individués  ; il
faut qu’ils soient en équilibre avec un milieu. C’est pourquoi il n’y a pas de
monde irréel parce qu’aucun objet irréel ne remplit cette double condition »48.
Les objets de l’imagination sont trop fuyants et ambigus pour posséder une
quelconque individualité. Ils apparaissent souvent accompagnés et comme
auréolés d’un arrière-plan, mais ces entours manquent par trop de profon-
deur, de cohérence, de stabilité pour mériter le nom de « monde » : comme
les objets-fantômes qui s’y détachent, ils sont, selon l’expression de Sartre,
« clairsemés ». Ces remarques ne sont pas dépourvues de justesse, mais elles
exigent peut-être trop du « monde imaginaire » en voulant qu’il satisfasse aux
réquisits du monde réel. Cette situation ne découle-t-elle pas d’une descrip-
tion insuffisante de sa spécificité phénoménologique ?
Sartre s’inspire de la première doctrine husserlienne de l’imagination, dé-
veloppée dans la cinquième Recherche logique. D’après cette doctrine, le pro-
pre de l’imagination dans sa différence d’avec la perception repose sur l’acte
d’appréhension qui s’applique aux contenus de conscience. Ainsi, pense Hus-
serl, « c’est l’appréhension imageante (Verbildlichende) qui fait qu’au lieu d’un
phénomène perceptif nous avons bien plutôt un phénomène d’image dans
lequel, sur la base des sensations vécues, c’est l’objet représenté en image (par

47
E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung, 1893-1925, Hua, Bd. XXIII, Kluwer,
1980, p. 519 ; il existe une traduction française de ce volume : Phantasia, conscience d’image,
souvenir, Grenoble, Millon, 2002 ; mais nous suivrons de préférence, pour le texte n° 18 la
traduction de N. Depraz et M. Mavridis, parue dans Alter, n°4, 1996, p. 387-412.
48
J.-P. Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 254.
18 Claude Romano

exemple le centaure sur le tableau) qui apparaît »49. À partir de 1909, toute-


fois, Husserl critique sa première doctrine de l’imagination principalement
pour deux motifs : elle ne permet pas de comprendre la différence qui existe
entre l’imagination proprement dite (Phantasie) et la conscience d’image (Bil-
dbewusstsein) ; elle méconnaît le mode de donnée spécifique de l’objet ima-
giné en l’alignant, en quelque sorte, sur celui de l’objet perçu, et en faisant
reposer leur différence sur le seul acte d’appréhension50. Husserl introduit, à
l’occasion de cette auto-critique, deux grandes distinctions qui aboutissent à
la définition de l’imagination au § 111 des Ideen...I : « L’imagination en géné-
ral est la modification de neutralité de la présentification “positionnelle”, par
conséquent du souvenir au sens le plus large qui puisse être pensé »51. Ces deux
distinctions sont les suivantes :
1) sur le plan noétique, celle entre les actes positionnels (setzenden) et les
actes non positionnels.
2) sur le plan noématique, celle entre présentation (Gegenwärtigung) et
présentification (Vergegenwärtigung), c’est-à-dire entre la donation intuitive en
chair et en os et la donation intuitive où la chose est donnée elle-même, mais
seulement comme si elle était présente.
En croisant ces deux distinctions, on obtient la typologie suivante :
1) perception : présentation positionnelle.
2) souvenir (Wiedererinnerung) : présentification positionnelle.
3) imagination : présentification neutralisée (non positionnelle).
4) conscience d’image : présentation neutralisée ou irréalisée (modification
de neutralité de la perception) à laquelle est entrelacée une présentification
positionnelle (souvenir) ou neutralisée (imagination).
Ces distinctions permettent de comprendre ce qui sépare l’imagination
d’autres types d’actes qui pourraient lui être apparentés, comme le souvenir
ou la conscience d’image.
Du point de vue noétique, comme on l’a vu, l’imagination ne fait intervenir
aucune position d’existence de son objet, à la différence par exemple du souve-
nir. C’est une conscience d’irréalité, non pas au sens où elle poserait l’irréalité de
son objet, mais au sens où elle suspend toute prise de position à l’égard de sa
réalité ou de son irréalité : tel est le sens de la modification de neutralité dont
parle Husserl. S’abstenir de poser l’existence de l’objet imaginé ne revient pas au
même que poser son inexistence. Sur ce point, l’imagination se différencie en-
tièrement de la conscience d’illusion. Tandis que dans le cas de l’illusion, la non

49
E. Husserl, Logische Untersuchungen, V, §14 ; trad. fr. Recherches logiques, op. cit., II, 2,
p. 188-189.
50
Cf. notamment Hua, Bd. XXXIII, n°8, p. 265 sq. Dans cette première doctrine, Husserl
n’est pas loin de considérer, à l’instar de Searle, que l’imagination dépend de l’attitude que l’on
adopte et nullement d’objets donnés d’une certaine manière.
51
E. Husserl, Ideen...I, Hua, Bd. III, 1, p. 250 ; trad. de P. Ricœur, Idées directrices pour une
phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, p. 371.
La consistance de l’imaginaire 19

concordance qui se produit dans l’enchaînement des vécus perceptifs conduit


à un « biffage » de l’objet, c’est-à-dire à la position expresse de son inexistence,
rien de tel ne se produit dans le cas de l’imagination. Celle-ci n’a nul besoin,
pour se donner ses objets, d’entrer en conflit avec la perception, elle demeure
sur son plan propre. La modification de neutralité qu’elle requiert ne suppose
d’ailleurs aucune participation active de l’ego, « aucune action égoïque, aucun
agir positionnel qui prendrait son point de départ dans le moi » et qu’il s’agirait
d’accomplir ; elle peut se produire de manière entièrement passive52.
Du point de vue noématique, l’imagination n’est pas une présentation in-
tuitive mais une présentification  : ici, la chose (le fictum) n’est pas donnée
comme présente en chair et en os (leibhaft), mais seulement comme quasi-
présente, ou comme présente sur le mode du comme-si (Als ob). Cette af-
firmation permet de donner un sens plus précis à l’affirmation de Descartes
dans la Méditation sixième – implicitement critiquée par Ryle – selon laquelle
l’imagination consiste, par rapport à des objets absents ou inexistants, « à les
regarder comme présents avec les yeux de [son] esprit  ». Mais elle conduit
surtout à établir une distinction tranchée entre Phantasie et Bildbewusstsein.
La conscience d’image, par exemple la perception d’une photographie de la
Tour Eiffel, fait intervenir l’imagination ; mais cette dernière ne se réduit pas
à une conscience d’image, même « intérieure ». La conscience d’image est bel
et bien une conscience d’irréalité, puisque la Tour Eiffel n’est pas présente
hic et nunc et ne peut être visée que sur le mode de l’imagination (ou éven-
tuellement du souvenir) ; toutefois, le support de cette visée, le cliché pho-
tographique, est bel et bien perçu. C’est ce qui introduit dans la conscience
d’image un « conflit » : entre l’image comme objet et l’objet figuré par l’image,
il y a une discontinuité, une disparité fondamentale, puisque la première est
perçue, donnée comme chose du monde, alors que le second (la tour Eiffel)
ne l’est pas. Pour que la Tour Eiffel apparaisse en image, il est nécessaire que
je cesse d’apercevoir le support photographique comme un papier enduit de
pigments, que je neutralise l’objet perçu pour pouvoir présentifier à travers lui
ce que Fink appelle « le monde de l’image ». La conscience d’image est donc
une conscience complexe, faisant intervenir plusieurs actes et s’étageant sur
plusieurs niveaux : 1) une première appréhension des sensations permet de
constituer l’« image-chose » (Bildding), c’est-à-dire l’image en tant que chose
perçue : photographie, film, tableau, etc. ; 2) cette perception est neutralisée,
c’est-à-dire qu’elle n’est plus prise en compte ou posée dans son effectivité.
Elle devient une «  image-objet  » (Bildobjekt) qui est visée dans une quasi-
perception ou un « semblant de perception (Scheinwahrnehmung) ». Elle n’est
plus qu’un support pour la figuration d’autre chose, le sujet de l’image ; 3) un
nouvel acte d’appréhension se dirige à travers l’image-objet irréalisée sur de
purs phantasmes imaginaires, présentifiés : c’est ce que Husserl appelle l’ima-
ge-sujet (Bildsubjekt), et Fink, le monde de l’image. L’image-sujet est donc

52
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 505.
20 Claude Romano

l’objet d’une présentification édifiée sur la présentation intuitive et visant une


réalité absente ou inexistante.
Pour Husserl, la conscience d’image n’est pas l’adjonction extérieure de
deux actes indépendants mais un seul et même acte stratifié où les deux ap-
préhensions s’entrelacent l’une à l’autre. Il n’y a pas, d’un côté, l’appréhen-
sion perceptive de l’image-chose et, de l’autre, la présentification d’une fic-
tion ou d’un phantasme, mais la fiction n’est ici donnée nulle part ailleurs
que « dans » l’image elle-même, et plus précisément dans l’image-objet. La
Tour Eiffel n’apparaît pas ailleurs que « dans » l’image photographique, bien
qu’elle ne soit pas cette image mais seulement figurée en elle.
La subtilité de ces distinctions a été largement méconnue par Sartre, qui
a eu tendance à étendre à l’imagination tout entière ce qui, aux yeux de Hus-
serl, valait seulement pour la conscience d’image. Ainsi, Sartre entend consti-
tuer une théorie générale des images qui pourrait s’appliquer indifféremment
aux images « mentales » et physiques : « on pourra fort bien assimiler, écrit-il
dans L’imagination, la saisie d’un tableau comme image à l’appréhension in-
tentionnelle d’un contenu “psychique” »53. Ce faisant, il tend à ignorer non
seulement la différence qui existe entre un acte étagé et un acte simple, mais
la différence radicale de mode de donnée entre la présentation et la présen-
tification. Il fait comme si la différence entre une intuition en chair et en os,
comme celle qui a lieu dans la rétention, et une présentification, comme celle
que met en jeu le souvenir, ne reposait que par la qualité (positionnelle/non
positionnelle) de leurs actes respectifs54. De plus, en réduisant l’imagination
à une conscience d’image intérieure, il étend la notion de « conflit » au-delà
de la conscience d’image, à tout le champ de l’imaginaire, et il définit celui-ci
comme une négation ou une néantisation du réel effectivement perçu. Hus-
serl soulignait au contraire l’hétérogénéité du domaine de la « fantaisie » :
« L’irréalité du fictum, à ne pas confondre avec la négation de l’expérience »55.
De là découle la thèse sartrienne critiquable selon laquelle la perception et
l’imagination s’excluraient mutuellement, de sorte qu’il serait impossible, par
exemple, de percevoir la pièce où Pierre est absent et d’imaginer en même
temps sa présence. Enfin, ayant commencé par rapprocher l’image matérielle
et l’image dite « mentale », Sartre se voit obligé de trouver un nouveau critère
qui permette de les distinguer ; ce sera le caractère de pure spontanéité de
la conscience imageante : « la matière de l’image [...] est elle-même sponta-
néité »56. Mais si l’imagination est pure spontanéité, on ne comprend guère
qu’elle puisse être guidée et, jusqu’à un certain point, « imposée » par le texte.
Comme le souligne Husserl, les actes de la Phantasie « peuvent être accomplis
sur le mode d’une position active, ou bien ils peuvent être de complètes

53
J.-P. Sartre, L’imagination, Paris, PUF, 5e éd. « Quadrige », 2000, p. 149.
54
Ibid., p. 52.
55
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 498.
56
J.-P. Sartre, L’imagination, op. cit., p. 158.
La consistance de l’imaginaire 21

passivités »57. C’est seulement si l’on admet que l’imagination est pure spon-
tanéité qu’il faut en conclure à la « pauvreté essentielle » de l’imaginaire58 et à
l’impossibilité pour lui de s’ordonner en un monde cohérent.
L’analyse de Husserl, au contraire, permet de rendre justice aux différentes
modalités de l’imagination, à ses rapports complexes avec la perception et à sa
consistance intrinsèque. Pour revenir à la littérature, l’imagination n’a pas du
tout le même statut, par exemple, dans le récit de fiction et le théâtre. Ce qui
se présente à nous sur une scène, ce sont à la fois des hommes (des acteurs) et
les personnages d’une pièce. Les premiers sont perçus, les seconds imaginés.
Mais quels liens l’imagination entretient-elle ici avec la perception ? Ces rap-
ports ne sont pas d’exclusion. Ils ne sont pas non plus, dans la plupart des cas,
de « figuration » (Abbildung) par ressemblance. Par exemple, alors que, dans
la tragédie de Shakespeare, les rapports entre l’acteur jouant le rôle de Richard
III et le personnage historique qu’il incarne sont bien de copie (Abbild) à mo-
dèle, il n’en va pas de même pour d’autres protagonistes, pour Ophélie dans
Hamlet ou pour les caractères d’un drame bourgeois. C’est justement à l’oc-
casion de l’exemple du théâtre que Husserl en vient à réviser sa conception de
la conscience d’image comme simple copie qui valait pour la photographie ou
la peinture figurative. Au théâtre, nous avons une imagination impliquée dans
l’activité de perception, sans que la perception n’imite un monde imaginaire ;
celui-ci est donné à voir en quelque sorte sur la scène : « Lors d’une représen-
tation théâtrale, nous vivons dans un monde d’imagination perceptive, nous
<avons> des “images” dans l’unité organisatrice d’une image, mais pas pour
autant des copies (Abbilder)  »59. L’expression d’«  imagination perceptive  »,
pour paradoxale qu’elle puisse paraître, permet d’insister sur la continuité qui
relie perception et imagination, sur la porosité de leurs limites respectives.
L’acteur, au théâtre, incarne son personnage, il lui prête vie au lieu de se bor-
ner à y renvoyer ou à le « représenter » à la manière d’un substitut iconique :
« la figuration du comédien n’est pas une figuration au sens où nous disons
qu’une image-objet présente en elle-même une image-sujet ». Il est vrai que,
comme dans le cas de la conscience d’image par reproduction, je dois cesser
de m’intéresser à l’acteur pour me rapporter au personnage, je dois opérer sur
la perception une modification de neutralité afin de me placer dès le début de
la pièce sur le terrain de la fiction ; mais, dans cet imaginaire perceptif, il n’y a
pas à proprement parler de « substitut », donc de figuration par ressemblance,
c’est le personnage effectif dans son effectivité – le personnage présent et agis-
sant sur les planches – qui est projeté dans l’imaginaire. D’ailleurs, « projeté »
est un terme ambigu  : ce qui fait la spécificité de l’expérience théâtrale est
que le Roi Lear, Gloucester ou Cordelia ne sont pas donnés ailleurs que sur la
scène. Nous avons affaire à une imagination qui pénètre et vivifie le réel, c’est-
à-dire le perçu, lui conférant une intensité et une force expressive accrues.

57
E. Husserl, Hua, Bd XXIII, p. 498.
58
J.-P. Sartre, L’imaginaire, op. cit., p. 255.
59
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 515.
22 Claude Romano

Comme l’écrit Edward Casey, « la perception se prolonge tout au long de l’ex-
périence esthétique comme un basso continuo sur lequel la ligne mélodique de
l’imagination peut être subtilement et irrévocablement surimposée »60.
Il en va différemment pour la lecture d’un roman. Celle-ci fait appel à la
Phantasie et non à la Bildbewusstsein. L’analyse de l’imagination dans le récit
de fiction permet d’approfondir et de compléter les analyses plus générales
qui sont consacrées à la Phantasie en mettant en relief le problème de l’unité
du monde imaginaire. En effet, dans la plupart des textes où Husserl envisage
la question de l’imagination, il ne prend en considération que des actes et des
vécus singuliers, sans rapport les uns avec les autres. Au §39 d’Expérience et ju-
gement, par exemple, il insiste sur l’absence de liaison, sur les constants décro-
chages, sur les discontinuités inévitables qui affectent les vécus d’imagination,
interdisant de parler d’un même monde imaginaire dans lequel prendraient
place leurs corrélats objectifs. À la différence des perceptions qui s’unissent en
un continuum concordant et ressortissent à un unique monde, « les objectivi-
tés imaginaires tombent en dehors de cette unité », car l’objet imaginé main-
tenant et ceux imaginés auparavant n’ont pas de lien intrinsèque, ils n’ont
pas d’emplacement fixe ni de rapports temporels stables : « des imaginations
séparées n’ont a priori aucun lien nécessaire »61. Cela n’interdit pas, en vertu
du caractère libre de l’imagination, de se représenter des enchaînements de faits
imaginaires, ou de conférer aux objets de l’imagination une certaine unité
spatiale et temporelle qui leur garantisse un semblant d’identité, donc la pos-
sibilité de réapparaître à différents moments à l’intérieur du « quasi-temps »
de la fiction ; mais, précise Husserl, « une telle constitution d’unité, bien que
possible, reste toutefois extérieure à l’essence des imaginations. Il n’appartient pas
à leur essence de se produire nécessairement dans un enchaînement continu
qui soit, comme unité, une continuité d’imagination »62. Puisqu’il n’y a pas,
de façon nécessaire, un seul temps où s’insèrent les ficta, il n’y a pas non plus
pour eux un seul et unique monde ; il peut y avoir autant de « mondes » qu’il
y a d’objets fictifs, sans que ces mondes communiquent les uns avec les autres
ni n’entretiennent entre eux de rapports déterminés : « les “choses”, les évé-
nements, les “réalités” d’un monde imaginaire “n’ont rien à faire” avec ceux
des autres »63. Ce style erratique, discontinu, qui est propre à l’imagination
libre doit pourtant être nuancé dès lors que la phénoménologie s’attache à
décrire des fictions unifiées. Dans un roman, l’insistance sur la discontinuité
doit céder la place à la prise en compte d’une certaine continuité narrative. Si
Husserl, dans ses analyses générales, excluait toute nécessité d’une unification

60
E. Casey, Imagining. A phenomenological Study, Bloomington and London, Indiana Uni-
versity Press, 1976, p. 141.
61
E. Husserl, Erfahrung und Urteil, Hamburg, Glaassen & Goverts, 1954 ; trad. fr. de S.
Bachelard, Expérience et Jugement, Paris, PUF, 1970, p. [198], 203.
62
Ibidem.
63
Ibid., p. [201], 206.
La consistance de l’imaginaire 23

des objets imaginés au sein d’une même trame temporelle et spatiale, il s’atèle
désormais à décrire cette unité.
Dans les rares passages qu’il consacre à ce problème, il avance plusieurs thèses
dignes d’intérêt. Tout d’abord, les phantasiai de l’art narratif nous sont imposées
par la suite des mots prononcés ou écrits : l’imagination littéraire n’est pas une
imagination libre, mais guidée, sans perdre pour cela son autonomie relative. À
la place d’une rhapsodie d’actes imaginaires indépendants, nous avons bien cette
fois quelque chose comme l’analogon d’un monde où prennent place les objets et
les événements fictifs, unifié par un unique continuum temporel et donnant lieu
à une quasi-expérience qui est cohérente, ordonnée : « Mais quant au domaine
de la fiction qui s’offre au <sujet> connaissant, il ne s’agit pas d’un domaine avec,
pourrait-on dire, une géographie, et une constitution légale ; bien plutôt, toute
fiction (Fingieren) reproductive est libre, et les fictions peuvent s’enchaîner les
unes aux autres, peuvent comme quasi-expériences s’accorder dans l’unité d’une
expérience, avec comme corrélat un monde fictif et intuitionné partiellement
dans cette expérience  ; mais elles peuvent également, d’autre part, n’être ab-
solument pas connectées les unes aux autres, ou encore être organisées de telle
façon qu’elles ne s’accordent ni ne s’excluent, car il leur manque un sol commun
que les fictions, s’unissant, auraient produit »64. La seconde possibilité est celle
de l’imagination libre ; la première, celle de l’imagination dirigée. L’imaginaire
du roman relève de cette dernière : le monde fictif apparaît comme le corrélat
d’une progression motivée et concordante de la quasi-expérience imaginaire,
où des relations de causalité et de motivation relient les différents ficta. Frédéric
Moreau ne peut pas être en même temps, et dans le même univers fictionnel,
passionnément amoureux et indifférent à l’égard de Madame Arnoux ; ses sen-
timents ne peuvent pas non plus se modifier sans que des transitions soient
ménagées, qui rendent cette évolution vraisemblable. Bien sûr, il arrive que du
fait d’une ellipse ou par le style même du récit, nous soyons amenés à combler
ses lacunes ; lorsque cela se produit, cependant, ce ne peut être de n’importe
quelle manière. Le monde fictionnel est à la fois indéterminé sous de multiples
aspects et cohérent. D’un côté, sa nécessité « ne s’étend qu’aussi loin que l’en-
chaînement de la fiction en a tracé les contours [...] En dehors de tout cela,
tout énoncé est complètement indéterminé »65, de sorte que ce que l’on peut
dire à propos d’épisodes que le roman passe sous silence n’est ni vrai ni faux ;
de l’autre, les indéterminations et les lacunes de l’univers romanesque ne lais-
sent place à aucun arbitraire, elles prescrivent tacitement des modalités de
« remplissage ». Nous ne savons pas quels voyages Frédéric a entrepris, quels
paysages, quelles terres lointaines il a tenté d’interposer entre lui et sa passion,
entre cette passion et Madame Arnoux : nous savons seulement qu’il faut ima-
giner ces voyages mélancoliques, éprouver cette fuite, ces rencontres de hasard
comme le prolongement d’un solitaire tête-à-tête n’apportant aucune paix,
aucun ailleurs : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids

64
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 522.
65
Ibid., p. 523.
24 Claude Romano

réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des
sympathies interrompues. Il revint [...]»66.
Est-il possible alors de parler d’un monde imaginaire traversé de jeux de
force, saturé de signes et cohérent ? Les mondes des romans, souligne Hus-
serl, possèdent «  une “existence“ intersubjective [...] par leur fonds et leur
connexion déterminés d’images, au sens où quiconque pour autant qu’il fait
apparaître les objets d’expérience “figuratifs“ sous les bonnes conditions [...]
suit librement l’intention artistique, etc., prend et doit prendre ce roman, ce
morceau de vie fictive, ce destin fictif, etc., comme quasi-expérience »67. Ainsi,
non seulement il y a bien une quasi-expérience qui se rapporte aux ficta roma-
nesques, mais il y a même une certaine « vérité » qui appartient à ces objets fic-
tionnels, c’est-à-dire un ensemble de jugements vrais qui valent dans le monde
de la fiction et sur lesquels un accord intersubjectif est possible : « Les énoncés
descriptifs, les jugements sur les personnages, sur l’évolution à en attendre,
etc., ont par conséquent une sorte de vérité objective, bien qu’ils se rapportent
à des ficta. »68. Cette affirmation de la possibilité d’une vérité dans le monde
de la fiction est capitale, puisqu’elle conduit à écarter l’interprétation la plus
commune de l’imaginaire comme domaine du fictif, du simulacre, du faux.
La possibilité d’accords dans les jugements sur le monde imaginaire interdit
de faire de celui-ci un domaine soumis entièrement à l’arbitraire subjectif du
lecteur, invitant à souligner sa consistance relative.
Toutefois, l’analyse de Husserl nous laisse au seuil de la question qui, peut-
être, demeure la plus centrale, non pas celle d’une vérité dans l’imaginaire,
ni celle de vérités plus générales qui pourraient être formulées et véhiculées
par le roman, mais celle d’une vérité de l’imaginaire en tant que tel. Tout en
légitimant jusqu’à un certain point la métaphore du monde appliquée au ré-
cit, Husserl n’analyse pas jusqu’au bout les rapports que le monde imaginaire
entretient avec le monde réel, celui de notre vie incarnée, qu’il désigne du nom
de « Lebenswelt ». Et, par suite, il n’envisage guère la possibilité pour la fiction
de nous ramener, par le détour de l’imaginaire, au monde même sur lequel il
est « prélevé » et dont il constitue, à bien des égards, le révélateur.

III

La question de l’imaginaire nous a servi de fil conducteur sans que nous


ayons mis en question jusqu’ici sa pertinence. Que le roman s’adresse à
l’imagination, en effet, quoi de plus trivial ? Mais cette affirmation n’est pas

66
G. Flaubert, L’éducation sentimentale, in Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1952, p. 448.
67
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 520.
68
Ibidem.
La consistance de l’imaginaire 25

seulement triviale ; elle nous engage dans une impasse. La lecture n’est aucu-
nement une rêverie prolongée ; elle n’est pas non plus une activité solipsiste
nous enfermant dans une prison de mots et d’images, dans un monde clos et
hermétique. Le bovarysme n’est pas la vérité du roman, ni les « romans pour
femme de chambre », comme dit Stendhal, l’accomplissement de la littéra-
ture. Il faut souscrire au mot de Wallace Stevens : « Finalement, un monde
imaginaire est entièrement sans intérêt. »69
Nous touchons ici à une limite véritable de l’analyse de Husserl. Tout en
reconnaissant que des jugements vrais et intersubjectivement fondés sont pos-
sibles à propos des univers de fiction, Husserl n’assigne d’autre finalité à ces
jugements qu’une connaissance des mondes imaginaires, connaissance parti-
culière et contingente, donc dépourvue de portée philosophique. Le but de
l’expérience esthétique serait la simple jouissance devant l’œuvre, séparée par
un abîme de l’interrogation philosophique fondamentale portant sur l’énigme
du monde et sa constitution transcendantale. Le rapprochement qu’esquisse
Husserl entre le « voir esthétique pur », qui déjà ouvre une brèche hors de
l’attitude naturelle, et la réduction phénoménologique, finit par tourner court
; il aboutit à une opposition frontale. Le philosophe tente de répondre à la
question du « sphinx de la connaissance », l’art vit d’innocence et de naïveté, il
ne vise pas à découvrir le sens du monde et à le saisir dans des concepts, mais
seulement « à s’approprier le phénomène du monde dans l’intuition »70 en vue
d’un plaisir pur et désintéressé. Il relève de la seule sensibilité, de l’aisthèsis. À
travers cette opposition, Husserl consacre la scission qui est à la naissance de
l’« esthétique » moderne et prive l’œuvre littéraire de toute contribution origi-
nale à la pensée et à la vérité. Or, non seulement la littérature contient, comme
le dit si bien Merleau-Ponty, « mieux que des idées, des matrices d’idées », mais
« elle s’installe et nous installe dans un monde dont nous n’avons pas la clef,
elle nous apprend à voir et finalement nous donne à penser comme aucun
ouvrage analytique ne peut le faire »71. En ce sens, elle est irremplaçable pour
la philosophie elle-même. C’est bien au monde réel dans son épaisseur de mys-
tère et son surgissement perpétuellement inchoatif que le roman ou le poème
ne cessent de nous initier. L’épaisseur du monde ne le cède en rien au miroi-
tement infini des images qui ne sont que le détour obligé pour le rejoindre.
L’expérience de l’œuvre ne se laisse pas dissocier de l’expérience humaine tout
court. Comme elle, elle possède de multiples facettes, elle met en jeu l’être-au-
monde dans ses diverses dimensions : affective, compréhensive, imaginative.
Gadamer a raison de souligner que les notions de fiction et d’illusion, si elles
prétendent dire le tout de l’œuvre d’art, ne peuvent être que des « catégories

69
W. Stevens, Opus Posthumous, Faber, London, 1989, p. 200.
70
E. Husserl, Lettre à von Hofmannsthal du 12 janvier 1907, trad. d’E. Escoubas, La part
de l’œil, dossier : Art et phénoménologie, n° 7, 1991, p. 13-15.
71
M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, réed. « folio-essais », p. 125.
26 Claude Romano

impropres »72. L’écrivain n’accède pas au vrai par le chemin de la science, celui


des faits, ni par le chemin de la philosophie, celui des idées, mais il n’a pas un
but différent : comme l’écrit Conrad, « l’artiste, aussi bien que le penseur ou
l’homme de science, recherche la vérité et lance son appel »73.
Husserl, d’ailleurs, n’était pas loin de le reconnaître. La fiction n’ouvre
sur aucun monde parallèle si l’on entend par là un domaine qui serait af-
franchi des régularités et des contraintes qui structurent le monde réel. C’est
le contraire qui est vrai. C’est peu dire que « les jugements d’essence demeu-
rent inchangés dans la fiction  »74, car la fiction tend à dégager le légal de
l’accidentel et le nécessaire du contingent. « La poésie est plus philosophique
que l’histoire », selon le mot d’Aristote, car elle rejoint l’universel à travers le
singulier. Mais Husserl ne connaît qu deux usages possibles de l’imagination :
pur, où elle affranchit ses objets de leur facticité en les visant comme des
spécimens ou des exemplaires d’une essence, c’est-à-dire en saisissant l’eidos
invariant qui se dégage d’une libre variation ; empirique, où elle procède sans
but déterminé, sans souci de s’élever à une quelconque généralité eidétique.
Or, la littérature, bien souvent, se situe dans l’entre-deux : ce qu’elle s’efforce
de mettre au jour, c’est moins la nécessité pure et simple de l’universel af-
franchi de toute contingence, que la nécessité ou la légalité du contingent en
tant que tel, et cela, à travers des aperçus qui délimitent la chose et l’enserrent
dans un réseau d’analogies. Francis Ponge décrit cet usage réglé – et néan-
moins libre – de l’imagination analogique à propos de son Lézard : « Plusieurs
traits caractéristiques de l’objet surgissent d’abord, puis se développent et se
tressent selon le mouvement spontané de l’esprit pour conduire au thème,
lequel à peine énoncé donne lieu à une courte réflexion a parte d’où se délivre
aussitôt, comme une simple évidence, le trait abstrait au cours (vers la fin) de
la formulation duquel s’opère la disparition automatique de l’objet »75. Tan-
tôt l’imagination procède ici par approximations successives (lézard-dragon,
lézard-poignard, lézard-locomotive), tantôt elle suit le fil conducteur de la
langue (« ce zêde ou zèle tortillard, et pas pour rien sa désinence en ard, comme
fuyard, flemmard, musard ») pour cerner sans la figer cette fuyante apparition,
précipitée et zigzagante qui est, du lézard, l’aspect le plus visible. Ressaisi au vif
des possibilités de la langue, par l’entremise d’un imaginaire concret, l’animal
devient dans le poème la gerbe de ses traits distinctifs au seul niveau de son
apparition sensible et antérieurement à toute idéalisation. Le poème rejoue

72
H.-G. Gadamer, « Philosophie und Literatur », Gesammelte Werke, Bd. 8, Ästetik und Poe-
tik, I, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1993, p. 255 ; trad. de P. Fruchon, « Philosophie
et littérature », in L’art de comprendre, II, Paris, Aubier, 1991, p. 188.
73
J. Conrad, Le nègre du « Narcisse », « préface », in Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, Bi-
bliothèque de la Pléiade, 1982, p. 493.
74
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 493.
75
F. Ponge, « Le lézard », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1999, p. 745.
La consistance de l’imaginaire 27

ainsi la variation eidétique en la déplaçant : car, sans doute, n’y a-t-il rien de tel
que la description du lézard, la saisie de son invariant immuable, hors de tout
horizon scientifique, culturel, esthétique déterminé. La « littérature », sur ce
point, peut être plus phénoménologique que la phénoménologie elle-même,
justement parce qu’elle accepte de descendre aux racines mêmes de l’imagina-
tion – dans le réel. Ce qu’elle vise à saisir, ce sont moins des essences exactes
que des « essences morphologiques », au sens de la Krisis, dont Husserl a si
bien vu qu’elles précédaient les idéalisations de la science au niveau du monde
vécu – mais aussi, faudrait-il ajouter, les idéalisations de la philosophie, y com-
pris phénoménologique –, sans vraiment s’attacher à les décrire dans leur foi-
sonnante diversité. C’est pourquoi l’imaginaire poétique (et il y a une poésie
du roman ou du théâtre) n’est jamais seulement imaginaire, il va jusqu’à se nier
lui-même, jusqu’à susciter sa propre disparition, comme le lézard dérobé par
son thème. Loin de nous enfermer dans la « fiction », le poème illimite cette
dernière et l’ouvre sur ce qui l’excède radicalement, en même temps qu’il la
rend possible : le surgissement muet du monde.
Ainsi, de même que l’écrivain parle non point avec, mais contre le langage,
tout au moins contre les « mots de la tribu », de sorte que sa parole n’existe
qu’à être inchoative, perpétuant le mouvement de son propre engendrement,
naissant d’un trait, indivisible, dans son départ toujours à neuf ; de même que,
comme dit Ponge, il faut « parler contre les paroles [...] Il n’y a point d’autre
raison d’écrire » – de même, l’imaginaire doit agir et œuvrer contre lui-mê-
me, contre son enfermement autistique, ses ombres, ses attraits, ses prestiges.
L’imagination romanesque, par exemple, est à la fois dirigée et surprenante.
Le roman nous donne à imaginer davantage que nous ne croyions pouvoir
imaginer – comme Kant disait de l’œuvre d’art qu’elle nous offre davantage à
penser que toute pensée déterminée –, il nous met en mesure, littéralement,
d’imaginer l’inimaginable. Or, l’inimaginable par excellence, c’est le réel. Loin
d’annexer obstinément l’imaginaire à la fragile édification d’un monde fictif, le
roman n’a de cesse de l’entrouvrir, de l’ajourer pour y retrouver un chemin vers
le monde effectif, celui que nous peuplons de notre présence et qui s’ordonne
aux possibles de notre corps. Quand il s’agit du roman ou du poème, il est
faux de dire que l’imaginaire est sans surprises : « le monde des images, écrivait
Sartre est un monde où il n’arrive rien. Je puis bien, à mon gré, faire évoluer
une image [...], il ne se produira jamais le plus petit décalage entre l’objet et la
conscience. Pas une seconde de surprise : l’objet qui se meut n’est pas vivant, il
ne précède jamais l’intention »76. Mais ce qui précède l’intention, ce sont juste-
ment les textes littéraires, de sorte qu’il faut dire à la fois que nous ne pouvons
répondre à leurs sollicitations qu’avec les ressources d’un imaginaire fini, le nô-
tre, mais qu’en retour, si lire possède un sens quelconque, c’est que le roman ou
le poème peuvent nous prendre par surprise et nous entraîner – ou plutôt nous

76
J.-P. Sartre, L’imaginaire, op. cit., p. 29.
28 Claude Romano

amener sans effort de notre part –, là où nous n’aurions jamais songé à nous
rendre, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! ». C’est ce qui confère
à l’imaginaire poétique ses pouvoirs fondamentaux, ceux de nous introduire,
de nous initier à l’analogon d’une expérience. Non seulement nous y sommes
exposés à du neuf, à de l’inouï, à de l’inanticipable, à ce qui renouvelle notre
écoute et notre regard ; mais nous y sommes transportés dans des Stimmungen,
car la profondeur de l’imaginaire est liée à la manière même dont le monde
résonne en nous, à cette musique intérieure du monde qui le fait consoner avec
nous ou se révéler dans sa dissonance.
Cette déhiscence de l’imaginaire est donc le lieu de la haute proximité au
réel, de l’effraction même du réel dans l’espace confiné de la fiction. Car l’espa-
ce clos de la fiction n’est pas la respiration de l’imaginaire. Parce que la relation
première à l’œuvre est justement celle d’une rencontre où nos propres pouvoirs
apparaissent dépassés et transis par les possibles mêmes de l’œuvre, l’essentielle
« pauvreté » dans laquelle Sartre voyait le trait distinctif de l’imagination paraît
beaucoup moins évidente et pourrait même s’inverser en opulence. Il y a une
pauvreté de l’imaginaire livré à ses seules ressources. Mais il y a aussi un imagi-
naire involontaire qui, non moins que la mémoire involontaire, nous surprend
: les visions hypnagogiques qui précèdent l’entrée dans le sommeil ou la rêverie
éveillée nous ménagent plus que des échappées, des avenues dans lesquelles
nous pouvons nous engouffrer – et nous perdre. Mais l’imaginaire structuré
du roman dépasse de beaucoup en richesse ces évasions brèves. Et c’est parce
qu’il les dépasse qu’il apporte avec soi cette terre nourricière qui permet à l’ima-
ginaire de prendre racine, et aux visions fugitives de la fiction de reconduire
au sol natif du monde, inébranlable et commun. L’image poétique, dans sa
« verticalité », comme aurait dit Bachelard, c’est-à-dire dans son surgissement
inexplicable, anarchique et alégal, autorise des rapprochements inédits, et ainsi
nous « donne à voir » les choses bien mieux que ne parvient à le faire notre re-
gard habitué et fatigué, elle nous livre un matériau brut, un minerai aussi neuf
et désaccoutumé que l’éclat de la lumière. Toute lecture est faite de ces menus
hasards et de ces rencontres fulgurantes qui suspendent les connexions insti-
tuées et, inauguralement, les recomposent. Par la grâce de l’image, le réel fait
irruption dans l’imaginaire, interrompt celui-ci par le jeu de ses apparitions. La
lecture n’a pas d’autre lieu que cet entre-deux instable. Le lecteur est ce passeur
qui transporte le monde avec lui, retrouvant sans cesse sous l’image la chose
même qui la suscitait. Ce ne sont pas les mots qui sont des choses, ni les mots
qui renverraient aux choses par un douteux lien mimétique, ce sont les choses
qui s’invitent dans les mots, impénétrables et clandestines.
Avec cette irruption de l’effectif dans le fictif, avec cette configuration
ouverte de l’imaginaire – ouverte sur autre chose que soi, poreuse et perméable
– nous sommes aux antipodes de « l’effet de réel » sur lequel insiste le structu-
raliste. Car dans cet univers de signes qui est le sien, le réel n’est jamais qu’un
signe de plus, soumis à des codes rhétoriques, ombre projetée de l’idéologie
La consistance de l’imaginaire 29

«  réaliste  » qui, comme on le sait, n’est que le masque de l’idéologie bour-


geoise. La littérature ne parlant que d’elle-même et ne faisant jamais référence
à rien, le réel n’est même pas tout au bout des signes, il est signe lui-même et
de lui-même. Même quand il parle de la vision, Barthes n’y aperçoit qu’un jeu
de paroles, une espèce de monologue : « Je suis dans la ma chambre, je vois ma
chambre ; mais déjà, est-ce que voir ma chambre, ce n’est pas me la parler ? »77.
Ce qui vaut de la vision de ma chambre doit valoir a fortiori de la littérature,
laquelle, comme Barthes le répète souvent, est irréaliste par principe, « est l’ir-
réel même »78. Cette irréalité est donc antérieure à la distinction du réalisme
et de l’anti-réalisme, elle ravale ceux-ci au rang de simples conventions. L’effet
de « réel » ne peut être, dès lors, que le dernier stade de la clôture sur soi du
texte, de la fictionnalisation de toute dénotation, ou encore de « l’illusion ré-
férentielle ». Le baromètre de Flaubert dans Un cœur simple ne dénote rien,
il ne sert qu’à connoter le réalisme  : «  supprimé de l’énonciation réaliste à
titre de signifié de dénotation », puisque la dénotation n’a aucune place dans
la littérature, « le “réel” y revient à titre de signifié de connotation ; car dans
le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, il
ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert,
la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous
sommes le réel »79. Nous avons assez insisté sur les apories de cette exclusion
de la référence. Il faut maintenant insister sur l’aporie consistant à exclure la
réalité et à maintenir la fiction. Car, sans réalité, pas de fiction, sans référence
à quelque chose, pas d’« illusion référentielle », et sans visée du texte, pas d’il-
lusion tout court. Le refus du « réalisme » apparaît ainsi pour ce qu’il est, un
simple choix esthétique. Le présupposé qui sous-tend tout le raisonnement est
le suivant : le réel est ce à quoi un texte ne peut jamais faire référence ; il est
secrété par le poudroiement indéfini des signes comme une valeur seconde (la
connotation), car, non seulement il n’y a de signification que linguistique (ce
qui encore pourrait se défendre), mais il n’y a de référence qu’intra-linguisti-
que, ou comme on dit aussi, « intertextuelle ». Le réel est le degré zéro de la
signification, et c’est pourquoi la seule signification que possède l’allusion au
réel dans un texte, c’est le renvoi à l’infinité des autres textes. Mais les signes
ne sont-ils pas, eux aussi, « réels » ? Et celui qui les emploie, et celui qui les dé-
chiffre ? Réels sans être insensés. Ce qu’il y a de plus « réel » dans le signe, c’est
justement son emploi signifiant et référentiel. Le réel ne saurait être insensé,
du moment qu’il inclut les signes.
Tandis que cet « effet de réel » du structuralisme n’est que le nom d’une
illusion, l’irruption du réel dans l’imaginaire littéraire est ce qui ôte à celui-ci
son statut de pure « fiction », de pure feinte, rétablissant ses liens organiques

77
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 164.
78
Ibid.
79
R. Barthes, « L’effet de réel », in Littérature et réalité, Paris, Seuil, réed. « points », 1982,
p. 88-89.
30 Claude Romano

avec le monde. L’imaginaire n’est jamais qu’une variante du monde réel, il est
prélevé sur lui ou, en tout cas, projeté à partir de lui, il le transporte avec soi et
le transpose. Il n’y a pas, d’un côté, une référence au réel, qui serait le propre
du discours assertif, et de l’autre, une référence à l’imaginaire qui appartien-
drait au discours de fiction ; il n’y a pas non plus une « double référence »,
comme l’appelle Ricœur, référence abolie et suspendue qui est le propre de la
fiction, d’un côté, référence rétablie au monde dans son aspect de Lebenswelt,
de l’autre80, car si la notion de référence a un sens, un terme ne peut avoir une
référence qu’en ayant une référence. Dans le « discours de la fiction », il existe
une unique référence à un monde fictif « neutralisé » qui, en y renvoyant, fait
voir par là même quelque chose du réel. « Sans poésie, pas de réalité », disait
Schlegel. Cette affirmation peut s’entendre en deux sens : soit la poésie et la
réalité s’excluent mutuellement, et forment un couple d’opposés où chacun
des deux termes n’a de sens que par rapport à l’autre ; soit – ce qui est plus
intéressant – la poésie, loin de nous distraire du réel, est justement ce qui
nous y reconduit. Une réalité sans poésie est vide, mais une poésie sans réalité
est aveugle. L’intrusion du réel dans la poésie n’est pas un « effet », mais une
nécessité ; c’est le réel compris comme pur « effet » qui est plutôt une illusion.
Car le réel ne laisse rien entièrement hors de lui, pas même « l’imaginaire ». En
réalité, si nous avons tendance à concevoir l’imaginaire comme un domaine
hermétiquement fermé et isolé du monde réel, c’est que nous en avons une
conception trop étroite.
Qu’est-ce que l’imaginaire ? Comment le comprendre ? Jusqu’à présent,
nous en avons adopté une conception réductrice, car nous avons privilégié
uniformément l’une de ses faces : l’imagination des formes, des couleurs, des
sons, leur «  mise en image  » sous les yeux de l’esprit. Mais Aristote souli-
gnait déjà que l’imagination (phantasia) n’est pas seulement cette faculté qui
permet de « réaliser quelque chose devant nos yeux »81, mais qu’en plus de
cette imagination sensitive (aisthètikè), il y a, du moins chez l’homme, une
imagination rationnelle (logistikè) qui est l’auxiliaire de l’action, de la déli-
bération et du raisonnement pratique82. Cette imagination, qui est au prin-
cipe de l’action (praxis), mais aussi – quoique l’art ne délibère pas –, de la
production (poïèsis) de l’artiste, permet à l’agent de procéder «  comme s’il
voyait le futur en fonction du présent »83 ; quant à l’artiste, elle lui permet de
figurer l’absent (apeikazein)84, et ainsi, de « se représenter du nouveau sur le
monde »85. Que l’imagination soit pour l’homme intimement liée au discours

80
P. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 127.
81
Aristote, De Anima, III, 3, 427 b 19.
82
Aristote, De Anima, III, 10, 433 b 29.
83
Aristote, De Anima, III, 7, 431 b 8.
84
Aristote, Poétique, I, 47 a 19.
85
J. Frère, « Fonction représentative et représentation. Fantasi,a et fa,ntasma selon Aristote »,
in G. Romeyer Dherbey (dir.), Corps et Âme, sur le De Anima d’Aristote, Vrin, 1996, p. 348.
La consistance de l’imaginaire 31

(logos) ; qu’elle soit un pouvoir, non seulement de se figurer, mais d’inventer


(car nous imaginons de beaux discours) ; qu’elle soit intrinsèquement liée au
pouvoir d’esquisser l’avenir, en images mais aussi en paroles : tout cela montre
à quel point l’imagination est multiple et a trait à l’existence humaine entière,
envisagée dans toutes ses dimensions. Comme le remarque Edward Casey, « la
vie de l’imagination ne fait qu’un avec la vie de l’esprit en tant que tout »86.
Car l’imagination ne se réduit pas à la capacité de se représenter en images
(imaging) mais inclut ce que Casey appelle imagining-that imaginer-que, et
imaginig-how, imaginer-comment87, c’est-à-dire des modalités pratiques d’in-
vention qui ne nécessitent aucun recours nécessaire à des « images ». Imaginer
un plan ou une conduite ne veut pas dire nécessairement les avoir « sous les
yeux ». Par là, la phénoménologie rejoint les remarques de la philosophie du
langage ordinaire selon lesquelles l’usage d’« imaginer » est remarquablement
ample et divers.
Ces différentes attitudes sont toutes impliquées, à un degré ou à un autre,
dans l’imagination poétique et romanesque. De l’image littéraire qui, opérant
un rapprochement inédit dans le langage, « donne à voir » un aspect générale-
ment ignoré de la réalité, à l’imagination du lecteur qui permet d’évoluer avec
les personnages fictifs, de comprendre leur motivations, de réagir émotion-
nellement à leurs situations, et à l’invention littéraire elle-même qui met le
lecteur en demeure de comprendre moins une succession d’« options » plus ou
moins délibérées, que des actualisations d’un style et d’une liberté indivisibles
: à tous ces niveaux, l’imagination est sollicitée, et, à chacun de ces niveaux, ce
sont différentes modalités de l’existence qui sont mises en jeu et requises. Le
tort de la phénoménologie husserlienne de l’imagination était de considérer le
« sujet » comme étant essentiellement un sujet de connaissance, donc ses réac-
tions, ses jugements, ses émotions comme venant s’ajouter de l’extérieur à une
attitude d’abord foncièrement théorétique. Son imagination restait purement
contemplative, connaissance d’objets fictifs, et rien d’autre. Mais tout chan-
ge si l’on passe d’un concept restreint à un concept large d’« imagination ».
L’imagination, celle du lecteur par exemple, consiste aussi bien à anticiper les
possibilités de l’intrigue, à délibérer pratiquement avec les personnages, qu’à
se figurer leurs évolutions dans l’espace, leur visage ou leur voix ; elle consiste
également à se laisser porter par telle métaphore, à apprendre à voir dans le réel
le rapprochement qu’elle inaugure. Celui qui lit n’est pas « le lecteur », c’est
une individualité riche d’une expérience, engagée depuis toujours dans des
histoires, ou comme dit Sartre, « embarquée ». Mais c’est aussi une sensibilité
en éveil, attentive aux nuances de la construction d’un texte, à la mélodie
d’une phrase, apte à combler – ou à ne pas combler – les ellipses et les hia-
tus du texte. Nous lisons comme nous comprenons : avec tout ce que nous

86
E. Casey, Spirit and Soul, Essays in philosophical psychology, p. 29.
87
E. Casey, Imagining, op. cit., p. 41-48.
32 Claude Romano

sommes. C’est pourquoi le lecteur n’est jamais le lecteur quelconque. Son


imagination n’est pas non plus l’imagination de personne.
Lisant et comprenant avec tout ce que nous sommes, avec la totalité de
notre existence, ou comme je préférerais le dire, de notre aventure, exposé à
cette rencontre singulière de l’œuvre qui est un événement inaugural, la rela-
tion que nous nouons avec elle nous engage totalement et l’engage. Le rapport
à l’œuvre est existentiel ou il n’est pas. Étant existentiel, il est aussi de l’ordre
de l’événement. La lecture est l’événement d’une rencontre avec l’œuvre, au
plus extrême de sa singularité, où se rejoue la constellation de notre existence
insubstituable.

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