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La consistance de l’imaginaire
Claude Romano
(Université de Sorbonne Paris-IV)
Abstract: This paper tries to explore the legitimacy of the application of the
phenomenological approach to poems, novels, to all that we classify too con-
veniently under the term “literature.” Such an approach is grounded on one
claim: the literary text opens up to a world that is its “thing itself ”. The thing
of the text is not the text as thing, in its linguistic and formal properties, no
more than the thing of the painting is the canvas coated with pigments. How-
ever, what is the status of such a “world”? Is this “opening of a world” only a
metaphor? Is the world of the literary work only an imaginary one? In order to
answer to these questions, it is necessary: first, to understand the limits of the
structuralist claim according to which the object of literature is only literature
as an object, that is as a linguistic construction; second, to be aware of what
is specific about the phenomenological account of the imaginary, by contrast
with alternative accounts, such as the one grounded on the theory of speech
acts and developed, among others, by Searle.
Key-words: imagination, world, structuralism, pragmatics, phenomenology
1
J. Conrad, Inquiétude, « Note de l’auteur », in Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, Biblio-
thèque de la Pléiade, 1982, p. 648.
2
Le chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner, Paris, Gallimard, 2005.
2 Claude Romano
Le but des pages qui suivent est de s’interroger sur la légitimité de l’appro-
che phénoménologique appliquée à des poèmes, à des romans, à ce que l’on
classe trop commodément sous le vocable de « littérature ». Cette justification,
comme toute justification philosophique, ne peut être que générale. Elle ap-
pelle plusieurs mises en garde. Tout d’abord, il est évident que tout texte lit-
téraire ne se prête pas avec autant de succès à l’approche phénoménologique.
La phénoménologie ne peut être une approche féconde que si elle renonce à
pouvoir s’appliquer uniformément et indistinctement ; ensuite, le recours à
la phénoménologie n’est nullement exclusif de l’analyse des formes littéraires
qui emprunte ses outils à la rhétorique classique, mais aussi éventuellement à
la critique textuelle d’inspiration structuraliste, à la stylistique, à la poétique, à
la narratologie. Rien n’interdit jamais de se servir d’outils – textuels ou autres
– la question est juste de savoir à quelle fin.
Pour le dire d’un mot, la spécificité de l’approche phénoménologique
consiste à prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle le texte littéraire
ouvre sur un monde qui est sa chose même. Comme l’écrit Sartre, « l’objet
littéraire, quoiqu’il se réalise à travers le langage n’est jamais donné dans le lan-
gage »3. Chaque mot, chaque phrase y sont un « chemin de transcendance » où
l’œuvre, bruissante de silence, nous reconduit au seuil des choses, du monde.
Ce monde peut-être le miroitement sans fin de la fiction où des personnages
soudain investis de nos passions et de nos obsessions se mettent à vivre des
péripéties invisibles. Mais il est aussi celui que détient un corps humain : opa-
que, enveloppant, massif, inexorable. Toute lecture s’installe dans cet entre-
deux. Elle n’est pas, elle ne peut être un pur jeu de l’imagination. Le monde du
texte n’est jamais simplement imaginaire, sans quoi la littérature ne vaudrait
pas une heure de peine.
C’est sur ces rapports, complexes et peut-être inextricables, du réel et de
l’imaginaire, ces deux dimensions du monde de l’œuvre, que nous voudrions
nous arrêter dans ces pages. Mais avant d’y parvenir, il nous faut tenter de
justifier la prémisse phénoménologique : l’objet de la littérature n’est pas la lit-
térature comme objet, c’est-à-dire comme construction linguistique. La chose
du texte n’est pas le texte comme chose, envisagée dans ses propriétés linguis-
tiques et formelles. Pas plus que la chose du tableau n’est la toile enduite de
pigments.
Cette prémisse soulève deux problèmes, qui sont ceux-là mêmes sur les-
quels semblent achopper les approches non phénoménologiques de la litté-
rature, qu’elles partent du texte comme système linguistique ou de l’analyse
des propriétés logiques du discours fictionnel : la question de la référence ; la
question de l’imaginaire.
3
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, réed. « folio-essais », p. 56.
La consistance de l’imaginaire 3
Le regard du paléontologiste
4
G. Genette, « Structuralisme et critique littéraire », in Figures I, Paris, Seuil, 1956, réed.
« Points », p. 158.
5
G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, tome I, trad. de J. Hyppolite, Paris, Aubier,
1941, p. 284.
4 Claude Romano
6
R. Barthes, Essais critiques, Seuil, 1964, p. 257.
7
P. Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 164.
8
Ibid.
La consistance de l’imaginaire 5
9
C. Lévi-Strauss, « Réponses à quelques questions », Esprit, 31, 1963, p. 653.
10
R. Jakobson, M. Halle, « Phonologie et phonétique », in R. Jakobson, Essais de linguisti-
que générale, trad. N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 132.
11
E. Holenstein, Jakobson, Paris, Seghers, 1974, p. 70.
12
Ibid., p. 71.
6 Claude Romano
13
Cf. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 153 et 174, qui rejette une lecture « antino-
mique » de l’approche structurale et de l’approche herméneutique et propose « de replacer
l’explication et l’interprétation sur un unique arc herméneutique » ; et Genette, Figures I, op. cit.,
p. 161, qui propose d’établir entre les deux disciplines un rapport non pas « d’exclusion, mais
de complémentarité ».
14
G. Genette, Figures I, p. 158, qui souligne les affinités du structuralisme avec le positi-
visme : « un déterminisme, en quelque sorte spatial, de la structure, viendrait ainsi relier, dans
un esprit tout moderne, le déterminisme temporel de la genèse ».
15
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 256.
La consistance de l’imaginaire 7
16
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 255.
17
Ibid., p. 256.
18
R. Barthes, Sur Racine, p. 161
19
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 270. Genette souligne cette tension : « cette critique
est et se veut profondément et agressivement subjective » (Figures I, p. 199), alors même qu’elle
prend appui sur le modèle « objectif » de la « science sémiologique ».
20
Ibid ., p. 214.
21
Ibidem.
8 Claude Romano
turales » sont possibles, ainsi que beaucoup d’autres qui dépendent de nos
buts, de nos intérêts, de nos préoccupations, bref, qu’il n’y a rien de tel que la
structure d’une fourchette. Se pourrait-il que ce qui s’applique à la fourchette
ne s’applique pas à La comédie humaine ?
Oscillant sans cesse entre l’objectivisme naïf induit par son modèle de départ
et le subjectivisme hyperbolique dérivé de l’impossibilité d’appliquer ce modèle
à des unités de sens telles que le texte, le critique structuraliste risque fort de sui-
vre une autre méthode dans les faits que celle qu’il énonce dans sa théorie. Cette
théorie conduit, cependant, au dernier aspect – l’un des plus souvent soulignés
–, qui est aussi le plus fortement anti-phénoménologique du structuralisme :
l’auto-référentialité du texte. Les structuralistes n’ont de cesse de dénoncer ce
que Barthes et Riffaterre appellent « l’illusion référentielle », en vertu de laquelle
le texte pourrait ouvrir sur autre chose que lui-même, donner accès au monde
sous quelque forme que ce soit, bref, selon laquelle la littérature pourrait se
référer à autre chose qu’à la littérature : cette dernière « ne signifie “rien“ », elle
est « privée de toute transitivité, condamnée à se signifier elle-même au moment
où elle ne voudrait que signifier le monde »22. Le texte serait donc une machine,
mais à la différence de tout mécanisme construit en vue d’effectuer des opéra-
tions, c’est-à-dire ayant par définition une autre fin que lui-même, la machine-
rie textuelle serait sans finalité extérieure. Elle serait ce monstre logique d’une
machine fonctionnant entièrement en vue d’elle-même. Dans un quelconque
mécanisme, les parties sont ordonnées les unes aux autres dans la mesure où
elles sont subordonnées à une fonction ; mais le texte serait une « machine »
qui fonctionnerait sans fonction, « à vide », et qui serait conçue de toute éternité
pour « fonctionner » de cette manière. Ainsi, pour être parti d’une conception
binaire de la langue (en termes de « signifiant » et de « signifié ») qui tend à faire
l’impasse sur la notion de référence, les structuralistes concluent à l’exclusion de
toute portée référentielle du texte et au « statut fatalement irréaliste de la littéra-
ture »23. L’œuvre sur rien de Flaubert devient le paradigme universel, trans-histo-
rique de toute littérature24. Et, de nouveau, si les critiques structuralistes croient
pouvoir se réclamer de Jakobson, c’est en caricaturant ses thèses et en leur ôtant
toute dimension phénoménologique.
Les thèses de Jakobson sur la poéticité de l’expression poétique peuvent se
lire comme une méditation linguistique sur la célèbre formule de Valéry : « le
poème, hésitation prolongée entre le son et le sens ». Parmi les six fonctions
linguistiques que distingue Jakobson, la fonction poétique se définit par « la
visée (Einstellung) du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour
son propre compte »25, donc sur l’indissociabilité entre les signes, les sons et
22
Ibid., p. 156 et 264.
23
Ibid., p. 264.
24
Ibid., p. 265.
25
R. Jakobson, « Linguistique et poétique », trad. de N. Ruwet, in Essais de linguistique
générale, I, op. cit., p. 218.
La consistance de l’imaginaire 9
26
Ibid., p. 219.
27
Ibid., p. 238.
28
Ibid., p. 214.
29
G. Frege, « Sens et dénotation », trad. de C. Imbert in Écrits logiques et philosophiques,
Paris, Seuil, 1971, p. 108-109 : « La proposition « Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans
un profond sommeil » a évidemment un sens, mais il est douteux que le nom d’Ulysse qui y
figure ait une référence ; à partir de quoi il est également douteux que la proposition entière
en ait une »
30
Cf. E. Holenstein, Jakobson, op. cit., p. 106-108.
10 Claude Romano
jet (se représenter l’objet), c’est là une seule et même chose. En l’occurrence,
il n’importe pas de savoir si l’objet existe ou s’il est fictif, voire impossible »31.
Autrement dit, même les énoncés fictifs possèdent bien une référence, non à
un univers d’objets en soi, mais au domaine ou au monde de la fiction selon
son mode de donnée propre. A l’opposé, le structuralisme, en même temps
qu’il suspend toute référentialité de l’œuvre littéraire, dévalue l’imaginaire et
proclame – ce qui n’est pas la moindre de ses conséquences – son essentielle
pauvreté : « l’imaginaire est pauvre », dit Barthes32.
Le discours de la fiction
31
E. Husserl, Logische Untersuchungen, I, §15, Hua XIV, 1, Den Haag, Nijhoff, 1984, p.
59-60 ; trad. fr. (modifiée) Recherches logiques, 2, première partie, Paris, PUF, 1961, p. 61.
32
R. Barthes, Essais critiques, p. 15.
33
J. Searle, « Le statut logique du discours de la fiction », in Sens et expression, trad. de J.
Proust, Paris, Minuit, 1982, p. 101.
34
Ibid., p. 108.
La consistance de l’imaginaire 11
Cette question semble bien se poser dès lors que l’on aperçoit les liens or-
ganiques qu’une théorie des actes illocutoires feints entretient avec une philo-
sophie empreinte de behaviourisme. Pour comprendre certains de ses présup-
posés implicites, il n’est pas inutile de revenir au premier philosophe à avoir
soutenu que l’imagination consistait en un faire-semblant : Gilbert Ryle.
Sous prétexte de combattre le mentalisme, Ryle nie qu’il y ait un sens
quelconque à affirmer qu’il existe des objets fictifs et que, par conséquent,
celui qui imagine « voit » quoi que ce soit (en un sens de ce verbe différent
de son sens perceptif ) avec les « yeux de l’esprit ». C’est un faux problème de
se demander où existent les choses et les événements imaginés, car, dit Ryle,
« ils n’existent nulle part »35. Qu’est-ce qui justifie cette conclusion ? La thèse
d’inspiration wittgensteinienne de Ryle est que l’emploi du verbe « imaginer »
n’a pas pour critère l’observation d’images intérieures : nous n’apprenons pas
l’usage de ce verbe, donc sa signification, en contemplant des objets fictifs,
mais en suivant des règles publiques reposant sur des conduites observables :
on dira du juge qui écoute un témoin, du romancier qui écrit une fiction, de
l’enfant qui joue à imiter un ours qu’ils font preuve d’imagination, sans qu’il
soit nécessaire qu’ils se représentent quoi que ce soit ; l’emploi d’« imaginer »
est donc beaucoup plus divers qu’on ne pourrait le croire au premier abord et
ne consiste nullement en une seule opération fondamentale. Comme l’affirme
Wittgenstein, les emplois d’« imaginer » n’ont que des ressemblances de fa-
mille et il n’y a donc justement rien de tel que le processus consistant à imagi-
ner. Cette remarque est juste, mais elle ne légitime aucunement la conclusion
qu’en tire Ryle. De ce que nous n’apprenons pas la signification d’« imaginer »
par des « définitions ostensives privées », selon l’expression de Wittgenstein, il
ne s’ensuit pas que, quand imaginer s’accompagne de représentations, « leurs
objets n’existent nulle part », ou encore « que le processus consistant à “se
représenter” a lieu, mais des images ne sont pas vues »36. Il y a là un véritable
sophisme qu’illustre bien l’exemple de Ryle :
L’enfant qui imagine que sa poupée sourit verrait donc, [selon la théorie qu’il
critique], une image de sourire, même si cette image et les lèvres de la poupée
qui sont en face de l’enfant ne se trouvent pas au même endroit. Il s’ensuit
que le sourire imaginé n’est nullement sur les lèvres de la poupée. Or ceci est
absurde. Qui pourrait imaginer un sourire sans lèvres ?37
De ce que le sourire imaginé n’est pas sur les lèvres de la poupée Ryle infère
qu’il n’y a pas du tout de lèvres sur lesquelles apparaîtrait le sourire. Mais rien
ne justifie cette inférence. Autant il y a un sens à attirer l’attention, comme
Wittgenstein, sur la multiplicité des emplois d’« imaginer », qui ne nécessitent
pas toujours la formation d’« images intérieures », et sur le fait que ces images
35
G. Ryle, La Notion d’esprit, trad. de F. Jacques, Paris, Payot, 1978, p. 233.
36
Ibid., p. 235.
37
Ibid., p. 236.
12 Claude Romano
38
Ibid., p. 241 et 251.
39
Ibid., p. 253.
40
J. Searle, Sens et expression, op. cit., p. 113.
41
Ibid., p. 109.
La consistance de l’imaginaire 13
42
G. de Nerval, « Aurélia », in Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1993, p. 695.
43
T. Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, chapitre 2, p. 59 sq.
44
Ibid., p. 65.
La consistance de l’imaginaire 15
II
La voix silencieuse
45
Ibid., p. 96.
46
Ibidem.
16 Claude Romano
signification idéale, qui en permet la traduction, mais une « chair », comme dit
Husserl, chair elle-même « idéale », car dépendante de l’imagination dans son
application aux sonorités de la langue.
C’est donc par l’imagination que s’instaure une première participation à
l’œuvre et que se dégage l’élément essentiel du style : écrire, c’est ponctuer le
silence, cette source vive où s’alimente la parole, c’est se plonger dans l’envoûte-
ment d’un rythme, « entendre » ou quasi-entendre un tempo, qui est le schème
imaginaire sur lequel les mots, les phrases de l’écrivain viennent se greffer. La
lecture consiste à se couler dans ce mouvement de l’écriture, à retrouver sous la
constellation des signes, la dynamique du geste qui les a engendrés. Merleau-
Ponty a raison de souligner, à cet égard, que le style possède toujours un sou-
bassement corporel, celui de la lecture à voix haute, c’est-à-dire du souffle, de la
respiration, du phrasé. Écrire, ce n’est pas consigner sur le papier des idées ou des
fictions : c’est habiter autrement la langue, se mouvoir en elle de manière inac-
coutumée comme le danseur évolue dans l’espace ou le musicien dans l’univers
sonore, c’est changer de style de vie (« changer la vie », disait Rimbaud) adopter
à l’égard des choses une nouvelle posture à la fois « physique », « mentale », exis-
tentielle. Et, de même, lire c’est suivre les modulations et inflexions d’un style,
« voir » l’univers à travers l’écriture, prolongement de l’être-au-monde corporel
de l’écrivain, et qui s’adresse à l’être-au-monde du lecteur.
Ces remarques permettent d’apercevoir ce qu’a de problématique la notion
d’un texte autosuffisant qui nous ferait face comme un « objet » d’analyse.
L’entité « texte », cette idole du structuralisme et plus largement de la critique,
cette divinité païenne aux yeux aveugles, est une abstraction. Ou plutôt, c’est
une « substruction » au sens de Husserl, c’est-à-dire une idéalisation édifiée sur
le monde-de-la-vie (Lebenswelt) où se produit pourtant la rencontre primor-
diale avec l’œuvre. Nous n’avons pas affaire, avec le texte, à un dépôt de signes
morts, mais à un matériau aussi vivant que l’est la couleur pour le peintre ou le
son pour le musicien ; un matériau qui n’acquiert une profondeur que si nous
apprenons à y entendre une voix et un rythme, à nous y couler corporellement
selon le style et la manière suggérés par l’écrivain, à rétablir ainsi, à travers lui,
une communication avec le monde plus ancienne que l’intelligence. Il n’en va
pas autrement, d’ailleurs, des notions d’« auteur » ou de « lecteur » : elles sont
à la fois triviales et hautement sophistiquées ; elles relèvent d’idéalisations qui
nous masquent l’essentiel, la participation qui se produit au sein de l’œuvre
avec le rapport incarné à la langue de l’écrivain, avec sa manière d’habiter
sa langue et d’approcher le monde à travers un style, et c’est pourquoi elles
doivent être reconduites, elles aussi, autant que possible, au sol sur lequel elles
s’élaborent, celui de notre Lebenswelt.
Le monde de l’œuvre
contribution notre capacité à nous figurer par l’imagination des scènes, des
personnages, des situations, des atmosphères. Dans l’art narratif, comme le
souligne Husserl, des « phantasiai reproductives [...] nous sont imposées »47.
Non seulement, comme dans toute lecture, les signes s’effacent derrière leurs
significations, mais ces dernières sollicitent l’imagination au point de renvoyer
à un domaine fictif, de l’évoquer et de le figurer en quelque sorte « sous nos
yeux ». L’hypotypose n’est pas seulement une figure de style, mais le site même
de la fiction et sa ressource permanente. Grâce à elle, l’œuvre instaure un mon-
de dont elle est la dépositaire.
Mais – dira-t-on – les expressions de « monde imaginaire » et de « monde
d’une œuvre » sont-elles autre chose que des métaphores ? Pour que l’imagi-
naire s’ordonne en un « monde » ou en un quasi-monde, il faut que les œuvres
de fiction lui confèrent une épaisseur supérieure à celle qu’il possède pour
l’imagination ordinaire. Le peuvent-elles et, si oui, comment ?
On a pu nier, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existait au sens
strict quelque chose comme un monde imaginaire. C’est par exemple la thèse
de Sartre. « L’idée même de monde, écrit-il, implique pour ses objets la dou-
ble condition suivante : ils faut qu’ils soient rigoureusement individués ; il
faut qu’ils soient en équilibre avec un milieu. C’est pourquoi il n’y a pas de
monde irréel parce qu’aucun objet irréel ne remplit cette double condition »48.
Les objets de l’imagination sont trop fuyants et ambigus pour posséder une
quelconque individualité. Ils apparaissent souvent accompagnés et comme
auréolés d’un arrière-plan, mais ces entours manquent par trop de profon-
deur, de cohérence, de stabilité pour mériter le nom de « monde » : comme
les objets-fantômes qui s’y détachent, ils sont, selon l’expression de Sartre,
« clairsemés ». Ces remarques ne sont pas dépourvues de justesse, mais elles
exigent peut-être trop du « monde imaginaire » en voulant qu’il satisfasse aux
réquisits du monde réel. Cette situation ne découle-t-elle pas d’une descrip-
tion insuffisante de sa spécificité phénoménologique ?
Sartre s’inspire de la première doctrine husserlienne de l’imagination, dé-
veloppée dans la cinquième Recherche logique. D’après cette doctrine, le pro-
pre de l’imagination dans sa différence d’avec la perception repose sur l’acte
d’appréhension qui s’applique aux contenus de conscience. Ainsi, pense Hus-
serl, « c’est l’appréhension imageante (Verbildlichende) qui fait qu’au lieu d’un
phénomène perceptif nous avons bien plutôt un phénomène d’image dans
lequel, sur la base des sensations vécues, c’est l’objet représenté en image (par
47
E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung, 1893-1925, Hua, Bd. XXIII, Kluwer,
1980, p. 519 ; il existe une traduction française de ce volume : Phantasia, conscience d’image,
souvenir, Grenoble, Millon, 2002 ; mais nous suivrons de préférence, pour le texte n° 18 la
traduction de N. Depraz et M. Mavridis, parue dans Alter, n°4, 1996, p. 387-412.
48
J.-P. Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 254.
18 Claude Romano
49
E. Husserl, Logische Untersuchungen, V, §14 ; trad. fr. Recherches logiques, op. cit., II, 2,
p. 188-189.
50
Cf. notamment Hua, Bd. XXXIII, n°8, p. 265 sq. Dans cette première doctrine, Husserl
n’est pas loin de considérer, à l’instar de Searle, que l’imagination dépend de l’attitude que l’on
adopte et nullement d’objets donnés d’une certaine manière.
51
E. Husserl, Ideen...I, Hua, Bd. III, 1, p. 250 ; trad. de P. Ricœur, Idées directrices pour une
phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, p. 371.
La consistance de l’imaginaire 19
52
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 505.
20 Claude Romano
53
J.-P. Sartre, L’imagination, Paris, PUF, 5e éd. « Quadrige », 2000, p. 149.
54
Ibid., p. 52.
55
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 498.
56
J.-P. Sartre, L’imagination, op. cit., p. 158.
La consistance de l’imaginaire 21
passivités »57. C’est seulement si l’on admet que l’imagination est pure spon-
tanéité qu’il faut en conclure à la « pauvreté essentielle » de l’imaginaire58 et à
l’impossibilité pour lui de s’ordonner en un monde cohérent.
L’analyse de Husserl, au contraire, permet de rendre justice aux différentes
modalités de l’imagination, à ses rapports complexes avec la perception et à sa
consistance intrinsèque. Pour revenir à la littérature, l’imagination n’a pas du
tout le même statut, par exemple, dans le récit de fiction et le théâtre. Ce qui
se présente à nous sur une scène, ce sont à la fois des hommes (des acteurs) et
les personnages d’une pièce. Les premiers sont perçus, les seconds imaginés.
Mais quels liens l’imagination entretient-elle ici avec la perception ? Ces rap-
ports ne sont pas d’exclusion. Ils ne sont pas non plus, dans la plupart des cas,
de « figuration » (Abbildung) par ressemblance. Par exemple, alors que, dans
la tragédie de Shakespeare, les rapports entre l’acteur jouant le rôle de Richard
III et le personnage historique qu’il incarne sont bien de copie (Abbild) à mo-
dèle, il n’en va pas de même pour d’autres protagonistes, pour Ophélie dans
Hamlet ou pour les caractères d’un drame bourgeois. C’est justement à l’oc-
casion de l’exemple du théâtre que Husserl en vient à réviser sa conception de
la conscience d’image comme simple copie qui valait pour la photographie ou
la peinture figurative. Au théâtre, nous avons une imagination impliquée dans
l’activité de perception, sans que la perception n’imite un monde imaginaire ;
celui-ci est donné à voir en quelque sorte sur la scène : « Lors d’une représen-
tation théâtrale, nous vivons dans un monde d’imagination perceptive, nous
<avons> des “images” dans l’unité organisatrice d’une image, mais pas pour
autant des copies (Abbilder) »59. L’expression d’« imagination perceptive »,
pour paradoxale qu’elle puisse paraître, permet d’insister sur la continuité qui
relie perception et imagination, sur la porosité de leurs limites respectives.
L’acteur, au théâtre, incarne son personnage, il lui prête vie au lieu de se bor-
ner à y renvoyer ou à le « représenter » à la manière d’un substitut iconique :
« la figuration du comédien n’est pas une figuration au sens où nous disons
qu’une image-objet présente en elle-même une image-sujet ». Il est vrai que,
comme dans le cas de la conscience d’image par reproduction, je dois cesser
de m’intéresser à l’acteur pour me rapporter au personnage, je dois opérer sur
la perception une modification de neutralité afin de me placer dès le début de
la pièce sur le terrain de la fiction ; mais, dans cet imaginaire perceptif, il n’y a
pas à proprement parler de « substitut », donc de figuration par ressemblance,
c’est le personnage effectif dans son effectivité – le personnage présent et agis-
sant sur les planches – qui est projeté dans l’imaginaire. D’ailleurs, « projeté »
est un terme ambigu : ce qui fait la spécificité de l’expérience théâtrale est
que le Roi Lear, Gloucester ou Cordelia ne sont pas donnés ailleurs que sur la
scène. Nous avons affaire à une imagination qui pénètre et vivifie le réel, c’est-
à-dire le perçu, lui conférant une intensité et une force expressive accrues.
57
E. Husserl, Hua, Bd XXIII, p. 498.
58
J.-P. Sartre, L’imaginaire, op. cit., p. 255.
59
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 515.
22 Claude Romano
Comme l’écrit Edward Casey, « la perception se prolonge tout au long de l’ex-
périence esthétique comme un basso continuo sur lequel la ligne mélodique de
l’imagination peut être subtilement et irrévocablement surimposée »60.
Il en va différemment pour la lecture d’un roman. Celle-ci fait appel à la
Phantasie et non à la Bildbewusstsein. L’analyse de l’imagination dans le récit
de fiction permet d’approfondir et de compléter les analyses plus générales
qui sont consacrées à la Phantasie en mettant en relief le problème de l’unité
du monde imaginaire. En effet, dans la plupart des textes où Husserl envisage
la question de l’imagination, il ne prend en considération que des actes et des
vécus singuliers, sans rapport les uns avec les autres. Au §39 d’Expérience et ju-
gement, par exemple, il insiste sur l’absence de liaison, sur les constants décro-
chages, sur les discontinuités inévitables qui affectent les vécus d’imagination,
interdisant de parler d’un même monde imaginaire dans lequel prendraient
place leurs corrélats objectifs. À la différence des perceptions qui s’unissent en
un continuum concordant et ressortissent à un unique monde, « les objectivi-
tés imaginaires tombent en dehors de cette unité », car l’objet imaginé main-
tenant et ceux imaginés auparavant n’ont pas de lien intrinsèque, ils n’ont
pas d’emplacement fixe ni de rapports temporels stables : « des imaginations
séparées n’ont a priori aucun lien nécessaire »61. Cela n’interdit pas, en vertu
du caractère libre de l’imagination, de se représenter des enchaînements de faits
imaginaires, ou de conférer aux objets de l’imagination une certaine unité
spatiale et temporelle qui leur garantisse un semblant d’identité, donc la pos-
sibilité de réapparaître à différents moments à l’intérieur du « quasi-temps »
de la fiction ; mais, précise Husserl, « une telle constitution d’unité, bien que
possible, reste toutefois extérieure à l’essence des imaginations. Il n’appartient pas
à leur essence de se produire nécessairement dans un enchaînement continu
qui soit, comme unité, une continuité d’imagination »62. Puisqu’il n’y a pas,
de façon nécessaire, un seul temps où s’insèrent les ficta, il n’y a pas non plus
pour eux un seul et unique monde ; il peut y avoir autant de « mondes » qu’il
y a d’objets fictifs, sans que ces mondes communiquent les uns avec les autres
ni n’entretiennent entre eux de rapports déterminés : « les “choses”, les évé-
nements, les “réalités” d’un monde imaginaire “n’ont rien à faire” avec ceux
des autres »63. Ce style erratique, discontinu, qui est propre à l’imagination
libre doit pourtant être nuancé dès lors que la phénoménologie s’attache à
décrire des fictions unifiées. Dans un roman, l’insistance sur la discontinuité
doit céder la place à la prise en compte d’une certaine continuité narrative. Si
Husserl, dans ses analyses générales, excluait toute nécessité d’une unification
60
E. Casey, Imagining. A phenomenological Study, Bloomington and London, Indiana Uni-
versity Press, 1976, p. 141.
61
E. Husserl, Erfahrung und Urteil, Hamburg, Glaassen & Goverts, 1954 ; trad. fr. de S.
Bachelard, Expérience et Jugement, Paris, PUF, 1970, p. [198], 203.
62
Ibidem.
63
Ibid., p. [201], 206.
La consistance de l’imaginaire 23
des objets imaginés au sein d’une même trame temporelle et spatiale, il s’atèle
désormais à décrire cette unité.
Dans les rares passages qu’il consacre à ce problème, il avance plusieurs thèses
dignes d’intérêt. Tout d’abord, les phantasiai de l’art narratif nous sont imposées
par la suite des mots prononcés ou écrits : l’imagination littéraire n’est pas une
imagination libre, mais guidée, sans perdre pour cela son autonomie relative. À
la place d’une rhapsodie d’actes imaginaires indépendants, nous avons bien cette
fois quelque chose comme l’analogon d’un monde où prennent place les objets et
les événements fictifs, unifié par un unique continuum temporel et donnant lieu
à une quasi-expérience qui est cohérente, ordonnée : « Mais quant au domaine
de la fiction qui s’offre au <sujet> connaissant, il ne s’agit pas d’un domaine avec,
pourrait-on dire, une géographie, et une constitution légale ; bien plutôt, toute
fiction (Fingieren) reproductive est libre, et les fictions peuvent s’enchaîner les
unes aux autres, peuvent comme quasi-expériences s’accorder dans l’unité d’une
expérience, avec comme corrélat un monde fictif et intuitionné partiellement
dans cette expérience ; mais elles peuvent également, d’autre part, n’être ab-
solument pas connectées les unes aux autres, ou encore être organisées de telle
façon qu’elles ne s’accordent ni ne s’excluent, car il leur manque un sol commun
que les fictions, s’unissant, auraient produit »64. La seconde possibilité est celle
de l’imagination libre ; la première, celle de l’imagination dirigée. L’imaginaire
du roman relève de cette dernière : le monde fictif apparaît comme le corrélat
d’une progression motivée et concordante de la quasi-expérience imaginaire,
où des relations de causalité et de motivation relient les différents ficta. Frédéric
Moreau ne peut pas être en même temps, et dans le même univers fictionnel,
passionnément amoureux et indifférent à l’égard de Madame Arnoux ; ses sen-
timents ne peuvent pas non plus se modifier sans que des transitions soient
ménagées, qui rendent cette évolution vraisemblable. Bien sûr, il arrive que du
fait d’une ellipse ou par le style même du récit, nous soyons amenés à combler
ses lacunes ; lorsque cela se produit, cependant, ce ne peut être de n’importe
quelle manière. Le monde fictionnel est à la fois indéterminé sous de multiples
aspects et cohérent. D’un côté, sa nécessité « ne s’étend qu’aussi loin que l’en-
chaînement de la fiction en a tracé les contours [...] En dehors de tout cela,
tout énoncé est complètement indéterminé »65, de sorte que ce que l’on peut
dire à propos d’épisodes que le roman passe sous silence n’est ni vrai ni faux ;
de l’autre, les indéterminations et les lacunes de l’univers romanesque ne lais-
sent place à aucun arbitraire, elles prescrivent tacitement des modalités de
« remplissage ». Nous ne savons pas quels voyages Frédéric a entrepris, quels
paysages, quelles terres lointaines il a tenté d’interposer entre lui et sa passion,
entre cette passion et Madame Arnoux : nous savons seulement qu’il faut ima-
giner ces voyages mélancoliques, éprouver cette fuite, ces rencontres de hasard
comme le prolongement d’un solitaire tête-à-tête n’apportant aucune paix,
aucun ailleurs : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids
64
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 522.
65
Ibid., p. 523.
24 Claude Romano
réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des
sympathies interrompues. Il revint [...]»66.
Est-il possible alors de parler d’un monde imaginaire traversé de jeux de
force, saturé de signes et cohérent ? Les mondes des romans, souligne Hus-
serl, possèdent « une “existence“ intersubjective [...] par leur fonds et leur
connexion déterminés d’images, au sens où quiconque pour autant qu’il fait
apparaître les objets d’expérience “figuratifs“ sous les bonnes conditions [...]
suit librement l’intention artistique, etc., prend et doit prendre ce roman, ce
morceau de vie fictive, ce destin fictif, etc., comme quasi-expérience »67. Ainsi,
non seulement il y a bien une quasi-expérience qui se rapporte aux ficta roma-
nesques, mais il y a même une certaine « vérité » qui appartient à ces objets fic-
tionnels, c’est-à-dire un ensemble de jugements vrais qui valent dans le monde
de la fiction et sur lesquels un accord intersubjectif est possible : « Les énoncés
descriptifs, les jugements sur les personnages, sur l’évolution à en attendre,
etc., ont par conséquent une sorte de vérité objective, bien qu’ils se rapportent
à des ficta. »68. Cette affirmation de la possibilité d’une vérité dans le monde
de la fiction est capitale, puisqu’elle conduit à écarter l’interprétation la plus
commune de l’imaginaire comme domaine du fictif, du simulacre, du faux.
La possibilité d’accords dans les jugements sur le monde imaginaire interdit
de faire de celui-ci un domaine soumis entièrement à l’arbitraire subjectif du
lecteur, invitant à souligner sa consistance relative.
Toutefois, l’analyse de Husserl nous laisse au seuil de la question qui, peut-
être, demeure la plus centrale, non pas celle d’une vérité dans l’imaginaire,
ni celle de vérités plus générales qui pourraient être formulées et véhiculées
par le roman, mais celle d’une vérité de l’imaginaire en tant que tel. Tout en
légitimant jusqu’à un certain point la métaphore du monde appliquée au ré-
cit, Husserl n’analyse pas jusqu’au bout les rapports que le monde imaginaire
entretient avec le monde réel, celui de notre vie incarnée, qu’il désigne du nom
de « Lebenswelt ». Et, par suite, il n’envisage guère la possibilité pour la fiction
de nous ramener, par le détour de l’imaginaire, au monde même sur lequel il
est « prélevé » et dont il constitue, à bien des égards, le révélateur.
III
66
G. Flaubert, L’éducation sentimentale, in Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1952, p. 448.
67
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 520.
68
Ibidem.
La consistance de l’imaginaire 25
seulement triviale ; elle nous engage dans une impasse. La lecture n’est aucu-
nement une rêverie prolongée ; elle n’est pas non plus une activité solipsiste
nous enfermant dans une prison de mots et d’images, dans un monde clos et
hermétique. Le bovarysme n’est pas la vérité du roman, ni les « romans pour
femme de chambre », comme dit Stendhal, l’accomplissement de la littéra-
ture. Il faut souscrire au mot de Wallace Stevens : « Finalement, un monde
imaginaire est entièrement sans intérêt. »69
Nous touchons ici à une limite véritable de l’analyse de Husserl. Tout en
reconnaissant que des jugements vrais et intersubjectivement fondés sont pos-
sibles à propos des univers de fiction, Husserl n’assigne d’autre finalité à ces
jugements qu’une connaissance des mondes imaginaires, connaissance parti-
culière et contingente, donc dépourvue de portée philosophique. Le but de
l’expérience esthétique serait la simple jouissance devant l’œuvre, séparée par
un abîme de l’interrogation philosophique fondamentale portant sur l’énigme
du monde et sa constitution transcendantale. Le rapprochement qu’esquisse
Husserl entre le « voir esthétique pur », qui déjà ouvre une brèche hors de
l’attitude naturelle, et la réduction phénoménologique, finit par tourner court
; il aboutit à une opposition frontale. Le philosophe tente de répondre à la
question du « sphinx de la connaissance », l’art vit d’innocence et de naïveté, il
ne vise pas à découvrir le sens du monde et à le saisir dans des concepts, mais
seulement « à s’approprier le phénomène du monde dans l’intuition »70 en vue
d’un plaisir pur et désintéressé. Il relève de la seule sensibilité, de l’aisthèsis. À
travers cette opposition, Husserl consacre la scission qui est à la naissance de
l’« esthétique » moderne et prive l’œuvre littéraire de toute contribution origi-
nale à la pensée et à la vérité. Or, non seulement la littérature contient, comme
le dit si bien Merleau-Ponty, « mieux que des idées, des matrices d’idées », mais
« elle s’installe et nous installe dans un monde dont nous n’avons pas la clef,
elle nous apprend à voir et finalement nous donne à penser comme aucun
ouvrage analytique ne peut le faire »71. En ce sens, elle est irremplaçable pour
la philosophie elle-même. C’est bien au monde réel dans son épaisseur de mys-
tère et son surgissement perpétuellement inchoatif que le roman ou le poème
ne cessent de nous initier. L’épaisseur du monde ne le cède en rien au miroi-
tement infini des images qui ne sont que le détour obligé pour le rejoindre.
L’expérience de l’œuvre ne se laisse pas dissocier de l’expérience humaine tout
court. Comme elle, elle possède de multiples facettes, elle met en jeu l’être-au-
monde dans ses diverses dimensions : affective, compréhensive, imaginative.
Gadamer a raison de souligner que les notions de fiction et d’illusion, si elles
prétendent dire le tout de l’œuvre d’art, ne peuvent être que des « catégories
69
W. Stevens, Opus Posthumous, Faber, London, 1989, p. 200.
70
E. Husserl, Lettre à von Hofmannsthal du 12 janvier 1907, trad. d’E. Escoubas, La part
de l’œil, dossier : Art et phénoménologie, n° 7, 1991, p. 13-15.
71
M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, réed. « folio-essais », p. 125.
26 Claude Romano
72
H.-G. Gadamer, « Philosophie und Literatur », Gesammelte Werke, Bd. 8, Ästetik und Poe-
tik, I, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1993, p. 255 ; trad. de P. Fruchon, « Philosophie
et littérature », in L’art de comprendre, II, Paris, Aubier, 1991, p. 188.
73
J. Conrad, Le nègre du « Narcisse », « préface », in Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, Bi-
bliothèque de la Pléiade, 1982, p. 493.
74
E. Husserl, Hua, Bd. XXIII, p. 493.
75
F. Ponge, « Le lézard », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1999, p. 745.
La consistance de l’imaginaire 27
ainsi la variation eidétique en la déplaçant : car, sans doute, n’y a-t-il rien de tel
que la description du lézard, la saisie de son invariant immuable, hors de tout
horizon scientifique, culturel, esthétique déterminé. La « littérature », sur ce
point, peut être plus phénoménologique que la phénoménologie elle-même,
justement parce qu’elle accepte de descendre aux racines mêmes de l’imagina-
tion – dans le réel. Ce qu’elle vise à saisir, ce sont moins des essences exactes
que des « essences morphologiques », au sens de la Krisis, dont Husserl a si
bien vu qu’elles précédaient les idéalisations de la science au niveau du monde
vécu – mais aussi, faudrait-il ajouter, les idéalisations de la philosophie, y com-
pris phénoménologique –, sans vraiment s’attacher à les décrire dans leur foi-
sonnante diversité. C’est pourquoi l’imaginaire poétique (et il y a une poésie
du roman ou du théâtre) n’est jamais seulement imaginaire, il va jusqu’à se nier
lui-même, jusqu’à susciter sa propre disparition, comme le lézard dérobé par
son thème. Loin de nous enfermer dans la « fiction », le poème illimite cette
dernière et l’ouvre sur ce qui l’excède radicalement, en même temps qu’il la
rend possible : le surgissement muet du monde.
Ainsi, de même que l’écrivain parle non point avec, mais contre le langage,
tout au moins contre les « mots de la tribu », de sorte que sa parole n’existe
qu’à être inchoative, perpétuant le mouvement de son propre engendrement,
naissant d’un trait, indivisible, dans son départ toujours à neuf ; de même que,
comme dit Ponge, il faut « parler contre les paroles [...] Il n’y a point d’autre
raison d’écrire » – de même, l’imaginaire doit agir et œuvrer contre lui-mê-
me, contre son enfermement autistique, ses ombres, ses attraits, ses prestiges.
L’imagination romanesque, par exemple, est à la fois dirigée et surprenante.
Le roman nous donne à imaginer davantage que nous ne croyions pouvoir
imaginer – comme Kant disait de l’œuvre d’art qu’elle nous offre davantage à
penser que toute pensée déterminée –, il nous met en mesure, littéralement,
d’imaginer l’inimaginable. Or, l’inimaginable par excellence, c’est le réel. Loin
d’annexer obstinément l’imaginaire à la fragile édification d’un monde fictif, le
roman n’a de cesse de l’entrouvrir, de l’ajourer pour y retrouver un chemin vers
le monde effectif, celui que nous peuplons de notre présence et qui s’ordonne
aux possibles de notre corps. Quand il s’agit du roman ou du poème, il est
faux de dire que l’imaginaire est sans surprises : « le monde des images, écrivait
Sartre est un monde où il n’arrive rien. Je puis bien, à mon gré, faire évoluer
une image [...], il ne se produira jamais le plus petit décalage entre l’objet et la
conscience. Pas une seconde de surprise : l’objet qui se meut n’est pas vivant, il
ne précède jamais l’intention »76. Mais ce qui précède l’intention, ce sont juste-
ment les textes littéraires, de sorte qu’il faut dire à la fois que nous ne pouvons
répondre à leurs sollicitations qu’avec les ressources d’un imaginaire fini, le nô-
tre, mais qu’en retour, si lire possède un sens quelconque, c’est que le roman ou
le poème peuvent nous prendre par surprise et nous entraîner – ou plutôt nous
76
J.-P. Sartre, L’imaginaire, op. cit., p. 29.
28 Claude Romano
amener sans effort de notre part –, là où nous n’aurions jamais songé à nous
rendre, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! ». C’est ce qui confère
à l’imaginaire poétique ses pouvoirs fondamentaux, ceux de nous introduire,
de nous initier à l’analogon d’une expérience. Non seulement nous y sommes
exposés à du neuf, à de l’inouï, à de l’inanticipable, à ce qui renouvelle notre
écoute et notre regard ; mais nous y sommes transportés dans des Stimmungen,
car la profondeur de l’imaginaire est liée à la manière même dont le monde
résonne en nous, à cette musique intérieure du monde qui le fait consoner avec
nous ou se révéler dans sa dissonance.
Cette déhiscence de l’imaginaire est donc le lieu de la haute proximité au
réel, de l’effraction même du réel dans l’espace confiné de la fiction. Car l’espa-
ce clos de la fiction n’est pas la respiration de l’imaginaire. Parce que la relation
première à l’œuvre est justement celle d’une rencontre où nos propres pouvoirs
apparaissent dépassés et transis par les possibles mêmes de l’œuvre, l’essentielle
« pauvreté » dans laquelle Sartre voyait le trait distinctif de l’imagination paraît
beaucoup moins évidente et pourrait même s’inverser en opulence. Il y a une
pauvreté de l’imaginaire livré à ses seules ressources. Mais il y a aussi un imagi-
naire involontaire qui, non moins que la mémoire involontaire, nous surprend
: les visions hypnagogiques qui précèdent l’entrée dans le sommeil ou la rêverie
éveillée nous ménagent plus que des échappées, des avenues dans lesquelles
nous pouvons nous engouffrer – et nous perdre. Mais l’imaginaire structuré
du roman dépasse de beaucoup en richesse ces évasions brèves. Et c’est parce
qu’il les dépasse qu’il apporte avec soi cette terre nourricière qui permet à l’ima-
ginaire de prendre racine, et aux visions fugitives de la fiction de reconduire
au sol natif du monde, inébranlable et commun. L’image poétique, dans sa
« verticalité », comme aurait dit Bachelard, c’est-à-dire dans son surgissement
inexplicable, anarchique et alégal, autorise des rapprochements inédits, et ainsi
nous « donne à voir » les choses bien mieux que ne parvient à le faire notre re-
gard habitué et fatigué, elle nous livre un matériau brut, un minerai aussi neuf
et désaccoutumé que l’éclat de la lumière. Toute lecture est faite de ces menus
hasards et de ces rencontres fulgurantes qui suspendent les connexions insti-
tuées et, inauguralement, les recomposent. Par la grâce de l’image, le réel fait
irruption dans l’imaginaire, interrompt celui-ci par le jeu de ses apparitions. La
lecture n’a pas d’autre lieu que cet entre-deux instable. Le lecteur est ce passeur
qui transporte le monde avec lui, retrouvant sans cesse sous l’image la chose
même qui la suscitait. Ce ne sont pas les mots qui sont des choses, ni les mots
qui renverraient aux choses par un douteux lien mimétique, ce sont les choses
qui s’invitent dans les mots, impénétrables et clandestines.
Avec cette irruption de l’effectif dans le fictif, avec cette configuration
ouverte de l’imaginaire – ouverte sur autre chose que soi, poreuse et perméable
– nous sommes aux antipodes de « l’effet de réel » sur lequel insiste le structu-
raliste. Car dans cet univers de signes qui est le sien, le réel n’est jamais qu’un
signe de plus, soumis à des codes rhétoriques, ombre projetée de l’idéologie
La consistance de l’imaginaire 29
77
R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 164.
78
Ibid.
79
R. Barthes, « L’effet de réel », in Littérature et réalité, Paris, Seuil, réed. « points », 1982,
p. 88-89.
30 Claude Romano
avec le monde. L’imaginaire n’est jamais qu’une variante du monde réel, il est
prélevé sur lui ou, en tout cas, projeté à partir de lui, il le transporte avec soi et
le transpose. Il n’y a pas, d’un côté, une référence au réel, qui serait le propre
du discours assertif, et de l’autre, une référence à l’imaginaire qui appartien-
drait au discours de fiction ; il n’y a pas non plus une « double référence »,
comme l’appelle Ricœur, référence abolie et suspendue qui est le propre de la
fiction, d’un côté, référence rétablie au monde dans son aspect de Lebenswelt,
de l’autre80, car si la notion de référence a un sens, un terme ne peut avoir une
référence qu’en ayant une référence. Dans le « discours de la fiction », il existe
une unique référence à un monde fictif « neutralisé » qui, en y renvoyant, fait
voir par là même quelque chose du réel. « Sans poésie, pas de réalité », disait
Schlegel. Cette affirmation peut s’entendre en deux sens : soit la poésie et la
réalité s’excluent mutuellement, et forment un couple d’opposés où chacun
des deux termes n’a de sens que par rapport à l’autre ; soit – ce qui est plus
intéressant – la poésie, loin de nous distraire du réel, est justement ce qui
nous y reconduit. Une réalité sans poésie est vide, mais une poésie sans réalité
est aveugle. L’intrusion du réel dans la poésie n’est pas un « effet », mais une
nécessité ; c’est le réel compris comme pur « effet » qui est plutôt une illusion.
Car le réel ne laisse rien entièrement hors de lui, pas même « l’imaginaire ». En
réalité, si nous avons tendance à concevoir l’imaginaire comme un domaine
hermétiquement fermé et isolé du monde réel, c’est que nous en avons une
conception trop étroite.
Qu’est-ce que l’imaginaire ? Comment le comprendre ? Jusqu’à présent,
nous en avons adopté une conception réductrice, car nous avons privilégié
uniformément l’une de ses faces : l’imagination des formes, des couleurs, des
sons, leur « mise en image » sous les yeux de l’esprit. Mais Aristote souli-
gnait déjà que l’imagination (phantasia) n’est pas seulement cette faculté qui
permet de « réaliser quelque chose devant nos yeux »81, mais qu’en plus de
cette imagination sensitive (aisthètikè), il y a, du moins chez l’homme, une
imagination rationnelle (logistikè) qui est l’auxiliaire de l’action, de la déli-
bération et du raisonnement pratique82. Cette imagination, qui est au prin-
cipe de l’action (praxis), mais aussi – quoique l’art ne délibère pas –, de la
production (poïèsis) de l’artiste, permet à l’agent de procéder « comme s’il
voyait le futur en fonction du présent »83 ; quant à l’artiste, elle lui permet de
figurer l’absent (apeikazein)84, et ainsi, de « se représenter du nouveau sur le
monde »85. Que l’imagination soit pour l’homme intimement liée au discours
80
P. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 127.
81
Aristote, De Anima, III, 3, 427 b 19.
82
Aristote, De Anima, III, 10, 433 b 29.
83
Aristote, De Anima, III, 7, 431 b 8.
84
Aristote, Poétique, I, 47 a 19.
85
J. Frère, « Fonction représentative et représentation. Fantasi,a et fa,ntasma selon Aristote »,
in G. Romeyer Dherbey (dir.), Corps et Âme, sur le De Anima d’Aristote, Vrin, 1996, p. 348.
La consistance de l’imaginaire 31
86
E. Casey, Spirit and Soul, Essays in philosophical psychology, p. 29.
87
E. Casey, Imagining, op. cit., p. 41-48.
32 Claude Romano