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Georgeon François. Rire dans l'Empire ottoman ?. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp.
89-109.
doi : 10.3406/remmm.1995.1714
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1714
François Georgeon
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Au début des années 1890, au cours d'un voyage qu'il effectue dans les Bal
kans à la recherche de "l'hellénisme contemporain", Victor Bérard, devenu
célèbre par la suite comme traducteur de l'Odyssée et historien des navigations
d'Ulysse, passe quelques jours à Manastir (Bitola), dans la Macédoine ottomane
(V. Bérard, 1893)2. A Manastir, il loge dans le han (khan ou han), qu'il appelle
d'après la forme grecque « Khani », « la grande auberge turque ». Dans ce han,
explique-t-il, chaque soir les hommes se regroupent selon leur appartenance
ethnico-religieuse. Écoutons la suite :
« Le dernier soir - c'était un vendredi, jour consacré des Musulmans - tous les feux
se réunirent en un bûcher, et tous les groupes en un grand cercle. On venait de tous
les Khanis [han] voisins, de toute la ville. Une foule respectueuse, accroupie qui sur
sa natte et qui dans le fumier, débordait jusque dans la rue. Suleyman le meddah
(conteur), l'illustre chair [§air] (poète) Suleyman devait chanter.
La Turquie possède encore de ces poètes errants, allant de bazars en bazars, de
Khanis en Khanis, tantôt chantant de vieux airs populaires, sur une longue guitare
à trois cordes [saz\, et tantôt improvisant en prose ou en vers des contes, de petites
scènes dialoguées, des apologues et des chansons [...].
Suleyman est bien plus un meddah (conteur) qu'un chàïr (poète). Il improvise et
une tempête de rires ébranle le Khani. Il imite tous les patois, tous les accents, tous
les gestes de tous les peuples ottomans, européens ou asiatiques, le Turc de Mentesché
[Mentese], le Turc de Kastamouni [Kastamonu], l'Arménien, le Grec, le Persan, le
Frandji [frengî, l'Européen], le batelier (khaidji) [kayikçi] du Bosphore, le Juif du
Bazar. . . Un Khaidji racolait au bout du Grand Pont pour la traversée de Péra à Scut
ari : "Khaidji Kara guidisi-i-in !" C'est un Persan en haut bonnet et robe flottante
qui demande nasillant et traînant les finales en "in" chères à son peuple : "Khaidji,
où allons-nous?". Le Khaidji, Turc anatoliote de la mer Noire, répond avec un
débit uniforme et lent, les roulements graves que connaissent tous les familiers du
turc : "Siguidera guidion [ Ùskùdar'a gidiyorum], je vons à Siguidéra." Le geste et le
ton sont reproduits, paraît-il, avec une telle justesse que l'auditoire nomme aussi
tôt les interlocuteurs. Toute la Turquie défile dans cette barque : l'Albanais protec
teur et sa familiarité gentilhomme : "Où vas-tu nous porter, frère?", le Juif fertile
en compliments que le meddah transpose à sa façon : "O Khaidji, votre figure est
comme une tomate!" et le Grec qui bredouille, embrouille et se débrouille aux
dépens du pauvre monde. Le caïque est plein et va se détacher, quand voici venir
un cosol [konsolos] franc, un consul européen, avec son verre dans l'œil et son chien
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en laisse. Un chien en laisse dans la libre Turquie -, libre pour les chiens! Et le
cosol parle petit nègre, comme les consuls réels dans la vie orientale : "Caïque, où
toi mener nous ? Toi, combien demander?" - Si l'Europe, que l'Oriental semble res
pecter, pouvait savoir tout le mépris qu'au fond du cœur il nourrit pour elle ! Le cosol
devient la bonne tête de l'expédition : à deux brasses du bord, il est déjà malade et
invoque à son aide tous les bateaux européens qui remplissent le port; mais n'ayant
point de drogman, il ne peut se faire comprendre. Le Juif lui vend une recette
contre le mal de mer, et le Grec s'offre à traduire toutes les langues d'Europe, qu'il
ignore également et qu'il remplace par du grec habillé à la française. . . Puis c'est le
chien du cosol qui veut boire, et le chapeau du cosol qui tombe à la mer. . . Le
conte s'arrête quand la voix du meddah ou l'attention de l'auditoire est épuisée. Mais
durant des heures, les mésaventures du cosol, du frandji, soulèvent des tourbillons
de rire. C'est la revanche de ces races que l'Europe découpe, enveloppe dans ses pro
tocoles et vend sur le comptoir de ses congrès. » (V. Bérard, 1893, 137-140.)
Ce texte est à lire à plusieurs niveaux. Deux scènes s'y emboîtent, celle du
conteur dans le han, que décrit Bérard, et celle du caïque sur le Bosphore
qu'évoque le meddah. La forte personnalité de Victor Bérard s y exprime aussi ;
en même temps qu'il nous décrit avec précision ce qu'il voit et ce qu'il entend,
il ajoute des commentaires explicatifs ou ironiques qui traduisent d'ailleurs bien
le sentiment mélangé que lui laisse ce séjour dans le han de Manastir, séjour « plus
pénible que les plus dures marches », mais auquel il reconnaît en même temps
un « charme indicible ».
Intéressons-nous d'abord au cadre. Car le rire collectif n'éclate pas partout,
mais il a ses lieux privilégiés, ceux que l'on a appelé les "enclos", les "niches du rire",
des espaces où l'on fait cercle et qui « entretiennent la convivialité des rieurs » (J. Duvi-
gnaud, 1985, 158). Ici, il s'agit d'un han, bâtiment caractéristique de la vie éc
onomique et sociale de l'Empire ottoman, sorte de caravansérail urbain, à la fois entre
pôtde marchandises, magasin, atelier, hôtel pour les voyageurs et les étrangers ; il
s'agit donc d'un lieu d'échanges, un de ces lieux de sociabilité où peuvent se ren
contrer des personnes de communautés différentes. Alors que le système ottoman
est fondé sur une série de "ségrégations" (des quartiers, des communautés, des
religions, des sexes, etc.), le han permet, le temps d'une discussion, d'une affaire à
traiter, d'une soirée à passer, de briser en partie ces cadres contraignants et de
réunir ceux que séparent ordinairement la religion, la langue ou les mœurs. Cepend
ant,le han n'est pas le seul lieu possible pour le rire collectif: il y a les cafés que
fréquentent aussi les conteurs, les places publiques où s'installent les montreurs de
Karagôz ou les acteurs du théâtre populaire (le "jeu du milieu", Ortaoyunu, sorte
de Commedia deU'Artekh turque). Ni les han, ni les cafés ne sont des lieux "spé
cialisés" pour les spectacles comiques - de tels lieux, comme les théâtres de varié
tés,apparaissent seulement à la fin du XIXe siècle, et uniquement dans les quelques
grandes villes de l'empire, comme Salonique, Izmir ou Istanbul.
S'il y a des espaces propices au rire collectif, il existe aussi des moments pri
vilégiés pour cela. Viaor Bérard nous fournit ici une indication précieuse : la scène
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qu'il décrit avait lieu, nous précise-t-il, un vendredi, jour "consacré" des musul
mans. C'est en effet le jour saint de la semaine musulmane, celui où a lieu la grande
prière, la plus importante pour la communauté des fidèles. Le vendredi est en
même temps le jour de détente, le jour de congé pour les travailleurs. Il est le jour
de la ferveur religieuse, mais en même temps du divertissement profane : cela nous
rappelle la période du ramadan pendant laquelle ont lieu durant toute la durée
d'un mois, des loisirs et amusements, alors même que le mois du jeûne est par
excellence le mois saint de l'islam. Les représentations du Karagôz avaient lieu
plus particulièrement pendant les soirées de ramadan, ou à l'occasion des ci
rconcisions. En somme, le calendrier du rire collectif épouse étroitement celui de
la pratique religieuse !
En ce qui concerne le public qui fait cercle autour du conteur, remarquons
tout d'abord qu'il n'est composé que d'hommes. Car le han est un lieu fréquenté
par une clientèle uniquement masculine composée de voyageurs, de commerçants,
d'artisans, d'étrangers, et d'une foule de petits marchands ambulants tournant
autour de ces activités commerciales et artisanales. Ici, on rit entre hommes3. Mais
le rire est-il toujours séparé entre les sexes ? En fait, il arrivait que les femmes assis
tent à certains spectacles comiques pendant les soirées du ramadan : par exemple,
on les voit au Karagôz, assises à l'écart des hommes et portant le voile (Henry
Woods, 1876, 267). Mais cet exemple concerne Istanbul et la fin de l'Empire.
Nous savons que le public de ces spectacles comiques était très mélangé ; au
Karagôz assistent des personnes de tous âges - même des enfants, ce qui choquait
beaucoup les observateurs européens; diversité sociale aussi. Fonctionnaires,
soldats, étudiants, portefaix constituaient la clientèle ordinaire d'un meddah
(F. Schrader, 1917, 127). Un pacha et un gardien pouvaient assister côte-à-côte
au même spectacle, riant des mêmes plaisanteries. Dans le han de Manastir, la
diversité est ethnique, religieuse, linguistique. Ceux qui écoutent avec attention
le poète et conteur Sùleyman sont turcs, albanais, grecs, bulgares, valaques,
serbes, juifs, une diversité qui reflète celle de la ville macédonienne, extraordi
naire melting-pot balkanique et ottoman (B. Lory et A. Popovic, 1992). Le rire
établit une communication entre les différentes générations, entre les catégories
sociales, entre les groupes ethniques et religieux.
Notons que le récit du conteur de Manastir est en turc ottoman : pour toutes
ces populations des Balkans, c'est la langue commune, utilisée pour les transac
tions, au marché, dans les boutiques, dans les transports ; c'est aussi la langue des
insultes et des blagues ! C'est par elle que le rire peut être collectif, qu'il peut être,
au sens propre, communicatif. Certes, il existe un rire intra-communautaire,
propre à chaque communauté, mais qui ne dépasse pas les limites du groupe. A
part le turc ottoman, aucune autre langue de l'empire ne permettrait une com
munication aussi large entre les divers groupes communautaires.
Celui qui suscite cette tempête de rires à Manastir - les sociologues parlent
d"'émetteur", ou de "producteur du risible" - est une figure bien connue de la
vie sociale et culturelle des pays d'islam, le conteur {meddah) (Ô. Nutku, 1977 ;
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Istanbul, mai 1877. Depuis quelques mois règne un nouveau sultan, Abdiil-
hamid II (1876-1909) qui a promulgué pour la première fois dans l'Empire
une constitution, et a réuni un parlement. En avril, la Russie vient de déclarer
la guerre à l'Etat ottoman. L'heure est donc grave. Nous sommes à une séance
du parlement ottoman, celle du 7 mai, au cours de laquelle les députés exami
nentun projet de loi sur la presse (R. Devereux, 1963, 199). Un projet très
répressif- « il n'y est question que d'amendes! », s'exclame Vasilaki bey, député
d'Istanbul -, qui rencontre une forte opposition de la part d'un groupe de déput
és libéraux. En particulier, l'un des articles de ce projet, qui prévoit d'interdire
purement et simplement la presse humoristique dans l'Empire. Ainsi, pendant
que les armées russes s'apprêtent à envahir les Balkans, les députés ottomans di
scutent de problèmes d'humour. Il faut donc que la chose soit sérieuse. Les
débats, très animés, vont durer deux séances. Devant l'hostilité très déterminée
d'un certain nombre de députés - en particulier des députés chrétiens mais pas
seulement, il y a aussi des musulmans, comme l'avocat Hasan Fehmi efendi, par
ticulièrement éloquent dans la défense de l'humour -, le projet sera finalement
abandonné. De ce long débat, présentons les principaux passages (H. T. Us,
1940-1954, 1, 212-217, 227-228). Et d'abord, donnons la parole au directeur
de la presse {Matbuat Mûdtiru), Macit bey, qui défend le projet de loi :
« Macit efendi (directeur de la presse) - Les journaux satiriques sont non seulement
inutiles, mais aussi nuisibles. Comme on le sait, les journaux remplissent deux
fonctions : la première est de défendre les droits, la seconde est d'éduquer (. . .) Ces
deux fonctions sont importantes, elles n'ont pas besoin de balivernes ni de bouf
fonneries (. . .) On me dit qu'il y a des journaux humoristiques en Europe. Nous
ne sommes pas obligés d'imiter les Européens ! D'ailleurs, je doute que les beaux
esprits européens se satisfassent de ces journaux humoristiques. [D'autre part], les
journaux humoristiques ne peuvent se concevoir sans images. Il faut considérer l'ef
fetde l'image sur l'homme. L'image s'adresse aux sens matériels de l'homme (. . .)
Elle se révolte contre les sens extérieurs de l'homme. Avec elle, la raison n'a plus
prise sur le corps, le pouvoir de la raison est vaincu (...).
« Hasan Fehmi efendi (député d'Istanbul) - II peut en effet y avoir des images nui
sibles. Mais la question essentielle est de savoir quels inconvénients il y a à publier
un journal humoristique (...) Beaucoup de gens ne lisent pas les journaux sérieux,
mais lisent par contre les journaux humoristiques. Même s'il n'en existait pas
ailleurs, nous devrions en publier. Car même pour les enfants, ils sont utiles. A tou
jours s'occuper de choses sérieuses l'homme se fatigue. Les anecdotes amusantes que
racontent les journaux humoristiques servent à enseigner l'alphabet aux enfants.
« Solidi efendi (député d'Istanbul) - L'utilité des journaux humoristiques est incont
estable. Les journaux humoristiques ont été inventés avant les journaux sérieux.
Rire dans l'Empire ottoman ? 1 97
II n'est pas question ici de traiter d'une manière approfondie des débuts de
la presse humoristique ottomane, mais simplement de souligner l'impact qu'elle
a eu sur le problème du rire. Retenons deux aspects dans les interventions des
députés ottomans : l'un concerne la question de l'humour en général, et l'autre,
le problème de la presse humoristique. L'analyse de ces deux aspects va nous per
mettre de comprendre ce qui change dans ce domaine vers la fin du XIXe siècle.
En ce qui concerne le premier point, on constate que les arguments avancés
sur l'utilité ou l'inutilité de l'humour, sur son caractère positif ou nuisible, s'in
scrivent dans un débat très ancien. Dans la tradition islamique, on a beaucoup
réfléchi sur le "sérieux" et le "plaisant" {al-djidd wa-l-hazl) (Ch. Pellat). Le Coran
évoque à plusieurs reprises le rire et la gaieté qu'il promet au paradis pour les bons
musulmans8 ; mais en même temps, il condamne le rire moqueur, railleur, qui
est « le propre des ennemis de Dieu9 ». Les données de la tradition ont pu être
lues d'une manière différente. Elles ont été interprétées parfois d'une manière rigo
riste, puritaine, l'accent a alors été mis sur la gravité, le sérieux, la dignité du main-
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Nous sommes maintenant vers la fin des années 1930, la république turque
est établie depuis une quinzaine d'années, et son fondateur, Mustafa Kemal
Atatiirk meurt en 1938, auréolé d'un prestige sans égal pour avoir d'abord
libéré, puis modernisé la Turquie. Au cours de ces années d'avant-guerre, un
dessinateur turc de talent, Salih [Erimez], publie régulièrement dans un magaz
inehumoristique d'Istanbul, Karikatur, une sorte de chronique dessinée
intitulée «Traits du passé » {Tarihten Çizgiler) (Salih, 1941-1947)16. Dans cette
chronique, l'auteur tourne en ridicule les institutions, les mœurs et les
croyances d'autrefois : despotisme, arbitraire, absence de libertés individuelles,
réclusion de la femme, obstacles à la mixité, ségrégation des sexes dans les lieux
publics, grossièreté des comportements, superstitions en tous genres, condi
tionsdéplorables de l'hygiène, rien n'échappe au crayon férocement satirique
de l'auteur.
Mais quel est donc ce passé auquel Salih Erimez réserve ses flèches ? A feuille
ter ses albums, on se rend compte qu'il s'agit d'un passé proche, très proche
même, puisqu'il met en scène essentiellement l'époque du sultan Abdulhamid II
(1876-1909) et celle des Jeunes Turcs (1908-1918). En disqualifiant par le rire
la fin de l'Empire, les dessins de Salih Erimez prennent acte des progrès réalisés
par la Turquie républicaine de Mustafa Kemal Atatiirk. L'auteur le dit d'ailleurs
clairement dans sa préface : « En quinze ans, la révolution turque a rejeté l'Emp
ireottoman dans un passé de quinze siècles ». Autrement dit, l'Empire otto
man, c'était le Moyen Age! Un jugement tout à fait en accord avec l'idéologie
officielle républicaine, pour laquelle l'Empire ottoman représente une période
de despotisme, d'obscurantisme et de fanatisme. Ce véritable règlement de
compte à coup de dessins satiriques et de caricatures prononce la deuxième mort
de l'Empire, après sa disparition officielle en 1923. Et cette fois, l'arme du crime,
c'est le ridicule qui tue.
102 /François Georgeon
Salih Erimez prend notamment pour cible les façons de s'amuser et de se distraire
des Ottomans. Voici par exemple une scène intitulée « Karagôz au café du quartier »
(ill. n° 1) : elle représente l'intérieur d'un petit café turc typique, avec un écran au
fond de la salle, une simple toile tendue sur laquelle le montreur déplace les figu
rines du Karagôz; au pied de l'écran un guéridon, sur lequel se trouvent quelques
tasses à café et des verres d'eau; par terre des narghilés, et aussi des lanternes dépos
éesau pied de l'écran qui montrent que la représentation a lieu de nuit, et qu'il s'agit
très probablement d'une de ces "nuits de ramadan" pendant lesquelles on donnait
très souvent des spectacles de Karagôz. Le café est rempli d'hommes - uniquement
d'hommes - pour la plupart coiffés du fez et portant moustache.
En fait, le sujet de ce dessin ce n'est pas Karagôz lui-même, ce n'est pas ce qui
se passe sur l'écran ; mais le dessinateur a mis le projecteur sur les clients du café
en train de regarder le spectacle et riant aux éclats des pitreries du polichinelle turc;
le vrai sujet, c'est le rire des spectateurs. A voir la façon caricaturale dont le des
sinateur a rendu les visages et les attitudes, il est clair qu'il cherche à stigmatiser
ce rire gras, grossier, lourd, vulgaire, stupide. La légende confirme cette inter
prétation : « Voilà où se distrayaient les adultes ». En somme, les Ottomans
étaient dépourvus d'esprit, de raffinement, ils s'amusaient à des enfantillages17.
D'autres dessins de Salih Erimez vont dans le même sens, et manifestent la
même volonté de ridiculiser le rire ottoman : l'un représente une scène du théâtre
d'improvisation [Tûluât Tiyatrosu), sorte de café-théâtre très en vogue au tour
nant du siècle, où l'on représentait de petites comédies, des farces (ill. n° 2). Sur
la scène, l'un des acteurs les plus populaires, Kel Hasan (1868-1925). Kel Hasan
a créé le rôle d'Ibi§, un valet imbécile qui se promène avec son bidon en fer-blanc
et son balai sur la scène : le voici qui, par inadvertance, donne un coup de
manche à balai sur le nez d'un janissaire ! Et le public - toujours masculin - de
Eski Ramazan gecelerinin ba§hca eglencelerinden biri komiki §ehir Kel Hasan'mn temsilleriidi.
///. n ° 2. "Le célèbre comique Hasan : les représentations de Kel Hasan, le célèbre comique,
étaient l'un des principaux amusements des nuits du ramadan d'autrefois" (idem).
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KANTO
Conclusion
Publié pour la première fois en 1901, le célèbre essai de Bergson sur le rire avait
été rapidement connu dans les milieux intellectuels ottomans du début du siècle,
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NOTES
1 . Marie-Christine Varol l'a bien montré dans le cas des histoires mettant en scène le personnage
de bouffon de Djoha dans la communauté juive de l'Empire ottoman ; dans ces histoires, Djoha est
parfois musulman (identique au Nasreddin Hoca des blagues en turc), parfois indéterminé, et par
fois juif (auquel cas, il est revêtu de tous les caractères négatifs), cf. infra, p. 61-74.
2. Normalien, ancien membre de l'Ecole d'Athènes, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes
études, Victor Bérard (1854-1931) mena de front une brillante carrière d'helléniste, presque tout
entière consacrée à Homère, et une activité de voyageur et de publiciste passionné notamment par
la "question d'Orient". Cf. Charles Picard, « Victor Bérard », Revue historique, t. CLXIX, 1932,
p. 242-251.
3. Il y a symétriquement un rire des femmes entre elles. Par exemple, au palais, les jeunes filles orga
nisaient des parodies : elles se déguisaient en ambassadeurs européens se faisant chasser par les Otto
mans, en prêtres grecs répétant kyrie, kyrie, en officiers de police administrant la bastonnade; et même,
elles brocardaient le sultan Abdùlhamid 1er (1774-1789) qui avait, pour des raisons d'économie, inter
ditles habits trop luxueux au harem, le tout au milieu des rires. Cf. Mouradgea d'Ohsson, Tableau
général de l'Empire othoman, t. VII, Paris, 1824, p. 77.
Rire dans l'Empire ottoman ? 1 107
4. Dans les villes ottomanes, les chiens vagabondent librement dans les rues. D'où l'ironie que se per
met Victor Bérard sur la Turquie « libre pour les chiens » !
5. « Les jeunes filles du harem, libres alors [lorsque l'une des femmes du sultan était en couches] de
s'abandonner à leur gaieté folâtre, s'amusent à faire toutes sortes de facéties. On les a vues se déguis
er,les unes en Ottomans, les autres en Européens, et parodier l'audience publique d'un ministre
étranger, appelé chez le Grand-Vizir pour recevoir de sa bouche la déclaration de guerre de la Porte
contre sa cour : on l'arrête et on l'emmène avec des huées et des risées. » Mouradgea d'Ohsson, op. cit.,
p. 77.
6. Il serait intéressant de pouvoir suivre ce regard satirique porté sur les diplomates européens au fil
de l'histoire ottomane. Il y a des chances pour qu'il accompagne le recul territorial de l'empire à part
irdu XVIIIe siècle, ce qu'on a appelé la "décadence" ottomane, et qu'il fonctionne comme une sorte
de "compensation".
7. Je reprends ici à dessein les expressions de Donald Quataert, dans son livre Social Désintégration
and Popular Resistance in the Ottoman Empire, 1881-1908, New-York, 1983. Quataert étudie cette
résistance essentiellement sous l'angle économique et social.
8. Coran, trad. Kasimirski, sourate LXXX/33-39 « Lorsque le son assourdissant de la trompette reten
tira/Le jour où l'homme abandonnera son frère/Son père et sa mère/Sa compagne et ses enfants/Alors
une seule affaire occupera les pensées de tout homme/On y verra des visages rayonnants et gais ».
9. Coran, sourate XLIX/1 1 « Que les hommes ne se moquent point des hommes : ceux que l'on raille
valent peut-être mieux que les railleurs ; ni les femmes des autres femmes : peut-être celles-ci valent-
elles mieux que les autres ».
1 0. Voir en particulier les travaux de Jacques Le Goff ( 1 990, 1 992) . Le problème du rire au Moyen
Age est le thème du célèbre roman d'Umberto Eco, Le nom de la rose, qui met en scène un moine
rigoriste, Jorge de Burgos, auteur d'une sorte de machination contre le rire dont il craint qu'il ne
sape tout l'édifice de l'Eglise.
1 1. Mouradgea d'Ohsson commente ainsi : « Cette loi a été établie par le Prophète, qui priant un
jour à la tête de ses disciples, et voyant quelques uns d'entre eux faire un grand éclat de rire à l'oc
casion d'un aveugle qui allait se précipiter dans un fossé, les réprimanda vivement à la fin de la prière
et leur ordonna de renouveler et leur ablution et leur Namaz [prière]. Le rire même avant ou pen
dant la prière, exige aussi le renouvellement de l'ablution. Le simple sourire n'exige rien. » ( Tableau
général de l'Empire othoman, t. II, p. 22-23.)
12. Par exemple ^//(plaisanterie), mizah (humour), hiciv (satire), £«;/ (plaisanterie), niikte (trait
d'esprit), istihza (raillerie), fikra (histoire drôle), etc.
13. Cf. le paragraphe « Ahlâk » (morale) de l'article « Osmanh Imparatorlugu », dans TiirkAnsik-
lopedisi.
14. « Adab-i Zarafet-i çarkiye yahut mua§eret-i fazila-i osmaniye », dans Malumât, n° 1-14, 1895.
15. Hayal 8 février 1877. L'article 12 de la Constitution déclarait : « La presse est libre dans les limites
tracées par la loi ».
16. Le magazine Karikatiïra commencé à paraître en 1936. Les dessins de Salih Erimez ont été ra
s emblés par la suite sous forme d'albums. Né en 1901 à Istanbul, l'auteur a donc connu l'époque
d'Abdûlhamid et celle des Jeunes Turcs, et il avait 22 ans lorsque la république fut proclamée. Il a
fait ses études à Istanbul et à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne, cf. Balcioglu S., Cumhuriyet Dônemi
Turk Karikaturu, Ankara, 1983, p. 153-159.
17. En mettant en scène dans son dessin uniquement des adultes, Salih Erimez feint d'ignorer que
le spectacle de Karagôz était très fréquenté par les enfants, et que bien souvent les adultes ne faisaient
que les y accompagner.
18. Cf. « Les arts turcs qui s'éteignent, la fin de Karagheuz », Stamboul, 14 mars 1925.
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19. Cette tendance est particulièrement nette dans le magazine humoristique auquel collabore Salih
Erimez, Karikatur, «>mme l'a montré la communication de Zafer Toprak au colloque « L'humour
et l'Orient », Institut du Monde Arabe, Paris, 17-18 octobre 1994.
20. L'auteur était l'un des principaux disciples de Bergson en Turquie. Sur le "bergsonisme" en Turq
uie, cf. Thierry Zarcone, Mystiques, philosophes etfrancs-maçons en islam, Riza Tevfik, penseur ott
oman (1868-1949), du soufisme à la confrérie, Paris, 1993, p. 400 sq.
21. Rappelons que les grandes occasions pour le Karagôz, l'Ortaoyunu, les loisirs correspondaient à
des moments religieux (fêtes religieuses, ramadan, circoncisions, mariages).
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