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« Pragmatismes et sociologies »

Albert Ogien

Revue française de sociologie, 2014/3 Vol. 55, p. 563-579

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PRAGMATISMES ET SOCIOLOGIES
Albert OGIEN

Résumé. Cet article rend compte d’un ensemble de travaux de sociologie récemment parus en France,
qui se revendiquent de la démarche pragmatiste (celle de Charles Sanders Peirce, William James, John
Dewey ou George Herbert Mead) ; ou mettent en évidence la proximité de ses principes analytiques
avec ceux de la sociologie (primauté de la pratique, caractère déterminant du contexte, place de l’incer-
titude, temporalité de l’action, socialité de la normativité). L’examen de ces publications montre égale-
ment comment certaines notions propres au pragmatisme (habitude, enquête, expérimentation, valua-
tion, démocratie, vérité) sont aujourd’hui assimilées, de façons différentes, par des approches sociolo-
giques distinctes.

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PRAGMATISMES ET SOCIOLOGIES
Albert OGIEN

La production sociologique de ces dernières années témoigne de l’attrait qu’un courant philo-
sophique suscite dans la discipline : le pragmatisme. Bien qu’il reste encore assez mal connu en France1,
ce courant semble aujourd’hui y être perçu comme une perspective de recherche permettant d’appré-
hender et d’analyser les phénomènes sociaux avec des outils adaptés aux interrogations soulevées par
l’état du monde contemporain. C’est ce dont attestent les nombreux ouvrages publiés par des socio-
logues s’inspirant du pragmatisme, comme le rythme des traductions de textes fondateurs augmentées
de commentaires et de discussions. Cette actualité éditoriale rend public le travail accompli depuis une
vingtaine d’années déjà par ceux qui ont découvert l’intérêt de la démarche pragmatiste pour les
sciences sociales2.
Les domaines dans lesquels ce travail s’est développé sont tout aussi divers que les thèmes
auxquels le pragmatisme a été associé depuis son origine : sociologie de l’action, sociologie des sciences,
sociologie politique, sociologie du travail, sociologie des politiques publiques, sociologie de la connais-
sance, sociologie de l’art, sociologie féministe. Cette extension de la référence au pragmatisme pour-
rait laisser penser qu’il s’agit là d’un engouement un peu surfait, et conduire à disqualifier une approche
qui prétend servir tant d’orientations différentes. Ou instiller un sérieux doute quant à la validité des
multiples interprétations du pragmatisme que donnent les chercheurs, selon qu’ils se réfèrent à l’une
ou l’autre de ses quatre sources : Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey ou George Her-
bert Mead. En vérité, comme on le verra, il n’existe pas de définition canonique du pragmatisme, ce
qui autorise à l’invoquer, de façon également légitime, à l’appui des démarches les plus opposées en
apparence. Ainsi, avant de rendre compte de la manière dont la production sociologique française
récente (et sans considérer celle qui a parallèlement vu le jour en philosophie, en histoire, en psycho-
logie, en économie, voire en neurosciences cognitives3) remet le pragmatisme au goût du jour, il con-
vient de rappeler, sans trop entrer dans le détail, les figures sous lesquelles ce courant philosophique
s’est présenté de la fin du XIXe siècle à nos jours.

1 En dépit des efforts déployés, en France, pour faire connaître son importance en sciences sociales : ceux d’Isaac Joseph,
Louis Quéré et Daniel Céfaï pour la sociologie ; ceux de Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask pour ce qui concerne la philo-
sophie politique et les sciences politiques (Céfaï et Joseph, 2002 ; Karsenti et Quéré, 2004 ; Cometti, 2010).
2 Des traditions de recherche différentes se sont organisées autour d’Isaac Joseph et Daniel Cefaï à l’université de Nanterre,

de Bruno Latour et Antoine Hennion à l’École des Mines, de Louis Quéré, Michel de Fornel et Albert Ogien ou de Luc
Boltanski et Laurent Thévenot à l’EHESS.
3 Les recherches d’Antonio Damasio (2010) sur l’explication neurophysiologique de la conscience sont explicitement ins-

pirées de William James.

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Diversité du pragmatisme

Le pragmatisme est un courant de pensée qui s’est épanoui à partir des travaux d’un philosophe
tenu dans une certaine marginalité, C. S. Peirce, et qui a reçu une reconnaissance publique grâce aux
œuvres de son successeur : W. James – dont C. S. Peirce s’est lui-même désolidarisé de façon véhé-
mente4; puis à celles de J. Dewey et G. H. Mead. Or, les visées de chacun de ces quatre fondateurs
étaient déjà assez disparates : le premier s’occupait de philosophie de la logique et de théorie des signes
(Chauviré, 1995) ; le second de psychologie, en soutenant l’idée d’un empirisme radical (Madelrieux,
2008) ; le troisième a, entre autres choses, établi une conception ouverte et pluraliste de l’enquête et de
l’action collective (Garreta, 1999; Madelrieux, 2012); et le dernier a élaboré un behaviorisme social qui
a inspiré à la fois les sociologies interactionnistes et la psychologie expérimentale (Quéré et Céfaï, 2006;
Ogien, 2013). À ce pragmatisme des origines, qui n’a jamais recherché la cohérence, succède un «
pragmatisme analytique », d’orientation plus théoriciste, au moment où les empiristes logiques du
Cercle de Vienne exilés aux États-Unis s’en emparent5. Puis, comme en réaction à cette tendance,
Charles Wright Mills impose, au début des années 1950, l’idée d’un « pragmatisme politique » en met-
tant les thèses de J. Dewey sur la démocratie et le « Public » en relation avec la critique sociale importée
aux États-Unis par les tenants de l’École de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert
Marcuse) (Horowitz, 1966). Dans les années 1970, un pragmatisme « pragmatique » voit le jour avec la
construction de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas – qui développe une version
intersubjective du behaviorisme social de G. H. Mead et associe l’adjectif pragmatique à une concep-
tion de l’action (alors qu’il était précédemment réservé à une branche de la linguistique)6. Enfin, une
version contemporaine du pragmatisme s’est élaborée à la suite de la redécouverte de ce courant de
pensée par des philosophes américains (essentiellement Hilary Putnam [(1994) 2011, 2013] et Richard
Rorty [1999]) qui en ont réhabilité l’héritage. C’est surtout avec cette version que la sociologie entre à
présent dans un dialogue qui, en France, a été favorisé par une floraison de traductions des œuvres de
W. James, J. Dewey et G. H. Mead au cours de la dernière décennie7.

4 Pour ne pas être assimilé au pragmatisme de W. James, C. S. Peirce a renommé sa démarche « pragmaticisme ».
5 De cette orientation, Richard J. Bernstein (1992, p. 827) écrit : « Les questions concernant la signification, la référence, la
vérité, l’interprétation, la traduction et le langage sont devenues dominantes, voire obsessionnelles. Dans ces développe-
ments “analytiques”, on trouve peu de traces de discussion sur l’éthique, la politique, la philosophie sociale, la religion,
l’esthétique, et l’évolution cosmologique qui étaient si cruciales pour les pragmatistes classiques. » [traduction de l’auteur].
6 Sur cette confusion, voir Yaël Kreplack et Cécile Lavergne (2008). La différence entre sociologie pragmatique et pragma-

tisme a été récemment formulée de façon claire dans un texte collectif (voir Barthe et al., 2013).
7 Parmi lesquelles celles de J. Dewey (2010a, 2010b, 2011, 2012, 2014a, 2014b), celles de G. H. Mead (2006, 2013), celles

de W. James (2007a, 2007b, 2011).

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L’absence d’une définition rigide n’empêche cependant pas d’identifier un style de pensée sin-
gulier. De fait, le pragmatisme se présente moins comme un dogme que comme une attitude ou une
méthode, qui se caractérise par l’adoption de quelques principes d’analyse: a) réalisme: admettre que le
monde extérieur existe indépendamment des descriptions que nous en faisons et que cette existence
exerce un contrôle sur nos pensées et nos actions; b) faillibilisme: envisager le doute comme principe
de connaissance, c’est-à-dire tenir l’indétermination des situations pour le moteur des pratiques sociales
et leur stabilisation pour un phénomène toujours provisoire et révisable; c) pluralisme: endosser l’idée
selon laquelle, puisqu’il existe une multiplicité de conceptions de ce qu’il convient de faire dans une
situation donnée, c’est de l’échange entre tenants de ces conceptions qu’émerge une solution collecti-
vement acceptable; d) holisme: renoncer à tout dualisme, c’est-à-dire rejeter les séparations entre nature
et culture, corps et esprit, faits et valeurs, connaissance et action; e) naturalisme: concevoir l’être hu-
main et la vie sociale comme irrémédiablement liés à leur environnement; f) socialité de la normativité:
admettre que l’objectivité et l’ordre se constituent dans une action en commun, toujours totalement
dépendante de son cadre d’émergence.

Ces principes composent une tournure d’esprit (dynamique, ouverte, antifondationnaliste et


anti-intellectualiste) et qualifient un style d’analyse bien identifiable – ce qui permet d’apparenter ce
style à celui de Wittgenstein (Chauviré, 2012). Ces principes et ce style se retrouvent dans certaines
règles qui guident aujourd’hui une partie du travail de la sociologie – sans toutefois que celui-ci fasse
expressément référence au pragmatisme : la primauté de la pratique, le caractère déterminant du con-
texte, la place de l’incertitude et de la contingence, la temporalité de l’action. C’est cette proximité que
Louis Quéré (2012) rappelle en montrant comment la recherche en sciences sociales a intégré une série
de thèmes (dimension pratique de la rationalité, causalité conséquentialiste, caractère sensible de l’ex-
périence, écologie de l’action) et de notions (habitude, enquête, expérimentation, valuation, transac-
tion) qui sont soit directement tirés du pragmatisme, soit peuvent lui être apparentés8. Les récentes
publications dont cet article entend rendre compte illustrent quelques-unes des manières dont l’analyse
sociale s’est emparée de ces thèmes et notions.

La place de l’habitude dans l’analyse de l’action

Dans From Habits to Social Structures (2011), le sociologue finlandais Antti Gronow livre un
aperçu impressionnant du spectre des usages que la discipline ferait du pragmatisme. Pour lui, ce
spectre irait des interactionnismes (ce qui semble aller de soi quand on se souvient que deux fondateurs
du pragmatisme, J. Dewey et G. H. Mead, ont enseigné à Chicago et y ont formé les jeunes générations

8 Sur la centralité de ces thèmes et notions dans le pragmatisme, voir Michael Bacon (2012).

5
de sociologues dans les années 1930) au structuro-fonctionnalisme (ce qui est plus étonnant quand on
pense à la critique des démarches positivistes avancée par C. S. Peirce ou J. Dewey), en incluant la
théorie de l’acteur rationnel, la sociologie politique de Charles Tilly, l’approche par les « capabilités »9
d’Amartya Sen et la théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu. Cette liste donne un peu le tournis : com-
ment une même approche peut-elle être tenue pour sérieuse alors qu’il est possible de l’accommoder
à tant de démarches aux visées et ambitions contradictoires ?

Si A. Gronow ne voit là aucun problème, c’est qu’il défend une vision réductrice de l’apport
du pragmatisme à la sociologie. Pour lui, celui-ci se résume à une théorie de l’action construite à partir
de la notion d’habitude. Mais il la présente sous un jour particulier, affirmant qu’elle vient justifier un
postulat : « L’action produit des structures et leur reproduction se réalise lorsque l’action est devenue
habitude, c’est-à-dire lorsque nous développons une disposition à agir d’une certaine manière dans des
environnements familiers. » (Gronow, 2011, p. 10). Et, sur cette base, il tire une conclusion : « L’habi-
tude est une catégorie générale de l’action, mais elle permet également d’expliquer la manière dont les
structures sociales émergent. » (ibid., p. 12).

Sa position n’est que très partiellement fondée. Si l’habitude est une notion importante dans le
pragmatisme, elle n’est ni la seule, ni la plus fondamentale. Et surtout, elle n’y renvoie jamais à une
réaction mécanique ou routinière qui serait le produit d’une inculcation, d’un dressage ou d’une ins-
cription mentale. Pour J. Dewey et G. H. Mead, l’habitude est une croyance préalablement fixée dans
la résolution de problèmes pratiques et sur la base de laquelle un individu est prêt à agir. Mais, ce qui
est déroutant dans leur conception, c’est que cette croyance n’opère pas comme une « représentation
» qui serait intériorisée une fois pour toutes. Pour le pragmatisme, l’habitude ne se maintient à l’iden-
tique (comme schème d’action incorporé) que pour autant que la nouvelle action qu’elle informe se
déroule de façon satisfaisante. Mais, si ce n’est pas le cas, cette même habitude change de statut : elle
devient la base à partir de laquelle une nouvelle croyance se fixe pour répondre à la nouvelle circons-
tance pratique. Bref, dans cette conception dialectique, l’habitude est statique et dynamique à la fois :
elle est une « règle active en nous », constamment mise à l’épreuve de l’expérience (Tiercelin, 1993), et
non une disposition qui force à reproduire une conduite toujours semblable, ni un mécanisme cognitif
inscrit en mémoire qui déclencherait la réaction à un stimulus.

A. Gronow ignore la thèse de la dualité constitutive (et problématique) de l’habitude propre au


pragmatisme. Il la tient, au contraire, pour le fondement d’une « théorie des structures sociales natura-
liste et centrée sur l’action – une théorie qui ne réduit pas le rôle de la réflexivité des individus mais la
situe à certaines phases des processus d’action... Conceptuellement, on peut dire que les habitudes sont
le médiateur entre l’action et les structures sociales » (Gronow, 2011, p. 131). Sa thèse puise donc à la
fois chez Stephen Turner (1994) et Neill Gross (2009). Du premier, elle retient la conception de

9 Pour éviter toute confusion, il semble préférable de ne pas rendre le terme « capabilité » d’A. Sen par « capacité ».

6
l’habitude comme « trace mentale » qui inscrit chimiquement, dans les circuits neuronaux de l’individu,
les médiations qu’elle réalise entre action et structures sociales10. Et, du second, elle reprend l’idée selon
laquelle la sociologie doit renoncer à produire une théorie générale de l’action, mais viser plutôt, comme
le voulait Robert K. Merton, à élaborer des théories de moyenne portée. Dans un article devenu une
référence en la matière, N. Gross (2009) a en effet élaboré une « théorie pragmatiste » aux termes de
laquelle l’habitude est un facteur qui permet d’identifier des « mécanismes sociaux » de niveaux de
complexité ou d’agrégation faible et « dans lesquels – dans certaines circonstances – une cause X tend
à produire un effet Y dans la sphère des relations sociales humaines ». De là, il tire cette affirmation :
le pragmatisme justifie l’idée selon laquelle « l’explication des faits sociaux comme les structures des
réseaux sociaux, les structures de la ségrégation résidentielle, les croyances communes, les goûts cultu-
rels, les manières courantes d’agir, exige non pas de les rapporter à d’autres faits sociaux mais de décrire
en détail les mécanismes par lesquels ils sont produits ».

L’approche par les mécanismes sociaux a donné naissance à une école : la « sociologie analy-
tique » (voir Hedström et Bearman, 2009) qui entend produire une explication de l’action accordant
une certaine place aux acteurs dans la fixation de leurs conduites tout en maintenant que celles-ci sont
structurellement déterminées. La notion de « mécanisme social » admet en effet, dans la version qu’en
donne N. Gross, que les individus agissent pour résoudre les problèmes pratiques qu’ils rencontrent
dans le cours de leur vie quotidienne ; et que leur action résulte de l’entrelacs de « structures de réactions
» plus ou moins constituées en « habitudes » et d’improvisations créatives mises en œuvre lorsque ces
habitudes se montrent inappropriées. L’usage qui est fait ici de la notion d’habitude ignore le fait que,
dans la conception pragmatiste, celle-ci sert avant tout à décrire et pas à expliquer. Dans cette concep-
tion, ce qui est primordial est le mouvement permanent de reconfiguration et de stabilisation provisoire
de croyances opératoires pour l’interaction en cours. Ce qui est tout autre chose que ce que vise l’ap-
proche par les mécanismes sociaux, à savoir produire une explication causale de l’action en démontrant
comment elle est déterminée par des habitudes fixées mais susceptibles de s’adapter aux circons-
tances11. C’est parce qu’il adopte ce point de vue causaliste qu’A. Gronow apparente P. Bourdieu au
pragmatisme, en affirmant que sa notion d’habitus, dotée de la double propriété d’être structurée et
structurante, présente les caractéristiques que le pragmatisme confère à celle d’habitude. Il est sans
doute inutile de rappeler (ce qu’A. Gronow signale d’ailleurs) que P. Bourdieu a explicitement récusé
pareil rapprochement.

En vérité, la « théorie pragmatiste des mécanismes sociaux » est en totale contradiction avec
l’esprit du pragmatisme, ou en tout cas avec son plus important pilier: le faillibilisme, dont on retrouve
la marque dans la notion, cruciale chez J. Dewey et G. H. Mead, d’indétermination des situations. Car

10 La thèse de S. Turner est longuement explicitée dans A. Ogien (2010).


11 Sur les subtilités et les difficultés liées à l’usage de la notion d’habitude dans le pragmatisme, voir L. Quéré (2005).

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s’il est une thèse à laquelle tout pragmatiste adhère, c’est bien celle qui affirme que lorsque des individus
doivent résoudre les problèmes naissant de l’incomplétude essentielle de l’action, ils s’engagent dans
une « enquête » et mettent en œuvre des procédures expérimentales afin d’y apporter une solution
pratique. Cette thèse, qui met l’accent sur l’incertitude et la manière aléatoire dont elle est levée, semble
interdire la production d’une quelconque explication causale – fût-ce celle que permet la mise en évi-
dence d’un « mécanisme » de moyenne portée. La position d’A. Gronow ne tient aucun compte du fait
que, pour qui admet la thèse de l’indétermination, le phénomène à analyser pour rendre compte de
l’action en commun est l’enchaîne- ment séquentiel qui lui imprime une dynamique spécifique et lui
donne sa configuration. C’est ce sur quoi Michèle Leclerc-Olive (2012) insiste également dans l’intro-
duction qu’elle donne à la traduction française d’un ouvrage important de G. H. Mead : The Philosophy
of the Present. Elle y expose de façon argumentée la thèse de G. H. Mead selon laquelle le présent con-
tient en lui-même tout ce dont un analyste a besoin pour rendre compte des phénomènes observés,
dans la mesure où il actualise le passé tout en intégrant les anticipations que porte le futur.

En fin de compte, on peut dire qu’A. Gronow se saisit de la notion d’habitude, la vide des
propriétés que le pragmatisme lui a conférées, et la transforme en substrat d’une « culture » stabilisée
qui se loge dans le cerveau et oriente l’action des individus à leur insu. Dans cette construction, les
habitudes se présentent comme des forces contraignantes déterminant les conduites individuelles de
façon mécanique. Comme il l’écrit en conclusion : « L’argument central que j’ai présenté est que l’action
et le phénomène de l’habituation sont cruciaux dans l’explication de la reproduction sociale. L’habi-
tuation n’est pas l’unique facteur-clé de cette explication, mais il en est un – qui n’a pas été pris en
considération à sa juste mesure. Les habitudes sont incorporées, et de ce fait, il pourrait sembler qu’elles
soient un phénomène purement individuel. Cependant, du fait de la nature intersubjective de la socia-
lité humaine, nous tenons compte de façon quasi instinctive des attitudes habituelles d’autrui et ajus-
tons notre propre action sur elles. » (Gronow, 2011, p.131). Une position dont on peut dire qu’elle
manque complètement la nature dynamique de la conception de la dualité et de la plasticité de l’habi-
tude que soutient le pragmatisme12.

Une façon d’être fidèle à cette conception consiste à suivre la piste ouverte par les réflexions
de J. Dewey sur la notion de valeur, dont Alexandra Bidet, Louis Quéré et Gérôme Truc ont récem-
ment rappelé comment il l’envisageait en termes de valuation13. En introduisant cette notion, J. Dewey
entendait récuser l’idée selon laquelle un ordre de valeurs, fixé de toute éternité, existerait qui impose-
rait, en extériorité, les conduites immuables des individus qui les auraient intériorisées. Pour lui, une
valeur se dévoile à mesure que les individus découvrent ensemble « ce à quoi ils tiennent » lorsqu’ils
sont mutuellement pris dans une enquête, ou, plus généralement, dans une situation d’action. Autre-
ment dit, au lieu de tenir les valeurs pour un donné que la sociologie ou la philosophie doivent mettre

12 C’est la même erreur d’interprétation que commet A. Gronow lorsqu’il propose d’apparenter l’approche par les « capa-
bilités » proposée par A. Sen de ce qu’il conçoit comme la théorie du public de J. Dewey.
13 Voir A. Bidet, L. Quéré, G. Truc (2011). Voir aussi le compte rendu de ce livre par Jean-Michel Morin (2012).

8
au jour de façon empirique, il convient de les appréhender comme des principes d’action partagés qui
s’élaborent et se découvrent dans le cours de l’activité pratique dans lequel l’usage qui en est fait se
réalise. C’est ce que fait Émilie Hache dans un livre justement nommé Ce à quoi nous tenons.

L’action collective comme enquête

S’inscrivant dans la perspective ouverte par Bruno Latour et Isabelle Stengers et s’inspirant des
thèses de C. S. Peirce, J. Dewey et G. H. Mead, É. Hache entend développer ce qu’elle nomme une «
écologie pragmatiste », à partir d’une des thèses du pragmatisme : les membres d’une société mettent
en œuvre une « intelligence collective » pour parvenir à résoudre, dans une « enquête » conduite sur un
mode expérimental, les problèmes pratiques qui se posent à eux dans la vie ordinaire. L’interprétation
qu’elle en fait est marquée par sa conception du pragmatisme, qu’elle envisage comme « un art des
conséquences qui s’intéresse aux effets que ses propositions induisent pour en vérifier la véracité »
(Hache, 2011, p.12). Ce qui la conduit à adopter une vision constructiviste de l’enquête, qu’elle tient
pour une démarche au moyen de laquelle des individus fabriquent, en agissant de concert, un monde
en train de se faire. Or, pour J. Dewey, l’enquête est simplement « une méthode d’organisation de
l’expérience » qui s’inscrit dans un environnement donné et dont nul ne peut préjuger du résultat dans
la mesure où elle est un processus ouvert et pluraliste de découverte.

Parce qu’elle s’intéresse à des questions de nature politique, É. Hache reprend la thèse de J.
Dewey sur la « constitution du public », cherchant surtout à mettre en évidence sa dimension « morale
». Elle pose en effet que l’enquête implique nécessairement la responsabilité individuelle de ceux qui y
participent : « Pour Dewey, cela n’a pas plus de sens de détacher la réflexion politique de ses consé-
quences morales que, à l’inverse, de détacher nos préoccupations morales de leur inscription dans le
politique. De fait, la prise en compte de ces demandes morales, en nous obligeant à bien traiter en-
semble un maximum d’êtres, nous amène à repenser la composition politique de nos sociétés. C’est la
raison pour laquelle, si l’émergence de nouveaux publics est liée à la prise en compte de nos préoccu-
pations morales, il est si important de prendre au sérieux, à nouveaux frais, nos attachements moraux.
» (ibid., p.13). É. Hache, suivant en cela le type de pragmatisme que défend B. Latour14, élargit la notion
de « public » à des « êtres » qui ne sont pas que des humains (espèces animales ou éléments naturels).
Elle en appelle à poursuivre « l’effort d’être empirique jusqu’au bout, au sens d’accompagner nos pré-
occupations morales partout où elles se trouvent, même si cela nous engage à nous mêler de ce qui
n’est pas censé nous regarder ; enfin, l’attention à ne pas séparer nos actes et nos idées de leurs consé-
quences » (ibid., p.141-142).

14 Sur cette démarche particulière, dont la référence est W. James, voir A. Hennion (2013).

9
S’appuyant sur l’exemple de combats politiques contre le réchauffement climatique ou contre
les OGM ou pour la défense des malades atteints du sida, É. Hache affirme que ces mobilisations
cherchent à « prendre en compte les associations d’êtres qui composent notre collectif, en s’attachant
à faire attention à ne pas les séparer de manière tout terrain ». Elle présente ces combats comme autant
de manifestations d’une forme d’action politique qui intègre pleinement la nature, la biodiversité et les
générations futures, dans l’ordre des préoccupations qui les justifient. Pour fonder sa présentation, É.
Hache s’adosse à un argument pragmatiste tiré de G. H. Mead (2011, p.54) : « “Se mettre à la place
de”, au sens d’une obligation à prendre en compte l’expérience et non d’un moyen de s’en passer,
souligne que l’on peut partager le même monde [sans partager] un monde identique. »

É. Hache associe donc la sociologie symétrique de B. Latour à deux principes de la démarche


pragmatiste : le pluralisme et le holisme, lui permettant d’introduire une intéressante distinction entre
morale et moralisme. Pour elle, l’enquête menée par les individus qui se sentent concernés par un
problème public vise, au moyen de l’examen collectif des données scientifiques disponibles à son sujet
dans le cadre d’un débat ouvert, à produire une solution acceptable par tous, c’est-à-dire à découvrir
ensemble « ce à quoi ils tiennent » (ce qu’ils ne savent pas au début de l’enquête). É. Hache (2011,
p.172) en vient alors à affirmer que « la dimension morale en politique appelle une autre façon de faire
de la politique qui n’autonomise pas la lutte collective de l’émancipation individuelle et refuse de faire
attention aux uns au détriment des autres, autrement dit qui ne sépare pas les fins des moyens ». Bref,
alors que le moralisme renvoie à l’imposition en extériorité d’un lot de règles imposées par une insti-
tution qui a pleine légitimité à le faire, la morale émane directement de l’action collective orientée vers
la résolution d’un problème public. Dans l’écologie pragmatiste proposée par É. Hache, c’est en regard
de la responsabilité vis-à-vis du futur que les citoyens d’aujourd’hui doivent peser les décisions qu’ils
prennent pour résoudre les questions d’intérêt général qui se posent aux sociétés développées. Associer
aussi étroitement éthique et enquête est une manière singulière d’interpréter une dimension de la dé-
marche de J. Dewey, souvent mise en exergue : sa nature conséquentialiste. Or une telle interprétation
est problématique dès lors qu’on se souvient de l’importance du thème de l’indétermination dans le
pragmatisme. Car, de ce point de vue, la question se pose de savoir comment un individu pourrait
régler son action (ou ses décisions) sur les conséquences que celle-ci emportera, tout en admettant
pleinement que cette action (ou cette décision) se constitue dans le fil même d’une enquête dont le
terme est, par construction, inconnu et inattendu. É. Hache élude cette question et donne ainsi du
conséquentialisme une interprétation qui l’apparente à un déterminisme.

En vérité, J. Dewey est moins conséquentialiste qu’É. Hache (et bien d’autres avec elle) ne le
voudrait. L’usage qu’elle fait du pragmatisme en termes de responsabilité individuelle lui permet de
placer l’action politique sur le plan des choix et des engagements éthiques (ce qui est un peu la dé-
marche qu’on retrouve dans les théories du care, dont on peut dire qu’elles s’inscrivent dans la lignée

10
des analystes pragmatistes de Jane Addams) (Seigfried, 1996)15. Or, on peut défendre l’idée que, pour
J. Dewey, l’enquête pose moins la question de l’anticipation des conséquences que pourrait avoir un
acte que celle du type de normativité engagé dans un processus dynamique de « détermination d’une
situation indéterminée ».

La thèse de la pluralité des normativités

Dans un récent ouvrage, Roberto Frega (2013) montre comment le pragmatisme redéfinit de
fond en comble la théorie normative traditionnelle. Alors que celle-ci met l’accent sur la nature pres-
criptive de normes tenues pour fixes et implacables, le pragmatisme tient qu’il convient, au contraire,
d’envisager les normes en considérant la manière dont elles trouvent à s’appliquer dans le flux des
interactions qui se nouent dans l’action en commun. Cette démarche permet d’affirmer qu’il existe une
pluralité d’ordres normatifs auxquels les individus font référence dans chacun des secteurs de la vie
sociale et politique qu’ils ont coutume de fréquenter; et que les pratiques normatives (justification,
critique, révision, maintien, ajustement, etc.) mises en œuvre pour résoudre les problèmes qui se posent
de façon inattendue dans des situations en constante évolution modifient constamment le contenu des
normes qui y sont utilisées comme guides pour l’action.

Dans cette conception dynamique et pluraliste, les normes se présentent donc comme des cri-
tères dont les individus se servent pour conduire l’enquête et agir de façon ajustée à une « fin-en-vue »
; et la pertinence de ces critères est redécouverte « chaque fois à nouveau »16 dans l’usage qui en est fait
pour les besoins d’une enquête conduite dans un contexte d’action spécifique. Ces critères sont dotés
de deux propriétés : ils sont connus de ceux qui savent qu’ils doivent les utiliser pour que leur action
soit acceptable à autrui (ils n’opèrent pas comme une contrainte extérieure) ; et ils sont une réserve de
justifications pour expliquer ce qui se passe et ce qu’on fait.

La théorie pragmatiste de la normativité reste purement abstraite. Et, en parti- culier, elle ne
dit rien au sujet de la manière dont une « enquête » se mène. Autrement dit, elle ne rend compte ni de
ce qui constitue un problème public, ni de la façon dont les individus organisent le débat et parviennent
à s’entendre sur les conséquences à considérer pour résoudre ce problème, ni comment les critères de
jugement valides sont connus de la « communauté d’enquêteurs », ni comment leur validité est critiquée
dans la vérification pratique de leur correction. Cette absence de fondement empirique de la théorie
pragmatiste de la normativité est le principal reproche formulé dans le symposium, publié en 2011 dans
Qualitative Sociology, qui discute le rapport entre pragmatisme et ethnométhodologie. Dans un très long
article qui fait le point sur cette question, Mustafa Emirbayer et Douglas W. Maynard (2011) posent

15 Sur les éthiques du care, voir Patricia Paperman et Sandra Laugier (2011).
16 Pour reprendre une expression de H. Garfinkel.

11
que trois éléments du pragmatisme se retrouvent dans les propositions de l’ethnométhodologie: 1)
l’appel à un retour aux pratiques et à l’expérience concrète du monde social; 2) l’idée selon laquelle des
situations problématiques suscitent une activité collective visant à leur résolution et la production d’une
situation rendue intelligible; 3) la conception de l’usage du langage ordinaire en tant qu’ordre de pra-
tiques au moyen desquelles des solutions problématiques sont déterminées et la naturalité du monde
social mutuellement accomplie de façon incessante. Mais, pour ces deux auteurs, si les principes cardi-
naux du pragmatisme sont très proches de ceux qui fondent l’analyse séquentielle des activités pratiques
défendue par Harold Garfinkel et Harvey Sacks (2007), ils n’ont jamais fait l’objet d’une confirmation
empirique. Certes, M. Emirbayer et D. W. Maynard reconnaissent qu’une telle confirmation n’est pas
du ressort du travail de la philosophie. Ils posent donc que ce travail, c’est l’ethnométhodologie qui l’a
fait, sans pourtant jamais faire référence explicite au pragmatisme, comme le rappelle Anne W. Rawls
(2011) dans ce même symposium.

Pour Louis Quéré et Cédric Terzi, si la relation de complémentarité que M. Emirbayer et D.


W. Maynard établissent entre pragmatisme et ethnométhodologie est globalement correcte, ils déplo-
rent cependant que cette dernière se montre trop aveugle à des phénomènes que les travaux des prag-
matistes ont bien mis en évidence. En particulier, ceux dont l’analyse permettrait d’enrichir la concep-
tion de l’expérience de l’ethnométhodologie, qui reste, selon eux, trop étroitement limitée à la descrip-
tion détaillée de l’exercice du raisonnement pratique. L. Quéré et C. Terzi (2011) suggèrent donc que
la recherche en ethnométhodologie gagnerait à prendre en considération ce qui relève de la nature
esthétique et expérimentale de l’expérience, et du rôle que l’émotion joue dans la saisie des situations
et dans l’orientation de l’action. Ils plaident pour une perspective d’inspiration véritablement pragma-
tiste en sociologie qui étendrait le domaine de ses investigations, en passant d’une analyse en termes
d’interaction à une analyse en termes de « transaction17 » – c’est-à-dire en tenant compte du fait que
l’activité conjointe qui consiste à « déterminer une situation indéterminée » est toujours tramée par
l’environnement et par les affects engagés dans l’appréhension de ce qui se passe et dans les façons de
s’entendre avec autrui (Bidet, Boutet et Chave, 2013, p.172-191).

La démocratie comme méthode

Un des grands apports du pragmatisme au travail sociologique est, on l’a dit, l’introduction d’un
thème de recherche original dans l’analyse du politique : la constitution des problèmes publics. Ce
thème s’est imposé aujourd’hui en sociologie (autour de la notion d’espace public) (Berger, Céfaï et
Gayet-Viaud, 2011) et en sciences politiques (autour de la notion de participation) (Zask, 2011). En
quoi ces recherches reprennent-elles des éléments de la théorie de l’enquête ? Dans Le Public et ses

17 Pour reprendre la notion utilisée par J. Dewey (voir Quéré, 2002).

12
problèmes, J. Dewey (2010a, p.113-118) écrit que « le problème consistant à découvrir l’État n’est pas un
problème destiné à des enquêteurs s’occupant de théorie et qui ne feraient qu’inspecter les institutions
déjà existantes. C’est un problème pratique qui concerne les êtres humains vivant en association les
uns avec les autres [...]. Ce qui est requis pour diriger et pour mener une enquête sociale fructueuse,
c’est une méthode qui se développe sur la base des relations réciproques entre des faits observables et
leurs résultats. Tel est l’essentiel de la méthode que nous nous proposons de suivre ». Et il donne un
nom à cette méthode : démocratie, en entendant ce terme au sens d’une entreprise collective de pro-
duction de connaissance (l’enquête) à laquelle toute personne qu’un problème public intéresse contri-
bue, à égalité de compétence et en s’engageant dans une démarche expérimentale, à apporter une so-
lution rationnelle (Putnam, 1992).

Les propositions de J. Dewey au sujet de la « démocratie comme méthode » sont une réponse
à ce qu’il conçoit comme « le » problème des sociétés modernes : « l’éclipse du public » – c’est-à-dire
la dépolitisation des citoyens dans l’Amérique urbanisée et individualisée du début du XXe siècle18. La
seule façon d’y remédier consiste, selon J. Dewey (2010a, p.283), à inciter les citoyens ordinaires à
participer pleinement à l’activité politique en se constituant en Public afin de réunir « les conditions
auxquelles la Grande Société pourrait devenir une Grande Communauté, à savoir une société dans
laquelle les conséquences toujours plus grandes et confusément ramifiées des activités sociales seraient
connues au sens plein de ce mot, de sorte qu’un Public organisé et articulé en viendrait à naître ». En
même temps, J. Dewey admet que les problèmes qui se posent dans les sociétés industrialisées avancées
deviennent de plus en plus complexes. Il plaide donc pour une certaine division du travail : si « l’enquête
est un travail qui incombe aux experts », ceux-ci doivent livrer l’intégralité des données qu’ils accumu-
lent aux membres de la société dont J. Dewey reconnaît qu’ils possèdent « l’aptitude de juger la portée
de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes. Tant que le secret, le préjugé,
la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l’enquête et la publicité,
nous n’aurons aucun moyen de savoir combien l’intelligence existante des masses pourrait être apte au
jugement de politique sociale » (ibid., p.312). En un mot, J. Dewey prône l’amélioration des conditions
du débat public et affirme que cela « dépend essentiellement de la libération et du perfectionnement
des processus d’enquête et de la dissémination de leurs conclusions » (ibid., p.311).

La théorie de l’enquête de J. Dewey envisage un monde dans lequel l’expérimentation sert de


méthode de résolution des problèmes et de fixation (et de changement) des valeurs et des habitudes.
Mais, comme on l’a dit plus haut, cette théorie ne se prononce pas vraiment sur ce que les individus
peuvent et doivent faire concrètement pour pouvoir organiser et conduire une enquête. J. Dewey af-
firme tout au plus que les citoyens ordinaires maîtrisent l’usage des critères de jugement et des principes

18Le livre de J. Dewey est d’ailleurs une réponse aux arguments en faveur d’une politique abandonnée aux seules mains
des experts, défendue au milieu des années 1930 par Walter Lippman.

13
de rationalité qui leur permettent de le faire de façon satisfaisante19. Mais, comme M. Emirbayer et D.
W. Maynard l’ont signalé, c’est aux recherches en sociologie ou en ethnographie du politique de dé-
montrer empiriquement que tel est effectivement le cas, en étudiant comment les membres d’une so-
ciété mènent les enquêtes qui assurent et reconduisent la permanence de la collectivité dans laquelle ils
vivent. Et c’est exactement ce dont une partie des textes réunis dans un livre édité par D. Céfaï et C.
Terzi (2012) donne un excellent aperçu. Les analyses qu’on y trouve décrivent, sur un mode ethnogra-
phique, la manière dont un groupe d’individus en vient à s’engager dans une procédure de « constitu-
tion de problème public » et à la mener à son terme, avec toutes les hésitations et tous les empêche-
ments que cette activité conjointe et pluraliste oblige à surmonter. Ces travaux analysent comment s’y
nouent les relations entre experts et « public », comment une intelligence collective se constitue dans
l’investigation mutuelle, et comment la mobilisation de cette ressource permet de résoudre le problème
considéré. La démarche ethnographique que D. Céfaï et C. Terzi (ibid., p.20) entendent ainsi promou-
voir vise à retracer « l’histoire naturelle d’un problème public » afin de rendre compte « d’une transfor-
mation de l’expérience telle que cette dernière en vient à intégrer, par des synthèses passives, des indices
de problématicité ».

La question de la vérité

Dans une étude récemment publiée, Stéphane Baciocchi et Jean-Louis Fabiani (2012, p.19-40)
exhument des fragments inédits du cours que Durkheim consacrait en 1913-1914 au pragmatisme20.
Ils reviennent sur l’ambivalence de la position de Durkheim. Ils rappellent que s’il reconnaît l’impor-
tance, pour la sociologie, d’une démarche qui accorde la primauté à la pratique et remet en cause une
conception trop étroite du rationalisme, il récuse violemment ce qu’il nomme la « théorie utilitariste de
la vérité » du pragmatisme, qui repose sur la fameuse maxime de C. S. Peirce : « Considérez quels sont
les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La con-
ception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. »21. Cette définition purement empiriste
des phénomènes lui est inacceptable. Pour Durkheim, on ne peut prétendre, comme le fait C. S. Peirce,
construire la science à partir du doute ; et donner un caractère faillible à la vérité revient à renoncer à
produire la moindre explication des faits d’observation22. Il conclut donc que si la sociologie pose le
problème de « la vérité dans le même sens que le Pragmatisme, elle se trouve mieux à même de le
résoudre ». Et sa solution est connue : « Le Pragmatisme disait : c’est nous qui faisons le réel. Mais nous,

19 J. Dewey note cependant que les citoyens ordinaires doivent être instruits des règles de l’enquête et de la rationalité qu’elle
implique, car c’est à cette condition qu’ils peuvent se séparer de l’opinion et saisir les conséquences de leurs décisions. Voir,
à ce sujet, l’analyse de Joan Stavo-Debauge (2012).
20 Voir, sur ce livre, B. Karsenti (2004).
21 La maxime est énoncée en 1878, dans un texte intitulé : « Comment rendre nos idées claires » (Peirce, 1984). À ce sujet,

voir aussi Mathias Girel (2004).


22 Une manière de lier Durkheim et le pragmatisme est élaborée par Cyril Lemieux (2009).

14
c’est ici l’individu [...] En définitive, c’est la pensée qui crée le réel, et le rôle éminent des représentations
collectives, c’est de “faire” cette réalité supérieure qu’est la société elle-même. » (Durkheim, [1955]
1981, p.173-174). La recherche de S. Bacchiochi et J.-L. Fabiani permet de préciser les termes de cette
première confrontation entre pragmatisme et sociologie.

Cette querelle sur le rapport à la vérité est cependant largement révolue. Avec l’émergence des
théories de la relativité et le relâchement des rigueurs du déterminisme qui s’en est suivi, la question de
la vérité – en tant que critère absolu d’objectivité – est devenue un peu moins cruciale dans la démarche
scientifique (Kojève, 1990). La lente acceptation par les milieux de la recherche scientifique de la posi-
tivité du doute et de l’impossibilité d’écarter l’incertitude a donné crédit aux propositions du pragma-
tisme et favorisé la recevabilité des notions qu’elles ont introduites dans l’appréhension du monde :
incomplétude, vague, pluralisme, enquête, temporalité. C’est sur cette base nouvelle que la sociologie
a pu renouer le fil de ses échanges avec le pragmatisme.

Une sociologie pragmatiste ?

Pragmatisme et sociologie ont partie liée depuis leurs origines. Cela tient au fait que ce sont
deux démarches que des philosophes ont adoptées vers la fin du XIXe siècle pour tenir compte d’un
élément négligé par la tradition de leur discipline : la nature sociale des conduites humaines. Une preuve
de cette proximité est, évidemment, l’intérêt que Durkheim lui a immédiatement porté et la querelle
qu’il a engagée au sujet de la conception de la vérité. Le fait que des sociologues entendent aujourd’hui
renouer le dialogue avec les œuvres de W. James, J. Dewey et G. H. Mead n’est donc pas un pur effet
de mode23. Comme la discussion des récentes publications présentées dans cet article l’a montré, cette
redécouverte du pragmatisme croise un besoin de renouvellement des outils d’analyse en sciences hu-
maines et sociales.

Cette note critique a rendu compte de quelques manières différentes dont trois thèses du prag-
matisme ont trouvé place dans la recherche et dans le débat théorique en sociologie: celle de l’indéter-
mination radicale (comment tenir compte de l’incomplétude de l’action et de la constante labilité des
significations ?); celle du caractère totalement contextuel de l’expérience du monde (comment tenir
compte du fait que toute activité sociale est intégralement et irrémédiablement prise dans son environ-
nement ?); celle de l’émergence de la « facticité » des objets et des événements dans le processus interne

23 On note que l’intérêt pour l’œuvre C. S. Peirce s’est un peu dissipé. Cette désaffection se présente comme une sorte de
symptôme du fait que les sociologues portent moins attention aujourd’hui qu’hier aux questions de la signification et de
l’interprétation, pour lesquelles la théorie du signe de C. S. Peirce (la relation dynamique qui s’instaure entre index, icône et
symbole) a été une source importante d’inspiration.

15
et sensible de réalisation de l’action (quel type de description adopter pour saisir ce qui émerge et
comment dépasser les apories d’une perspective qui renonce à identifier a priori causes et effets ?).

Ce rapide survol de la production actuelle dans un secteur spécialisé de la recherche a permis


de comprendre la raison pour laquelle des sociologues se sont attachés soit à frotter leurs manières de
faire aux propositions de C. S. Peirce, W. James, J. Dewey ou G. H. Mead, soit à fournir un complément
sociologique au pragmatisme en suivant, plus ou moins fidèlement et plus ou moins complètement,
son esprit et sa méthode. On peut espérer qu’il suscitera l’intérêt des sociologues pour les enjeux de
théorie et de méthode que les principes du pragmatisme soulèvent pour l’exercice de leur métier. Et
s’il ne peut-être question de plaider pour une improbable « sociologie pragmatiste », ni de faire du
pragmatisme un modèle d’analyse pour la sociologie, il me semble que se mesurer aux intuitions portées
par l’attitude pragmatiste est un défi dont la sociologie n’a pas encore fini de tirer les avantages qu’elle
peut en attendre. C’est une partie de ces avantages que cette note critique a cherché à faire entrevoir.

Albert OGIEN

Centre d’étude des mouvements sociaux Institut Marcel Mauss


CNRS – EHESS
190-198, avenue de France 75013 Paris
ogien@ehess.fr

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