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Colloque - Société d'études

anglo-américaines des 17e et 18e


siècles

La sexualité au XVIIIe siècle : tolérances et intolérances.


Paul-Gabriel Boucé

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Boucé Paul-Gabriel. La sexualité au XVIIIe siècle : tolérances et intolérances.. In: Tolérance et intolérances dans le monde
anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles,
1979. pp. 113-130;

doi : https://doi.org/10.3406/xvii.1979.2161

https://www.persee.fr/doc/xvii_0294-1953_1979_act_9_1_2161

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LA SEXUALITE AU XVIIIème SIECLE :

TOLERANCES ET INTOLERANCES

Laurence Sterne avait peut-être raison de commencer son


Sentimental Journey (1768) par cette affirmation passablement cryptique, «They
order, said I, this matter better in France». Mais un spécialiste du dix-huitième
siècle anglais n'aura aucun mal à prouver que l'humoriste George Mikes avait
sans doute tort lorsqu'il écrivit dans le chapitre le plus court et le plus dense
de son célèbre How to Be an Alien (1946), au titre prometteur - «Sex» - :
«Continental people have sex-life ; the English have hot-water bottles».

La sexualité, passée ou présente, était considérée depuis des


générations comme un sujet sinon «tabou», du moins comme le domaine de quelques
spécialistes médicaux ou d'amateurs un peu ambigus de «curiosa». On assiste,
en revanche, depuis plus d'un quart de siècle - les deux volumes du rapport
Kinsey datent de 1948-53 - à une véritable prolifération des études dans ce
domaine, phénomène socio-culturel dont les préoccupations bassement
commerciales ne sont pas toujours absentes. Le «sexe», pour utiliser un instant ce
détestable anglicisme, se vend bien, et il n'est pas impossible, d'après la
brillante analyse de Michel Faucault dans le tome I, La Volonté de Savoir (1976)
de son Histoire de la Sexualité qu'un tel phénomène fasse partie de cette
prédication peut-être obliquement répressive qu'il nomme le «grand prêche
sexuel». (1).

Loin d'être répressif, le propos de cette communication est une


.114

tentative d'exploration - hélas rapide - d'un domaine encore trop peu connu
des anglicistes qui se cantonnent volontiers dans une littérature artificiellement
composée de grandes œuvres et tout aussi artificiellement coupée, la plupart
du temps, de son substrat socio-historique complexe, aux ramifications pro-
téennes. Le meilleur exemple de ce type de recherche aussi courageuse que
fructueuse pour la connaissance en profondeur des XVI le et XVI Ile siècles
en Grande-Bretagne reste pour l'instant, le très remarquable ouvrage de
Lawrence Stone, The Family, Sex and Marriage in England 1500-1800 (1977),
(2) auquel il convient d'ajouter les essais de sociologie historique contenus
dans Family Life and Illicit Love in Earlier Generations (1977) de Peter Laslett.
Dans son vaste panorama - où l'ampleur du survol nuit parfois à la précision
des détails - Stone conclut son étude sur le XVI Ile siècle par ces mots : «For
those who did not share the religious convictions of this respectable,
Godfearing middle-ranks (ce qui est déjà une restriction de taille !) the eighteenth
century was a period of extraordinary tolerance» (p. 648), jugement qu'il
éprouve le besoin immédiat de nuancer en ajoutant «Sexual permissiveness
carried a high price tag for both men and women in a pre-contraceptive, pre-
antibiotic, pre-divorce society» (ibib.).

Assez curieusement, surtout dans le cas de l'historien Stone, il


n'est pratiquement pas fait appel dans les ouvrages cités plus haut à toute
l'abondance para littérature médicale pourtant si riche en indications sur l'état
des mentalités sexuelles au XVI Ile siècle, et assez peu à la non moins vaste
sous-littérature erotique ou pornographique jusqu'ici encore trop jalousement
gardée dans les vastes resserres de la «Private Case» à la British Library. C'est
là se priver de tout un arrière-plan capital dont l'étude systématique dans les
années à venir devrait puissamment éclairer, d'une lumière parfois un peu
crue, il est vrai, les héros et les héroïnes romanesques de Fielding, Richardson,
Sterne, et Smollett. Ces créatures fictives n'existent pas «in vacuo». La Pamela
de Richardson, ou la Narcissa de Smollett dans Roderick Random (1748),
obéissent à un code latent, parfaitement connu de ceux qui s'efforcent de les
séduire, et qui reflète ou cristallise celui des lecteurs d'alors, à quelques nuances
d'expression près. Si Roderick, amoureux fou de la belle et bonne Narcissa
qu'il vient de rencontrer se roule dans le foin et dans le stupre avec une jeune
paysanne française près d 'Abbeville (chap. XLII), c'est qu'il est, comme tant
d'autres mâles plus ou moins polissons du XVI Ile siècle, adepte de ce «double
standard» tolérant que l'on trousse les bergères, mais exigeant de la future
épouse qu'elle soit «virgo intacta». Sous l'apparente banalité de cette
constatation se cache toute une constellation de réflexes socio-culturels ancrés dans la
mentalité d'alors. Si Roderick ou Tom Jones succombent aux appâts de belles
rencontrées au hasard de leurs aventures, cela implique qu'ils sont sains, «nor-
115

maux», et ne tombent pas, en revanche, dans ces angoissants pièges de la chair


que sont pour le XVI Ile siècle, la masturbation ou l'homosexualité. Mieux vaut
un trop plein de virilité gaillarde qu'un recours à l'auto-érotisme ou à la
pédérastie. Et quand, à la fin du roman, le même Roderick, attendant de pénétrer
dans la chambre nuptiale de sa chaste et vierge Narcissa, se conduit comme
une bête fauve affamée, il s'apprête -à savourer - et ce verbe gastronomique
s'impose - «a feast, a thousand times more delicious than my most sanguine
hope presaged !» (3). Cette fringale sexuelle, qui se retrouve dans bien d'autres
romans, grands ou mineurs, du XVI Ile siècle juste avant la nuit de noces, peut
paraître à nos yeux blasés vaguement ridicule, voire déplacée. En fait, Roderick,
tout comme ses congénères, fictifs ou réels, obéit lui aussi à un ensemble de
règles plus ou moins nettement codifiées et conscientes.

Cette étude rapide ne saurait en aucune façon présenter un


panorama complet des tolérances et intolérances sexuelles au XVI Ile siècle et laisse
volontairement dans l'ombre des problèmes aussi importants que les naissances
illégitimes, la prostitution et les maladies vénériennes, sujets passionnants et
complexes auxquels il faudrait consacrer de longues études séparées. L'analyse
progressera selon trois axes heuristiques : tout d'abord masturbation et
culpabilisation ; ensuite, homosexualité et autres jeux interdits ; enfin, les relations
sexuelles dans le mariage.

I - Masturbation et culpabilisation collective

S'il y a bien eu, comme l'avance Michel Foucault, au cours des trois
derniers siècles en Europe «une véritable explosion discursive» ou encore «une
fermentation discursive qui s'est accélérée depuis le XVI Ile siècle» (4), aucun
sujet n'a été exploité - et n'a exploité les angoisses physiques, morales et
métaphysiques de nos ancêtres - comme le discours médical - ou para/pseudo
médical - sur l'auto-érotisme masculin ou féminin. Il serait faux de croire -- à
l'instar de Stone et surtout de Foucault - que c'est au XIXe siècle victorien
que revient la palme de l'angoisse répressive sécrétée par un discours religieux
et médical particulièrement intolérant. Le XVI Ile siècle a été tout autant, sinon
plus, hanté par le spectre hideux de la masturbation et de ses séquelles physiques
et psychologiques effroyables. En ce domaine, il est indéniable que l'intolérance
sexuelle fut totale, triomphale et agressive, pour ne pas dire répressive.

La civilisation anglaise, imprégnée de culture biblique depuis des


siècles, ne pouvait échapper à la pesanteur des interdits judéo-chrétiens. L'œuvre
de chair, même dans le mariage, est entachée du péché originel, philosophie que
résume ce verset des Psaumes 51 :5 «Behold I was shapen in iniquity ; and in sin
116

did my mother conceive me». Le mariage pour Saint Paul n'est qu'un pis-aller,
ce qu'il exprime avec sa brutalité habituelle dans l'épiïre I aux Corinthiens,
(7:9) : «But if they cannot contain, let them marry : for it is better to marry
than to burn». Quant à l'incontinence masturbatoire, elle apparaît - avec quelque
ambiguïté, il est vrai, car il peut s'agir aussi du «coitus interruptus» - dans la
Genèse (38:9) comme le péché d'Onan, qui refusant d'avoir des enfants avec
Tamar, la veuve de son frère amé Er, «se souillait pour ne pas donner de
postérité à son frère». («He spilled it ( his seed) on the ground, lest that he should
give seed to his brother»).

C'est à Londres qu'apparut vers 1707-1708 (5) un pamphlet


anonyme qui allait connaître un succès véritablement extraordinaire pour l'époque:
Onania, or, The Heinous Sin of Self-Pollution, And All its Frightful
Consequences, in Both Sexes consider'd et qui fut rapidement connu sur le Continent par
des traductions françaises et allemandes. Ce pamphlet «in terrorem» en était
à sa 19ème édition en 1759, et Voltaire dans son article «Onan» fait même
allusion à 80 éditions environ vers 1770 «supposé que ce nombre prodigieux
ne soit pas un tour de libraire pour amorcer les lecteurs, ce qui n'est que trop
ordinaire». (6). Si l'on sait qu'il y avait environ 2000 exemplaires par édition,
et de plus qu'Onania fut pillé, repris, imité dans de nombreuses autres
publications du même genre - comme par exemple Eronania : On the Misusing of the
Marriage-Bed by Er and Onan, Londres, 1724 - il est bien évident comme
l'écrit Stone, que ce pamphlet avait «clearly struck some hidden area of anxiety
in early eighteenth-century Europe» (7). Le meilleur résumé que l'on puisse
donner d'Onania est celui du médecin suisse Samuel Auguste André Tissot
(1728-1797) qui un demi-siècle après cette publication anglaise, fit paraître
à Lausanne en latin (1758) puis en traduction française (1760) l'ouvrage sans
doute le plus important au XVI Ile siècle sur la masturbation : L'Onanisme ;
ou Dissertation Physique sur les Maladies produites par la Masturbation. Tissot,
esprit plus scientifique - du moins le croyait-il - que l'auteur anonyme d'Onania
affecte de mépriser l'ouvrage : «L'Onania Anglois est un vrai cahos (sic),
l'ouvrage le plus indigeste qui se soit écrit dès long tems. On ne peut lire que les
observations ; toutes les réflexions de l'auteur, que je n'avois point cru Médecin
(sic), ne sont que des trivialités théologiques et morales» (p. 25). Tissot pensait
en effet que l'auteur d'Onania était un certain Or. Bekkers de Londres, dont il
a été impossible de retrouver la trace. Il est plus probable que c'est l'œuvre
d'un asticieux charlatan médico-religieux. Mais, malgré ses réserves, le résumé
en six points de Tissot est très acceptable. D'après Onania la masturbation
provoque : 1) L'affaiblissement général des facultés intellectuelles, y compris
d'importantes pertes de mémoire, 2) L'affaiblissement des facultés physiques
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menant rapidement à l'hypocondrie ou à l'hystérie, 3) De vives douleurs à la


tête, à la poitrine, à l'estomac, 4) Des boutons, démangeaisons, suppurations
sur diverses parties du corps, 5) Des troubles physiologiques : impuissance,
ejaculation précoce, gonorrhée, priapisme, dysuries, stranguries, tumeurs
génitales, 6) Des dérangements intestinaux et de tout l'appareil digestif. Malgré
ses protestations - dès la préface, p. XI - Tissot est peut-être moins éloigné
qu'il ne veut bien le croire des délires médico-théologiques d'Onania. La
croyance fondamentale de ces deux ouvrages anti-masturbatoires repose sur la
théorie des humeurs, ou encore ce que Stone appelle non sans humour «a plumber's
view of the body, the maintenance of good health being determined by a nice
balance between the production and discharge of fluids in the pipes so as to
maintain an equilibrium» (p. 497), ou bien «boiler-maker's view of sex, as a
releasevalve for the letting off of psychological steam» (ibib.). Pour Tissot,
comme pour presque tous les médecins depuis l'Antiquité, la «liqueur
génitale» est une quintessence humorale des plus précieuses qu'il convient de ne
pas gaspiller. Il n'hésite pas à prendre à son compte l'opinion d'Avicenne selon
laquelle «la perte d'un (sic) once de cette humeur affoiblissoit plus, que celle
de quarante onces de sang» (p. 3). D'où la conclusion, parfaitement logique :
«Quels maux ne doit pas entraîner (sic) la profusion d'une humeur si précieuse»
(ibid.). Il serait trop long de tenter même de résumer les séquelles hallucinantes
qu'esquisse Tissot, bien dans la lignée d'intolérance terroriste d'Onania. A peu
près tous les maux, de l'apoplexie aux troubles auditifs en passant par la
gonorrhée, la goutte sereine et la folie sont dûment attribués à la masturbation. Et
il faut le remarquer, bien qu'il se défende de faire acte de moraliste, Tissot use
d'une constellation adjectivale des plus réprobatrices (honteux, infâme,
abominable, odieux, criminel, détestable, horrible, effrayant) pour qualifier les
pollutions masturbatoires. L'ouvrage de Tissot connut de multiples rééditions lui
aussi - il en figure près d'une trentaine au catalogue de la Bibliothèque
Nationale, la dernière édition datant de... 1905. Traduit très vite et dans presque
toutes les langues européennes, y compris le russe, il parait à Londres dès 1 766
en anglais. Il ne fait aucun doute que le livre de Tissot - qui en est à sa cinquième
édition anglaise en 1781 - a exercé une profonde influence sur les milieux
médicaux et cultivés de toute l'Europe. Ses descriptions effrayantes des séquelles de
la masturbation chez les adolescents et adolescentes se doublent de
recommandations pressantes adressées aux parents. Il faut choisir avec soin les personnes à
qui sont confiées les enfants car, écrit Tissot, «je ne pourrais produire qu'un trop
grand nombre de jeunes plantes perdues par le jardinier auquel on avoit confié
le soin de leur tournure» (p. 48). C'est là que naît, ou se confirme, le mythe
sexuel de la gouvernante ou du précepteur (souvent d'origine française !) qui
«initient» aux plaisirs solitaires les adolescents qui leur sont confiés. Pour la
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«curation», en plus d'un régime alimentaire équilibré, d'exercices physiques


au grand air, Tissot recommande les remèdes de son confrère anglais le Dr.
William Lewis (1714-1781), à savoir «le kina et les bains froids» (p. 171) ainsi
que le mars et les eaux martiales, c'est-à-dire toutes les préparations de fer en
ancienne pharmacie, la teinture de mars étant, par exemple, une solution
alcoolisée de tartrate ferrico-potassique.

Il serait parfaitement faux de croire (comme le fait à tort le Dr.


Edward Hare) qu'entre Onania (1707-8) et L'Onanisme (1760) de Tissot
«there appear to be very few medical references on the effects of
masturbations» (8). C'est le contraire qui est vrai. Il serait facile, mais fastidieux, d'énu-
mérer les nombreuses références possibles. Trois, de caractère fort différent
suffiront. Le Dr. John Armstrong (1709-79) dans son Oeconomy of Love
(Londres, 1736), poème de 615 vers plus dictatiques que libertins, n'hésite
pas à conseiller aux jeunes gens pleins d'une ardente virilité inassouvie de se
rendre dans «Those haunts of publick Lewdness ; oft tho'there Sore Ills
dismay» (vers 130), plutôt que de s'adonner à la masturbation (vers 104-7) (9) :
excellente, mais parfois cuisante, illustration du «double standard». Dans le
manuel de vulgarisation médicale The Ladies Dispensatory, or, Every Woman
her Own Physician (Londres, 1739), l'auteur anonyme commence par un long
chapitre monitoire intitulé «Of Contracted Weakness, before Marriage
especially ; with proper Advice concerning it» (pp. 3-18, éd. de 1740). Après
quelques précautions d'usage, afin de ne pas choquer la pudeur des lectrices, l'auteur
justifie sa dénonciation du vice secret des deux sexes en déclarant qu'il n'y a rien
«of more Importance to the Preservation of Human-kind in general, than the
endeavouring to present a Practice that strikes at the very Root of Fertility» (p. 3).
Suit l'habituelle description «horrificque» du syndrome masturbatoire et de ses
séquelles qui causent cette malédiction physiologique et morale : la stérilité.
Enfin, l'un des dictionnaires médicaux les plus importants du XVI Ile siècle -
deux forts volumes in-folio d'environ six millions de mots - le Medicinal
Dictionary (174345) du Dr. Robert James - grand ami de Johnson et de Fielding -
dans son article «Mastupratio, or Ma nustup ratio» définit la masturbation comme
«a Vice decent to name, but productive of the most deplorable and generally
incurable Discorders». Parmi ces maladies incurables provoquées par la
masturbation : la gonorrhée et l'amaurose, ou goutte sereine, ce que James explique
par l'affaiblissement dû à l'effusion excessive et répétée de la précieuse liqueur
séminale «much of the same Nature and Quality with that which is secreted in
the Brain and distributed through the Nerves» (s.v. «Amaurosis»). James, dans
son célèbre Medicinal Dictionary - presque simultanément paru en France
(174648) dans la traduction de Diderot, Eidous et Toussait - ne fait pas
vraiment œuvre originale. Les articles de son dictionnaire (auquel Johnson contribua
11?

la dédicace au Or. Mead et plusieurs vies de médecins antiques, ainsi que celle de
Boerhave) (10), ne sont la plupart du temps que le reflet fidèle des opinions
médicales contemporaines.

Enfin, une analyse, même rapide, de ce problème qui a visiblement


angoissé le XVIIIe siècle dans son intimité la plus secrète, serait par trop
incomplète s'il n'était pas fait mention de l'œuvre d'un médecin français fixé en
Hollande, M.D.T. De Bienville qui publia à Amsterdam en 1771 La Nymphomanie
ou Traité de la Fureur Utérine, traduit en anglais et publié à Londres dès 1775.
L'ouvrage de Bienville fait pendant à celui de Tissot - à qui il rend fréquemment
hommage - : une des causes majeures de «l'effrénée cupidité vénérienne» (p. 30)
de certaines patientes hystériques ou nymphomanes est la masturbation clito-
ridienne. Et Bienville de prescrire saignées, régimes «rafraîchissants», bains
froids, lavements, gouttes diaphoniques, injections vaginales, voire camisole
de force dans les cas extrêmes. Il y a là en germe toute l'effroyable panoplie
mécanique et mutilante dont la médecine du XIXe siècle fera si largement
usage (11). Il n'est pas jusqu'aux œuvres légères - pour ne pas dire érotico-
pornographiques - qui ne participent à la vertueuse condamnation de la
masturbation. Dans A Voyage to Lethe (Londres, 1741), l'auteur, sous le
pseudonyme de «Capt. Samuel Cock», se moque de l'idole «Mastupro» adorée par
quelques écoliers et vieillards, pendant que sur l'autel brûle «a certain weed,
called Impotence» (p. 37). Même indignation - feinte ou réelle - dans The
History of the Human Heart ; or the Adventures of a Young Gentleman (Londres,
1749 ?), gaillard récit d'une éducation sexuelle souvent scabreuse, où l'auteur
prudemment anonyme fait preuve d'une assez grande tolérance, sauf lorsque
l'adolescent s'adonne à des pratiques auto-érotiques, stigmatisées comme «the
Scandal of yielding to so mean and brutal a Satisfaction» (p. 54).

A mi-chemin entre auto-érotisme et homosexualité se situe


l'utilisation d'appareils mécaniques - «sexual aids» ou «sexual hardware» dit Stone
(12) - comme l'olisbos, ou plus vulgairement «godemiché», «dildo» en anglais.
L'existence de l'olisbos est attestée depuis les temps préhistoriques et la Bible
(Ezekiel 16:17) y fait allusion : «Thou hast also taken thy fair jewels of my
gold and of my silver, which I had given thee, and madest to thyself images of
men, and didst commit whoredom with them». Il n'est guère surprenant qu'un
siècle qui s'est passionné pour les automates de Vaucanson (1709-1782) («Le
Joueur de flûte» 1738, «Le Joueur de tambourin», «Le Canard» 1739) ait
réinventé et perfectionné un appareil qui de nos jours se vend dans les «sex-
shops» de Soho et de Tottenham Court Road comme «vibrator» - vibro-masseur-
sous la marque prometteuse de «Stallion» et avec la mention «multi-speed». Le
«Signor Dildoe» apparaît dans un poème de Rochester en 1678. Bien sûr, cet
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instrument de dépravation ne pouvait venir que de pays aussi corrompus


sexuellement que l'Italie ou la France. C'est là un réflexe constant des Anglais au
XVII le siècle, et qui n'a pas perdu toute sa force même dans la «permissive
society» actuelle. David Foxon dans son admirable English Verse 1701-1750
(1975) fait mention de trois poèmes qui traitent allègrement de ce sujet
scabreux : Dildoides : A Burlesque Poem (Londres, 1706) attribué sans grande
certitude à Samuel Butler ; The Bauble. A Tale (Londres, 1721) et Monsieur
Thing's Origin (Londres, 1722), dont il existe, pour ce dernier, un exemplaire
à la British Library. Après avoir vertueusement rejeté toute responsabilité
morale, selon un schéma courant dans les préfaces de tels ouvrages («The Evil
reaches only them that think so», p. 3), l'auteur anonyme suit les pérégrinations
londoniennes de «Monsieur Thing», dressant ainsi une carte erotique des
mauvais lieux de la capitale. Venu de France - bien sûr - l'olisbos passe d'une
«toyshop» de Covent-Garden à Fleet street, puis chez une dame de la Cité pour finir
chez d'autres femmes inassouvies. Le ton est badin, satirique certes, mais reste
relativement tolérant, sauf dans les quatre derniers vers où se perçoit cette autre
grande hantise du XVI le siècle : la dépopulation. Le raffinement technique de
«Monsieur Thing» ne semblait rien avoir à envier, ou presque aux appareils
modernes :

«The Engine does come up so near to Nature,


Can spout so pleasing, betwixt Wind and Water,
Warm Milk, or any other Liquid softer,
Slow as they please, or, if they please, much faster» (p. 1 2).

L'instrument apparaît aussi dans divers ouvrages erotiques comme le Voyage


to Lethe (1741), déjà cité, où Samuel Cock visite le temple dédié à la déesse
Dildona «chiefly worshipp'd by the Sterilians... The Temple was throng'd
with Women of all Ranks and Ages...» (p. 34). Plus curieusement, Henry
Fielding a traité du sujet dans son opuscule The Female Husband : or, the
Surprising History of Mrs. Mary, alias Mr. George Hamilton (Londres, 1746), qui
exploite un fait divers authentique de 1746. Mary Hamilton, se faisant passer
pour un homme, aurait «épousé» quatorze femmes d'après le Gentleman's
Magazine, XVI, Nov. 1746, p. 612. En réalité, il semble bien qu'elle n'ait
«épousé» que Mary Price, qui s'aperçut, assez tardivement il est vrai, de la
supercherie sexuelle, rendue possible grâce à «something of too vile, wicked
and scandalous a nature, which was found in the Doctor's trunk» (p. 49),
Mary Hamilton se faisant aussi passer pour un médecin (13). Quant à
l'existence de poupées féminines, grandeur nature, elle est attestée par un poème
publié à Londres, en 1748, dont j'ai traité ailleurs (14), «Adollizing». Là
encore le ton est celui de l'ironie un tantinet égrillarde, doublé d'une tolérance
121

amusée, sans doute parce que de telles pratiques, exigeant une solide fortune
pour la réalisation de l'objet erotique, ne pouvaient guère être répandues.

Avant d'abandonner ce sujet de la masturbation au XVI Ile siècle,


il reste à aborder une question fondamentale : pourquoi cette intolérance
aussi totale qu'angoissée ? Si l'on accepte la théorie de Stone selon laquelle
on assiste tout au long du XVI Ile siècle à la montée de l'individualisme
affectif - qu'il qualifie dès les premières pages de son ouvrage de «perhaps the most
important change in mentalité to have occured in the Early Modem period,
indeed possibly in the last thousand years of Western history» (p. 4) - et que
le type dominant de famille est alors «the Closed Domesticated Nuclear
Family» (p. 7), il est possible d'interpréter l'intolérance angoissée et culpabilisante
devant un phénomène sexuel banal comme le corollaire hygiénique, médical
et moral de l'attention plus grande et individualisée accordée aux enfants. Il
est également loisible de voir dans ce phénomène, comme le fait R.P. Neuman -
dans un article de 1975, avec celui du Dr. Hare (déjà cité) un «locus classicus»
du problème - une réaction sociologique de la bourgeoisie anglaise, à qui
médecins et/ou charlatans fournissaient une abondante para-littérature anti-mastur-
batoire susceptible de défendre la grande trinité de ses valeurs, travail, famille,
autorité paternelle : «The wave of concern which began in the eighteenth
century and crested in the nineteenth must be seen as an attempt to defend this
trinity against the internal tensions and external threats of the middle-class
family» (15). A ces deux théories, il convient peut-être d'en ajouter une
troisième, personnelle. On ne peut s'empêcher d'être frappé, à la lecture de tous
ces ouvrages médicaux ou para-médicaux, et même des «curiosa», par
l'assimilation du liquide spermatique à quelque chose de précieux qu'il ne faut en
aucune façon gaspiller dans des excès masturbatoires ou autres. La langue courante
n'emploie-t-elle pas le verbe to spend - au moins depuis Shakespeare (16) et
l'époque élisabéthaine - au sens d'éjaculer ? De même qu'il existe un lien bien
établi entre puritanisme et capitalisme, de même ne serait-il pas concevable
d'avancer que dans la société pré-capitaliste du XVI Ile siècle anglais jouent
déjà des réflexes d'économie physiologique ? Il ne faut pas «dépenser» son
précieux fluide vital - sorte de capital ontologique - afin de préserver et réserver
toutes ses forces pour le travail productif d'or et d'argent, ces métaux précieux
dont les connotations psychanalytiques sont bien connues.

*
* *

II est à la fois plus facile et plus difficile de traiter de


l'homosexualité au XVII le siècle. Plus facile, car le poids des injonctions bibliques répétées,
122

explicites et multiples contre la sodomie, ainsi que celui de la législation d'alors,


n'incitaient guère médecins ou auteurs erotiques (à l'exception de Cleland dans
Memoirs of a Woman of Pleasure) à traiter de ce sujet «tabou» entre tous. Il
est donc plus difficile, pour l'instant du moins, avant que les historiens et les
sociologues n'aient entrepris un dépouillement systématique des archives
judiciaires et ecclésiastiques ainsi que des Proceedings in the Old Bailey et autres
Select Trials, d'assembler un corpus véritablement significatif. Mais il est d'ores
et déjà évident que l'intolérance, en particulier celle des classes moyennes et
du peuple, fut totale, et en plein accord avec les théories d'un juriste répressif
comme Blackstone, totalement insensible aux prises de position nettement
plus souples et nuancées des philosophes comme Montesquieu, Voltaire ou
Beccaria.

Parmi les recherches récentes, favorisées par une atmosphère


nouvelle de compréhension, sinon de tolérance, à l'égard de l'homosexualité
surtout Outre-Atlantique, l'article de Randolph Trumbach «London's Sodomites :
Homosexual Behavior and Western Culture in the 18th Century» (17) a le
mérite de montrer qu'il existait à Londres au XVIIIe siècle une «sous-culture»
homosexuelle avec ses lieux de rencontre - souvent des tavernes spécialisées -
ses rites, coutumes, gestes et même son idiolecte. Cette sous-culture ressemble
à s'y méprendre à celle qui existe au XXe siècle, à cette seule différence près
que les homosexuels au XVIIIe siècle à Londres risquaient beaucoup moins
d'être condamnés pour délit de racolage que de nos jours où il existe une force
de police organisée. N'en déplaise à des auteurs comme Pope, Smollett ou
Charles Churchill qui ont surtout représenté et cloué au pilori de leur satire
féroce des homosexuels appartenant à l'aristocratie, il apparaît clairement
que l'homosexualité était un phénomène sociologique qui se jouait des limites
étroites de classes. Trumbach en s'appuyant sur les archives judiciaires n'a
aucun mal à prouver qu'en plus des aristocrates homosexuels bien connus et
tolérés comme Lord Hervey ou Lord George Germain «The men in the London
sub-culture were drawn from the middle and lower classes. Most of the major
London occupations were represented» (18).

Un bon résumé de la situation des homosexuels dans l'Angleterre


du milieu du siècle se trouve dans la cinquième édition du New Law Dictionary
(1745) de Giles Jacob, à l'article «Buggery or Sodomy», qu'il définit comme
«a carnal Copulation against Nature, and this either by the Confusion of a
Species ; that is to say, a Man or a Woman with a brute Beast ; or of Sexes, as
a Man with a Man, or Man u natural I y with a Woman». Jacob pense que ce sont
les Lombards qui ont introduit ces crimes en Grande-Bretagne et il rappelle
qu'autrefois on brûlait vifs, ou on enterrait vivants les homosexuels. Les termes
123

juridiques de la mise en accusation laissent transparaître sans aucune ambiguïté


l'intolérance morale et théologique absolue du législateur : «... that sodomitical
and detestable Sin called Buggery, (not to be named among Christians) to the
great Displeasure of God, and Disgrâce of all Manking». Intolérance et
répression brutale éclatent dans le commentaire personnel qu'ajoute Jacob : «For
many years past, the Crime of Buggery has been practised in this Kingdom,
without any exemplary Punishment of the Committers of it ; till Anno 12
Geo.1. (1726/7) a great Number of these Wretches were convicted of the most
abominable Practices, and three of them put to Death ; which seasonable Justice
seems to have given a Check to the before growing Evil». Faut-il ajouter, pour
faire bonne mesure, que les condamnés ne pouvaient être graciés : «This Crime
is excepted out of our Acts of General Pardon» (dernière phrase de l'article).

Il serait inutile ici d'accumuler les références glanées dans les œuvres
erotiques et pornographiques : même dans cette sous-littérature le rejet et
l'intolérance sont complets. Armstrong dans The Oeconomy of Love (1736)
condamne ce vice étranger et «the Paths of monstrous Joy» (vers 609). Samuel Cock
dans son Voyage to Lethe (1741) fustige «the Sodomanians, a very infamous
people, of a mean sallow Complexion, and with an odious Squeak in their
Voices...» (p. 36). Mieux - ou pire - les auteurs anonymes d'un recueil d'histoires
salaces ou erotiques, A New Atalantis (Londres, 2ème éd., 1758) assument sans
vergogne - on ose à peine dire «tongue in cheek» ! - une attitude moralisante
et vertueuse dans leur préface : «As men of morality, we have for a long time
been highly displeased at the illicit pursuit of pleasures a posteriori ; which are
not only unnatural, but also inconsequential. While from those a priori, the
only genuine source of pleasures, all laudable effects are derived, for the support
and ornament of society» (p. 11). Il s'agit donc pour eux défaire œuvre pie, ou
presque, en initiant la jeunesse «in the right path» (p. III). On connaît au XXe
siècle l'influence des pannes d'électricité géantes sur la natalité, il faudrait
peut-être songer à combattre la dénatalité par la distribution officielle de sous-
littérature erotique. Tolérance et intolérance forment ici un bien curieux couple
- au sens où la physique emploie ce terme - mais il est certain que dans bien des
productions de second rang ou dans des pamphlets aussi virulents
qu'apocalyptiques affleure toujours cette autre angoisse profonde du XVI Ile siècle - qui
permet d'expliquer, sinon d'excuser certaines intolérances - : la hantise de la
dépopulation. Les homosexuels et les lesbiennes dans ce contexte font figure
d'une sorte d'insidieuse «cinquième colonne», manœuvrée de l'étranger (la
France, bien sûr), et occupée à saper les œuvres vives de la nation anglaise.
Les pédérastes - les «mollies» - apparaissent donc, aux yeux de leurs
contemporains, non seulement comme de ridicules créatures efféminées et méprisables,
mais aussi comme de dangereux traîtres sexuels en puissance.
124

Avant même d'aborder les problèmes de la tolérance et de


l'intolérance dans les relations conjugales, il faut rappeler ici pour mémoire les
multiples injonctions et interdits bibliques - par exemple dans le Lévitique et le
Deutéronome - qui caractérisent la tradition judéo-chrétienne en matière de
sexualité. Elles constituent un terrain de choix sur lequel l'intolérance, même
pour ce qui est des relations sexuelles légitimes, s'est développée et a crû comme
l'ivraie (19).

Lorsqu'il tente d'étudier un problème aussi délicat que tolérances et


intolérances dans les rapports conjugaux, les livres de médecine, et surtout
les ouvrages populaires de vulgarisation médicale (pseudo ou para-médicale,
parfois) offrent au chercheur une mine d'une fubuleuse richesse, jusqu'ici
relativement peu exploitée. Parmi ces ouvrages, deux revêtent une importance
particulière par leur longévité et leur extraordinaire diffusion populaire. Il
s'agit d'Aristotle's Masterpiece dont la première édition anglaise remonte à
1684, et qui en était à sa vingt-troisième édition en 1749, à sa trente-et-unième
en 1776. Cette publication anonyme ne devait rien à Aristote, pas plus que
celles du même type intitulées Aristotle's Problems (25e. éd., 1710),
Aristotle's Compleat and Experienc'd Midwife (10e. éd. vers 1750), et enfin
Aristotle's Last Legacy, dont la première édition d'après le catalogue de la British
Library daterait probablement de 1690. L'ancêtre de tous ces manuels
d'éducation sexuelle populaire vit le jour à Venise en 1503... L'historien de la médecine
Sir d'Arcy Power manque et de charité et de tolérance perspicace lorsqu'il traite
ce vénérable Aristotle's Masterpiece - toujours réimprimé dans les années 30 - de
«hoary old debauchee», et se lamente de voir qu'on peut toujours se le procurer
dans une de ces boutiques «which are devoted to contraceptives» : «There must
consequently be a large class of persons in England possessed of prurient minds
and so uneducated that the pseudo-science of the Middle Ages still appeals to
them» (20). L'autre ouvrage est celui d'un médecin de La Rochelle, Nicolas
Venette (1632-1698), De la Génération de l'homme, ou tableau de l'amour
conjugal (Amsterdam, 1687), qui lui aussi connut de multiples rééditions et
traductions - dont celle en anglais parut à Londres dès 1703 - jusqu'au XXe
siècle inclus, et s'attira les foudres des bien-pensants comme Charles Nisard :
«Un détestable livre dont les villes et les campagnes ont été inondées, et qui
cherchera toujours, cela n'est pas douteux, à s'y glisser sous le manteau» (21).
Nisard, comme Sir d'Arcy Power, méconnaissant totalement cette soif de savoir
inassouvie pendant des siècles en matière de sexualité. Ils refusent de voir que,
malgré les erreurs scientifiques évidentes de ces deux ouvrages, leur projet
fondamental était louable : grâce à une meilleure information anatomo-physio-
logique - qui ne serait pas le seul apanage jalousement gardé de la caste
médicale - donner au peuple les premiers rudiments, encore bien malhabiles, incom-
125

plets, voire erronés, d'une éducation sexuelle susceptible de corriger légendes,


mythes, superstitions, intolérances qui nimbaient la sexualité, même conjugale,
d'une aura néfaste.

Avant le mariage se posait le problème socio-médical de la


virginité : l'hymen, fragile membrane, était en quelque sorte la garantie anatomique
de la chasteté pré-maritale. Or, tout au long des XVI le etXVIIIe siècles, les
médecins se demandent si l'hymen existe bien chez toutes les jeunes filles, même
celles qui sont restées sages. Il n'y a alors sur cette question, aucun consensus
scientifique, ce qui était d'autant plus grave que la virginité féminine jouait
aussi le rôle de garantie socio-économique : la «virgo intacta» assurait l'époux
de pouvoir léguer ses biens à un fils - si le premier né était un garçon - qui
serait indubitablement le sien et assurerait la survie de sa lignée. D'où la valeur
marchande de l'hymen dans les négociations matrimoniales, et d'une part,
l'émoi intolérant des familles si leur fille avait «fauté», d'autre part, une
miniindustrie (para-médicale) de la réfection des virginités froissées. Le Dr. James
dans son Medicinal Dictionary à l'article «Hymen» tente de calmer ces familles
«render'd unhappy by a Disappointment, as to some unreasonable and ill-
grounded Expectations», prêchant ainsi une leçon de bon sens et de tolérance.
Mais/ s'il fallait réparer les irréparables outrages, les recettes astringentes et
styptiques ne manquaient pas, comme le prouvent les indications complaisam-
ment données, exemple pris entre beaucoup d'autres possibles, par le Dr.
Armstrong dans The Oeconomy of Love (1 736) (vers 221 -33).

Les problèmes de la stérilité féminine et de l'impuissance masculine


hantent les ouvrages médicaux, ou para-médicaux. Multiples sont les
prescriptions, recettes, compositions à base de sucreries, épices, racines herbes et organes
sexuels d'animaux réputés lascifs comme moineaux, lièvres, coqs, cerfs, taureaux.
Les médecins d'alors croyaient à l'efficacité d'une osmose mimétique, en vertu
du vieux principe «similia similibus curantur». Tout mariage doit être fécond,
sinon la stérilité, surtout, mais pas toujours, attribuée à la femme, est ressentie
comme une véritable et terrible malédiction. Dans A Rational Account of the
Natural Weaknesses of Women (Londres, 2e. éd., 1716), l'auteur «A Physician»
résume bien l'opinion socio-médicale du temps, qui se retrouve aussi dans
les ouvrages attribués à Aristote cités plus haut et dans le Tableau de Venette :
«As being the Mother of Children is the highest Honour, and most exalted
State of Satisfaction, that the Fair Sex can attain to in a married Life ; so, on
the contrary Barrenness, of all other Misfortunes is by much the greatest,
producing the most severe Affliction that can attend a Family, and causing the
deepest secret Grief in a Woman that is possible to be imagined...» (p. 55).
126

Quant aux rapports sexuels eux-mêmes, Venette (22) tout comme


le Dr. James (23), les soumettent à un code chronologique. Certaines saisons,
certaines heures sont plus favorables à la procréation que d'autres. Le printemps
leur apparaît - après un subtil raisonnement humoral - comme le mieux adapté
à la procréation, mais pour James (article «Ver») «the Summer is more
dangerous ; but the most dangerous of all the four, by many Degrees, is the Autumn» :
intolérance chronologique donc, sous couvert d'un raisonnement médical.
Venet e fait preuve d'une aimable tolérance qui tient compte des tempéraments
individuels et recommande l'aurore ainsi que «deux tems considérables pour
obéir à l'amour, l'un... quatre ou cinq heures après diher, l'autre à quatre ou
cinq heures après souper» (24). Mais James se montre bien moins tolérant,
beaucoup plus restrictif et prescriptif dans son article «Venus» : ne pas faire
l'amour après repas trop riches, veilles prolongées, études trop sévères, etc.

Après tant d'intolérances sexuelles, il est agréable de pouvoir


aborder deux thèmes de tolérance assez marquée, à résonance moderne : la nécessité
des préliminaires amoureux et la reconnaissance du plaisir féminin, encore qu'il
faille, comme on va le voir, nuancer ces deux notions. Cependant, ce n'est pas
une des moindres surprises du lecteur moderne que de découvrir, plus de deux
siècles avant les recommandations des sexologues patentés, l'opinion des
médecins du dix-huitième siècle. Le chirurgien John Marten dans son Gonosologium
Novum (1709) - qui lui valut un procès pour obscénité, signe de l'intolérance
officielle du temps - recommande avant la coition «all kind of Dalliance, wanton
behaviour and Allurements to Venery (de la part du mari) by Cherishing,
Embracing and Tickling her (son épouse), and that not abruptly to break into the
Field of Nature, but rather to creep in by little and little, intermixing more
wanton Kisses, with wanton Words and Speeches, handling her secret Parts, and
Breasts, that she may take Fire and be inflam'd to Venery ; for so at length the
Womb will wax fervent with a Desire of Copulation, which then is the more
likely opportunity for Conception» (p. 49). Le passage - en grande partie,
comme le reconnaît Marten, emprunté à Ambroise Paré - laisse apercevoir la
préoccupation constante de ces auteurs qui tolèrent le plaisir féminin parce qu'il
favorise la conception, de même que pour beaucoup l'orgasme est signe de
conception. Mêmes recommandations de sage lenteur dans The Joys of Hymen
(Londres, 1768), adaptation très libre de la Callipédie (1655) du poète
néolatin Claude Quillet, sinon l'époux dans sa hâte nuptiale ne saura gratifier sa
jeune épouse que d'une «unconcocted, tepid, drizzling show'r» (p. 36).

Si Venette dans son Tableau consacre plusieurs dizaines de pages à


décider qui de l'homme ou de la femme ressent le plus de plaisir au cours du
coït, il ne tranche pas vraiment et se cantonne dans un vague aussi prudent que
127

tolérant. Il semble redouter à l'occasion - et c'est là aussi un germe profond


d'intolérance phallocratique à l'égard de la femme tout au long du XVI Ile -
sinon le «vagina dentata» cher aux psychanalystes, du moins le monstre
dévorant qu'est le sexe d'une femme : «La matrice d'une femme est du nombre des
choses insatiables dont parle l'Ecriture ; et je ne sçais s'il y a quelque chose au
monde à quoi on puisse compter son avidité : car ni l'Enfer, ni le feu, ni la
terre ne sont pas si dévorans que sont les parties naturelles d'une femme
lascive» (25). En conséquence, tous ces auteurs prêchent la modération sexuelle,
recommandent un régime alimentaire équilibré, l'exercice physique au grand air,
bref, se préoccupent déjà d'une certaine hygiène de vie. Les excitants
aphrodisiaques sont bannis, en particulier la cantharide, jugée à juste titre comme
inefficace et nocive, sauf par l'ambigu Venette qui fait entrer, en s'en excusant
prudemment, ce produit dans la préparation de remèdes destinés à lutter contre
l'impuissance.

Reste à examiner, pour achever cette esquisse des tolérances et des


intolérances sexuelles, trois problèmes particuliers : celui des positions
déconseillées, sinon interdites ; les rapports sexuels pendant les règles et pendant la
grossesse. C'est Venette qui, une fois de plus, se montre le plus tolérant, bien
que, comme ses confrères, il condamne la position où la femme chevauche
l'homme allongé, moins pour des raisons pudibondes, que parce qu'il craint
que le sperme ne puisse dans cette posture parvenir à imprégner la femme.
Mais en fin d'analyse, la tolérance triomphe, et Venette déclare : «II est donc
permis de caresser sa femme de quelque manière que ce soit, pourvu que la
volupté ne soit pas excessive, que notre santé n'y soit pas intéressée et que
l'on ne commette point de faute contre la propagation des hommes» (26).
Quant aux rapports éventuels pendant les règles - violation d'un des interdits
bibliques les plus stricts - Venette fait preuve d'une certaine tolérance. Il admet
que l'homme a tort de commettre pareille indécence, mais il avoue qu'aucun
des deux partenaires ne risque d'en souffrir... sauf si un enfant est alors conçu
qui pourrait connaître une mort prématurée ou souffrir de langueur toute sa
vie. Guidé par la théorie humorale, il pense même que la femme est
particulièrement amouseuse à cette période de son cycle. Même attitude délibérément
tolérante dans The Ladies Physical Directory (Londres, 8e éd., 1742) où l'auteur
tente de démythifier ce vieil interdit, «because, excepting the odious Indecency,
no ill Consequences can ensue, either to themselves or to their Posterity, not
withstanding the vulgar Errors advanced to the contrary in some old Authors»
(p. 70). Cette opinion était loin de faire l'unanimité, comme le montrent les
conseils de stricte abstinence et pendant les règles et pendant la grossesse
prodigués dans le poème The Joys of Hymen (Londres, 1768) (27) : dans la
physiologie d'alors le flux cataménial est considéré comme un poison violent,
128

susceptible de débiliter le sang d'un éventuel fœtus. Aristotle's Masterpiece


déconseille les rapports pendant les quatre premiers mois de la grossesse, les
interdit formellement aux cinquième et sixième, mais les tolère sans difficulté
aux septième, huitième et neuvième mois «by Reason it opens the Passage, and
facilitates the Birth» (28), ce qui relève d'une conception très mécaniste de la
parturition. En revanche, Venette se montre plutôt partisan de l'abstinence
pendant la grossesse, par peur de provoquer l'avortement, sauf au
commencement où il estime, toujours pour des raisons humorales, que la femme enceinte
de fraîche date est plus amoureuse qu'à l'ordinaire, car si l'on a des rapports avec
elle alors «c'est de l'eau que l'on jette sur le feu d'une forge, qui, plus il est
arrosé, plus il est ardent» (29).

Que conclure ? Tout d'abord, et avant que l'exploration


systématique de la sexualité par les historiens, les sociologues, les spécialistes d'histoire
de la médecine, les juristes, ne soit achevée, il se passera sans doute un bon quart
de siècle vu la complexité de ce domaine interdisciplinaire où les littéraires
feront peut-être entendre leur voix s'ils veulent bien ne pas se cramponner à
l'étude relativement douillette des «grands» auteurs de la littérature officielle. Avoir
lu attentivement une édition du dix-huitième siècle d 'Aristotle's Masterpiece ou
du Tableau de Venette est beaucoup plus important pour comprendre en
profondeur Pamela, Joseph Andrews, Roderick Random OU Tristram Shandy, que
les élucubrations nébuleuses et volontiers délirantes du dernier critique d'Outre-
Altantique ou autres lieux universitaires où souffre l'esprit. Il ne s'agit pas
d'expliquer tout le génie littéraire de Fielding, Richardson, Sterne et Smollett
par ce seul arrière-plan socio-culturel, mais il est bien évident qu'un littéraire,
sous peine d'être cette chimère «in vacuo bombinans» dont parle Rabelais,
ne saurait dédaigner des travaux en apparence aussi éloignés de son domaine
que les recherches - pour ne citer que les plus célèbres - de Stone ou de Laslett.
Avoir le courage de se colleter avec cette entité protéenne qu'est le substrat
socio-culturel sur lequel s'est développée une littérature spécifique, c'est aussi
faire acte de foi littéraire, car au retour de ces explorations souvent ingrates,
parfois fructueuses, s'offre la récompense - sans parler de la joie ! • d'une
lecture enrichie des grands textes mêmes. Et puis aussi - et peut être surtout -
est-ce là l'occasion d'une leçon d'humilité intellectuelle et d'une méditation
personnelle sur ces vers de T.S. Eliot dans «Sweeney Agonistes» :

«Birth, copulation and death,


That's all the facts when you come to brass tacks,
Birth, copulation and death».
Paul-Gabriel BOUCE
Sorbonne Nouvelle
129

1) Michel Foucault, La Volonté de savoir (Paris : Gallimard, 1976), p. 15.


2) Voir la critique de Keith Thomas, «The Changing Family» dans TLS, October 21,
1977, pp. 1226-27, et ma recension dans Etudes Anglaises, XXXI, no 3-4, 1978,
pp. 370-72.

3) Tobias Smollett, Roderick Random (1748, éd. P. G. Boucé, O.U.P., 1979), p. 430.
4) Michel Foucault, op. cit., no 1 , citations p. 25 et p. 26.
5) Voir à ce sujet Robert H. MacDonald «The Frightful Consequences of Onanism :
Notes on the History of a Delusion», Journal of the History of Ideas, XXVIII,
July-Sept., 1967, no 3, pp. 423-31 .
6) Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), éd. Anguis, Clogenson et al. (Paris,
1826), tome 58, p. 195. En fait cet article «Onan» ne parut qu'en 1774 dans
l'édition in 4o des Questions sur l'Encyclopédie, mais Voltaire dés 1 770 y faisait un
renvoi dans l'article du Dictionnaire Philosophique «Amour Socratique».
7) Lawrence Stone, The Family, Sex and Marriage in England 1500-1800 (London :
Weidenfeld and Nicolson, 1977), p. 514.

8) Edward Hare, «Masturbatory Insanity», The Journal of Mental Science, CVIII,


Jan., 1962, no 452, p. 3.
9) Voir à ce sujet mon article «Quelques aspects de la sexualité au XVI Ile siècle»
dans Michèle Plaisant, éd., L'Excentricité en Grande-Bretagne au 18e siècle (Presses
Universitaires de Lille, 1976), pp. 139-58.
10) A ce sujet voir Bos well's Life of Johnson, éd. G.B. Hill, rev. L.F. Powell (Oxford :
Clarendon Press, 1934), vol. I, p. XIII, et Lord Brain, Doctors Past and Present
(London, 1964), «Dr. Johnson or Dr. James ?», pp. 83-91 .
11) Voir à ce propos l'article de Hare cité supra à la no 8, et en particulier les
indications bibliographiques pp. 24-25.
12) Stone, op. cit., supra no 7' pp. 536-37.
13) Voir l'article de Sheridan Baker, «Henry Fielding's The Female Husband : Fact and
Fiction», PMLA, LXXIV, no 3, June 1959, pp. 213-24. Sur l'olisbos, voir John
Atkins, Sex in Literature (London, 1970 éd.), vol. I, «Dildo», pp. 389-400.
14) Voir note 9.
15) R.P. Neuman, «Masturbation, Madness, and the Modern Concepts of Childhood
and Adolescence», The Journal of Social History, VIII, Spring 1975, p. 6.

16) Voir Eric Partridge, Shakespeare's Bawdy (London : Routledge et K. Paul, 1969),
p. 187, s.v. «spend».
1 7) Voir The Journal of Social History, Fall 1 977, pp. 1 -33.
18) Op. cit., supra, p. 19.
130

19) Voir à ce sujet le livre - violemment anti-religieux, mais parfois éclairant - de G.L.
Simons, Sex and Superstition (London, 1973), chap. IV, «Judeo-Christian
Superstition», pp. 89-129.
20) Sir d'Arcy Power, The Foundations of Medical History (Baltimore, 1931),
Lecture IV «Aristotle's Masterpiece», pp. 147-178. Citations p. 147. Sur le même sujet,
voir O. T. Beall, «Aristotle's Masterpiece in America : A Landmark in the
Folklore of Medicine», The Williams and Mary Quarterly, XX, no 2, April 1963,
pp. 207-22 ; Janet Blackman, «Popular Theories of Generation : The Evolution of
Aristotle's Works, The Study of an Anachronism», in Health Care and Popular
Medicine in Nineteenth Century England, eds. J. Woodward et D. Richards
(London, 1977), pp. 56-88.

21) Charles Nisard, Histoire des Livres populaires ou de la littérature de colportage


depuis le XVe siècle (Paris, 1854), tome I, p. 271.
22) Nicolas Venette, La Génération de l'homme, ou tableau de l'amour conjugal
considéré dans l'état de mariage (s.l., 1 764), vol. I, p. 21 7.

23) Dr. Robert James, A Medicinal Dictionary (London, 1743-45), articles «Venus» et
«Ver».

24) Venette, éd. cit. supra no 22, vol. I, p. 228.


25) Ibid., p. 207.

26) Ibid., p. 307.

27) Voir pp. 51-52,66.


28) Aristotle's Compleat Masterpiece (London, 32nd éd., 1 788), p. 59.

29) Venette, éd. cit. supra n. 22, vol. I, p. 154.

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