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QUESTIONS PRATIQUES

LÉGISLATION OUVRIÈRE
DE

ET
D'ÉCONOMIE SOCIALE
REVUE MENSUELLE
Fondée par MM. I». PIC et J. OODART

DiniQÉE TAR
Paul PIC
Professeur de Législation industrielle à la Faculté do Droit de Lyon
et à l'Ecole supérieure de Commerce
Charles BKOV1LHET «mile BErVMEH
Député du Rhône
Professeur d'Economie politique à la Facullé Docteur en droit, Avocate la Cour d'appel
de Droit de Lyon Secrétaire de la Rédaction

Alphonse AMIEUX
Avocat à la Cour d'appel, Chargé de Conférences à la Faculté de Droit
Secrétaire adjoint de la Rédaction

^.^TJSTÉE ±9±0
TOME XI

LA REVUE PARAIT LE 20 DE CHAQUE MOIS


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PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE DE DROIT ET DE JURISPRUDENCE
ARTHUR ROUSSEAU, ÉDITEUR
14, RUE SOUFFLOT ET RUE TOULLIER, 13.
NOTES SUR LE DROIT CONSIDÉRÉ
COMME SCIENCE

Je lis dans le numéro de juillet des Questions Pratiques (p.192) sous


la signature de leur directeur : « Est-il vraiment équitable de considérer
la science du droit comme inexistante?» Cette phrase me concerne;
je le sais parce que M. Pic le dit ; je n'ai pas d'autre raison de le savoir.
Si je ne considérais pas le droit comme pouvant être l'objet d'une
science, je ne ferais pas de droit.
Plusieurs fois j'ai dit qu'il existe une science du droit ; déjà, en 1896,
dans ma thèse, p. 24 « Il y a une science du droit » ; de nouveau, en
1903, dans l'Affirmation du droit collectif. « La méthode scientifique
consiste à mettre les institutions à la base des principes ». Je
l'ai dit peu, en passant ; l'important n'est sans doute pas d'exposer des
méthodes, mais de les appliquer ; après on les connaît ; et puis on peut
dire qu'on fait de la science et ne pas faire de la science ; on peut ne
pas dire qu'on fait de la science et faire de la science. Je lis très souvent
que des personnes écrivent au nom du bon sens, de l'équité, de la jus-
tice ; les certificats que ces personnes se délivrent ont leur prix; il
faut dire : « C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau » ; l'écho
merveilleux répond : « C'est vous qui ôtes Guillot » ; j'envie ces dons ;
ils sont nécessaires pour juger ; tout de môme je veux autre chose : le
bon sens, l'équité, la justice dictent des solutions d'espèce ; je voudrais
des lois, des rapports constants.
Il y a un moyen ; je dépouille, je pille répertoires, traités, manuels;
les « attendus » m'intéressent ; j'y vois l'effort touchant, grave, ingénieux
pour lier les pratiques aux textes, aux traditions, et je sais gré au ma-
gistrat de croire qu'il obéit à des règles, qu'il leur obéit encore quand
un profane pourrait penser qu'il les viole : la discipline scolastique pré-
pared'autres disciplines. Mais j'aime mieux les solutions que les atten-
dus, j'aime mieux les pratiques que les mots ; surtout quand elles sont
bien classées, cataloguées ; voilà des matériaux pour la science, voilà
déjà de la science une bonne nomenclature, un bon répertoire, un
:
bon catalogue, comme dans les sciences naturelles, comme aussi dans
les bibliothèques.
298 NOTES SUR LE DROIT CONSIDÉRÉ COMME SCIENCE

Souhaitons de ne pas aboutir, de ne pas arriver à la connaissance


de définitions, de règles; gardons le mystère qui est mystère pour
nous comme il est mystère pour les autres ; les définitions, les lois sont
si simples que tout de suite elles sont anonymes : tout le monde peut
dire que la propriété est le droit à une possession ; tout le monde dira
parce que tout le monde sait qu'on ne peut pas porter atteinte au droit
d'autrui, mais qu'on peut modifier les valeurs ; pourtant ce sont là des
définitions, des lois et qui font rentrer dans la règle des rapports que la
règle semblait exclure. Ces lois ne sont pas nombreuses ; je demande
à mon savant collègue de me dire celles qu'il connaît.
Mon savant, ami me reproche de détruire. Eh quoi ? Je détruis si je
regarde? Diable. ! Mes constatations sont-elles vraies ou sont-elles faus-
ses? Il n'y a pas d'autre question. Je ne veux pas confondre science
et action et encore moins politique qui est le décor de l'action. Mais si
je dis qu'il n'y a pas dans les lois civiles de sanctions contre un syndicat,
si ce syndicat le veut — l'exemple actuel des syndicats d'Angleterre le
confirme avec ironie — j'invite seulement les patrons et l'Etat à ne pas
se buter contre l'impossible, et, pour employer le mot de Michelet, à
« dater finement » , Cela est peut-être révolutionnaire ; c'est sûrement
opportuniste ; et je ne nie pas davantage l'Etat si je dis que son prestige,
son autorité doivent s'exercer ici comme ailleurs selon les possibilités.
Mais n'allons pas opposer au syndicat un non possumus tiré de notre
définition du contrat; nous resterons en plan, avec notre définition; il
y aura d'un côté le droit qui ne sera pas la pratique, de l'autre la pra-
tique qui sera illégale (1) ; élargissons le droit au lieu d'élargir la brèche
(mais ce sont toujours les conservateurs qui font les révolutions) ; or,
pour élargir le droit, il suffit de le connaître.
« Les assises de la société » : mais nous ne portons pas le monde et
c'est le monde qui nous porte. Jadis la terre reposait sur un éléphant ;
l'éléphant a disparu, cependant la terre tient et môme il paraît qu'elle
tourne. Oui, il s'agit de croyances ; qui en doute ? J'enfonçais une porte
ouverte ; et si nous savons que c'est vrai en gros pourquoi ne pas ad-
mettre que c'est vrai aussi en détail ; aussi bien ce n'était pas pour dé-
molir la société — sotte pensée — c'était pour expliquer la formation et
le transfert des droits, des droits capitalistes, de la propriété, delà
créance, que j'étais amené à dire en détail ce que tout le monde avait
vu en gros, c'était pour expliquer des jurisprudences, des jurisprudences
« bourgeoises », et, depuis, tout ce que j'ai écrit concerne en réalité
bien plus le capitalisme, qui existe, que le syndicalisme encore aujour-
d'hui dans le chaos.
Et ces croyances ont leur lieu. On ne le trouvera pas dans le droit

(11 Preuve par titre du droit de propriété, 1896, p. 24.


NOTES SUR LE DROIT CONSIDERE COMME SCIENCE 299

qui ne dit que leur expression et leurs effets ; j'ai cherché dans l'éco-
nomie des possessions opposée à celle des valeurs ; ce n'est rien ; on
cherchera, on trouvera dans toutes les sciences de la vie.
Le droit est pratiques ; l'homme fort est le praticien, celui qui con-
naît les procédures, les rites, les croyances, celui qui prévoit les juge-
ments ; c'est en supposant le jugement déjà prononcé et déjà exécuté
que nous pouvons définir un rapport de droit. Qu'est-ce qu'un contrat ?
Une promesse, une acceptation. Mais qu'es"t-ce qu'une promesse ? Ce
qui oblige contractuellement. Et qu'est-ce qui oblige contractuellement ?
Une promesse. Je prends sur cette table une somme et un autre y prend
une chose : qu'y a-t-il ? deux vols ? une vente ? Mais, si je prends au
bureau de tabac une boîte d'allumettes et que la buraliste ramasse,
pendant que j'allume mon cigare, la monnaie que j'ai posée sur le
comptoir, nous savons bien que nous ne serons pas soupçonnés de vol
(nous aussi sommes des praticiens). Alors on dit : il y a vente, la somme
est le prix, et la boîte est l'objet ; on le dit, en employant des termes
qui supposent le problème résolu, bien loin qu'ils en donnent la solu-
tion (1). C'est de même en supposant le problème résolu qu'on veut
faire entrer les rapports nouveaux dans les cadres des rapports an-
ciens ; et cela ne va jamais ; on appelle à son secours la fiction ; exem-
ple : fiction que, dans le contrat collectif, les tiers ont donné mandat.
Puis on éveille la magie des mots : le contrat collectif est une charte ;
et voilà une théorie ; soit, mettons les mots dans les choses si seule-
ment nous mettons les choses dans les mots ; plongeons l'arrosoir dans
l'eau pourvu que l'eau entre dans l'arrosoir.
Si le droit ne sait pas les causes il ne sait pas non plus les fins que nul
ne sait ; il ne sait même pas le but ; but et mobiles cela se confond ; et la
connaissance des mobiles, des nôtres et de ceux des autres, n'est pas,
n'est pas encore un objet de science ; en tout cas cette science ne sera
pas celle du juriste. Il n'importe, ce qui importe c'est le résultat ; et le
résultat on le sait par les pratiques : je sais qu'un contrat est une dona-
tion s'il en produit les effets ; je sais qu'un statut est réel si on applique
la loi territoriale ; je sais qu'une tentative est punissable si elle est punie.
Mais la loi, la pratique se trompent? Non, car la vérité consacrée est
la vérité juridique. Opposons-lui notre sentiment, notre jugement,
critiquons, ayons notre politique ; cela n'est plus science, cela n'est pas
matière à définitions, classifications, règles ; cela est action, art, libre
recherche ; rien ne se démontre qui n'existe. Le droit est une tradition.
Je m'égare, notre savant directeur tient que je nie le droit comme
science parce que je ne suis pas « interventionniste ». Yite je m'inscris,

(1) Cf. « La confiance légitime » (Revue trimestrielle de droit civil, décembre


1910).
300 NOTES SUR LE DROIT' CONSIDERE COMME SCIENCE

très tranquille ; parce que le droit est croyances, je serais exclu? Si l'in-
terventionnisme ou moi devons disparaître pour si peu, ce si peu que
mon collègue ne discute pas, je chasserai cette angoisse ; je ne consens
pas que par ma faute un bon livre comme le livre de M. Brouilhet soit
censuré. Je veux savoir, sociologue, indifférent aux misères, aux joies,
méchant, à quelles lois, selon les sociétés, les milieux, obéit l'interven-
tionnisme ; je n'en ai pas parlé simplement parce que je n'ai pas su
dégager ce rythme (1). Tout de même, méchant dans la science, je vou-
drais être bon dans l'action ; la nature, qu'invoque mon collègue, ne
m'a pas dit son secret ; elle ne le livre pas au premier venu ; je ne sais
pas, non initié à ses mystères, si elle est ou non étatiste ; mais pour-
quoi l'Etat n'aurait-il pas sa nature, humaine? Qu'il se montre pitoya-
ble même à ceux qui ne sont ni riches, ni électeurs, ni syndiqués, ni
violents, ni fourbes, qu'il assiste l'enfant comme l'adulte, et je ne crierai
pas au miracle ni ne dénoncerai l'hérésie ; je constaterai, de nouveau
indifférent, que l'esprit, j'allais dire de charité, peut être une politique
pratique.
Vraiment je n'ai pas de chance; révolutionnaire pour les « Questions »,
je suis opportuniste pour la « Revue de métaphysique », juriste pour
Bernstein ; pour celui-là réformiste ; pour un autre conservateur. Tel
l'homme qui a perdu son ombre. C'est une grande misère. Mais pour-
quoi tant qualifier? « Le droit repose » est la suite de « l'affirmation »
qui suit « responsabilité et contrat » qui suit « preuve par titre du droit
de propriété » ; c'est le même ordre de phénomènes qui depuis 189(5 est
étudié ; tout cela n'est que du droit et je ne peux pas me mettre dans
l'idée que j'aurai nié le mouvement en marchant et marché pour le nier.
Quant aux classifications politiques, on ne classe pas plus les partis
sur les programmes que les vins sur leurs étiquettes : il faut goûter.
Lysis dans « Y Humanité » dirige la France vers une politique finan-
cière nationaliste; en 1884 Waldeck-Rousseau consacrait le syndica-
lisme. Allons, d'une main « déployons hardiment notre drapeau » ; vive
l'interventionnisme ! Et ensuite ? L'Etat étant l'Etat, l'expression des
croyances que sanctionne la violence légitime, intervient toujours;
il protège à droite s'il ne protège pas à gauche. Interviendra-t-il si les
intéressés n'ont leurs croyances, n'expriment leur action?Pourquoi ces
intéressés n'auraient-ils pas leurs espoirs, leur « but » ? Est-il plus pro-
phète celui qui sait que la propriété ne disparaîtra pas que celui qui dit
qu'elle se transforme en valeurs ? Un professeur peut n'être qu'inter-
ventionniste ; cela ne signifie rien s'il ne fait des lois ouvrières; vous
faites des lois ouvrières ; je ne dis pas pour exprimer cela que vous êtes

(t) Cependant j'ai essayé, précisément en montrant le rôle de l'Etat selon qu'il
s'agit de possessions ou de valeurs.
NOTES SUR LE DROIT CONSIDÉRÉ COMME SCIENCE 301

interventionniste ; je dis que vous faites des lois ouvrières. Mais un


homme politique interventionniste est d'un côté de la barricade ; ses
troupes ne se composent ni d'agrariens protectionnistes ni de grands
commerçants de l'école libérale ; elles sont ouvrières; ce n'est ajouter
qu'un mot que dire qu'elles sont socialistes ; car les antagonismes éco-
nomiques ne dépendent en rien de nos théories d'école ; car il n'y a
dans le domaine de l'action que l'action qui compte.
Biais nous disputer entre hommes d'étude sur les drapeaux qui vont
au pouvoir ! Demander à un « travailleur » s'il est « des nôtres » ! Voilà
qui serait nier la science (1).
Emmanuel LÉVY.

(1) Sur la logique des partis Cf. Le lien juridique (Revue de métaphysique et
de morale, novembre 1910).

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