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REVUE D’ESTHÉT!

QUE
REVUE D’ESTHÉTIQUE

Hors série

Directeurs : Mikel Dufrenne, Olivier


Revault cTAIIonnes.
Rédacteur en c h e f: Dominique Noguez
Comitê de rédaction : Anne Cauquelin,
Daniel Charles, Murielle Gagnebin, Mikel
Dufrenne, Gilbert Lascault, Marc Jimenez,
Marc Le Bot, Dominique Noguez, René
Passeron, Olivier Revault cTAIIonnes,
Maryvonne Saison.
Trésorier: Martial Saison.
Secrétaire de rédaction : Dominique
Férault.

Toute correspondance concernant la


rédaction ainsi que les demandes
d ’abonnement doivent être adressées
aux
Éditions Jean-Michel Place,
12, rue Pierre et Marie Curie,
75005 Paris.

Prix :
Ce numéro : 160 F
Numéro ordinaire : 195 F
Abonnement d ’un an (2 numéros) :
- France : 380 F
- É tranger: 500 F

ISSN : 0035-2292
ISBN : 2-85893-139-9
SOMMAIRE

5 M ikel D ufrenne, P ré sen tatio n


11 M ichel Z eraffa, Signe, im age, fictio n

Sartre

19 R o b ert Lapoujade, E squ isse s p o u r un p o rtra it de


S artre
23 S andro Briosi, L ’im a g ination e t T e sthé tiq ue de
S artre
27 P ierre V erstraeten, S artre e t M allarm é
39 Ja cq u e s Leenhardt, S artre fa ce au S t-G e o rg e s
du Tintoret
49 Daniel C harles, Les d o ig ts dans 1’ceil
59 J a cq u e s R oubine, S artre entre la s c è n e e t le s
m ots
71 H e n d r ik F e in d t, E n g a g e m e n t, e m p a t h ie ,
distan cia tio n (R eflets de Je an -P a ul S artre d ans
la litté ra tu re de langue allem ande)

Barthes

79 Mikel Dufrenne, Du sig n ifia n t au ré fé re n t


91 D o m in iq u e N oguez, La c o n q u ê te du «Je»,
e sq u isse d ’un h om m a ge à B arth e s
99 R aym ond M onpetit, Le p la is ir du p lu rie l ou
B arth e s sans «s»
105 Daniel C harles, La langue dans 1’ore ille
113 E ntretien avec Roland Barthes
Photo A.F.P.

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M ik e l D ufrenne

présentation
S artre e t B arthes : c 'e s t la m o rt, parce q u'elle les a v a it frappés pres-
que au m êm e m o m ent, q u i nous a v a it in cité s à jo in d re leurs no m s dans
un m êm e n um éro de n o tre revue. A b su rd e , la m o rt, com m e toujours,
e t on l'é p ro u v e d 'a u ta n t p lu s d u re m e n t q u 'e lle frappe des êtres p lu s
rich e s e t p lu s p ré cie u x. M a is il ne nous a v a it p a s sem b/é absurde que
les deux hom m ages q u 'e lle p ro v o q u a it fu s s e n t associés e t re n disse n t
un p e u le m êm e son. A u s s i bien Sartre e t B arthes s o n t-ils p a re ille m e n t
tou jo u rs p ré se n ts p a rm i n ous e t c 'e s t p o u rq u o i n ous som m es heureux
que s o it de n ou ve au p u b lié un tém oignage q u i e s t désorm ais c e lu i de
n o tre fid é lité .
Sartre e t Barthes se s o n t à peine rencontrés, que je sache : leurs car-
rières o n t été différentes, leurs itinéraires in tellectu e ls aussi. M ais ils ne
se s o n t p a s ignorés. A u départ, S artre a une quinzaine d 'a n n é e s d 'a -
vance s u r Barthes. Barthes e st donc p a r ra p p o rt à lu i en p o s itio n de lec­
teur, co m m e i l ch oisira s i s o u v e n t de 1'être p a r ra p p o rt à d 'a u tre s . II lit
S artre e t 1'admire ; H d it a v o ir été to u t p a rtic u liè re m e n t s é d u it p a r
/Im a gin a ire e t la Théorie des ém otions. On com prend ce q u i le sollicite :
la description étonnam m ent sub ti/e d'une conscience capable de donner
le sens (et le non-sens) e t q u i se p re n d à son p ropre piège : destin d'une
lib e rté to u jo u rs m enacée d 'a lié n a tio n . M a is ce ne s o n t p a s les fan-
tasm es ou les rêves que B arthes va e xp lo re r ; ce s o n t les signes e t les
ceuvres. E t S artre de son cô té abandonnera la p h é n o m é n o lo g ie de la
conscience p o u r s'o rie n te r vers l'é tu de de la praxis. Les vo ici donc partis
su r des voies divergentes, e t q u i ne se croiseront guére. M ais c 'e s t selon
leurs choix existentiels qu 'ils convergent. Et d 'a b o rd dans la façon d o n t

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i/s vivent /'un et 1'autre le magistère que, chacun à sa place, ils exercent
dans le champ culturel. Ils y apparaissent b ie ntô t comme des êtres d'ex-
ception : hors pairs, mais aussi hors disciples. Ils en ont assurément, des
disciples, q ui les im itent, q u i les répètent, mais i/s ne s'en soucient pas :
i/s avancent pendant que les épigones p ié tine n t et s'essouff/ent. L'adm i-
ration qu'on leur voue ne les paralyse pas : ils sont trop soucieux de gar­
der leur liberté. C'est Sartre q u i théorise cette liberté, et l'on sait avec
quelle passion. M ais H lu i im porte autant de la pratiquer. Et Barthes ne
la pratique pas avec une m oindre intransigeance que lui. M ais tous deux
voient bien que la liberté n'est pas toujours et p a rto u t praticable :
« Q u’on n'aille pas, écrit Sartre, nous faire dire que l'hom m e est libre
dans toutes les situations comme le voulaient les Stoiciens... Les
hom m es sont tous esc/aves en tant que leur expérience vitale se déroule
dans /e champ pratico-inerte et dans la mesure expresse oü ce champ
est originairem ent conditionné p ar la ra re té » /"Critique de la raison
dialectique, p. 369).
II fau t donc vouloir la liberté, et pas seulem ent p ou r soi, mais p our
tous ceux q u i sont en fa it esclaves. Sartre et Barthes sont pareillem ent
attentifs à cette aliénation : i/s sont tous deux des hom m es de gaúche.
Je vois ic i sourire /es m a /in s : ou commence, ou fin it /a gaúche ? Les
je u x de /a c/asse po/itique, /es intrigues et les combines q u i président à
la distribution des statuts et des bénéfices ont vidé cette notion de sa
substance... Soit, mais être de gaúche reste une catégorie anthropo/o-
gique q ui garde son s e n s : un tra it de la personnalité plus signifiant
peut-être que ceux que découvrent les psychologues. Etre de gaúche,
c'est être capable d ’ouverture et de ce que Rousseau appelait la pitié,
s'appliquer à voir p ar les yeux du plus défavorisé, être sensible à ce que
les « âmes cadavériques » ne veulent pas s e n tir: 1'injustice, la misère, /a
violence, la cruauté, to u t ce q u i fa it le m alheur des autres. Sartre et
Barthes vont sentir la pesanteur parfois intolérable du système : précisé-
m ent parce qu'ils sont assez disponibles et assez généreux p ou r se m et-
tre à la place de l'opprim é, de celui qu'accable un monde inhum ain et
qui, s 'il parle du système, confère au m o t son sens premier, son sens
vécu. Un sens q ui est peut-être toujours sous-entendu p ar la systé-
mique, mais aussi toujours oublié quand le système devient 1'objet d'une
pensée q u i se veut rationnelle. Le système apparaít alors comme la
m eilleure et la pire des ch ose s: la meilleure, lorsque, pensé, // comble
un voeu de rationalité, la pire, lorsque, vécu, U est éprouvé comme un
destin. M ais peut-être le m eilleur e st-il com plice du pire; peut-être la
m aitrise que la raison et la Science revendiquent dans notre civilisation
est-elle encore le moyen d'exercer du p ouvoir sur les autres, et de ju s ti-
fie r en même tem ps la violence qu'ils subissent. Sartre et Barthes en
prennent b ie ntô t conscience.
Tous deux s'engagent. Pas de la même fa ç o n : Sartre est le seul à
vouloir parfois descendre dans 1'arène, et H arrive q u 'i/ y descende, sans
abandonner pou r autant son bureau. M ais tous deux sont écrivains d'a-
bord, et c'est comme te/s qu"Hs s'engagent. Hs sont en effet éga/ement

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fascinés p ar le langage. Sartre p ar « les m ots » q u i l'o n t in ve sti dès son
plus jeune âge; Barthes p ar les signes, mais il voit bien que les signes
passent p ar le langage, et quand il écrit une sémiologie, il Ia conçoit
comme une province d'une translinguistique. A pratiquer une écriture
réflexive, et m ieux encore à réfléchir sur le langage, ils s'installent dans
le métalangage, et ils y occupent d'abord des fonctions dont 1'institution
consacre Ia diversité : l'un e s t« philosophe », ia u tre « critique ». M ais ils
ont en com m un un même désir de comprendre, un même souci de l'in -
telligibilité. A u ssi sont-ils un m om ent tentés par Ia Science. Dans L'Etre
et le Néant, Sartre n'oublie pas que Ia phénom énologie husserlienne
s'est présentée comme « Science rigoureuse » : Ia source de rin te llig ib i-
lité, c'est alors Ia transparence à soi de Ia conscience. M ais Sartre sait
aussi que cette conscience ne p e u t s'inscrire dans un système : l'o n to -
logie ne se prononce que sous le signe de Ia déchirure; entre 1'en-soi et
le pour-soi, entre 1'être et le néant, nulle synthèse n 'est possible. Plus
tard, contre Ia raison analytique q ui ne p e u t so rtir du dualisme, Sartre
fera appel à Ia dialectique, mais il n'aura pas Ia présom ption de Hegel, il
ne dira pas que le réel est rationnel’, car il sait trop que le système ne
l'e st pas, même et su rtou t quand il feint de l'être. Sa dialectique est
donc p lu tô t négative, comme à Francfort; elle pose bien que 1'intelligible
est dans le m ouvem ent de Ia totalisation, mais Ia totalisation est tou­
jo u rs ratée : Ia totaiité, disait déjà L'Etre et le Néant, e s t« toujours indi-
quée et toujours im possible ». La dialectique ne p eu t q ue n re gistrer le
m alheur de Ia conscience, un m alheur qui, dans Ia Critique, n'est plus
ontologique, mais m a té rie l: c'est le m alheur de Ia praxis, que rirra tio n a -
lité du réel voue à l'anti-praxis; et cette condam nation lu i est signifiée
p ar ce m a l radical qu'est Ia rareté. A u ssi Sartre, q ui é ta it alors tenté par
Ia théorie de 1'histoire, ne p eu t poser les fondem ents de cette science :
Ia Critique en reste au tom e 1, à Ia description de 1'historicité, c'est-à-
dire à l'étude de 1'être dans le monde. L'irrationalité du réel, c'est aussi
son inhum anité : biens trop rares, acteurs livrés aux passions. Le travail
du n ég a tif ne p ro d u it rien d'heureux : les totalités partielles, quand elles
se produisent, déjouent le m ouvem ent de totalisation : elles sont inertes
et aliénantes, l'o b je ctivité est une déchéance. La dialectique n'est donc
un instrum ent d'in tellig ibilité que p our m ontrer Ia présence toujours re-
nouvelée de 1’inhumain. Quant à ceux q u i se réclam ent d'une dialectique
positive, peut-être y cherchent-ils une ju stifica tio n au p ouvoir qu'ils
exercent, et q ui n'est plus celui des soviets ou du p rolétariat; l'évolution
du « système com m uniste » a donné raison à M e rle a u -P o n ty: les aven­
tures de Ia dialectique (positive) se poursuivent sur les avenues du p ou ­
voir. Par contre, à affirm er 1'immanence de Ia négation, Ia dialectique
négative, comme d it fíe va u lt d'Allonnes com m entant Adorno, « e s t le
p a rti pris de Ia révolution... Ia conscience des conflits comme conflits
im plique 1'idée de leur solution » («Adorno non A dorno », in Présence
cTAdomo, p. 176). Et Sartre en effet n 'a jam ais cédé au découragement.

C'est par une autre science que Barthes, d'abord plus a tte n tif à ce qut
se d it qu'à ce q ui se fait, a été te n té : une science des signes. Science

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des systèmes, car /es signes, comme la langue, ne fonctionnent q u e n
« faisant système » : /a signification qu'i/s produisent reste prise dans /a
clôture du système, elle n 'a tte in t qu'un pseudo-référent; le réel reste ex-
térieur, extérieur aussi le ressort du changement. A u tre m e n t d it ces sys­
tèmes sont à l'im age de ce que nous avons appelé le système : ils récu-
sent, ils condamnent, ils annulent la diffèrence. On dira p ou rta nt qu'ils
en v iv e n t: dans la langue, d it Saussure, et Barthes après lui, il n 'y a que
des différences. Oui, mais ces différences organisées, codées ne font
pas une négativité : la négation active, subversive, ne vient à la langue
que p ar la parole singulière, avant tou t la parole poétique (Barthes
accepterait-il de dire qu'elle ne vient à 1'écriture que par le style ?). Ces
systèmes q u i ressem blent au système, en sont volontiers les complices :
ils cautionnent l'ordre é ta b li en dissim ulant la réalité du désordre et en
interdisant 1'utopie. II est facile en effet à certaines procédures langa-
gières de truquer le réel, ou p lu tô t de lu i substituer un pseudo-réel, dé-
pouillé de son caractère historique et p o litiq u e : c'est là I'opération de
1'idéologie, et p ar exemple de ces m ythes bourgeois dont les
M ythologies o nt m erveilleusem ent décelé le mécanisme. II appartient
alors à la Science des systèmes de dénoncer cette m ystification. M ais
cette Science ne doit-elle pas être elle-m êm e systém atique ? Barthes a
vite com pris qu'elle risque alors, comme toute valeur qui « p re n d »,
comme toute mode - et Dieu sait qu'à Paris... -, d'exercer une autorité
oppressive, de basculer dans le camp du conservatisme. Des Eléments
de sémiologie au Plaisir du texte et à S/Z, on mesure le chemin par-
couru : 1'accent est mis désormais sur la jouissance et sur la transgres-
sion. M ais n'est-ce pas là au fon d ce que Barthes a toujours visé ? Le
structuralism e s'est recommandé de lu i; mais lu i ne s'est intéressé
qu'aux entreprises de structuration et de destructuration. Le code - la
règle du je u - a été un m aítre-m ot du structuralism e; voyez com m ent il
le d éfinit dans S /Z ; « une perspective de citations... », instrum ent pour
un je u q ui se moque des règles. La structure devient chez lu i ce q u e lle
est chez Sartre : « objet inerte de calcul si on la considère comme ossa-
ture en passant la totalisation sous silence, et p ouvoir efficace activé par
la praxis de chacun et de tou s» /'Critique de la raison dialectique,
p. 503). Cette « étrange réalité... liberté et inertie » p e u t faire les délices
de la pensée form ei le; mais elle ne livre du sens que lorsqu'elle est
vécue dans le « m ouvem ent de la totalisation », q ui est p ou r Barthes le
m ouvem ent de la lecture - de 1'écriture aussi, car 1'oeuvre appelle
l'oeuvre, et le critique est écrivain. Et c'est p ar là que 1'oeuvre devient
texte : qu'elle s'inscrit dans un contexte ou le critique tie nt sa partie.
M ais il y a plus : ce q ui séduit Barthes dans 1'oeuvre comme texte, c'est
ce qu'H y a en elle de déconstruction : ié d a te m e n t des structures. Et du
même coup, le p lu rie l: plu rie l du texte, p lu rie l des lectures, p lu rie l même
de la lecture q ui se fa it vagabonde, m ultiple. Le p lu rie l est à Barthes ce
que la négation est à S a rtre : 1'instrument de la subversion au cceur du
même, de 1'identique, de l'im m uable, l'appel à la transgression du sys­
tème. La théorie du texte est une anti-théorie, de la même façon que la
dialectique est chez Sartre une dialectique négative.

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Et c'est pou rq u oi tous deux renoncent parfois, p ou r un langage plus
direct et plus sensible, aux métalangages de la philosophie ou de la
Science. Déjà dans les M ythologies, Barthes distinguait la parole qui
parle 1'objet et le discours - du critique ou du savant - q u i parle sur /'ob­
jet. Parler /'objet, ce n'est pas nécessairement par/er le réel, comme le
bucheron parle 1'arbre q u 'il va abattre; ce p eu t être parler l'im aginaire,
comme fo n t le rom ancier ou le cinéaste. Barthes n'a pas écrit de roman,
mais // a - ou presque - parlé 1'amour, et par Fragments, hors structures,
en se gardant de toute théorisation, com m e si l'a m o u r é tait son amour;
il a aussi parlé son plaisir; H a enfin parlé sa peine, en présence d'une
image q u i fixait p ou r lu i« l'intra ita ble ré e l», et la réalité d'une perte irré-
vocable. Car c'est bien lorsque la conscience savante se mue en cons­
cience affective qu'au-delà des signes, ic i sur une image q ui n'est pas un
signe, elle retrouve le g o ü t du réel, p ou r en souffrir ou p our en jouir.
Sartre de son côté a parfois abandonné le discours philosophique
p ou r le théâtre ou le roman. Dans le registre de l'im aginaire, il a parlé de
la réalité de 1'hom m e: il a p ro d u it d'étonnantes figures de cet être
bâtard, com m e a bien d it Jeanson : « Roquentin, Oreste, M athieu : trois
figures du bâtard, trois consciences dont la passion est d'être libres...
trois ratés de la liberté » /"Sartre par lui-m êm e, p. 27). II a alors renoncé à
form uler la théorie, p ou r 1'illustrer, p rojetant du même coup sur elle la
plus vive lumière. II a aussi été critique, mais pas à la manière de
Barthes, du Barthes q u i s'attache à I'analyse form elle des oeuvres et y
repère des écritures. C'est p lu tô t 1'écrivain que Sartre interroge, et p ou r
y déceler une liberté en situation et en procès, p ou r découvrir in vivo
l'être bâtard du héros, du saint ou de l'idiot.
M ais on com prend aussi que Sartre et Barthes se soient parfois dé-
tournés de /a littérature p ou r se tourner vers les oeuvres de l'a r t : non
seulem ent de la poésie, mais des arts plastiques, de la musique, du ci­
néma. De fait, c'est tou t particulièrem ent à leurs écrits sur l'a rt que la
Revue cTEsthétique se propose de rendre hommage. O nt-ils cherché là
un divertissem ent ? Certes i/s y ont pris du plaisir, mais i/s n 'o n t pas
p ou r autant été chercher refuge dans /'imaginaire. Car i/s savent bien
tous deux que /'a rt est en prise sur /e réel, animé par ce qu 'Adorno ap­
pelle 1'impulsion m im étique. M ais ce que l'a rt im ite n'est pas le réel ins-
titué, l'ordre é ta b li: p lu tô t qu'à connaftre, il donne à jouer, p lu tô t qu'à
reconnaitre, à récuser; il est le « grand refus », q ui tém oigne d'une irré-
pressible liberté, et le plaisir q u ii éveille, même si c'est un p la isir privé,
quand il a 1'intensité et l'irrespect de la jouissance, est déjà en lui-m êm e
subversif. M ais ce refus n'est pas désengagement. Car ce que l'a rt imite,
au lieu du naturé, c'est le naturant; H a le pouvoir de nous ouvrir à un
m onde autre, U ranim e la différence que le système é lim inait p ou r se
perpétuer; sa négativité réside dans la révélation d'une dimension autre,
et singulière, q u i p e u t so llicite r une pratique utopique. Contre les m ysti-
fications idéologiques, mais aussi contre 1'autorité du savoir, et contre
les décisions des états-majors, c'est bien à cette pratique que Sartre et
Barthes en appellent.
M ais assez de ce tte co nfro n tatio n q u i ne p o u rra it se ju s tifie r qu'au p rix
d 'u ne analyse a utre m e n t longue e tp ré cise , e t q u i risque toujours de mé-
connaitre, d 'e ffa c e r les d ifférences. A u-de/à de 1'événem ent q u i a rap-
p ro c h é deux p e n se urs dans Ia m o rt, ce q u i les jo in t e s t l'é g a le adm ira-
tion que n ous le u r p o rto n s. Et il e st tem ps m a in te n a n t de rendre ju s tic e
à le u r sin g ula rité .

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signe, image, fiction du principe que Timage (Ia représentation du
réel), distincte de 1'écriture, Ia précède, un peu
comme l'« existence précède 1'essence ». Pour
Barthes au contraire 1'écriture (activité signi-
fiante, système de signes) est organiquem ent
indissociable de 1'imaginaire, et cette corréla-
M ich el Z éraffa tion form e le texte, Ia textualité, dont Sartre ne
s'est jam ais préoccupé en tant que tels : l'écri-
vain écrit des ceuvres, des romans, tandis que
Barthes (qui, il est vrai, n'a pas écrit de romans)
s'intéresse presque exclusivement au roma-
« Le roman ne donne pas les choses, mais nesque. Comme texture, 1'écriture de Ia fiction
leurs signes», écrivait Sartre en 1939 (« M. est vue sous deux lumières radicalem ent
François Mauriac et Ia liberté »). Près de vingt- différentes.
cinq ans plus tard Roland Barthes publiera dans
A rgum ents un article sur « L'im agination du « A ve c ces seuls signes, les m ots, qui
signe ». Utilisons ces deux lignes de départ non indiquent dans le vide, com m ent faire un monde
pour comparer Sartre et Barthes (sauf une qui se tienne debout ? » observait Sartre. Sans
même aversion pour Tesprit bourgeois et p etit- doute Barthes pouvait-il répondre : « Le monde,
bourgeois, ils sont inconciliables dans 1'ordre lit- vide, ne tie nt debout que par Ia ferm eté du
téraire comme dans l'ordre esthétique, moral, signe, réalité même de Ia pensée de 1'écrivain ».
politique..-?) vfnais pour m ontrer que les deux Quelques mois à peine avant son célèbre article
écrivains indiquent, sinon représentent, les deux sur La fin de Ia n u it (suite de Thérèse
principales perspectives qui se partagent suc- Desqueyroux) Sartre publiait dans Ia N.R.F.
cessivement le champ de Ia fiction de 1930 en- « Une idée fondam entale de Ia philosophie de
viron jusqu'à nos jours, soit en un tem ps oü Ia Husserl : 1'intentionnalité », oü il rappelait qu'on
question des rapports du signe et du sens de- ne peut pas dissoudre les choses dans Ia cons­
vient de plus en plus im portante et aigué, tant cience : celle-ci « n'a pas de "dedans", elle n'est
pour 1'étudé de Ia fiction que pour sa création, rien que le dehors d'elle-m êm e, et c'est cette
son écriture même. Sens donc signe, dit Sartre, fuite absolue, ce refus d'être substance qui Ia
sigrve donc sens, dira Barthes. La nausée relève constituent comme une conscience. » Existant

11
nécessairement comme conscience d'autre sonnage prête à la chose est la marque même
chose que soi, la conscience ne peut être (pour de l'indifférence de celle-ci. « Quand je lis, je ne
Husserl) qu'intentionnalité, et non puissance rêve pas, je déchiffre », écrit Sartre, mais à l'ori-
d'absorption. Et Sartre ajoute ce qui nous inté- gine du « chiffre », de la lettre, de 1'écriture, il y
resse le plus ici : « Nous voilà délivrés de eut des images d'autant plus prégnantes (affir-
Proust ». Avec Flaubert, avait écrit en substance m ant d'autant plus leur nature d'images)
Mareei Proust, 1'impression devient le foyer du qu'elles traduisent, dans et pour la conscience
roman, Rien, d it au contraire Sartre, ne nous im - de 1'écrivain (d'un narrateur, d'un personnage)
p re s s io n n e , — n 'im p re s s io n n e 1 'é c riv a in - 1'inertie sans signification des objets, c'est-à-
romancier. « Si nous aimons une fem me, c'est dire de la vie. Regardant Albertine dormir, le
qu'elle est a im a b le ». Albertine a vraim ent Narrateur du Temps perdu la choisit im m obile
disparu. afin qu'elle soit le plus possible conforme à son
désir — qu'elle soit « subjectivisée » — et A lber­
Le narrateur ou le personnage de Sartre est tine est un cas-lim ite dans la pensée de Proust
donc forcé d'aller vers les choses ou les êtres, comme dans sa conception de l'art : coquelicot
qui lui opposent leur indifférence, leur présence au bord de la mer, je t d'eau chez les Guer-
seule, absolue, radicale, et qui pourtant 1'attirent mantes, « serviette raide et em pesée», ver-
ou le révulsent. Mais l'intentionnalité est inéluc- tèbres au fro nt de la grand'mère morte sont au­
table. II faut aller aux objets, se heurter à eux tant d'occasions d'une activité mentale et d'une
sans pouvoir les intégrer, les convertir à soi (aux activité d'écriture : reçues par 1'esprit, ces
états du moi), les signifier en me signifiant. II choses prennent sens par leur force d'im pres-
dépend de moi (Roquentin) ou de lui (Mathieu) sion « im a g e a n te », que l'esprit instaurera en
qu'une fois com pris le mutisme, 1'extériorité ir- form es m étonym iques ou métaphoriques, au
rémédiable d'un monde qui pourtant constitue lieu que Sartre (qui écrit tou t spécialement
la conscience — cette conscience se donne un contre Proust, et qui donc lui doit beaucoup) va
sens en fonction même du non-sens constaté, prendre à la lettre l'inertie des objets, les forcer
expérimenté de ce monde. Cette dialectique à dire qu'ils sont seulement « là », faire remuer
fonde la liberté, donc le roman et ses person- leur statism e hostile ou absurde, afin que de ce
nages. Roman et figures romanesques ont pour m ouvem ent m ort puisse surgir la nécessité de
mission, fonction, raison d'être de m anifester et la liberté, de 1'action sur le monde. Dès lors une
de faire vivre une liberté qui se suscite à partir racine peut se tordre « litté ra ire m e n t», des hari-
d'une non-liberté, d'un sens qui germe d'un cots secs se m ontrer narquois, ou encore un
non-sens. « Ce n'est pas dans je ne sais quelle personnage penser soudain : « je suis vieux » au
retraite que nous nous découvrirons : c'est sur passage d'un train : le train passe, mouvem ent
la route, dans la ville, au milieu de la foule, absurde, tandis que Mathieu reste là, « de trop ».
chose parmi les choses, homme parmi les Le train n'aura pas encore été sa racine.
hommes ». La racine de La nausée, qui est ici, là,
sans écho, inabordable, rend pourtant la liberté Sartre et Robbe-Grillet fondent 1'écriture sur
nécessaire, ou plutôt la création de la liberté. Et un même constat du mutisme, du non-sens ou
1'homme, 1'individu, ne peut aller que de racine de l'« ironie » des choses, d'autrui, du monde, de
en racine. Les chemins de la liberté n'est pas la nature. S itôt après ce constat, Robbe-Grillet
seulement un titre de roman : ces mots dési- récuse 1'écriture de Sartre : l'écrivain ne peut
gnent le roman même : 1'essence, 1'existence, la que faire percevoir à son lecteur la stricte pré­
form e de la fiction. sence des objets, au lieu d'exploiter abusive-
ment, au profit d'un narrateur ou d'un person­
Toutefois la racine existe. Elle serpente inerte. nage, leur manque absolu de signification. Ce
Sans la conscience active de Roquentin, cet ob- manque, Robbe-Grillet le démontre au sens
je t n'existerait pas, mais l'existence que le per­ propre du term e : non pas directem ent (par

12
«im age») mais de manière indirecte, par l'ex- de Roquentin ou de Mathieu des personnages
posé d'un acte intellectuel de perception. Ce de roman, c'est d'abord les m ontrer ne sachant
non-sens des choses respecté et « développé » pas encore (ou com prenant confusément) que
par 1'écrivain de La jalousie, Barthes en souli- le monde ne répond pas à leur conscience, qui
gnera la positivité originale pour 1'écriture du ro­ est perpétuel désir, perpétuel projet. En expo-
man. L'effet romanesque produit par Sartre à sant ses personnages au choc en retour des ob-
partir de i'inertie existante des choses et des jets, Sartre demande au roman de traduire un
êtres, Robbe-Grillet 1'obtient grâce à une « des- homme seul, total, radical peut-on dire, privé
cription optique » qui tém oigne d'une « négati- des secours, des illusions, ou des écrans de l'hu-
v it é » par rapport au Roman (nous 1'écrivons manisme, de la foi, de 1'ambition ou même de
avec une majuscule pour désigner une tradition l'art. Par le symbole central de la racine, qui
romanesque évolutive certes, mais toujours exacerbe « la nausée » de l'hom m e seul avec soi
fondée sur 1'humain, 1'humanisme, sur des rap- et face au monde, Sartre (pour reprendre une
ports chargés de sens entre 1'homme et les observation de F. Alquié) « donne raison au réa-
choses, les hommes entre eux, le sens de 1'écri- lisme en déclarant que l'hom m e est néant, et
ture et le sens du réel). Description optique, né- donc, sem ble-t-il, qu'il n'y a que des objets,
gativité : Robbe-G rillet cherche « la quadrature mais il revient aussitôt à l'idéalisme, en accor-
du cercle », et c'est de cet effort pour arracher dant à son néant tous les pouvoirs d'un s u je t».
aux mots et aux choses leur sens humain établi Cette contradiction, 1'oeuvre romanesque l'ex-
que Barthes félicite Robbe-Grillet dans une de pose. Elle montre que nous ne pouvons y
ses meilleures études critiques : « il n'y a pas échapper, et que la liberté consiste à la subir et
d'école Robbe-G rillet», oü est nettem ent posé à 1'exploiter to u t ensemble. Mais cette contra­
le problème des rapports entre im agination et diction est 1'essence même de 1'imagination de
écriture. Sartre et de ses personnages. Plus exactement,
elle est indissociable d'un désir, d'un besoin
On sait que dans U im agination, puis dans d'images.
L'imaginaire, Sartre s'est particulièrem ent atta-
ché à réfuter la conception de 1'image qu'expo- Chaque image est une étape d'existence.
sait Ignace Meyerson dans le Traité de psycho- Chaque image est à la fois vie et mort. La fonc­
logie dirigé par G. Dumas : constituant une tion, la nécessité même du roman relèvent de
fonction psychologique spécifique, 1'image n’est ce que l'on peut considérer comme une v a le u r:
pas seulement représentation : elle peut être 1'inachèvement. Les fictions de Sartre, ses
signe, symbole, mais toujours elle est pour l'es- études sur le roman fon t du tem ps le facteur es-
prit un point d'appui, un instrum ent, une sentiel du romanesque. Ce tem ps (et en cela
marque. Cette conception de 1'image est évi- Sartre s'accorde avec tous les écrivains mo-
dem m ent incom patible avec la pensée existen- dernes) n'est ni le tem ps social ni la durée, mais
tialiste, qui voit dans 1'image l'intentionnalité un tem ps morcelé, fa it d'instants ou de mo-
même de la conscience, — comme avec la ments, seule réalité vraie, authentique (et dou-
pensée psychanalytique, pour laquelle 1'image loureuse) — seule nature du temps. Une cons­
est organiquem ent liée à des tendances. II n'y a cience, pour se sentir être, ne peut qu'appré-
pas d'im age « en-soi ». hender des fragm ents, des avortem ents tem po-
rels. Seul un individu isolé, directem ent aux
Mais de quelque nature que soit l'image, l'é- prises avec 1'existence, peut percevoir, com-
crivain 1'utilise comme matériau, en fa it 1'objet, prendre, exploiter ce tem ps dram atiquem ent
le médium, la chose d'une vision du monde discontinu, et là, on le sait, se situe le plus v if re-
orientée, d'une volonté de donner au monde, à proche adressé par Sartre à Mauriac, qui, « d'en
l'hom m e, au social, un sens ou un non-sens, haut» établit un tem ps uniforme dans lequel il
— ce qui est encore un sens. Pour Sartre, faire installe son personnage. Proust, Joyce, Dos

13
Passos, Lowry, Malraux, Bernanos ou Céline seul tem ps humain vrai : une intentionnalité
utiliseront tous un tem ps morcelé, insisteront sans cesse retom bant, une liberté toujours
tous sur le m om ent, auquel ils donneront des si- ponctuelle. Sartre ne voulait pas voir que dans
gnifications très diverses. Dans le Voyage... ou ces romans ce tem ps « instantané » est relatif à
dans M o rt à crédit, pour prendre des exemples une valeur qui, elle, est constante, continue :
qui résonnent fortem ent dans les romans de destin, société, histoire, bonheur. Voulant écrire
Sartre, Céline présente au lecteur des instants le roman du seul projet, Sartre a ignoré le projet
juxtaposés, successifs, d'autant plus dépourvus romanesque de Lord Jim , héros (coupable) de Ia
de sens que les traduit une écriture puissam- fidélité à soi, ou de Quentin Compson, qui brise
ment esthétique. Ce non-sens du m om ent sa montre pour briser un passé, une histoire ap-
(c'est-à-dire 1'absence de réponse d'un point du parue absurde. Le personnage romanesque,
réel vers quoi il faut bien se projeter) Sartre en a Sartre ne le concevait qu'engagé, au sens in-
une conscience aiguê à 1'extrême, mais son tra n sitif du terme, — sans 1'acquis du passé, ni
écriture « v e u t» que chaque m om ent de non- 1'illusion de 1'avenir, sans attachem ent à un
sens soit une étape vers le Sens, qui un jour monde de valeurs, en un m ot sans idée direc-
éclatera lorsque le non-sens sera perçu comme trice de son existence. Cet engagement exigeait
tel. Roquentin, Mathieu viennent au monde du le fréquent emploi de l'image « littéraire », qui
roman en toute innocence culturelle, huma- traduisít le projet et le rejet du personnage, et
niste, idéaliste : to u t doit avoir un sens, et tou t en même tem ps l'em ploi d'une form e roma­
s'avère non-sens. D'expérience en expérience, nesque (narrative) faite de ruptures, qui m ettait
1'écrivain les conduit à Ia révélation de l'absur- en cause, en question, le genre même du ro­
dité du monde, et ils deviennent alors des su- man, et Ia validité même du langage. Nous vou-
jets, Roquentin devant Ia racine, Mathieu en ti- lons dire que Sartre, non moins dans ses études
rant sur sa propre vie « aliénée » lorsqu'il tire sur critiques que dans ses fictions, et sans doute à
des Allemands. Ainsi est atteint le terme de Ia son corps défendant (car une morale traverse La
nuit, mais ce terme ne peut qu'être précaire : Ia nausée comme Les chemins...) donnait le coup
liberté se recommence sans cesse. La nausée a de grâce aux deux grandes raisons d'être du ro­
une fin parce que Roquentin, spectateur de man, de toutes parts ébranlées, minées depuis
Bouville, spectateur de 1'inanité misérable de Ia le début du siècle : l'existence de Ia personne et
culture, va peu à peu vers le spectacle décisif de le langage narratif ou dialogique comme mo-
Ia racine, qui lui révèle non pas Ia liberté, mais Ia dèle de com m unication. Nous voulons dire que
condition de celle-ci. Joyce ou Kafka avaient pris pleine conscience
que 1'écriture (romanesque) est une réalité pre­
Roquentin peut dire, songeant à Proust : « Le mière, ce sont les mots, les signes. De quel droit
passé est un luxe de propriétaire ». II en ira tou t les mélangeons-nous, pour en faire du temps,
autrem ent pour Mathieu, engagé dès 1'abord des personnes, ou « ces anneaux nécessaires
dans un piège de 1'existence : trouver coute que d'un beau style» (Proust)? Sartre romancier
coute de 1'argent, to u t en ignorant que ce piège entre en scène au m om ent oü va apparaTtre
est sa condition humaine, son dasein oü fee pleinem ent non plus le problème de Ia « littéra­
cache sa liberté. Le visqueux, si fam ilier à l'écri- ture », mais ce problème du Signe que Mallarmé
ture de Sartre, est 1'image même d'un roman avait regardé en face, comme on dit de quel-
qui va vers Ia liberté, mais ne peut logiquem ent qu'un qu'il regarde Ia m ort en face. Sartre va
se conclure. La non-conclusion (le tem ps mor­ écrire Qu'est-ce que Ia littérature ? au m oment
celé, hésitant, Ia vie jamais accomplie) caracté- oü Le degré zéro de 1'écriture et Les gom m es
rise les romans qu'affectionne Sartre, du moins m ontrent, précisément, que Ia littérature n'est
à 1'époque de S ituation / ; l'écrivain privilégie La pas (n'est plus) pour l'écrivain une réalité pre­
carrière de Beauchamp, Les démons, Le m ou/in mière, essentielle. Plaçons La nausée devant Le
sur Ia F/oss, parce qu'il y voit 1'expression du voyeur, ou H uit-clos devant Godot, et nous

14
voyons des oeuvres de sens (par le non-sens) discours. Proust, et même Joyce, et bien en-
faire face à des ceuvres qui serrent le signe au tendu Sartre, pratiquaient encore une rhéto­
plus près. Voir le Signe (et la structure) comme rique romanesque : sans se conclure, comme
en radiographie à travers 1'espace littéraire sera celles de Balzac, leurs fictions s'orientaient vers
1'objet de Roland Barthes. Le degré zéro... est un un terme, et leur démarche s'appuyait sur des
titre qu'il faut prendre à la lettre, dans 1'absolu : personnages clairs et distincts. Proust, principa-
la métaphore, l'« im a g e », disait Barthes, sont lement, est rhétoricien en faisant apparaítre la
les marques de la solitude, de 1'isolement de l'é- conscience comme un organisme, comme un
crivain qui, pour ne plus être seul, pour rétablir « organigram m e » : discours dont N. Sarraute
la com m unication, fa it subir une inflation au veut m ontrer 1'irréalité. Le Narrateur trouvait ses
langage. Peu im porte que Barthes se soit mots, tandis que les figures à peu près ano-
trom pé tant sur Flaubert que sur Camus : Le de­ nymes des fictions de N. Sarraute chercheront
gré zéro dessinait une nécessaire esthétique du leurs mots, tournant comme en aveugles autour
Signe. d'objets impénétrables, indicibles, non repé-
rables. Le travail de Sartre, d'autre part, qui ten-
Esthétique négative, et Sartre, dont la lucidité
dait à résoudre le problème de 1'existence par
fu t rarement prise en défaut, l'a bien vu à pro-
« prises de conscience » (et à 1'aide d'images) ce
pos de Nathalie Sarraute : il a rem arquablem ent
travail sera infirm é par Martereau, qui, à chaque
com m enté P ortrait d'un inconnu, fiction du non-
page met en question la valeur, l'efficacité du
achevé par excellence, qui niait et m inait direc-
signe.
tem ent le personnage et la personne, dont tant
de romanciers avaient fa it des portraits trop Ici interviennent les recherches de Barthes,
nets pour être vrais. Sartre écrivit, en substance, mais il faut d'abord rappeler 1'apparente contra-
que N. Sarraute, décrivant 1'effort toujours vain diction qui marque, depuis vingt-cinq années
d'un narrateur pour appréhender ou définir un environ, les études et la connaissance des faits
être, traduisit la réalité, la vérité de notre exis- littéraires. Alors que les textes les plus originaux
tence même. Toutefois, la critique de Nathalie ou révolutionnaires (d'Artaud, par exemple, à
Sarraute visait essentiellem ent le langage du Maurice Roche) ont pour principes la décons-
roman, le roman comme langage : la com m uni­ truction, la destruction, la dyscohérence — pour
cation, la com m unicabilité mêmes. La fiction s'i- reprendre un terme de Ricardou quant au Nou­
d entifiait dès lors à la problém atique du signe, veau Roman, en revanche, ce sont des formes
et niait par là même que le roman püt être une littéraires fondam entales, relativem ent simples,
oeuvre, comme l'attesteront Les fruits d'or. L'art et des concepts littéraires fondam entaux qu'ex-
moderne (même dans la fiction ou la poésie), plorent ou délim itent la sémiologie, la sémio-
n'est nullem ent un langage, mais il pose le pro­ tique, la narratologie — tous domaines désignés
blème du langage et de la com m unication. Dans par Jakobson sous le term e de littérarité, qui
la mesure même oü elle est détournée de tous concerne aussi, il est vrai, les notions de textua-
codes (et oü to u t modèle linguistique ne saurait lité et d'intertextualité, qui sont complexes. Ces
lui être appliqué que par force et artifice) la mo- recherches, ces méthodes, ne sont pourtant pas
dernité artistique nous place devant une néces- réductrices : elles vont à 1'essentiel, ou plutôt au
sité de lecture, de déchiffrem ent « en eux- form ei en ce qu'il a d'essentiel, car elles nous
mêmes », — pour rien peut-on dire. Les codes m ontrent de quoi le littéraire est fait, opérant
gram m aticaux mis à part, la fiction ne conserve ainsi un véritable renversement critique : nous
plus qu'un code stable : celui du récit, qui ne ra- n'avons d'abord sous les yeux que des systèmes
conte nulle histoire. Si différents soient-ils, les de signes producteurs de sens. Sur ce « structu­
écrivains du Nouveau Roman sont unis par le ralisme », Golman, et Lefebvre se sont trompés,
fait qu'ils privilégient systém atiquem ent la no- en voyant sa seule nature form elle, form aliste,
tion d'espace textuel au détrim ent de celle de alors qu'il s'agit d'une m éthodologie partant du

15
signe pour cerner le sens, et le réel. Chronologi- je t d'une vision, analogue à celle des sphères
quement, 1'écrivain obéit à la priorité du réel. célestes dans le Songe de Scipion ou proche
Logiquement (dans sa pensée), il applique la des représentations moléculaires dont se ser-
priorité du form ei, c'est-à-dire du langage. Là vent les chimistes, le sémiologue voit le signe
réside, to u t p a rtic u liè re m e n t, T u tilité de se m ouvoir dans le champ de la signification, il
rin tro d u c tio n à 1'analyse structura/e des récits, dénombre ses valences, trace leur configura-
étude «sim ple», mais qui nous montre de quoi tion.... ». Par contre (et voilà 1'incompatibilité de
doit se servir, à 1'origine, to u t écrivain de fiction. Barthes et de Sartre), « la conscience symbo­
Le signe, les systèmes de signes constituent, lique im plique une im agination de la profon-
enseigne Barthes, la m atérialité de la littérature deur; elle vit le monde comme le rapport d'une
considérée comme écriture. Or le probléme que form e superficielle et d'un A b g ru n d m ultiform e,
pose Barthes (et qui est discutable à 1'infini) est massif, puissant, et 1'image se couronne d'une
celui de la nécessité des systèmes de signes, dynamique très forte : le rapport de la form e et
nécessité qui rend indissociables le principe de du contenu est sans cesse relancé par le tem ps
réalité et le principe d'art (de forme). Le signe, (l'histoire), la super-structure débordée par
dit Barthes, est la m atérialité de la littérature, et 1'infra-structure, sans qu'on ne puisse jamais
plus l'écrivain (Sade, Fourier, Loyola, Robbe- saisir la structure elle-même. La conscience pa-
Grillet, Guyotat) fa it ressortir, rend manifestes radigm atique, au contraire, est une imagination
1'essence et 1'existence sém iotiques de la litté ra ­ form elle; elle voit le signifiant relié, comme de
ture, plus il sera m atérialiste et réaliste. Pour profil, à quelques signifiants virtuels dont il est à
Sartre, les mots ne fon t qu'indiquer « dans le la fois proche et distinct; elle ne voit plus le
vide», et le lecteur, « loin d'im aginer Stavro- signe dans sa profondeur, elle le voit dans sa
guine, attend ses actes, la fin de son aventure » : perspective... »
le roman est par nature intentionnel. De rupture
Voilà ce qui sépare, irrém édiablem ent, La ja -
en rupture, de non-sens en non-sens, l'écrivain
lousie de La m odification (comme de La
va vers le Sens.
nausée). Alors que Robbe-Grillet, attaché à la
Nous ne pensons pas trahir la pensée de « responsabilité de la form e », à un « refus de la
Sartre en disant que le romancier se heurte aux signification des choses», représente la pensée
mots, qui sont inéluctables (dont il faut bien se sém iotique, Butor veut «faire coVncider le
servir) et les entraine de force selon un mouve- monde de la lettre et celui du sens » : pensée
ment de signification. La liberté de l'écrivain symbolique, révélatrice avouée de la conscience
écrivant, sa liberté par rapport aux mots, Sartre humaine, une couverture est mouillée, le cuivre
nous paraTt la concevoir comme celle de ses est froid... Qu'on ne nous objecte pas qu'une
personnages par rapport aux choses et à la vie : couverture humide ou le froid du cuivre sont
il faut bien exister et, à condition d'être lucide, réels : to u t roman original est un choix, privi-
faire flèche de to u t non-sens. On aura sans légie tel aspect, telle nature du réel, au détri-
doute compris qu'il s'agit ici de 1'attitude de ment des autres. Ainsi, comme le précisera
Sartre, et non point de son talent d'écrivain, de Barthes dans un entretien du Grain de ia voix, la
la force de son écriture, qui, du moins dans ses modernité, la novation esthétiques (littéraires,
essais, a profondém ent marqué Roland Barthes. mais ceci peut valoir pour le pictural) relèvent
II reste que pour celui-ci 1'imagination est d'une de la semiosis, et non plus de la minesis. Telle
toute autre nature que pour Sartre : elle est est la véritable histoire de la littérature : une
non-humaine, elle porte sur la mise en ceuvre, et Progressive prise de conscience de la réalité
en système, de signifiants. Dans ce texte fonda- inéluctable du Signe. Ce n'est pas Mallarmé, par
mental qu'est L'im agination du signe, Barthes exemple, qui donnera to rt à Roland Barthes.
écrivait : « Le signe n'est pas seulement 1'objet Mais celui-ci (il le dit expressément dans Le
d'une connaissance particulière, mais aussi l'ob- grain de ia voix) se place dans une perspective

16
im pliquant, annonçant Ia m ort du roman. — autant d'a ttribu ts qui nouá amènent à 1'idée
Barthes se met du côté du romanesque, — et de scriptible, c'est-à-dire au foyer de 1'introduc-
nous lui donnons raison d'estim er qu'il en va de tion à S/Z.
même pour Robbe-Grilllet ou Beckett, qui dans
« Le scriptible, c'est le romanesque sans le ro­
leurs fictions discontinues intègrent des élé-
man, Ia poésie sans le poème, 1'essai sans Ia
ments de romans.
dissertation » écrit Barthes. Le scriptible corres-
pond au constat qui hante tou t écrivain nova-
Privilégiée, exposée par Barthes dans S/Z et
t e u r : « il y a ce qu'il est possible d'éorire et ce
évoquée dans deux entretiens du Grain de ia
qu'il n'est plus possible d'écrire ». Issu du texte
voix, 1'idée de romanesque n'est pasfacile à sai-
« des autres » pour s'en inspirer et le renier tou t
sir. Elle a un caractère structurel, structural, et
ensemble, le scriptible est une lecture-écriture,
se rattache logiquem ent aux notions de texte,
une lecture qui doit engendrer 1'écriture. Ainsi,
de textualité, d'intertextualité. Pour situer le ro­
dirons-nous d'après Barthes, Proust, lecteur de
manesque il faut d'abord, sem ble-t-il, se référer
Balzac, ne s'est guère soucié de personnages,
à l'un des articles les plus clairs, les plusferm es
de société, d'histoire, mais d'une tota lité tex-
de Roland Barthes : « De 1'ceuvre au texte ». Le
tuelle, qu'il compare avec Ia tota lité musicale de
roman est ceuvre, le romanesque espace d'écri-
W agner. On peut soutenir que Barthes a lu, dé-
ture. CEuvre (volume dans Ia bibliothèque), le ro­
chiffré Sarrasine en romancier potentiel mo-
man tend vers Ia monosémie, Ia compacité, l'or-
derne, dénom brant dans le texte différents
ganisation hiérarchisée, le concerté, le com -
codes sans cesse récurrents, sans cesse entre-
posé, et il comprendra des pôles de signification
croisés, et que par cette méthode qui suit les fils
renvoyant nécessairement le lecteur à des signi-
majeurs de Ia trame, sans s'arrêter aux lieux,
fiés, à des réalités concrètes, contingentes,
aux personnes, aux décors pris en eux-mêmes, il
même quand ce sont des idées ou des senti-
fa it de Ia textualité un système de plaisir. Ainsi,
ments. Le roman est historiai, tem porel. Spatial,
comme 1'écrivain le précise dans Le grain de ia
textuel, physiquem ent sém iotique au contraire,
voix, toute biographie, roman sans person­
le romanesque sera polysémique, pluriel. Loin
nages, est romanesque, se composant d'une ré-
d'«entra?ner» comme le roman, le romanesque
flexion infinie, sans début ni terme, sur les
doit être exploré selon une méthode, et en tant
signes d'une existence.
que textualité il fera plaisir. La spatialité, Ia poly-
sémie, l'hédonisme qui s'attache au fa it qu'il Ne concluons pas : peut-on comparer le ro­
faut chercher le texte au lieu d'être capté par lui, man avec le romanesque ?

17
Un visage-marécage

« L a laideur m ’a été découverte par les fe m m e s ; on m e disait que fé ta is laid depuis l’âge
de dix ans, mais je riappréhendais pas m a laideur dans une glace. J ’avais deux m anières de
m e voir dans la glace. Une fa ço n que je dirais universelle, com m e un ensem ble de sig n es; si
je voulais savoir si j ’avais besoin d ’avoir les cheveux coupés, de m e laver, de changer m a
cravate, etc. C ’étaient des ensembles de signes. Je voyais si mes cheveux étaient trop longs, si
m on visage était m aculé ou sale, mais finalem ent je ne saisissais pas m o n individualité, dans
ce visage. Une chose qui dem eurait toujours, c’était Vceil qui louche. Ça, ça dem eurait, et
c ’est ce que je voyais tout de suite. E t ça m ’entrainait à Vautre fa ço n de m e représenter dans
la glace, de m e voir dans la glace, com m e un marécage. Je voyais m o n visage d ’une autre
fa çon si je passais des signes abstraits au concret; le concret c’était une espèce de marécage.
Je voyais des traits qui n ’avaient pas beaucoup de sens, qui ne se com binaient pas en un
visage hum ain net, en partie à cause de m o n oeil qui louchait, en partie à cause de rides que
j ’ai eues rapidement. B r e fj’avais là com m e une espèce de paysage, vu d ’un avion. A v e c des
terres qui n ’ont pas beaucoup de sens autre que celui d ’être des cham ps, et p u is de tem ps en
temps, les cham ps disparaissent, ça m onte, il n ’y a plus de végétaux, ily a des collines ou des
montagnes. B r e f c’était une sorte de terre bouleversée qui était le substrat de ce q u ’est un
visage d ’hom m e, un visage que je voyais à l’ceil nu sur mes voisins, et que je ne voyais pas
dans la glace si je m ’y regar dais. Ces deux physionom ies, sans continuité, sans liaison :
Tuniversel, qui m e donnait un visage, mais un visage com m e on en voit dans les journaux,
avec quatre traits p o u r le figurer; et le particulier qui était en deçà du visage, qui était une
grosse chair agricole, il aurait faliu un travail de la perception p o u r Vorganiser en visage.
Ça, c’étaient m es deux manières de m e voir. Q uand je voyais la chair agricole, je m e désolais
de ne pas p o u vo ir voir le visage que les autres voyaient. E t naturellem ent quand je voyais des
traits généraux ça ne représentait pas m on visage. II m e m anquait com m e je pense que,

d ’une certaine façon, il m anque à chacun — le passage de l’un à 1’autre, la jonction qui
aurait été précisém ent le visage. »

Extrait de Simone de Beauvoir, La Cérémonie des Adieux,


suivie d 'Entretiens avec Jean-Paul Sartre, aoüt-septem bre
1974, Paris, G allim ard, 1981, p. 394-395.

18
esquisses
pour un portrait
de
Sartre *

dessins de
Robert Lapoujade

C ollection p a rtic u liè re *


I

20
21
maurice blanchot
jeanne delhocnme
jacques derrida
mikel dufrenne
Jean halperin
edmond jabès
françote larueOe
jean-fronçofc lyokxd
andré neher
odrien peperzak
paul ricceur
edith wyschogrod

P O L IT IQ U E S
NEGATIVITE
ET
I COMMUNICATION
I DE,

L 'E C R IT U R E
BATAILLE / DERRIDA
LE S E N S D U S A C R E
DA N S LA PENSEE FRAN ÇAISE
I TEXTES POUR

EMMANUEL
LÉVINAS
y«jnwichcl/Hacc DU SURRÉALISME Á NOS JOURS
/Sinw;cbc!/>iace yeisn ///iche!/>iacc

La pensée et 1’écriture La compréhension est le Communs quant à leur Ces textes ont été
sacnficielle de Bataille sonl au centre de 1’ldentité source mais divergents suscités et rassemblés
centre des trois études que Humaine, suite de quant à leurs destins dans le but de faire
propose Jean-Michel Psyché soma germen, (Monnerot, Caillois, partager au plus large
Heimonet. Elles témoignent oú Boris Rybak formulait Bataille) ce livre pose la public de langue
d’une déchirure qui semble les bases biologiques de question du rapport entre française, mais
n’être plus seulement celle 1’Éthique. écriture et pouvoir, particulièrement aux
d’une «expénence mtérieure» En ces fondements de création de formes et universitaires, 1’admiration
isolée, mais appartenir au notre Être, la création de force, telle que leurs auteurs portent
monde dans ses ultimes démonstration qui va de qu’elle s’est exprimée à un philosophe qui est
developpements. II est à croire la physique à la dans la pensée l’un des tout premiers de
que 1’homme actuel, victime de métaphysique de contemporaine, du ce temps et dont les
1’affaiblissement de 1’être PHomme - à la surréalisme à la questions comme les
collectif, soit en passe métabiophysique de modernité - Derrida, réponses leur paraitront,
d’expèrimenter une nègativité 1’Homme comme il est dit Baudrillard. Comment justement parce qu’elles
objective au plus profond de - repose notamment sur 1’écriture moderne, sont dégagées de toute
lui-meme, là ou le langage une lecture, de bilogiste également dédaigneuse préoccupation de mode,
devient impuissant à s’exprimer et de logicien, de la Bible de 1’idéalisme et du particulièrement
et ou la commumcation et plus précisément de la pragmatisme, s’efforce suggestives pour notre
s’immole. La cramte de Bataille Genèse. de représenter conjoncture.
de voir une pensée libre de La crise de 1’Homme que 1’impossible, de ressaisir
toutes bornes trouver une nous subissons et qui cette dimension sacrée
application «monstrueuse» sur commande les crises de Pexistence humaine,
le plan social et politique est économique, sociale et que Bataille définissait
peut-être en voie de se réaliser psychologique de notre comme «ce qui n'étant
temps, se trouve ici que Vau delà du sens,
sous une forme encore mal
mesurable. Est-ce à dire que posée avec Science et est plus que lui...».
récriture-limite doive être Nescience. « Notre vie,
ce n’est donc pas
disquahfièe ? C est
seulement l’état présent
précisément ce genre
de la mort, en somme
d’alternative que Jean-Michel
repoussée, ni du Paraclet
Heimonet refuse. Füt-elle issue
seulement, ni le demi-
d’un sentiment exacerbe rêve demi réel, c’est
d’impuissance, 1’écriture Pobligation éthique, le LE LIVRE. RECHERCHE <4UTRE
sacnficielle reste la garante de chaos maitrisé ou
la gratuité souveraine de la DEDMONDJylBÈS
1’agonie».
pensée. Lom de s’opposer à la
positivité altruiste du discours
et de 1’action rationnelle, elle /eanAvichd/facc
peut, en accord avec elle,
mobiliser notre capacité critique
face au mode hédoniste de nos
sociétés qui ne cesse de Ce livre se veut une
mettre la pensée en péril. étude de 1’oeuvre
d’Edmond Jabès. Une
étude de la production
expressive, suivie au
cours des livres, du
premier au dernier, du
dernier au premier, l’un
lisant l’autre, 1’interaction
des lectures se faisant a
des niveaux différents, en
permanent
chevauchement. L’ceuvre
jabésienne n’a pas été
conçue telle de propos
délibéré, suivant un projet
qui se déroulerait et
s’objectiverait
//o o progressivement dans les
J V C t J L J L / / ^ JLMJL IM L livres.

■ 12, rue Pierre et Mane Curie, 75005 Paris


Vimaginaire et com plissent deux actes, sinon identiques, du
moins hom ologues dans leur caractère de radi-
cale et pure liberté. Mais com m ent est-il pos­
Vesthétique de Sartre sible de «changer» les choses sans s'y enliser,
sinon à travers l'im agination ? Comment est-il
possible, dans le monde sartrien, de s'engager
et se « salir les m ains» sans que cela signifie
s'aliéner ? La prose, dans Qu'est-ce que Ia
Sandro B riosi littérature ? est un « appel » à Ia liberté « pure » du
le c te u r: elle est donc, avant tout, le contraire
exact d'un appel à l'engagem ent dans une réa­
lité concrète et déterminée; elle est une invita-
tion à percevoir, au-delà de Ia situation, Ia di-
Prenons pour commencer, Qu'est-ce que Ia mension absolue, m éta-historique, de Ia vie.-
littérature ? (Situations, II). Tout 1'essai se base, Mais Ia face cachée, le revers de Ia médaille, ne
comme on sait, sur les notions de poésie et de peut pas s 'e ffa c e r: radicalisée jusqu'à devenir
prose, et celle-ci se présente comme une ma­ pure et désengagée, Ia liberté ne peut pas sé-
nière d'être-dans-le-langage qui reproduit (ou journer longtem ps dans cette pureté idéale. En
m ie u x : s'identifie avec) l'être-dans-le-m onde effet, Ia première « fonction » de Ia prose est de
décrit dans L'être et le néant. Son caractère faire que « nul ne puisse ignorer le monde et que
principal est en effet Ia « transparence» d'un nul ne s'en puisse dire innocent», et cette re­
acte qui « d é v o ile » et en m êm e tem ps marque est suffisante à rendre douteuse Ia pos-
« change » le monde. Dans Ia parole du prosa- sibilité d'une écriture «transparente», car il est
teur, sem ble-t-il au début, il n'y a aucune opa- clair qu'on ne peut se « se n tir» responsable du
cité, aucune résistance; Ia conscience se recon- monde que si on ne Yest plus com plètem ent.
nait dans sa propre création sans se sentir du Pour que le monde puisse ne pas être « ignoré »
to u t aliénée par ses résultats. La parole-projet et m'apparaítre comme « mon » monde, il est
du romancier a effacé le destin d'objectivation nécessaire qu'il se détache du m ouvem ent de
de 1'action humaine; 1'engagement s'identifie mon intentionnalité et se pose devant moi, il est
avec Ia « spontanéité » de Ia conscience, et l'au- nécessaire que les choses cessent de m 'échap-
teur engagé et 1'homme « révolutionnaire » ac- per à l'horizon de ma Liberté et « s 'a rrê te n t» en

23
devenant des images habitées (comme Sartre le man idéal, conçu comme discours transparent
disait dans L'im aginaire) par le «savoir». Ainsi, qui découvre et change le monde, mais qui,
après avoir du constater son incapacité d'agir comme on le remarquait ci-dessus, se bloque
réellem ent (de s'engager) parmi les choses, la li­ en même tem ps dans Topacité de l'objet im agi­
berté de 1'imaginaire de la prose doit aussi ac- naire : l'idéal, contradictoire dans ses termes
cepter, im plicitem ent, la nécessité de s'incarner mêmes, est celui d'un livre qui doit avoir un
dans 1'objectivité de 1'oeuvre : d'assum er donc le « s ty le » (une opacité donc) qui reste « ina-
statut (« magique ») du « mot-chose » qui se perçu », une « force douce et insensible ».
donne au début comme propre à la poésie. La
tentative de trouver une issue en radicalisant et Ce roman idéal reproduit d'ailleurs les struc­
en libérant la liberté échoue. Et, parallèlement, tures du libre être pour-soi, il est donc identique
échoue l'effort pour sortir du solipsisme. En ef- à 1'idéal d'un engagement libre de 1'action qui
fet, comme c'était déjà le cas dans les descrip- est, lui aussi, une form e d'utopique compromis.
tions de L'imaginaire, le prosateur ne rencontre, Ce n'est pas un hasard si, dans la suite de son
dans son oeuvre, que « son savoir, sa volonté, activité, Sartre sera obligé de choisir une forme
ses projets » et, dans le même instant, « 1'opéra- négative et « anarchiste » d'engagement. L'en­
tion d'écrire im plique celle de lire comme son gagem ent positif, le libre p ro jet ne peuvent que
corrélatif dialectique ». Au m om ent même oü il se présenter sous la form e « esthétique » d'un
im plique 1'autre dans la création, l'art renforce, com prom is entre l'a rt et la vie. Cela devient clair
grâce à l'autre, sa condition de libre solitude; par exemple chez un sartNen « fidèle » comme F.
cet autre, ce « lecteur im p lic ite » est donc Jeanson2 qui écrira ; « Ce n'est pas l'action qui
im aginé par la liberté de 1'écrivain dans le but de doit se pénétrer d'im aginaire et finalem ent se
se libérer de 1'autre réel : ou, plus exactement, renoncer, c'est 1'imagination qui doit faire 1'objet
de se libérer de sa condamnation^à s'objectiver d'une action dans le monde »; c'est seulement
sous son regard. Car, comme le remarque en­ ainsi que « dans 1'unité d'un « p ro je t», par oü se
core M erleau-P onty1, « s'ii trouve autrui, ce ne m anifestent à la fois le pouvoir de négation et la
sera que comme son propre être vu ». « Pour volonté d'engagem ent d'une conscience, celle-
avoir profondém ent regretté que cette ordon- ci peut se constituer en tant que sujet... et pas-
nance (du monde) un instant perçue ne m 'ait ser ainsi entre les deux écueils d'une imperson-
été offerte par personne et ne soit, par consé- nalité de négation absolue et d'une impersonna-
quence, pas vraie » — c'est-à-dire pas fondée — lité d'affirm ation contingente». II ne sera plus
« il arrive que je fixe mon rêve, je le transpose é to n n a n t, a lo rs , de c o n s ta te r la q u a s i-
sur une toile, dans un écrit. Ainsi je nYentremets contem poranéité de 1'intérêt de Sartre pour
entre la finalité sans fin qui me parait dans les Baudelaire et de sa théorisation de 1'engage-
spectacles naturels et le regard des autres m ent : la seule différence, pourrions-nous dire,
hom m es». Mais cette liberté retrouvée et entre 1'engagement révolutionnaire de Qu'est-
« fixée » dans sa pureté de « songe » grâce à ce que la littérature ? et la vie proprem ent défi-
l'art, est justem ent le résultat de l'effacem ent de nissable de dandy et d'esthète de Baudelaire
notre être-pour-autrui (je nrTentremets, dit (qui n'est pas une « révolution », dit Sartre, mais
Sartre, entre mon « spectacle » et le « regard des une « révolte ») est celle qui passe entre une
autres ») et en même tem ps le résultat d'une li- conscience préréflexive et une conscience ré-
bération de la « fina lité » de mon projet par rap­ flexive; car celle-ci, comme on l'a vu, est une
port à la « fin » inaccessible qu'est son f u t u r : la form e de quasi-connaissance qui, au niveau de
seule voie, ce futur, à travers quoi le projet pour- la « réflexion impure », se trouve nécessairement
rait s'engager dans le monde et sortir de sa soli­ « en mauvaise fo i» (L'être et le néant, ch. II,
tude. La liberté échoue; échoue la lutte contre le par. III). Entre les deux écueils dont parle Jean­
solipsisme. Échoue, enfin, la recherche du com- son, entre la liberté absolue et la contingence, il
promis dans l'effort sartrien de concevoir un ro­ n'y a d'espace que pour des formes différentes

24
de mauvaise foi. C'est à travers Ia mauvaise fo i tiste, redécouvre Ia liberté dans sa plus grande
de Ia réflexion, nous 1'avons vu, que le sujet pureté; et il est l'écrivain qui peut trouver Ia voie
vient au monde; et pour cela ridée-com prom is d'un « engagement total » au fond d'un « radical
d'un sujet libre, d'une individualité irréfléchie désengagem ent» (cf. 1'interview de S artre3 de
(au niveau de 1'action ou de Ia littérature) ne 1962).
peut être que le résultat illusoire d'une mau­
Deux autres exemples de Ia persistance, pen-
vaise foi ultérieure opérée par 1'imaginaire,
dant ces dernières années, des thèses et des
d'une esthétisation de Ia vie. Le dandysme de
impasses de Lim a gina ire peuvent être offerts,
Baudelaire n'est que Ia vérité qui se cache der-
pour finir, par 1'entrevue de Sartre avec
rière 1'illusion de 1'écrivain engagé, Ia retombée
Verstraeten4 de 1 9 66 et par ses conférences de
inévitable au niveau de Ia mauvaise foi origi-
1965 réunies dans le Plaidoyer p ou r les
naire constitutive du sujet, et que Ia réflexion
intellectuels (Gallimard, 1966). Dans 1'inter-
« pure » n'avait pas pu réellem ent effacer; il est
view, nous voudrions souligner le retour de Ia fi­
Ia dém onstration de 1'impossibilité pour ce sujet
gure du com prom is là ou Sartre propose une
de retourner, en restant s u je t à 1'innocence de
image dans laquelle Ia liberté irréelle de Ia
Ia conscience préréflexive et transparente qui
poésie et Ia réalité engagée de Ia prose sont re-
est, justem ent « prépersonnelle ». Opacité trans­
présentées sous Ia form e de mouvements, régu-
parente, force insensible : vu ainsi de Ia part de
lièrem ent alternants, d'une respiration : Ia
l'objet, le com prom is de Ia prose prend — quand
poésie est l'« inspiration », Ia prose l'« expan-
il est vu de Ia part du sujet, du lecteur du ro­
s io n ». L'oscillation, le drame de l'ou bien-ou
man — Ia form e d'une « docilité co n se n tie »,
bien — liberté irréelle et/ou réalité esclave — se
d'une « cré d u lité » consciente. Libre esclavage
dissimule dans Ia fiction d'une alternance régu-
ou liberté esclave : dans Ia suspension de l'im a-
lière et naturelle. Mais dans le Plaidoyer le m ou­
ginaire de Ia prose les deux côtés de Ia médaille
vem ent oscillatoire, plutôt que dépassé par son
interrom pent Ia lutte m ortelle et sans vainqueur
inscription dans Ia nature, apparaít encore une
qui les engage, se « ré co n cilie n t» et croient
fois bloqué : à Ia recherche, plus ou moins dra-
trouver Ia paix dans Ia conscience de leur soli-
matique, de Ia libre tota lité de Ia vie se substitue
darité intim e. Encore dans Ia Critique Sartre
— pour 1'intellectuel tel que Sartre le c o n ç o it—
parlera ainsi du roman, et il est bien possible
Ia tâche de tém oigner d'une tension vers une li­
qu'il pense, alors, aussi à son « roman vrai », Z.7-
berté impossible; Ia nouveauté est seulement
d io t de Ia fam ille : « L'histoire se faisant... appa-
que cette im possibilité n'est pas attribuée à Ia
raít déroulem ent nécessaire. Le roman a préci­
conscience, mais au monde actuel dont les fins
sément pour finalité Ia réconciliation, dans l'es-
sont déjà toutes «faites». Nouveauté relative,
prit du lecteur, entre Ia liberté des personnages
d'ailleurs, à bien y re g a rd e r: bien avant qu'il
et les décrets du Destin » (Critique de Ia raison
donne, à travers Marx, une « épaisseur maté-
dialectique, p. 1 59).
r ie lle » et h isto riq u e à ses analyses de
Et Flaubert, justem ent, part d'une position de Llm a gina ire [cf. cette déclaration de Sartre
privation radicale de sa liberté : sa condamna- dans 1'entretien de Situations X), déjà dans son
tion à Ia passivité, à Ia « bêtise » a sa source essai sur Faulkner (sur Le cri et Ia fureur, in
dans Ia toute petite enfance, là oü — dit Sartre — S ituations I) il avait expliqué 1'imaginaire de l'é-
« 1'organique et 1'existentiel se co n fo n d e n t» crivain américain par Ia réalité d'une société au
(L'idiot de Ia fam ille, I, 5 4-55 ); là oü, donc, le « fu tu r barré ». Dans le Plaidoyer, en to u t cas,
m om ent du « choix fondam ental » de soi se con- l'intellectuel engagé est définitivem ent rem-
fond (mais sans s'y résoudre) avec Ia nature. placé par 1'intellectuel-tém oin, conscience mal-
Mais c'est justem ent pour cette raison que heureuse de son impuissance propre et (à tra­
Flaubert est 1'homme qui, dans 1'irréalisation vers celle-ci) de 1'impuissance d’autrui.
successive de soi comme Acteur, Poète et Ar-

25
Sartre s'est toujours davantage convaincu déplacem ent de celle-ci dans 1'espace magique
que « nul ne peut totaliser sa vie... pas même en de la chose irréelle.
im agination » (cf. 1'essai sur L'inachevé de Puig,
Plus que d'un com prom is extrême, on pourra
in S ituations IX, dont le titre est Je, tu, il) : irréa-
parler ici d'un renoncement, de la reconnais-
lisée, « possédée », la tota lité reste quand même
sance de l'« impossible unité de la d u a lité »
marquée par la contingence, comme le révèle
(P/aidoyer, 102). Suspendre la suspension, ima-
son destin de devenir objet aliénant et « ma-
giner l'im aginaire est la seule voie, désespérée,
g iq u e ». Pour cela Sartre, justem ent quand il
qui reste à qui a découvert (dès les années de
cherche à donner (comme on l'a rappelé ci-
L'im aginaire) 1'impossibilité de trouver des
dessus) une épaisseur «m a té rielle» aux ana-
issues hors de la prison que la liberté humaine,
lyses jam ais répudiées de L'imaginaire, radica-
réalisante ou imageante, ne peut pas ne pas
lise encore plus sa recherche du salut par la sus-
être.
pension, en nous proposant une épochè de
deuxième dégré, en nous indiquant comme Réalisante, imageante, ou « faisante » : car il y
exemple L'inachevé, un livre qui ouvre un «trou a, comme nous 1'avons vu, une analogie parfaite
dans le langage », « une lacune au beau milieu entre les trois procès de la réflexion, de 1'imagi-
de 1'imaginaire » (Je, tu, //, 304); en déplaçant nation et du Faire comme caractérisés par un
notre attention de la tota lité libre-irréelle au premier m om ent qui est celui de la fondation
m ouvem ent même de la totalisation, devenu absolue de soi et du monde; un deuxième mo­
une pure « te n sio n» sans contenu, «im aginaire ment qui représente (à travers les voies nom -
pur» (ibid.). Le marxisme que 1'existentialisme breuses de la mauvaise foi et de l'imaginaire)
sartrien a absorbé dans la Critique a mis l'ac- une extériorisation partielle du mouvem ent de
cent sur la réalité de 1'aliénation qui domine notre liberté, un «deuxièm e effort pour nous
1'histoire et 1'homme; mais, comme déjà dans fonder» (L'être et le néant, II, II, III, à propos de
L'imaginaire, l'aliénation et la liberté continuent la réflexion; mais cet effort est bien comparable
à être reliées par un rapport de com plém enta- à « 1'effort pour nous faire essentiels par rapport
rité conflictuelle. Le radicalisme politique du à n o tre c ré a tio n » de Q u 'e s t-c e que la
dernier Sartre lui ôte alors, sim plem ent, toute litté ra tu re ); un troisièm e m om ent oü l'effort se
envie de se poser, fasciné, vis-à-vis des renonce et se retrouve fatalem ent vis-à-vis des
monstres que la liberté est destinée à engendrer objets totalem ent enlisés, aliénés, extérieurs; et
ou de s'en libérer en les renferm ant dans les ceux-ci prennent les noms respectivement de
contours achevés de l'ceuvre. II le pousse vers psyché, d'ceuvre d'art, d'ustensile. L'imaginaire
des ceuvres «inachevées» (comme L'inachevé) proprem ent dit se situe évidem m ent au cceur du
qui contestent et détruisent radicalem ent de deuxième m om ent, mais ses structures fonda-
1'intérieur ce m ouvem ent oscillatoire entre le mentales sont les mêmes que celles qui carac-
sujet et 1'objet dans lequel L'im aginaire pouvait térisent la réalité humaine dans le m om ent
encore chercher une solution dans les moments central de toutes ses m anifestations : dans le
oü la liberté se « p u rifie » ou dans ceux oü m om ent oü elle croit pouvoir connaítre et
l'hom m e est libéré de sa propre liberté par le sauver sa propre liberté.

notes

1. M. Merleau-Ponty, Le visible et 1'invisible, Paris, Gallimard, 3. M. Coutat, M. Rybalka, Les écrits de Sartre, Paris, Galli­
1964, p. 109. mard, 1970, p. 429.
2. F. Jeanson, Le problème moral et la pensée de Sartre, Pa­ 4. L'écrivain et sa langue, Situations IX, Paris, Gallimard,
ris, Le Seuil, 1965, pp. 96.96. 1972.

26
Sartre et Mallarmé 1 h e rm é ne u tiqu e , d ia le ctiq u e , p h é n o m é n o lo -
gique, ontologique, historique, eschatologique.
Faussement séparés, forcém ent, puisque Ia li­
berté préside dans sa spontanéité principielle à
toutes ces hypostases susceptibles d'en déter-
miner 1'intelligibilité.
Pierre Verstraeten
M éthodologiquem ent, il s'agit essentielle­
ment de récuser le double réductionisme psy-
chologique et historico-social de 1'interprétation
Que cherche Sartre en Mallarm é ? Lui-même, de Mallarmé. II rappelle 1'inéluctable originalité
comme toujours, mais selon /'em pirism e phéno- de Ia liberté à 1'égard de tous conditionnem ents,
ménologique et dialectique qui n'a cessé d'ani- non pas leur négation mais leur saisie comme
mer ses travaux, c'est-à-dire selon Ia plus « maladie de l'être-dans-le-m onde » (Obliques,
grande attention accordée à 1'autre, en ce que p. 185) ou comme vérité de 1'homme dans sa
c'est à travers lui qu'il cherche à s'apprendre. composante d'aliénation : son être-pour-les-
Lui-même n é ta n t rien, comme tou t un chacun, autres, sa réification dans les relations d ’extério-
le mouvem ent du savoir sera aussi vain qu'in- rité, au pire — c'est le cas pour le dix-neuvième
fini, confirm ant to u t au plus certains schèmes siècle — lorsque Ia haine de 1’homme pour
form eis d'organisation de son système, toujours 1'homme le fait se comprendre sur le mode d'un
ouvert : 1'espace ontologique de L'être et le objet, donc traitable comme une chose, bref,
néant; — Ia liberté s'apprenant incessamm ent quand 1'homme devient effectivem ent un autre
auprès de l'autre, et y déjouant essentiellem ent pour l'hom m e, et que les hommes cautionnent
les pièges défensifs que constitue Ia déterm ina- par leur pratique les lois instinctuelles de l'ani-
tion de l'autre comme Autre, y approfondissant mal. Mais précisément, ces pathologies n'ont de
en conséquence — de cette réserve attentive — sens qu'au regard de Ia norme synthétique ori-
1'ampleur de sa propre liberté; tous niveaux phi- ginaire du rapport de Ia conscience au monde :
losophiques concernés, en m otivations arti- « Ou 1'homme est un caillou ou il est le rapport
culées, selon le souci de totaliser, mais sans original, c'est-à-dire l'être par qui le rapport ap-
présom ptions définitives, se sachant condamné parait dans l'être, ou encore le fondem ent de
à Ia dé-totalisation. Niveaux m éthodologique. tous les rapports » (Obliques, p. 1 94).

27
Ainsi 1'herméneutique est-elle d'emblée af- dans 1'énigme de sa profondeur cachée (sujet).
firm ée en prévalence à toute perspective unila- Dans ce cas, l'hom m e, objet de son objet, c'est-
térale d'une instance sur le to u t : « le rapport à-dire objet de son objet-libre, serait lui-m êm e
originei au monde ne saurait être donné, il ne objet libre, et la liberté en conséquence agis-
saurait non plus exister en puissance ni dem eu- sante sur les deux fronts corrélatifs, sim plem ent
rer en suspens, dans quelque flo tte m e n t inerte : sans plus 1'horizon d'un sens d'avènem ent au-
il faut qu'il soit vécu, existé; cela veut dire que quel se mesurer. Du non-sens se fom entant in-
chaque réalité humaine doit se faire elle-même cessamment, et hors toute program m ation, sauf
et à neuf, relation singulière à T o ut» (Ob/iques, inédite. Mais dans ce cas, la différence est-elle
p. 184). Aussi bien Sartre ne se laissera-t-il pas aussi grande qu'il peut y paraítre entre 1'hermé-
plus déborder par en haut, après la « réduction » neutique affirmée de Sartre et celle-ci ? Car
par le bas, en Toccurrence par le « productio- certes, c'est au sens s'engendrant de la produc-
nisme » de la signifiance : une créativité intem - tion de 1'ceuvre par 1'artiste et de 1'exégèse de
pestive et inattendue des syntagmes, du fa it de cette oeuvre, que Sartre suspend 1'apport her-
leur m atérialité sursignifiante; ce que depuis méneutique. Cependant la distinction n'est-elle
toujours il désigne comme la « part du diable »2 pas verbale si dans les deux perspectives c'est
du langage et dans laquelle il voit un des une création em portant 1'initiative de son dé-
moyens mêmes de m anifestation de la liberté clenchem ent dans ses effets, ne la repérant
en tant que finitude. « Quoi de mieux ? Je refu- qu'en eux, qu'on observe ? Au reste désignant
serais d'être un Dieu, si on me le proposait. II ce qu'on peut appeler une physiognomonie du
n'est pas jusqu'au simple fa it d'être en danger signifiant ou sa structure non signifiante maté-
perm anent qui ne puisse être source de jouis­ rielle (L'idiot de /a fam ille, I, p. 929 et sui-
sance » (Ob/iques, p. 187). Mais justem ent, vantes), Sartre y relève trois fonctions propres à
c'est à cette inflation unilatérale du diable en r é a lis e r la lib e r t é du d é s ir , e t p lu s
1'écriture — en apparence un arbitraire pour l'as- particulièrem ent à faire de ces fonctions l'o b je t
sujettissem ent à la seule loi de soumission à ses m êm e du désir de l'écrivain : liberté du langage
effets — qu'il s'oppose : «nos habiles..., le cau- pris pour objet même de la liberté créatrice, 1'é­
chem ar humain est un discours sans s u je t» criture s'em portant en ses possibilités d'em por-
(L'idiot de la famille, tom e III, p. 31 7). Et certes, tem ent. 1) La configuration graphique du mot fi-
toute perspective adoptée est herm éneutique- gurant, selon la signification dont il est porteur,
m ent articulée sur son objet — psychanalyse, autorisant dès lors Tirréalisation ou la sym boli-
marxisme, sémiologie — et produit les effets en sation liée à cette configuration : les « mouve-
retour de son déchiffrem ent sur la méthode ments de 1'esprit» eux-mêmes s'incarnant ainsi
adoptée; mais jam ais cette circularité n'est re- en cette m atérialité irréalisée {ibid., p. 930). En
vendiquée comme telle par les sciences hu- conséquence : 2) 1'épaisseur sédimentée des
maines, en une subordination intelligible de leur m ultiples composantes verbales du mot, cha-
principe à /'être du rapport, au m ouvem ent cune dotée du même pouvoir d'irréalisation
ontologique qui en engendre la possibilité : et propre à la graphie de ses éléments de com po-
au niveau de 1'objet et au niveau de la réflexion sition, renforce en une profondeur « indisable »
imm anente qu'elle en produit comme savoir de le pouvoir d'irréalisation, donc la relation ima-
soi en ses strates d'altérité. Toutes les sciences geante au langage, et Tirréalisation corrélative
humaines, pareilles l'une à l'autre en leur es- du lecteur. Enfin, 3) « le passage constant du
sence : faire de 1'homme l'objet de son objet, à signe à 1'image et vice-versa ne serait pas
sens unique, et sans réciprocité en quête d'un même possible sans m édiation : ... une signifi­
fondem ent enveloppant les deux extrêmes. cation conceptuelle et un sens indisable qui
Reste qu'il est loisible de faire se rejoindre la s'interpénétrent sous le controle d'un désir inar-
créativité textuelle (objet) et le désir libre, in- ticulable » [ibid., p. 935).
conscient, sans entraves : la création elle-même

28
« Choisir la som ptuosité des noms, c'est déjà liers du sens trop lourd de 1'histoire et d'un non-
préférer 1'univers du Verbe à celui des choses et sens* prospecteur et expérimental : une liberté
1'assouvissement par les mots — faux assouvis- par rupture plus que par approfondissement, en
s e m e n t— à la jouissance réelle des biens de ce prophétie de notre siècle et non des lim ites du
monde. Cela n'ira pas sans peine car on ne peut x ix eme siècle3.
obliger le discours à exercer à la fois la fonction
sémantique et la fonction imageante... Mais, si Le niveau dialectique, pour autant qu'il se dé-
l'on fa it subir au m ot le traitem ent approprié, finisse paradoxalement par son refus de la dia­
dans le m om ent de 1'imaginarisation, la signifi­ lectique : l'invention exacerbée'du seul terme
cation devient structure im plicite du sens ver­ ''nécessaire'' de sa logique : la nécessité, l'uni-
bal. Cette dialectique et ce traitem ent ne sont versalité exigée dans 1'unilatéralité exclusive de
autres que la littérature, au moins tel le que le toute contingence, le pur possible se prenant
dix-neuvième siècle la c o n ç o it» (ibid., p. 934). pour l'effectivité, et rapidem ent le nécessaire.
En tant qu'il s'agit en elle avant tout, comme Sartre parle d'un « matérialisme analytique et
nous 1'enseignera le niveau dialectique, de nier vaguem ent spinoziste » en même tem ps que de
la relation du hasard et de la nécessité, pour ne « 1'extraordinaire logique négative de M allar­
conserver que 1'imaginaire nécessité : à bride mé »4. On ne s'étonnera pas de retrouver la dé-
abattue p ou r rirréalisation. C e st que cette nonciation hégélienne de Spinoza puisqu'aussi
double fonction physiognom onique — « le pas- bien c'est la même dialectique du contingent et
sage constant du signe à 1'image et vice-versa — du nécessaire qui pour Hegel atteste la liberté,
ne serait pas même possible sans médiation... ». cela même qui, au niveau de 1'Absolu, est dé-
Précisément le désir. En 1'occurrence, le désir pourvu de subjectivité chez Spinoza. Le to u t des
comme inarticulable, contrôlant 1'interpénétra- possibles constitue en effet de lui-m êm e une fi­
tion de la signification conceptuelle et du sens gure déterminée au titre de « Logique » et s'op-
indisable (ibid., p. 935). Précisément ce qui peut pose donc à 1'autre de soi : la « Nature », en vue
s'en laisser circonscrire par le tém oin, et ce qui de leur réconciliation : I'Esprit ou la scène tou ­
se trouve en prise directe sur le sens dialectique jours déjà produite de leur altercation; le champ
et phénom énologique que revêt 1'ceuvre de M al- des possibles constituant dès à 1'avance 1'autre
larmé pour Sartre : le jeu de la structure maté- que le possible : le réel de la figure qu'il est et
rielle in-signifiante induisant im aginairem ent la donc entraíne effectivem ent en sa réalité cha-
réalité même de ce sens, toujours en vue du dé- cun des possibles constituant son champ, to u t
sastre : to u t ce que Mallarm é développe dans possible possible du réel qu'il est et to u t réel
Ig itu r qu'on pourrait a p p e le r: «de la littérature réel de son possible, invessant passage selon la
considérée comme s u ic id e » (ibid., p. 267)... Nécessité de la Substance se causant, infini-
« Ruiner en douce des mots somptueux, provo- ment, pour aucune réconciliation ni finalité chez
quer la collision du sens (dépassement vers l'ir- Spinoza, sans donc la reprise magnifiante de la
réel de la présence physique) et de la significa­ pensée rejoignant l'Absolu comme chez Hegel,
tion au profit de l'indéterm ination et finalem ent ou sachant l'im possibilité de le rejoindre comme
d'un néant subtil sur la surface duquel 1'être chez Sartre, mais y creusant de ce fa it même un
glisse » (Ibid., p. 930). Sartre serait le dernier à horizon de sens, impossible et nécessaire : ré­
nier 1'invention propre à ce travail sur les gra- conciliation de toutes les consciences, affirmée
pKèmes, mais le subordonne indubitablem ent à par nostalgie même à ne pouvoir 1'atteindre.
l'invention d'une névrose ou d'une folie du Mais il s'agit avec Mallarm é de 1'instance
siècle : sens de ce non-sens — à savoir 1'intério- dialectique elle-m êm e : son interprétation unila-
risation pa"r la liberté des conditions de son im - térale de l'Absolu, pure manifestation de soi
possibilité réelle. D'autres interprètes préserve- sans autre règle que sa Causalité comme chez
ront le niveau proprem ent littéraire pour en faire Spinoza, et oü l'entendem ent n'est qu'un mode
une invention des êtres des lointains, les fronta- parmi les autres, to u t au plus utile à apprendre

29
son inutilité, et ne pas s'opposer à Ia prolixité est emporté en chacun qui dénonce Ia violence
productive du tout. Sartre y conjoint deux fi­ même de l'histoire au niveau de laquelle il est
gures de Ia conscience de soi, forcém ent celles censé a d v e n ir: tous cceurs imbus de leur uni-
qui se lim iten t du point de vue de leur individua- versalité. Mais un em portem ent d e stru e te u r:
lité à une compréhension unilatérale de l'A b- sans p lu s 1'espoir de ré a lis e r 1'Absolu
solu : Ia conscience malheureuse érigeant l'A b- politiqu e m e nt ou de 1'objectiver culturellem ent.
solu en le manque d'elle-m êm e, ce dont 1'éloi- A com m encer par Ia figure Ia plus flagrante de
gnement Ia rend malheureuse autant qu'inutile cet espoir, Sartre y insiste : « Mallarmé n'est ni
— corrélat conscient de Ia Substance spino- ne sera jam ais de ces superbes brigands qui, en
ziste : «les poètes de 1860 en sont encore Ia proie à eux-mêmes, opposent Ia loi de leur coeur
conscience malheureuse» (Obliques, p. 278). au Cours du M onde» (Obliques, p. 189). Mais
Pourtant, alors que cette dénonciation ne ces- pas plus ne pourra-t-il se satisfaire d'avoir ainsi
sera de peser sur Mallarmé, Sartre engendre le dessiné négativem ent le lieu de 1'Absolu comme
sens le plus radical de sa poésie à partir du présume le faire Ia malheureuse belle - âme :
stoícisme et du passage de cette figure au scep- son âme en refus de Ia relativité du cours du
tiçism e, elle - même condition préjudicielle de Ia Monde. C'est que Tabsentéification du monde
Conscience malheureuse dans Ia phénom éno­ subie par M allarm é, son refus conséquent des
logie hégélienne. C'est que le scepticisme n'est éclats de l'histoire se sont radicalisés jusqu'à
pas un état d'âme mais une négativité agissante nier son âme elle-même, compromise dans Ia
dans le refus de toute réconciliation, dans l'iné- form e même de Ia pureté — nous allons y ve-
luctable assom ption de Ia destruction, sans sé- n ir —, et en conséquence conduisant 1'Absolu à
rénité dans le malheur, mais détruisant à me- un désastre plus im m ém orial, naufragé lui-
sure toute instance de Vrai, de Bien et de Beau, même dans Ia perte de toute âme : Ia belle-
y compris celle à laquelle elle advient par l'écri- mauvaise-âme : les ultim es effets de Ia théo-
ture de sa négation, ce qui reste, après avoir logie dans Ia récente compréhension négative
néantisé toute chose, de 1'être même de ce de Dieu, le Dieu absent en ses refuges les plus
néant, sillage de son mouvement, à récuser abrités, en les labyrinthes des rares croyants
égalem ent pour ce qui s'y achève ou clôture : aux catacombes de leur âme.
« proférer Ia parole pour Ia replonger dans
Donc Ia conscience malheureuse sera Ia part
1'inanité » (Igitur).
Ia plus médiocre des poètes du dix-neuvième
siècle, Ia bonasse idéologie avec laquelle vivre
Mais aussi destructrice sera Ia belle âme dans
le quotidien, le stoícisme générateur d'ennui, Ia
le panorama des figures de Ia conscience, non
form e pure de Ia conscience, non contaminée
pas Ia « malheureuse - belle - âme », dont parle
par le contenu bassement empirique. « Pour
Hegel, dans 1'impuissance qu'elle éprouve à
Tinstant, les poètes de 1860 en sont encore à Ia
synthétiser ailleurs que dans son âme Ia nature
conscience malheureuse : leur moi transcen-
et Ia liberté, Ia nécessité et Ia pureté, seule
dantal n'est que 1'acte de nier, vidé de to u t con­
beauté contem plable, mais Ia belle-mauvaise-
tenu et leur caractère empirique qu'ils ne se
âme qui sem blablem ent à ia malheureuse-belle-
soucient pas de cultiver, reste en fric h e »
âme est une individualité qui a connu 1'Absolu
(Obliques, p. 1 78).
de 89 en a éprouvé l'inanité au niveau du cours
du monde — éclats, bruit et fureur de tous les Mais Ia beile-mauvaise-âme sera, à Tinstarde
coeurs s'affrontant —, et se retranche à son tour 1'attitude sceptique, Ia destruction assurée sur
dans Ia place-forte de son âme, forte de son tous les fronts : objectif et subjectif, sans reste
geste et du renferm em ent ainsi accompli de apparent, en réinvention permanente du pire,
1'Absolu. L'envers de Ia conscience malheureuse forcém ent nourrie de ressentim ent et donc de
toujours en défaut de l'Absolu, immuable, infini- déception à l'endroit de l'Absolu, par là-même
ment éloigné, ressenti et non conçu. Ici 1'Absolu devant bien en soutenir 1'exigence quelque part

30
au coeur même de sa disparition proférée, et, verselle, et donc dans cet aveu découvre sa
comme ie scepticisme se refusant iui-m êm e, propre particularité à être le coeur dur et intran-
réaffirm er ce que sa fausse autorité a permis de sigeant, juge im pénitent, to u t autant particulière
nier, et cela infinim ent, en une dépendance rela- en sa fonction et présom ption universelles.
tionnelle inaperçue mais agissante de la cons­ Donc pardonne 1'aveu et derechef se fa it par-
cience à ce qui par devers elle surgit comme le donner sa propre hypocrisie : le mal et son par-
Bien, le Vrai ou le Beau à chaque jugem ent né­ don, réciproque : le juste, 1'injuste, 1'injuste, le
gatif porté, relation toujours présente, préjudi- juste, conduisant par là à la véritable action :
cielle et attestant une foi prim ordiale de la cons­ engagée et vraie, concrète et lucide, singulière
cience au monde, 1'Absolu ne cessant d'être là et universelle; ce que vise toujours et avant to u t
et ressurgissant à chaque fois pour relativiser ou Sartre lorsqu'il veut présenter des héros édi-
rédimer 1'attitude qui en ten ta it 1'abolition. fiants : toujours en vue de cette étape cruciale
«Quiconque utilise, pour qualifier une action, oü la mort, d'une manière ou l'autre, condi-
des valeurs uniquem ent négatives, se définit lui- tionne la situation du héros : Genet/M allarmé,
même comme un homme de ressentim ent qui G en e t/F lau b ert, M a lla rm é /F la u b e rt, H ugo/
s'oblige, au nom de la loi du cceur, à se retran- Gcetz/Franz5, respectivem ent les artifices du
cher idéalement de la com m unauté ou qui se crime, du suicide ralenti ou de la passivité sous-
trouve contraint d'affirm er presque dans son humaine : à seule alternative radicale : explo-
propre cceur, la prédominance de 1'ignoble» sion fixe ou néant assumé.
(L'idiot de la fam ille, III, p. 323) : la belle-
mauvaise-âme en abandon de la présom ption II s'agit bien d'une saisie cruciale à genèse
d'universalité du cceur, le cceur sans loi ramené form elle analogue pour les écrivains et les héros
à la pure intériorité de son âme, niée être belle, politiques de son théâtre : Taction positive ou
donc : mauvaise, en engloutissem ent ainsi négative, heureuse ou malheureuse, comblée
opéré de toute valeur positive, mais exemplaire ou destructrice, l'une en suite de 1'autre selon le
du degré d'authenticité exigé, surtout si la m ort point de départ; puis 1'intériorisatiorvascétique
est ainsi présente. imaginaire, retranchée du cours des choses
pour une culture intensive de la liberté — ce qui
Sartre n'accepte pas une genèse hégélienne d'être intérieur ne peut que renvoyer à 1'initia-
de 1'Absolu. Pourtant sa phénom énologie de tive de celui qui soutient en lui décors et
1'expérience propre de ses héros passe réguliè- d ra m e s— pour, enfin, une éventuelle sortie et
rement par une série de figures au term e des- retrouvaille pacifiées du monde et des autres,
quelles une situation de déséquilibre lim ite s'at- ou leur im possibilité radicale, en conséquence
teint, assumant en elle-m êm e 1'alternative entre suicidaire. Ce qui fascine Sartre en Mallarmé
sa pure-répétition ou son dépassement réconci- justem ent : sa hantisje du suicide, menée
lia te u r: la liberté toujours agissante en chaque jusqu'à 1'absence la plus essentielle par im ­
étape, se dévoilant enfin en sa radicalité dialec- passes successives que lui a dès à 1'avance
tique. On sait la fonction décisive d'accession à tracées la m ort prématurée de sa mère. Aucune
la culture de la lutte à m ort dans la Phénom éno­ modalité d'action, positive ou négative, n'est
logie de 1'Esprit, la même fonction de réappro- laissée à sa disposition. L'amour maternel qui
priation de la culture au terme de son devepir aurait dü 1'intégrer aux choses et aux autres lui
étranger à soi-m êm e lorsque la belle âme sort fa it défaut, il se refuse le pis-aller de I'identifica-
de sa pure contem plation à s'apercevoir — par tion paternelle : le pire à to u t coup, car s'y joue
contraste avec les risques pris par les lois du 1'éternelle répétition du même ennui, de père en
cceur pour réaliser leur universel — qu'elle n'agit fils, 1'instance de 1'Enregistrement à sem piter-
pas dans sa pureté, mieux : que les lois du cceur nelle transition sans différence5. A gira -t-il néga-
elles-mêmes viennent à résipiscence de leur hy- tivem ent, en 1'occurrence se révoltera-t-il ? Le
pocrisie à croire leur particularité d'emblée uni- monde s'étant refusé et 1'enfant y ayant aban-

31
donné son coeur, aucune vélléité de déterm ina- vité non plus en elle-même se redoublant infini-
tion n'est susceptible de m otiver sa ré vo lte 6. La ment, mais aux prises avec ce qu'elle nie, 1'autre
ressource religieuse sera-t-elle une possibilité ? de soi : le scepticisme érigé en oeuvre d'art; dès
lors 1'ceuvre d'art est 1'hypostase de « Ia cons­
Le recours religieux est aussi vain. Le christia- cience de soi-même elle-même..., de 1'ataraxie
nisme anticipe une présence plénière : sa seule de Ia pensée se pensant soi-même, de Ia certi-
manière à lui est de fantasm er une absence, tude im m uable et authentique... de 1'absolue in-
seul rapport possible à Ia mère disparue. Reste quiétude dialectique» (Phénom énologie de
Ia réflexion : Ia pure form e de toute absentéifi- 1'esprit, p. 174). Achevée pour ceux qui en vi-
cation, I'Ego transcendantal, to u t distancié par sent les effets, elle est forcém ent inachevée du
1'effet du regard porté sur Ia conscience vécue : point de vue dialectique, et ne peut que voir sur­
conscience stoíque, apparem m ent détachée du gir Ia figure im m uable de 1'Absolu derrière le
contenu... Mais Ia rétorsion est traditionnelle à faux Absolu de sa négativité agissante : Ia rela-
1'égard du stoícisme, Sartre Ia reprend à Hegei : tion qui toujours précède son intervention et qui
« Cette égalité avec soi-même de Ia pensée sous-tend respectivem ent les termes de Ia
n'est de nouveau que Ia pure form e dans la­ conscience et de son autre nié, afin que celle-ci
quelle rien ne se déterm ine; ainsi les expres- puisse se produire. Mais sans devoir pour au­
sions universelles... auxquelles le stoícisme doit tan t reconnaítre et accom plir son dépassement,
nécessairement s'arrêter; sont sans doute en pouvant sem piternellem ent ainsi faussement
général édifiantes, mais comme elles ne peu- exercer sa liberté. M allarm é l'exerce-t-il autre-
vent aboutir en fa it à aucune expansion du con­ ment que de manière sceptique, ou son scepti­
tenu, elles ne tardent pas à engendrer 1'ennui » cisme est-il déjà Ia conscience malheureuse pa-
(Obliques, p. 194). Ce qui laisse intact le con­ rachevant ce dernier, et illusoirem ent coura-
tenu et en conséquence lui donne : « une per- geuse dans son déchirem ent assumé puis-
sonnalité réflexive qui n'est autre que Ia néga- qu'elle sait 1'Absolu, même s'il lui est retiré ? Ou
tion abstraite de sa personnalité em pirique» bien son déchirem ent est-il le point de départ
[ibid., p. 189); mais chez Mallarmé, comme dont il invente régressivement le scepticisme
chez to u t fils, le contenu est épandu depuis to u ­ négateur et apparem m ent agissant dans sa des­
jours : et sa distance n'engendre pas 1'ennui - truction ? Ou encore le tourniquet toujours re-
celui-ci l'a déjà prévenu à 1'encontre de 1'identi- creusé de l'un et de l'autre ?
fication paternelle -, bien plutôt est-ce rh o rre u r
« Mallarm é ou Ia Conscience malheureuse :
que ce contenu suscite : se découvrir lui-m êm e
en lui vont s'affronter, pour le compte de tous,
toujours déjà incarné dans son indifférenciation
le Singulier et 1'Universel, Ia Cause et Ia Fin,
fam iliale, em piriquem ent en proie à elle, trans-
1'ldée et Ia Nature, le Déterminisme et 1'Auto-
cendantalem ent articulée, négativem ent, sur
nomie, le Temps et 1'Eternel, 1'Etre et le Devoir-
elle, 1'atmosphère secrète de Ia réflexion :
Etre » [ibid., p. 1 92). Déchiré donc, mais en vue
« Cette fam ille qui se réincarne en lui pèse sur
d'un passage à 1'acte, imaginaire forcém ent.
lui en une accablante sensation de fini . II se
Toute issue semble bouchée, sauf l'entêtem ent
m eurt d'ennui et d 'h o rre u r:... mais ce sentim ent
sceptique, déchiré et contradictoire, de faire
spontané ne se posera pas pour soi, ne sera pas
1'impossible. « L'Hum anité à 1'aube de l'A -
nommé. Une stérilité glacée et puis par en-
théism e et pour toujours semble hantée par
dessous une horreur qui n'ose dire son nom
1'impossible fantôm e de Ia Cause de soi, par le
pour son père et sa fam ille » (Obliques, p. 1 89).
Dieu qui vient de mourir. Du coup, le tourm ent
C'est pourtant autour de cette plage de liberté du poète infécond devient 1'universel déchire­
form elle explosive que s'accomplira Ia m utation ment de Ia conscience entre Ia nécessité ab-
forçant issue, non pas certes Ia dialectique ré- solue et 1'impossibilité radicale de créer» (ibid.,
conciliée, mais son éclair fantasm é : Ia négati- p. 192). C'est précisém ent le va-et-vient des-

32
tructeur entre deux pôles incom patibles qui sera possibilité : « im puissant à chanter, il chantera
1'issue : « 1'enfant n'échappera aux fatalités de son im puissance» (ibid., p. 191) et « va puiser
sa naissance que s'il parvient à se recréer» des raisons de vivre dans la réflexion sur sa
[ibid., p. 1 90). Ainsi une libération ou autonomie propre im possibilité » (ibid., p. 193). Toute une
pourraient-elles faire illusion. « Qu'une oeuvre légitim ation, à destination historique d'éclate-
naisse de lui pour qu'il puisse à son tour selon m ent rédempteur. « Dieu mort, il fallait donc
nul ventre que le sien, filial, re n a itre » (ibid., que le vieux rêve d'Absolu s'affrontât dans toute
p. 190). Sartre dira de la même contradiction son intransigeance à son Absolu dém enti », bref,
entre Texigence de faire une oeuvre et Timpossi- qu'en lui « le co nflit se posât p our s o i: que la
bilité de la créer - faute de toute légitim ation -, poésie s'atteignít elle-même et se niât» (ibid.,
entre le souvenir des preux chevaliers des let- p. 193). Tout Ig itu r : la rédem ption par la m ort
tres conquérant leurs titres de noblesse bour­ assumée, accom plissem ent suprême du destin
geois - par 1'autonomie conquise de la litté ra ­ d'une Histoire, celle de ses aTeux, la sienne.
ture contre 1'ancien régime - et celui de la ré-
cente aristocratie défaite mais sublimée du ro- Mais ce niveau proprem ent phénom éno-
mantisme post-révolutionnaire, bref de la con­ logique, aboutissem ent très structuré de la tria-
tradiction im m anente à cette gloire impossible dique sartrienne, prend to u t son sens de liberté
mais nécessairement requise dans le monde dans la tension irrésolue des niveaux onto/o-
prosaTque d'une bourgeoisie consolidant ses gique, historique et eschatologique. L'ontologie
avantages et soucieuse d'une seule littérature du sens ultim e de 1'existence, confronté à l'al-
édifiante, - Sartre dira donc des apprentis- tercation de lui-m êm e et du non-sens, résorbant
écrivains de 1842 dont Mallarmé sera l'accom - donc dans sa tension, plus fondam entale, la
plissement : « Un sens doit advenir, pourtant, à dialectique elle-même, à savoir 1'articulation
ces antagonismes et 1'auteur fu tu r est sommé exclusivem ent signifiante de la nécessité et de
de leur en donner un par son ceuvre » (L'idiot de la contingence, l'enveloppant dans son suspens
la famille, III, p. 134). Pour Mallarmé, le drame plus qu'elle n'est enveloppée par elle... ou la
de ce devoir, c'est qu'il ne s'agit pas d'un «Tu tentative de synthétiser les deux termes ?
dois, donc tu peux » mais d'u n« T u dois, donc tu « Convaincu, comme Pascal, des contradictions
ne peux pas ». Un devoir sanctionnant certes, le qui nous divisent, Mallarm é n'a jam ais cru que
« sentim ent pur» (Ob/iques, p. 191) d'avoir à 1'être humain püt faire 1'objet d'un concept. On
Taccomplir, mais en ce que l'idéalité de son im - ne pense pas la Réalité Humaine, on la vit, car
pératif se prive de to u t moyen de le ré a lis e r: elle est le paradoxe, le conflit sans synthèse.
« Le sentim ent, reflet du Non, est la conscience L'Homme est cet être qu'on pousse 1'épée dans
toute nue d'un vide, il dévalorise par principe les reins, à m onter sur le trône de Dieu et qui n'y
mes impressions, mes expériences et conteste à parvient pas. L'Homme est Drame. Ce Drame,
toute donnée im m édiate de mon expérience le Mallarm é l'a vécu » (Ob/iques, p. 192). Sartre,
droit d'être chantée » (ibid., p. 191). C'est dire quelques années plus tard, à propos de Kierke-
que face à ce devoir, il est dépourvu de tou t gaard, pose sans y répondre la question :
moyen d'accom plir la seule renaissance libéra- « Comment concevoir 1'histoire et le transhisto-
trice de son destin, la vérité étant « qu'il n'a rien rique pour restituer, en théorie et en pratique,
à dire, ayant jeté d'avance un interdit sur to u t» leur réalité plénière et leur relation d'intériorité
(ibid., p. 190). Ni mère, ni père, ni révolte, ni réciproque à la nécessité transcendante du pro-
Dieu, et pourtant Tobligation d'exister sans ga- cessus historique et à la libre immanence d'une
rantie ni ju stification : le paradoxe même : tou t historialisation sans cesse recommencée, bref
recréer à partir de rien ou par la destruction; pour découvrir en chaque conjoncture, indisso-
précisém ent la nostalgie de légitim ité annihilée lublem ent liées, la singularité de Tuniversel et
par un matérialism e dislocateur, la contradiction 1'universalisation du singulier ? »7 (Kierkegaard).
de Tépoque. Reste l'assom ption même de l'im - Y répond-il dans le lllèm e tom e de L 'id io t de /a

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fam ille lorsqu'il reprend la comparaison de Pas­ sage sartrien du syntagme mallarméen pour
cal avec 1'homme historique cette fois, mais rendre com pte du sens historique en son para-
précisém ent cet homme des journées de 48, doxe propre : 1'entrée en névrose de l'Histoire, la
hom m e-événem ent à titre de massacreur, incli- liberté de chacun logée en celle, impossible, de
nant le siècle en sa névrose d'im possibilité ? l'H istoire qui l'a niée; certes toujours la liberté,
« L'agent historique, à quelque m om ent qu'on le mais sous form e d'une Histoire s'engageant
considère, ressemble à 1'homme pascalien en dans la négation de soi, bref une Histoire im ­
ceci qu'il ne peut jam ais faire 1'objet d'un con­ possible; 1'Esprit devenu étranger à soi-même
cept. Chez Pascal, la nature humaine, comme disait Hegel pour désigner le Monde de la Cul­
essence rigoureuse, a existé quand Adam est ture : les deux « états », 1'argent, vil, la noblesse,
sorti des mains de Dieu; après la Chute, elle noble forcém ent, en dépendance mutuelle et ir-
existe toujours mais déviée, cabossée par ce réconciliable produisant le langage du déchire-
qu'il faut bien appeler 1'événement absolu au- ment, la rhétorique du Neveu de Rameau, mais
quel vient répondre ensuite cet autre absolu his­ en une contradiction propre au niveau histo­
torique, la m ort du Christ. La conséquence, c'est rique : la Révolution française à l'horizon; avec
que, chez cet auteur, il faut rendre com pte de le lllè m e E m pire c 'e s t le re flu x p o s t-
1'homme à la fois par 1'universalité conceptuelle révolutionnaire, plus grave dès lors, car produit
et par 1'opaque irréversibilité d'une tem poralisa- de I'Événement, 1'Histoire semblable à présent à
tion singulière. Ainsi en est-il de 1'homme histo­ 'Thom m e-événem ent'', faite des actions de
rique : il est... 1'expression totalisante et tota - celui-ci mais en actes collectifs hypothéquant
lisée de structures définies, en une société dé- directem ent son sens et le rendant semblable-
finie par son mode de production et par les ins- m ent aléatoire : à suivre plus qu'à prévoir ou
titu tio n s qui en résultent et, sim ultaném ent, un comprendre, comme 1'existence; en 1'occur-
événement irréversible qui porte en lui la rence, après les journées de Juin, en survie mor-
marque de tous les événements antérieurs... Le tifiée, les syntagmes poétiques : rien n'a lieu
propre de la Raison dialectique est... de com - que le lieu, naufrage, creux néant musicien, hor-
prendre 1'homme-événement en tant qu'il subit rible travailleur, etc. (L'idiot de la fam ille, III,
1'histoire et que, du même mouvem ent, il la p. 314-1 5-1 6). «U ne impuissance si générale
fa it» (L 'id io t de la famille, III, p. 342). Cela ne peut tenir au caractère individuel : il faut que
même qu'il faut appeler la tension ontologico- ce soit un tra it de 1'époque » (Ob/iques, p. 172).
historique, dialectique également, des deux ni- C'est de I'Esprit O bjectif qu'il s'agit : ce qui de
veaux en question : la libre immanence et la né­ lui-m êm e se renverse en une inversion générale
cessité transcendante. Dire la Raison dialec­ de to u t sens; l'histoire avançant masquée der-
tique comme double action d'un assujettisse- rière un optim ism e de parade, pour taire la dis­
ment de 1'homme à 1'histoire et du libre mouve­ corde née en son fro nt universel; mais en ce que
ment d'assom ption de celle-ci, c'est savoir l'his- ce sens se constitue de 1'articulation d'en-
toire comme im prévisible et invention suscep- sembles pratiques diversifiés : les écrivains, leur
tible de n'être déterminée qu'après coup, donc public (nantis, éclairés), le pouvoir politique (en
ne rien dire quant à la synthèse visée, et faire de 1'occurrence militaire), à action réciproque si-
la tension elle-m êm e l'ultim e sens. multanée et décalée, l'un devançant les autres
dans une irréductibilité prophétique, ne tenant
En sorte que lorsque Sartre passe à 1'élucida- qu'à son secteur propre (littéraire) sa spécifité
tion du niveau historique, pratique-t-il ce qu'on anticipante, les autres créant la scène oü cette
appelle un marxisme analogique qui déchiffre irréductibilité prendra sens universel et se cou-
au niveau des m acro-structures un sens ana- lera dans une nécessité la déviant et la renfor-
logue à celui des m icro-structures individuelles çant à la fois, chacun finalem ent se heurtant, et
le composant, articulé selon des lignes de concourant à faire le Cours du Monde selon un
forces semblables. Ainsi est sym ptom atique l'u- enchevêtrem ent de perspectives dont seul le

34
« contexte identique » (L'idiot de Ia fam ille, III, L'engagem ent de M allarm é de 1'univers hobb-
p. 313) assurera l'unité d'inspiration, et dans la­ sien de 1'homme loup pour 1'homme : « Libre
quelle « toutes les aliénations se sym bolisent ré- concurrence et libre échange, lutte pour Ia
cip ro q u e m e n t» (ibid., p. 309). « Auteurs et lec- vie... : autant de slogans bourgeois qui se résu-
teurs à des époques et pour des raisons diffé- m ent par cet aphorisme de Hobbes : « Homo
rentes ont intériorisé Ia haine, cette réification hom ini lupus », et que les poètes vont transpo-
générale des relations humaines se manifestant ser en termes psychologiques ou métaphy-
dans le milieu hypertendu de Ia "G uerre civile" siques. Toute une philosophie pessimiste va
(ibid., p. 331). fleurir dans Ia dernière m oitié du siècle qui
n'aura pas d'autre fondem ent : il n'est de gri-
Le pire à Texclusion de Ia barbarie. Pour l'ins- maud ou de poétaillon qui ne prétendra, dans
tant encore une affaire de fam ille. Au x x eme un soupir, avoir éprouvé douloureusem ent que
siècle, ce sera le fascisme, le colonialisme. En les êtres sont im p é n é tra b le s » (O bliques,
ce sens, s'il fallait à travers Genet, Mallarmé, p. 177). Mais dans L 'id io t de Ia famille, Sartre
Flaubert m ontrer Titinéraire conduisant à une li­ com plète : se satisfaire de cette form ule « homo
berté pure, une réflexion cessant d'être com - hom ini lupus», ce serait rapidement ju stifier
plice, peut-être falla it-il comprendre cette per- n'im porte quelle émeute, Ia violence ouverte et
version pré-barbare de 1'Histoire. Non Ia simple sans couverture (L'idiot de Ia fam ille, p. 245).
théorie des ensembles pratiques se constituant Ce qui est inconcevable et pour les pratiques
par dialectique des projets m ultiples dans l'as- pré-idéologiques (Ia D istinction des nantis
tringence de 1’univers de Ia rareté, m ontrant à Ia comme m ort symbolique offerte en défi aux mi-
fois le renversement des projets et Ia possibilité litaires, et comme contention signifiée aux be-
de dépassement de ce renversement, négation soins revendicateurs des ouvriers) et pour les
et négation de négation : luttes révolution- faiseurs d'idéologie (le Sacrifice du savant à Ia
naires. Ici il ne s'agirait pas seulement d'une Science et à 1'ldéal) et pour les écrivains som-
théorie de 1'aliénation, Ia contre-finalité s'em pa- més précisém ent d'adapter les conduites pré-
rant d'une finalité proprem ent libre, le collectif idéologiques et les form ations idéologiques à Ia
sériel dispersant le rassemblement humain dans vie quotidienne : « Ce que les savants n'avaient
un éparpillem ent moléculaire, selon les lois spé- su inventer, en effet, pour prolonger cet assassi­
cifiques de 1'extériorité, tous au plus loin l'un de nai, c'était de torturer l'être qu'il venait d 'atom i-
1'autre dans leur proxim ité purem ent sommée; ser par le mirage de 1'intériorité. II aurait faliu,
mais plus fondam entalem ent sans doute, s'agit- en effet, se tenir en même tem ps dans le monde
il du substratum de to u t antagonisme de confus de Ia doxa, ni vrai ni faux, plein d'em -
1'homme à 1'égard de l'hom m e, soupçon préju- büches et d'em brouilles et dans 1'ossuaire, si
diciel : ni faux-savoir, ni fausse conscience, ni net, si propre, des certitudes scientistes. C'est-
idéologie, le pathos lui-m êm e «qui fonde Ia à-dire : opposer continuellem ent le vécu et Ia
fausse conscience et le non-savoir idéolo- qualité, comme illusions, au concept et à Ia
gique »9 (ibid., p. 302), c'est-à-dire Ia certitu- quantité. Or, ce qu'ils n'avaient pu faire, ils le
de subjective, divinité trompeuse chez Descar­ réalisent à présent, par Ia médiation de 1'écri-
tes, fondant Ia foi comme rapport au monde, vain; celui-ci, à 1'époque, pourrait se définir,
croyant ce qu'elle veut savoir, aveugle au vrai poète ou romancier, par cette fonction cultu-
savoir. La véridicité, exemple de cette foi, propre relle : il s'est fa it le gardien de Ia doxa en con-
à une conviction induite im aginairem ent : « Le naissance de cause. Précisément parce qu'il voit
serpentem ent d'intentions téléologiques qui se dans le vécu un monde d'apparences sans vé-
dérobent par principe - pour garder leurs buts rité et de « conséquences sans prémisses, il s'en
dans 1'ombre - et qui ne seraient accessibles arrache et, le considérant de haut, il veut mon­
qu'au regard acéré d'une réflexion non com - trer son inconsistance, ses contradictions, ses
p lic e » (ibid., p. 3 3 9 ). S artre p a rla it dans mensonges, son non-être dévoilé dans Ia dispa-

35
rition glissante et continuée de tout, sans jamais particulier, lorsque certaines circonstances his-
en faire voir 1'envers mécaniste ni cesser de le toriques et contingentes m ettent en jeu 1'exis-
suggérer» (L 'id io t de la fam ille, p. 327): Ainsi tence même de l'H om m e dans l'Univers, lui ré-
pourront-ils fournir la face « positive » (L 'id io t de vèlent sa fragilité essentielle ou le persuadent
la fam ille, p. 245) du nouvel humanisme de la de son im p o s s ib ilité ra d ic a le » (Ob/iques,
haine et du sacrifice. « Le fondem ent éthique de p. 185).
1'idéologie sera la haine de soi conçue comme
Donc aussitôt que le Mal, se pose sim ultané-
source de 1'entreprise humaine... Ainsi, curieu-
ment la question du Bien du Système, la finalité
sement, cet incroyant, privé d'une divine cou-
agissante d'une liberté que Sartre veut déchif-
verture, ne peut se ju stifie r que par la valorisa-
frer dans l'expérience même des objets qu'il
tion de 1'homme mais la base de son hum a­
choisit : le niveau eschatologique. Niveau tou ­
nisme ne peut être, en 50, que la misanthropie
jours agissant bien que secrètement, ou, lors-
la plus radicale» (L'idiot de la fam ille, p. 2 4 4 -
qu'il est assumé, en une désignation du pro­
45).
blème par sa réponse plus que par son sens pro­
Oü est le pire : dans 1'affrontement, aliéné et blématique, to u t le théâtre de Sartre et ses bio-
aliénant certes, des antagonismes flagrants, graphies d'écrivains s'im posent comme com -
luttes ouvrières, luttes d'indépendance natio- blem ent du problème de la réflexion pure. L'or-
nale, ou dans le pathos même d'une croyance, bite achevée de l'H istoire à la fois dans sa voca-
toujours au plus proche de ce qu'elle a envie de tion de liberté future - ou dans sa production
croire, dénégation agissante de ce qui de la réa­ névrotique -, et reploiem ent en son assignation
lité relève du savoir, «Je sais bien,..., mais proto-historique au niveau de celui qui va con-
quand m ê m e »? Peut-être n'est-ce pas une courir à la faire, en un .sens ou l'autre. Le grand
question pertinente, mais quand même : cette homme d'une Epoque, qui ne fait rien sans pas-
problém atique ne s'inscrit-elle pas dans la cons­ sion, mais à portée universelle, en affinité
tante théorie, éludée, du Mal dans 1'ceuvre de historico-sociale avec le tout; le grand écrivain
Sartre ? En 1'occurrence, le mal pervers de la foi, aussi bien, dans ce qui se fom ente de son des-
de la mauvaise f o i ja psychanalyse comme faux sein en son expérience la plus singulière, repé-
alibi d'une culpabilité structurale, native dans rable comme son élection. Mais en pétition de
son oedipianisme. Tous les maux saturés, principe : car c'est toujours de circularité qu'il
comme dans la Sixième M éditation de Des­ s'agit : telle circonstance ne m otivant telle « in-
cartes et 1'Essai sur les grandeurs négatives de c lin a iso n » (Ob/iques, p. 184) à l'égard du
Kant, non pas par Dieu, évidemm ent, comme monde que parce que telle liberté s'y sensibilise
chez ces derniers, mais par la liberté elle- singulièrem ent par la radicalité même à s'exer-
même : toujours à 1'oeuvre partout, jusque dans cer. A nouveau, Sartre comprend la liberté par
sa négation la plus pathétique : dans le choix de son apparente contradiction, le normal par l'a-
la passivité (Flaubert) ou de 1'impuissance (M al­ nomalie, et subvertit cette dernière par sa su-
larmé), creusant cette lim ite négative et y fai­ bordination à ce dont elle est exception. Et cela
sant ja illir son affirm ation, paradoxale peut-être, à tous les niveaux de la circularité oü se joue l'é-
mais comme le sens le plus intim e de sa patho- lection, à chaque fois le paradoxe d'une « spon-
logie, aussi bien au niveau idiosyncrasique qu' tanéité réceptive » de 1'ceuvre dans son rapport
historique, en une présentation inversée ou ma- au public. « L'élite éclairée et les bourgeois qui
lade de soi, donc s tru c tu ra le m e n t saine. savent lire n a tte n d e n t pas l'Art-névrose. Si
« L'être-dans-le-m onde est un a p rio ri parce celui-ci devient leur Art, c'est qu'il crée en l'as-
qu'il est la relation synthétique qui fonde 1'expé- souvissant le besoin qu'ils ont de lui » (L'idiot de
rience mais il peut s'altérer, changer sa struc­ la famille, p. 301). Même et surtout si c e s t le
ture interne en liaison avec des transform ations paradoxe d'une contradiction qui relie l'A rt/A b-
locales et a posteriori. C'est ce qui se produit, en solu et les savants positivistes, ou le paradoxe

36
d'un décalage tem porel qui les fait symboliser jusqu'à l'extrême, les erreurs basculeront dévoi-
m utuellem ent leurs aliénations, ou même le pa- lant la vérité de l'homme. Selon qu'un volon­
radoxe d'une enfance « pathologique » par rap­ taire se présentera ou non pour les vivre ces rê-
port à ce qu'y préfigure, dénié, tordu et im prévi- veries tém oigneront de l'étouffem ent de la
sible, ce qui sera 1'apport de la névrose indivi- pensée française au milieu du x ix e siècle ou de
duelle à la névrose publique. Contradictions ré- la condition humaine. Mais les poètes qui fré-
vélatrices donc : « Rien n'instruira autant sur la quentent le salon de Leconte de Lisle et celui de
relation d'un écrivain avec sa société, sa classe, Nina de Villard peuvent bien se compter. Ce
la conjoncture historique et la tradition que sont des médiocres. De phares, point. Tout juste
1'examen ders étranges affinités qui fon t de lec- des réflecteurs. Et sots pour la plupart. II leur
teurs*scientistes un public d'élection pour des manque à tous 1'ampleur de vue et la m inutie
auteurs qui veulent, au prem ier chef, dissoudre dans le détail, la tém érité et la patience, le foi
le vrai dans 1'imaginaire » (L'idiot de /a famille, orgueil et l'hum ilité, le zèle maniaque et l'in te lli-
p. 302). gence lucide qui seul pourrait faire un métal
neuf de ces lieux communs d'une molle pensée
Ainsi ne s'agit-il pas d'harm onie pré-établie et
rancuneuse » {Ob/iques, p. 1 79). Précisément ce
cette «relation d'intériorité organique » (L 'id io t
que fera et sera Mallarmé.
de la fam ille, p. 423) entre un écrivain et son
époque doit prendre en compte les strates de
tem poralité non synchronique, les développe- Bref, toute une genèse individuelle se trans-
ments respectifs des expériences de chacun, m uant en TEpoque elle-m êm e selon la seule loj
secteur par secteur - possédant, intellectuel, d 'in tellig ibilité de la liberté faisant Tépoque à
écrivain, etc. -, les écrivains anticipant 1'avenir mesure que Tépoque la fait en une ouverture à
barré du Second Empire, pour des raisons repé- circularité innovante. C e st là le champ de dra-
rables. Mais là s'arrête l'inte llig ib ilité « Ano- maturgie assignable de Texistence humaine
nyme, prise, rejetée, reprise, éparse en une m ul- dans sa généralité, au plus proche dès lors dans
titude d'esprits distingués et médiocres, 1'ldée sa conjoncture de la possibilité d'une accession
poétique reste au-dessous d'elle-m êm e, chose ou d'une pratique de la réflexion pure, non com -
beaucoup plus que pensée : des choses dues à plice - libératrice à tous égards... contre les
1'inertie et l'extériorité. Pour trouver en elle autres choix, celui du Mal, c'est-à-dire de la
quelque dépassement de cette objectivité pas- non-liberté : frousse verte et m utilation volon­
sive, il faut qu'un homme 1'intériorise, en fasse taire. M allarm é, affecté ni de l'une ni de l'autre,
son chiffre personnel, en vive le Paradoxe dans mais : « L'égal de tous : supérieur aux seuls
le sens de sa plus haute contradiction et jusqu'à hommes supérieurs qui, à la destruction systé-
en rriourir. Oui, si 1'idée poétique devient en matique de leur Moi de rencontre, ont préféré,
quelqu'un une maladie mortelle et volontaire, si par verte frousse, la m utilation volontaire et de-
une conscience vaste et lucide en fa it tenir tou t meurent cramponnés à des vertus acciden-
ensemble les nuances, dans 1'unité d'un même telles» {Ob/iques, p. 192). Mais allez savoir
acte, elle échappera aux interprétations mar- p o u r q u ó i. Là e f f e c t iv e m e n t s 'a r r ê t e
xistes et au conditionnem ent social; poussées rin te llig ib ilité .

notes

1. Les textes de référence sont les quatre textes que Sartre a 2. J.P. Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, p. 600.
consacrés à Mallarmé : Saint Genet, Poésie, Uidiot de la famille, 3. Cf. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil.
Gallimard et le texte in é d it: « L'Engagement de Mallarmé», Derrida, La dissémination, Paris, Seuil. Deleuze, La logique du
Ob/iques, n° Spécial Sartre. sens, Paris, Ed. de Minuit, 10ème série.

37
4. Dans Ia Préface aux poèmes de Mallarmé, Paris, Gallimard, ou sous-chef. Llmperceptible différence qui sépare papa de
coll. Poésie, pp. 7 et 1 1. grand-papa : voilà Ia marge d'incertitude, voilà 1'enjeu d'une vie.
5. « Ce que servait le dessein de Mallarmé (révéler le néant Si le métier du moins était détesté de ceux qui 1'exercent, s'ils y
comme le sens immédiat de Ia poésie) ne convient pas à celui voyaient 1'image de leur abjection ou de leur esclavage : cette
de Genet qui est de commettre un meurtre, c'est-à-dire de nous malédiction serait peut-être vivifiante, et puis, 1'enfant en con-
montrer le réel, son irréalisation et 1'irréel enfin comme le gouf- cluerait peut-être que 1'essentiel de Ia vie est hors du métier.
fre oü le réel s'engloutit» (Saint Genet, Comédien et martyr, Mais cette famille identifie 1'homme et Ia fonction : on y vit dans
p. 410). « En ce singulier moment de Thistoire littéraire, TArtiste les corsets de fer et, quand Ia chair dépasse, on Ia rentre vite
ne croit plus à l'art parce qu'il ne peut Tasseoir sur Ia garantie di- avec le doigt comme un pantet de chemise qui s'égare hors
vine; mais comme cette caution fait défaut à tout Tunivers, c'est d'une braguette ». (Obliques, p. 187).
à l'Art seul qu'il donne sa foi. Flaubert, le premier passe de Ia 7. « Un autre songerait à Ia révolte : cet enfant s'en est ôté les
croyance au doute et du doute à Ia croyance, par une contesta- moyens. Absente, sa mère est Ia creuse inanité de tout; elle con-
tion réciproque et indéfiniment circulaire» (Obliques, p. 176). damne également toute chose, sans exception comme sans ap­
« L'opération du voleur vise à constituer une Ethique du Mal pel, et cette sentence a des effets qui se contrarient: en même
pour disqualifier celle du Bien; celle de Tadolescent imaginaire temps qu'elle lui découvre Ia grêle absurdité de son destin per-
(Flaubert), a pour but d'établir une ontologie normative oü le sonnel, elle le détourne de s'en indigner: c'est faire trop d'hon-
Non-Etre aura Ia primauté sur 1'Etre, TApparence sur Ia Réalité, neur à une circonstance particulière que de vouloir Ia changer
rimpossible sur le Possible » (L'idiot de Ia famille, p. 837). plutôt que n'importe quelle autre » (Obliques, p. 187).
6.« L'Enregistrement fait partie du squelette de Ia société ci­ 8. J.P. Sartre, Kierkegaard vivant, Paris, Gallimard, coll. Idées,
vile; il n'est de guerre ni de vicissitude politique qui puisse l'at- p. 63.
teindre; il échappe à l'Histoire. Et quant aux événements de Ia 9. Modalité de radicalisation oppressive de 1'exploitation, mais
vie privée ou aux traits particuliers du caractère, on sait qu'ils peut-être également essence même du Mal toujours révélée di-
n'auront pas d'incidence sur Ia carrière. Qu'importent le mérite, versement selon les régimes d'exploitation, mais à chaque fois,
le travail, Ia cabale même ? Si vous n'avancez au choix, ce sera comme ici, selon une fausse spécificité. Tous travestis d'un Ab-
donc à 1'ancienneté. II n'y a pas 1'ombre d'un risque... S urtoutsi solu noir. La même haine analysée dans Ia Critique de Ia Raison
quelque chose n'est pas encore tout à fait décidé; on finira chef dialectique, p. 714 et sq.

38
foule, le Christ ou la Vierge, rien de mieux; quel
Sartre face au croyant ne s'y acharnerait ? Mais, quelle que
soit la bienveillance de saint Georges pour Ve-

Saint Georges nise, la Sérénissime a de plus hauts protecteurs;


entre autres, saint Marc. Nul n'ira se donner la
peine de fou iller le dem i-jour pour y découvrir
du Tintoret cette bagarre miteuse et d'ailleurs indistincte :
saint Georges ne fa it pas recette. Si le peintre
veut 1'imposer, qu'il le montre de près, à la lu-
mière I C'est ce qu'a fa it Carpaccio, c'est à quoi
Jacques L eenhardt Robusti se refuse. Par morosité, je crois.
Georges, c'est 1'ennemi personnel du peintre, le
protagoniste de tous les drames, 1'aventurier
qu'on nomme, dans les traités de morale, agent.
L'acte et le miracle Le pinceau exilera ce capitaine qui trouble l'uni-
vers du pathos par cette incongruité, 1'acte ».
On est cfordinaire peu fam ilier avec les textes
de Sartre sur l'art. Une brève lecture du texte « Une détente double et contraire 1'expulse et
qui me servira d 'o b je t1 en rappellera utilem ent propulse vers nous les fastes de la passion la
la s a v e u r: plus aveugle, de la peur. A droite, en pleine
clarté, une fem m e s'écrase contre la vitre-
« Le Tintoret sait ou pressent to u t ce que son
frontière. Une contre-plongée nous 1'impose.
prédécesseur a la chance d'ignorer. Comment
C’est le com m encem ent de la toile : impossible
se défend-il, le peintre des passions, quand les
de 1'ignorer, de passer outre. Nous contem ple-
clients lui dem andent de com m ém orer un acte ?
rons d'abord cet éventail de toiftes les qualités
Allons interroger le tableau de la National
visibles — lumière et forme, couleurs, modelé —,
Gallery ».
nous imaginerons dans 1'objet même la densité,
« Jacopo commence par rejeter le m ilitaire et le poids de cette belle chair blonde. Et puis nous
1'animal dans la pénombre du troisièm e plan. Ce traverserons 1'être raréfié, le désert, en diago-
procédé lui est cher; il en use d'ordinaire pour nale, pour rejoindre le lieu du com bat singulier.
nous voler notre temps. Ce n'est pas le cas : De droite à gaúche, et du premier au dernier
chercher au plus loin, au plus profond de la plan : tel est 1'itinéraire présent. Le peintre ne

39
nous lâchera pas qu'il ne nous ait cTabord im - Voici donc Tintoret philosophe matérialiste
posé cette fuite de luxe. Fuite, chute, enlise- ou, mieux, peintre m atérialiste, peintre d'un
ment, défaillance : c'est to u t à la fois. La jeune monde engoncé dans la chrém atistique, et en-
filie court comme une perdue, droit devant soi; ferm é dans les plombs solitaires et impéné-
mais la matière résiste, colle aux semelles, trables de cette Venise qui fait de lui un séques-
glisse ou s'effondre : sous la jupe, les belles tré. Celui que Sartre appelle « le séquestré de
jambes se dérobent, un genou va heurter la Venise » ne cherchera pas à échapper aux lois
terre. Le T intoret nous retient encore un peu : de la pesanteur, il leur donnera figure, il ne con-
derrière cette épouvante, il peint, à la traíne, les tournera pas la déréliction, il la peindra. Finies
bouillons superbes d'un manteau » (pp. 36-37). les opérations agiles de la raison platonicienne
chère aux Florentins, finie la lumineuse organi-
Dès la première phrase du texte, Jacopo Ro- sation des espaces de la perspective rnononu-
busti est placé dans l'H istoire de la peinture, et cléaire, le monde est entré dans l'ère de la
même de la philosophie. Mais loin d'apparaítre chose et de la troisièm e dimension, les valeurs
dans cette Histoire comme un maillon inféodé à s'inversent et l'hom m e est condamné à sa folie
la nécessité de la descendance, loin de nòus passion ici-bas, dans la transdescendance.
être présenté comme un héritier de ses maitres,
Tintoret surgit brusquement dans le cours réglé Les bitum es de la transcendance
de l'H istoire de l'art comme XAutre, le renégat,
En son tem ps Carpaccio, obéissant, m ettait
le rebelle. Ainsi dans son rapport à Carpaccio.
en scène le com bat prodigieux et vainqueur de
Cette histoire réserve une position originale au
1'envoyé de Dieu contre le fils de Satan. Le meil-
jeune artiste confronté au maitre d'une époque
leur gagnait et la foi s'en trouvait confortée. Tin­
bien heureuse mais révolue, que n'assaillait en­
toret, au contraire, naturalise le démon et le
core aucun doute. Lui, le nouveau, 1'intrépide, il
saint to u t ensemble, il donne à ce dernier une
sait. Alors que vers 1 500 on pouvait peindre
pesanteur sans grâce. Sous les pinceaux de Ro-
1'acte héroTque du Soldat de Dieu comme allant
busti, nous dit Sartre, c e s t la transcendance qui
de soi, aujourd'hui, « par m o ro s ité », saint
s'évapore : Georges, rusé mais non pas coura-
Georges 1'intrépide est devenu « 1'ennemi per-
geux, « plutôt que d'affronter candidement le
sonnel du Tintoret », ce protagoniste majeur, cet
monstre, il le bute en vache, par derrière, c'est
agent hyperbolique, ce « capitaine qui trouble
plus sür» (p. 39). Contrairem ent au Carpaccio
1'univers du pathos par cette incongruité,
qui a candidem ent campé son héros face au
1'acte », sera exilé au second plan de la scène,
monstre, Tintoret biaise, comme s'il se trouvait
lui que la tradition m ettait au premier.
engagé dans une entreprise de mise en ques­
Ainsi, telle qu'il nous la présente, 1'histoire de tion des évidences théologiques. Toutefois, ni
l'art oppose, aux yeux de Sartre, dans les tém éraire ni lâche, il n'affirm e rien de ce qui, en
oeuvres de Carpaccio et du Tintoret le pathos à ce temps, aurait pu le conduire au bücher. II
l'acte, le nouveau à 1'ancien. C'en est fait vers suggère seulement. Ce saint Georges que l'on
1550 de la possibilité d'obéir à cette com - croyait animé par la confiance même de Dieu, il
mande religieuse qui vous intim e 1'ordre de en fa it une masse ensorcelée par un vide, un
peindre « héroTque ». Une ère nouvelle a com - quantum d'énergie sans direction ni finalité, un
mencé à l'horizon du puissant matérialisme vé- aveugle happé par un néant. Le voilà ce fier vé-
nitien que couvre l'or de la Sérénissime. Ici dé- téran de la foi, com battant solitaire, pire,
sormais règne la matière, opaque, solitaire, et la abandonné.
peinture de ce vrai Vénitien qu'est Tintoret ne Sartre fouille alors les coloris du tableau sur
saurait être qu'un «salut de la matière à la ma­ lequel il promène une lumière kafkaienne : la
tière : nous prenons pour acquises la solitude et fable chrétienne de la toute puissance se mue
rim pénétrabilité ».2 alors en une parabole de la déréliction :

40
Saint Georges terrassant
le Dragon.
Londres, National Gallery.
« L'homme doit gagner ou perdre son procès sait la majeure de la première preuve de l'exis-
sous les bitum es d'un ciei fermé » (p. 44). tence de Dieu de saint Thom as5. En opposant
missile à missionnaire sous la lo i de l'attraction,
Nous sommes donc apparemment, avec Tin­
Sartre place au contraire la force dans la cible et
to r e t, en p ré s e n ce d 'u n p e in tre p o s t-
non dans le canon, dans le term inus ad quem et
théologique, d'un homme dont la religion chan-
non dans le terminus a quo ni, comme le fai-
celle et bascule dans le vide, happé par 1'inexis-
saient déjà Buridan et les nom inalistes parisiens
tence de Dieu. II n'est pas trop sür d'ailleurs que
au milieu du X lV e siècle, dans Yimpetus reçu et
ce soit 1'absence de Dieu que peigne Robusti,
conservé par le m issile6.
peut-être seulement son être caché qui n'est
qu'une des form es de sa transcendance : « (...) Ce renversement est séduisant et enrichit l'i-
ce macadam obstruant les avenues célestes me mage d'un Tintoret en rupture de théologie. II
paraít un rien huguenot sur les bords » (p. 44), offre un cadre pour comprendre cette particula-
dit Sartre, suggérant que Tintoret pourrait ap- rité étrange des tableaux du Tintoret qu'on s'y
partenir à cette tradition janséniste pour la­ promène beaucoup entre ciei et terre. Non pas
quelle le ciei de la transcendance chrétienne cependant dans le Saint Georges. J'essaierai
s'est voilé, et pour laquelle par conséquent au- d'expliciter plus, loin les raisons esthétiques
cun acte ici-bas ne peut être im m édiatem ent pour lesquelles je pense plus juste de relier Tin­
éclairé par la lumière d'un Dieu qui reste deus toret à la tradition thom iste. II faut ici rappeler
absconditus. C e st pourquoi ce saint Georges, le les raisons philosophiques.
saint messager de la Providence, n'est, dans
A 1'époque du Tintoret, lequel n'est pas féru
cette perspective, qu'une obscure masse ré-
de philosophie et de Science autant que d'autres
duite à son poids de muscles emporté par la vi-
artistes, la théorie que lui prête Sartre quant au
tesse de son cheval, il est 1'homme de la gravi-
m ouvem ent des corps est, malgré la notion de
tation newtonienne et, plus encore, celui de la
forza esquissée par Vinci, épistém ologiquem ent
tragédie pascalienne, fétu de paille emporté
impensab/e. II faudra attendre Galilée e.t le con­
sous un ciei plombé par une tem pête qui le
cept 6’inertia finalem ent clarifié par Descartes
dépasse.
pour que la leçon aristotélicienne du prim um
Cette vision météorique du saint Georges, movens soit définitivem ent dépassée. Tintoret
nous la retrouvons identique à propos de l'exa- aurait-il figuré ce concept sans le penser ? On
men du M ira d e de I'es d ave : peut en douter, sachant que la Science mettra
quelque cent cinquante ans à rejoindre les intui-
« Le T intoret ne songeait pas à nous divertir,
tions de Léonard et que Robusti n'est sur ce
moins encore à com m ettre un sacrilège. S'il
plan en rien comparable à Vinci ! On sait par ail-
peint 1'inertie des corps c'est qu'elle fait aussi
leurs qu'à 1'Université de Padoue, qui dépendait
leur force. Ce missionnaire est un missile : lâché
depuis 1405 du Sénat vénitien, se développait
dans 1'espace, il a pénétré dans la zone d'attrac-
effectivem ent une conception du monde étran-
tion terrestre, sa vitesse s'accélère, il fonce sur
gère aux spéculations sur la destinée surnatu-
les indigènes comme un boulet de canon »3.
relle de 1'homme. II convient cependant de ne
La thém atique « ba listiq u e» à laquelle Sartre pas com m ettre ici non plus d'anachronisme. Les
a recours dans toute cette étude lui perm et d'in- penseurs padouans, qui eurent peut-être une in-
verser la position philosophique reçue à l'é- fluence sur « le naturalisme » des peintres véni-
poque, fondée sur Aristote. Pour A ristote et sa tiens, comme le suggère Maurice Sérullaz, n'é-
reprise tho m iste 4, le m ouvem ent est en effet taient nullem ent une avant-garde philosophique
produit par un m oteur qui contient en acte ce ou scientifique. Aussi leur prétendu « ratio-
qui, dans le mobile, ou le missile, est en train de nalisme »7 d oit-il être conçu pour ce qu'il est;
se réaliser. C e st ainsi que le principe du « to u t une philosophie naturelle gagée sur le fond stoí-
ce qui est mu est mü par autre chose » fournis- cien. Ce n'est donc pas par hasard que le plus

42
célèbre des padouans, Pomponazzi, s'en re- entre Carpaccio et Tintoret qui est pertinente
m ettre finalem ent à une théorie astrologique pour comprendre le tableau8. Est-ce bien une
de la sympathie et de la suggestion pour expli- théologie de l'acte héroíque que Tintoret trouve
quer les miracles, comme c'est le cas dans son dans le tableau du Carpaccio, est-ce bien cela
De naturalium effectum adm irandum causis seu qu'il va tenter de renverser ? Peut-être y a-t-il ici
de incantationibus l/ber paru en 1 556. méprise. La théologie de l'acte héroTque n'ap-
partient pas à 1'univers religieux du Carpaccio,
Ainsi, eu égard au milieu intellectuel connu à
pas plus qu'elle n'appartient à l'univers religieux
1'époque, 1'entreprise sartrienne paraTt quelque
de la Contre-Réforme ou à celui d'un Moyen
peu hasardeuse, ou paradoxale, de faire du Tin­
Age qui n'a pas fini de disparaitre devant les lu-
toret un « hu g ue n ot» ou un « calviniste », alors
mières de la Renaissance. Une théologie de
que toute la critique d'art avait cru devoir le ran­
l'acte, une philosophie de 1'acte, seule la pensée
ger sans ambiguYté sous la bannière de la
rationaliste pourra la m ettre en place, et c'est
Contre-Réforme. Pour reprendre une expression
elle qui trouvera dans la doctrine calviniste un
de Hauser, Tintoret «a fa it son choix, et de-
appui théologique pour ju stifie r ses nouvelles
meure en gros assuré de sa ca use », et son
prétentions. Sartre ne 1'ignore pas, d'ailleurs, qui
choix et sa cause c e s t la foi catholique, la foi
disait de Descartes : « ce rationaliste dogma-
chrétienne populaire, et on pourrait même dire
tique pourrait dire comme Gcethe, non pas « au
la foi du charbonnier, puisqu'aussi bien aucun
com m encem ent était le verbe » mais « au com-
univers pictural en ce siècle n'aura accordé au­
mencem ent était l'acte »9. C'est donc sur cette
tant de place et d'im portance à la puissance
notion d'acte qu'il y a malentendu. Dans l'é-
transcendante du miracle.
popée chrétienne dont la légende de saint
II faut bien avouer que, soutenu par un décou- Georges fa it partie, comme dans la tragédie
page savant du tableau en quatre gros-plans classique, l'acte des agents n'est jam ais que
partiels, le fragm ent paru dans L'Arc oublie 1'effet de la toute-puissance de la Transcen­
quelque peu le tableau comme ensemble. N'y dance divine ou du Destin. Aussi longtem ps
voit-on pas, au zénith, dans le ciei, Dieu soi- que, face à celle-ci, il n'y a ni Individu, ni
même to u t environné d'un gigantesque halo qui Homme, ni Raison qui tienne bon, qui puisse
occupe presque le quart de la hauteur totale, il- faire front, il n'y a pas d 'acte au sens fo rt du
lum inant les cieux et le monde d'autant plus for- te rm e 10. L'acte héroTque peint par le Carpaccio
tem ent qu'il fa it contraste avec une frange de n'est, comme Sartre le sait, bien entendu que la
lourds nuages ? Et au-dessous, n'est-ce pas le grandeur même de Dieu.
brave soldat de Dieu, saint Georges, tou t baigné
T intoret aime le miracle. Certes, dans la Ré-
d'une aura lumineuse ? II est là, actif, rayonnant.
publique de Venise, 1'Eglise ne représente-t-elle
Non pas sim plem ent auréolé, comme les dis­
pas une force politique sans contre-poids ?
ciples de la Cène de San Rocco, mais source de
Aussi la Contre-Réforme s'y développe-t-elle de
lumière, comme le Christ lui-m êm e lors de son
façon plutôt libérale et tolérante, à 1'ombre des
Baptême (San Rocco) ou dans la M aison de
marchands opulents et peu enclins aux excès de
M arthe et M arie (Alte Pinakothek de Munich).
mysticisme. Toutefois, si bon-enfant qu'elle fu t
à Venise, la Contre-Réforme (Concile de Trente,
Une théologie de /'acte
1545) s'em ployait alors à donner une force
Et pourtant, manifestem ent, Sartre n'a pas nouvelle à 1'expression de la dévotion populaire,
tort. II est vrai que, placé au troisièm e plan der­ tandis que, contre les fortes têtes de la Ré-
rière la plantureuse Princesse saisie par la forme, la spontanéité de la foi du charbonnier et
frayeur, saint Georges n'est pas de taille à être du culte des saints était exaltée et répandue à
le support d'une théologie de l'acte. II faudrait nouveau avec vigueur par les dirigeants, les pré-
alors se demander si c'est l'opposition proposée dicateurs et les artistes de I'Eglise. Tintoret, le

43
fils du peuple de Venise, apparaít dans ce con- son cheval git un corps. Dans la partie supé-
texte comme un symbole spontané, non mani- rieure Dieu est figuré, considérant la scène du
pulé, de cette nouvelle o rie n ta tio n 11. Le fils du haut des cieux, son regard plongeant verticale-
teinturier partage avec les petites gens de la Sé- ment comme les rais de lumière qui émanent de
rénissime la foi dans les miracles de rédem ption sa personne. Chacune de ces parties est mar-
et de guérison. Comme le souligne Charles de quée par un vecteur directionnel selon le
Tolnay : schéma s u iv a n t: de gaúche à droite la fuite de
la Princesse, de droite à gaúche la chevauchée
« Pour lui aussi — et ses ceuvres de jeunesse
de saint Georges, de haut en bas le regard, la
le prouvent —, le Christ était le médecin magi-
force divine qui perm et le miracle.
cien qui sauve les lépreux, les paralytiques, les
pestiférés (voir, par exemple, La fem m e adultère Le tableau comme ensemble se présente
de Dresde, dans laquelle, sans aucun fonde- donc comme un champ «te rrestre » de forces
ment thém atique direct, Tartiste représente contraires (fuite de la Princesse, perforation du
quelques malades attendant leur guérison du dragon) qu'harm onise Tintervention divine (ver-
Rédempteur). Son expérience religieuse fonda- •ticalité) qui les perm et dans leur contraste
mentale semble avoir été, dans sa jeunesse, le (défiance-confiance).
miracle pratique de la guérison des pauvres et
des m alades12 ».
Ainsi, loin d'être le signe d'un doute hugue-
not, l'effacem ent de 1'acte de saint Georges au
r
bénéfice du premier plan, le trouble et la vie
sauve de la Princesse, et du plan transcendant
(la présence de Dieu dont la puissance irradie
to u t le tableau), atteste chez Tintoret la pré-
gnance d'une théologie du miracle d'origine po­
pulaire. II faut se souvenir en outre que Tintoret,
contrairem ent aux peintres de la Renaissance,
n'avait pas une clientèle de Princes ni de Rois,
et qu'il ne travailla pas non plus pour la Répu-
blique de Venise mais essentiellem ent pour les
confréries religieuses13.

Lecture de la figure
L'analyse du conflit des vecteurs directionnels
Les difficultés philosophico-théologiques que
doit cependant converger aussi sur une figure
je viens d'évoquer appellent de toute évidence
autre que Dieu, symbole de la transcendance
une relecture de la figure qui est en jeu. Sartre
verticale, à savoir le corps nu et apparemment
insiste pour sa part, on l'a vu, sur une lecture
sans vie qui est au centre du tableau. La posi-
«de droite à gaúche et du premier au dernier
tion centrale et la posture étrange qui lui ont été
plan ». II faudra donc réexaminer le tableau pour
données par Tintoret, perm ettent que soient
savoir si ce vecteur transversal est à ce point
rappelés les deux vecteurs terrestres, par la dis-
dom inant, dans la structure de 1'oeuvre, qu'on
position des bras et des jambes respectivement.
doive y subordonner Tinterprétation.
Ce rappel synthétique des vecteurs dynamiques
Le tableau est divisé, dans sa hauteur, en trois dans 1'immobilité du corps est d'autant plus in-
parties à peu près égales. En bas, la Princesse téressant que Tintoret 1'ajoute, pour des raisons
saisie de frayeur, au centre saint Georges qui esthétiques, à une fable tirée de la Légende
s'applique à transpercer le dragon. Aux pieds de dorée qui n'en fait pas mention.

44
Curieusement, Sartre n'accorde qu'une atten- la course, donc avec ce vraisemblable dans le-
tion très fugitive à ce corps. II y voit essentielle- quel pour un instant nous nous situons ? La po­
ment un présage de ce qui attend la Princesse. sition de ces vêtem ents bleus ne s'explique en
II parle à son propos d'une « charogne » alors vérité qu'à partir du m om ent oü on conçoit la
qu'il s'agit m anifestem ent d'une académie très Princesse et saint Georges — lui-m êm e envi-
-classique, qui semble directem ent tirée des car- sagé avec le cadavre — comme les figures de la
tons de M ichel-Ange, et que Tintoret a d'ailleurs finitude humaine : rouge et bleu, vie et m ort en
travaillée avec soin puisqu'on possède de ce un seul corps, vie autant que Dieu y veille et y
corps allongé — cas très rare pour ce peintre — pourvoit, m ort au-delà. C e st donc sous le seul
une étude à la pierre noire aux rehauts de blanc regard de Dieu, et par conséquent dans la seule
et mise au carreau14. perspective d'une théologie du miracle, qu'on
peut dire avec Sartre que m ouvem ent et repos
Si la valeur structurelle de cette figure peut
s'équivalent.
s'entendre comme une mise en abíme du
champ des forces, quelle peut-en être la contri- On concevra donc le tableau comme une to -
bution au plan de la signification globale du ta ­ talité imagée et non comme une narration en-
bleau ? Sartre avance que le cadavre prophé- traínant une vraisemblance. Du point de vue de
tise, que son im m obilité est en équivalence avec la théologie du miracle la Princesse est à la fois
1'instant suprême que traverse la Princesse. vivante (en mouvement) et morte (statique).
L'hypothèse que leur signification serait con- Cette dualité ne fait d'ailleurs que redoubler ce
jointe et analogique se heurte au fa it qu'on voit que m ontre la partie centrale du tableau : saint
mal pourquoi « p ro p h é tise r» la m ort de la Prin­ Georges - Rouge - M obile - et le cadavre - Bleu
cesse par un nu masculin, dès lors que Télément - Immobile. II faut donc, me sem ble-t-il, lire le
est de toute façon inventé par Tintoret. tableau, dans 1'organisation de ses thèmes ico-
niques comme dans celle de ses accents chro-
Mais surtout on remarquera que le peintre a,
matiques, selon le regroupement qui unit le ca­
autour de ses trois personnages humains, orga-
davre à saint Georges et non pas à la Princesse
nisé un jeu équilibré de couleurs qui repose sur
comme le suggère Sartre.
une symbolique traditionnelle. Le bleu, couleur
froide, est associé à la mort, le rouge, couleur Finalement, saint Georges n 'e stp a s fonda-
chaude, à la vie. Ainsi, du point de vue chrom a- m entalem ent différent de la Princesse par rap­
tique, le cadavre et saint Georges, ensemble, port à la transcendance. Pour l'un comme pour
constituent un Tout, homologue à la Princesse. l'autre, to u t dépend de 1'intervention miracu-
Rouge la vie et le mouvem ent, bleue la m ort et leuse de Dieu. Par conséquent, la non-figuration
1'immobilité. L'examen des vêtem ents de la de l'acte par Tintoret n'est pas, comme le croit
Princesse confirm e Texistence de cette sym bo­ Sartre, la conséquence d'un refus à 1'égard de la
lique. Animée, comme saint Georges, d'un vio- croyance, d'une « morosité », mais 1'affirmation
lent élan, la Princesse transm et à ses voiles un qu'il n'y a pas d'acte qui ne soit issu de la trans­
puissant m ouvem ent qui les fa it battre au vent cendance même de Dieu.
comme bannières. Cela est conforme au vrai-
semblable. A Topposé, le drap bleu du m ort est
Les mots et la peinture
posé, inerte. Comment expliquer alors, si nous
nous installons dans cette vraisemblance-là, J'ai essayé de m ontrer com m ent Sartre, dans
que la robe de la Princesse, qui court pour sa lecture du Saint Georges, produisait l'évi-
échapper au monstre, tom be comme le ferait un dence — que j'a i trouvée problém atique — d'une
drapé sur un corps inerte, à tel point que Tinto­ peinture de la déréliction, comment, à 1'aide de
ret a disposé devant les pieds de la fuyarde un références à Kafka ou à Beckett, il « actualisait »
luxe de replis et de festons dont la position est Tintoret en le faisant entrer dans le cadre
en contradiction criante avec le m ouvem ent de éthique et philosophique moderne. Une telle at-

45
titude n'est ni particulière à Sartre, ni condam - plutôt la tentative d'élaborer par le biais de l'é-
nable, à condition que l'on précise le statut du criture une issue à cette impasse.
discours critique que l'on tient. C'est sur ce der-
nier point que je voudrais enfin interroger l'en- Une écriture pittoresque
treprise sartrienne, à propos du « Saint Georges ».
Voici que saint Georges, de sa lance, a tué le
On peut penser qu'exista chez Sartre un rap­ dragon. Du moins on pourrait le croire. Et
port em phatique de qualité particulière avec ce­ Sartre :
lui qu'il appelle le « peintre des passions ».
« C'est trop tard à p ré s e n t: une pique le
N'y a-t-il pas en effet dans la passion, qui est
transperce, il est tué. Non; c'est trop t ô t : il n'a
soumission involontaire à une force transcen-
pas encore eu le tem ps de crever, tou t juste ce­
dante, et la nécessité oü se trouvait le peintre
lui de s o u ffrir» (p. 38).
de figurer un «acte», quelque chose comme le
type-idéal de la contradiction, fondatrice de la Dans un passage de ce type, la peinture de­
philosophie sartrienne, entre la liberté du sujet vient histoire, elle se transform e en récit, il y a
et la nécessité de la « situation » ? « Robusti, une diégétisation du tableau. L'instantané op-
c'est 1'homme que la Peinture a choisi, vers le tique d'oú toute tem poralité est évacuée au bé-
milieu du xvieme siècle, pour faire éclater en lui néfice de 1'image statique qui tient ensemble,
ses contradictions »15. Toutefois ces contradic- dans 1'étemité de son exemplarité, le danger, le
tions, la pensée philosophique, contrairem ent à salut et la toute puissance divine qui les permet,
la peinture, a pour tâche — ou pour effet — de cet instant de la m onstration de l'efficace di­
les lever, dans la mesure oü la coulée discursive vine, Sartre le transporte dans une tem poralité
établit d'elle-m êm e une isotopie, oü se récon- romanesquet non dans ce qu'il dit des figures,
cilie 1'inconciliable : le réel et 1'imaginaire. La mais dans le m ouvem ent d'une durée qu'il ins­
peinture, elle, ne le peut pas, et Sartre le d it ex- taure. Alors que la caractéristique essentielle
p re ssém en t: « L'Art est le lieu géom étrique de des tableaux de Tintoret est le suspens (cf. Le
nos contradictions »16. De là, la tâche difficile de m iracle de 1'esclave), le discours utilisé par
parler de l'art. On ne peut ni en parler comme Sartre réinstalle les conditions a priori de l'ac-
d'un réel, que ce soit à travers le discours icono- tion en offrant une lecture dramatique. II res­
logique marqué par son positivism e à courte taure en effet une tem poralité et des acteurs là
vue, ou à travers la référentialité m im étique; on oü Tintoret, à 1'instar de la tragédie avait figuré
ne peut davantage en parler comme d'un im agi­ sur la toile une théologie du miracle dans la­
naire, puisque c'est l'objet même qui a du sens quelle il n'y avait que Dieu dont on püt pré-
et non pas quelque contenu de pensée, simple tendre qu'il fü t un véritable acteur.
néant de réalité. A vrai dire, le tableau refuse
1'antinomie réel/imaginaire, ou, si l'on veut, la La narrativisation de la structure iconique per­
pose comme impasse du discours. Michel Thé- met par conséquent la réapparition d'une iso­
voz dit très bien que l'art est resté, dans 1'oeuvre topie de 1'action, ce qui autorise ensuite Sartre à
de Sartre, comme un « a g ita te u r», qu'il ne serait nier que — par rapport à ce cadre ainsi artificiel-
jam ais parvenu à « neutraliser théorique- lem ent créé — il y ait de la part de Tintoret pein­
ment »17. ture d'une action. L'analyse sartrienne se donne
donc, à travers une lecture romanesque du ta­
Thévoz voit une trace de cette difficulté philo­ bleau, les conditions d'une interprétation exis-
sophique dans le style très particulier du « Saint tentialiste de la déréliction.
Georges ». Je pense aussi que 1'écriture relative-
ment inaccoutum ée de ce texte porte en elle- Cette narrativisation, elle s'exprime dans de
même une signification. Toutefois je n'y verrais nombreux tours langagiers par lesquels Sartre
pas le sym ptôm e statique d'une impasse, mais insinue le récit et ses structures diachroniques :

46
« C'est le com m encem ent de Ia toile : im pos­ « A notre bon coeur. Puisque ce passage à tra ­
sible de 1'ignorer, de passer o u tre » (p. 36 — vers Ia toile n'est permis qu'à 1'imagination,
c'est nous qui soulignons), ou encore, pour faire c'est celle-ci, en dernier recours, qui conclura en
sentir que ce qui est instant se dilate en durée chacun de nous. Inversement, chacun se reflé-
pour le spectateur, ce passage : « Le spectateur tera to u t entier dans cette option finale. Un test
s'indigne : on lui bouffe son temps, et pour quoi projectif, en somme. Le Tintoret n'est pas plus
faire ? Pour le gaspiller sans compter. Quel cou- responsable de ce que nous im aginons sur sa
lage ! Le duel de l'H om m e et de Ia Bête serait toile que Rohrschach de ce que nous percevons
depuis longtem ps term iné si le peintre n'avait sur ses planches » (p. 48).
arrondi les mouvements, remplacé partout les
Est-ce assez clairem ent faire entendre que Ia
directs par des moulinets, obligé ses créatures à
dém onstration entretient un rapport complexe
téléphoner leurs coups, à les suspendre, et
et étroit avec le phantasme, et, d'autre part, que
même à prendre des tem ps » (p. 47).
cet irréel qu'est le tableau est nécessairement
En dehors du fa it que je vois mal à quoi cor- objet de démarches incontrôlables ?
respondraient picturalem ent sur Ia toile ces
II faudrait ici se ressouvenir des développe-
« m oulinets » et autres « coups » téléphonés, on
ments de Vlmaginaire oü Sartre pose que l'i-
notera que si Sartre doit ajouter cette durée
mage, étant im m édiatem ent sens, épuise Ia dis-
d'un com bat réel — to u t en niant Ia réalité de
cursivité philosophique et Ia frustre de toute as-
1'action héroíque — c e s t parce qu'il s'est con-
surance, qu'elle rend nécessaire un discours oü
tra in t à penser 1'absence d'action à partir de
soient à Ia fois présents celui qui le tie nt et celui
1'action même, et non pas à partir de son inuti-
à qui il est destiné.
lité dans une théologie de Ia Providence.
L'image n'est donc finalem ent pas suscep-
Vérité de Kart tible d'un discours vrai, statut qu'elle partage
avec tous les objets culturels : elle est un point
On pourrait considérer, arrivé à ce point de
de rencontre, et c'est dans ce statut dialogique
mes remarques, que celles-ci constituent une
que je vois finalem ent Ia nécessité de ce dis­
objection radicale à 1'interprétation sartrienne,
cours étrange du « Saint Georges ».
1'accusant d'im poser au tableau une philosophie
de Ia vie élaborée indépendam m ent de Ia lec­ Par delà Ia narrativisation que j'ai essayé de
ture de celui-ci. Dans Ia mesure oü Ia critique de critiquer comme une effraction de Ia philo­
1'interprétation du tableau, que j'ai essayé de sophie de Sartre dans Ia théologie du Tintoret,
mener en signalant des partialités, voire des une autre particularité stylistique doit en effet
erreurs, s'est donné pour règle im plicite Ia recti- nous retenir un instant. Sartre apostrophe le
tude d'un discours vrai, ces remarques sont bien le c te u r: « Or voyez un peu ce qui me gêne »
une critique du texte de Sartre sur le Saint (p. 43), écrit-il. Dès lors ce n'est plus 1'évocation
Georges. Toutefois, dans ce même texte, Sartre du tableau qui est centrale, mais 1'inclusion du
nous contraint à nous interroger sur 1'existence lecteur dans cette danse verbale et analytique
d'un discours vrai sur l'art et je voudrais, pour qui commence. II faut que le lecteur devienne
conclure, le suivre sur ce terrain. in te rlo c u te u r: « Ce n'est pas ce qu'il pense ?
D'accord : c'est ce qu'il p e in t» (p. 46). En fabri-
II ne fa it aucun doute que Sartre lui-m êm e
quant 1'objection, et en Ia plaçant dans son
tente d'inscrire son analyse dans les cadres
texte, Sartre constitue le lecteur en contradic-
d'une discipline rigoureuse : il veut dém ontrer,
teur et, feignant de lui donner raison sur un
apporter Ia preuve. Mais par ailleurs les preuves
point, il l'em porte sur 1'essentiel : ce que Sartre
que l'on peut accum uler sont toujours trop rares
dit c'est ce que Tintoret a peint.
par rapport aux infinies questions que soulève le
tableau. Qu'en conclure ? Ainsi voit-on s'élaborer, au travers de cette

47
écriture, un rapport privilégié de Sartre critique pour peindre un héros, et qui sera un héros de
à son lecteur. Mais il y a plus. En même tem ps ne point l'avoir peint.
qu'il im plique le lecteur, ce langage crée une in-
tim ité non moins significative avec la personne L'écriture pittoresque de ce texte remar-
du peintre, celui que Sartre appelle dans le texte quable qu'est le Saint Georges et le Dragon par-
par son p etit nom, Jacopo, mais aussi par son vient finalem ent à créer cette double conni-
nom, Robusti, ce qui lui permet de n'utiliser vence du critique d'art Jean-Paul Sartre avec
qu'en dernier recours le term e par lequel le 1'artiste Jacopo Robusti, et avec vous et moi,
peintre vénitien est traditionnellem ent désigné avec chacun comme lecteur. Ainsi la critique
dans 1'histoire de l'art : Tintoret. Ainsi, Saint d'art opèrera, à travers la médiation de Sartre
Georges et le Dragon appartiendra moins à — tou t arbitraire qu'elle puisse ê tre —, cette tri-
1'histoire de l'art qu'à cet homme, Jacopo, fils angulation improbable qui va du Saint Georges
du teintu rie r de Venise, « payé pour peindre une à nous, et sans laquelle il n'est aucune ceuvre
action » (p. 49), mais qui n'en fera rien, payé d'art, aucune ceuvre dans la culture.

notes

1.J.-P. Sartre, «Saint Georges et le Dragon» LArc, 1966, 9. Descartes, Introduction par Jean-Paul Sartre, Paris-
n° 30, pp. 36-50. La pagination renvoie à cette édition. Genève, éd. des Trois Collines, 1946, p. 48.
2. J.-P. Sartre, «Saint Marc et son double (Le Séquestré de 10. On se gardera par conséquent de confondre ce que j'ap-
Venise) », Ob/iques, « Sartre et les Arts », Paris, 1981, n° 24-25, pelle ici « acte au sens fort», c'est-à-dire dans sa relation à un
p. 197. sujet individualisé de Taction, avec toutes les rémanences de la
3. J.-P. Sartre, Ibidem, p. 1 76. notion homonyme aristotélicienne ( èvÉQY^c* = acte). Cf. à ce
4. Aristote, Métaphysique, 7(24-25)» «II y a donc aussi propos la définition qu'en donne Lalande : « Mouvement volon­
quelque chose qui le meut, et puisque ce qui est mü et meut est taire d'un être; changement en tant qu'il est considéré par rap­
un moyen terme ( ), il doit y avoir un extrême qui meut port à un individu qui le produit », « Acte », p. 18.
sans être mu, être éternel, substance et acte pur», traduction 11. II n'est pas indifférent d'ailleurs qu'entre le moment ou le
Tricot, Paris, Vrin, 1940, pp. 171-172. Carpaccio peint son Saint Georges et celui oü le Tintoret peint le
5. Cf. le commentaire que donne saint Thomas du texte aris- sien, Ignace de Loyola ait fondé cette grande propagatrice de
totélicien, Summa catholicae fidei contra genti/es, la, qu.70. miracles, la Compagnie de Jésus, sur les ruines des rêves d'ac-
6. Cf. Alexandre Koyré, Études d'histoire de ia pensée tions chevaleresques oü le saint espagnol raconte avoir senti
scientifique, Paris, P.U.F., 1966, p. 89. son âme s'enliser.
7. M. Sérullaz, Le XVIe siècle européen. Dessins du Louvre, 12. Ch. de Tolnay, L'interpretazione dei ciclip itto rici de/ Tinto-
Catalogue, Paris, 1965, pp. XV-XVI. retto ne/ia Scuola di San Rocco, Critica d'Arte, 1960.
8. Sartre esquisse une opposition «sociale», « m ondaine» 13. Cf. Max Dvoràk, Geschichte der italienischen Kunst,
entre Tintoret et son aíné Titien. II ne serait pas sans intérêt de München, tome II, 1928.
1'approfondir sur le plan esthétique et philosophique. On se sou- 14. Homme nu allongé à terre, Louvre, Cabinet des dessins,
vient en effet que Panofski rattache cet airtre vénitien que fut Ti­ Inventaire 5382.
tien à la tradition néo-platonicienne florentine. II y aurait là, à 1 5. J.-P. Sartre, « Saint Marc et son double (Le Séquestré de
mes yeux, le fondement d'une opposition plus éclairante pour Venise) », op. cit., p. 190
1'analyse des oeuvres de Tintoret. Cf. E. Panofski « Le mouve­ 16. Cité par M. Thévoz « La psychose prophétique du Tinto­
ment néo-platonicien à Florence et en Italie du Nord (Bandinelli ret », Ob/iques, op. cit., p. 1 68.
et Titien) », in Essais d'iconoiogie. Les thèmes humanistes dans 17. M. Thévoz, op. cit., p. 168.
/'art de /a Renaissance, Paris, Gallimard, 1967, pp. 203-242.

48
rence Tchouang-tseu — est censé illum iner une
les doigts dans Voeil peinture moderne à proportion de la lumière
qu'il en reçoit. Et certes, nous en saurons, à
1'issue du com m entaire sartrien, davantage,
sürement, sur W ols, puisque ce dernier s'est
laissé «inspirer», de son propre aveu, par
D aniel Charles Tchouang-tseu: « J'a im e » , déclarait-il un an
avant sa m ort, « Louis Arm strong, la philosophie
chinoise et le cirque »3; d'autant que Sartre, s'a-
gissant d'un artiste qu'il a non seulement
connu, mais aidé et soutenu, est un guide on ne
peut plus crédible. Mais à 1'inverse Tchouang-
Un magazine littéraire publia, autrefois, en
tseu, aujourd'hui, s'illu m in e-t-il d'être glosé par
hommage à Sartre, la fin de son indédit sur le
les aquarelles de W ols, et qui plus est, selon
Tintoret. Le présentateur (anonyme) insistait sur
« la richesse de cette esthétique, discipline bien 1'exégèse sartrienne ? Question un peu moins
pauvre en France » Cette dernière flèche n'est pontificale ou académique qu'il n'y paraít dès
peut-être pas 1'indice de 1'inculture de 1'auteur - lors que Sartre s'y trouve mêlé...
elle témoignerait plutôt de son talent pour le Voici, d'abord, le texte-princeps, droit issu, via
marketing. Du moins incite-t-elle à relire certains la « besace » du second chapitre du Tchouang-
textes anthumes, mais pas assez connus, du
tseu4 :
MaTtre, histoire d'y prendre quelques précieuses
« Prendre les doigts pour illustrer le fa it que
leçons.
les doigts ne sont pas des doigts est moins effi-
Ainsi, quand Sartre parle de W ols, c'est en cace que de prendre les non-doigts pour illus­
herméneute avant la lettre qu'il le fa it2. Prenant trer le fait que les doigts ne sont pas des doigts.
appui, entre autres, sur l'une des vingt-quatre Prendre un cheval blanc pour illustrer le fa it que
maximes que le peintre-clochard détenait, les chevaux ne sont pas des chevaux est moins
comme viatiques et stim ulations à méditer, efficace que de prendre des non-chevaux pour
dans sa « besace » il entreprend d'éclairer avec illustrer le fait que les chevaux ne sont pas des
elle 1'ceuvre de W ols, to u t en supputant que chevaux ».
cette dernière 1'éclairera en re to u r: « to u rn i- « L'univers est un doigt, toute chose est un
quet», donc, par lequel 1'auteur — en l'occur- cheval ».

49
M aintenant, il y a quelques chances pour que il en fou rn it Ia critique. Nous suggérons d'articu-
le lecteur du Tchouang-tseu dispose aujourd'hui ler cette argum entation comme suit :
d'une édition un peu mieux informée que celle
dont W ols faisait usage. La préface d'Etiem ble 1) Les sophismes de Kong Souen-Long, «si
atteste par exemple que Ia traduction de Liou toute chose est doigt (ou signe, ou idée), le
Kia-Hway, parue dans Ia Pléiade, fa it autorité. doigt n'est pas un doigt», et «si le cheval est
Ouvrons-la. On peut lire, à Ia page 97, aux lieu blanc, le cheval blanc n'est pas un cheval », tra-
et place du texte de Ia « besace » : hissent chez leur auteur Tindistinction du genre
et de ses espèces;
« V ouloir dém ontrer en partant de l'idée (en
elle-même) que les idées (dans les choses) ne 2) Une telle indistinction, si elle heurte « Ia lo-
sont point l'idée (en elle-même) vaut moins que gique abstraite de 1'Occident», s'accorde en re-
de vouloir dém ontrer en partant de Ia non-idée vanche parfaitem ent avec « Ia logique concrète
que les idées (dans les choses) ne sont pas de 1'analyste chinois». Laissons sur ce point Ia
l'idée (en elle-même). V ouloir dém ontrer en par­ parole au traducteur de Tchouang-tseu, M.
tant de cheval (en général) qu'(un) cheval L io u : « Quelle est Ia différence fondam entale
(blanc) n'est pas (un) cheval (en général) vaut entre un cheval blanc et un cheval en général ?
moins que de vouloir dém ontrer en partant du Cette différence fondam entale consiste dans Ia
non-cheval qu'(un) cheval (blanc) n'est pas (un) blancheur éblouissante du cheval blanc par rap­
cheval (en général). En vérité, 1'univers n'est port aux autres chevaux, jaunes ou noirs. C'est
qu'une idée; tous les êtres ne sont qu'un cette blancheur éblouissante qui frappe l'ana-
cheval ». lyste chinois et Tamène donc à établir tou t che­
val blanc comme un genre, s'opposant au genre
Oü donc, dans ces quelques lignes est-il de cheval sans couleur frappante. D'oü 1'opposi-
question de « doigts » et de « non-doigts » ? tion radicale entre le cheval blanc et le cheval
— Ouvrons, comme nous y invite M. Liou, le comme deux genres distincts »8.
livre d'lgnace Kou Pao-Koh intitulé Deux so-
phistes c h in o is : H ouei Che et Kong Souen 3) Si légitim e que puisse être, du point de vue
Long5. Le chapitre III du Kong-Souen Long- de Ia logique concrète chinoise, Ia réduction de
tseu, « Sur le signe et 1'objet» énonce une série Ia distinction du genre et de ses espèces à une
de paradoxes sur le tche — vocable traduit par simple séparation de genres, cette logique illo-
« signe » et que Liou Kia-Hway rend par « idée ». gique ne manque pas de se surm onter elle-
Un com m entateur pékinois de 1949, Tchang même, dès lors qu'elle fait intervenir 1'ordre des
Tong-Souen, avait déjà souligné que tche peut signes ou des idées, ou encore les nom inations
bien signifier « d o ig t» , à condition que ce doigt ou les emblèmes (au sens de Mareei Granet). II
soit un doigt qui désigne : alors, le doigt « n'est lui faut pour cela assumer Ia non-existence des
plus un simple doigt, il est signe (en anglais : signes, idées, nom inations et emblèmes, de fa­
finger as sign-vehide »)6. « N on-doigt » définit le çon que rem ontant jusqu'aux «no n -d oig ts»
statut du signe dès lors que « le signe, en tant d'une part, et jusqu'aux « non-chevaux» de
que signification, n'existe pas dans 1'espace et 1'autre, elle en vienne à se ressourcer, et, redes-
dans le tem ps, donc (...) n'existe p a s» 7. A ppli- cendant vers le concret ou 1'ordre des exis­
quons à présent cette distinction de 1'ordre des tences, elle prenne Ia mesure des véritables
existences et de 1'ordre des significations au complexités. La critique qu'adresse Tchouang-
chapitre II du Kong-Souen Long-tseu, connu tseu à Kong Souen-Long développe l'offensive
sous le titre de Po-M a Louen, « Discours sur le contre le signe qu'am orçait un passage précé-
cheval blanc» : le texte du Tchouang-tseu que d e n t: « La parole n’est pas seulement un souf­
W ols avait recueilli et sur lequel Sartre s'est ap- flé. Celui qui parle a quelque chose à exprimer.
puyé en résume, sinon en toute clarté, du moins Mais ce quelque chose n'est jamais tou t à fait
de matière elliptique, 1'argumentation, et même déterm iné par Ia parole». D'oú le commentaire

50
de M. Liou : « il est facile de dém ontrer par le de to u t im périalism e du signifiant. II fera donc
non-doigt que le doigt surgi du non-doigt n'est un sort exceptionnel au signifié « pur » auquel se
pas le doigt tou t court », et « il est également fa­ réfère Tchouang-tseu, d'autant que ce n'est nul-
cile de dém ontrer par le non-cheval que le che­ lem ent un hasard s'il le retrouve privilégié sous
val engendré par le non-cheval n'est pas le che­ les espèces d'une citation dans la « besace » de
val to u t simple. Car Tchouang-tseu estime que W ols.
le non-doigt et le non-cheval indiquent égale­
ment une seule et même chose, c'est-à-dire le Première remarque : cette citation intervient,
Tao générateur de toutes les form es spéci- dans 1'économie de 1'article sartrien, en un point
fiques »9. critique ou stratégique. Car elle se situe rigou-
reusement au centre de 1'argumentation. Sartre
Quant à l'affirm ation sur laquelle se clôt le
a commencé par présenter le pauvre hère, l'al-
texte, sans doute est-il nécessaire de la relire à
coolique, le cynique, bref W ols le clochard. Et il
la lumière du m ot à m ot de Liou Kia-Hway :
a m entionné dans la foulée, le « panthéisme »
« ciel-terre, un doigt; dix mille choses, un che­
des premières gouaches, à base de cloportes,
val ». L'intrusion du verbe être (le ciei et la terre
blattes et autres cancrelats. Cela ne suffisait
ne sont qu'un doigt, 1'univers n'esf qu'un cheval)
pas : pour rendre com pte de W ols « première
« détruit to u t à fa it la signification des deux pro-
m anière», il l'a opposé à Klee, un Klee qui par-
positions chinoises en question. La phrase chi-
lerait le langage de M erleau-Ponty : « le Voyant
noise veut dire sim plem ent ceci : le ciei et la
est chose vue, la Voyance s'enracine dans la vi-
terre sont la même chose qu'un doigt; toutes les
sibilité » (p. 414). La Chair du Monde n'est pas
choses du monde sont la même chose qu'un
absente de cette panoplie : parce que Tartiste
cheval »10. Le Tao est partout, il est to u t ce qui
entretient « une relation physiologique avec l'in-
est, mais en lui-m êm e il n'est rien. — Prenons
divisible ensemble », l'objet plastique renvoie à
Tchouang-tseu à la lettre, conseillaient les
son créateur 1'être que celui-ci lui a com m uni-
« néo-taoístes » du Kuo-H siang-tseu : puisque le
qué sans qu'il l'a it pour autant possédé pour lui-
Tao n'est rien, n'en parlons plus, faisons silence même, ce qui parfait « le commun enracinement
à son sujet; contentons-nous de nous occuper
terrestre, la commune participation cosm ique»
des dix mille choses. Ne serait-ce pas ce que
par oü sujet et objet, se rejoingnant, feront le
suggérait W ols ? « Les gens parlent trop. II vau-
plein d'être — pardon : consom m eront « la pré­
drait mieux qu'ils fassent comme les chevaux.
sence de cet intrus considérable, le T out»
(...)Avec vous, j'aim erais être un cheval. Je vou- (p. 41 5). On pourrait croire que W ols, personna-
drais que nous soyons deux chevaux en train de
lité aussi « totalitaire » et « cosmique » que Klee,
cavaler dans les rues de Paris, cavaler, cavaler partage Yactivisme de ce dernier. Mais il n'en
sans jam ais parler »11. Peu im porte la couleur du
est rien. A la fièvre de Yopus operans, W ols
cheval, pourvu qu'il hennisse !
su b stitu e , sinon le q u ié tism e de Yopus
Les signes, finalem ent, ne sont rien, ils ren- operatum , du moins une active passivité, ou
voient au Rien suprême. Voilà ce dont W ols «cette praxis introvertie que je nomme activité
était convaincu. Sa position préfigure celle de passive » (p. 4 19), qui le pousse à renoncer non
John Cage, qui s'appuiera à son tour, dans A seulem ent à to u t réalisme opératoire, mais au
Year From M onday, sur un précepte chinois — dynamism e même du Werk ist W eg; car il n'em -
« il existe des pièges, mais piège est aussi le prunte même pas un Ho/zweg, il se couche !
doigt quand il montre la lune » —, pour rappeler Tout est mis en place pour que Tchouang-tseu
que le piège consiste à regarder le doigt et non apparaisse à point nommé. Car tandis que, pour
la lune, le signe et non ce qu'il s ig n ifie 12. Mieux Klee, « le peintre et son objet com m uniquent
vaut avoir recours aux « non-doigts », à ces non- par le fond, produits, soutenus, intégrés à la to ­
doigts que sont les yeux. Pour sa part, Sartre ne talité de 1'être par l'unité synthétique d'un acte
pouvait qu'être séduit par le déni avant la lettre qu'ils sont et qu'iIs fon t en même tem ps qu'il les

51
fa it» , en sorte que « le Tout (soit) le signe m ul- ne nous empêcherons pas de m aintenir lors
tiple d'un même Fiat que 1'artiste rencontre en même que nous en aurons reconnu l'im possibi-
lui comme la source de son existence et pro- lité : c'est le jeu du bonneteau, c'est la carte
longe par son ceuvre » (p. 41 7-41 8), pour W ols forcée » (pp. 4 2 3 -4 2 4 ). Sartre ne résiste pas au
le Tout est de toute façon déjà là : il n'y a aucu- plaisir d'accom m oder W ols à la sauce sado-
nem ent lieu d'agir pour le promouvoir. On voit masochiste qui épice tous ses portraits d'ar-
poindre le Tao. «Toute la différence est là : dé- tistes, lesquels n'interviennent que pour ap-
gagé de tous les catéchismes, Klee n'en con­ puyer la description des relations de proxim ité
serve pas moins une vision chrétienne et faus- et d'éloignem ent entre chaque créateur et son
tienne de Tunivers... W ols non : ce sourcier de public : c'est bien en effet parce qu'il est néces-
Têtre commence par récuser 1'acte : « A chaque sairement engagé dans une lutte de prestige ou
instant, dans chaque chose, TEternité est là ». une dialectique de reconnaissance que 1'artiste
Ensuite il rejette le logos : « Le tao qui peut être est sommé de défier le spectateur, et s'emploie
nommé n'est pas le vrai tao ». L'Art tom be en à le leurrer. — Mais gauchissement, aussi, de
poussière en même tem ps que sa garantie, la Tchouang-tseu : les « non-doigts » dont parle ce
Création divine » (p. 41 8). dernier, en des propos qui, de 1'avis de Sartre,
« dem eurent passablement obscurs», s'iIs sont
Mais tou t en aplanissant le terrain du côté du
mentionnés afin d'illustrer « le fa it que les doigts
non-agir, Sartre infléchit subrepticem ent la pro-
ne sont pas ses doigts», désignent 1'altérité de
blém atique vers 1'orient de ses propres préoccu-
1'être; ils se font images de 1'être dans la mesure
pations. D'une part, rien à ajouter au monde,
oü ils « illustrent » le travail du négatif au sein de
pour W ols le Grand CEuvre a eu lieu, il suffit de
ce dernier.
se laisser imbiber, de devenir poreux : « L'U nité :
Sartre transpose par conséquent la remontée
elle est déjà, depuis toujours; de totalisation
taoíste des doigts, en tant que choses du
point : le Tout se tie nt en l'air seul, achevé, ja ­
monde, aux non-doigts, qui en sont la prom o-
mais commencé » (pp. 4 1 0 -4 2 1 ).
tion au niveau de leur genèse dans le Tao, dans
D'autre part, si W ols le pochard est déjà com - les termes d'une équivalence entre négation et
pris dans le Tout, il ne lui reste plus, sartrienne- a/térité. Les « non-doigts » nient les doigts en ce
ment, qu'à se s u b ir: « autre que soi jusqu'au qu'ils constituent l'« être-autre » desdits doigts.
fond de lui-m êm e, 1'être de W ols est son être- Que serait alors /'être-autre du non-doigt ?
autre » (p. 421). L'Orient de W ols, selon cette Deux négations ne s'annulent-elles pas en une
interprétation préorientée, ce sera Taltérité affirm ation ? Non : la dialectique doit se pour-
conçue non pas comme échappatoire ou éva- suivre. De même que l'« autre » du doigt, c’est-
sion à 1'égard du Même, mais comme amorce à-dire le non-doigt, se situe « ailleurs » que dans
du non ou de la négation, embrayant sur une le doigt, l'« autre » du non-doigt, à son tour, se
négativité antérieure au Néant même. Gauchis- situera encore ailleurs. Ce ne sera pas un non
sement « hegelien », qui va affecter Texégèse et (non-doigt) qui ram ènerait à du positif, au doigt
de W ols, et de Tchouang-tseu. De W ols, parce lui-m êm e. II doit conduire autre part. Mais
que Têtre-autre qui travaille le Même, ce ne 1'autre p a rt du positif, qu'est-elle sinon du néga­
pourra être que le faux-sem blant ou le trom pe- tif ? L'oeuvre de W ols sera donc interprétée né-
1'oeil; présenté comme un « virtuose de la presti- cessairement comme surenchérissant sur le né­
digitation », le W ols des gouaches « nous du- gatif : en termes d'altération ou de dégradation,
pera comme il voudra : pour peu qu'il table sur d'échec ou de décadence. Peu im porte la signi­
nos habitudes, qu'il suscite nos attentes les plus fication ponctuelle, liée à la polémique contre
coutumières, nos craintes nocturnes, nos désirs, 1'indistinction du genre et des espèces, que re-
qu'il tourne et détourne notre attention par des vêt pour l'historien des idées le texte de
faux-semblants, ces analogies trom peuses nous Tchouang-tseu : elle n'intéresse guère Sartre,
buteront sur d'im possibles synthèses que nous elle ne passionnait probablem ent pas Wols. Peu

52
im porte égalem ent Ia signification philoso- rupture, une solution de continuité. Mais mon-
phique du retour au Néant ou au Vide qu'ac- trer que W ols «seconde m anière» abstrait
com plit Tchouang-tseu : Sartre n'en retient que moins qu'il ne compose à 1'envers, cela permet
le rôle de Ia négation dans le « non » de « non- de déchiffrer un approfondissement. A chaque
d o ig t», et se garde bien d'abandonner l'« être » doigt correspond un non-doigt, mais 1'être-autre
de l'« être-autre ». Son exégèse de W ols va pou- du doigt ne peut que nous acheminer vers
voir aborder ia « seconde m anière» de ce der­ l'être-autre du non-doigt. L'être-autre de 1'objet
nier à partir du problème de Yêtre de Yimage. Si comme envers du même objet est en quelque
W ols « première manière » se bornait, à Ia façon sorte à conquérir; mais si le m ouvem ent d'en-
de Dubuffet, à « révéler dans un doigt Ia pré­ gendrem ent de cette altérité ne se conçoit pas
sence cancéreuse de T o ut» (p. 425), W ols II sans une correspondance terme à terme entre
peint des « objets inconnus »; mais qu'on ne se 1'original (que « représentait » le prem ier W ols et
hâte pas trop de les baptiser « abstrait », « car ils sa copie (« abstraite », ou non figurative), alors il
sont aussi concrets pour lui que ceux de sa pre­ devient possible de conclure à un accroisse-
mière manière et cela n'étonnera pas, ce sont ment d'entropie, à une dégradation, à une « al-
les mêmes à 1'envers » (p. 426). tération de l'être même de 1'objet» et non pas
seulement comme l'eüt dit Husserl, au passage
On pense, bien sür, aux pages de \Im aginaire
à Ia «conscience de 1'absence de 1'objet» équi-
oü 1'imagination se faisait incantation de l'ab-
valant à « une simple neutralisation de Ia thèse »
sence de l'objet. Mais toute Ia suite du texte
(L., 779). Du prem ier W ols, le second ne retient
sartrien s'ordonne en une sorte de contrepoint à
que les « nippes » — « comme un accoutrem ent
1'égard d'un article de Levinas publié par Les
qu'il abandonne en se retirant» (L., 779). Et
Temps modernes en novembre 1 948, « La réa­
parce que, dans tel le gouache, « un seul être se
lité et son ombre », et dans lequel il était mon-
compose et se décompose sim ultaném ent sous
tré, en écho sans doute à Sartre lui-m êm e, que
le re g a rd » (S., 428), parce que, dans une
« 1'objet représenté, par le simple fait de devenir
« transsubstantiation perm anente», «1'être-
image, se convertit en non-objet » 13. Comme s'il
autre frappe sur le champ par le poudroiem ent
avait découvert chez Lévinas une prém onition
de son altérité » (S., 428), cette dernière ne ces-
de ce qu'il souhaitait form uler, dans le sillage de
sant de convertir l'éloignem ent en proxim ité et
ses propres fantasmes, à propos de Wols,
Ia proxim ité en éloignement, amorce le déca-
Sartre reprend et développe le thème levinas-
lage tem porel : elle contribue à faire que 1'origi-
sien de Yégalité d'abstraction entre oeuvres figu-
nal se donne « comme s'il était à distance de
ratives et ceuvres non-figuratives. Jam ais l'ar-
soi, comme s'il se retirait, comme si quelque
tiste ne se « désintéresse » du réel, il s'y « inté-
chose dans l'être retardait sur l'être », ou encore
resse » au sens de Yinter-esse latin, il est parm i
« comme si 1'objet représenté mourait, se dégra-
les choses; il ne cesse de les dépeindre. Mais ce
dait, se désincarnait dans son propre re fle t» (L.,
faisant, il reste s u je t: « le varech et le scolo-
779).
pendre », dit Sartre de W ols « lui reflètent sa na­
ture, (...) il se découvre en eux » (p. 421).
Tem poralité de Ia décadence et de 1'échec —
Or, que serait 1'identité du sujet, si elle ne ren- elle ne laisse s'édifier qu'une symbolique à re-
voyait à une permanence à travers le tem ps ? bours — et progression vers l'en deçà : régres-
Sartre, to u t en distinguant Ia « première ma­ sion —, telles seraient les lignes de fuite de W ols
nière » de W ols de Ia seconde, veut se donner le 1'insaisissable. les allusions, qui « me fo n t croire
moyen de maítriser cette m utation; et c'est d'abord que 1'univers est à 1'endroit», s'estom -
Tchouang-tseu qui va le lui fournir. Dire en effet pent et s'effritent; « interrogées, elles se démen-
que W ols passe des doigts aux non-doigts, tent ou sont démenties (...) : 1'allusion ne se
c'est-à-dire du fig u ra tif à 1'abstraction lyrique ou hausse jam ais jusqu'à Ia signification, elle s'en-
informelle, cela supposerait quelque part une fonce, au contraire, et, sous-cutanée, foisonne

53
comme un sens m ultiple qui m'échappe » (S., asile dans un dedans-dehors commun, tou t
430). A propos de Schõnberg, Adorno parlait comme pour Klee il y avait com m unication ou
aussi de l'« idéologie du sous-cutané » : la libre com m union par en-bas, par le sol, entre le sujet
atonalité ayant brouillé, par polysémie, les rela- et l'objet. Mais la relation sujet-objet se trouve
tions harmoniques dans leur finalisation même, désormais maudite pour Sartre le sujet, tout
il était normal que la dodécaphonie en retint «créateur» qu'il soit, ne peut s'empêcher, par
une certaine propension pour la dissim ulation une espèce d'enjam bem ent de son oeuvre, de
de 1'architectonique, en particulier au niveau de t r a i t e r en o b j e t le s p e c t a t e u r , et
1'articulation des séries; 1'auditeur n'a pas à de- réciproquement, dans l'o u b li de 1'objet p ictu ra l
m a n d e r« com m ent c'est construit ». Sartre n'est comme tel, celui-ci n'aura servi qu'un seul ins­
pas si éloigné, à propos de W ols, d'une suspi- tant — ou n'aura duré qu'un temps.
cion critique de ce genre. Mais il 1'accueille en
se pourléchant : elle 1'autorisera à insister sur Or, de même que Levinas faisait état d'une
1'aspect en quelque sorte anti-néoplatonicien du « interruption du tem ps par un mouvem ent al-
statut de la matière ou du matériau chez Wols. lant en deçà du temps, dans ses interstices » (L.,
« Se dégager du monde », dem andait Levinas, 773), de même Sartre thém atise la tem poralité
« est-ce toujours aller au-delà, vers la région des de 1'objet p ictu ra l chez W o ls en term es
idées platoniciennes et vers 1'éternel qui dom i- d 'entretem ps ou d'arrêt du temps. Pathos de
nent le monde ? Ne peut-on pas parler d'un 1'interruption ou de l'avortem ent, et en même
dégagement en deçà ? (...) A ller au-delà, c'est temps nouvelle figure de la suspension ou de
com m uniquer avec les idées, comprendre. La Yépochè : la fameuse « mise entre parenthèses »
fonction de l'art ne consiste-t-elle pas à ne pas husserlienne reprend du Service, elle ne sera pas
comprendre ? L'obscurité ne lui fournit-elle pas de trop pour dédouaner Sartre de n'avoir jeté
son élém ent même et un achèvement sui qu'un regard oblique sur 1'ceuvre de Wols...
generis, étranger à la dialectique et à la vie des « Dedans et dehors, ange et fou, objet autre,
idées ? — Dira-t-on alors que 1'artiste connaít et autre sujet : cette ambiguTté me concerne et,
exprime 1'obscurité même du réel ? Mais cela par cette raison, ne cesse de m'inquiéter. D'au-
débouche sur une question bien plus générale tant qu'il ne s'agit pas d'une inerte ambivalence
(...) : en quoi consiste la non-vérité de l'être ? » que je pourrais seulement c o n s ta te r: sans
(L., 773) — En fait, ce qui guette le spectateur doute les deux termes de la contradiction s'in-
dans 1'aquarelle de W ols, c'est I'horreur. Horreur terpénètrent plutôt qu'ils ne s'opposent, mais
sartrienne, certes : c'est Sartre qui parle. Mais comme ils ne peuvent, malgré tout, demeurer
qui accom plit la sauvegarde du sujet jusque ensemble, la Chose me découvre — par-delà
dans la pire déchéance : c'est « comme si la vé­ 1'action et la passivité — son im m inence
rité de cette horreur, c'était mon être-autre, au instantanée : dans un instant, de ces deux as-
fond de moi levé et m ontant jusqu'à ma vision pects de l'être, l'un se résorbera dans l'autre; ce
pour 1'altérer» (S., 431). La «non-vérité de sera 1'aliénation mentale à moins qu'un regard
1’être » selon Levinas, pour ne pas virer en vérité, angélique et glacé ne dénonce mon aliénation à
en « résidu du comprendre », exigeait le « com- l'objet; dans un instant, je serai to u t à fait seul
merce avec 1'obscur, comme événement ontolo- et autre dans ce monde, ou le monde avouera
gique totalem ent indépendant» (L., 773); ici, son altérité profonde : 1'asile ou 1'enfer. Dans un
d'une gouache, W ols aveugle son spectateur, et in s ta n t: mais dans l'instant, grenade trop mure
Sartre décrit l'obscurcissem ent de l'être, l'enva- et toujours au point d'éclater, 1'éternité s'in-
hissement de la nuit, comme un processus d'ac- carne comme 1'être-autre de la succession;
célération de la montée de l'om bre : dé- cette urgence en suspens, c'est le tem ps saisi
vérification de la vérité, à laquelle nul, ni le au vol, arrêté et c e s t 1'ébauche, informe d'un
peintre ni le public, ne saurait se dérober. Se ré- avant et d'un après. Par cette raison, la Chose,
fugier dans l'en deçà, c'est finalem ent trouver sur la gouache se dérobe à la contem plation : la

54
voir c'est la produire et 1'attendre, s'écarteler ment la Beauté» (S., 433). Oui, mais cette
entre un refus préalable et une acceptation fas- Beauté-là, c'est « la vraisemblance de 1'horreur»
cinée; en elle le Destin se fa it 1'être-autre de l'E- (S., 434). Retrouverons-nous ici l'horreur levi-
ternité » (S., 4 3 1 -4 3 2 ). L'image, chez Levinas, nassienne devant l'il y a ? Pas précisément. Car
se dégradait, dégénérait en caricature, et 1'allu- le propos de Levinas était de restituer le déga-
sion s'effilochait en loques et en nippes : c'était gem ent à l'engagem ent et 1'artiste, suspect de
1'être ém ettant son ombre comme la pieuvre lâcher « la proie pour 1'ombre » (L., 786), à sa
son encre; on passait alors à 1'irréalité de 1'i­ responsabilité. L'amertum e de Levinas à l'en-
mage, décrite comme « un arrêt du tem ps ou droit de 1'esthétisme paraissait même de nature
plutôt son retard sur lui-m êm e » (L., 782). Mais à heurter Sartre de fro nt : « il y a quelque chose
à la stupidité d'idole du sourire éternellem ent de méchant et d'égo‘íste et de lâche dans la
suspendu de la Joconde, la surenchère ducham - jouissance artistique. II y a des époques oü l'on
pienne avait beau jeu, dans L.H.O.O.Q., d'ajouter peut en avoir honte, comme de festoyer en
une moustache. W ols, lui, fa it de la Chose, qui pleine peste » (L., 787). — Ce que Sartre conclut
éternellem ent rougeoie, un ca u ch e m a r: chez lui de son étude sur W ols est bien différent. W ols
le « stoppage-étalon » du temps, loin de dé- est le parfait héros sartrien : il a su faire se re-
ployer « une métaphore photographique de joindre sa vie et son oeuvre, chez lui 1'esthétique
1'instantané du m ouvem ent» (L., 785), du type et 1'artistique se confondent; à la fois vierge-et-
Nu descendant un escalier, se précipite en une martyr, et tortionnaire, il confisque, du fond de
dégringolade définitive, au terme de laquelle sa misère, la liberté de celui qui lui consent ne
s'éternise la posture de 1'enterré vivant. La pein­ füt-ce qu'un regard; inoculant au spectateur le
ture de W ols — « chute en deçà du temps, dans virus de l'im aginaire, il se libère en jouissant de
le destin » (L., 783) — pétrifie 1'angoisse, à l'ins- 1'effroi qu'il a su provoquer. II est parti de la pas-
tar des visages de ces Otages de Fautrier, qui sivité, le voilà qui répand activem ent la peste.
noient leur ultim e cri dans la terre. C est Nosferatu. W ols le vampire substitue à
1'aiguillon moral de Levinas la délectation dans
Rien de surprenant, dans ces conditions, à
la cruauté. « A bom ination, la Beauté, chez W ols,
voir Sartre et Lévinas converger à propos du
fleur du Mal, n'est jam ais trahison; elle ne se
langage, sinon de la Beauté. W ols atteignant à
sauve pas, n'atténue rien; au contraire, elle ren-
l'« in n o m m a b le » (S., 433), c'est qu'avec lui
force l'angoisse puisqu'elle est la substance
« l'art de peindre s'est entièrem ent dégagé de la
même de la Chose, son grain, la cohésion de
litté ra tu re ». Son oeuvre démantèle le Surréa­
l'être : 1'intégration rigoureuse des form es et
lisme parce qu'elle déboute le Verbe, et les
leurs merveilleuses couleurs tendres ont pour
titres — Racines de Pyrates... — ne désignent
office de m anifester notre d a m n a tio n » (S.,
pas 1'objet mais, comme dans les Préludes de
p. 434). Le Beau de W ols, par sa joliesse, fait
Debussy, 1'accompagnent. Face à 1'opacité de
s a liv e r: nous participons d'autant mieux à sa
l'image, disait Levinas, « le signe, lui, est trans-
pourriture. La non-figuration nous défigure
parence pure, ne com ptant en aucune façon par
nous-mêmes, elle nous décompose. Triomphe
lui-m êm e» (L., 778). La méfiance de Sartre à
du peintre : « on ne peut plus décider si la
1'égard de toute sémiologie le conduit à insister
beauté est une promesse ou le rêve le plus af-
sur le primat, chez W ols, «d'un sens inarticu-
freux de la term itière »(S., 413). Contrairem ent
lable, à jamais obscur» (S., 433). Mais le signe
à tant de zombies, W ols laisse la question ou-
une fois évacué, tan t dans la peinture que dans
verte : là est son côté « visionnaire » (S., 424);
le langage, que reste-t-il ? Une Beauté à
en attendant, il nous a flanqué la lépre.
rebrousse-poil... « W ols peut bien se moquer de
l'A rt et des artistes; en expulsant la littérature, il Retournons-nous m aintenant vers Sartre. La
se condamne à user plus que jam ais de cette glose sartrienne nous en apprend-elle plus sur
écriture sans signes qu'on appelle com m uné- Tchouang-tseu que le peintre lui-m êm e ? Süre-

55
ment pas : Sartre plaquant, sur Tchouang-tseu, ceuvre réussie15. Contentons-nous ici de men-
ses propres fantasmes d'altérité, a composé un tionner, parmi les rebondissements de Ia thé-
merveilleux texte jouissif; c'était en premier lieu m atique du d o ig t et du n o n -d o ig t après
à son propre usage, pour son propre plaisir. Tchouang-tseu, deux anecdotes célèbres, dont il
Libre à nous cfacquiescer à ce plaisir. En re- n'est pas interdit de penser que W ols les con-
vanche, en faisant état dès le départ du senti- naissait, et qu'elles sont pour quelque chose
m e n t w o ls ie n de Ia to ta lité , il a fo r t dans le choix qu'il avait fait pour alim enter sa
pertinem m ent orienté Ia possibilité d'une en- « besace ».
quête — qui reste, bien entendu, à m e n e r— sur
La première est celle du Zen-à-un-doigt de
le taoísme non seulem ent chez W ols, mais dans
Maítre Chü Chih. « Chaque fois qu'on lui posait
l'art contem porain le plus «Occidental». Sur-
une question sur le Zen, il avait 1'habitude de le-
tout, même si Ia dialectique de 1'être-autre qu'il
ver un doigt. C'était là, invariablem ent, sa ré-
prête à Tchouang-tseu apparaít discutable, les
ponse ». Un de ses disciples ayant entrepris de
métaphores empruntées à ce dernier ne sont
1'imiter, Chü Chih dissimula un couteau dans sa
pas inutiles : il est clair que l'« être-autre des
manche, « convoqua le garçon et lui d i t : « J'ap-
non-doigts », désignant 1'envers des « doigts » et
prends que tu as compris 1'essence du boudd-
le renversement de cet envers, attire 1'attention
hisme. Est-ce vrai ? » « C'est exact », répondit le
sur ce que l'on pourrait appeler Ia rythm ique
garçon. Le maitre lui demanda alors : « Qu’est-
créatrice du peintre. Les figures défigurées de Ia
ce que le Bouddha ? ». En guise de réponse, le
non-figuration ne renvoient-elles pas chez W ols
garçon leva un doigt. Chü Chih 1'attrapa et lui
à 1'élémental d'avant 1'objectivation, à des
trancha le doigt. Comme 1'enfant s'enfuyait en
formes antérieures à tous les signes, bref au
hurlant de douleur, le maitre le rappela et sa
sentir originaire de ces « sensations confuses
question fusa tel un é c la ir: « Qu'est-ce que le
que nous apportons en naissan t» dont parlait
Bouddha ? ». Obéissant à une sorte de réflexe,
Cézanne ? Quelle que soit Ia morale im m oraliste
le garçon voulut lever le doigt absent. II atteignit
dont il affuble W ols, Sartre réussit à faire éprou-
sur-le-cham p rillu m in atio n » 16. Le com m entaire
ver, à même Ia gouache qu'il analyse dans Ia se-
du professeur Izutsu rattache ce kôan à Ia
conde partie de son texte, Ia pulsation de l'ap-
philosophie Kegon « Dans Ia dimension de Réa-
paraítre et du disparaítre, Ia perception de Ia
lité ou vivait le maitre, le doigt qu'il levait était
présence du monde et 1'instant de son éva-
un non-doigt, c'est-à-dire une manifestation im-
nou isse m e nt»; y a-t-il si loin de cette percep­
médiate et nue de cette dimension elle-même
tion à 1'illumination du Tao, c'est-à-dire de ce
sous Ia form e d'un doigt. En d'autres termes,
«vide originei et ultim e à partir de quoi to u t est
quand Chü Chih levait un doigt, tou t 1'univers
ré vé lé » et qui constitue le « p iv o t» de tou t
était levé. (...) Le disciple qui imita son maitre
jaillissem en t14 ? T_e doigt qui doit tou t au non-
leva également un doigt. II fit apparem m ent Ia
doigt, le doigt qui désigne sans laisser de traces,
même chose que le maitre. Mais le doigt qu'il
ne serait-ce pas cet « index dont 1'ongle est arra-
leva n'était plus qu'un « d o ig t», car ce faisant, il
c h é » d o n t par l ai t René Char à p ro p o s
était conscient qu'il levait son « d o ig t». Comme
d'Héraclite ?
il vivait exclusivem ent dans Ia dimension secon-
Pour approfondir 1'étude de W ols, il faudrait daire de Ia Réalité, le doigt comme objet phéno-
donc, à n'en pas douter, entreprendre une exé- ménal se levait, mais 1'univers ne se levait pas
gèse — que son oeuvre, croyons-nous, soutien- en lui. Lorsque, son doigt tranché, (...) il vit que
drait parfaitem ent — axée sur le tracem ent, d'un son doigt ne se levait pas, (...) il réalisa en un
seul doigt (ou non-doigt ?), de cet Unique Trait éclair Ia non-existence de son doigt au sens le
dont Shi-Tao, le plus grand théoricien chinois de plus profond. C'est-à-dire qu'au lieu d'un doigt
Ia peinture, nous confie qu'il est à 1'origine de phénoménal, il vit là le non-doigt. II ne pouvait
1'univers en même tem ps qu'à 1'orée de chaque lever son doigt phénoménal, mais il pouvait le-

56
ver le doigt non-phénoménal, invisible et non- leur posa soudain cette question : « Les mon-
existant. En levant ce non-doigt, il levait to u t l'u- tagnes, les rivières et Ia terre sont-elles une
nivers. II vit alors 1'univers entier m onter cTune seule et même chose que le soi ou sont-elles
dimension invisible de réalité »17. différentes ? ». Réponse de l'un des trois jeunes
gens, Fa Yen : « Une seule et même chose ».
Le second récit concerne trois jeunes gens
« Sur ce, le vieux maitre Zen, sans rien dire, leva
venus s'abriter de Ia pluie dans un ermitage ou
deux doigts, les contem pla fixem ent, et se retira
vivait un maitre Zen, Ti Tsang (ixeme siècle). Ce
dans sa chambre » 18.
dernier — qu'ils ne connaissaient pas — les
ayant écouté débattre d'une sentence du moine Nous n'avons livré ici que le début de cette
taoTste Chao, converti au Zen, selon laquelle seconde anecdote. Au le cte u r d 'im a g in e r
« ciei et terre sont de Ia même souche que mon — éventuellem ent en songeant à W ols — une
propre moi; toutes choses sont un avec moi », suite appropriée.

notes

1. Le Magazine littéraire, septembre 1981, n° 176, p. 28. 11. Wols, cité par I. Robinson, loc. cit., p. 75-76.
2. Cf. « Doigts et non-doigts », Préface auxAquare/les et Des- 12. J. Cage, A Year From Monday, Middletown, Connecticut,
sins de Wols, Paris, Delpire, 1963; repris dans Situations IV Pa­ Wesleyan University Press, 1967, p. 124.
ris, Gallimard, 1964, p. 408-434. 13. E. Levinas, «La réalité et son om bre», Les Temps
3. Cf /. Robinson, —«W ols à bâtons rom pus», L'ceil Dé- modernes, novembre 1948, n° 38, p. 777. Abréviation : L.
cembre 1959, n° 60, p. 72. 14. H. Maldiney, Regard parole espace, Lausanne, L'Age
4. Cité par Sartre, loc. cit., p. 424. d'homme, 1973, p. 1 6, note 28. « Pivot » est le mot qu'emploie
5. Paris, P.U.F., 1953. Tchouang-tseu après Lao-tseu pour désigner le Tao.
6. Cité par Kou Pao-Koh (Ignace), loc. cit. p. 38, note 1. 1 5. Cf Shi-Tao, Propos sur Ia peinture, traduits et commentés
7. I. Kou Pao-Koh, loc. cit., p. 39, note 5. par Pierre Ryckmans, Bruxelles, Institut Belge des Hautes
8. Liou Kia-Hway, Lesprit synthétique de Ia Chine, Paris, Etudes Chinoises, 1970.passim.
P.U.F., 1961, p. 143. 16. T. Izutsu, Le Kôan Zen, Paris, Fayard, 1978, p. 1 5.
9. Liou Kia-Hway, loc. cit. p. 1 55. 17. T. Izutsu, loc. cit., p. 35-37.
10. Liou Kia-Hway, loc. cit., p. 154. 18. T. Izutsu, loc. cit., p. 83.

57
MIKEL DUFRENNE

ET
L ' O R E I L L E

to o n ; j ; i r > l i a l A ln r > Q
y v ^ c m /// iv i iv^iyviciwv^

MIKEL DUFRENNE
L’CEILET L’OREILLE
Format 12,5 X 22,5 0111. 202 pages 140 F
II y a 1’cbíI, il y a 1’oreille : plusieurs sens, plusieurs modes du sensible. Cette
pluralité est-elle le dernier mot ? Ne peut-on concevoir une unité première du
sensible, un pré-sensible d’avant les sens ? La réflexion n’est-elle pas conduite
vers 1’idóe de ce virtuel par le thème d’une «intimité pré-natale» entre le sentant
et le senti ? La pratique de l’art ne pourrait-elle pas justifier cette recherche
lorsqu’elle apparait comme en quête d’un trans-sensible ?

Mikel Dufrenne, né en 1910, a publié un classique en sociologie : La


Personnalité de base. Un concept sociologique. Ses livres les plus importants :
Phénoménologie de 1’expérience, Pour 1’homme, Esthétique et philosophie, le
Poétique et Art en politique. Ses ouvrages sont traduits dans plusieurs langues.

iCko n
j v^cii i f i t iv i iv^i
E D
12 RUE PIERRE ET MARIE CURIE 75005 PARIS TEL 46 33 05 11
Sartre entre la de la fam ille. Rappelons ici que Sartre a cessé
d'écrire pour le théâtre après 19 6 5 2.

scène et les mots Peut-être vaut-il la peine d'évoquer d'abord


ce dont Sartre ne parle pas, s'agissant du
théâtre. En substance, l'art de la mise en scène
considéré à la fois comme une tota lité et
comme un système signifiant. Sans doute, par-
Jean-Jacques R o u b in e fois, soulève-t-il des questions qui intéressent le
m etteur en scène, en particulier, on le verra,
celle de 1'objet et du geste. Mais il les réfère à
une problém atique sensiblement différente et
qui, elle, lui tie n t à c ce u r: celle de Tacteur.
Sar t r e d r a ma t u r g e , des M o u c h e s aux Ce n'est pas à dire qu'il se soit désintéressé
Séquestrés d A lto n a , Sartre libre adaptateur de de la mise en scène : il a lu, et attentivem ent, le
Kean (Dumas) et des Troyennes (Euripide). Théâtre et son double dont il parle longuem ent
Sartre lecteur de Hegel, d'Artaud, de Genet, de dans une conférence faite à Bonn en 1966. A
Brecht, etc. Sartre philosophe de XImaginaire. maintes reprises, à partir de 1955, il commente
Sartre engagé dans les débats et combats de la théorie brechtienne de la représentation, et,
son temps... II faut situer le discours sartrien sur bien sur, Kintérêt qu'il porte à Genet lui donne
le théâtre par rapport à cette pluralité d'intérêts une grande fam iliarité avec les idées de Tauteur
et d'entreprises. Discours éclaté qui se form ule des Nègres en matière de représentation. Enfin,
au gré des circonstances, conférences, inter- s'il est vrai que, comme Taffirment Michel Con­
views et autres jalons marginaux d'une carrière ta t et Michel Rybalka, le silence théâtral de
et d'une ceuvre. Michel Contat et Michel Sartre, après 1965, s'explique « parce qu'il est
Rybalka1 ont eu 1'heureuse idée d'en rassembler convaincu que le tem ps est passé de la création
1'essentiel, avec 1'approbation de Sartre, sous le individuelle et que le rôle d'un écrivain de
titre Un théâtre de situations. Cette anthologie théâtre est de participer continüm ent au travail
couvre une période qui va de 1 943, année de la co lle ctif d'une troupe »3, cela tém oignerait au
création des Mouches, à 1971 ou p a ra ít/'/diot moins de 1'attention qu'il prête à 1'évolution de

59
Ia scène des années 6 0 -7 0 et d'une adhésion à et d'am plifier ce phénomène à une restructura-
des thèses et à des recherches qui, de facto, tion de 1'espace théâtral. De même, si Sartre
confèrent au m etteur en scène un rôle directeur. s'exprime abondam m ent sur Ia théorie du
théâtre épique, il ne fa it pas mention de to u t ce
Mais enfin, on ne trouve nulle trace, dans ces
qui concerne ce que Brecht appelle « 1'architec-
textes, de ces analyses globales, exhaustives et
ture de scène » et qui implique 1'aménagement
lumineuses dont il a, dans d'autres domaines, le
d'un théâtre totaler/ient transform able au gré
secret. S'il a vu, avec un intérêt manifeste, l'0 -
des exigences de chaque spectacle.
péra de Pékin, en 1955, lors de sa tournée en
France, ce type de théâtre, com plètem ent diffé- Peut-être même n'est-ce pas une extrapola-
rent de to u t ce à quoi le public Occidental était tion abusive que d'affirm er ceci : toute tentative
accoutum é dans les années 50, ne lui inspire pour transform er Ia relation traditionnelle (fron-
pas de m éditation comparable à celle que le talité, distance, statisme...) imposée au specta-
théâtre balinais avait suscitée chez Artaud et teur par 1'espace à l'italienne suscite, chez
qui engageait, dans sa totalité, Ia problém atique Sartre, les plus sérieuses réserves. Ainsi parle-t-
d'un renouvellem ent révolutionnaire du théâ­ il en term es critiques d'une expérience de Gé-
tre4. mier qui, pourtant, rem ontait à 1918 : celui-ci,
m ettant en scène Ia M égère apprivoisée, avait
Sartre, il est vrai, ne dissimule pas sa dette de
cherché à briser Ia frontière qui sépare Ia saIle et
reconnaissance à 1'égard de Dullin. Mais, ce
Ia scène :
qu'il doit au m etteur en scène des Mouches,
c'est un savoir neuf sur le langage dramatique, « II me semble que Ia mise en scène de Gé-
non sur Ia mise en scène : « Dullin (...) me fit mier, qui tendait à réduire Ia distance entre les
comprendre (...) qu'une pièce de théâtre doit personnages et les spectateurs en faisant pas-
être exactem ent le contraire d'une orgie d'élo- ser les personnages entre les rangs d'orchestre
quence, c'est-à-dire : le plus petit nombre de comme dans Ia Mégère apprivoisée, représente
mots accolés ensemble, irrésistiblem ent, par une erreur dram atique : dans Ia mesure ou l'on
une action irréversible et une passion sans re­ voit passer un personnage entre les rangs d'or-
pôs » (Cahiers Charles Dullin, II, mars 1 966.) chestre, nous avons affaire à Tacteur », (Le Style
S'agissant, par exemple, de Ia question de dramatique, 1 944).
1'espace théâtral dont on sait qu'elle va dom iner C'est que Ia représentation se fonde, aux yeux
Ia recherche des années 60 (le Living-Theatre, de Sartre, sur « une distance absolue, une dis­
Luca Ronconi, Ariane Mnouchkine, etc.), Sartre, tance infranchissable, Ia distance qui me sépare
nonobstant Ia lecture qu'il fait d'Artaud, ne de Ia scène ». II est donc vain de « chercher à Ia
semble pas s'être intéressé aux interrogations réduire ». On s'expose, ce faisant, à détruire le
et aux propositions de ce dernier touchant à ce phénomène théâtral. Doric « il faut en prendre
domaine. A -t-il seulement envisagé Ia possibi- son parti et Ia présenter dans sa pureté, en jouer
lité et les ressources virtuelles d'une transfor- même » (ib id .).
mation de 1'espace à 1'italienne, sans même par-
ler de m utations plus radicales ? II ne semble De Ia scénographie (dispositifs scéniques, lu-
pas. mières, costumes...), Sartre ne parle guère non
plus, et, si l'on peut se faire quelque idée sur ses
Et, alors même que Ia question de Ia partici-
gouts et ses opinions en Ia matière, c'est indi-
pation est, comme on le verra, l'un des pôles de
rectem ent, dans Ia mesure ou une théorie glo-
sa réflexion sur Ia représentation, Sartre ne pa-
bale du théâtre a nécessairement des im plica-
rait pas avoir eu connaissance des recherches
tions dans ce domaine.
théoriques et pratiques d'un Piscator, par
exemple, qui, dans 1'Allemagne des années 20, Ce silence, on peut, sem ble-t-il, en rendre
articulait étroitem ent Ia possibilité d'approfondir compte par Ia position socio-historique de 1'écri-

60
vain : le sid é e s qu'il développe sur Ia représen- Ainsi, au niveau de 1'imaginaire — les réalisa-
tation s'apparentent, en gros, à celles des m et- tions ont été, à cet égard, passablement en re-
teurs en scène du Cartel. C'est-à-dire au fond t r a it — Ia scène sartrienne, c'est le plateau dans
que to u t se passe comme si Sartre te n ta it de èa nudité prim ordiale, et Ia théâtralité se cons-
pérenniser ce qui définissait Ia modernité théâ- titue d'une relation entre 1'acteur (le porteur du
trale de sa jeunesse. Ainsi se livre-t-il à une cri­ texte) et le spectateur.
tique, d'ailleurs fortem ent argumentée, de tou t
Ce qui nous amène à ce dont Sartre parle. Et
le courant « n a tu ra liste » déjà récusé par les
d'abord à 1'acteur.
Symbolistes, Lugné-Poe, Copeau, etc. Et le type
de mise en scène qu'il préconise im plicitem ent,
que le filigrane de son discours laisse entrevoir, Nul doute que le problème de Ia sim ulation, Ia
se rattache assez clairem ent à un « suggestion- dialectique de Ia sim ulation et de Ia sincérité
nisme » qui, de Copeau à Vilar, fera les beaux n'ont jam ais cessé de fasciner Sartre. De ce
soirs du théâtre français. A utrem ent dit, Sartre point de vue 1'acteur existe aussi hors de scène.
réaffirme Ia hiérarchie définie et reconnue par le Qu'il suffise de rappeler ici 1'analyse magistrale
Cartel : le texte dram atique est le coeur vivant consacrée, par Sartre, au « jeu » de Genet, dans
du théâtre. La mise en scène est constituée par son S aint Genet, comédien et martyr. Et l'on ne
1'ensemble des techniques mises en oeuvre pour peut oublier non plus que certains des protago-
le servir. Elle a pour mission de perm ettre au nistes de son théâtre, Goetz, dans le Diab/e et le
texte d’atteindre son but, donc d'organiser le Bon Dieu, Kean, bien sur, et Frantz von Gerlach,
rapport du texte et du spectateur en évitant, au- dans les Séquestrés d A lto n a , sont, eux aussi,
tant que faire se peut, une dénaturation du mes- de manière ou d'autre, des simulateurs.
sage. Dénaturation dont Sartre, à maintes re­
prises, a eu l'occasion de faire l'expérience, tant S'agissant du théâtre, on peut dire que Sartre,
avec les M ains sales qu'avec les Séquestrés influencé, sem ble-t-il, par les recherches de
d A /tona. Dullin et de Barrault, accorde dans un premier
tem ps au comédien un crédit à peu près illim ité,
M anifestem ent Sartre a éprouvé avec acuité en ce sens qu'il lui revient d'assurer, à lui seul, Ia
ce sentim ent de dépossession que les drama- m anifestation de ce phénomène encore mal
turges ressentent lorsqu'ils se trouvent placés élucidé qu'on nomme théâtralité.
au contact des réalités de Ia scène. D'ou une
persistante méfiance à 1'égard de ces innom - A 1'acteur de créer 1'espace concret, les ob­
brables interventions sur le texte et autour de jets, etc. par sa seule « gestuelle ». Sartre af­
lui, qui finissent par constituer ce qu'on nomme firm e que « Ia seule manière dont les objets
mise en scène. En 1 960, il affirm e : naissent c'est du geste; le geste de poignarder
« Au fond, les accessoires ne servent à rien, fait naitre le p o ig n a rd » (Théâtre épique et
les décors ne servent à rien, jamais. Jamais on théâtre dram atique). Et il dit Ia même chose à
ne peut éclairer une pièce par quelque chose : le Bernard Dort, en prenant comme référence à Ia
rôle du m etteur en scène n'est pas là. Ça ne sert fois les recherches de Jean-Louis Barrault dans
jamais qu'à des petits morceaux de bravoure » ce domaine et Ia tradition de 1'Opéra de Pékin
récem m ent découverte par le public français :
[Théâtre épique et théâtre dramatique).
Et, à Ia même époque, celle de Ia création des « Au théâtre, le geste de 1'acteur compte plus
Séquestrés d'A/tona, il déclare à Bernard Dort que les objets. Plus exactement, les objets nais­
(in Théâtre popu/aire n° 36) que « pour faire du sent de ce geste (...) L'objet n'a pas besoin
décor, des objets, un contrepoint à Taction théâ- d'être là, au théâtre. II est quelque chose de su-
trale, il faut agir avec beaucoup de discerne- perfétatoire. Le geste 1'engendre dans sa sim pli-
ment. Et surtout réfléchir à Ia philosophie qui cité, en s'en se rv a n t» (in Théâtre populaire
peut sous-tendre cette esthétique ». n° 36).

61
Idée qui est une constante de la réflexion sar- douteux pourtant que, dans ce domaine, la pra­
trienne sur la représentation puisqu'on la trou- tique de Sartre n'ait été quelque peu en retrait
vait déjà clairem ent développée dans une con- par rapport à sa réflexion théorique, peut-être
férence de 1 9 4 4 sur « le style dram atique ». « La parce qu'il a été, comme tant d'autres, victim e
nage, y a ffirm ait-il, peut faire naítre la rivière ». des « p e s a n te u rs » so cio -é co n o m iq u e s qui
Et il reprenait à son compte, ou plutôt retrouvait grèvent généralem ent l'art du théâtre. S'il est
les analyses antinaturalistes form ulées par les vrai qu'il a suivi avec un évident intérêt les ten-
Sym bolistes ou par Appia : non seulement, au tatives de Genet p o u r« ritu a lis e r» la représenta­
théâtre, 1'objet figuré est superflu, mais il est tion occidentale, s'il est vrai que la théorie et la
nuisible. M ontrer un arbre sur la scène, c'est pratique brechtiennes touchant le jeu de l'ac-
donner à voir un simulacre de carton ou de toile, teur lui apparaissent comme un facteur capital
« quelque chose de peint sur un portant ». dans 1'évolution de la représentation contem po-
raine, Sartre, quant à lui s'en est tenu au sys-
« La seule manière que j'aie d'être en liaison
tème de références traditionnellem ent en vi-
avec 1'arbre, c'est de voir un personnage s'as-
gueur sur la scène française des années 50.
seoir à son ombre. Par conséquent, ce n'est pas
Lors de la création des M ains Sales, dans une
la vision du personnage qui fait naítre les dé-
interview donnée au Figaro, le 30 mars 1 948, il
cors, ce sont les gestes » (ibic/.).
explique ainsi le choix de ses comédiens — A n­
L'autre idée maítresse de Sartre, qui justifie dré Luguet jo uait Hcederer et François Périer
d'ailleurs son refus de l'illusionnism e natura- Hugo :
liste, c'est que 1'acteur n'a pas pour fonction d 'i- « L'acteur de classique se meut sur un plan
miter, mais de représenter. Selon lui, l'adéqua- particulier. Le Boulevard reste 1'école du naturel.
tion de 1'acteur à son personnage (physique, Celui qui en vient est libre de plier et de s'élever.
âge, etc.), à la lim ite la traditionnelle notion L'autre reste un spécialiste ».
á'emp/oi, déterm inent de faux problèmes :
Sans doute, cette option, et cette référence
«Au théâtre, Madeleine Renaud, comme au « naturel » — la tarte à la crème de la repré­
veuve de vingt ans, déconcerte à peine une m i­ sentation occidentale depuis le XVIle siècle — lui
nute. Car ce qui compte, ce n'est plus d'être, la étaient-elles, d'une certaine façon, imposées
veuve de vingt ans, c'est de la jouer. Dans cela, par une dram aturgie qui se réclame explicite-
ou est la beauté, la jeunesse ? Elle n'est pas. m ent des catégories de la théorie classique du
Elle est la signification des gestes » (Théâtre et théâtre et aussi, on le verra, par une volonté
cinéma, notes pour une conférence, 1 958). d'inventer un langage dramatique à la fois sty-
Ainsi, la recherche de Texactitude m im étique, lisé et quotidien.
de 1'adéquation parfaite du signe à son objet,
Mais il faut aussi tenir compte d'un décalage
constituerait une déviation et peut-être une im ­
qui apparait manifeste entre d'une part la
passe dont tém oigne la tentation naturaliste.
théorie dram atique de Sartre et de 1'autre,
Car, non seulement la représentation tolère l'é-
moins sa théorie de 1'acteur qu'une analyse cri­
cart entre le signe et son référent — ainsi du
tique des usages et pratiques de 1'acteur de son
septuagénaire qui, dans le Nô, interprète la pure
temps. II y a, d'un côté, la volonté de prom ou-
jeune filie sans que personne ne songe à s'en
voir un théâtre de l'affirm ation, du choix libre-
o ffu sq ue r-, mais, d'une certaine façon, elle le
m ent assumé, et de l'autre le sentim ent que le
requiert.
jeu du comédien est, hic et nunc, indissociable
On peut donc 1'affirmer, 1'acteur constitue le d'un recours au pathos. « La plupart des acteurs,
pôle de la scène sartrienne. II est 1'instrument observe-t-il, dans L'Id io t de la fam ille, sont inca-
principal, et peut-être exclusif, de la théâtralité. pables sur scène de représenter la conduite af-
A la fois m édiateur et catalyseur. II n'est pas firm a tiv e ». La contradiction sur laquelle bute

62
Sartre est bien celle qui oppose une entreprise liste traditionnelle, comme une entité abstraite,
de désaliénation — celle du dramaturge — à des comme cette collectivité aux contours sociaux
moyens qui, eux, définissent une technique de indéfinis et aux pouvoirs discrétionnaires à la­
1'aliénation — ceux de 1'acteur. quelle, rituellem ent, les professionnels du
théâtre rendent un hommage appuyé (« le pu­
« Quant à 1'interprète il n'a pas besoin de ré-
blic a toujours raison »...). Sartre dit fortem ent
flé c h ir: il entre dans Ia croyance à Ia première
que le public de son tem ps — les choses n'ont
réplique, il en sort à Ia dernière, parfois un peu
pas tellem ent changé depuis lors ! — exerce sur
après; il ne pense rien, il sent. La pensée est-elle
1'entreprise théâtrale un pouvoir qui est d'abord
— on l'a d it souvent — nuisible au comédien ?
économique. De facto, il impose au dramaturge
C'est pis : dans 1'exercice de son métier, répéti-
1'obligation d'une stratégie de conquête et de
tions comprises, elle lui est impossible. Et voilà
séduction. II exige notam m ent de lui Ia mise en
pourquoi les meilleurs disent si mal les ré-
ceuvre d'une «vision du m onde» qui conforte
pliques affirm atives; rien n'est su, to u t est cru,
(et qui le conforte dans) son système de valeurs.
tou t est doublem ent aliéné : à 1'auteur qui im -
Qui réitère indéfinim ent 1'affirmation d'une légi-
pose librem ent le texte, les croyances, les pas-
tim ité. Public bourgeois qui impose au drama­
sions, au public qui peut soutenir leur foi et Ia
turge Ia confection d'un théâtre-m iroir dans le-
porter aux extremes ou lâcher to u t d'un coup et
quel il puisse, de lui-m êm e, saisir un reflet fla t-
s 'é v e ille r seul d evant des som nam bules
teur. Un tel théâtre ne peut que renvoyer des
horrifiés » (op.cit.).
images « su b je ctive s» dans Ia mesure ou l'i-
Ainsi, dans l'art du comédien, y a-t-il, aux mage « objective », celle que produit un regard
yeux de Sartre, quelque chose de fondam enta- extérieur, est déplaisante, dérangeante,pour ce-
lement louche. L'acteur est un professionnel du lui qui Ia reçoit et qui s'y reconnaít. Théâtre
fantasme, un m ystificateur de 1'irréel. II «se sa- voué à m ontrer Ia bourgeoisie vue par le regard
crifie pour qu'une apparence existe et (...) il se de Ia bourgeoisie et à s'interdire toute représen­
fait, par option, le soutien du non-être » (op.cit.). tation critique m ettant en cause autre chose
Le discours appris du comédien ne peut jamais que des épiphénomènes. Ce qui explique, selon
être un acte. II est donc obligé de susciter Ia Sartre, pourquoi un tel théâtre est, depuis deux
croyance, l'illusion par le pathos. II ne lui suffit siècles, un théâtre de participation. S'il est vrai
pas de dire : je suis Hamlet, prince de Dane- que « Ia participation, c'est une manière de vivre
mark, pour nous convaincre. un rapport presque charnel avec l'image, donc
de ne pas Ia connaitre » (L'auteur, I'ceuvre et le
« Le seul moyen de faire que p ar nous Ia pièce
public, 1959), cette « m éconnaissance» est
existe, c'est de nous en infecter. Contagion af-
bien Ia meilleure garantie qu'aucune image
fective : 1'acteur nous investit, nous pénètre,
« objective » ne parviendra jamais à son destina-
suscite nos passions par ses passions feintes,
taire : «si l'on ''pa rticip e '' — ce qui gênait
nous attire dans son personnage et gouverne
Brecht — on transform e » (ibid.).
notre cceur par le sien... » (op.cit.).
La question de fond à laquelle Sartre ne Sartre, rendons-lui cette justice, n'a jamais
donne d'ailleurs pas de réponse est donc bien partagé l'illusion dont Vilar a été le plus illustre
celle-ci : si le théâtre tel qu'il le conçoit vise à représentant, cette croyance en Ia possibilité,
placer le spectateur dans une relation dém ysti- dans Ia France des années 50, d'a ttirer au
fiée, ou non m ystifiante, avec le réel, peut-il lé- théâtre un public véritablem ent populaire. II a
gitim em ent se constituer d'une pratique fonda- sévèrement critiqué, en dépit de sa générosité
m entalem ent et nécessairement m ystificatrice? idéaliste, le projet du fondateur du T.N.P. D'in-
tuition, il affirm e ce que toutes les enquêtes ul-
Du public, Sartre a une vision m atérialiste. II térieures c o n firm e ro n t: que le théâtre est perçu,
ne le définit pas à 1'instar de Ia conception idéa- par le prolétariat ouvrier ou rural, comme un en-

63
semble de pratiques assurant une double fonc- qui contestera brutalem ent, et sans doute ex-
tion. Fonction de reconnaissance : le rituel théâ- cessivement, le fondateur du T.N.P. « A un pu­
tral me marque comme membre de Ia classe so- blic populaire, il faut d'abord pré3enter des
ciale qui y participe. Fonction d'exclusion : l'o- pièces pour lui : qui ont été écrites pour lui et
pacité de ces usages à d'autres catégories so- qui lui parlent de lu i» (Théâtre populaire et
ciales interdit à ses représentants d'y adhérer. II théâtre bourgeois, 1955).
est sym ptom atique, aux yeux de Sartre, que les
Sans doute 1'analyse sartrienne touchant Ia
seuls genres qu'on puisse dire véritablem ent
relation qui se noue entre un public et une pièce
p o p u la ire s s o ie n t c o n s titu é s de fo rm e s
a-t-elle pour origine l'expérience même de
épuisées, résiduelles, que Ia bourgeoisie a
Sartre dramaturge. L'un des phénomènes qui
exclues de son système de valeurs : 1'opérette,
l'o n t le plus frappé, dans sa carrière théâtrale,
par exemple.
ce fu t certainem ent de découvrir que le public
Autre illusion dénoncée par Sartre : celle est, lui aussi, « producteur» de Ia pièce. II l'ar-
d'une réunification sociale du public face au rache à son auteur. II Ia charge de sens. II en fait
spectacle. Vilar pensait que le spectateur pou­ un véhicule d'idéologie, et 1'auteur n'y peut ri-
vait laisser au vestiaire ses références de classe goureusem ent plus rien. L'expérience des M ains
et com m unier dans 1'adhésion à certaines va­ Sales, à cet égard, a joué un rôle de révélateur.
leurs fondam entales reconnues par tous. Mais, A son corps défendant, Sartre a vu sa pièce se
dit Sartre, cette « désocialisation » provisoire ne transform er — ou plus exactement être trans-
peut que jouer au bénéfice de Ia classe dom i­ formée — en machine de guerre anticom m u-
nante. Le rêve égalitaire, Ia pratique « fusion- niste. « Une pièce, d it-il, échappe à l'auteur dès
nelle » m ystifient le mécano plutôt que 1'agent que le public est dans Ia salle. Mes pièces, en
de change I to u t cas — quel qu'ait été leur sort — m 'ont
presque toutes échappé. Elles deviennent des
En dépit de ces critiques, Sartre ne s'est pas
objets » (Lauteur, 1'oeuvre et le public, 1 959). Et
désintéressé de Ia problém atique d'un théâtre
il précise, dans Ia même interview, que cet objet
populaire, ne serait-ce que parce qu'il est in-
« a ses structures propres. Mais c'est le specta­
form é des structures théâtrales qui ont été
teur qui collabore avec 1'auteur pour le faire
mises en place et qui paraissent fonctionner ef-
apparaítre ».
ficacem ent en U.R.S.S., ou de 1'entreprise
brechtienne en R.D.A. au lendemain de Ia Dès lors, Sartre rejoint Ia problématique
guerre. II est égalem ent vrai qu'il a été a tte n tif brechtienne. « Le public, affirm e-t-il, écrit Ia
aux transform ations qui ont affecté le théâtre pièce autant que 1'auteur» (ibid.). Aussi bien n'y
français au lendemain de 1968 et à une ré- a-t-il pas de pièce en soi, mais autant de pièces
flexion qui m ettait en cause moins Ia possibilité que de publics. II y a, en somme, dans une
de toucher un public authentiquem ent populaire même pièce, mille pièces inconnues. Sous l'oc-
que les présupposés et les illusions régissant cupation allemande en 1943 à Paris, les
des entreprises comme celles de Vilar ou des M ouches ne diffusent pas le même sens, ne
Centres Dramatiques. sont donc pas Ia même pièce que les Mouches
présentées à Berlin en 1 948...
L'une des questions clef, en Toccurrence,
était celle du répertoire : falla it-il rendre au pro-
létariat un legs commun détourné par Ia classe L'im plication du spectateur dans le « fonction-
dom inante ? C'était Toption de Vilar qui, sym bo- nem ent» de Ia représentation est à Ia fois une
liquem ent, inaugurait son mandat en présentant évidence et un mystère, dans Ia mesure ou les
le Cid dans les banlieues ouvrières. Sartre, modalités de cette im plication restent encore,
quant à lui, choisit 1'autre réponse possible, au fond, mal connues. Et l'on s'explique que le
celle de Brecht, celle de Ia génération de mai 68 phénomène ait fasciné 1'auteur de Tlmaginaire.

64
L'expérience du cinéma perm et à Sartre de tance. Nul doute, d'ailleurs, que la pensée sartri-
définir, en les opposant, deux modes spéci- enne, sur ce plan, ne se soit affinée et enrichie
fiques de contem plation. L'image, dans le cas au contact de la théorie du théâtre épique dont,
du film , a cet effet paradoxal d'abolir le clivage à la même époque, le public français fait la dé-
du réel et de l'irréel : le film me happe, supprime couverte, grâce notam m ent à l'illustration ma-
toute distance et provoque non seulement la gistrale qu'en donnent les représentations du
participation mais 1'identification. Au contraire, Berliner Ensemble au Théâtre des N ations5. En
au théâtre, en dépit de la m atérialisation des 1959, à propos des Séquestrés, Sartre affirme
personnages par l'incarnation des acteurs, en fortem ent sa volonté d'inventer une drama­
dépit des m ultiples « effets de réel » suscités par t u r g ie q u i c o m b in e p a r t i c ip a t io n e t
la mise en scène, une distance demeure que fi­ distanciation :
gure d'ailleurs, de façon em blém atique, la struc-
«J'aim erais que le public voit, du dehors,
ture à 1'italienne.
notre siècle, chose étrangère, en tém oin. Et
Ainsi Sartre inverse-t-il subtilem ent 1'analyse qu'en même tem ps, il participe, puisqu'il fa it ce
post-aristotélicienne relative au retentissem ent siècle » (L'auteur, Tceuvre et le public).
de la représentation théâtrale sur le spectateur.
Enfin Sartre définit 1'essentiel de sa recherche
Celle-ci faisait de l'identification la pointe ex-
dram aturgique comme 1'invention d'un langage.
trême, l'aboutissem ent utopique, et peut-être
A 1'origine de son analyse, encore une fois, le ci­
aliénant, de la participation, c'est-à-dire d'une
néma. Selon lui, 1'avènement et 1'expansion du
adhésion incontrôlée, irraisonnée de soi à un
septième art ont eu sur 1'évolution du théâtre un
autrui qui n'est qu'un simulacre. Pour Sartre, il
double retentissement. Retentissement d'une
faudrait au fond renverser 1'ordre des facteurs
im portance comparable à celui qu'eut, au X lX e
en ce sens que le théâtre, à la différence du ci-
siècle, 1'intrusion de la photo dans 1'univers pic-
n é m a , p e u t s u s c it e r un p h é n o m è n e
tural, à la fois négatif et positif. Négatif, il dé-
ú' 'Identification sans participation.
clenche une fascination du théâtre pour le
« Au cinéma, nous sommes le héros, nous trompe-l'oeil, pour une technologie du spectacle
participons à lui, nous courons à notre perte. Au dont l'efficacité est sans commune mesure avec
théâtre, nous restons dehors et le héros se perd to u t ce que trois siècles de scénographie ont pu
devant nous. Mais 1'effet sur nous et sur les sen- inventer. D'oü la tentation naíve de lutter sur ce
tim ents n'en est que plus considérable puisque, terrain. Mais le jeu est biseauté. A vouloir singer
en même temps, ce héros c'est nous-même en le cinéma, le théâtre sacrifie sa spécificité, et
dehors de nous » (Théâtre et cinéma, 1 958). donc sa raison d'être. Et, dans cette course
éperdue à l'efficacité m im étique, com m ent ne
C'est ce qui séduit Sartre dans la pratique du
pas voir qu'il sera de toute façon vaincu par son
théâtre. Même s'il ne croit pas — en to u t cas
rival ?
dans le contexte socio-historique dont il est tri-
butaire — à la possibilité d'une dramaturgie non « Sous 1'influence du cinéma, le théâtre a eu
participationniste démarquée de Brecht, il af- tendance à s'éloigner de son propre terrain. Cé-
firm e la possibilité d'un théâtre qui déterm ine- dant à 1'ennemi, il a m ultiplié ses décors et a
rait ce qu'on pourrait appeler une participation tenté, en insistant sur l'élém ent visuel, de ra-
distanciée, ou si l'on veut un mode d'adhésion conter des histoires sous une form e plus ciné-
non aliénée à 1'objet de la représentation. m atographique que théâtrale. II est ainsi devenu
plus facile à détruire» (Entretien avec Kenneth
Le projet théâtral de Sartre doit être replacé
Tynan, 1961).
dans cette perspective. II visera constam m ent à
jouer de cette spécificité de la relation du spec­ Cette analyse, il n'est que justice de le souli-
tateur à la représentation théâtrale, à moduler, gner, n'est plus sérieusement contestée par les
en fonction de son propos, participation et dis­ gens de théâtre d'aujourd'hui. Elle se retrouve

65
notam m ent à Ia racine de Ia théorie grotow s- naturaliste qui en est 1'aboutissement, on l'a vu
kienne de Ia représentation, dont on sait le re- et on a vu pourquoi. Refus concom itant de Ia
tentissem ent qu'elle a eu sur 1'évolution du tradition psychologique. Sur ce point, Sartre re-
théâtre européen des années 7 0 tí. jo in t Ia plupart des dramaturges de son temps,
alors même que leur position idéologique diffère
La face positive de cette confrontation est
radicalement. C'est que non seulement Ia psy-
que le cinéma a contraint le théâtre à un effort
chologie, tant dans Ia pratique de 1'écrivain que
de lucidité et de réflexion sur ses lim ites et sur
dans celle de 1'acteur ou du m etteur en scène
sa spécificité. Qu'est-ce qui, dans Ia représenta­
(Stanislavski), apparaít comme l'une des voies
tion théâtrale, est irréductible ? Quel est l'évé-
de p ré d ile ctio n de Ia m im esis ré a liste -
nem ent qui ne peut se produire qu'au théâtre ?
naturaliste, mais que, de plus, elle est le véhi­
C'est à partir de ce type d'interrogation que le
cule d'une idéologie que Sartre, à 1'instar de
théâtre pourra inventer sa modernité, exacte-
Brecht et plus généralem ent de toute Ia pensée
ment comme Ia peinture l'a fait, un siècle aupa-
marxiste, n'a cessé de récuser, celle de 1'immua-
ravant, pour résister à Tirruption de Ia photo-
bilité et de 1'anhistoricité d'une nature humaine :
graphie dans 1'univers des images.
« Le théâtre psychologique est au fond un
« Dès ce m om ent (le succès du cinéma) le
théâtre idéologique qui signifie que ce ne sont
théâtre a réfléchi sur ses propres lim ites et,
pas les conditions historiques et sociales qui
comme en to u t art, il a fa it de ses lim ites
fo n t 1'homme, qu'il y a un déterm inism e psycho­
mêmes les conditions de sa possibilité » (M ythe
logique et une nature humaine qui est partout Ia
et réalité du théâtre, 1966).
même » (op.cit.).
A partir de ces prémisses, Sartre en vient à Ia
Cependant, un langage dramatique ne saurait
conclusion que Tavènement de Ia modernité au
se constituer uniquem ent sur des refus. En l'oc-
théâtre requiert 1'invention d'un langage. En
currence, les deux notions fondatrices de Ia dra-
1'occurrence, le terme doit être pris dans son ac-
maturgie sartrienne (au moins au plan théo-
ception littéraire traditionnelle : le langage, à
rique) sont celles de mythe et de rituel.
ses yeux, c'est 1'outil verbal dont le dramaturge
se rend maítre, c'est le discours des person­ La notion de mythe est sans doute l'un des
nages. Sartre n'a guère envisagé 1'avènement lieux com m uns du théâtre des années 1920-
d'un autre langage, celui d'un art conscient de 1950 et, à cet égard, Sartre ne s'écarte pas sen-
Ia pluralité de ses moyens et surtout de ses po- siblem ent des préoccupations de l'entre-deux-
tentialités inexplorés. Langage virtuel qu'un guerres (de Gide à Cocteau, de Giraudoux à
Craig ou Artaud ne se lassaient pas d'im aginer Anouilh) ni des recherches du théâtre dit de
et de décrire, et que 1’explosion théâtrale des 1'Absurde des années 50, au moins en ce qui
années 60, avec le Living Theatre et Bob W il­ concerne les form es et les fonctions assignées
son, Luca Ronconi et Ariane Mnouchkine, Jerzy au théâtre.
G rotowski et Peter Brook, etc. s'est efforcé de
m atérialiser dans des réalisations qui ont défini- Sartre, il est vrai, ne donne pas de cette no­
tion de mythe une définition explicite, mais on
tivem ent marqué 1'histoire de Ia scène contem -
peut, à travers les références qu'il y fait, en cer-
poraine. Ce n'est pas à dire que ce renouvelle-
ner les contours.
ment ait choqué ou déconcerté Sartre. Mais en-
fin, en ce qui le concerne, Ia seule modernité Le mythe, c'est une sorte d'am plification.
qu'il puisse envisager de m ettre en ceuvre, c'est C'est au fond Ia représentation d'une aventure
bien celle dont les mots sont le véhicule humaine singulière, mais conduite jusqu'à un
privilégié. aboutissem ent tel que, partie de Ia quotidien-
Cette m odernité s'enracine dans quelques re- neté, elle atteint une dimension emblématique.
fus. Refus du réalisme, ou plutôt de 1'impasse Elle devient alors récit mythique au sens anthro-

66
pologique du terme, histoire exemplaire par rap- sans recours à des détails psychologiques m inu-
port à laquelle 1'individu pourra s'interroger sur tieux » (Entretien avec Kenneth Tynan).
sa situation dans le monde, répondre aux ques-
En second lieu, le mythe permet de m aintenir
tions que lui pose cette situation et donner sens
Ia distance dont on a vu qu'elle est, selon
à son existence personnelle. C'est bien ainsi que
Sartre, consubstantielle au phénomène théâtral.
Sartre considère les Séquestrés dont il a, dit-il
Par là aussi s'explique son intérêt pour cet art
dans son entretien avec Bernard Dort déjà cité,
de Ia distance qu'est Ia tragédie. II faut souli-
« gonflé » le sujet « jusqu'au mythe ».
gner, à cet égard, Ia pénétration de 1'analyse
D'oü, assurément, Ia fascination qu'exercent sartrienne : à une époque encore très largem ent
sur Sartre des form es dramatiques qui, par ail- dominée par une lecture et une interprétation
leurs, sont le véhicule d'une idéologie qu'il ré- « psychologisante » de Ia tragédie, par son refus,
cuse. Fascination pour Ia tragédie : « Le vrai Sartre annonce le renouveau interprétatif illus-
champ de bataille du théâtre, c'est celui de Ia tré, dans les années 60, par Jan Kott pour Sha-
tragédie, drame qui enferme un mythe authen- kespeare et Roland Barthes pour Racine...
tique», déclare-t-il à Kenneth Tynan en 1961.
L'autre dimension du langage dram atique se­
C'est même dans cette form e close et, à cer-
lon Sartre est, disions-nous, d'instituer un rituel.
tains égards révolue, qu'il voit l'un des recours
II est permis de retrouver ici Ia trace d'une lec­
les plus sürs du théâtre face à Ia concurrence du
ture d'Artaud, et surtout de Ia confrontation
cinéma :
avec 1'ceuvre théâtrale et Ia théorie dram atur-
« C'est en cherchant Ia vérité à travers le gique de Genet7 : le spectacle de théâtre doit
mythe et en utilisant des formes non-réalistes être le lieu ou s'inventent et se déploient de
comme Ia tragédie que le théâtre peut lutter nouveaux rituels. Et, de fait, le mythe devrait
contre le cinéma et éviter d'être absorbé » (ibid.) fonder cette représentation ritualisée dans Ia
mesure ou, non seulement il met en scène des
Fascination aussi, ou au moins très vif intérêt,
singularités érigées en universels, mais aussi ou
pour certaines ceuvres du nouveau théâtre des
il requiert un mode de représentation qui subs-
années 50, et particulièrem ent pour En atten-
titue à Ia mimesis figurative de Ia tradition réa-
dant Godot, dont il dira à maintes reprises l'ad-
liste un système de signes, non pas, sans doute,
m iration qu'il éprouve pour sa perfection for-
abstraits, mais en to u t cas autonomes par rap-
melle en dépit des réserves qu'il émet sur le
port à Ia réalité à laquelle ils fon t référence :
plan de 1'idéologie :
« Pour nous8, une pièce ne devrait jam ais pa-
« J'ai beaucoup aimé En attendant Godot. Je
raítre trop fam ilière. Sa grandeur tie n t à ses
crois même que c'est ce qu'on a fa it de mieux
fonctions sociales et, en un certain sens, reli-
au théâtre depuis trente ans. Mais tous les
gieuses : elle doit rester un rite; même lors-
thèmes de G odot sont bourgeois : ceux de Ia so-
qu'elle parle aux spectateurs d'eux-mêmes, el le
litude, du désespoir, du lieu commun, de l'in-
doit le faire sur un ton et dans un style qui, loin
com m unicabilité. Ils sont tous le produit de Ia
de faire naitre Ia fam iliarité, viennent augm enter
solitude interne de Ia bourgeoisie » [Théâtre p o ­
Ia distance entre 1'oeuvre et le public » (Forger
pulaire et théâtre bourgeois, 1 955).
des m ythes, 1 946).
De fait, Ia notion de mythe au théâtre garantit
La difficulté à laquelle se heurte Sartre dra-
Ia double exclusion qu'on a signalée. Le mythe
maturge est, au fond, celle-là même qu'Artaud
est incom patible avec le réalisme et avec son
n'avait pu résoudre : com m ent concilier une vo-
avatar bourgeois, le psychologisme :
lonté de com m unication avec un public aussi
«Au fond, je suis toujours à Ia recherche de large que possible, c'est-à-dire socialem ent et
mythes, c'est-à-dire de sujets assez sublimés culturellem ent hétérogène, et celle de prom ou-
pour qu'ils soient reconnaissables par chacun, voir une ritualisation du théâtre, ce qui présup-

67
pose à la fois l'hom ogénéité idéologique du pu­ etc. mais en aucun cas il ne doit sortir de ce rôle
blic et sa connivence quant à la fonction et au m a g iq u e , p r im i t i f e t s a c ré » [Le s ty le
fonctionnem ent des signes. D'oü ce va-et-vient dramatique).
entre la tentation de la quotidienneté et celle
Est-il abusif d'entendre, là encore, un écho
d'am plifier la distance inhérente à toute rituali-
des théories d'Artaud ou de celles de Genet ?
sation : Sartre le répète, il cherche à inventer un
Au moins peut-on prendre la mesure du moder-
langage « qui soit à la fois quotidien et qui réa-
nisme sartrien (sur le plan de la théorie en tout
lise la distance » [Le Style dramatique, 1 944).
cas) en rappelant l'indifférence quasi générale
Plus concrètem ent : il faut, dit-il, « prendre les
dans laquelle Le Théâtre et son double était
mots de to u t le monde (...) et donner un rythme
tenu, en France, avant les années 60...
tel à ces mots qu'on les élève précisém ent à
cette dignité que doit avoir le langage au La réflexion de Sartre sur le théâtre s'organise
théâtre» (ibid.). II s'agit donc, pour le drama- m anifestem ent autour de trois pôles : une ana­
turge, d'inventer une parole fondée en nécessité lyse de la fonction de 1'acteur et de 1'idéologie
et en efficacité. Sartre n'a de cesse qu'il n'ait ar- qui sous-tend sa pratique; une interrogation sur
ticulé parole et action. De Dullin, il a appris, on la nature du lien par lequel le spectateur est im -
l'a vu, qu'une bonne pièce ne contient pas un pliqué dans la représentation; la nécessité, en-
m ot de trop, pas un m ot qu'on puisse suppri- fin, d'inventer un langage dram atique qui ré-
mer, voire m odifier ou déplacer im puném ent : ponde à une double exigence : permettre au
« Quand une parole n'est point tel le qu'on ne théâtre de rem plir une fonction sociale de désa-
puisse plus revenir en arrière après l'avoir pro- liénation, et mettre en branle 1'imaginaire indivi-
noncée, il faut la retirer soigneusement du dia­ duel et collectif.
logue » (H om m age à D ullin, 1 966).
Et sans doute la question demeure posée de
D'autre part, Sartre, et on ne Tattendait guère savoir si Sartre a réussi, dans son oeuvre de dra-
ici, rêve à un retentissem ent physique du mot maturge, à m atérialiser les am bitions dont il fo r­
sur le spectateur. II a comme la nostalgie d'une mule la théorie. Peut-être, d'ailleurs, vaut-il
puissance incantatoire du verbe : mieux se garder de répondre trop vite à cette
question. Tant il est vrai que la réponse pourrait
« Oui, pour moi, le problème principal est là : il bien dépendre, en dernière instance, de ce lan­
s'agit de trouver une organisation de la parole et gage de la mise en scène dont Sartre a ignoré
de 1'acte, ou la parole ne paraisse pas superféta- 1'importance et les ressources. Après tout,
toire, ou elle garde un pouvoir au-delà de toute l'exemple des Bonnes mérite ici d'être médité :
éloquence. C'est même la première condition la pièce de Genet, d'abord montée dans la tradi-
d'un théâtre vraim ent e fficien t» (Théâtre popu- tion de réalisme stylisé héritée du Cartel (L. Jou-
laire et théâtre bourgeois, 1955). vet, T. Balachova, J.M . Serreau), révèle tou t
Dès 1 944, il assignait au m ot cette fonction : d'un coup, vingt ans après sa création, à travers
m anifester un total engagement du personnage les réalisations de V. Garcia et J.M . Patte, une
et par là assumer un « rôle magique, p rim itif et dimension de rituel tragique passée jusqu'alors
sacré » : inaperçue. Eloquent tém oignage des pouvoirs
de la mise en scène... II reste à espérer qu'à la
« Un m ot au théâtre doit être ou serment ou méconnaissance sartrienne de ce langage ne
engagement ou refus ou jugem ent moral ou dé- succède pas une méconnaisance théâtrale de
fense des droits ou contestation des droits des 1'oeuvre sartrienne.
autres, donc éloquence ou moyen de réaliser
1'entreprise, c'est-à-dire menace, mensonge,

68
notes

1. M. Coutat, M. Rybalka, Un théâtre de situation, Paris, Galli- 5. Voir, sur cette question, 1'étude de B. Dort, « Brecht en
mard, coll. Idées, 1973. France», Les Temps modernes, Paris, Julliard, juin 1960,
2. Sa dernière oeuvre pour Ia scène est Tadaptation des n° 171, repris dans Théâtre public, Paris, Seuil, 1967, p. 223.
Troyennes créées au T.N.P. en 1965. En 1969, le Théâtre de Ia 6. Cf. J. Grotowski, Vers un théâtre pauvre, La Cité - L'Age
Ville présentait 1'Engrenage. Mais il s'agissait, à 1'origine, d'un d'Homme, trad. frçse, 1971.
scenario conçu en 1946 pour un film jamais tourné. Sartre, par 7. Voir, en particulier. Ia Lettre à Jean-Jacques Pauvert pu-
Ia suite, l'a réaménagé pour le théâtre. bliée en préface à une édition des Bonnes, Jean-Jacques Pau­
vert, 1954.
3. M. Contat, M. Rybalka, op.cit, Introduction, p. 11. 8. Le pronom désigne ici les dramaturges contemporains de
4. Cf. Le théâtre et son doubie, « Sur le théâtre balinais » o.c. Sartre èt poursuivant, au lendemain de Ia guerre, des recherches
tome 4, Paris, Gallimard, p. 64 sq.. voisines. Nommément : Anouilh, Simone de Beauvoir et Camus.

A u v e rs o :
Sartre, par Maurice Matieu
Centre photographique C/aude A/exander
Engagement, empathie, ces de Sartre depuis les Mouches à Düsseldorf en
1947, le vaste public qui a accueilli les publications
de 1'auteur français depuis les années 50, les ven-
distanciation tes considérables de billets de théâtre et de livres,
tous ces facteurs étaient plus 1'expression d'une
mode que d'un impact réel sur la production litté-
Reflets de Sartre dans la littérature raire en Allemagne. « On achète ses livres », décri-
de langue allemande. vait une fois Manfred Frank3, « on en lit des
passages, mais on ne les lit pas vraiment. » En réa­
lité, les oeuvres littéraires reflétant la vague de lec-
tures et de représentations de cette époque n'ont
été réalisées que par la suite, à savoir par des écri­
H endrik Feindt vains comme Hubert Fichte et Elfriede Jelinek. II est
vrai que ces derniers ont commencé à avoir des
contacts intensifs avec les oeuvres de Sartre dès
leur adolescence, qui coíncidait avec les premières
années de la république dans leurs pays respectifs.
Mais ce n'est qu'avec le recul de plusieurs décen-
Pour Jean-Paul Sartre, contre Michel Foucault et nies qu'ils ont transposé ces expériences sur le plan
Roland Barthes, ce qui s ig n ifia it: avec toi et ton littéraire.
passé conservé contre les autres et leur présence.
Jean Améry, Unmeisterliche Wanderjahre

« En Allemagne, Sartre est beaucoup lu et joué.


L'influence de 1'existentialisme n'est toutefois pas 1. S tuttgart : Klett 1971, p. 143.
directement sensible. II n'y a que peu de discus- « Für Jean-Paul Sartre, gegen Michel Foucault und Roland Bar­
thes, das meinte : m it dir und deinem bewahrten Vergangenen
sions au sujet de cette doctrine, qui est considé- gegen die anderen und ihre Prãsenz. »
rée comme passablement dépassée », déclarait 2. Dichter und Richter. Die Gruppe 4 7 und die deutsche
Hans Werner Richter en 1951, au cours d'une Nachkriegsliteratur, Cat. Expo. Berlin : Akademie der Künste
interview oü on lui demandait 1'influence de Sar­ 1988, p. 35.
tre sur les écrivains allemands de la nouvelle géné- 3. « Das Individuum in der Rolle des Idioten. Die hermeneu-
tisçhe Konzeption des « Flaubert », dans Sartres F/aubert iesen.
ration. Essays zu « Der Idiot der Familie », éd. par Traugott Kõnig, Rein-
La suite ininterrompue de représentations de piè- bek : Rowohlt 1980, p. 85.

71
Dans le titre même Die Ausgesperrten (« Les morcées, dans Ia mesure oü elles servent à stimu-
Exclus ») du roman paru en 1980, et de Ia pièce ler et à justifier le comportement du moment (par
radiophonique du même nom de 1'auteur autrichien exemple : « Dans 1'Age de raison de Jean-Paul Sar­
Jelinek4, on sent Ia marque des situations sartrien- tre, quelqu'un veut noyer ses chats, c'est pourquoi
nes : en contrepoint, on peut y associer les pièces l'on veut noyer également ce chat-là, bien que ce
de théâtre les plus connues dans les pays de lan- chat aussi ait droit à 1'existence » . « Ces bribes
gue aliemande, Die Eingesch/ossenen (« Les de lecture sont d'autant plus désamorcées, dans
Séquestrés d'Altona ») et Beigeschlossenen Türen le cas de Sartre, que les traductions allemandes des
(« Huis cios »). On y décrit 1'expérience des limi­ années cinquante, les seules disponibles pendant
tes imposées, ainsi que Ia tentative de franchir ces longtemps, avaient minimisé le contenu politique
limites au moyen de l'action. A Ia base de cette de son existentialisme.
oeuvre de Jelinek, un m otif qu'on pourrait qualifier Die Ausgesperrten ne serait pas un texte
d'acte gratuit provoqué par une lecture : selon Ia d'Elfriede Jelinek, si ses personnages n'étaient pas
déclaration de 1'auteur, « une véritable affaire cri- ancrés dans Ia narration en tant que modèles déter-
minelle, 1'histoire d'un jeune homme qui, peu avant minés historiquement et socialement. Comme il est
son bac et après qu'il a lu L'Étranger de Camus, a dit dans ce roman, ils ne sont pas des « rôles secon-
tué toute sa famille ». La dernière partie du livre daires, mais les principaux interprètes. Ils consti-
traite du crime, décrit en détail avec une cruauté tuent le point central, qui n'est pas un point mais
teintée de froideur sarcastique. Avant ce passage, une large couche d'êtres humains. » Le fait que
on trouve 1'allusion, calquée sur Camus, à une 1'action du roman ait été sensiblement décalée dans
« tendre indifférence du monde » . Alors que le le temps, et se déroule vers Ia fin des années cin­
titre du roman ne constituait qu'un jeu plutôt allu- quante, alors que le fait divers correspondant avait
sif, le dénouement de Jelinek décrit littéralement eu lieu en 1965, n'est pas sans importance. Pen-
le renversement de Ia structure empirique telle
qu'elle est présentée par les textes existentialistes :
1'acte ne représente plus alors le tournant crucial
comme dans le modèle de Meursault, oü il « détruit 4. Reinbek : Rowohlt 1980. Suivent des traductions de cita­
le silence exceptionnel » et, en tant que moment tions avec quelques changements d'édition : Elfriede Jelinek,
constitutif, justifie 1'histoire et Ia force de réflexion Les Exclus, trad. par Y. Hoffman et M. Litaize, Nímes : Cham-
bon 1989. La pièce a paru dans le recueil Das Wunder von Wien,
croissante du personnage principal. II équivaut au 16 õsterreichische Hõrspiele, éd. par Bernd Schirmer, Leipzig :
contraire à Ia conclusion de 1'intrigue, et sanctionne Reclam 1987, pp. 225-261.
en quelque sorte Ia violente mais impuissante 5. Josef-Hermann Sauter, « Interview m it Elfriede Jelinek »,
révolte des Exclus contre 1'absence d'issue. dans Weimarer Beitràge 27 (1981), no. 6, p. 117.
6. Die Ausgesperrten, loc. cit., p. 256. Cf. Albert Camus,
Chez Jelinek, ce rapport entre lecture et possibi- L'Étranger, Paris : Gallimard 1942, pp. 171sq.
lité d'action, qui constitue un élément stable de 7. L'Étranger, p. 88.
Tauto-réflexion littéraire tout au long de 1'histoire 8. Die Ausgesperrten, p. 129.
du roman Occidental, est dénoncé de manière 9. Ibid. p. 92.
« In der Zeit der Reife von Jean-Paul Sartre will einer seine Kat-
exemplaire en tant que déséquilibre générateur de zen ersãufen, und deshalb will man heute diese Katze ebenfalls
clichês, et preuve d'une compréhension erronée. ersãufen, obwohl auch diese Katze ein Recht auf ihre Existenz
Le roman est parsemé de citations puisées dans un hat. »
ensemble global de textes français classés sommai- 10. Le concept d'engagement, par exemple, primordial pour
Sartre, a été traduit par Bindung, un mot-clé utilisé de manière
rement dans le style « avant-garde », on y trouve emphatique par les cercles culturels conservateurs de Ia restau-
des extraits passe-partout du plus haut éclectisme, ration d'après-guerre. La dénomination de classe dirigeante elle
choisis chez Sade, Bataille, Cocteau, et surtout aussi, empruntée à Ia terminologie marxiste, a été rendue en par­
tie dans les textes de Sartre par le terme euphémique de Füh-
chez Camus et Sartre. Parallèles à ces emprunts rende Gese/lschaftsschichten. L'appellation camarade n'a pas
revient régulièrement en leitmotiv 1'affirmation du pu être traduite par Genosse. Quant au mot génocide, il a été
« Sinnloses aus Prinzip » (« 1'absurde par prín­ réduit à un Sippenmord. Cf. Traugott Kõnig, « Sartre überset-
zen », dans Neue Zürcher Zeitung du 22 juillet 1988.
cipe ») . Ces bribes de lectures, privées de leur
11. Die Ausgesperrten, P. 40 — « Randfiguren, sondern
contexte, s'enchaínent uniformément dans Ia tête Hauptdarsteller. Sie sind der Mittelpunkt, der kein Punkt ist, son­
des protagonistes de Jelinek - uniformes et désar- dern eine breite Schicht von Menschen. »

72
dant cette phase de Ia reconstruction, Ia hiérarchie Marlene Dietrich et Gustaf Gründgens pour arriver
des structures sociales autrichiennes est encore aux intonations de Goebbels « Voulez-vous Ia
très stable et relativement impénétrable ; les rap- guerre totale ? », le nom de Sartre surgit tou t à
ports entre les générations, et à l'intérieur de celles- coup, d'une manière brusque et provocante :
ci, sont influencés par des thèmes fascistes ; Ia jeu- « M a tric id e . / M eurtre pour un tic k e t de
nesse n'a pas encore réussi à se créer sa propre cul- tabac. / Goering et Sartre. / Les Mouches. »15
ture. A cette époque, 1'orientation des personnages Cette séquence énigmatique renvoie à une de ces
du roman issus de Ia couche basse de Ia classe épreuves initiatiques qui caractérisent les « livres
moyenne, par rapport aux idéaux de 1'élite intellec- kaléidoscopiques de Fichte, dans des associations
tuelle, ne doit pas être seulement considérée et miroitements sans cesse renouvelés ».16 II
comme un emprunt de compensation, mais aussi s'agit dans ce cas de Ia première représentation des
comme un moyen d'ascension sociale. Le fait de Mouches en Allemagne, laquelle a été évoquée pré-
parler de ces textes, y compris de ceux qui exer- cédemment. La tournée passa par Hambourg, avec
cent une critique sociale, dégénère jusqu'à deve- Gründgens comme régisseur et dans le rôle
nir une simple tentative de distinction, un piètre d'Oreste. Fichte a vu cette pièce en 1948, alors
passe-partout servant aussi bien à se démarquer de qu'il avait 13 ans. « Les billets pour Ia pièce du phi-
Ia classe ouvrière et de Ia génération précédente losophe existentialiste français, écrit-il, avaient été
qu'à gagner les faveurs, d'une manière simpliste, obtenus au marché noir, contre des saucisses, des
de Ia classe dominante. « C'est bien Ia seule chose oies, des tapis et mille marks. (...) Dora Mascha
par laquelle tu t'élèves au-dessus de Ia masse. donna à son fils le ticket de rationnement de
Faute de moyens matériels qui te permettraient — tabac.» A une autre occasion, dans son roman
ce que tu préférerais — de t'élever au-dessus de Det/evs Imitationen « Grünspan » paru en 1971,
ladite masse » , déclare fort justement une jeune Fichte résumait le pathos de refoulement du passé
filie issue d'un milieu aisé. Le roman de Jelinek évo- et d'ouverture au changement qui avaient alors
que ainsi Ia marge critique entre intention et impact dominé ses sensations : « II oublie les doutes qu'il
des ceuvres littéraires. La critique littéraire a sou-
vent reproché aux oeuvres de Sartre leur message 12. Ibid. p. 63. — « Das ist auch das einzige, wodurch du dich
trop explicite, en les mettant sur le même plan que aus der Masse heraushebst. Weil du halt über keine materiellen
les romans à thèse radicaux. Dans die Ausgesperr- Mittel verfügst, m it deren Hilfe du dich natürlich viel lieber über
die Masse heben würdest ».
ten, on leur attribue une autre fonction, à savoir
13. Cf. Heinz-Hermann Krüger, « V ie l Lãrm um nichts ?
d'être lues « à rebours » dans un contexte de res- Jugendliche « Existentialisten » in den 50er Jahren », dans
tauration historique, et d'être ravalées au rôle de Schock und Schõpfung. Jugendàsthetik im 20. Jahrhundert, éd.
facteur de confirmation sociale. Le jugement porté par W illi Bucher et Klaus Pohl, Darmstadt : Luchterhand 1986,
pp. 263-268. Le passage correspondant de l'article de Krüger
ainsi par Jenilek est beaucoup plus cynique que les permet toutefois de douter de son interprétation : « Obwohl der
observations d'un certain historien de Ia culture, qui Ausstieg für die meisten nur situativ, auf Freizeit und Ferien
croit discerner, dans les existentialistes de Ia fin des beschrãnkt war und ihr gesellschaftlicher Protest, abgesehen
von den wenigen, die sich an der Ostermarschbewegung betei-
années cinquante, le premier groupe de jeunes de ligten, eher diffus und abstrakt, so stellten die sog. Existentia­
Ia classe moyenne ayant remis le consensus social listen der 50er Jahre dennoch die erste Gruppierung von
radicalement en question.13 Mittelschichtjugendlichen in der Nachkriegszeit dar, die gegen
den Konsens des Schweigens über die politische Vergangen-
Hubert Fichte, quant à lui, analyse une phase plus heit opponierten und gegen das Leistungs— und Konsumden-
précoce de Ia réception de Sartre en Allemagne. II ken auftraten — und sei es nur auf dem Weg des Rückzugs in
démontre Ia manière dont on s'est servi de Tceuvre die Ghettos der Jazz-Keller, Eis-Cafés und Kunsthochschulen. »
de Sartre en prenant pour exemple le media par 14. Francfort/M : Fischer 1990.
lequel ses écrits furent introduits en Allemagne. Le 15. Ibid ., p. 56 — « M u tte rm õ rd e r. / R aucherkarten-
mord. / Gõring und Sartre. / Die Fliegen. »
roman Die Geschichte der Nanã14 écrit en 1981,
16. Albert von Schirnding, « Der Autor ais Stellvertreter »
et particulièrement sa partie centrale « Dora Mas- dans Hubert Fichte. Materialen zu Leben und Werk, éd. par Tho-
chas theatralische Sendung », initie au monde du mas Beckermann, Francfort/M : Fischer 1985, p. 240.
théâtre allemand d'après-guerre au moyen d'une 17. Die Geschichte der Nanà, loc. cit., p. 65. « Die Karten
présentation des scènes de Hambourg. für das Stück des franzõsischen Existenzialphilosophen », écrit-il,
« waren auf dem Schwarzen Markt für W ürste, Gãnse, Teppi-
Après une succession toute en méandres débu- che und tausend Mark gehandelt worden.[...] Dora Mascha gab
tant avec les Voyel/es de Rimbaud et passant par ihrem Sohn die Raucherkarte mit. »

73
ressentait. Ils s'effondrent sous cette certitude seul dans ce cas. L'esthétique romanesque de
d'avoir assisté à la première d'une pièce impor­ Fichte le conduit à intégrer à ses textes chaque rela-
tante, avec les acteurs importants. Tout Hambourg tion à la littérature, sous la forme d'extraits inter-
était là. On communiqua les découvertes très changeables empruntés de manière calculée à des
importantes d'un philosophe de 1'existence fran- expériences biographiques. Sous-jacente, on trouve
çais. II com battit dans la résistance contre le une méthode d'approbation de Thistoire et de la cul-
national-socialisme, alors que 1'acteur principal, ture qui — sans que l'on puisse y voir une influence
grâce à son amitié avec Hermann Goering réussis- directe — présente des similitudes avec la théorie
sait à sauver la vie de nombreux acteurs juifs. » de la littérature de Sartre. Dans l'un des passages
Un tel persiflage sur les lieux communs et les cli­ les moins évidents de Die Geschichte der Nanâ, on
chês habilement adaptés, qui avaient été opportuns lit une suite disparate de titres de pièces de théâ­
à 1'heure Zéro, est complété par des arguments par- tre jouées à Hambourg entre 1945 et 1951 (des
ticuliers dans Die Geschichte der Nanâ : Fichte drames de Camus, de Borchert et de Sartre sont
prête ici aussi aux représentations des pièces de évoqués aux côtés de mélos et de comédies poli-
Sartre une fonction d'alibi servant à masquer la con- cières) et 1'auteur écrit ensuite : « C'est comme si
tinuité fasciste. Mais 1'écrivain français apparaít ces pièces et ces mises en scène n'avaient jamais
surtout comme paradigme au sein de la confronta- eu lieu. /Quand la misère, la richesse, 1'homme et
tion entre deux conceptions de la littérature, elles- 1'animal ont-ils été mis en scène pour la première
mêmes expressions du conflit entre les générations fois ? / De qui est-ce, déjà ? » On ne peut
et les morales sexuelles. Cet aspect est mis en évi- s'empêcher de penser ici au credo du « mort de
dence au cours d'un passage assez long, se rap- 1'auteur ». Lorsque toutefois, comme c'est le cas
portant de nouveau à une des expériences-clés du de Fichte, le théâtre (et également celui de Sartre)
narrateur : « Jàcki vit sa mère chuchotante, assise s'inscrit dans la continuité de la biographie et ne
à moitié au-dessus de la terre de France en préserve sa valeur qu'à cette condition, il s'impose
guerre. / Elle avait combattu contre Sartre. / Con­ de réécrire l'histoire de la littérature en faveur d'une
tre les mouches. / A présent, elle soufflait sans réhabilitation du lecteur et du spectateur. C'est
résistance au mort sans sépulture. / Elle tourna la d'ailleurs ce qu'avait proposé et élaboré préalable-
page lorsque Gerd Walter assassina le jeune homme
de dix-sept ans et le laissa glisser sur le sol de la
18. Hubert Fichte, Det/evs Imitationen « Grünspan », Rein-
scène en prononçant quelques maximes existentia- bek : Rowohlt 1971, p. 193.
listes essentielles. / Le prochain fu t Claudel.(...) « Er vergifct die Zweifel, die er empfand. Sie sacken unter die
Lors de la fête pour la Première, elle fu t conduite Bestãtigung, in einer wichtigen Gastspielpremière gewesen zu
sein, m it den wichtigen Schauspielern. Ganz Hamburg war da.
(...) dans la salle de musique et vit le fils glisser de Es wurden sehr wichtige Erkenntnisse eines franzõsischen Exis-
son meurtrier de la précédente mise en scène. (...) tenzphilosophen vermittelt. Er kãmpfte im Widerstand gegen den
La gifle (...) Jãcki 1'interpréta comme la grande Nationalsozialismus, wàhrend der Hauptdarsteller durch seine
Freundschaft zu Hermann Gõring vielen jüdischen Schauspie­
entrée en scène de la chuchoteuse — un acte reten- lern das Leben rettete. »
tissant. / Dans la salle de musique. / Finalement, 19. Die Geschichte der Nanâ, pp. 72sq.
une grande bataille littéraire qui durait depuis près « Jãcki sah seine M utter flüsternd halb über dem franzõsischen
d'un demi-siècle atteignit son point culminant : / Le K riegsboden sitze n . / Sie h a tte gegen Sartre
gekàm w pft. / Gegen die Fliegen. / Jetzt soufflierte sie wider-
Docteur (c.-à-d. Rudolf Steiner) gifla Wedekind, standslos den Toten ohne Begrábnis. / Sie blãtterte um, ais Gerd
Goethe Hans Henny Jahnn, et Paul Claudel gifla W alter den siebzehnjãhrigen ermordete und zu einigen existen-
Sartre. »19 zialistichen Kernsátzen auf den Bühnenboden gleiten lieíS. / Ais
nãchstes kam Claudel. [...] Bei der Premierenfeier wurde sie [...]
Sartre a été utilisé, que ce soit pour des objec- ins Musikzimmer geführt und sah, wie der Sohn an seinem Mor­
tifs politiques opposés aux siens (comme on le sait, der aus der vorigen Inszenierung herunterrutschte. [...] Die Ohr-
Sartre était conscient de ce problème et avait tenté feige. [...] Jãcki deutete es ais den grofcen A u ftritt der Flüsterin
— schallend handeln. / Im Musikzimmer. / SchlieGlich fand ein
d'intervenir contre un certain nombre de mises en grolSer, fast ein halbes Jahrhundert dauernder literarischer Kampf
scène), ou (dans la tradition du roman de forma- Hõhepunkt : / Der Dr. [i. e. Rudolf Steiner] haute Wedekind, Goe­
tion) en tant que moyen d'individualisation. Ce the Hans Henny Jahnn, Paul Claudel haute Sartre eine runter. »
mécanisme est décrit de manière approfondie dans 20. Ibid., p. 75.
« Es ist so, ais hãtte es diese Stücke und ihreInszenierungen
les romans de Fichte. De nombreuses oeuvres lit- nie gegeben. / Wann wurde Armut, Reichtum,Mensch und Tier
téraires y connaissent ce sort, Sartre n'est pas le uraufgeführt ? / Von wem ist es noch ? »

74
ment 1'auteur de Qu'est-ce que Ia littérature ? sion existant entre Sartre et Adorno. En 1977,
Andersch a publié le poème Andererseits.27 II
L'écrit polémique de Sartre, Qu'est-ce que Ia lit­ s'agit d'une dissertation poétique sur Ia nature, Ia
térature ?, de même que ses articles sur 1'existen- fonction et les destinataires de Ia littérature, dont
tialisme et sur Ia tâche de 1'écrivain contemporain Ia structure argumentaire à trois niveaux rappelle
(parus entre 1 945 et 1948, ils ont été rapidement les chapitres de Sartre « Qu'est-ce qu'écrire ? —
traduits en allemand), ont incité les écrivains alle- pourquoi écrire ? — pour qui écrit-on ?. Dans ce
mands à déterminer leur position de manière pro- poème, 1'auteur rend un hommage très personnel
grammée. Pendant des décennies, le concept de à Sartre :
littérature engagée développé par Sartre a consti- [...] sartre [...]
tué Ia toile de fond des discussions menées sur le de tous les écrivains
rapport entre littérature et engagement politique. de mon époque
II faut reconnaítre qu'il s'agissait plutôt d'un sim- celui qui m'a touché
ple « slogan, et qui plus est interprété le plus sou- le plus
vent d'une manière erronée ». L'altération sans
conteste Ia plus importante de ce concept est due j'aime sartre
à Ia plume d'un critique philosophique, qui présente
de surcroít Tabrégé d'une esthétique toute entière. j'admire de nombreux écrivains
Je me permettrai de faire une brève digression à j'en aime certains
cet égard. mais même à cet égard
II s'agit de 1'exposé de Theodor W. Adorno Enga­ je suis à présent
gement oder künstlerische Autonomie, diffusé à Ia devenu plus tranquille
radio en 1962 et publié plus tard sous le titre rac-
courci & Engagement. La modification du titre Certaines corrections sont toutefois opérées au
correspond exactement à Ia dialectique qui sous- niveau du contenu, et tout d'abord en ce qui con­
tend 1'argumentation d'Adorno : celui-ci considère cerne Ia célèbre déclaration « 1'enfer, c'est les
que 1'alternative entre littérature engagée et auto- autres » :
nome constitue un faux problème. II opère plutôt les autres
une distinction entre les textes littéraires soumis au ne sont pas
concept de message et donc à des objectifs utili-
21. Reinhold R. Grimm, « Der 'Idiot der Familie' ais Heraus-
taires et de communication, et d'autres textes forderung der Literaturgeschichtsschreibung », dans Sartres
comme ceux de Kafka et de Beckett, dans lesquels Flaubert lesen, loc. cit., p. 109.
« le langage ébranle Ia signification et se révolte 22. Theodor W. Adorno, Noten zur Literatur, Francfort/M :
contre le détournement positif du sens en s'écar- Suhrkamp 1 974, pp. 409-430. Suivent des traductions de cita-
23 tions avec quelques changements d'édition : Notes sur Ia litté ­
tant de celui-ci ». Selon lui, seuls ces derniers rature, trad. par Sibylle Muller, Paris : Flammarion 1984.
reflètent un véritable engagement et sont des 23. Ibid., p. 411.
« indications sur Ia Praxis qui s'obtiennent à partir « In denen Die Sprache an der Bedeutung rüttelt und durch ihre
d'elle : Ia production de Ia vraie vie » Sans pren- Sinnferne vorweg gegen die positive Unterstellung von Sinn
rebelliert. »
dre en considération que Sartre s'était déjà distan-
24. Ibid., p. 429. « Anweisungen auf die Praxis, deren sie sich
cié de cette revendication du texte à message pour enthalten : die Herstellung richtigen Lebens »
reconnaítre l'« engagement fondamental de l'ébau- 25. Cf. Jean-Paul Sartre, Situations, II, Paris : Gallimard 1948,
che poétique en elle-même » , Adorno escamote pp. 77, 87 et passim ; et Traugott Kõnig, postface à Tédition
le concept d'engagement de Ia théorie de Sartre, allemande W asist Literatur ?Reinbek : Rowohlt 1986, p. 231.
pour le reprendre à son compte et au profit de sa 26. Cf. Herbert Schnãdelbach, « Sartre und die Frankfurter
Schule », in Sartre. Ein Kongreíl, éd. par Traugott Kõnig, Rein-
propre esthétique. On ne peut s'empêcher de voir bek : Rowohlt 1988, pp. 13-35.
ici un indice de 1'incompréhension qui a caractérisé 27. Alfred Andersch, em põrt euch der him m el is t blau.
Ia chronique de Ia relation manquée entre Sartre et Gedichte undNachdichtungen 1 9 46 - 1977, Zürich : Diagenes
1'école de Francfort . 1977, pp. 103-108. — Pour Tinterprétation, je dois de précieu-
ses indications à Claus Caesar, Andererseits : Spielraum und
Bewegung. Ein Vorschlag zu Edition und Interpretation von
Alfred Andersch semble être le seul auteur de lan- A lfred Anderschs G edicht« Andererseits », exposé dactyl. non
gue allemande à avoir réfléchi sur Ia relation de ten- publié, Université de Hambourg 1990.

75
1'enfer mais Dans une courte, mais excellente description bio-
tout au plus graphique d'Andersch, on peut lire : « Bien long-
29
la solitude temps avant d'avoir pu lire Sartre, ou même d'en
avoir entendu parler, il se comportait en « existen-
En contrecoup, ses rectifications s'adressent tialiste » ; autrement dit, il subit la liberté, il « fit
aussi aux antipodes, à savoir à 1'interprétation que le choix » de la « désertion », qui constituait un
33
donne Adorno de 1'ceuvre artistique comme acte de résistance ». II ne s'agissait pas là d'une
monade sans fenêtre : désertion symbolique : le 6 juin 1944 — par pur
hasard, le jour du débarquement en Normandie —
monades Andersch avait quitté l'armée allemande stationnée
nous sommes mais en Italie pour se rendre aux Américains. Le fait que
même pas cet acte ait été ressenti comme existentialiste est
sans fenêtre moins lié à Topinion de 1'auteur de ces lignes bio-
graphiques (qui n'est rien de moins qu'Am éry !)
Cette oscillation (même sensible au niveau typo- qu'à la manière toute littéraire dont Andersch avait
graphique) entre deux esthétiques constitue la présenté lui-même sa désertion.
trame du poème tout entier et rejette 1'idée d'enga- Cette dernière fit 1'objet de deux publications :
gement absolu de 1'écrivain, mais aussi toute néga- tout d'abord en 1950, le récit Flucht in Etrurien,
tion du caractère « adressé » de 1'écriture. On y publié seulement comme roman-feuilleton dans un
présente en étroite liaison « moral und vergnügen » quotidien,34 et suivi deux ans plus tard par le livre
[morale et plaisir], 1'appel aux autres et le Moi hédo- qui devait faire la réputation d'Andersch dans le
niste. Le vers de conclusion monde littéraire : Die Kirschen der Freiheit. Ein
31
« soulevez-vous le ciei est bleu »
place les deux positions au même rang. Sa forme
lapidaire annule de manière sublime le prétendu
antagonisme entre écriture engagée et autonome. 28. « [...] sartre [...]
von allen schriftstellern
Pratiquement Tensemble de 1'oeuvre d'Andersch meiner zeit
peut être lue en observant celle de Jean-Paul Sar­ derjenige der mich
am stàrksten
tre en transparence. Dans cette optique, elle res- bewegt hat
semble à celle de Jean Améry : les deux auteurs
occupent une place prépondérante dans la récep- ich liebe sartre
tion de Sartre par les écrivains allemands. Nés tous ich bewundere viele schriftsteller
deux à 1'aube de la première guerre mondiale, ils einige liebe ich
ont ressenti, après leur expérience du facisme alle- aber auch in dieser hinsicht
bin ich nun
mand, la lecture de Sartre comme un tournant dans gelassener geworden »
leur vie personnelle, comme une libération et une 29. « die anderen
possibilité d'orientation. Avec l'âge, ils ont toute- sind nicht
fois développé l'un et 1'autre une distance de plus die hõlle sondern
hõchstens
en plus « respectueuse », c'est-à-dire critique par die einsamkeit »
rapport à leur modèle. Par la suite, le caractère 30. « monaden
absolu de 1'engagement sonnait comme un concept sind w ir doch
vide aux oreilles d'Andersch. Quant à Améry, il se nichteinmal
fensterlos. »
déclarait littéralement atterré par « 1'éloignement
31. « empõrt euch der himmel ist blau. »
de Sartre par rapport à la réalité, de plus en plus
32. Jean Améry, « Sartre : Grõfce und Scheitern », dans id.,
évident depuis 1968, [par] sa fausse prise de cons- Weiterleben - aber wie ? Essays 1968 - 1978, Stuttgart : Klett-
cience. » Une comparaison plus poussée entre Cotta 1982, p. 149. « Sartres seit 1968 immer deutlicher wer-
Andersch et Améry mettrait toutefois en évidence dende Entfremdung von der Realitãt, sein im eigentlichen Sinne
fa/sches BewuBtsein.
la disparité entre une réaction par rapport à Sartre,
33. Id. « ' Efraim ' - oder die kluge Skepsis », in Ü berA lfred
qui revêt parfois un aspect exemplaire, et une mani- Andersch, éd. par Gerd Haffmans, Zürich : Diogenes 1987,
festation exceptionnelle. p .125.

76
35
Bericht (« Les cerises de Ia liberté. Rapport »). problème aux actes de fondation de Ia République
Ces deux ceuvres ne se distinguent pas seulement démocratique allemande, tout comme de Ia Répu­
par Ia différence de genre et de technique d'écri- blique fédérale d'Allemagne.
ture existant entre narration et rapport, entre une
représentation fictive à Ia troisième personne et Et Jean Améry ? Jean Améry, écrivain juif et
1'interpénétration descriptive et réflexive au sein autrichien de naissance, qui avait survécu à Ausch-
d'un rapport à Ia première personne. La caractéris- w itz et à Bergen-Belsen, et, exilé en Belgique,
tique du livre Die Kirschen der Freiheit est sans observait d'un oeil critique, depuis Ia fin de Ia
doute d'intégrer cette désertion et ses antécédents deuxième guerre mondiale, les changements
de manière explicite dans un système philosophi- sociaux et culturels qui avaient lieu en France et en
que dont les catégories essentielles, telles que Allemagne. Jean Améry justifierait un article à lui
« Décision », « Liberté », et « Contribution de Ia seul. Justement dans le contexte de 1'histoire de
vérité subjective à Ia reconnaissance de Ia vérité 1'influence de Sartre. Améry le justifierait parce que,
objective », sont basées sur 1'anthropologie de comme aucun autre et avec une sincérité absolue,
Jean-Paul Sartre. Pour ne citer que l'un des nom- il avait défini sa vie par rapport à Sartre dans ses
breux passages assimilant esthétique et pratique : articles biographiques des Unmeister/iches Wander-
« L'art et le combat de 1'homme contre le destin jahre. II le justifierait parce que, différent en cela
s'accomplissent dans des actes de liberté absolue, de tant d'autres écrivains allemands, il n'avait pas
irresponsable et totalement livrée à Dieu et au uniquement analysé les écrits et les oeuvres de Sar­
, r. 36 tre jusque dans les années 50, mais (et on peut ici
néant. »
Cette évocation du religieux, postulé à un autre parler véritablement d'empathie) continuait à obser-
endroit de Die Kirschen der Freiheit en tant que ver chaque manifestation publique de Sartre. II le
caractère immédiat du Moi par rapport à Dieu,37 justifierait parce qu'il était un des seuls à avoir com-
fait un peut dresser 1'oreille. La philosophie de Sar­ pris le défi que représentait le « roman vrai » de Sar­
tre serait-elle ici transcendée au niveau de Ia tre sur Flaubert, par rapport à Ia forme à venir du
métaphysique ? Cette supposition n'est pas si message littéraire. II le justifierait aussi en raison
absurde, lorsqu'on sait à quel point Ia réception de de sa tentative de réaliser une suite, à Ia fois
1'existentialisme de Sartre dans 1'Allemagne
d'après-guerre s'est fondue dans un syncrétisme
des philosophies existentielles les plus disparates,
34. Frankfurter Allgemeine Zeitung du 10 au 22 aoüt 1950.
qu'il s'agisse de rationalisme, de nihilisme ou de Réimpr. dans : Alfred Andersch, F luchtin Etrurien, Zürich : Dio-
christianisme radical.38 II faut reconnaítre que Sar­ genes 1981, pp. 94-173.
tre a participé lui-même à ce processus de « cha- 35. Zürich : Diogenes 1971. Les traductions des citations se
marrures » : le reproche qui lui a été souvent basent sur Tédition française Les Cerises de Ia liberté, récit tra-
duit par Jean Rousset, Aries : Actes Sud 1991. II s u ffit toute-
adressé, à savoir que « certaines de ses paroles fois de jeter deux regards sur cette édition pour conseiller une
pourraient être reprises par ses ennemis mor- certaine prudence : 1 ° Le sous-titre « Rapport » est rendu de
tels », n'est pas sans fondement. Un document manière peu claire. 2 ° L'élision du pronom personnel « ich »,
qui revient périodiquement dans le texte allemand et revêt donc
particulièrement révélateur à cet égard est Ia pré- une fonction stylistique, disparaít totalement dans Ia traduction.
face de Sartre à Ia première édition allemande des 36. Ibid., p. 127. « Die Kunst und der Kampf des Menschen
Mouches. C'est précisément Andersch qui réimpri- gegen das Schicksal vollziehen sich in Akten der absoluten, Gott
mera cette préface en guise de conclusion à son und dem Nichts sich anheimgebenden Freiheit. »
manifeste Deutsche Literatur in der Entscheidung 37. Ibid., p p .1 13 sq.
de 1948, qui est un pendant au chapitre de Sar­ 38. Cf. Jürgen Wertheimer, « Une saison au purgatoire.
Aspekte der Sartre-Rezeption », dans Zur literarischen Situation
tre « Situation de i'écrivain en 1947 ». La préface 1945 - 1949, éd. par Gerhard Hay, Kronberg : Athenâum 1977,
de Sartre, et donc le manifeste d'Andersch, se ter- pp. 270 - 284.
minent par un appel à « un engagement total et sin- 39. Th. W. Adorno, op. cit., p. 415.
cère pour un avenir de liberté et de travail, une 40. Karlsruhe : Volk und W elt 1948. Réimp. dans Das A lfred
volonté persistante de construire cet avenir, et Andersch-Lesebuch, éd. par Gerd Haffmans, Zürich : Diogenes
1979, pp. 111 - 134.
1'existence du plus grand nombre possible d'hom-
41. Cf. Jean Améry, « Die W õrter Gustave Flauberts », dans
mes de bonne volonté. » II s'agit là d'une építre qui, id. Der integra/e Humanismus. Zwischen Philosophie und Lite­
avec tout son pathos, aurait pu être intégrée sans ratur, Stuttgart : Klett-Cotta 1985, pp. 166-189.

77
correction et adieu, de Ia première oeuvre de Sar­ Ia dernière période.
tre, La Nausée, dans sonjpropre « Roman-essai »
Lefeu oder der Abbruch. II le justifierait enfin à
cause de son dernier ouvrage, Charles Bovary, Lan- Traduit de 1'Allemand par Evelyne Dengler-Mahé.
darzt. Portràt eines einfachen Mannes, dont le
montage de polémique littéraire et de narration sous
forme de monologue intérieur le rend à nouveau
inclassable dans un genre traditionnel — ouvrage 42. S tuttgart : Klett 1974.
qui constitue une attaque idéologique en faveur 43. Stuttgart : Klett-Cotta 1978.
d'une compréhension pour Ia problématique du 44. Cf. Text + K ritik n° 99, « Jean Améry », juillet 1988,
sujet bourgeois qui, s'appuyant sur les idéaux du notamment les articles d'lrene Heidelberger-Leonard, « Flaubert
- Sartre-Améry. Charles Bovary ais A n tw o rt auf 'Der Idiot der
Siècle des Lumières, met en valeur Ia dimension Familie' ?, et de Lothar Baier, « Lehrstück Frankreich. Jean
humaniste de Texistentialisme, contre le Sartre de Amérys lange Reise von der Résistance zur Resignation ».

78
ser le style, qui est personnel, à 1'écriture, qui
du signijlant est sociale et historique. A ujourd'hui lorsque l'é-
criture éclate, lorsque 1'écrivain n'est plus le té-
au référent moin de 1'universel installé dans le confort d'une
idéologie dom inante, lorsque Ia réflexion sur Ia
littérature l'ind u it à choisir une écriture, ou
mieux à 1'inventer, bref, lorsque l'écriture s'a-
vère à Ia fois singulière et singularisante, ne
devient-elle pas une affaire de style ? De 1'écri-
M ik e l D ufrenne
ture de Barthes, des ruses par lesquelles il se
dissimule, on peut dire ce qu'il dit du style : elle
est « sa ch o se », un langage autarcique qui
sourd de lui et perce son incognito.
Parler de Barthes : com m ent s'y risquer ? II Lui, il est là, toujours présent au-delà de Ia
s'y est employé lui-m êm e, se plaisant sans mort, comme il l'est sur ses photos qui illustrent
doute à relever un défi. Car il tie nt que 1'auteur le livre. Et rappelez-vous ce qu'il dit de Ia photo-
est effacé dans 1'oeuvre, et il a pourtant été con- graphie : enregistrem ent de ce qui a été, un
vié à renoncer à 1'anonymat pour parler de lui. passé qui a été présent, un réel qui a été vécu;
On sait avec quel brio il a tiré son épingle du tém oignage assez irréfutable, assez irrévocable
jeu : il produit un texte, livre aux m ultiples pour faire sortir Barthes un m om ent de Ia ré-
mailles qui parle de tout. De lui aussi : il n'a pas serve oü il se tie n t ordinairem ent. Et nous, lisant
le droit de s'en absenter; mais il réussit à n'y un auteur que son style photographie, nous sor-
être nulle part : présent, mais jamais imm obile, tons aussi de Ia réserve oü nous tiendrait un dis-
toujours oscillant entre je, tu et il, entre les sta- cours savant : p lu tô t que de parler de Barthes
tuts du sujet de 1'énonciation et de 1'objet de l'é- comme d'un objet de savoir, nous rêvons de
noncé, jamais fixé dans 1'image d'une subjecti- parler avec lui comme avec un ami, et à partir
vité souveraine. Pourtant, à ce jeu de cache- de lui.
cache avec le moi, Barthes se livre : comme au-
teur, et cet auteur est bien une personne. A se D 'autant qu'il est m erveilleusem ent insaisis-
trahir ainsi, tra hit-il sa doctrine ? Non, car il sable. II a eu Ia plus vaste audience : partout des
avait pris soin, parlant de Ia littérature, d'oppo- disciples, mais toujours en retard d'une lon-

79
gueur sur lui, piétinant pendant qu'il avançait. Et pourtant c e s t bien le monde que vise le
Sans doute ses disciples ont-ils été tentés par discours. Etre à la parole, c e s t encore être au
ce qui l'a tenté — et qu'il a tenté — lui-m êm e un monde. Mais pour s'en assurer il faut considérer
m o m e n t: 1'instauration d'une discipline nou- une autre fonction du langage, et qui s'exerce
velle, sous les auspices de ce qui paraissait dans la parole plutôt que dans la langue, as-
alors introduire enfin de la rigueur dans les sumée par le lo c u te u r: la désignation. Le signi­
sciences humaines, le structuralism e. Les fia nt bceuf signifié le « c o n c e p t» de bceuf, mais
E/éments de sémio/ogie qui sont le bréviaire de il peut aussi désigner un bceuf réel, présent ou
cette discipline «donnent (du structuralism e) absent. Et ce peut être alors une question de sa­
une term inologie raisonnée ». Ne nous étonnons voir com m ent le monde se prête au langage :
pas que Barthes ait pu s'assigner cette tâche, et com m ent le cinabre peut recevoir un nom
devenir aussitôt un des pères fondateurs de la — être subsumé sous un concept, dit Kant —
sémiologie. Car c'est toujours aux signes qu'il a parce qu'heureusem ent il n'est pas ta n tô t rouge
été attentif, à l'« empire des signes» — et i'em - et ta n tô t noir; davantage com m ent le nom peut
pire ne désigne pas se ulem e n t ce lieu être à la ressemblance de la chose, comme dit à
d'Extrêm e-O rient ou lui sem blent régner les peu près W ittgenstein, et com m ent la parole in-
signes, mais 1'impérialisme des signes, à la fois cantatoire du poète m et à 1'épreuve cette res­
1'extension de leur champ et la force de leur semblance. Mais ce sont là problèmes philoso-
pouvoir. Ces signes, il les a traqués partout, là phiques, dont la sémiologie n'a cure. Pas plus
même ou leur substance n'est pas linguistique, qu'elle ne vise à étudier les réalités de tous
puisqu'ils peuvent être objets, images ou com - genres que la langue désigne, justiciables des
portements. De certains exemples qu'il en sciences expérimentales. A m ettre au contraire
donne dans les Eléments, il a lui-m êm e m inu- 1'accent sur les signes, et singulièrem ent sur la
tieusem ent développé 1'analyse. Quant au pou­ langue, de ce que to u t « o b je t» peut être signe
voir, c'est le signifiant qui 1'exerce, et d'abord (au moins à condition de s'insérer dans un sys­
sur le signifié lui-m êm e, qui ne peut être défini tème), certains ont conclu que to u t objet n'est
fonctionnellem ent qu'à l'intérieur du procès de que signe. D'oü le projet de réduire le vécu au
signification, médiatisé par le signifiant : le si­ parlé, et par exemple 1'événement au récit ou
gnifié ne réfère pas au réel, il reste pris dans la l'historique au discours de l'historien. D'ou en­
clôture du système. core l'affirm ation que « le réel est évacué ». Sur
ce thème, les plus brillantes variations peuvent
s'élaborer, nouveaux avatars de 1'idéalisme.
Car les signes ne m obilisent une Science
qu'autant qu'ils form ent système. Et ces sys- Or ce qu'il im porte d'observer, c'est que
tèm es en appellent toujours au langage, pour Barthes n'a jam ais cédé à cette mode. Dans son
être redoublés ou relayés par lui : « II paraít de dernier livre, il en dénonce explicitem ent une
plus en plus difficile de concevoir un système expression : « La mode, aujourd'hui, chez les
d'im ages ou d'objets dont les signifiés puissent com m entateurs de la Photographie (socio-
exister en dehors du langage... le monde des si­ logues et sémiologues), est à la relativité sé-
gnifiés n'est autre que celui du langage» m antique : pas de « réel » (grand mépris pour les
(Eléments, p. 80). Tout est parlé, et c'est pour- «réalistes» qui ne voient pas que la photo est
quoi Barthes conçoit la sémiologie comme une toujours co dé e )», [La chambre daire, p. 136).
province de la linguistique, vouée à « s'absorber « Les réalistes dont je suis », dit-il un peu plus
dans une translinguistique ». Cela im plique pour loin. Oui, Barthes n'a jam ais disqualifié le réel.
le signifié qu'il est doubiem ent coupé du réel : la Sans doute n 'a -t-il jamais écrit une phénomé-
clôture du langage redouble la clôture du sys­ nologie de la perception, c'est-à-dire de 1'expé-
tème. Les signes ne peuvent que faire signe, rience ou l'être-au-m onde s'éprouve dans le
tan t qu'ils sont justiciables du savoir. monde, fa it de la même chair que les choses, né

80
de Ia même nature. II est kantien : pas cTobjet soit Ia form e de ma phrase, je parle 1'arbre, je ne
sans sujet, rYerrons pas à Ia recherche du nou- parle pas sur lui... Mais si je ne suis pas büche­
mène. II n'a donc pas évoqué un être brut, une ron, je ne puis plus parler l'arbre, je ne puis que
réalité en quelque sorte pré-humaine, pré- parler de lui, sur lui... Je crée un langage se-
historique, non encore décantée par le savoir ou cond, un m éta-langage dans lequel je vais agir
maitrisée par Ia praxis. II n'a pas rêvé de penser non les choses, mais leurs noms, et qui est au
Ia Physis — le naturant d'avant le naturé. II a langage prem ier ce que le geste est à 1'acte »
pensé au contraire ce qu'il nomme Yanti-Physis (ibid. p. 254). Le langage premier du travailleur
pour 1'opposer à une pseudo-Physis. Mais cette se voue à Ia désignation : il nomme, il redouble
pensée 1'embraye sur le réel; car Yanti-Physis Ia relation du travail à Ia réalité; le réel est agi et
— je préférerais 1'appeler post-Physis — c'est parlé du même mouvement. C'est en quoi ce
pour nous le réel même : « un réel historique, langage est politique. Contre-épreuve : le mythe
défini, si loin qu'il faille remonter, par Ia façon qui s'installe dans le langage second est « une
dont les hommes l'ont produit ou u tilis é » parole dé-politisée » (dé-politisante aussi, mais
(M ythoiogies, p. 251). Dès lors, plutôt qu'au en un autre sens : comme le sont tous les diver-
monde des choses, Barthes a été a tte n tif au tissements, to u t ce qui engourdit Ia conscience
monde social, un monde machiné, truqué, peu- et paralyse Ia révolte). II l'est parce que « sa
plé d'objets artificieis, de signaux et de signes. fonction est d'évacuer le réel » (ibid. p. 251) : le
Plutôt qu'au réel, on dirait encore qu'il a été at­ réel agi par 1'homme, contingent et historique, il
te n tif à 1'imaginaire, et moins à 1'imaginaire qui 1'émascule, le déréalise, il lui substitue une na­
hante naturellem ent le perçu qu'à 1'imaginaire ture éternelle selon laquelle tou t ce qui est va
de fabrication sociale. Et en effet, bien qu'il ne de soi, il organise un monde sans contradiction,
se recommande nulle part que je sache de l'E- é vid e n t et im m ua b le : p seu d o-P h ysis, d it
cole de Francfort, sa démarche est presque Barthes. Telle est 1'opération de 1'idéologie, dont
constam m ent celle de Ia philosophie critique. le mythe d'aujourd'hui est 1'instrument. La réa­
Car il est toujours sensible au politique : sans lité devient ici image, elle est mise en représen-
emphase, mais sans équivoque, il décèle et re- tation. Et c'est ainsi que l'art a souvent pu prêter
fuse le régime de Ia dom ination. C'est là un pre- son concours à l'idéologie : quand il représente,
mier garde-fou contre l'idéalism e (et j'en invo- il tend à mettre en représentation, et c'est par là
querai bientôt deux autres). qu'il véhicule 1'idéologie dom inante. A moins
que, comme le suggère Adorno, il ne soit, dans
Comment en effet dém onter les ressorts de Ia ses plus hauts moments, et selon son « essence
dom ination si l'on escamote le réel ? Précisé- sociale », tém oin du déchirem ent et de Ia souf-
ment, si le politique est réel, le réel est poli­ france et promesse de bonheur. En to u t cas le
tique : « politique au sens profond comme en- discours de Barthes ne songe pas à pervertir ou
semble des rapports humains dans leurs struc- à renier le réel : ce serait com m ettre Ia faute
tures réelles, sociales, dans leur pouvoir de fa­ qu'il reproche au mythe. Qu'on peut aussi repro-
brication du m onde» (M ythoiogies, p. 252). cher à une certaine philosophie qui, parce
C'est dire qu'au-delà de 1'originaire, au-delà de qu'elle s'em ploie à débusquer 1'idéologie, Ia ré-
rim m édiat, le réel, ce que 1'homme affronte et duction du réel à une image, en vient à dire que
dont il éprouve Ia pesanteur, est indissociable Ia violence est le fa it du discours et non du
du langage et de Ia praxis. Et justem ent, que le bourreau, que Ia faim des affamés est une créa-
langage soit lié à Ia praxis im plique qu'on ne tion de Ia publicité, que to u t est simulacre; cette
soit pas pris dans 1'univers du discours comme philosophie accom plit elle-même le travail de
dans un piège. Ecoutez encore Barthes : « II faut 1'idéologie qu'elle dénonce. D'ou 1'avertisse-
revenir à Ia distinction entre langage-objet et ment que Barthes donne aux « m ythologues », à
méta-langage. Si je suis bücheron et que j'en lui-m êm e, et qu'on peut donner à toute entre-
vienne à nom m er 1'arbre que j'abats, quelle que prise critique : dém ystifier le mythe, c'est dé-

81
truire et non construire, c'est s'exclure de l'his- vain et le lecteur peuvent se prendre et se
toire. Et surtout « le m ythologue risque sans plaire; mais 1'important est que Barthes ne s'au-
cesse de faire s'évanouir le réel qu'il prétend torise pas à dire pour autant que Ia réalité est un
protéger» (ibid. p. 2 67) : Ia bonté du bon vin de texte. Et nous verrons plus loin que le texte,
France est un mythe qu'il faut déchiffrer, oü il lorsqu'il est tel qu'il suscite Ia jouissance plutôt
faut dénoncer Ia manoeuvre publicitaire, mais il que le plaisir réfère au réel, et que, loin de le ré-
ne faut pas oublier que le vin peut être « objecti- duire ou de le truquer, il en révèle le plus in-
vem ent b o n » et que des hommes peuvent dom ptable, le plus surprenant.
prendre à le boire un plaisir authentique. Et puis Quant aux fragm ents qui représentent le dis­
à quoi bon déceler Temprise de l'idéologie s'il cou rs amoureux — dans « un ordre insignifiant »
n'est pas possible de lui échapper ? II ne suffit pour décourager Ia tentation du sens, pour in-
pas que lui échappe celui qui Ia décèle. Mais terdire d'y chercher une histoire d'am our ou une
1'homme du com m un aussi s'en libère s'il peut, philosophie de l'a m o u r—, ils ne sont pas un
comme le bücheron qui parle 1'arbre, entrer
texte de plaisir. Qui tient ce discours ? Barthes
dans une relation directe avec un réel encore
prétend bien donner Ia parole à l'amoureux, qui
non revu et corrigé par 1'idéologie, un réel qu'il
l'a si rarement aujourd'hui, mais il Ia reprend
perçoit, qu'il travaille, ou qu'il g o ü te 1.
vite. Certes son méta-langage n'est pas critique,
mais il se tie nt quand même à distance. Au vrai
J'ai nommé le p la is ir: n'est-il pas aussi un
Barthes tient cette gageure : à Ia fois parler de
garde-fou contre l'idéalism e ? Si un certain dis-
l'am our et parler l'amour. Mais 1'amour se parle-
cours aujourd'hui pense liquider le réel, n'est-ce
t-il ? Tout 1'amour tie nt-il dans 1'échange des
pas en raison de ce qu'observe Barthes : « On
signes verbaux : dans Ia déclaration, l'entretien
dirait que 1'idée de plaisir ne flatte plus per­
ou « Ia scène » ? Barthes parfois le suggère :
sonne. Notre société paraít à Ia fois rassise et
« Dans le champ amoureux, il n'y a pas d'acting
violente, de toute manière : frigide » ? (Plaisir du
o u t : nulle pulsion, peut-être même nul plaisir,
texte, p. 75). Le plaisir est une façon de faire l'é-
rien que des signes, une activité éperdue de pa-
preuve du réel : soit d'assurer sa prise sur l'ob-
roles » (Fragments d'un discours amoureux, p.
jet, comme le prédateur s'approprie sa proie,
82). D'oü vient que « parler amoureusement
soit d'être pris par 1'objet jusqu'à se perdre en
c'est dépenser sans terme... pratiquer un rap­
lui comme dans 1'étreinte amoureuse, ou aussi
port sans orgasme » (ibid. p. 87). Barthe oublie-
bien dans une certaine lecture : « Texte de jouis-
t-il donc que 1'amoureux peut « ob jectivem ent»
sance : celui qui met en état de perte » (ibid., p.
faire 1'amour ? Plutôt com prend-il le faire
25). II se peut que l'objet s'abolisse quand le
comme parler. Mais alors les signes doivent être
plaisir s'éprouve à le consommer, mais Ia con-
entendus dans un sens très large : le corps aussi
som m ation est encore une form e extreme de
fait signe; s'il est vrai que « le langage est une
présence à 1'objet, oü sa saveur est goütée. On
peau qui trem ble de désir», Ia peau est un lan­
dira pourtant que Barthes s'attache plus à Ia re­
gage, et qui peut dire à sa façon le désir quand
présentation qu'à Ia présence, plus qu'à l'expé-
Ia caresse l'y fait monter; alors elle est Ia mes-
rience du référent, au jeu des signifiants. Le
sagère d'une chair profonde, et il y a un plaisir
plaisir qu'il décrit, c e s t le plaisir du texte; et ce
de cette c h a ir: « Le com blem ent » existe (ibid. p.
qu'il invoque ailleurs de 1'amour, c'est le dis­
1 22); dans Ia plénitude de Ia présence, hors lan­
cou rs amoureux, comme s'il ne tra ita it de Ia mode
gage, sinon hors signe, je reviens aux sources.
que parlée, m ettant entre parenthèses Ia réalité
de 1'habit qui peut être aussi « o b je ctive m e n t» La troisièm e voie d'accès au réel, Barthes
élégant ou confortable que le vin est bon. Mais nous Ia découvre dans son dernier livre, le plus
quoi ? On peut bien «faire du texte un objet de beau, le plus irrésistible : c e s t Ia photographie.
plaisir comme les autres»; ce plaisir atteste au Certains ont pourtant été déçus par ce livre. Ils
moins que le texte est une réalité, à quoi l'écri- attendaient une sémiologie comme pour l'i-

82
M C l

*
4 t

&

dessin de Roland Barthes


Photo Editions du Seuil
mage publicitaire, ils réclamaient un code de quand elle est la m ort de Tautre, de 1'irrempla-
lecture, et ils ont pensé que la distinction du çable être aimé : objet d'autant plus réel qu'il
studium et du punctum ne les menait pas loin est perdu, mais d'autant plus perdu qu'il est
sur la voie du savoir. Pas de chance ! Car la aimé. C'est donc Taffect, en dernière analyse,
photographie déboute le s a v o ir: elle est une qui sensibilise au réel. Et sans doute peut-il sen-
image sans code. Et par là même pleinem ent sibiliser aussi bien à la réalité du « c e s t » — du
image : image de. S ignifiant qu’on peut livrer à « il y a » —, aussi intraitable que celle du « ça a
une analyse form elle, bien sür, mais qui conduit été », quand il n'est pas chargé d'angoisse. Quel
dans 1'immédiat au référent : il ne livre pas un livre eut pu nous donner Barthes si ce n'eüt été
signifié, il livre la chose même. La photographie la m ort qui l'a it délivré...
« n'est pas une copie du réel, mais une émana-
tion du réel passé : une magie, non un art ». [La Mais nous n'avons pas à quitter le chemin
chambre c/aire, p. 138); elle accom plit sponta- qu'il a parcouru. Et je voudrais le reprendre un
ném ent le geste de la désignation, elle montre m om ent encore pour suivre Tanalyse qu'il nous
ce qui a été, Tirrévocable que sa contingence laisse d'un thèm e pour lui privilégié : la lecture.
rend à jamais irréfutable^ Entendons ici la lecture au sens strict : Tactivité
requise par un écrit. Certes, déchiffrer des
Ainsi s'exprime infatigablem ent le réel. Com­
signes, des traces, on Tappelle aussi lire ; lire la
ment se dérober à lui ? Dans le Plaisir du texte,
pluie dans le nuage, Tavenir dans les étoiles, l'é-
Barthes s'interrogeait sur la curiosité qu'il
criture de Dieu dans le Livre du monde; mais cet
éprouve pour les « menus détails» donnés par-
usage m étaphorique du m ot est dangereux, il
fois dans 1'eeuvre littéraire : « Est-ce le goüt fan-
donne à penser que les signes sont codés, alors
tasm atique de/ la « réalité » (la m atérialité même
qu'ils sont naturels, et que ce que le déchiffre-
du « cela a été ») ?» [ibid., p. 85). La chambre
ment découvre se fonde sur une relation cau-
claire répond que ce goüt n'est pas nécessaire-
sale et non une relation convenue. La lecture au
ment suscité par quelque fantasme. Barthes est
sens strict est un phénomène social, une réalité
toujours sensible au détail, qu'il appelle m ainte-
politique au sens oü Tentend Barthes. Elle sup-
nant le punctum : dans cette image lourde, obs-
pose 1'invention de Técriture qui est un système
tinée, un élém ent imprévu qui surgit, qui point
codé, et la production d'objets écrits — singuliè-
et qui poigne. Sous 1'effet de cette blessure, re-
rement d'ceuvres litté ra ire s — qui sont à la fois
tour à l'im m édiat; quand c'est le « détail décen-
inspirées et gérées par la culture. Elle est elle-
tré » que je vois, dit-il, «je suis un sauvage, un
même gouvernée par la société qui Tenseigne,
enfant, — ou un maniaque, je congédie tou t sa­
1'oriente et la controle : selon les régimes, elle
voir, toute culture, je rrTabstieris d'hériter d'un
peut être une a c tiv ité recom m andée ou
autre re g a rd » [La chambre claire, p. 82). La
subversive.
conscience ainsi fascinée est une conscience af-
fective : en même tem ps qu'elle se rend à l'évi- Restons-en au lecteur de 1'oeuvre littéraire,
dence de la photographie, elle en éprouve le pa- celui qui est un critique en puissance. II a acquis
thétique. Lorsque entre toutes une photo­ une compétence : il n'est pas obligé de s'en ré-
graphie l'eut touché de sa grâce, «j'avais com- clamer pour se donner quelque autorité, mais il
pris, dit-il, qu'il falla it désormais interroger l'évi- ne la possède pas moins. II sait lire, et cela im ­
dence de la photographie, non du point de vue plique qu'il est préparé à donner aux oeuvres
du plaisir, mais par rapport à ce qu'on appelle- 1'accueil qui leur convient; comme on apprend à
rait rom antiquem ent 1'amour et la m o rt» [ibid., m ettre en jeu une écoute différente selon que le
p. 1 1 5). Si le plaisir ici n'est plus de mise pour locuteur est la mère qui dit un conte, le maTtre
faire Tépreuve du réel, c'est que ce réel au passé qui enseigne, 1'oracle qui prophétise, il a appris
se livre sous le signe de la mort, d'une m ort qui à varier son attente et son intérêt selon la m ulti-
rrTannonce la mienne, mais qui me touche plicité des genres; il est aussi fam ilier avec le

84
monde de 1'écriture que 1'homme du monde éperdue que soit sa lecture quand le texte
avec le Tout-Paris. éclaté sollicite sa patience, il ne se perd pas : il
n'est pas un consom m ateur passif, il accom plit
Si 1'ceuvre se propose à lui comme située un travail par lequel le texte s'inscrit et s'épa-
dans un genre, il peut aussi Ia situer dans une nouit jusqu'à se disloquer dans son environne-
époque, 1'assigner à une école; et il peut encore ment textuel. Au vrai c'est par lui que le texte
s'en rem ettre à Ia sim ilarité autant qu'à Ia conti- devient texte. Et il peut même répondre au livre
guTté, et c'est ainsi que, cherchant à repérer l'é- par le livre et se perm ettre d'être lui-m êm e écri-
criture bourgeoise, il trouvera « qu'il n'y a vain. Un écrivain qui est déjà un sémiologue,
qu'une différence fo rt mince entre l'écriture d'un mais dont le discours n'est pas exactement un
Fénelon et celle d'un Mérimée » (Le degré zéro discours de savoir; il dit moins de quoi 1'écrit est
de 1'écriture, p. 52), ou il joindra Stendhal à La­ fa it que ce qu'il en fa it lui-m êm e : com m ent il le
dos. Qu'une ceuvre le fasse penser, et elle le fait fa it fonctionner. Ce qui passionne alors le lec­
penser à. Mais s'em ploie-t-il à Ia penser en elle- teur : les jeux du signifiant, les aventures de Ia
même, que son travail d'analyse y décèle une littérarité, en bref le dire plutôt que le dit. Par
m uItiplicité de codes dont 1'usage tém oigne en­ contre, ce que le texte dévoile ou exprime, ce
core d'une culture et d'une époque. Ainsi son par quoi il est susceptible de vérité, ne 1'inté-
savoir fa it-il éclater Ia belle plénitude de resse pas vraim ent, il ne pénètre pas volontiers
1'oeuvre, dont il avait déjà fa it un maillon dans dans le monde de 1'oeuvre, il y cherche encore
une chaine historique ou un point dans un tissu moins un possible du réel; les com m entaires
synchronique. II arrive d'ailleurs que l'oeuvre, qu'a pu susciter le contenu ne lui apparaissent
aujourd'hui surtout, se prête à cette opération : que comme les éléments du contexte : un sur-
déconstruite, interdite de séjour dans un genre, croit de signifiant. L'ceuvre peut donc se vouloir
privée de Ia logique du récit et de 1'armature de plurielle, ouverte, elle est toujours enfermée,
Ia syntaxe, elle se veut elle-même un tissu, un prise dans Ia clôture de 1'écriture.
texte, habit d'arlequin, bricolé avec des citations
et des collages; et c'est à force de culture Ainsi peut-on lire Ia méthode de lecture que
qu'elle renie Ia culture. C'est toujours à Ia cul­ propose Barthes. A première vue... Mais avant
ture du lecteur qu'elle en appelle, — et Barthes a d'y regarder de plus près, je voudrais évoquer en
de quoi répondre : présent ! — Voyez S/Z, une contrepoint une autre idée, une autre pratique
ceuvre encore, mais si brève qu'il peut Ia traiter de Ia lecture : celle que recommande Ia phéno-
comme un texte selon ce régime de lecture ménologie, pour autant qu'elle est école de naí-
lente, appliquée, captivée par le «feuilleté de Ia veté comme dit Bachelard. Entendez par là que
signifiance » qu'il recommande pour « les textes Ia phénom énologie cherche à retrouver, pour
de jouissance » (S/Z, p. 23), et qu'il oppose à Ia décrire le phénomène, le premier contact de
lecture rapide du récit classique, attentive à Ia 1'homme avec ce qui se donne à lui. Elle peut
narration et sautant les inserts de discours. vouloir rem onter plus haut encore, vers 1'origi-
Ainsi Ia lecture apparaít-elle comme une lecture naire, en-deçà de Ia naissance simultanée du
seconde, sans origine, toujours déjà com- sujet et de 1'objet; mais Bachelard ne se risque
mencée. Car il me faut a,voir lu pour lire; et cet pas à une ontologie. Comme Barthes, il n'a cure
équipem ent dont j'use n'est pas vraim ent mien : de ce qui pourrait être hors langage : il n'y a de
« Ce moi qui s'approche du texte est déjà lui- réel que parlé, et d'irréel aussi, car l'im age est
même une pluralité d'autres textes» (ibid., p. toujours tenue en laisse par le verbe poétique.
1 6), le lieu « des codes qui me f o n t ». Le lecteur Une lecture phénom énologisante est donc at­
est-il donc effacé comme Tauteur l'a été ail- tentive à Ia m atérialité du texte, à son épaisseur
leurs ? Ne récusons pas si vite Ia subjectivité. charnelle, à to u t ce qui lui confère Ia présence
Dire que le lecteur est texte parmi les textes, insistante, opaque ou lumineuse, d'une chose
c’est dire qu'il est un lecteur cultivé. Et si de nature — une chose oü se révèle le dyna-

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misme de Ia Physis. Sans doute faut-il alors pri- fondée en plaisir... Mais dès lors que 1'oeuvre est
vilégier Ia poésie, comme fa it Bachelard; mais perçue sous 1'espèce d'une écriture, le plaisir
l'on peut aussi invoquer Ia prose oü Barthes dé- grince, Ia jouissance pointe et Bachelard
cèle du texte — je pense pour ma part à ces es- s'éloigne » (Plaisir du texte, p. 61).
sais produits par une « écriture du corps » oü les
Nous n'avons pas ici à jouer les arbitres ou à
fem m es aujourd'hui signifient leur différence : le
trancher une querelle. Mais je voudrais quand
texte y est bien un tissu, mais ce tissu est bien
même risquer deux observations. La première
une chair, cette chair subtile que M erleau-Ponty
concerne Bachelard : n'est-il pas injuste de re-
perçoit déjà dans Ia Princesse de C/èves ou
procher à ce lecteur de poésie son indifférence à
dans René. Lire c'est alors palper cette chair,Ia
1'égard de 1'écriture ? Dans Ia poésie (moderne :
goüter comme par une caresse sans se soucier
celle qu'il lit, parce que les métaphores n'y sont
d'anatom ie ou de physiologie. La lecture laisse
pas éculées), « il n'y a plus d'écriture, il n'y a que
être le texte, et c'est ainsi qu'elle en éprouve le
des styles ». C e st Barthes qui le dit (Le degré
sens : le texte s'exprime, comme le fru it produit
zéro de 1'écriture, p. 47). Du style : « Cette es-
sa saveur « dans une bouche oü sa form e se
pèce de poussée florale... ce qui emporte
perd ».
1'homme au seuil de Ia puissance et de Ia
Ce laisser-être n'im plique pas que le lecteur magie » (ibid. p. 1 5). La lecture de Bachelard est
soit p a s s if: Ia chair en appelle à Ia chair pour donc justifiée d'aIler droit à l'image, mais il est
être connue : mais c'est de co-naissance qu'il vrai qu'elle n'y va qu'en laissant être et agir les
s'agit, et le lecteur se situe au point d'im m édia- mots. Et cet homme pressé de s'engager dans
teté oü il est une même chair avec ce qu'il lit. Ce l'im aginaire reste un homme cultivé qui a faim
qu'il apporte dans cet échange, ce n'est pas du de livres : en lui, 1'image qui le possède et qu'il
savoir, c'est de 1'imaginaire : il rêve, sans être savoure peut se joindre à d'autres qui l'enrichis-
pour autant un cogito nocturne. Mais 1'échange sent ou qui tém oignent de sa nouveauté; el le
est porté à un tel degré d'in tim ité qu'on ne sait s'insère dans un tissu d'im aginaire, et c'est ainsi
auquel des deux partenaires assigner 1'imagi- que 1'ceuvre devient texte. Non par 1'effet d'une
naire. Et Bachelard peut dire : les mots rêvent. lecture savante, mais par Ia grâce d'une lecture
Ils sont en liberté dans 1'oeuvre, ils s'associent li- rêveuse; et Ia poésie se prête à cette métam or-
brement, ils éveillent des associations libres : ils phose du seul fait qu'elle distend les liens du
rêvent, mais pour un « rêveur de mots » à qui ils discours. Si cette présence du texte est Ia con-
donnent à rêver et qui y prend plaisir. Le lecteur dition pour que Ia jouissance se substitue au
est donc porté en ce point oü l'im aginaire n'est plaisir, ne peut-on dire que Bachelard jo u it ? En
pas vraim ent le produit d'une conscience ima- to u t cas c'est bien en lui que l'image retentit,
geante, il est 1'aura du donné, le sens qui s'ex- comme s'il Ia form ait lui-m êm e, « comme si le
prime d'une tota lité que le corps comprend et lecteur était le fantôm e de 1'écrivain » (Poétique
qui vient se recueillir dans ce corps. Pour ce lec­ de I'espace, p. 10).
teur, pas de travail du rêve, et pas davantage de
Quant à Barthes, n'en vient-il pas à être ba-
travail du savoir. S im plem ent le bonheur de Ia
chelardien, au moins lorsqu'il se tourne vers Ia
rêverie. Laisser être le poème, se laisser porter
poésie ? Sans doute est-il plus a tte n tif à Ia « lit­
par lui dans un monde « promu au poétique».
térature », pour ce qu'elle sollicite une approche
Lecture première, en « existence première ».
savante : el le en appelle à une théorisation de
Contre une tel le lecture, on conçoit que l'écriture sous les auspices du concept de litté-
Barthes défende 1'écriture dont Ia stratégie re- rarité. Mais Barthes n'est pas indifférent non
quiert une lecture seconde : « On dirait que pour plus à Ia poésie, et à ce qu'il y a de poésie dans
Bachelard les écrivains n'ont jamais écrit : par Ia littérature moderne — dans les textes de
une coupure bizarre ils sont seulement lus. II a jouissance — lorsqu'elle cesse d'être un rituel,
ainsi fondé une pure critique de lecture, et il l'a lorsqu'elle prend avec le lexique et Ia grammaire

86
dessin de Roland Barthes
Photo Editions du Seuil

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cTimprévisibles libertés, lorsqu'elle manifeste trante ou mieux pénétrée, comme Ia première
« une im agination avide d'un bonheur des vue plus insistante pour être mieux ravie, elle
m ots» (Le degré zéro de l'écriture, p. 76). Là n'en est pas moins « lecture première, naTve,
aussi, lorsque s'avère vaine Ia recherche d'une phénoménale » (ibid.). En quoi elle s'oppose évi-
écriture blanche ou neutre et qu'au contraire l'é- dem m ent à Ia lecture seconde dont S/Z donne
criture se diversifie indéfinim ent, à Ia différence un exemple, qui est une lecture savante, et
de Ia poésie classique oü 1'écriture absorbe le d'autant mieux armée qu'elle cherche à dépister
style, il semble qu'il n'y ait plus que du style. Si du texte dans ce qui est encore une ceuvre : elle
Ia littérature doit mourir, n'est-ce pas pour que doit se faire plurielle pour y établir du pluriel.
vive Ia poésie ? La jouissance que Barthes
La séduction des textes de jouissance, et sin-
éprouve à lire n'est pas si différente du plaisir
gulièrem ent de Ia poésie moderne, me semble
q u 'y p re nd B a c h e la rd . Sans d o u te , ne
avoir un double im pact sur 1'itinéraire de
s'abandonne-t-il pas volontiers à Ia rêverie :
Barthes. D'abord elle l'induit à retrouver 1'idée
1'habitude qu'il a d'une lecture savante l'en pré-
de Nature telle qu'elle se profile à l'horizon
serve. Mais il n'est pas le lecteur souverain qui
d 'u n e p h é n o m é n o lo g ie co m m e ce lle de
garde sa distance; il s'engage dans 1'ceuvre plus
Merleau-Ponty. « Textes de jouissance, d it-il : le
profondém ent, je veux dire de tou t son corps,
plaisir en pièces, Ia langue en pièces, Ia culture
— un corps singulier qui ne définit pas une sub-
en pièces» (Plaisir du texte, p. 82). Du fait
jectivité, mais un individu (Plaisir du texte 2, p.
même que le langage éclate, sa clôture se dis-
98). « Le plaisir du texte, c'est ce m om ent oü
loque : il s'ouvre au référent. Mais le monde
mon corps va suivre ses propres idées — car
aussi éclate et, parce que ces textes ont un air
mon corps n'a pas les mêmes idées que moi »
de nature — comme Kant le disait des ceuvres
(ibid., p. 30). Ses idées, elles sont éveillées par
de l'art — c'est Ia Nature qui va apparaítre. Le
l'au-delà du texte, par ce qu'il y a de toujours
référent n'est plus ce qu'il était aussi longtemps
ambigu dans une langue plurielle et qui trace au
qu'un langage convenu et convenable, tou t
rêve ses avenues (Barthes ici nomme le rêve et
chargé d'idéologie, s'em ployait à réduire le réel
invoque Bachelard). Et c'est alors que s'éprouve
au vraisemblable : était réel ce qui allait de soi
Ia signifiance : « Qu'est-ce que Ia signifiance ?
et ne contestait aucune autorité; ainsi, nous l'a-
C'est le sens en ce q u 'ii est p ro du it sensue/le-
vons vu, les dimensions historiques du réel, sa
m e n t» (ibid., p. 97) : lieu de Ia jouissance. Tel
contingence, son extravagance comme on disait
est donc le bonheur des mots : un bonheur
au xviieme siècle étaient-elles effacées : 1'histoire
sensuel.
devenait nature. Mais Barthes parle autrem ent
On conçoit donc que Barthes ait pu opposer de Ia Nature lorsqu'il évoque une poésie qui met
Ia jouissance au plaisir. Le plaisir esthétique, on le mot en liberté et le rend à Ia nature. « L'écla-
le sait depuis Kant, est désintéressé; il est aussi tem ent du m ot poétique institue alors un objet
déférent, mesuré, bienséant : il se garde des absolu... qui se dresse tou t d'un coup, empli de
em portem ents; il est enfin précaire. Combien possible » (Le degré zéro de 1'écriture, p. 46).
plus saisissante Ia jouissance ! « La jouissance Bachelard disait dans le même sens : un objet
du texte n'est pas précaire, elle est pire : désobjectivé. Cet objet, n'est-ce pas « Ia chose
précoce... to u t s'em porte en une fois... to u t se même que vise Ia phénom énologie ? ». Bache­
joue, to u t se jo u it dans Ia première vue » (ibid., lard encore : « Pour rendre aux mots leur rêve
p. 84). La question est : cette jouissance pré­ perdu, il faut revenir naívement vers les choses »
coce n'est-elle pas le privilège d'une première (L'eau et les rêves, p. 15). Démarche inverse,
lecture, et n'interdit-elle pas de dire qu'« il n'y a mais équivalente, chez Barthes : parce qu'on li-
pas de première lecture » (S/Z, p. 23) ? Sans bère les mots, on retrouve les choses, un réel
doute cette première lecture peut-elle adopter lourd de possibles auréolé d'im aginaire, livré
le régime de Ia lenteur pour se faire plus péné- dans « les grandes images de Ia Nature : le ciei,

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1'enfer, le sacré, 1'enfance, la folie, la matière preuve 1'appareil conceptuel de la lecture sa-
pure, etc. » (Le degré zéro, p. 46). Images inhu- vante, et voyez com m ent cet appareil perd sa ri-
maines, ajoute Barthes, : « la nature devient un gidité. Son objet est un texte encore classique
discontinu d'objets solitaires et terribles ». Oui, qui appartient à « la littérature du signifié », qui
cette Nature que le langage conjure, mais qui est donc modérém ent pluriel; c'est la connota-
échappe à ses rets, ne se laisse plus ordonner, tion qui y dém ultiplie la monosémie de la déno-
posséder, m a itris e r: c'est en quoi elle est la Na­ tation, qui se fa it un instrum ent de la polysémie.
ture. Mais les Mères qui effraient Faust sont Son fonctionnem ent est réglé par des codes qui
pourtant des mères, et la nature n'est pas tota - assurent la pluralité du sens. Mais alors le code
lement inhumaine si elle donne naissance à — ce m aítre-m ot du structuralism e — prend un
1'homme. Et si elle 1'inspire. sens nouveau : il est « une perspective de cita-
tions, un mirage de structures... Les unités qui
Q u'inspire-t-elle à Barthes, lecteur des textes en sont issues sont autant d'éclats de ce qui a
de jouissance ? C e st mon second point. La déjà été lu, vu, fait, vécu... Chaque code est
jouissance, écrit-il sur la couverture de Plaisir du l'une des Voix dont est tissé le texte ». Déjà la
texte, se distingue en ce qu'elle ne peut être diaspora du sens, 1'indétermination et la m ulti-
dite : « il a donc faliu s'en remettre à une suc- plication des sémies, richesse de l'oeuvre. Et
cession inordonnée de fragm ents : simple mise pour déceler ce qu'il y a de texte dans 1'ceuvre,
en scène de la question, rejeton hors Science de 1'écriture critique se fait texte : déjà, pour nous,
1'analyse te x tu e lle ». Le lecteur de Barthes texte de jouissance. Que ce soit au prix d'un cer-
ajoute ce que Barthes ne se permet pas de dire : tain assouplissement du discours scientifique,
texte de jouissance. C e st bien à écrire un tel peu nous chaut.
texte qu'invite la lecture : le texte qu'il lit est
« hors plaisir, hors critique, sauf à être atteint Sur la couverture du livre, Barthes en appelle
par un autre texte de jouissance » (ibid., p. 37). à « 1'édification (collective) d'une théorie libéra-
A lecture première, écriture première. Barthes toire du S ignifiant». On me permettra de déce­
dit : « langage premier (pas de métalangage) » ler une ambiguTté dans ce syntagme : in vite -t-il
(Fragments d'un discours amoureux, p. 7). II le à libérer le signifiant, ou à nous libérer du signi­
dit des F ra g m e nts: eux aussi texte de jouis­ fia nt ? Mais peut-être est-ce la même chose, car
sance. Qui ne répond pas à un autre texte, mais libérer le signifiant, ce peut être 1'arracher à l'au-
à l'image même de l'am oureux : il simule son torité d'une théorie qui le fait autoritaire, le pré-
discours, un discours qui « n'existe jamais que server de to u t réduire à lui-m êm e et d'annuler le
par bouffées de langage », qui ponctue un com - référent, être a tte n tif à une pratique qui le rend
portem ent. On en dirait autant de La chambre à la nature, et qui lui perm et de nous rendre la
claire. Nature. Barthes a pratiqué la science sans ja­
mais sombrer dans le scientisme; toujours
Ainsi 1'auteur des Eléments de sémiologie, soupçonneux à 1'égard des pouvoirs et de toutes
dont certains disciples soucieux de sécurité et les form es de la dom ination, il a récusé une mo-
avides de dogmes faisaient le Champion de la ri- rale de la vérité. Je pense qu'il n'a pas accepté
gueur, en vient-il à prendre ses distances à l'é- non plus une conception de la vérité qui réduit
gard du savoir et de son langage, à « dévisser la le sensible à 1'intelligible, pas plus qu'une con­
théorie »3. Sans la renier, et sans se renier lui- ception du langage qui réduit le réel au parlé. Et
même, mais en faisant 1'école buissonnière, peut-être a-t-il lui aussi pensé la vérité comme
pour son plaisir, pour qu'il n'y ait pas d'école. dévoilem ent. Ecoutons-le encore une fois don­
Comment ne pas lire dans son ceuvre une affir- ner la parole à l'amoureux : « Je veux changer
mation sans aucune emphase, mais intraitable, de système, ne plus démasquer, ne plus inter-
de la liberté ? Des libertés, il n'a cessé d'en préter, mais faire de la conscience même une
prendre avec la théorie. Lisez S/Z ou il met à l'é- drogue, et par elle accéder à la vision sans reste

89
du réel, au grand rêve clair, à 1'amour prophé- pour s o r com pte : « (et si Ia conscience — une
tique». Et il ajoute, entre parenthèses et donc tel le conscience était notre avenir humain ?) ».

notes

1 .0 u aussi bien qu'il imagine, lorsque imaginer s'intègre à 2. Barthes ajoute : « Ce corps de jouissance est aussi mon su-
percevoir, lorsque Hmaginaire est ce qui hante le réel et non ce jet historique». Oui, mais il l'est pour le savoir qui voit en lui le
que rhomme lui ajoute ou ce que Kidéologie lui substitue pour point de croisement de causalités multiples à repérer, 1'héritier
inviter 1’individu à vivre son statut dans 1'irréel. Barthes nous au- d’un passé. Lui se vit et se jouit dans le présent, et dans sa pré­
torise à penser un imaginaire authentique lorsqu’il repère l’ima- sence à 1'ceuvre. Une ceuvre qui, précisément, «fait vaciller les
ginaire asservissant secrété par l'idéologie : « La provocation assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur»
d'un imaginaire collectif est toujours une entreprise inhumaine, (ibid., p. 25) : qui le rend à lui-même.
non seulement parce que le rêve essentialise Ia vie en destin, 3. « Un jour vient oü l'on ressent quelque urgence à dévisser
mais aussi parce que le rêve est pauvre et qu'il est Ia caution un peu Ia théorie », Plaisir du texte, p. 102.
d’une absence » (ibid., p. 250).

90
Ia conquête du «je » Une chose a u ra it dü fra p p e r dans les
M ythologies : c'est qu'on ne voit pas bien oü
Barthes veut en venir. Le livre paraít d'abord
esquisse d’un
une série de broderies sur des faits divers ou
hommage à des thèm es de Ia vie quotidienne. Cela s'est
R oland Barthes déjà vu : Jouhandeau écrivit sur des faits divers
et je sais de petits textes de Marguerite Duras
qui, d'une soupe aux choux, tirent quelques re­
marques sur Ia mort. Mais voici : Barthes brode
autrem ent; il n'en reste pas aux boutades sur Ia
D o m in iq u e N o g u ez grâce et n'en vient jam ais à l'eschatologie. II
n'est pas non plus 1'homme de l'ironie, ni même
de l'h u m o u r: il faut m ettre des guillem ets à ce
mot de « sarcasme » qu'il emploie à Ia fin de sa
préface (en vérité seulement pour rappeler très
(...) io vidi e anche u d i'p a rla r Io rostro, hyperboliquem ent que le discours le plus appa-
e sonar ne Ia voce e « io » e « m io »... rem m ent scientifique, comme est le sien, n'é-
DANTE vite pas d'être subjectif). Barthes prend son
(Paradis, chant XIX) thème et Vanalyse comme peu ont fait, jusqu'au
bout (jusqu'à l'os, jusqu'à Ia corde), jusqu'à
1'abstraction. Par là on dira qu'il est philosophe.
Pour le retrouver, celui-là que nous ne nous II l'est sans doute, et moderne, en ce sens que,
consolons pas d'avoir perdu (« celui-là », quell', réduisant son investigation aux représentations
colui, comme on trouve cent fois dans La Divina sociales, il n'a plus 1'ingénuité des Lumières, oü
Commedia (à Bologne, le 2 7 ja n vie r 1980, H me chaque préjugé — füt-ce avec les gants de l'i-
d it être à Ia recherche d'une édition de poche de ronie — est attaqué de front. Barthes, comme le
Ia Divine Comédie, mais // n'aura pas le tem ps Sartre de tant d'analyses de Situations, est fils
de 1'acheter), pour le retrouver, donc, peut-être du X lX eme siècle post hégélien et des philo-
faut-il voyager — aller et v e n ir— entre ces deux sophies du soupçon. II dém ythifie de biais, ou
lieux (ces deux livres) presque extrêmes : par le fond. Mais quand Ia prose sartrienne,
M ythologies et La chambre daire. qu'elle sonde Baudelaire, l'antisém ite ou 1'écri-

91
vain, semble toujours nous dire, par cet allant et Souriau d'avoir inventé « diégétique » ou « écra-
ce brio dont elle ne peut s'empêcher, « vous al- nique » — Scolastique / décréta fíe ve l mais
lez voir ce que vous allez voir I », Ia prose bar- toute Ia théorie du cinéma dépend, descend, dé-
thienne avance masquée, poussant 1'habileté sormais, de ces indispensables scolastiqueries-
jusqu à ne pas laisser soupçonner ce qu'elle là).
soupçonne, ni même qu'elle soupçonne. Elle a Campant aux portes de IV n ive rsité — d'abord
une sorte de lenteur froide, un ton d'évidence au p ie d des remparts, dans le no man's land ou
flegm atique pour saper l'« évidence » — là oü s jn s ta lle n t les forains de /'intellect, les gitans
Sartre fonce et scintille. C'est que Sartre a un des sciences et des m éthodes nouvelles, ces
système à justifier, non Barthes. bateleurs q u i vont peu à peu drainer tou t le pu-
Certes, il y a au coeur des M ythoiogies, les blic et m odifier, p ar une sorte de télépathie (ou
sous-tendant toutes, une haine-force (comme p lu tô t télém athie) puissante, H ntérieur même
on d it « id é e -fo rce »). Celle du « ce qui va de de Ia vieille Sorbonne, non sans résistances de
soi », autrem ent dit, comme chez Foucault (et celle-ci, com m e on sait; puis dans le donjon (Ia
pour les mêmes raisons existentielles sans tou r d'ivoire ?) du Collège de France — il est pa-
doute), du travestissem ent de Ia culture en na­ radoxalem ent un de ceux q u i vont le plus effica-
ture. D'oú toute une stratégie douce pour desta- cem ent et le plus durablem ent contribuer à lu i
biliser le monde figé de l'« idéologie petite- donner sa nouvelle rhétorique. « S ignifiant/si-
bourgeoise» qui est Ia menue monnaie quoti- gnifié », « dénotation/connotation », « synchroni-
dienne de cette escroquerie naturalisante. que/diachronique » c'est lu i q ui va lancer (dès Ia
D e s ta b ilis a tio n in d ire cte , com m e j'a i d it : partie « théorique » de Mythoiogies^ ces couples
Barthes, par là peu métaphysicien, s'en prend saussuriens que le dernier des étudiants de
moins à Ia valeur en chef, à l'U n-Bien de ce sciences po ou d'arts plastiques rougirait au-
pseudo monde d'idées, qu'à ses retombées in- jo u rd 'h u i de ne pas em ployer et que les autodi-
nombrables dans le monde sensible, à toutes dactes a ussi e m p lo ie n t, tapageusem ent,
ces « e s s e n c e s » cachées d o n t Ia p e tite - com m e les signes visibles (et dont ils ne voient
bourgeoisie a le « virus » (p. 1 3 7 ) 1. Ainsi semble pas qu'ils sont trop voyants) du chic intellectuel,
s'expliquer ce réseau de contre-essences que comme les rastaquouères d'antan leurs man-
1'auteur de M ythoiogies construit to u t au long teaux à col de fourrure et leurs chaussures
des pages fameuses sur les poudres à laver, le jaunes.
vin ou le Guide bleu — cette abstraction A u tre paradoxe q ui recoupe I'autre : que cet
barthienne (et qui enflera jusqu'à ces véritables hom m e doux a it pu passer pou r terrorisant (au
théâtres de concepts que sont le Système de Ia sens que disait Paulhan). C'est q u i! était l'un et
mode ou S/Z), si reconnaissable dès 1957 que l'autre. N u l en effet n'aura aussi volontiers dit
c'est elle encore que tels maladroits pasticheurs pérem ptoirem ent Ia m odernité — dès son p re ­
de 1 9 78 à l'a ffüt du style de « R.B. » épingleront m ier livre. Le degré zéro de 1'écriture commence
le moins mal. p a r« On sait que... », est tou t entier écrit au pré­
sent de constat ou d'évidence, même lorsq u'il
première parenthèse hasarde des hypothèses, regorge d'adverbes
scolastique dénotant Ia certitude (« cette écriture classique
Ouif ce g o u t de !'abstraction, ou p lu tô t de Ia est évidem m ent une écriture de classe » (p. 8 2);
nom ination : cette « term inologie adaptée » dont « La littérature est ramenée ouvertem ent à une
// s'explique déjà à Ia fin des M ythoiogies problém atique du langage; effectivem ent elle
—«néologismes » fsinité, basquitéA m ots latins ne p e u t être que cela » (p. 118) etc.). M ais les
fpunctum , studium^ —; ces m ajuscules abstrac- conversations, les interview s (ainsi celle qu'on
tisantes, jusque dans le dernier livre. II y a du trouvera plus loin) révèlent tout autre chose : les
Scolastique en lu i (on reprocha ja d is à Etienne « disons », « en quelque sorte », « si je puis dire »

92
dessin de Roland Barthes
Photo Editions du Seuil

I. /V<*-c/<A CJZl Ó a l /t-

Z>- Th^. ■ Kui cta.

3 y <■»■*•'
S t q r u '£ U . O o & ^ tc ' <tx Á é -Ç a ^ J
Ií~ H p tT/C-vx/|y^ oLu~ C(*-(*.)
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oto} 1-te.j , -J

Jlu/K^í
y contrebalancent sans cesse l'a podicticité ap- p. 86), à ces « lisse(s) triom phant(s) de Ia Na-
parente du propos. Et surtout, // y a Ia voix. tu re » (id., p. 193) et autres « imagination(s)
descensionnelle(s)» (Sur Racine, p. 52). On
deuxième parenthèse pourrait être tenté de dire de Tappareil concep-
Ia voix tuel de Barthes ce qu'il dit lui-m êm e de Ia publi-
cité des produits de beauté : « Vocabulaire mo-
(Et non sa voix, q u i serait trop personne/, pos-
liéresque, à peine compliqué d'une pointe de
sessif, pas assez détaché, pas assez neutre). La
scientisme » (M yth olog ie s, p. 93). Oui et non.
voix, donc : veloutée, lente, assez basse, comme
ralentie et atténuée par une secrète fatigue, une Non, car il s'agit de bien autre chose que d ’une
voix de conva/escent perpétuel, d'un grain très mascarade roublarde. II s'agit, on l'a vu, de faire
poncé, presque lisse (comme une voix grasse suinter ou ja illir comme une humeur, en le dé-
nom brant et nom m ant au plus près, to u t le sens
q ui aurait été filtrée, une voix de baryton un peu
idéologique caché dans les réalités les plus fa-
prise p ar le rhum e et même un peu enrouée),
audible sans être forcée (égalem ent éloignée de m iliè re s et donc a pp a re m m e nt les plus
insignifiantes. Oui, car toute cette physique et
ces deux in délicatesses: le bredouillis sourd
chimie (ou botanique ou rhétorique) des conno-
— q ui menace souvent ce genre de voix — et Ia
« tonitruance »), une voix de violoncelle. A u s s i: tations, toute cette phénom énologie en blouse
jam ais un m o t plus haut que ia u tre : voix dém o- blanche, to u t ce contre-feu sémiologique, relève
cratique q ui donne à tous les phonèm es Ia moins d'un projet néo-dém iurgique de reprise
même chance, q ui jo u it peut-être des mots, du monde par les mots, d'une conquête dogm a-
tique du Logos, que d'une dém onstration relati-
mais, p o u r ne rien m ontrer de ce p la isir im pu-
viste, qu'il y a — qu'il n'y a que — du sens (c'est-
dique, q u i ne fa it pas d'éclats comme fo n t d'ha-
bitude les amoureux de Ia langue — Gide par à-dire de 1'humain labile et contingent) partout,
sans zones tabou ni hiérarchie : les essences
exemple — à certains m ots admirables ou, dans
les mots, à certaines syllabes sur lesquelles ils petites-bourgeoises ne sont rien d'autre que les
insistent de façon gourmande. On n'im agine contre-essences barthiennes : des mots, oui
pas Ia colère dans, par, cette voix-là — n i le rire, (car « il n'y a de sens que nommé »)2, des préci-
d'ailleurs. Recto tono, retenue, même dans les pités provisoires du sens, des concrétions pas-
sagères de 1'inarrêtable histoire sociale. L'enjeu
exhortations, les apostrophes rituelles (ainsi, Ia
dernière fois que je le vis, dans ce diner o fficiel n'est pas tan t de légiférer sur Ia Nature que d'é-
avec A n to n io n i et le maire de Bologne, ce ton tablir qu'il n'y a rien de natural (et donc rien de
tranquille, à peine différent du ton de Ia conver- contre-naturel), de ménager Ia place de toutes
les natures particulières, d'aérer 1'épaisseur
sation, p ou r p o rte r devant to u t le monde un
to a s t« alia città d i Bologna !»). Voix douce, illu - idéologique d'un esprit de tolérance générale
m inante a u s s i: ce même soir, à Bologne, pro- — en somme de garantir dans Ia doxa populaire
le droit d'être un libre sujet sartrien, une exis-
nonçant un éloge d A n to n io n i en français de­
vant des centaines de Bolognais, H articule tence sans essence. Oü l'on pressent, loin d'un
naturellem ent s i bien chaque m o t que tous désir métaphysique de système, une urgence
plus personnelle. Et une autre interprétation
com prennent parfaitem ent, sans 1'impression
d'une complaisance paternaliste : Ia différence, possible de 1'abstraction barthienne.
1'opacité, q u i séparent les deux langues-sceurs,
Car, Sartre pour Sartre, Barthes n'est-il pas
1'italien et le français, s'estom pent totalem ent,
d'emblée plus proche de celui des M ots que de
le français prononcé p a r Barthes (re)devient
celui de L ’être et le néant ? Ou, pour changer de
transparent et universel comme le latin.
référence, le m om ent n'est-il pas venu de dé-
Mais revenons à ces « qualité(s) répulsive(s) chiffrer ce qu'il y a de proustien dans ces ana-
de Ia matière » [M ythologies, p. 13), à ces « na- lyses apparem m ent marxistes (au sens d'un
tureís) crémeuse(s) et donc so pitive (s)» (id., Henri Lefebvre). Ecoutons. Au milieu de ces

94
énoncés un peu secs, sans redondance et sans licule aseptique recouvre partout le vécu,
ém otion, qui sem blent extraits de quelque comme par une réaction puritaine.
Science et vie, au milieu de ces «fonction(s)
abrasive(s) du d é te rg e n t» (M ythologies, p. 40)
troisième parenthèse
et de ces « mélange(s) intentionnel(s) de fran-
protestantisme
cité et de m ilitarité » (id., p. 223) qui n'appar-
tiennent qu'à Barthes, s'entend parfois, comme Je ne sais hé/as ce qu'est le protestantism e
un coup d'archet plus long et plus suave dans —je veux dire que je n 'a i pas connu et (il est
une oeuvre de musique austère, des métaphores trop tard) ne connaitrai ja m a is cette façon parti-
ou des chapelets d'épithètes qui sem blent sortis culière d'être au monde que donne une éduca-
de la Recherche : « 1'affaissement blafard d'une tion protestante, ce rapport aux autres et aux
viande m orte » (p. 13), « le caractère dru et ver­ choses, cet état de moi (comme on d it état
tical de la nappe lum ineuse» (p. 1 1) (ou ne d'âm ej q ui vient de la lecture solitaire et fré-
manque qu'un troisièm e adjectif pour qu'on soit quente d'un texte sacré dont 1'auteur est en
vraim ent dans Proust), « on croirait qu'ils sont même temps là q u i vous sonde et vous voit le li-
tous fruits d'im agination et de rêve, produits mi- sant. M ais je gage qu'une conscience ainsi ex-
raculeux d'une parthénogénèse idéale qui don- posée doit presqu'inévitablem ent donner un in-
nerait en une seule fois à la fem m e les joies bal- dividu sensible, à la fois fie r et fragile, retirant
zaciennes de la création et les joies tendres de un durable désir de l'om bre de ces prem iers
la m aternité » (p. 61) (mais Proust n'eüt pas ré- coups de so/eil de l'âme. Je vois le prem ier
pété «joies »)... Sans doute, le perpétuel présent Barthes, le Barthes de Mythologies, comme un
barthien n'est pas le sempiternel im parfait écrivain rentré. C'est-à-dire q u i ré u nit et expose
proustien, la phrase de Barthes (sauf cette der- tou t le m atériau d'une oeuvre littéraire (roma-
nière) est courte, quand on sait Tampleur de nesque, autobiographique) — avec sa psycho-
celle de Proust, et Proust, justem ent, procède logie, sa sociologie, sa politique, son esthétique,
volontiers par longs enveloppements, séries de son érotique, sa géographie propres — sans ja ­
métaphores qui se prolongent et se corrigent, mais 1'assumer totalem ent, sans jam ais la re-
sans avoir jam ais vraim ent le ton apodictique vendiquer d'une signature directe. Larvatus
qu'on trouve dans les M ythologies. Mais c'est prodeo, semble constam m ent m urm urer cet au-
peut-être que ce qu'il y a de proustien chez teur d'énoncés sans énonciation, dont 1'oeuvre
Barthes est moins dans la form e que, plus pro- restera ainsi longtem ps pareille à un corps sans
fondém ent, dans Tintention. Ou, encore, que la origine.
sémiologie saussurienne n'est pas tant pour
Barthes un b ut en soi q u'une façon de quatrième parenthèse
m oderniser Proust, de se préparer par une gym - je
nastique conceptuelle rigoureuse à écrire la
Recherche de notre modernité, je veux dire une // faudrait observer com m e il n'a presque ja ­
Recherche débarrassée de toute séquelle « ro- mais d it v ra im e n t« je » avant La chambre claire
mantique ». Mais aussi, mais surtout, cette abs- — et comme il n'a longtem ps consenti à parler
traction sém iologisante est une façon de donner de lu i qu'en s a b rita n t derrière le je des philo-
le change, de dissim uler efficacem ent i'inten- sophes, q u i n'est personne, et surtout le il non
tion égotiste sous la carapace de la « scientifi- tant des héros de rom an que des héros de cri­
cité ». Qui, en effet, songerait à s'interroger sur tique : Barthes jo u a n t à être un personnage de
le sujet de 1'énonciation des M ythologies, à s'é- Georges Poulet ou de Sartre de Situations I, ou
tonner de le voir fréquenter les salles de catch du Baudelaire, ou un personnage de... Barthes
ou les magazines fém inins, scruter si intensé- lui-m êm e, du Barthes « nouveau critique ». Le il
ment les photographies, regimber si fortem ent barthien est ainsi pris entre deux liv re s :
contre 1'ordre moral poujadiste ? Une mince pel- M ichelet p ar lui-m êm e et Barthes par Barthes,

95
même collection, même éditeur, même format, dans une vie : de sa vie amoureuse. Mais les dé-
le p rem ier étant modèle et a/ibi du second, le fenses (ou les précautions) sont à Ia mesure de
second ayant été pressenti peut-être confusé- cette audace décisive : retour à ce qu'il faudrait
ment, secrètem ent désiré dès le prem ier — mais appeler le H-je du Barthes par Barthes (« Son
d'un secret très enfoui, que R.B. ne (se) form ule corps était divisé : (...) d'un côté son corps moel-
probablem ent même pas, tant il y aurait là d'ou- leux, tiède, mou juste assez, etc. », p. 85), m ulti-
trecuidance, de survalorisation de soi, toutes plication de 1'appareil protecteur des références
choses contraires à Ia politesse (vertu ém inem - [ce n'est pas moi, c'est Fautre \ . C'est W erther,
m ent barthienne, car vertu japonaise et protes­ Freud, Lacan... Proust, etc.), invention d'un nou-
tante). Et rh is to ire de Barthes ser a m oins une veau masque impersonnel, « le s u je t»; et si les
lente conquête du je, une arrivée au je (puisque je reparaissent, c'est comme les cornes de l'es-
Ia m o rt l'arrête à cette orée-là, le supprim e au cargot, rentrées à Ia moindre alerte (on reperera
m om ent ou /'/ va enfin é c rire : « Longtemps, je cette « rentrée » des cornes au subtil glissement
me suis couché de bonne heure » ou « Pour m o i du je personnel* au je philosophique** dans
je ne puis dire si quelqu'un m'enseigna ou com - maint passage. Exemple : « Parfois une idée me
m ent je découvris le p la isir » — bref, au m om ent prend : je* me mets à scruter longuem ent le
ou il va être Proust ou Gide), que /e long détour, corps aimé (tel le narrateur devant le sommeil
Ia conquête de cette audace, 1'assomption de d'Albertine). Scruter veut dire fouiller:% je **
cette im pudeur déjà grande, de cette assurance fouille le corps de 1'autre, comme si je ** voulais
qu'H faut p ou r oser donner quelque chose sur voir ce qu'il y a dedans... », p. 85).
soi à lire aux autres, et paraitre en il, comme on
Enfin, La chambre claire. Ce livre est comme
parait en frac ou sur scène.
le pendant — 1'inverse et 1'homothétique — de
La ruse de M ythoiogies est ainsi d'être le dé- M ythoiogies. M ythoiogies va du vécu au théo-
but d'une ceuvre littéraire qui masque sa rique (« Le mythe, aujourd'hui »); La chambre
Httérarité. Littérarité qui sera peu à peu con- claire revient du théorique au vécu (« Or, un soir
quise et avouée — par avancées brusques et ra- de novembre, peu après Ia m ort de sa mère... »).
lentissements tactiques. Avancée brusque (et Proust est encore une bonne clé pour apprécier
déconcertante) quand le masque scientifique fi- ce retour. Car — pour aller vite — La chambre
nit par trop coller à Ia peau (c'est Le p la isir du claire fa it deux fois penser à Ia Recherche. Par
texte). Ralentissements dès que l'anch'io sono 1'aboutissement pathétique de cette quête du
scrittore risque trop de paraitre : si, à côté du H secret de Ia photographie entamée depuis si
transparent, le je personnel se montre enfin un longtemps. Et surtout parce que Ia m ort de Ia
peu dans le Barthes par Barthes, c'est avec Ia mère, qui perm et cette révélation, est 1'occasion
précaution d'un avertissem ent (donné au verso d'un autre aboutissem ent et d'une autre révéla­
de Ia couverture) : «T out ceci doit être consi- tion. En « d é co u vra n t» soudain sa mère sur Ia
déré comme dit par un personnage de roman ». photographie sépia du Jardin d'Hiver, et en
Même s'il n'espère qu'à peine être cru, le narra- nous décrivant Ia raison de son ém otion,
teur joue encore à s'y déguiser en personnage B arthes nous découvre en même tem ps,
et l'autobiographe en romancier. Demi-entrée comme malgré lui, pour Ia première fois totale-
en littérature (ce n'est qu'un quasi-roman), ment, par cette écriture devenue soudain trans­
comme on entre dans une piscine par le petit parente et nue, et bouleversante (bel exemple
bassin, doigt de pied par doigt de pied. de perform atif...), ce projet d'écrivain qui 1'habi-
Fragments d'un discours amoureux est de ce ta it peut-être depuis le début et qu'il aura porté
point de vue une ceuvre capitale. Barthes fait comme Prométhée son aigle. Faut-il s'étonner
enfin presque clairement*ce qu'il n'a en somme que l'une des seules références qui lui viennent
jam ais cessé de désirer faire : parler de lui et de alors soit à Proust ? Comme si, bouclant Ia
ce qu'il y a de plus intim e et de plus brülant boucle, cette seconde m oitié de La chambre

96
daire était le Temps retrouvé cTune Recherche pages d'une ceuvre qui ne s'était peut-être édi-
qui aura attendu pour se dévoiler les dernières fiée jusque là que pour Ia voiler.

notes

1.Toutes les références renvoient aux éditions originales des


livres de Barthes.
2. Présentation du n° 4 de Communications Paris, Seuil,
1964, p. 2.

97
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LE ^ »J
VISITEUR

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LA R E V U E G R A D H I V A
Fondée par Michel Leiris et Jean Jamin, en 1986, j>araít deux fois par an. Publie des articles et essais sur
l'histoire, les méthodes, les théories et les institutions de 1'anthropologie, des documents et des matériaux
cTarchives, des comptes-rendus et des informations bibliographiques.
Prix au numéro 80 F. Abonnement particuliers 160 F, institutions et étranger 180 F.
L E S C A N I E R S DE G R A D H I V A
Maurice Leenhardt, personne et mythe en Nouvelle-Calédonie James Clifford 276 p. 110 F
Le Jazz André Schaeffher 192 p. 90 F
Organisation sociale des Dogon Denise Paulme 640 p. 350 F
L ’Esprit des usages et des coutumes des différents peuples Jean-Nicholas Demeunier 1184 p. 500 F
L 'Homme et les sociétés, leurs origines et leur histoire Gustave Le Bon 976 p. 500 F
Le Péché et l 'expiation dans les sociétés prim itives Robert Hertz 96 p. 80 F
Les Origines du Musée d'Ethnographie du Trocadéro Ernest-Théodore Hamy 320 p. 140 F
Hommes fossiles et hommes sauvages Armand de Quatrefages 676 p. 250 F
Bulletin du Musée d 'Ethnographie du Trocadéro Georges Henri Rivière et Paul Rivet 296 p. 160 F
Législationprim itive considéréepar la raison Louis de Bonald 256 p. 160 F
Mémoires sur 17 le de Noirmoutier François Piet 928 p. 500 F
Mémoires d 'anthropologie Paul Broca 368 p. 150 F
Sites des cordillères et monuments des peuples indigènes de l 'Amérique Alexandre de Humboldt 576 p. 280 F
Antiquités celtiques et antédiluviennes Jacques Boucher de Perthes 2016 p. 750 F
Le visiteur du pauvre Joseph-Marie de Gérando 576 p. 280 F
Recherches philosophiques sur les Américains Comélius de Pauwn 1200 p. 510 F
Origine de l homme et des sociétés Clémence Royer 632 p. 290 F
LJiom m e dans la nature Paul Topinard 372 p. 190 F

GRADAVA
le plaisir du pluriel ou Je ne suis que le
contem porain imaginaire
Barthes avec un « s » de mon propre présent.
R. Barthes

R a y m o n d M o n tp etit

«bien parler» se mesure au déroulem ent bien


agencé et sans blanc d'un flo t constant, bien lire
Relire Barthes est une toute autre pratique : la lecture s'arrête
constam m ent, fractionne le texte, le découpe en
On oppose trop artificiellem ent lecture et sections imprévues, le relie à d'autres tissus de
écriture (division et spécialisation du travail), un mots, puis revient en arrière pour reprendre une
écrivain ne fa it pas qu'écrire son texte, il le lit et phrase, un paragraphe : 1'attention varie dans la
le relit, il se relit en écrivant, et cela n'est pas lecture lui faisant sauter certains segments
sans effet sur ce qu'il écrit. Dans la pratique quitte, si l'hésitation s'installe, à opérer une re-
même d'écrire, la lecture constitue un moyen de lecture. C e st ainsi que lire est sans cesse relire,
production, comme l'est la contem plation du ta- cela dans le geste même de la lecture première,
bleau pour le peintre qui est à le peindre. II en qui toujours im plique des redoublements et des
va de même de l'opposition lire/relire : la relec- reprises. (Re)lisant Barthes, ce sont des lexies
ture n'exige pas une reprise vécue, 1'intervention différentes qui provoquent nos relectures et ar-
de la mémoire, un retour longtemps après coup rêtent notre consomm ation. « ... C e st le rythme
à un texte qui, une première fois, n'aurait été même de ce qu'on lit et de ce qu'on ne lit pas
que lu, cela dans 1'unité d'un long geste continu, qui fait le plaisir des grands récits... (Bonheur de
du com m encem ent à la fin. Lire n'est pas un tel Proust, d'une lecture à 1'autre, on ne saute ja ­
processus continu, cette illusion prenant son mais les mêmes passages) » [Le plaisir du texte,
origine dans le caractère linéaire du discours. Si p. 2 1-22 ).

99
Ce rappel de l'acte de lire dans sa pratique, comme objet ce double, cette « cohérence
fractionnem ents et reprises, brisures et réarticu- autre » présente dans le texte hors de 1'argu-
lations, nous sert ici de point de départ dans mentation et de Tintrigue; c'est pourquoi se tra­
une (re)lecture parcellaire de Barthes, plus ce,dès le M ichelet, le chemin par lequel Barthes
qu'une piste dont le suivi serait un tracé fragile, prendra ses distances quant au formalisme,
il s'agit pour nous de ramener dans une conti- chemin dont Ia théorie avait été formulée dans
guité des fragm ents lointains qui, dans nos lec- Le degré zéro de 1'écriture. Ce qui est à lire dans
tures, sont pris dans un jeu d'échos et de miroirs le texte, ne relève pas entièrem ent du langage
(doublures lues et vues), jeu oü lire s'entend ni n'obéit qu'à sa logique, mais bien se tie nt
dans 1'écho des relectures, et voir se m ultiplie dans l'horizontalité du langage, comme une di-
dans le renversement des miroirs. mension verticale. Ce qui est à lire, c'est le
style :
Le m ultiple, le pluriel, sous plusieurs formes à
travers les écrits de Barthes, s'inscrit le pluriel, « Quel que soit son raffinement, le style a to u ­
au point oü son oeuvre peut se lire comme un jours quelque chose de brut : il est une forme
effort d'en poser Ia réalité, d'en fixer Ia nature et sans destination, il est le produit d'une poussée,
d'en décrire le jeu et les effets. Retraçants non d'une intention, il est comme une dim en-
quelques-unes des formes que prend le pluriel sion verticale et solitaire de Ia pensée » [Le de­
chez Barthes, il apparait alors que, des premiers gré zéro, p. 14).
écrits aux derniers, Ia distance a été parcourue Solitaire et verticale, cette dimension est
dans une tentative toujours reprise d'en dém on- étrangère au langage qui s'étale dans un espace
trer 1'inscription et d'en dire Ia réalité, quitte horizontal et social, dans le domaine de Ia lettre,
pour ce faire à déconstruire les théories qui elle introduit 1'ordre du corps auquel obéit le
semblaient aptes à cette tâche. style en tant que « voix décorative d'une chair
inconnue et secrète... qui s'élabore à Ia lim ite de
Le thème Ia chair et du monde » et dont « le secret est un
souvenir enfermé dans le corps de 1'écrivain »
Le pluriel investit les textes sous une pre­
(Le degré zéro, p. 14-1 5).
mière forme, celle du thème : form e prudente,
jeu réglé, le thème tel que Barthes s'en sert La thém atique lue dans le texte de Michelet,
dans le M ichelet, est une notion en continuité répond bien à cette compréhension du style, et
avec Ia critique littéraire du tem ps; il n'en comme lui, se source dans le corps. S'il y a plu­
marque pas moins le début de 1'ouverture du riel, c'est qu'il y a à 1'oeuvre dans le texte une
texte, le com m encem ent d'un pli, d'une dou­ écriture en tant qu'inscription du corps, et c'est
blure de Ia signification qui, par Ia suite, ira en à elle que s'adresse 1'effort d'analyse.
se plissant. — «II y a dans 1'oeuvre de M ichelet
Cette doublure, cette jonction texte/corps par
une réalité indépendante de l'idée, de 1'influence
oü s'engendre le pluriel et éclate le langage, se
ou de 1'image, c'est le thème ». (M ichelet par
redira de diverses façons, et exige au départ un
lui-m êm e, p. 177). Ce qui s'opère alors, c'est
travail sur le texte autre que celui qui consiste à
Tinstauration d'une nouvelle topique du sens, le
tenter Ia description détailléedesélém entscons-
fondem ent d'un registre autre qui court dans le
texte, mais ailleurs qu'à Ia surface rhétorique oü titutifs. De 1'usage que fait Barthes de Ia thém a­
s'exposent les idées. La constitution même du tique nous retenons deux choses : le thème est
une tentative de fonder le pluriel du texte, sa
discours historique de M ichelet implique une
sur-signification, et cela du côté de l'inscription
diction autre qui double le texte de sa propre
secrète du corps/style; deuxièmement, dans son
cohérence écrite.
o pé ra tio n, Ia lecture th é m a tiq u e que fa it
L'écriture critique, qui travaille à partir d'un Barthes est déjà violence faite au texte dans sa
texte lu dont elle se veut une reprise, prend continuité, fractionnem ent de Ia « surface rhéto-

100
rique » en fonction d'une logique jugée plus fon- paraítre à mesure que s'impose une autre philo-
damentale qu'il cherche à mettre à jour. sophie de la subjectivité, garante aussi d'un plu­
riel autre. Le symbole «pluralité même des
Le symbole
sens» est la trace d'une subjectivité qui se
Autre forme par laquelle s'énonce le pluriel, le cherche et se disperse dans le processus même
symbole : si Le degré zéro de 1'écriture affirme de Ténonciation, beaucoup plus que d'un sujet
déjà que « ce qui oppose l'écriture à la parole, qui s'incarnerait dans 1'idiolecte personnel d'une
c'est que la première paraít toujours symbo- thém atique concrète. Nous voyons qu'une fois
lique » (p. 21), Critique et vérité devient une vé- posé le pluriel, celui-ci doit encore se déterm i-
ritable apologie du caractère symbolique du ner en liaison avec une théorie de la subjecti­
texte littéraire, à Tencontre de tous ceux qui vité, et que chez Barthes, cela entraine une révi-
nient cette réalité, et dont les théories sont re- sion du com m ent dire le pluriel.
groupées sous la désignation d'« a sym b olie ».
Que Barthes fasse de la négation du symbole La connotation
(pli et pluriel du sens) le dénom inateur commun
La recherche du pluriel se retrouve aussi dans
de ses adversaires, indique assez bien la posi-
1 'a tte n tio n p o r té e à la re c h e rc h e des
tion centrale que cette notion tie nt dans son ap-
significations connotées, au domaine du my-
proche, tant au m om ent ou s'écrit Critique et
thique et à celui des images. Le mythe est défini
vérité, qu'en 1971, alors qu'il affirme en ré-
comme « système sémiologique second », c'est-
ponse à une question dans Tel Q u e l: « en réalité
à-dire doublure d'un système premier qui lui
ces lieux (ceux d'ou viennent les attaques) n'en
sert de support, relance de la signification au
form ent qu'un, qui est en gros celui de 1'asym-
point ou la dénotation 1'avait menée, afin de
bolie » (n° 47, automne 1971).
produire encore du sens sur un autre registre.
De même, la coupure qui sépare Tancienne « Message symbolique, culturel ou co n n o té »
critique de la « nouvelle », s'énonce elle aussi en (,Rhétorique de 1'image, p. 48) écrit Barthes,
relation avec cette même notion de symbole : marquant par là une presque synonymie qui
« Tancienne critique est victim e d'une disposi- n'est autre que celle du pluriel dans l'image. Ce
tion que les analystes du langage connaissent qui intéresse Barthes dans les images, c e s t
bien et qu'ils appellent l'asymbolie : il lui est im ­ bien encore leur polysémie, leur pluriel, le fait
possible de percevoir ou de manier des sym- qu'elles contiennent plusieurs messages articu-
boles, c'est-à-dire des coexistences de s e n s» lés dans le to u t apparem m ent « naturel » de l'a-
(Critique et vérité, p. 40). Coexistence de sens, nalogie. Dans cette connotation qui n'est que
présence simultanée de plusieurs sens dans l'u- système et qui se joue sur 1'axe paradigmatique,
nité apparente du texte, le symbole dont il s'agit nous reconnaissons une autre forme de cette
d'affirm er contre « Tancien» la réalité, fonc- « cohérence verticale», de cette dimension
tionne comme le thème, et assume, dans sa autre, logée hors de l'horizontalité syntagm a-
doublure, le pluriel du texte. Mais alors que le tique, mais sur laquelle elle profile son ombre, le
thème était « substantiel », plein, matériel et lo- doublant de son système. Le paradigme envahit
calisé dans certains m ots-clefs du texte, le sym ­ 1'image, s'insinue dans sa « naturalité » par le
bole tient à la nature même du langage et à son biais de ces lieux spécifiques de 1'image que
ouverture générale, (« le symbole, ce n'est pas sont les « connotateurs », dotant la représenta­
rim age, c'est la pluralité même des s e n s », tion de significations autres. La théorie de r i­
Critique et vérité, p. 50). Le thème tire son ori­ mage produite par Barthes est donc 1'image
gine du corps et correspond à une conception même de la théorie de la signification déjà for-
existentielle de la subjectivité, il répond à un mulée : un croisé vertical/horizontal, corps/
dessein qui est de « retrouver la structure d'une texte, par ou s'engendre le pluriel. Aussi n'est-il
existence », et c'est pourquoi il est appelé à dis- pas superflu de remarquer que ce pluriel de l'i-

101
mage ne tie nt pas tant à ce qu'on voit qu'à ce tuelles, de saisies partielles, d'énoncés frag-
que l'on sait, il relève du système et de la cul- mentaires, refus de la fiction de 1'unité, voilà
ture, c'est-à-dire de cette part absente et non qu'un tem ps c e s t dans la forme même de 1'écri-
montrée à partir de laquelle 1'image se dessine. ture, dans sa mise en scène graphique, que le
Si, par exemple, chez Panofsky la théorie des si- pluriel marquera sa présence éclatée, sans se
gnifications imagées représente la pluralité des donneren représentation.
significations en niveaux et la figure dans un « Ecrire par fragm ents : les fragm ents sont
étagem ent du sens, la géométrie particulière
alors des pierres sur le pourtour du cercle : je
opérant chez Barthes produit le pluriel dans une
rrfétale en ronde : tou t mon petit univers en
configuration « à angle droit », ou des perpendi-
miettes : au centre, quoi ? » (Roland Barthes par
culaires s'éièvent ici et là à la surface discon- Roland Barthes, p. 96). Nous sommes ici en
tinue de l'image, pratiquant en el le comme une présence d'une autre géométrie du pluriel : celle
incision par oü du sens s'inscrira : « le monde
du cercle, oü tous les sens possibles restent à
discontinu des symboles plonge dans 1'histoire
distance égale d'un point central évanescent.
de la scène dénotée » (Rhétorique de Umage, Mais cette figure du pluriel apparaít elle aussi
p. 50) écrit-il, et ce faisant, il provoque à la sur­
accom plir une mise en scène imaginaire et obéir
face lisse de l'eau un déferlem ent oü les signifi­
à une rhétorique. « J'a i l'illusion de croire qu'en
cations se troublent, se brisent et se m ultiplient.
brisant mon discours, je cesse de discourir ima-
Les fragments ginairem ent sur moi-même;... mais comme le
fragm ent est finalem ent un genre rhétorique...
Thèmes, symboles, connotations, autant de
en croyant me disperser, je ne fais que regagner
termes par lesquels Barthes imagine le pluriel et
sagement le lit de l'im aginaire » (idem, p. 99);
le met en scène, verticalem ent dans une fiction :
La chambre claire revient, quant à elle, à une
« la fiction, c'est ce degré de consistance oü at-
nouvelle fo rm u la tio n de la c o n fig u ra tio n
teint un langage lorsqu'il a exceptionnellem ent
antérieure.
pris et trouvé une classe sacerdotale, (prêtres,
intellectuels, artistes) pour le parler com m uné- Le punctum
ment et le diffuser» [Le plaisir du texte, p. 46). Dans la photographie deux éléments en « co-
Fiction sémiologique, ou la sémiologie comme présence » eux aussi, co-présence qui serait, on
fiction : nous ne retrouvons plus la sémiologie nous 1'avoue, au fondem ent de 1'attrait exercé
comme discours tuteur guidant la saisie du plu­
par certaines photos et de 1'intérêt qu'elles sus-
riel, to u t comme auparavant d'a.utres modèles
citent. Comment s'articulent ces deux élé­
avaient aussi été abandonnés : le p luriel
ments ? Alors que le premier, qualifié de
cherche à être dit, dans une nouvelle forme, la
studium « est une étendue, il a 1'extension d'un
série de fragm ents, de presqu'aphorismes, de champ » (La chambre claire, p. 47), « le second
«sym ptôm es» « Comment dois-je faire pour
élément vient casser le studium... part de ia
que chacun de ces fragm ents ne soit jamais
scène comme une flèche et vient me percer... Le
qu'un sym ptôm e ? » (Roland Barthes par fío la n d
punctum d'une photo, c'est ce hasard qui, en
Barthes, p. 1 74) sans chercher à faire structure.
elle, me p o in t» (idem, p. 49). Le punctum , c'est
Si une telle fragm entation était à 1'oeuvre dans
ce qui « traverse » la photo à partir d'un ancrage
le M ichelet, le projet de cerner une thém atique
dans un point de détail, en faisant vaciller le
ne renonçait pas à 1'instauration d'une cohé-
sens.
rence; plus rien de tel dans Sade, Fourier,
Loyola, dans R o la nd B arthes p a r R o la nd Etendue, surface, puis flèche, traversée : co-
Barthes, dans Le p la isir du texte, ni dans les présence d'une étendue et d'une force verticale,
Fragments d'un discours amoureux, oü le pluriel d'une linéarité et de sa transgression : nous
prend figure d'une séquence dont 1'ordre visible voici de nouveau devant une figuration récur-
n'est qu'alphabétique. Série d'entrées ponc- rente, celle d'une perpendiculaire qui s'instaure

102
dans 1'horizontalité de l'acquis et du donné; L'im agination du pluriel ; plaisirs m ultiples du
avec le punctum , nous ne sommes pas loin de Ia pluriel. L'ceuvre de Barthes m ultiplie les tenta-
brutalité du style, de Ia dimension verticale et tives d'inscrire le pluriel, d'en manifester Ia pré-
solitaire déjà évoquée, de 1'inscription du corps; sence et le jeu. Et si les projets théoriques n'a-
mais par un retournem ent com plet ce n’est plus vaient été que de 1'ordre de Ia surface rhéto-
à une subjectivité écrivant (photographiant) que rique, s'ils n'avaient secvi, chemin faisant, que
ce double est rapporté, mais bien au spectateur, de discours constitués (fictions) s'offrant com -
à celui sur qui Ia photographie exerce son effet. m odém ent pour tenter de dire un attrait, une
Aucun lien n'est établi entre le punctum et le fascination éprouvée au jeu du pluriel ? Mais
producteur, ni d'ailleurs entre le punctum et Ia com m ent écrire hors de 1'imaginaire scienti-
surface photographique, le sujet percevant fique ? Quel projet d'écrire n'em prunterait pas
étant pointé par un détail qui le frappe parce dans un donné 1'espace oü s'énoncer ? Ecrire
qu'en quelque sorte c'est lui qui I'él1t. Alors que alors en s'énonçant vertical dans l'espace plat
Ia notion de paradigme, autre verticalité avec la­ dont on dispose, provoquant ici et là comme un
quelle le récepteur était aux prises, trouve sa lé- repli abrupt. — « nous vivons selon un im agi-
gitim ation dans une collectivité culturelle (le naire généralisé » (La chambre claire, p. 1 82).
postulat étant que ces significations sont un
Portrait de Tartiste imaginé par lui-m êm e,
pluriel réglé et seraient perçues par une majo-
telle est 1'écriture de Barthes. Relire Barthes
rité de récepteurs), le punctum éclate dans Ia
donc tel qu'on l'imagine.
photographie en tant que pluriel singulier, et
n'est en rien généralisable.

103
la langue il refuse 1'intérieur». S'il s'agit, maintenant, de
jouer avec la langue, c'est-à-dire aussi avec le
m o t « langue », comme le faisaient les Grecs en-
dans Voreille tendant par g/ossa à la fois la langue-organe et
la langue-langage3, Barthes ne peut que consta-
ter une étrange amusie, une bizarre indifférence
de ses contem porains à l'endroit de la surdéter­
m ination : « Ce qu'il écoutait, ce qu'il ne pouvait
D a n iel Charles s'empêcher d'écouter, ou qu'il fut, c'était la sur-
dité des autres à leur propre langage : il les en-
tendait ne pas s'entendre. Mais lui-m êm e ?
N'entendait-il jamais sa propre surdité ? II lu tta it
pour s'entendre, mais ne produisait dans cet ef-
Murray Schãfer donne du jouir musical cette fo rt qu'une autre scène sonore, une autre fic-
définition, que Roland Barthes n'eüt certaine- tion. De là à se confier à 1'écriture : n'est-elle
ment pas désavouée : « avoir dans 1'oreille la pas ce langage qui a renoncé à produire la der-
langue de son a m a n t» 1. II est dans Toeuvre de nière réplique, vit et respire de s'en remettre à
Barthes, au moins une référence à la sensualité 1'autre pour que lui vous entende ?» *
de la langue : on la trouvera dans Tarticle « La
surdéterm ination » du Roland Barthes par Ro­ Ce qui pointe ici, c'est le derridisme de Ro­
land B arthes2. « Ahmad Al Tifâchi (1 1 84-1 253), land Barthes. Car si l'écriture « v it et respire»,
auteur des Délices des coeurs, décrit ainsi le bai- « la voix est toujours déjà morte, et c'est par dé-
ser d'un prostitué : il enfonce et tourne sa négation désespérée que nous 1'appelons vi-
langue dans votre bouche avec obstination. On vante; cette perte irrémédiable, nous lui don-
prendra ceci pour la dém onstration d'une nons le nom 6 'in fle x io n : 1'inflexion, c'est la voix
conduite surdéterm inée; car de cette pratique dans ce qu'elle est toujours passée, tue » 5. Telle
érotique, apparem m ent peu conforme à son est la source du fading : « La voix de 1'être aimé,
statut professionnel, le prostitué d'AI Tifâchi tire je ne la connais jamais que morte, remémorée,
un triple profit : il montre sa Science de 1'amour, rappelée à 1'intérieur de ma tête, bien au-delà
sauvegarde 1'image de sa virilité et cependant de 1'oreille; voix ténue et cependant m onum en-
com prom et peu son corps, dont, par cet assaut, tale, puisqu'elle est de ces objets qui n'ont

105
d'existence qu'une fois d isp aru s» 6. On est íoin à Ia « déclam ation m uette » comme agent d'une
de 1'intromission voluptueuse de Ia langue : « ce « écriture »; mais le si/ence qui en est issu est-il
presque rien de Ia voix aimée et distante, de- pour autant « musical » au sens de Barthes ?
vient en moi un bouchon monstrueux, comme si « On dirait que pour Bachelard les écrivains
un chirurgien rrfenfonçait un gros tam pon de n'ont jam ais écrit : par une coupure bizarre, ils
ouate dans Ia tête »7. A Ia lettre, Ia voix ne sont seulement lus. II a pu ainsi fonder une pure
s'entend pas : sitôt émise, elle a disparu. Ne se critique de lecture, et il l'a fondée en p la is ir:
prêtant qu'au plaisir et à un plaisir narcissique, nous sommes engagés dans une pratique ho-
sans réciprocité, elle court-circuite le jo u ir : si mogène (glissante, euphorique, voluptueuse,
elle interdit de « s'en rem ettre à 1'autre pour que unitaire, jubilatoire), et cette pratique nous
lui vous entende », c'est que son éjaculation est comble : lire-rêver. Avec Bachelard, c'est toute
toujours trop précoce. Elle se voue donc néces- Ia poésie... qui passe au crédit du Plaisir. Mais
sairement à Ia description à sens unique, uni- dès lors que 1'oeuvre est perçue sous les es-
voque, sans dialogue. Elle se cantonne dans pèces d'une écriture, le plaisir grince, Ia jouis­
Yadjectif, dans 1'épithète qui rassure parce sance pointe et Bachelard s'é lo ig n e » 1l
qu'elle constitue le sujet dans Yethos ou Ia régu- Vérifions-le en relisant L'air et les songes: si
larité d'un plaisir anodin, innocent, en-deçà de « L'image littéraire promulgue des sonorités
toute jouissance et de toute perte — c'est-à-dire qu'il faut appeler sur un mode à peine métapho-
de toute musique. Toute musique n'est-elle pas rique, des sonorités écrites »12, celles-ci ne vien-
une Danger M usic au sens de Dick Higgins ? nent nullem ent s'insérer dans mon oreille
Mais Ia fonction de Ia critique musicale, esclave comme une langue charnelle, elles touchent un
de 1'adjectif, n'est-elle pas de masquer ce dan­ tympan imaginaire parce qu'elles sont elles-
ger ? Tout le début de 1'article « Le grain de Ia mêmes imaginées. « Une sorte d'oreille abs-
vo ix» 8 dénonce le style oral, ou vocal, les traite, énonce Bachelard, apte à saisir des voix
voca/ises de Ia critique musicale. Cette critique tacites, s'éveille en é c riv a n t» : peu im porte que
ne s'est jam ais consacrée qu'aux musiques le langage ainsi reçu ait été « amoureusement
mortes : « quoi qu'il dise par sa seule qualité écrit », et qu'il suscite « une sorte d'audition pro-
descriptive, l'adjectif est fu n è b re » 9. Elle a to u ­ jetante, sans nulle p a ssivité ». L'essentiel est
jours manqué le jo u ir : le « plaisir de Ia mu­ bien ici Yabstraction de 1'oreille et le tacite de Ia
sique » est-il autre chose qu'un placebo ? Elle voix : Bachelard, s'ém erveillant devant Ia substi-
ignore Ia part de Yécriture dans Ia musique. Et tution d'une Natura audiens à une Natura audita
« ce n'est pas en lu ttant contre l'adjectif (dériver et s'écriant «La plume c h a n te !» 13, n'aborde
cet adjectif qui vous vient au bout de Ia langue pas Ia langue au sens plein, Ia langue matérielle;
vers quelque périphrase substantive ou verbale), tou t au plus fait-il allusion à Ia langue naturelle
que l'on a quelque chance d'exorciser le com - qu'est Ia langue maternelle. Ce jeu de langue,
mentaire musical et de le libérer de Ia fatalité m atériel/m aternel, lui est é tra n g e r: il n'est pas
prédicative; plutôt que d'essayer de changer di- musicien. Ou bien - il n'est musicien que du si-
rectem ent le langage sur Ia musique, il vaudrait lence. Et d'un certain silence, assez éthéré pour
mieux changer 1'objet musical lui-m êm e, tel ne donner que du plaisir, et un plaisir im agi­
qu'il s'offre à Ia parole : m odifier son niveau de naire. Barthes, en comparaison, va droit au but :
perception ou d'intellection : déplacer Ia frange notantque « Nul objet n'est dans un rapport
de contact de Ia musique et du langage » 10. constant avec le plaisir», il excepte toutefois de
cette affirm ation 1'objet qu'est pour 1'écrivain
Qu'en est-il de ce déplacement ou de cette « Ia langue, Ia langue maternelle. L'écrivain est
dérive ? On en saisira mieux Tampleur et aussi quelqu'un qui joue avec le corps de sa mère
Ia vitesse ou le tem po si l'on se réfère à Ia façon (...) : pour le glorifier, 1'embellir, ou pour le dépe-
dont Barthes prend congé de Bachelard. Car il y cer, le porter à Ia lim ite de ce qui, du corps, peut
a bien, chez Tauteur de L'air et les songes, appel être reconnu »14. Ecrire, c'est faire violence à Ia

106
voix, d'un viol incestueux qui produit une son orifice buccal, à l'« usage simultané de la
musique, la m u siq ue : « j'ira i, ajoute Barthes, parole et du b aiser» 18. Plus raisonnablement, le
jusqu'à jouir d'une défiguration de la langue, et bruissem ent est selon Barthes porteur, non pas
1'opinion poussera les hauts cris, car elle ne veut du grouillem ent des étants dans le murmure in-
pas qu'on déf/gure la nature ;;15. Quand Bache­ cessant et le clapotem ent de I'// y a selon Blan-
lard parle d 'a b s tra c tio n , Barthes vise à chot et Levinas, mais de la parfaite restitution
d é fig u re r: la musique commence avec le bruit, au silence de ce qui ne se remarque pas, au
là ou « le plaisir grince ». Le jo u ir im plique un néant perceptif qui n'est pas un néant absolu,
bruire. de tous les bruits jugés « corrects », et en parti-
culier ceux de la bonne marche d'une machine.
A la « géologie du sile n ce » que Bachelard L'annulation de la parole, qui s'effectuait dans le
situe « loin des bruits sensibles », donc très haut bredouillem ent par un piétinem ent, par un bruit
dans 1'idéalité du poème et très tard dans le re- de langage insupportable, intervient ici en
cueillem ent d'une seconde lecture qui est lec­ douce : puisque ça marche, rien à ajouter. Ça
ture seconde, en profondeur et en le n te u r16, bruit sans bruit, nul n'y redira : le ressassement
Barthes va opposer le « bruissem ent de la libère la répétition de to u t assujettissem ent à la
langue ». La « déclam ation m uette » de la langue mémoire. Cette écriture à haute voix, comme le
maternelle selon Bachelard, parce qu'elle an- dit Barthes, est — paradoxalement — to u t aussi
nule le m ouvem ent des lèvres, désamorce l'ir- silencieuse que la lecture bachelardienne; mais
ruption de la langue; Barthes évoque au con- ce n'est pas dans le poème, c'est dans la mé-
traire la « présence du museau humain (que la lodie q u 'e lle résonne sile n cie u se m e n t; et
voix, que 1'écriture soient fraíches, souples, lu- « comme la mélodie est morte, c'est peut-être
brifiées, finem ent granuleuses et vibrantes aujourd'hui au cinéma qu'on la trouverait le plus
comme le museau d'un a n im a l)» 17. Ce bruisse­ facilem ent. II suffit en effet que le cinéma
ment, on peut le saisir par antithèse avec ce que prenne de très près le son de la parole (...) et
Barthes appelle le bredouillem ent. Liée au fasse entendre dans leur m atérialité, dans leur
tem ps et à son irréversibilité, la parole ne se sensualité, le soufflé, la rocaille, la pulpe des
gomme que par ajout de rectificatifs qui sont lèvres, toute une présence du museau humain
autant de nouvelles paroles; et cette pléthore (...), pour qu'il réussisse à déporter le signifié
— elle ne se supprime qu'à s'a u g m e n te r— pro­ très loin et à jeter, pour ainsi dire, le corps ano-
duit un malaise, le constat d'un double échec : nyme de 1'acteur dans mon oreille : ça granule,
d'abord, «je n'ai pas été c o m p ris »; ensuite, ça grésille, ça caresse, ça rape, ça coupe : ça
« encore un effort, vous allez me comprendre ». jo u it »19.
Le caractère intolérable de ce redoublem ent
dans 1'échec peut donner lieu à tous les malen- Si la langue m'entre dans Toreille, c'est par
tendus : que l'on songe par exemple à la protes- agrandissem ent du «son de la parole». Langue
tation du Président de TAssociation des Bègues érectile. M aintenant, songeons à la voix « rap-
de France à Tencontre du sketch télévisé dans prochée » (par les changem ents d'échelle m icro-
lequel Henri Salvador, costumé en agent de la phoniques) de Cathy Berberian dans YOmmagio
circulation atteint de bafouillage profond, se a Joyce de Berio; ou encore, à John Cage psal-
montre incapable d'indiquer à un autom obiliste m odiant les M esostics re M erce Cunningham
la direction des Invalides... Ce qui intéresse ou les Em pty Words, selon une topique inouie
B arthes dans ce phénom ène du « corps d'approxim ation et d'éloignem ent, elle-même
bredouillé », c'est la « fonction q ui se trouble » : fonction de Tamplification électro-acoustique :
indice d'un dysfonctionnem ent mécanique ou dans les musiques nouvelles, nous ne savons
machinique, le bredouillem ent apparaít comme plus si les sons entrent en nous ou si c'est nous
1'envers du bruissement. Tout se passe comme qui entrons dans « le » son. Si vous amplifiez ce
si le bredouilleur visait à la surdéterm ination de m icro-bruit d'effleurem ent de cactus, ou si vous

107
réduisez à quelques m inutes cette mélodie de privilégie la fugacité des ém otions et des senti-
baleine démesurée, hyper-wagnérienne, vous ments, bref de to u t ce qui « s'exprime ». La m u­
transform ez la «langue naturelle» musicale en sique n'est abordée que selon cette seule ligne
«écriture à haute voix»; mais c'est alors que de fuite, qui est celle du transitoire et de l'éphé-
commence la jouissance. Contre la musicologie mère, donc d'un « m aintenant p ré se n t» qui
de grand-papa, contre aussi 1'académisme et l'i- «s'écoule» sans pouvoir être maintenu sur
déologie de 1'avant-gardisme officiel, Barthes, place. « L'écriture à haute voix, elle, n'est pas
grand adm irateur de John Cage et lecteur en- expressive; elle laisse 1'expression au phéno-
thousiaste de Pour les oiseaux20, réclame une texte, au code régulier de la com m unication;
révision radicale des critères historiques héri- pour sa part elle appartient au géno-texte, à la
tés : « si nous réussissions », écrit-il à la fin du signifiance; elle est portée, non par les in-
« Grain de la v o ix » 21, «à affiner une certaine flexions dramatiques, les intonations malignes,
esthétique de la jouissance musicale, nous ac- les accents complaisants, mais par le grain de la
corderions sans doute moins d'im portance à la voix, qui est un mixte érotique de tim bre et de
form idable rupture tonale accomplie par la mo- langage, et peut donc être lui aussi, à 1'égal de
dernité ». La form ule vaut d'être méditée. Elle ne la diction, la matière d'un a r t : l'art de conduire
signifié pas que la « rupture tonale » n'a pas eu son corps (d'ou son im portance dans les
lieu, mais qu'elle est à interpréter comme bri- théâtres extrêm e-orientaux). Eu égard aux sons
sant une et une seule des dimensions du son de la langue, /'écriture à haute voix n'est pas
— la h a u te u r— quand la véritable révolution, phonologique mais phonétique; son objectif
celle qui affecte toutes les dimensions, et donc n'est pas la clarté des messages, le théâtre des
le tim bre comme protoparam ètre ou comme in- ém otions; ce qu'elle cherche (dans une perspec­
tégralité de ces dimensions, reste à penser. Un tive de jouissance), ce sont les incidents pul-
texte de 1973, « Par dessus 1'épaule », consacré sionnels, c'est le langage tapissé de peau, un
à H de Philippe Sollers, précise la perspective texte ou l'on puisse entendre le grain du gosier,
ouverte par « Le grain de la voix». Barthes s'y la patine des consonnes, la volupté des voyelles,
montre encore plus d é c is if: «Toute la musique toute une stéréophonie de la chair profonde :
tonale, d it-il, est liée à 1'idée de construction (de 1'articulation du corps, de la langue, non celle du
com position). Or la lisibilité de 1'oeuvre peut être sens, du langage»23. Reprenant ainsi la distinc-
assimilée d'une certaine manière à la tonalité : tion des deux textes selon Julia Kristeva,
même règne et même éclatem ent; une nouvelle Barthes en généralise 1'emploi : au phéno-texte,
audition, une nouvelle lecture se cherchent, analogue au phénotype de la biologie, il fera
commencent, toutes deux atonales. Et ce qui correspondre le phéno-chant, affaire de plaisir
est bouleversé dans les deux cas, c'est le déve- et de culture, d'idiolecte propre au genre, au
loppem ent (du thème, de 1'idée, de 1'anecdote, com positeur et aux idéologies; au géno-texte, et
etc.), c'est-à-dire la mémoire : le texte est sans puisque là ou il y a gène il n'y a pas de plaisir,
mémoire, et la figure sensuelle de cette am- répondra le géno-chant jouissif, « diction de la
nésie souveraine, c'est le tim bre »22. langue»24, pure articulation voluptueuse de la
signifiance à même les organes, à même le
L'idée d'un lien secret entre le tim bre et le corps. L'opposition Charles Panzera/Dietrich
tem ps découle évidem m ent de la condam nation Fischer-Dieskau ne met en jeu, Barthes nous en
de 1'hypostase du passé dans 1'adjectif. Si la cri­ a v e rtit, que des « c h iffr e s » ; m a is c e tte
tique musicale traditionnelle ou officielle pro- Chiffreniehre va trop dans le détail pour ne pas
cède par épithètes, c'est-à-dire de manière engager, par-delà les préférences (ou obses-
toujours funéraire, ou encore par vocalises in sions) de 1'auteur, la m atériaiité même du chant
m em oriam , c'est aussi que le tissu causai de la aujourd'hui, selon qu'i! concède ou non à 1'idéo-
musique « cla ssique» (et même souvent mo- logie la réduction à l'expression et au soufflé.
derne...), dans la linéarité de son agencement, « Le soufflé», écrit Barthes, « c'est le pneuma,

108
c'est l'âme qui se gonfle ou se brise, et to u t art comme dit Laclos, dans Ia fente ou 1'interstice
exclusif du soufflé a chance d'être un art secrè- de 1'oreille, et de là à faire vibrer le corps.
tem ent mystique (d'un mysticism e aplati à Ia Barthes découvre ici un critère infaillible — irré-
mesure du microsillon de masse). Le poumon, ductible aux « adjectifs » de Ia critique musicale
organe stupide (le mou des chats I) se gonfle traditionnelle, phéno-textuelle — de 1'excellence
mais il ne ba-nde pas : c'est dans le gosier, lieu d'un jeu, de Ia beauté-suffocation d'une inter-
oü le métal phonique se durcit et se découpe, prétation : écoutant W anda Landowska, je ne
c'est dans le masque que Ia signifiance éclate, juge pas le « tric o ta g e » des doigts, je jouis
fait surgir, non l'âme, mais Ia jo u issance»25. d'une certaine postura du corps, si bien que Ia
— Pour reprendre Ia comparaison avec Ia voix présence du chant, du chant vocal, n'est même
adjectivée et donc réduite à 1'état de pure in- plus nécessaire à Ia manifestation de Ia grenai-
flexion « morte », inféodée par conséquent au son. La pulpe du doigt d'un pianiste peut suffire.
prim at du « m aintenant » présent et fuyant, Ia si­ Cela relativise singulièrem ent notre conception
gnifiance jouissive du géno-chant se fa it écri­ de Ia modernité. Le grain du violoncelle de Ca­
ture pour mieux évacuer le « m essage», Ia sais n'est pas moins rugueux que tel grain élec-
« com m unication », to u t le halètem ent narcis- tronique düm ent contrôlé et entretenu, les
sique du pneuma. Elle ne vise pas pour autant b ru its d 'é ly tre du clavecin é ro tis e n t les
une éternité, ni le simulacre « écrit » de celle-ci : Concertos de Bach en les é/ectrisant — mais
son caractère d'« écriture » lui vient de ce qu'elle c'est aussi que Ia musique ne s'éloigne jamais
est bruit ou bruissem ent se traçant, sans mé- du chant des cigales tel que le prélève aujour-
moire, sans Erinnerung, et en tous sens, dans d'hui Knud V iktor dans le Luberon : le jo u ir est
1'omnitude des directions possibles; surtout pas transversal à 1'histoire. II s'installe (et nous ins-
de façon linéaire, selon une relation de type talle) dans Y entretem ps: dans une dimension
one/one ou one/many, mais de façon polypho- du tem ps préalable aux trois autres, passé-
nique et polysémique, à Ia m any/m any (comme présent-avenir. En-deçà, donc, de ce stockage
on parle, à propos des jeunes Thaílandaises, de mém orisant et accum ulatif que l'on baptise cul­
relations body/body). ture, et dont les artistes ne se délivrent que par
Ia nouveauté à to u t prix. Si, à notre époque et
Et certes, le « grain de Ia voix» n'est pas ré- étant donné notre histoire, « to u t langage an-
ductible au seul tim bre; « Ia signifiance qu'il cien est im m édiatem ent com prom is », c'est que
ouvre ne peut précisément mieux se définir que « to u t langage devient ancien dès qu'il est
par Ia friction même de Ia musique et d'autre répété »27; mais il n'en est ainsi que parce que
chose, qui est Ia langue (et pas du to u t le nous ne concevons Ia répétition qu'en termes
message) »26. Mais comme le dit Cage, « une d'histoire et d'accum ulation mémorisante, à
oreille seule n'est pas un être » : Ia langue dans 1'instar de ces « machines ressassantes» que
1'oreille, c'est 1'être en tant qu'il ne se décrit pas, nous inflige 1'institution avec « 1'école, le sport,
mais s’écrit dans Ia mouvance de 1'autre, Ia publicité, 1'ceuvre de masse, Ia chanson, l'in-
comme une écriture chantée qui ne reproduit, form ation », bref tous les stéréotypes. La force
ne recopie ou ne retranscrit aucun préalable, et de l'argum entation de Barthes est précisém ent
donc se constitue, jaillit, fait irruption hors mé- de poser clairem ent Ia question n'existe-t-il pas
moire. Le lien du tim bre et du tem ps relie Ia so- des cas oü « Ia répétition engendrerait elle-
norité au corps - mais on pourrait aussi bien même Ia jouissance »28 ? - Et de répondre : oui.
parler d'une déliaison, ou du lien du sans-lien : Oui, il est possible aujourd'hui de jo u ir en
car nul « message » n'attend pour être transmis, répétant; et donc, d 'assumer Ia tradition. Nous
nulle «com m u nica tio n» n'inféode le corps à devons tenir compte de 1'ethnographie, qui nous
quelque échéance que ce soit; Ia langue se aide à comprendre les « rythmes obsessionnels,
borne à humecter, à lubrifier sur 1'instant le musiques incantatoires, litanies, rites, nem butsu
tim bre, ce qui aidera.celui-ci à « prendre poste », bouddhiques, etc. »; nous devons accepter le

109
dépaysement, à com m encer par la déform ation texte» 3.1 De même, nous contestons notre so-
de la langue maternelle. Nous devons avoir re­ ciété « sans jam ais penser les lim ites mêmes de
cours à 1'Autre, et rechercher l'aItérité la plus la langue par laquelle (rapport instrumental)
profonde de 1'Autre. Ce n'est qu'en abandon- nous prétendons la c o n te s te r: c'est vouloir dé-
nant 1'idéologie de la variation intégrale, ultim e truire le loup en se logeant confortablem ent
ressac de 1'accumulation du capital, que le mu- dans sa gueule » 32 La structure de la phrase
sicien peut aujourd'hui com m encer à re s p ire r: à grecque a dicté à A ristote ses concepts : aujour-
retrouver la régularité irrégulière, systole- d'hui encore, nous pensons grec. Et à cette li­
diastole, par quoi ségrène son corps. Mais mite interne de la langue, nous en ajoutons une
1'Autre — 1'Orient tel que l'a rencontré Barthes : externe, puisque notre usage de cette langue ne
Chine du « Bruissement de la langue », Japon de se conçoit qu'instrum ental. En regard, et quelles
L'em pire des signes — est seul en mesure d'en- que soient les lim itations internes de la langue
seigner cette respiration. II est seul capable de japonaise, je ne puis, parce qu'elle m 'est in-
briser 1'inféodation de la répétition à la mé- connue, lui assigner de lim itation externe en
moire, afin de la restituer à 1'oubli. Car «dans m'en servant : j'en saisis « la respiration, 1'aéra-
notre culture, cette répétition affichée (exces- tion ém otive, en un m ot la pure signifiance » 33
sive) redevient excentrique, repoussée vers cer- j'en évacue le sens plein. Même exemption de
taines régions marginales de la musique »29. sens à 1'égard de la langue chinoise dans « le
Face à une nouvelle prise d'otages, le « mauvais bruissem ent de la la n g u e » : la polyphonie des
sujet politique » qu'avoue être Roland Barthes petits Chinois superposant la lecture d'une mul-
lui-m êm e commence par s 'é c rie r: «encore tiplicité de textes, redondance verticale de l'i-
une ! la barbe I »30 : N'est-il pas normal que les nintelligible, perm et d'entendre « comme un
com positeurs cultivés, raffinés, sériels, etc. b u t » : une musique. Musique plurielle. Jouis­
aient une réaction comparable devant les m u­ sance plurielle. Réservée à 1'Occidental fraíche-
siques répétitives ? Ils les jugent avec leur his­ ment débarqué, et qui fa it flèche de to u t bois ? -
toire et leur intellect et leur arrivisme, ils n'en Mais il n'est pas si sur que le Professeur Barthes
jouissent pas dans leur corps. Jouir de ce qui se introduise en Chine 1'érotisme par contrebande.
répète et répéter ce qui fa it jouir, bref assumer Qu'il se laisse ém ouvoir par « le visage des
son propre corps, voilà ce qu'exige la musique. gosses chinois» 3f libre à lui; mais la tem pora-
lité du bruissem ent de la langue, la Chine ne l'a
Mais alors, nul pays n'est plus musical que le pas attendu pour 1'inventer. Et quant aux Japo-
Japon. « La raison en est que là-bas le corps nais, ils ont musiqué leur vie bien avant 1'intru-
existe, se déploie, agit, se donne, sans hystérie, sion de 1'Occident. « Ce n'est pas la voix (avec
sans narcissisme, mais selon un pur projet éro- laquelle nous identifions les droits de la per­
tique — quoique subtilem ent discret... Fixer un sonne) qui com m unique (com m uniquer quoi ?
rendez-vous (par gestes, dessins, noms propres) notre âme — forcém ent belle — notre sincérité ?
prend sans doute une heure, mais pendant cette notre prestige ?), c'est tou t le corps (les yeux, le
heure, pour un message qui se fü t aboli en un sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui en-
instant s'il eüt été parlé (tout à la fois essentiel tre tien t avec vous une sorte de babil auquel la
et insignifiant), c'est to u t le corps de 1'autre qui parfaite dom ination des codes ôte to u t carac-
a été connu, gouté, reçu et qui a déployé (sans tère régressif, infantile » 3? La musique : l'écri-
fin véritable) son propre récit, son propre ture du corps.

110
notes

1.R. Murray Scháfer, The Tuning o f the World, New-York, 18. Roland Barthes par Roland Barthes, loc. cit., p. 144.
Knopf & Toronto, Mc Clelland and Stewart, 1977, p. 12, trad. fr. 19. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 105.
Le paysage sonore, Paris, Lattès, p. 26. 20. John Cage, Pour les oiseaux, Entretiens avec D. Charles,
2. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, Paris, P. Belfond, 1976.
p. 172. 21. Musique en jeu, art. cit., p. 63.
3. Cf., J. Lohmann, « Le rapport de 1'homme Occidental au 22. Critique, n° 31 8, novembre 1973, p. 968.
langage », in Revue philosophique de Louvain, novembre 1976, 23. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 104-105.
p. 728. 24. Musique en jeu, art. cit., p. 59.
4. R. Barthes, loc. cit., p. 174. 25. Musique en jeu, art. cit., p. 59.
5. R. Barthes, loc. cit., p. 72. 26. Musique en jeu, art. cit., p. 60.
6. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Le 27. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 66.
Seuil, 1977, p. 131. 28. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 67.
7. R. Barthes, loc. cit., ibid. 29. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 68-69.
8. Musique en jeu, n° 9, novembre 1972, p. 57-58. 30. Roland Barthes par Roland Barthes, loc. cit., p. 172.
9. Roland Barthes par Roland Barthes, loc. cit. p. 12. 31. R. Barthes, Uempire des signes, Paris, Flarnmarion, 1980,
10. Musique en jeu, art. cit., p. 58. p. 18.
11. R. Banhes, Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, p. 61. 32. R. Barthes, L'empire des signes, loc. cit., p. 13.
12. Bachelard, L 'air et les songes. Paris, Corti, 1948, p. 284. 33. R. Barthes, L'empire des signes, loc. cit., p. 17.
13. Bachelard, loc. cit. ibid. 34. R. Barthes, « Le bruissement de la langue », in Vers une
14. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 60. esthétique sans entrave, Méianges offerts à M ikel Dufrenne, Pa­
1 5. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 61. ris, U.G.E., coll. 10/18, 1975, p. 242.
16. Bachelard, loc. cit., p. 278, 285, 286. 35. R. Barthes, L'empire des signes, loc. cit., p. 18.
17. R. Barthes, Le plaisir du texte, loc. cit., p. 105.

111
vince française, Bayonne, ou résidaient mes
la dernière grands-parents paternels, et cette ville m'a ef-
fectivem ent marqué dans la mesure ou, d'abord,
des solitudes c'est une très jolie ville, mais, de plus, une ville,
je dirais, typiquem ent provinciale, telle que pré-
cisém ent de grands romanciers français ont pu
Entretien avec R oland Barthes en décrire - je pense, bien sür, à Balzac et même
à Proust. Ensuite ma mère est venue s'installer
à Paris et je l'ai suivie : j'ai fait mes études à Pa­
ris. Si j'ai dit que c'étaient surtout les images de
N o rm a n d Biron ma jeunesse qui me fascinaient, c'était aussi
conform ém ent à un projet peut-être plus her-
métique ou plus théorique : je pense qu'à partir
du m om ent ou quelqu'Un qui écrit est entré, si je
puis dire, en écriture, dans le travail d'écriture,
Q. Vous dites au début de Roland Barthes par son corps n'est plus à la même place. Le corps
Roland Barthes : « Ce sont seulem ent les qui va dans 1'écriture n'est plus le même que ce­
lui qu'on peut voir sur les photographies, et ce
images de ma jeunesse q u i me fa s c in e n t».
Pourriez-vous nous parler brièvem ent de cette que j'ai voulu m ontrer en photographie, c'est le
période de votre vi'e ? jeune homme que j'étais au m om ent précisé-
ment oü je n'écrivais pas encore, ou j'étais,
R. Oui, très volontiers. Je l'ai expliqué, je l'ai comme j'ai dit, «dans la vie im p ro d u c tiv e ».
dit à plusieurs reprises : je suis originaire d'une Mais à partir du m om ent oü j'ai commencé à
fam ille qu'on peut classer socialem ent dans la écrire, mon corps civil, mon corps biographique,
bourgeoisie libérale, mais une bourgeoisie - si je puis dire, n'a plus d'intérêt et c'est pour ça
comme il arrivait souvent à cette époque-là - que j'ai suspendu 1'imagerie à laquelle j'étais
appauvrie. J'ai été élevé uniquem ent par ma contraint par les lois de la collection après ma
mère, puisque mon père est m ort à la Première jeunesse.
Guerre mondiale et j'ai dü traverser avec elle des
difficultés matérielles très grandes. J'ai passé ma Q. C om m ent êtes-vous venu à 1'écriture et
petite enfance dans une ville de pro- que représente p o u r vous /'acte d'écrire ?

113
R. Vous savez, j'ai toujours eu envie cTécrire pour des form es d'expression extrêm em ent et
quand j'étais adolescent. Ensuite, après une cer- volontairem ent brèves, pour une esthétique de
taine latence, j'a i débarqué dans Ia vie intellec- Ia brièveté telle qu'on peut Ia connaitre dans ces
tuelle to u t de suite après Ia libération de Paris, minuscules mais admirables poèmes japonais
au m om ent oü l'écrivain qu'on lisait, celui qui qu'on appelle des h ai ku, des h a i kai; je pense
m ontrait l.e chemin, qui apprenait le langage aussi, bien sür, aux pièces brèves de musiciens
nouveau, c'était Sartre. Or l'une des actions les comme W ebern. Je suis très fasciné par Ia briè­
plus im portantes de Sartre a été, précisément, veté en tant que principe esthétique. Et j'ai donc
de dém ystifier Ia littérature dans son aspect ins- essayé, dans mes derniers travaux, dans Le p la i­
titutionnel, réactionnaire et sacral, en quelque sir du texte et dans le Barthes p a r lui-m êm e, de
sorte; ça a été l'une de ses grandes entreprises. pratiquer systém atiquem ent cette écriture dis-
J'ai donc participé, modestement, à cette entre- continue qui, de plus, a pour moi 1'avantage de
prise et, par conséquent, j'ai eu à ce m om ent-là décentrer le sens. La dissertation, si vous vou-
avec 1'écriture des rapports plus ambigus que lez, a toujours tendance à imposer un sens fi­
maintenant, dans Ia mesure oü il y avait, me nal : on construit un sens, un raisonnement pou r
sem blait-il, des tâches, des combats plus ur- conclure, pour donner un sens à ce qu'on dit.
gents, sur le plan de Ia dém ystification idéolo- Or, vous savez très bien que, pour moi, le grand
gique, en particulier. Mais ensuite ce thème de problème est d'exem pter le sens, de le frapper
1'écriture est revenu dans ma vie sous form e d'une sorte de trouble et, par là même (.... ) (ef-
d'une revendication de jouissance, d'une reven- facé)... en quelque sorte.
dication de plaisir - cela aidé, aussi, par to u t ce
Q. Quelle influence a exercé sur vous, par
qui s'écrivait autour de moi dans 1'avant-garde -
exemple, Gide ? Ne trouve-t-on pas dans votre
et c'est le m om ent oü j'ai écrit, il y a un ou deux
liv r e : « Gide est ma langue origine He, mon
ans, Le p la isir du texte. II y a donc eu, là, de ma
Ursuppe, ma soupe littéraire » ?
part, une prise un peu nouvelle de responsabi-
lité à 1'égard de 1'écriture, je le reconnais. Vous R. Oui, j'a i d it ça dans ce livre, puisque je par­
savez, c'est très difficile de définir 1'écriture au- lais de moi. Donc j'ai fa it état, bien sur, de faits
jourd'hui, on ne peut plus Ia décrire en termes concernant mon adolescence, que personne ne
passés, ça ne colle plus, mais disons que l'écri- pouvait connaitre. Or, étant adolescent, j'ai
ture c'est à Ia fois évidem m ent un champ de beaucoup lu Gide et Gide a eu beaucoup d 'im -
jouissance et un champ de responsabilité; et ce portance pour moi. Mais je remarquerai, avec
sont ces deux rênes, si je puis dire, qu'il faut te- une certaine malice, que to u t de même, jusqu'à
n ird an s Ia même main. présent, personne ne s'en était douté; jamais on
n'a dit de moi qu'il y avait dans ce que j'avais
Q. S i l'on se réfère à M ythoiogies, à l_'empire
fait Ia moindre parcelle d'influence gidienne. Or,
des signes ou encore au Plaisir du texte, on se
m aintenant que j'ai appelé 1'attention là-dessus,
rend com pte que vous écrivez surtout p ar frag-
il semble qu'on trouve to u t naturellem ent des
ments. P ourquoi ?
sortes de filam ents héréditaires entre Gide et ce
R. Oui, c'est exact. En to u t cas, j'en ai pris que j'ai pu faire : c'est vous dire que c'est tou t
conscience assez récemment, j'aim e écrire des de même une comparaison qui reste très artifi-
fragm ents, c'est-à-dire des morceaux de dis­ cielle. Gide a été im portant pour moi quand j'é -
cours très discontinus. Ceei, d'abord par une tais adolescent, ça ne veut pas du tou t dire qu'il
réaction tactique contre le genre dissertatif, le soit présent dans mon travail.
genre de Ia dissertation, ce modèle d'écriture
Q. Pourriez-vous expliquer cette phrase q u i
qui vient, bien sur, de Ia culture scolaire et
semble résum er votre livre :« Ecrire le corps » ?
contre lequel je pense qu'il est toujours bon de
réagir. En plus, vous le savez peut-être, j'é - R. Eh oui, c'est toujours le même problème,
prouve une très grande adm iration personnelle effectivem ent. Bon, le corps - le corps humain,

114
le corps de chacun - est devenu plus qu'un ob- des mots, avec des textes - cet enchantem ent
je t : un problème, qui est pris en charge actuel- de la première fois, si vous voulez, cet enchan­
lem ent par des épistémologies, par des types de tem ent du nouveau absolu, de 1'inouT, qui vous
discours, en particulier par la psychanalyse. délivre sur le m om ent, com plètem ent, du poids
Alors, je crois qu'en effet le problème m ainte- de la répétition, des stéréotypes, et c'est un peu
nant c'est de faire passer ce corps qui nous est to u t cela que je mets sous le term e de
to u t à fa it inconnu, ce corps interne, ce corps de « drague ».
la cénesthésie, ce corps aussi de la jouissance
Q. R oland Barthes, d'ou vous est venue la né-
et ce corps aussi de 1'inconscient, de savoir
cessité de Fragments d'un discours amoureux ?
com m ent il passe dans 1'écriture. Nous savons
bien que finalem ent 1'écriture est faite avec le R. Je dirais qu'il a deux origines, une origine
corps, mais par quel relais, c'est encore une objective et une origine plus personnelie et, en
chose extrêm em ent énigmatique. Car, si nous tou t cas, plus mystérieuse. L'origine objective,
sommes plusieurs m aintenant à être d'accord c'est que, vous ne 1'ignorez pas, je suis Direc-
sur le fa it qu'il y a une jouissance d'écrire, on ne teur d'études à 1'Ecole des Hautes Etudes et, à
l'a pas élucidée théoriquem ent. ce titre, j'a i des séminaires de recherche. Et, de-
puis quelques années, cette recherche sém iolo-
Q. Que/le place faites-vous à la réalité des
gique porte volontiers sur ce qu'on appelle
m ots « désir »,« p la isir » e t « drague » ?
m aintenant le discours ou la discursivité, sur
R. « Désir», c'est un m ot qui vraim ent appar- des tentatives de classement et d'analyse des
tie nt à beaucoup de monde, non seulement en modes d'énonciation. Donc, dans cette perspec­
fait mais aussi en théorie. C'est le grand m ot de tive, j'a i voulu étudier objectivem ent un type de
la psychanalyse actuelle en to u t cas, et beau­ discours présupposé être le discours que se
coup de monde s'occupe du désir. « Plaisir», je tie nt un sujet amoureux de type romantique, re-
m'en suis servi un peu par réaction tactique levant de 1'amour-passion. J'ai voulu pour cela
pour essayer de débarrasser ce que la théorie me servir d'un texte-tuteur, en quelque sorte,
marxiste ou même psychanalytique avait d'un qui me donnerait des exemples de discours
peu censurant, d'un peu légal, d'un peu «sur- amoureux, et j'ai choisi un discours amoureux
moíque », comme on dit, à 1'égard de 1'écriture. qui a une espèce d'am pleur et d'insistance my-
J'ai voulu réintroduire dans le fait littéraire le thologique, le W erther de Goethe. Cela dit,
postulat du plaisir. Mais encore une fois j'ai pourquoi écrit-on un livre, pourquoi d'un sémi-
avancé ce m ot non pas tellem ent par désir d'en naire de recherche ai-je tenu à faire une ceuvre
approfondir la théorie que par une sorte d'inter- d'écriture ? Alors là, ce sont des déterm inations
vention tactique, par réaction, pour rétablir un beaucoup plus compliquées, beaucoup plus
peu quelque chose qui me sem blait être en subtiles et probablem ent beaucoup moins
passe d'être refoulé - et refoulé par qui ? par les connues de m oi-m êm e.
gens en général avec qui je suis d'accord, avec
Q. Justem ent, écrire, n'est-ce pas aller à la re­
qui je travaille. C e st un peu pour ça que j'ai
cherche de « 1'inexprimable am our » ?
écrit sur « le plaisir du texte». Quant à la
« drague », c'est un m ot bien sur trivial, du voca- R. Oui, en un sens oui. C est-à-dire que l'une
bulaire fam ilier, du vocabulaire amoureux, éro- des expériences du sujet amoureux que j'a i mis
tique. Si je m'en suis servi plusieurs fois, c'est en scène, dont j'a i simulé le discours, c'est que
parce que, pour moi, il renvoie à une attitude, précisém ent le sentim ent amoureux parle beau­
précisément, du désir, à une attitude très im por­ coup. II est très bavard, du moins dans la tête de
tante, qui est, disons, de pointer, de viser, de 1'amoureux, mais en fa it celui qui parle a l'im -
s o r t i r en quelque sorte, l'enchantem ent de pression, d'ailleurs torturante, qu'il ne peut ja­
toute première rencontre - que ce soit, bien sür, mais vraim ent s'exprimer, jam ais exprimer ce
avec des partenaires amoureux, mais aussi avec sentim ent amoureux.

115
Q. Roland Barthes, q u i est« l'autre » ? comme 1'autre vous convient, à découvrir qu'on
pourrait - et qu'on pourra - être heureux avec
R .J'a i appelé « 1'autre» avec un petit « a »
l'autre. C e st une période souvent suivie d'un
(parce que la distinction est im portante depuis
long tunnel de difficuItés, d'angoisse, de souf-
que la psychanalyse s'est emparée de cette no­
france, de jalousie, de doute, qui ont été abon-
tion) 1'objet aimé. Si je l'ai appelé « l'a u tre » f
dam m ent décrits par la littérature.
sans lui donner ni de nom, ni de prénom, ni
même de pronom, si j'ose dire, c'était justem ent Q. A u plus intim e de la rencontre, H y a sou­
pour disposer d'une expression française qui est vent l'affirm ation, un peu usée, du « je t'aim e ».
en quelque sorte neutre, qui ne réfère pas à un N 'est-ce pas une affirm ation tragique, souvent
sexe défini. Parce que je suis persuadé que une affirm ation sans réponse, mais quelquefois
1'amour-passion ne fa it pas, en quelque sorte, une révolution ?
acception de sexe et que, par conséquent, je me
devais de ne pas marquer le sexe de celui qui R. Oui, j'a i essayé, effectivem ent, d'analyser,
parlait et de celui qui était... ou de celle qui était d'une façon qui paraítra peut-être sophistiquée
aimé(e) (Vous voyez que mon hésitation prouve (je n'en sais rien, il faudra interroger les lecteurs
qu'en français on est obligé de choisir entre le là-dessus), cette expression universellem ent ba-
masculin et le fém inin) et 1'expression « l'autre » nale (combien de fois, à 1'heure même oü nous
me perm ettait de ne pas choisir. J'ajoute que nous entretenons, il y a dans le monde d'êtres
c'est une expression qui est consacrée par la qui échangent ce m ot « je t'aim e » - en tou t cas
psychanalyse. Ce qu'on appelle « le petit autre », d'êtres qui le disent à un autre). C est une ex­
1'autre écrit avec un « a » minuscule, c'est, dans pression à la fois très banale, très usée, mais qui
la description psychanalytique, précisém ent est to u t de même très énigmatique, parce qu'on
l'objet du sentim ent amoureux. ne peut pas dire qu'elle porte une inform ation -
si on met à part le cas de 1'aveu d'am our dont la
Cl. Vous parlez de 1'attente de 1'autre ?
form e stéréotypée serait plutôt : « car enfin je
R. L/attente est une des innombrables figures vous aim e» (qui est un hémistiche...). Le «je
- c'est ainsi que j'ai appelé ces espèces d'épi- t'aim e » est p lu tô t une sorte de cri irrépressible
sodes de langage intérieur - que j'ai essayé de dont le sens est très énigmatique, puisqu'en-
décrire. L'attente, attendre l'autre, attendre ce­ core une fois ce n'est pas une inform ation. J'in -
lui ou celle qu'on aime, c'est une figure cardi- terprète cela comme une sorte de profération
nale du sentim ent amoureux. L'amoureux passe magique qui appelle une réponse non moins
sa vie, son temps, à attendre. S'il va à un magique qui se ra it: «je t'aim e, moi aussi». Et
rendez-vous, il est toujours celui ou celle qui en fait, lorsqu'on dit à un être « je t'aim e », c'est
attend. pour obtenir de lui la réponse magique : «je
t'aim e, moi aussi ». « Révolution », parce qu'ef-
Q. C om m ent voyez-vous la rencontre ?
fectivem ent, sur le plan du fantasme, le sujet
R .J'a i distingué entre ce que j'ai appelé le amoureux imagine que, lorsqu'il recevra cette
« ravissem ent», c'est-à-dire le m om ent ou l'on réponse merveilleuse, il se produira une véri-
est ra vi par 1'image de 1'autre - ce qu'on appelle table révolution dans sa vie et dans le monde.
couram m ent le coup de foudre -, ce m om ent C e st ce qui est très bien illustré par le conte de
unique, même s'il est quelquefois reconstitué La Belle et la Bête. La Bête aime la Belle, la
après coup, et la « rencontre », que je définis Belle n'aime pas la Bête et, à un certain m o­
plutôt comme une période. C'est la période qui ment, la Belle est vaincue par les discours de la
suit im m édiatem ent le ravissement, c'est une Bête, et quand la Bête lui dit : «je vous aime, la
période heureuse (j'aurais pu appeler aussi cette Belle », la Belle répond : « moi aussi, je vous
figure « idylle »), oü il y a une sorte d'ém erveille- aime, la Bête». A ce m om ent-là, le mot ma­
ment perpétuel à découvrir l'autre, à découvrir gique ayant été proféré et obtenu en réponse, la

116

L
Bête dépouille sa peau hideuse de bête et un dans 1'angoisse de l'absence, q u i est une form e
très beau jeune homme apparaít. C e st donc de m o rt ?
une révolution.
R. L'absence est une des épreuves les plus
Q. Em otivem ent, le m o t « coeur » a aussi une dures de l'état amoureux, dans la mesure oü des
grande importance... données toutes matérielles et concrètes, une
absence pratique de l'autre, fon t apparaítre fina-
R. C e st un m ot que je n'ai pas vraim ent ana-
lem ent to u t ce manque qu'il y a dans le désir,
lysé. J'ai plutôt essayé de tracer des cases oü
qui fa it le désir. Et 1'absence, au fond, ne fa it que
des problèmes de langage existent. Le cceur, en
m ettre en scène ce manque du désir.
français, est un mot qui a toute une histoire ro-
mantique et qui, par là même, dans la mesure Q. R oland Barthes, com m ent peut-on vivre la
oü nous avons tendance, aujourd'hui, à affadir solitude ?
le rom antism e, à le tourner un peu en dérision,
R. Je dirais que c'est le problème essentiel du
est entraíné dans cette dépréciation. Nous nous
livre, dans la mesure oü c'est le problème qui le
servons de cette métaphore sous une form e af-
rattache à notre époque. Parce que, to u t de
fadie et un peu pusillanime, alors qu'en réalité je
même, ce livre n'est pas un livre en l'air, gratuit.
crois que le cceur renvoie à une ém otivité extrê-
II rrTest apparu que le sujet qui se laissait aller à
m em ent forte qui est d'ailleurs pénétrée de
ce sentim ent de 1'amour-passion ou qui était
sexualité, et c e s t ce qui explique que la senti-
possédé par lui était quelqu'un qui se sentait
m entalité amoureuse n'est pas fade, c'est au
profondém ent seul dans le monde actuel, pour
contraire une force.
une raison historique, c'est que le monde actuel
Q. Le m o t « am our » n 'e st-il pas souvent lié vit mal l'am our-passion, le reconnaít mal.
aux m ots « suicide » e t « m o r t» ? Certes, l'am our-passion fa it partie d'une cer-
taine culture, de la culture populaire, sousform è
R. Oui, le sujet amoureux que j'ai décrit est de film s, de romans, de chansons, mais, dans la
essentiellement, selon 1'exemple même de classe intellectuelle à laquelle j'appartiens, qui
Werther, un sujet qui aime un objet qui ne peut est mon milieu naturel, l'amour-passion n'est
pas 1'aimer, soit qu'il ne le veuille pas, soit qu'il pas du tou t à 1'ordre du jour de la réflexion théo-
ne soit pas libre, et par conséquent il s'agit d'un rique, des com bats de l'intelligentsia. Par con­
amour qu'on appelle banalement « malheu- séquent, pour un intellectuel aujourd'hui, être
re u x ». Dans le désespoir amoureux, 1'idée de amoureux, c e s t être vraim ent plongé dans la
suicide est une idée im m édiate, c'est une idée dernière des solitudes.
que le sujet amoureux a très facilem ent. Là, je
Le texte précédent est la retranscription de
me suis servi évidem m ent du suicide de
deux entretiens réalisés en 1975 et 1977 par
W erther. W erther a déterm iné des épidémies de
N orm and Biron p ou r 1'émission « Des livres et
suicide amoureux...
des hom m es» de Radio-Canada.
Q. Lam oureux ne s 'a b im e -t-il pas souvent

117
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F rance : 380 F - E tranger et Institutions : 500 F

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, 12 rue Pierre et Marie Curie, 75005 Paris, Tél 46 33 05 11


ACHEVÉ D'IMPRIMER
SUR LES PRESSES DE LTMPRIMERIE
TA R D Y Q UERCY CAHORS
Dépôt légal : avril 1991
N° d’impression : 10267 F

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