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ESPRIT

Comprendre le monde qui vient

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Comité de rédaction
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Jean-Pierre Peyroulou, Jean‑Luc Pouthier, Richard Robert, Joël Roman,
Olivier Roy, Lucile Schmid, Jacques Sédat, Alfred Simon, Jean‑Loup Thébaud,
Irène Théry, Justin Vaïsse, Georges Vigarello, Catherine de Wenden, Frédéric Worms

Directeur de la publication Olivier Mongin


À
plusieurs
voix
L’abattoir de Saidnaya
Jonathan Chalier
p. 10 Le problème
L’Iran après Rafsandjani
Ramin Jahanbegloo
technique
p. 12
Introduction
Le fondement Camille Riquier
du fondamentalisme p. 39
Baudouin Dupret
p. 15 Un nouvel imaginaire
L’identité catholique Nouveaux fragments
française en tension d’une mémoire infinie
Yann Raison du Cleuziou Maël Renouard
p. 19 p. 45
Parlons d’institutions ! Ce que Gagarine a vu :
Valérie Charolles condition orbitale
p. 23 et transcendance technique
Le réalisme Élie During
de transformation p. 59
Lucile Schmid Le transhumanisme
p. 27 et Teilhard de Chardin,
Pour une écologie même combat ?
des relations entre vivants Jean-Louis Schlegel
Jacques-Yves Bellay p. 68
p. 29 Comment dire « non » quand
Tu ne sais pas lire les machines triomphent ?
Rose Réjouis Jean-Michel Besnier
p. 32 p. 76

La part maudite
L’émancipation technologique
Jean Vioulac
p. 89

/2
Varia
Le goût du fait vrai dans
le roman français contemporain
Entretiens avec Yannick Haenel
et Laurent Mauvignier
p. 177
L’engagement citoyen
à Grenoble
Collectif
p. 194

Le mythe de la technologie La Réforme de Luther.


salvatrice Origines et sens d’un héritage
Philippe Bihouix Jean-Louis Schlegel
p. 98 p. 209

Promesses robotiques Élaboration d’une revue


et liquidation du politique Emmanuel Mounier
p. 222
François Jarrige
p. 107
Critique de la raison impure
Entretien avec Bernard Stiegler
Cultures
p. 118 Poésie / Jacques Rebotier.
Polyvalence du poète
De la technique Jacques Darras
à la pratique p. 232
Le cercle de la technique Théâtre / Polyeucte
Tristan Garcia de Brigitte Jaques-Wajeman
p. 133 Cécilia Suzzoni
L’éthique des nanotechnologies p. 236
Xavier Guchet Exposition / « Jardin infini »
p. 149 Isabelle Danto
Comprendre la technique, p. 240
repenser l’éthique Cinéma / La La Land
avec Simondon de Damien Chazelle
Irlande Saurin Carole Desbarats
p. 157 p. 242
Un retour à la vie simple ? Livres
Camille Riquier p. 245
p. 165
Brèves / En écho / Avis
p. 259
Auteurs
p. 268

3/
Éditorial

LES PIÈGES
DE L’ALTERNATIVE

Alors que l’échéance présidentielle en France approche, il faut garder à


l’esprit les surprises électorales de ces derniers mois, au Royaume-Uni,
aux États-Unis ou encore en Italie. Un vent de révolte populaire souffle
dans les urnes, contre l’idée qu’il n’y aurait d’autre alternative que de
s’adapter à la mondialisation conduite depuis les années 1990, dans le
sillage des politiques de déréglementation et de financiarisation de l’éco-
nomie engagées par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. ­Obstinées et
tenaces dans leur volonté de ne pas se laisser dicter une pensée unique
et d’exprimer leur colère face à un ordre qui les dessert, des majorités
diverses ont préféré, pour secouer le système, faire des choix impro-
bables et inquiétants, ouvrant une période de trouble et d’incertitude
pour les démocraties occidentales et pour le monde. Plutôt que ­s’attaquer
à la source du mal, ces insurrections électorales semblent plutôt l’avoir
aggravé, en menaçant l’Europe d’éclatement et en mettant fin aux
­tentatives de régulation de la mondialisation de l’ère Obama.
À présent que Donald Trump est bel et bien le président des États-Unis
élu régulièrement, l’« alternative » est revendiquée, haut et fort. L’exis-
tence de « faits alternatifs », par exemple, à propos de données pourtant
aussi facilement vérifiables que le nombre de personnes venues assister à
la cérémonie d’investiture le 20 janvier ou même le temps qu’il faisait ce
jour-là ; ou à propos de prétendus attentats terroristes dans le ­Kentucky ou
en Suède, attribués à des réfugiés présumés, prêts à envahir les États-Unis
par hordes entières, comme ils auraient déjà envahi l’Europe, à en croire
Breitbart News, le site internet conspirationniste et suprématiste créé par

5/
Esprit

Stephen Bannon, l’éminence grise du nouveau président. Car la droite


« alternative », cet agrégat de groupes nationalistes, de fondamentalistes
religieux, de libertariens attachés à la disparition de l’État, d’archéo-
futuristes ou encore de tenants du « réalisme racial », a désormais droit
de cité. On se réclame ouvertement de cette mouvance alt-right, et les
nouvelles qu’elle divulgue sur les réseaux sociaux seraient aussi légitimes
que les informations par trop subjectives et biaisées du New York Times.
Dans ce nouveau régime de vérité alternative, la question du changement
climatique est un point d’achoppement particulièrement révélateur
et préoccupant. Aux États-Unis, dès les premières manifestations du
Tea Party, les politiques environnementales du gouvernement ont fait
l’objet d’une vindicte particulière. Elles symbolisaient, semble-t-il, les
abus de pouvoir d’un État fédéral trop prompt à dépenser l’argent du
contribuable, sur la base de conclusions douteuses de groupes d­ ’experts
à la solde d’une gauche libérale déconnectée des préoccupations des gens
ordinaires. Derrière ces protestations populaires dans les rues et sur les
places publiques virtuelles, on découvrait pourtant l’existence d’un réseau
de sites internet de désinformation climatique, quasiment tous financés
par les frères Koch, deux libertariens à la tête d’un empire pétrolier, qui
ont choisi explicitement depuis les années 2000 de faire de la politique…
autrement. Leur réseau de think tanks et d’associations à l’influence gran-
dissante a depuis fait l’objet d’une série de reportages très documentés,
notamment dans le New Yorker. Mais, nous dit le président Trump, New
York est tellement élitiste, et la presse conventionnelle est si malhonnête :
les journalistes sont parmi les gens les plus malhonnêtes du monde !
Plutôt que de s’y intéresser, le nouveau président a préféré placer un
climato-­sceptique à la tête de l’Agence de protection de ­l’environnement,
et l’on a demandé aux chefs de département de dresser des listes de leurs
employés ayant assisté à des manifestations sur le changement climatique.
En Allemagne aussi, de nouveaux acteurs dans le champ politique
demandent, depuis la crise de 2008, une alternative. D’abord opposée à
la chancelière sur la gestion de l’euro, l’AfD (Alternative für ­Deutschland)
s’est ensuite transformée en un mouvement de plus en plus ouvertement
hostile à l’accueil des migrants, ­lesquels menaceraient la cohésion euro-
péenne. « Ni de droite ni de gauche », selon son chef de file Frauke Petry, l’AfD
remet également en cause la responsabilité humaine dans le changement

/6
Les pièges de l’alternative

climatique… Pourquoi cette jonction entre des questions en apparence


aussi différentes que l’immigration et le climat ? L’alternative, serait-ce donc
le droit de refuser l’argumentation, le raisonnement, la délibération, au nom
des affects et des passions, fussent-ils extrêmes et porteurs de catastrophes ?
En France, François Fillon maintient sa candidature à la présidence de
la République, malgré les accusations du Canard enchaîné sur les sommes
importantes versées à son épouse au titre d’emplois (fictifs ?) d’assis-
tante parlementaire et de conseillère littéraire pour La Revue des deux
mondes. Ses proches et ses soutiens expliquent à l’opinion qu’il est victime
d’une ­opération de déstabilisation médiatique, et surtout qu’il n’y a pas
­d’alternative, qu’il est le seul candidat possible de la droite, la primaire ayant
définitivement réglé la question de la légitimité. Ce faisant, ils ne veulent
pas voir que le vainqueur des primaires de la droite – qui avait fait de la
lutte contre l’assistanat et les « abus des pauvres » un cheval de bataille –
n’est plus le même que l’homme qui se présente aujourd’hui à l’élection
présidentielle. Pour se défendre, le candidat des Républicains contre-­
attaque et remet en cause, à son tour, l’indépendance des médias, et celle
de la justice. Irait-il jusqu’à douter de l’impartialité de « soi-disant » juges,
comme le turbulent Donald Trump, dépité par les recours ­judiciaires
contre son décret interdisant l’entrée du territoire aux ­ressortissants de
sept pays à majorité musulmane ?
En démocratie, plusieurs régimes de légitimité s’entrecroisent. À tout
miser sur le suffrage, celui des sympathisants dans une primaire, et
même celui de l’ensemble de la population lors d’un référendum ou
d’une élection nationale, on fait l’économie d’autres modes de contrôle
et de validation qui participent pourtant du « bon gouvernement1 », et
on joue un jeu très dangereux. Chercher à disqualifier ou à délégitimer
les contre-pouvoirs que sont les médias, les universités et les institutions
scientifiques, les administrations ou encore les cours de justice, c’est
miner la confiance dans la démocratie tout entière. Au Front national,
empêtré lui aussi dans des affaires d’emplois fictifs, on a sauté le pas
sans hésiter et on dénonce des « perquisitions médiatiques », juges et
journalistes confondus dans un même dégoût indigné.

1 - Voir Pierre Rosanvallon, la Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil,
2008.

7/
Esprit

Pour une revue comme Esprit, la question de la relation entre les médias
et le pouvoir est critique. Donald Trump et son conseiller Bannon
s’en prennent avec virulence à une presse qu’ils jugent coupable de se
­comporter comme le parti de l’opposition – mais n’est-ce pas là son rôle,
précisément, dans une démocratie qui fonctionne ? On peut s’émouvoir,
à raison, que des phénomènes d’entre-soi et d’affinités intellectuelles
et culturelles conduisent parfois la presse à rester dans des consensus
décalés par rapport à l’état de l’opinion : le Brexit ou l’élection de Trump
représentent sans conteste de gigantesques loupés dans l’analyse. Cela ne
disqualifie pas pour autant le travail journalistique dans son ensemble,
son rôle de contre-pouvoir, ou sa mission dans la structuration d’un
débat public informé.
Hannah Arendt écrivait des difficultés propres aux sciences historiques,
dans Vérité et Politique (1964) : « Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et
bien d’autres encore […], soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve
contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de jus-
tification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’inter-
prétation, ni d’excuse […] pour manipuler les faits comme il [nous] plaît. » Le
pluralisme, c’est la coexistence dans un même espace public d’intérêts,
d’expressions, de discours différents et parfois opposés. La démocratie se
nourrit de consensus et de dissensus. Dans la vision alternative que nous
proposent les Trump du moment, il n’y a plus de confrontation, plus
de raisonnement, plus de délibération possible – reste l’adhésion per-
sonnelle, les pulsions sectaires et xénophobes, les amis et les ennemis…
N’en déplaise aux politiques et aux commentateurs « alternatifs », nous
sommes bien décidés à continuer à nous intéresser aux faits, aux opinions
et aux interprétations et à en défendre les lignes de démarcation.

Esprit

/8
À
PLUSIEURS
VOIX
À plusieurs voix

L’ABATTOIR la prison de Saidnaya est comme le


microcosme de la Syrie, jusque dans
DE SAIDNAYA la manière dont le régime a libéré les
Jonathan Chalier islamistes pour qu’ils dévorent la révo­
lution4. Le rapport souligne également
Sur la base de près d’une centaine que la révolution syrienne a commencé
­d’entretiens, Amnesty International en protestation contre la torture des
accuse le régime syrien de crimes contre quinze adolescents qui avaient défié le
l’humanité : l’exécution sommaire gouvernement sur les murs de leur école
d’entre 5 000 et 13 000 personnes, dans de Deraa en mars 2011.
la prison militaire de Saidnaya, au cours La prison militaire de Saidnaya, située
de la période allant de septembre 2011 à 30 km au nord de Damas, détient
à décembre 20151. entre 10 000 et 20 000 personnes. Elle
Le rapport de l’Ong rappelle la longue est constituée d’un bâtiment blanc
histoire de disparitions forcées et de qui contient des militaires suspectés
massacres de prisonniers du régime de déloyauté envers le régime et d’un
syrien2. Ce dernier, contrairement à bâtiment rouge rempli de civils qui ont
la fiction que la communauté inter­ « confessé » un crime sous la torture.
nationale continue d’accréditer, n’est pas Lorsque les détenus arrivent à la prison,
un État, mais un parti qui fonctionne on les dépouille de tous leurs effets de
comme une bande violente cherchant valeur et, au cours de ce que les gardes
à éradiquer le politique3. À cet égard, appellent « la fête d’accueil », ils sont
battus avec des câbles électriques, des
1 - Amnesty International, Human Slaughter­ barres métalliques et des sortes de fléaux
house. Mass Hangings and Extermination at Sayd­
naya Prison, Syrie, 2017 (www.amnesty.org).
fabriqués à partir de pneus de tracteurs
2 - Dans le film de Monika Borgmann et de découpés. Après un apprentissage de la
Lokman Slim, Tadmor (Les Films de l’étranger,
peur en sous-sol qui peut durer jusqu’à
2016), d’anciens détenus libanais reconstituent
la prison de Palmyre dans une école désaffectée un mois, les détenus sont ensuite placés
de ­Beyrouth et rejouent, ou racontent, leur à trente dans des cellules collectives
­quotidien de cruautés et d’humiliations. Voir
aussi ­Yassin al-Haj Saleh, Récits d’une Syrie au rez-de-chaussée, où un détenu est
oubliée. Sortir la mémoire des prisons, trad. nommé shawish, chef de dortoir, qui doit
Marianne Babut et Nathalie Bontemps, Paris,
Les Prairies ordinaires, 2015 : l’auteur, qui a quotidiennement désigner des détenus
passé l’année 1996 dans les geôles de Saidnaya, y
­définit la démocratie comme le mode d’organi- de Jean-Pierre Filiu, le Nouveau Moyen-Orient.
sation politique dans lequel toutes les vies sont Les peuples à l’heure de la révolution syrienne,
dignes d’une mémoire publique. Paris, Fayard, 2013.
3 - Voir les analyses de Michel Seurat dans Syrie. 4 - Voir Firas Saad, « Sur l’expérience de Said-
L’État de barbarie [1980], préface de Gilles Kepel, naya » [26 décembre 2013], trad. Léa Plee et
Paris, Puf, coll. « Proche-Orient », 2012 et celles Rafif Rifaï, souriahouria.com, le 17 février 2014.

/10
À plusieurs voix

ayant commis une transgression, sous Une à deux fois par semaine, dans
peine de mort. La torture est régulière la nuit, près d’une cinquantaine de
dans l’enceinte de la prison, non pas détenus sont appelés au prétexte d’un
comme moyen d’obtenir des aveux, transfert dans une prison civile et
mais comme méthode de punition et déplacés en file indienne (« le train » :
d’avilissement. Les gardes ordonnent chaque détenu doit saisir le détenu placé
à des p ­ risonniers d’en violer d’autres, devant lui et baisser la tête au niveau de
sous peine de représailles. Les détenus la taille) vers une salle du sous-sol, où
sont privés de nourriture et leurs os ils se font injurier et tabasser jusqu’à
ne tardent pas à saillir sous la peau. Ils ­l’arrivée de « la délégation », c’est-à-dire
sont souvent privés d’eau potable : « Au la commission d ­ ’exécution. Quand un
­neuvième jour, les gens ont commencé à boire leur détenu est conduit devant cette dernière,
propre urine. » Les détenus sont soumis il a les yeux bandés et ignore toujours
à la morsure du froid pendant l’hiver, son sort. On lui demande de déposer
forcés à rester en sous-­vêtements. Ils une empreinte digitale sur un formu­
­souffrent de gale, de poux, de diarrhée laire indiquant son nom, le nom de sa
et de gangrènes faisant suite à des mère, son lieu de naissance, son numéro
blessures. Ils sont privés de tout soin d’identité et sa dernière volonté. Une
médical et doivent tenir le silence en fois la plate-forme pleine de ­condamnés,
permanence. on leur passe un nœud coulant autour
du cou avant de les pousser dans le vide.
Après avoir laissé les pendus un quart
La torture est régulière
d’heure au bout de la corde, les aides
dans l’enceinte
de camp exercent une traction sur les
de la prison, non pas
survivants afin de leur briser le cou.
comme moyen d’obtenir
Avant l’aube, les corps sont chargés dans
des aveux, mais comme
des camions, enregistrés à l’hôpital de
méthode de punition
Tishreen – les causes officielles du décès
et d’avilissement.
sont invariablement « arrêt cardiaque »
ou « arrêt respiratoire » – et abandonnés
Les détenus sont « jugés » en moins de dans des charniers voisins.
trois minutes par un tribunal militaire, En conclusion, Amnesty s’interroge :
qui opère en dehors de toute juridiction, « Que faut-il donc pour que la communauté
sans la présence d’avocat pour la défense internationale réagisse ? Le monde a déjà été
et sans possibilité d’appel. Les peines le témoin du bombardement impitoyable des
de mort sont visées par les plus hautes zones civiles, des disparitions en masse, des
autorités du régime. situations de siège provoquant la famine et de

11/
À plusieurs voix

l’usage systématique de la torture. Ce rapport


apporte les preuves d’exécutions sommaires
L’IRAN APRÈS
massives et d’une politique d’extermination RAFSANDJANI
des détenus 5. » Cette politique n’étant pas Ramin Jahanbegloo
près de s’arrêter, le rapport contient un
certain nombre des recommandations Le décès de l’ancien président de la
à divers organes de l’Organisation des République islamique d’Iran, Akbar
nations unies (Onu), la plupart étant Hachémi Rafsandjani, survenu le
impuissants à cause de l’opposition 8 janvier 2017, a été considéré par de
­systématique de la Russie, et enjoint aux nombreux spécialistes du monde entier
gouvernements nationaux d’exercer leur comme la perte d’un acteur politique de
compétence universelle6, de s’assurer premier plan dans la politique ­intérieure
que les demandeurs d’asile qui ont été iranienne. Certains continuent à repré­
victimes de la torture reçoivent les soins senter Rafsandjani comme l’un des
nécessaires et de soutenir les associa­ architectes principaux de la révolution
tions syriennes des droits de l’homme7. iranienne, avec son leader ­charismatique,
l’ayatollah Khomeini. D’autres sou­
lignent son influence politique sur le
réformisme pragmatique et techno­
cratique en Iran après la fin de la guerre
Iran-­Irak (1980-1988) et la mort de l’aya­
tollah Khomeini. Comme tel, Hachémi
5 - Amnesty International, rapport cité, p. 43
(je traduis). Pour ceux à qui cela ne suffirait Rafsandjani était admiré au-delà des
pas, Cécile Andrzejewski et Leila Miñano, avec factions politiques iraniennes par l’élite
Daham Alassad, font état de viols d’enfants par
les forces du régime : sur mediapart.fr, le 7 février
politique et d’importants acteurs écono­
2017, dans le cadre du projet « Zero Impunity ». miques de la société iranienne. Malgré
6 - En France, la justice conduit une enquête
tout, Rafsandjani était surnommé le
préliminaire et en Espagne, la justice e­ xamine
une plainte, toutes deux sur la base du ­dossier « Requin de la République islamique
« César », du nom de code d’un photo- d’Iran » et méprisé par les ­Iraniens à
graphe des forces de sécurité syrienne qui a
­exfiltré, au moment de faire défection, près cause de son exercice machiavélique
de 55 000 ­photo­graphies, prises entre 2011 du pouvoir et de sa fortune présumée.
et 2013, de 6 700 corps décharnés portant les
stigmates de la torture. Enfin et surtout, Rafsandjani était une
7 - Le Working Group on Syrian Detainees a iden- figure cléricale respectée parmi les clercs
tifié plus de 150 000 prisonniers politiques en
Syrie, mais considère que le chiffre total est plus chiites de la ville sacrée de Qom. Pour
proche de 300 000 personnes. Ce groupe réclame toutes ces raisons, la mort soudaine de
tous les soutiens possibles pour la mise en place
d’une commission internationale indépendante
Rafsandjani laisse un vide profond dans
qui puisse se rendre sur place. la politique iranienne qui se fera sentir

/12
À plusieurs voix

dans les hautes sphères de l’autorité poli­ américaine. Avec la disparition de


tique et économique d’Iran. ­Rafsandjani, le président Rohani et son
gouvernement n’ont pas suffisamment
de force et d’assise politique pour
La mort soudaine
mettre en garde les faucons iraniens
de Rafsandjani laisse
et les commandants militaires. Le fait
un vide profond dans
de pousser le pays vers une extrémité
la politique iranienne.
ou une autre serait en effet fatal à la
République islamique et un facteur de
Néanmoins, il serait facile de suivre déstabilisation pour l’Iran. Sans doute,
la manière dont les opposants et les l’absence de Rafsandjani affectera la
compa­g nons de Rafsandjani vont prochaine élection présidentielle et
­interagir dans les mois prochains avant rendra difficile la réélection du pré­
la ­prochaine élection présidentielle sident Rohani. Mais la conséquence la
­iranienne. La mort de Rafsandjani affecte plus importante concerne la politique
également la nomination du successeur étrangère iranienne, en particulier dans
du Guide suprême ­Khamenei. On se la région du golfe Persique. Avec la
demande qui sera le garant du clergé disparition de son conseiller et pro­
et du Velayat-e faqih (« le gouvernement tecteur, le président iranien aura plus
du docte »). Il ne faudrait pas non plus de mal que jamais à garantir l’avenir des
oublier que Rafsandjani a façonné la négociations sur le nucléaire avec les
plupart des institutions de la ­République Occidentaux et à instaurer une entente
islamique de 1979, du Bureau du guide cordiale avec les dirigeants de l’Arabie
au Corps des gardiens de la révolution saoudite, son principal concurrent au
islamique (Cgri) et au Conseil du Moyen-Orient.
­discernement de l’intérêt supérieur du Avec de nombreuses affaires à traiter au
régime (qu’il a présidé pratiquement niveau international, les élites politiques
depuis sa création). En d’autres termes, de Téhéran doivent trouver de nou­
­Rafsandjani laisse ­derrière lui un héritage velles voies pour faire face aux critiques
complexe et contradictoire qui va sans acerbes que les nouveaux conseillers
doute demeurer imprévisible, incertain en sécurité nationale de Trump ont
et instable pour les années à venir. adressées à l’Iran. La n
­ ouvelle adminis­
La mort de Rafsandjani arrive au tration de Trump doit répondre à une
moment où la majorité de l’establishment République islamique qui est devenue
conservateur de la théocratie iranienne un partenaire de premier ordre en
doit se confronter à la politique moyen-­ Irak, au Liban, en Afghanistan et en
orientale de la nouvelle ­administration Syrie, malgré la défiance de l’Arabie

13/
À plusieurs voix

saoudite et d’Israël. Si l’un de ces comme ses idées, avec l’aide du Guide
pays en venait à défier l’Iran, tous les suprême et des Gardiens de la révo­
éléments seraient en place pour une lution, sous la présidence du populiste
confrontation militaire directe entre Mahmoud Ahmadinejad de 2005 à 2013.
Téhéran et Washington. ­Heureusement, Cependant, s’il y a bien une chose dont
Donald Trump commence son mandat Rafsandjani était certain, c’est que toute
sans ­considérer que l’Iran relève d’une augmentation de l’emprise du Cgri sur
décision de guerre ou de paix. Bien les affaires politiques et économiques
sûr, le président Trump sera bien plus pourrait faire de l’Iran un acteur plus
exigeant sur les clauses de l’accord dangereux dans les relations inter­
sur le nucléaire iranien, mais s’il veut nationales. Alors que Rohani ­s’apprête
un accord plus contraignant, il prend à terminer son premier mandat en
le risque que les dirigeants iraniens juin 2017, il ne fait aucun doute que
refusent de s’asseoir à la table des négo­ la bataille électorale va occulter la
ciations. Le cas échéant, tous ceux qui confrontation politique entre l’Iran et
croient toujours en un minimum de bon les États-Unis. Mais le dernier défi de la
sens en politique internationale espèrent présidence Rohani concerne sa gestion
sincèrement que Trump ne répétera de l’après-­Rafsandjani, avec les enjeux
pas les erreurs de l’administration Bush politiques qui en découlent. Comme les
avec l’Iran durant la guerre d’Irak. Deux réformistes sont désormais proches de
problèmes urgents sont peut-être plus l’extinction, le seul espoir que l’on puisse
inquiétants pour ­l’establishment iranien accorder au gouvernement de Rohani
et sapent la légitimité des autorités reli­ est qu’il épouse ce qui était considéré
gieuses traditionnelles : la sécularisation comme le tempérament pragmatique de
de la jeunesse iranienne et ­l’ascension Rafsandjani sur les politiques intérieures
de dirigeants militaires qui disposent de et internationales de l’Iran.
plus en plus de pouvoir dans les affaires
intérieures et ­extérieures de l’Iran. Traduit de l’anglais par Rémi Baille
Étonnamment, dans la dernière période
de sa carrière politique, Hachémi
­Rafsandjani faisait partie des dirigeants
iraniens qui s’inquiétaient le plus de
la montée de l’élite militaire en Iran.
­Rafsandjani était connu comme un
président pragmatique durant ses deux
mandats consécutifs de 1989 à 1997.
Il fut pourtant mis sur la touche, tout

/14
À plusieurs voix

LE rendre compte adéqua­tement du phé­


nomène de la radicalisation, parce
FONDEMENT qu’ils oublient que celle-ci consiste en

DU une perspective humaine relative à un


corpus normatif, autrement dit en une
FONDAMEN- lecture qui transforme un objet onto­­

TALISME logiquement subjectif (une norme) en


une réalité épistémiquement objective
Baudouin Dupret 1
(la charia). Voici quelques jalons dans
l’analyse du concept de radicalisation et
Le terme de « radicalisation » et son de son objet de référence qui devraient
pendant, la « déradicalisation », font permettre de mieux saisir ce dont il est
partie de ces concepts flottants qui question.
se cristallisent à un moment donné Remarquons tout d’abord que le terme
de ­ l ’histoire. La radicalisation est « radicalisation » et ses dérivés sont
aujourd’hui un phénomène dont l’invo­ étrangement utilisés de manière intran­
cation récurrente semble attester d’une sitive. Il est question d’un processus (la
existence objective, que ce soit dans radicalisation), d’un accomplissement
l’identification de problèmes de société (les personnes radicalisées), d’un méca­
ou dans l’élaboration des remèdes per­ nisme psychologique (se ­radicaliser) et
mettant de l’éradiquer. Mais de quoi d’une vision du monde (le radicalisme).
­parle-t-on au juste ? Mais l’objet même de la radicalisation a
La tendance est à la polarisation de disparu, alors pourtant qu’il fait partie de
­l’explication du phénomène entre ce la grammaire du terme. « Se radicaliser »,
qu’on pourrait appeler « islamologisme » bien qu’il s’agisse d’un verbe ­réfléchi,
et sociologisme. Le premier extrême porte sur un objet dont on prétend
prétend expliquer l’agir des musulmans retrouver les racines. La radicalisation
à partir des fondements textuels de la ne tourne pas à vide, elle est toujours
loi islamique. L’autre extrême répudie le la radicalisation de la lecture d’un texte,
premier et affirme que ce sont seulement de ses normes et de ses règles. Dès lors
les conditions sociales, économiques qu’il s’agit de radicalisation islamique,
et politiques des sociétés ­musulmanes c’est la charia, dont le corpus coranique
qui permettent de rendre compte de la et la ­tradition prophétique forment
réalité des musulmans d’aujourd’hui. les sources matérielles, qui constitue
L’un et l’autre extrême échouent à l’objet de radicalisation. La radicali­
sation islamique, c’est donc ce processus
1 - Directeur de recherche au Cnrs. ­intrinsèquement social par lequel un

15/
À plusieurs voix

individu se saisit de la loi islamique, en qui, par le truchement de la tradition


gros et non en détail, dont il revendique prophétique, assimilent au vin de raisin
la lecture authentique. Ainsi, une lecture le vin de palme (nabidh, les chafiites) et,
radicalisée des versets coraniques relatifs partant, toutes les boissons alcoolisées.
au vin de raisin (khamr ; voir, entre
autres, Coran 2, 219) conduit à parler
C’est un retour
de prohibition de l’alcool en islam.
à la lettre du corpus
Une deuxième remarque porte sur
de référence qui ­s’impose,
l’objet de cette lecture. Si celle-ci se
indépendamment
veut authentique, c’est par rapport à
de tout ce qu’un travail
un objet, son corpus de référence. On
critique pourrait
peut en avoir une conception plus ou
permettre d’en dire.
moins large. Celle-ci peut englober
ou exclure l’accumulation doctrinale
(fiqh) et théologique (kalam) ; elle peut Une troisième remarque concerne les
comprendre ou non les ouvrages sur la modalités de cette lecture authentique
geste prophétique (sigha) ou les circons­ propre à la radicalisation. L’étude de
tances de la révélation (asbab al-nuzul). la grammaire du concept révèle que,
En revanche, elle ne peut s’affranchir outre qu’il porte sur un objet, il vise à
du Livre (mushaf). Quant à sa relation à dépouiller celui-ci de toute accumu­
la tradition (sunna), elle est complexe, et lation interprétative, autrement dit, de
c’est d’ailleurs ici que se joue l’essentiel. son herméneutique. C’est un retour
Le caractère inclusif ou restreint du à la lettre du corpus de référence qui
corpus de référence va largement condi­ ­s’impose, indépendamment de tout ce
tionner sa structure d’intelligibilité. Pour qu’un travail critique pourrait permettre
filer notre exemple sur le vin, une lecture d’en dire. Les éventuelles contradictions
se présentant comme authentique fera du texte coranique ou de la tradition
un choix autoritaire des versets per­ prophétique, leur éventuelle hiérarchi­
tinents, écartant celui qui ne proscrit sation, entre dispositions générales et
que le fait d’être ivre au moment de la dispositions particulières, le processus
prière (Coran 4, 43) au profit de celui historique de leur constitution, autant
qui le prohibe plus explicitement parce d’éléments dont la pertinence est
qu’il est « une œuvre du démon » (Coran 5, écartée, avec un avantage immédiat à la
91), écartant les interprétations qui ne clé, celui de la simplicité et de l’économie
parlent, sur la base du texte coranique, de l’argument. La charge de la preuve
que d’une prohibition du vin de raisin de la pertinence d’un argument incombe
(khamr, les hanafites) au profit de celles toujours à son auteur, pas à celui qui le

/16
À plusieurs voix

réfute. Plus ­l’argument est complexe, d’être, la règle la plus forte est celle
et quelle que soit sa valeur de vérité, qui est capable de s’imposer en toutes
plus cette charge est lourde. Le littéra­ circonstances et donc aussi quand elle
lisme, lui, n’a pas à proprement parler contredit de manière flagrante le ratio
­d’argument ; il a la lettre du texte pour legis qui la sous-tendait initialement. Une
lui, et celle-ci s’impose d’elle-même, y règle est une règle parce que ­l’instance
compris dans les cas où un texte contra­ en charge du contrôle de son application
dictoire pourrait lui être opposé. On n’a pas à se poser systéma­tiquement la
peut ainsi parler de privilège du littéra­ question de sa légitimité. Une règle est
lisme. Dans notre exemple du vin, cela une règle d’autorité quand cette même
signifie que l’évidence de la prohibition instance peut affirmer que la règle
l’emportera sur les subtilités d’une argu­ s’impose du simple fait de son exis­
mentation qui pourrait conduire à son tence, sans égard pour les circonstances
autorisation. On peut citer ici les vers du de celle-ci. La lecture littéraliste produit
poète Aboû Nouwâs qui, jouant sur les précisément des normes qui s’imposent
interprétations hanafite et chafiite men­ parce qu’« elles sont là » et qu’il n’est nul
tionnées plus haut, conclut, logiquement besoin d’en chercher la raison d’être, qui
sinon de manière orthodoxe, à la ressortit de l’incommensurabilité divine.
licéité de la consommation d’alcool : Peu importe, dans notre exemple du vin,
« L’Irakien [les hanafites] a a­ utorisé le vin le caractère progressif de la réprobation
de datte et sa consommation / N ­ ’interdisant qui l’entoure, peu importent aussi les
que les banquets et l’ivresse à profusion / Celui raisons qui sous-­tendent cette répro­
du Hijaz [les ­chafiites] a dit que les deux bation, l’interdit est total et sans nuance,
[vin de datte et vin de raisin] n’en forment détaché de son fondement. Ainsi, la
qu’un / De par leur désaccord, nous sommes perte de conscience, qui peut être tenue
en droit de boire du vin [aussi bien de datte pour le ratio de la condamnation du
que de raisin]. » vin, ne sera pas considérée comme une
Une quatrième remarque concerne raison de proscrire la consommation de
les normes de référence que produit psychotropes.
la lecture littéraliste propre à la radi­ Une cinquième remarque mérite
calisation. Pour qu’un énoncé puisse d’être formulée, inspirée comme la
accéder au statut de règle, il faut qu’en ­précédente de la philosophie du droit.
quelque sorte il puisse être détaché de sa Celle-ci distingue les règles primaires
raison d’être, il faut qu’il s’auto­nomise et secondaires. Les premières sont des
par rapport à sa justification. Si la règle règles ­substantielles, qui portent sur
la plus juste est sans doute celle qui un contenu, offrent une taxinomie
s’accorde en permanence avec sa raison des obligations et des prohibitions,

17/
À plusieurs voix

r­ecouvrent toutes les dispositions qui permet de fonder un monde


morales, religieuses, juridiques et autres ­démarqué, dont l’objet de démarcation
que comprend, explicitement ou impli­ importe moins que la fracture symbo­
citement, un système normatif. Les lique qu’il établit de manière absolue.
règles secondaires sont, pour leur part, C’est donc la production d’une nou­
les règles constitutives du système, les velle épistémê à partir de laquelle un
règles fondant l’existence même de monde différent doit prendre forme, un
celui-ci, les règles sans ­lesquelles le monde habité par une espèce humaine
système n’existerait pas en tant que tel, distincte du reste, celle des « musulmans
les règles fondatrices de son identité. authentiques », dont le principe n’est pas
Les normes produites par la lecture la commune humanité mais l’apparte­
littéraliste du radicalisme sont pour nance à l’« islam vrai », à l’exclusion
l’essentiel des règles secondaires qui de tous les autres. Il n’est que de voir
fondent un système symbolique de comme l’opprobre qui s’attache à ceux
référence plus qu’elles n’organisent le qui sont surpris à boire de l’alcool en
détail de la vie juridique. Ces règles ne public conduit à s’abstenir du compor­
sont pas nécessairement nombreuses, tement réprouvé pour se convaincre du
elles n’ont pas besoin d’être systéma­ poids de cette solidarité négative qui
tiquement ­appliquées, mais elles sont contraint à choisir l’appartenance à la
toujours mobilisées et mises en avant communauté pour ne pas risquer d’en
dans les temps de contestation d’un être exclu.
ordre ancien ou d’installation d’un ordre Transitivité du processus, privilège
nouveau. Ainsi en va-t-il des déclara­ ­littéraliste, structure d’intelligibilité du
tions de restauration de la charia ou corpus sacré, retranchement des règles,
des destructions de lieux de mémoire idéalisme constitutif et démarcation
­antéislamiques. Ainsi en va-t-il de la sont parmi les pierres angulaires de la
condamnation des personnes surprises lecture fondamentaliste et radicale des
à boire de l’alcool, mais pas nécessai­ normes de la charia. Sans cette clari­
rement en état d’ivresse, à des peines fication conceptuelle, il est à craindre
exemplaires de flagellation. que la confusion perdure et, avec elle,
Des cinq remarques précédentes, il en l’absurdité des entreprises prétendant,
résulte une sixième : ce n’est pas tant le comme en miroir de la posture fonda­
contenu de la norme de référence qui mentaliste, à corriger les conceptions
compte que la perspective qu’on en « déviantes » ou « erronées » de l’islam
a. L’idéalisme constitutif du système ou à « déradicaliser les radicalisés ».
normatif fondamentaliste est une
­perspective sur les normes de r­ éférence

/18
À plusieurs voix

L’IDENTITÉ folklorique décrit jadis par Michel de


Certeau.
CATHOLIQUE
FRANÇAISE Des paroissiens
très divers
EN TENSION L’abîme croissant entre le catholicisme
Yann Raison du Cleuziou « de toujours » et la réalité de l’Église
de France devient frappant. Les églises
L’Église catholique de France est campagnardes qui ponctuent l’horizon
aujourd’hui au cœur d’un paradoxe. français et structurent l’imaginaire
À droite, la révérence pour les racines national sont de plus en plus souvent
catholiques de la France permet de fermées. On compte aujourd’hui 1,8 %
redonner un contenu culturel à l’identité de pratiquants hebdomadaires dans la
nationale sans renoncer à l’universalisme population française. C’est pourtant
républicain. Le recours aux racines la norme canonique… Et quand les
permet ainsi de tracer une frontière sym­ églises sont ouvertes, un dimanche
bolique entre la minorité musulmane sur quatre par rotation, il n’est plus
et la majorité catholique. Au nom de rare d’y entendre dire la messe par un
la dimension patrimoniale du catholi­ prêtre étranger ou d’origine étrangère1.
cisme, l’Église mérite une préséance En mars 2015, 1 800 prêtres étrangers
qui échappe à la toise laïque. Le culturel étaient au service des diocèses français,
n’est pas le cultuel et les crèches peuvent soit environ un tiers des prêtres de
donc avoir leur place dans les mairies. Au moins de 75 ans. Auxquels s’ajoutent
nom même de ce patrimoine religieux, à près de 400 prêtres d’origine étrangère
défendre comme nos monuments et nos en cours d’études. Cette main-d’œuvre
terroirs, les musulmans devraient bien étrangère, venue d’Afrique mais aussi
sûr, par souci d’intégration, renoncer à d’Inde ou du Vietnam, vient pallier
donner une visibilité à leur foi. Gérald ­l’insuffisance du recrutement sacer­
Darmanin propose ainsi d’interdire les dotal français (79 prêtres diocésains ont
minarets dans le Code de l’urbanisme été ordonnés en France en 2016). Selon
pour ne pas compromettre le paysage une enquête du magazine Jeune Afrique,
national. Robert Mesnard s’oppose elle est bien accueillie2. Alors que les
aux kebabs au nom de la « tradition
1 - Bernadette Sauvaget, « Des pères par-delà les
judéo-chrétienne » de la France. On mers pour sauver les églises », Libération, 26 jan-
peut se demander si cette muséification vier 2017.
2 - Clarisse Juompan-Yakam, « En France ces
de la France catholique n’est pas le stade prêtres venus d’ailleurs – et surtout d’Afrique »,
ultime du processus de décomposition Jeune Afrique, 29 décembre 2014.

19/
À plusieurs voix

univers politiques et télévisuels sont les métropolitains, que chez quelques


parfois critiqués pour leur faible reflet catholiques. Le catholicisme peut-il
de la « diversité » française, le chœur des être un creuset d’intégration à la société
églises est souvent coloré. française, comme semble le souhaiter
Pierre Manent4 ? Ce n’est pas sûr, car ces
catholiques venus d’ailleurs ne trouvent
Le catholicisme français
pas toujours toute leur place dans les
vit et parfois même revit
paroisses, où les prêtres ­oscillent entre
dans certaines paroisses
la proposition d’une pastorale spécifique
grâce à des migrants
et l’indifférence5, deux voies qui peuvent
ou à des Français
intégrer autant que ­marginaliser. Les
ultramarins.
Églises évangéliques, socialement
moins hiérarchisées et aux liturgies
Les migrants ont également une impor­ plus chaudes, peuvent paraître moins
tance parmi les fidèles. Je recommande dépaysantes. Dans l’enquête Trajectoires
aux lecteurs d’aller observer les messes et origines de l’Institut national d’études
en l’honneur du Cœur Sacré de Jésus démographiques (Ined), qui porte sur
le premier vendredi du mois dans la les Français d’origine immigrée, Patrick
prestigieuse église Saint-Sulpice, au Simon note aussi que la transmission
cœur du 6e arrondissement de Paris. de la foi au sein des familles ­chrétiennes
Éventuellement de poursuivre ensuite échoue plus (26 %) qu’au sein des
vers la chapelle de la rue du Bac, dans familles musulmanes (11 %) 6. Les
l’ombre du très chic Bon Marché : s’y enquêtés catholiques sont par ailleurs
presse, aux pieds de la Vierge, une foule 76 % à déclarer que la religion a peu ou
très diverse. Le catholicisme français pas d’importance, alors que 78 % des
vit et parfois même revit dans certaines musulmans considèrent qu’elle a assez
paroisses grâce à des migrants ou à des ou beaucoup d’importance7. Est-ce là un
Français ultramarins. « Je ne connais pas indice d’intégrations différenciées à la
d’endroit dans le 93 où les églises peinent à se France très sécularisée ? Le catholicisme
remplir », affirme ainsi Laurent Gizard, est-il intégrateur comme « religion de la
curé de la paroisse de Villemomble3.
Car ces catholiques souvent zélés sont 4 - Pierre Manent, Situation de la France, Paris,
attachés à des dévotions populaires et Desclée de Brouwer, 2015.
5 - Voir le dossier : « Des paroisses riches de leur
à des usages qui ne perdurent, parmi diversité », La Croix, 14-15 janvier 2017.
6 - Trajectoires et origines, Paris, Éditions de
l’Ined, coll. « Documents de travail », no 168,
3 - Cité dans Famille chrétienne, no 2037, 28 jan- octobre 2010.
vier 2017, p. 17. 7 - Ibid., p. 128.

/20
À plusieurs voix

sortie de la religion » (Marcel Gauchet) ? positions sur les migrants musulmans


Ou est-ce le signe d’un échec du catholi­ n’y sont pas pour rien. Même chez
cisme français à intégrer les nouveaux ­certains « cathos de gauche », la défiance
venus ? Ces chiffres peuvent être inter­ à l’égard des migrants est une tendance
prétés de bien des manières. notable. Sans doute voient-ils dans
les migrants musulmans (c’est mon
Le pape hypothèse) une remise en cause des
est-il de gauche ? acquis progressistes : émancipation des
L’Église catholique peut-elle être le femmes, laïcité, etc. Il est intéressant de
rempart de l’identité française ? Le noter que le principe de l’accueil des
pape François souhaite clairement bâtir migrants défendu aujourd’hui par le
l’avenir de l’Église là où sont les masses pape François suscite autant de résis­
catholiques : dans les Sud asiatiques, tance des consciences que le principe de
africains et américains. Son dédain pour l’accueil de la vie défendu par Paul VI,
l’Europe et ses appels à l’accueil des en 1968, dans l’encyclique Humanae
migrants suscitent l’incompréhension vitae : dans les deux cas, la complexité
chez la fille aînée de l’Église. La question de la réalité est opposée à l’idéal. C’est
est clairement clivante : 49 % des un écueil rencontré par la plupart des
catholiques « engagés » sont favorables papes, une conséquence fatale de leur
à un accueil inconditionnel des migrants, magistère surplombant.
et bien des paroisses sont déjà à pied Le clivage qui traverse le catholicisme
d’œuvre. Le réseau jésuite « Welcome » quant aux migrants et à l’islam est
accompagne avec beaucoup de savoir- ­manifeste dans l’affrontement récent
faire réfugiés et familles d’accueil. Reste entre Laurent Dandrieu, rédacteur
que 37 % considèrent que les migrants en chef à Valeurs actuelles, et Erwan
sont une menace. En position médiane, Le Morhedec, blogueur longtemps
14 % répondent qu’il faut privilégier la connu sous le pseudo de Koz9. Le
venue des chrétiens8. Le pape François premier vient de signer une charge
conserve une grande popularité parmi contre les appels du pape François
les catholiques « engagés » et 47 % le à ­l’accueil des migrants. Il y voit un
soutiennent sans réserve. Ceux qui sont ­angélisme suicidaire qui conduit la civili­
défiants à son égard proviennent de tous sation européenne et chrétienne à sa fin.
bords, mais les catholiques proches du Le second s’inquiète de l’influence de la
Front national y sont surreprésentés. Ses
9 - Laurent Dandrieu, Église et immigration.
8 - Enquête Bayard/Ipsos de juin 2016 sur les Le grand malaise, Paris, Plon, 2017 ; Erwan
catholiques « engagés ». Voir La Croix, 12 jan- Le Morhedec, Identitaire. Le mauvais génie du
vier 2017. christianisme, Paris, Cerf, 2017.

21/
À plusieurs voix

droite identitaire parmi les catholiques qui légitimait la barbarie de la torture. La


et dénonce le mythe de la France question est posée : est-ce que la droiti­
catholique comme identité nationale. Ce sation d’une partie des catholiques ne
débat est doublement intéressant. Tout va pas recréer une nouvelle aile gauche
d’abord parce qu’il traverse un catholi­ (sans être forcément de gauche)10 ?
cisme de droite, proche de La Manif
pour tous, intransigeant sur les questions Une légitimité en partage
de morale et l’importance de la fidélité à Ce débat fait aussi saillir une tension
la messe. ­Historiquement, on serait tenté fondamentale qui traverse le christia­
de dire que le catholicisme démocrate-­ nisme. Les premiers chrétiens n’ont
chrétien – voire à gauche – est souvent pas connu le retour de Jésus qu’ils
né de la matrice antimoderne, par attendaient. L’Église a dû s’installer
réaction contre les compromissions du dans le temps. Dans la Cité de Dieu,
­conservatisme avec l’ordre établi. Ainsi, Augustin a tenté de poser les enjeux
des dominicains de l’hebdomadaire Sept de la condition ­historique du chrétien
qui dénonçaient dans les années 1930 déchiré entre la cité de Dieu et la cité
les illusions de la croisade franquiste ou des hommes. Puis l’Église catholique
l’aveuglement du clergé italien face à la a trouvé un c­ ompromis avec les rois
guerre d’Éthiopie. barbares. Contre une reconnaissance
de son autorité spirituelle, elle les a faits
légataires de la mythologie ­politique
Est-ce que
de l’ancien Israël. Les rois sacrés
la droitisation
­s’inscrivent dans la filiation davidique
d’une partie
et leurs peuples deviennent des nations
des catholiques
élues de Dieu. L’histoire providentielle
ne va pas recréer
de la France poursuit la geste biblique.
une nouvelle aile
Cette légitimité religieuse en partage
gauche ?
entre le pape et les rois sera la source
de conflits sans fin. En 1917, le père
Ainsi, de Mounier et des non-confor­ ­Sertillanges opposa la défense de la
mistes catholiques, qui voulaient civilisation au pacifisme de Benoît XV.
redonner à la foi sa portée révolu­ Après la condamnation de l’Action
tionnaire, par opposition aux langueurs
­dévirilisantes de la piété bourgeoise. 10 - À ce titre, il est intéressant d’observer la prise
Ainsi, de Mauriac ou de Marrou qui, de position de la jeune revue Limite sur la ques-
tion identitaire (en ligne : http://revuelimite.fr/
pendant la guerre d’Algérie, dénonçaient identite-chretienne-limite-a-quelque-chose-a-
l’hypocrisie d’une guerre civilisationnelle vous-dire).

/22
À plusieurs voix

française en 1926, bien des catholiques


dénoncèrent une manœuvre du pape
PARLONS
Pie XI pour affaiblir la France. Ces D’INSTITU-
crises furent l’occasion de déchirants
cas de conscience pour les catholiques.
TIONS !
Valérie Charolles
Que choisir ? Une posture eschato­
logique de renoncement à la prudence
politique au nom du trésor à accumuler La question des institutions a été
dans le Ciel ? Un témoignage prophé­ ­largement en retrait dans la campagne
tique de l’unité des hommes devant présidentielle, jusqu’à ce que l’affaire
Dieu ? Ou le choix filial de protéger Fillon ne remette en avant le problème de
l’héritage national et religieux reçu, pour la moralité des pratiques politiques. Alors
le perpétuer ? Le martyre d’une fidélité qu’il y a nombre de propositions dans
qui ne tolère aucun renoncement ? Les les programmes des candidats, surtout
catholiques n’ont rien à gagner à évacuer de gauche et écologistes, celles-ci sont
de tels débats en s’abritant pieusement très peu débattues. Les médias jugent
derrière le mythe de leur unité. Au sans doute que le sujet n’intéresse pas les
contraire, il est urgent qu’ils affrontent électeurs ou qu’il n’est pas primordial.
une nouvelle fois, pour eux-mêmes Pourtant, à l’heure de la défiance vis-
et pour leurs concitoyens, l’épineux à-vis du système et des partis de gouver­
­problème de l’articulation entre le nement, l’organisation du pouvoir est
­particulier et l’universel. Membres d’une bien le cœur de la démocratie. Si la France
communauté mondiale massive, mais surmonte avec plus de difficultés que
enracinés dans un destin national dont d’autres pays les problèmes contempo­
leur foi est en partie un héritage, ils ont rains, c’est qu’elle fait face à des défis spé­
bien des ressources pour y réfléchir avec cifiques (son dynamisme démo­­graphique
une subtilité absente, hélas, de bien des notamment, qui pourrait devenir un
débats publics. L’alternative entre natio­ atout) ; c’est surtout qu’elle a les institu­
nalisme et mondialisme est caricaturale, tions les moins justes et les moins effi­
et l’Incarnation n’est pas l’opposé de la caces des démocraties avancées.
transcendance.
La démocratie
du spectacle
La démocratie du spectacle n’est
pas l’apanage de la France ; c’est un
­mouvement planétaire ; mais ses effets
y sont exacerbés par plusieurs facteurs.

23/
À plusieurs voix

Le régime présidentiel concentre la Royaume-Uni, par contraste, le choix du


­compétition pour le pouvoir sur une peuple de sortir de l’Union européenne
­personne, dont l’avantage se limite n’a pas été remis en cause par une
parfois à la nouveauté, avec les risques classe politique pourtant massivement
patents qui en résultent quand on opposée à cette option. La multiplicité
regarde les deux grandes démocraties des votes, si elle assure la continuité du
présidentielles que sont la France et les spectacle politique, ne garantit pas le
États-Unis : élection de Donald Trump, respect des aspirations des citoyens.
possibilité de voir Marine Le Pen devenir La France se singularise également par
présidente de la République française. le nombre de lois qu’elle produit. « Nul
Le recours constant aux sondages n’est censé ignorer la loi », mais la frénésie
­hystérise la situation, en nourrissant textuelle dont est saisie la Ve Répu­
tous les espoirs et toutes les frustrations blique1 rend ce principe démocratique
autour de chiffres finalement contredits totalement inopérant pour les citoyens.
par les faits. C’est l’une des causes ­majeures du
rapport troublé qu’ils ont avec la poli­
tique : il est effectivement très difficile de
Dans un pays qui connaît
­comprendre nos lois, mais les commen­
depuis 150 ans
taires sur leurs objectifs et les discussions
un régime de liberté,
dont elles font l’objet au ­Parlement four­
la loi devrait être rare.
nissent une base sans cesse ­renouvelée
au tam-tam médiatique.
Or la France organise une compétition Dans un pays qui connaît depuis 150 ans
électorale presque tous les ans, en raison un régime de liberté (à l’exception de
de la multiplicité des échelons de pouvoir Vichy), la loi devrait pourtant être rare.
et des calendriers de désignation : La tâche du gouvernement devrait être
élections européennes, présidentielle, de veiller à son application et non d’en
législatives, municipales, régionales et préparer de nouvelles ; le Parlement,
départementales, auxquelles s’ajoutent outre son action législative, devrait
désormais les primaires. La démocratie ­utiliser le pouvoir budgétaire dont il
française est toujours en campagne : dispose pour orienter l’action de l’État ;
on y vote beaucoup, sans toujours res­ le président, quant à lui, devrait se
pecter le choix des électeurs, d’ailleurs, concentrer sur le cap et veiller à ce qu’il
comme on l’a vu pour le référendum soit adapté, compris et mis en œuvre.
sur la Constitution européenne dont le
1 - Un million de mots s’ajoutent chaque année à
résultat a été annulé après quelques mois la législation applicable en France (conseil d’État,
par un vote contraire du Parlement. Au septembre 2016).

/24
À plusieurs voix

C’est à ce prix que chacune des institu­ des fonds sur lequel prospère le Front
tions pivots de la République pourrait national2. Un mouvement qui parvient
trouver sa mesure. à passer pour antisystème a tout pour
À défaut, tout se passe dans le monde gagner dans un régime pareil.
politique comme si dire, c’était faire. Or La dualité entre président et Premier
la politique n’est pas par essence per­ ministre n’a plus de sens dans le cadre du
formative. Elle ne l’est pas quand les quinquennat ; elle n’a pas ­d’équivalent
lois ne sont pas suivies de leurs textes dans les autres régimes présidentiels
d’application et quand leur trans­gression (Russie exceptée, mais ce n’est pas un
n’est pas sanctionnée. Les citoyens ne se modèle de démocratie). Elle organise
trompent d’ailleurs pas dans la ­critique une guérilla interne dès lors que le
de la démocratie verbale quand ils Premier ministre dispose d’une certaine
­plébiscitent l’échelon communal, non visibilité et l’éclatement du travail minis­
pas tant parce qu’il est plus proche tériel quand il n’en a pas assez.
d’eux, mais parce qu’il y est question Si l’on hésite à sortir du système prési­
d’actions précises : la manifestation du dentiel, c’est qu’en l’état, on voit mal le
pouvoir n’y prend pas totalement le pas Parlement prendre la relève, car la repré­
sur son exercice. sentation y est doublement confisquée.
Par le mode de scrutin d’abord. Parmi
Les apories du système les 28 membres de l’Union européenne,
de représentation seuls la France et le Royaume-Uni ont
français un scrutin majoritaire pour l’élection à
Les défauts et contradictions du système la chambre des députés ; tous les autres
institutionnel français sont multiples et utilisent la proportionnelle3. En l’espèce,
connus. Ils se sont accentués depuis la l’argument manié depuis trente ans
mise en place du quinquennat, pour selon lequel le scrutin majoritaire est le
lequel la Ve République n’était pas meilleur moyen de lutter contre la pro­
conçue. La Constitution de 1958 a été gression du Front national a montré son
explicitement pensée, du discours de inefficacité. Par l’entre-soi du monde
Bayeux de Charles de Gaulle à sa pré­ politique ensuite. Selon la Déclaration
sentation par Michel Debré devant de 1789, reprise dans la Constitution :
le Conseil d’État, contre le système « Tous les citoyens sont également admissibles
des partis et autour de la figure d’un
2 - Valérie Charolles, « Le Front national est
« homme providentiel ». Un demi- ­l’enfant de la Ve République », Le Monde, 6 mai
siècle plus tard, elle a façonné les 2016.
3 - Florent Gougou, « La proportionnelle, majo-
­comportements, et la défiance vis-à-vis ritaire en Europe de l’Ouest », Revue politique et
des partis de gouvernement est l’un parlementaire, no 1076, septembre 2015.

25/
À plusieurs voix

à toutes dignités, places et emplois publics. » née plutôt de l’inversion du calendrier


Les difficultés à faire adopter la loi ­législatif en 2001 qui, par une simple
sur le non-cumul de certains mandats loi, a conduit le président à être élu
montrent à quel point les élus ont avant le Parlement. Sans cette loi, la vie
perdu de vue ce principe, se considérant politique française depuis quinze ans se
capables d’exercer à temps plein deux serait sans doute rapprochée de celle
métiers, député ou sénateur et dirigeant de ­l’Allemagne. Le recours à la propor­
d’une ­collectivité… Pour sortir de ces tionnelle, le régime des élus, la capacité
impasses, il faudrait poser clairement la du Parlement à produire la législation,
question du statut des élus : certaines les attributions précises des différents
fonctions locales ne sont pas suffi­ échelons territoriaux résultent de
samment rémunérées, ce qui encourage lois, simples ou organiques, mais non
un cumul des mandats facilité par la constitutionnelles.
multi­plicité des échelons territoriaux ; et
le régime des fonctionnaires, qui donne
La vraie question
un droit au retour une fois un mandat
est celle de la justice
achevé, n’a pas son pendant pour les
et de l’efficacité.
salariés du secteur privé.

Une nouvelle Savoir quel est le numéro de notre


République ? ­République n’est donc pas le point le
Face à ces apories, le plus simple serait de plus important, si ce n’est pour faciliter
changer de République. Cette réponse, une cristallisation médiatique dans le
qui correspond à la tradition politique débat public. La vraie question est celle
française de la Grande Réforme, est de la justice et de l’efficacité, c’est-à-dire
tout à fait légitime. On peut également de la capacité des institutions à donner
poursuivre le mouvement enclenché corps et esprit au vote des citoyens, à
depuis 1992 qui consiste à faire évoluer traduire et à transcender leurs aspira­
la Constitution au fil de l’eau par des lois tions dans des actions publiques qui
adoptées dans l’essentiel des cas par le portent des fruits. Elle va au-delà du
Parlement (dix-neuf  modifications en texte constituant.
vingt-cinq ans). Les électeurs sont peut-être las des partis
Mais tous les changements importants politiques quand ce qu’ils ­promettent
dans les institutions ne sont pas liés ne dépend pas directement d’eux,
à la Constitution : la pratique hyper-­ n’aboutit pas toujours, et rarement dans
présidentielle n’est pas la conséquence le sens de plus de protection. Quand il
nécessaire du quinquennat, elle est s’agit des institutions, c’est pour elle-

/26
À plusieurs voix

même que la politique décide, sans système dont il est pourtant issu. Marine
médiation. L’effet des réformes sera Le Pen et Jean-Luc Mélenchon portent
immédiat. Moins de spectacle et plus des projets, aussi différents soient-ils, de
d’action, moins de ­discours et plus de division, sans qu’aucune proposition par­
travail : des propositions existent ; il ticulière n’émerge dans le débat.
est dommage qu’elles restent de l’autre Pour dépasser le registre théâtral, le pro­
côté du miroir médiatique. Car qui, tel cessus qui conduit ces idées à apparaître
un Voltaire, verrait de Sirius le monde et à être débattues en quelques semaines
politique français aujourd’hui se dirait est tout aussi important à ­observer que
que ce qu’il faut changer ­d’urgence, ce la bataille des projets. D’autant plus
sont nos institutions. que cette profusion peut ­alimenter
une forme d’amnésie des électeurs.
Les primaires ont produit des résultats
inattendus : qui se souvient du rôle de
LE François Fillon, Premier ministre ? Qui

RÉALISME se rappelle l’action de Benoît Hamon,


ministre de l’Éducation ? Un coup de
DE TRANS- baguette magique les a transformés en

FORMATION hommes neufs. Leurs idées tiennent-­


elles de la posture ou des convictions ?
Lucile Schmid
De la conversion opportuniste ou de
l’engagement sincère ? Sont-elles des
Les idées reprendraient-elles des cou­ promesses qu’il est possible de tenir ?
leurs en politique ? Pour gagner, François Ces interrogations sont ­décisives dans
Fillon a affiché un programme ancré à la mesure où ceux qui étaient associés
droite (réduction de la fiscalité des plus à l’exercice du pouvoir, Manuel Valls et
favorisés, diminution de la protection Nicolas Sarkozy, ont été éliminés lors
sociale) et des orientations de poli­ des primaires, et que le président sortant
tique étrangère tranchées (notamment a renoncé à briguer un second mandat.
concernant la Syrie et la Russie). Benoît Leur passage aux responsabilités avait
Hamon l’a emporté avec la proposition en effet déçu, à cause des politiques
du revenu universel et le pari d’une menées ou de la dimension symbolique
culture commune entre ­ écologistes de certains débats, comme celui sur la
et ­socialistes. Emmanuel Macron est déchéance de nationalité. Les promesses
attaqué sur l’absence supposée de son non tenues pèsent déjà lourd sur cette
programme, mais incarne l’idée forte de campagne ; elles pèseront davantage
l’union nationale et prend de vitesse un encore après l’élection.

27/
À plusieurs voix

Pourtant, si les primaires ont rassemblé et leur esprit de responsabilité. Mais


autour d’une cohérence idéo­logique comment faire croire aux idées si ce
supposée, leurs vainqueurs ne se sont n’est en les inscrivant dans la profondeur
guère préoccupés de démontrer la faisa­ d’une histoire ? Il faudrait peut-être
bilité de leurs propositions. Celles-ci ont moins promettre pour mieux expliquer
surtout été importantes pour gagner en le sens des réformes proposées, et avec
élaborant une ligne. En revanche, cette qui on entend les conduire : ce qui fait
bataille des idées a manifesté l’envie sans doute le plus défaut jusqu’à présent,
d’une pensée de ­l’avenir. Après les pré­ ce sont les idées relatives au changement
sidences de Sarkozy et de Hollande, de culture du pouvoir.
les enjeux du cap, de la détermination
à maintenir un projet dans la durée,
Comment faire croire
de l’audace programmatique et du
aux idées si ce n’est
dépassement des stratégies de réélection
en les inscrivant
sont largement partagés. Cela résulte en
dans la profondeur
grande partie de la décision inédite de
d’une histoire ?
­François Hollande de ne pas se repré­
senter. Autour de l’avenir, se jouent
ainsi des interrogations sur la place Comment articuler les idées politiques
de la France dans le monde, le rôle de et la réalité, surtout si on souhaite que
l’Union européenne après le Brexit et les cette dernière soit transformée, dans
incertitudes liées à l’élection de Trump. le sens d’une réduction des inégalités,
Cette élection donne plus de champ d’une vie publique plus éthique et d’une
aux enjeux européens et mondiaux par véritable transition écologique ? Le
­rapport à la bulle de quant-à-soi qui paradoxe est qu’aujourd’hui le Front
caractérisait jusqu’alors la présidentielle, national est le parti qui est sans doute
malgré les contre-exemples de Marine le plus convaincant sur sa c­apacité
Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon, qui à faire ce qu’il dit, ce qui pourrait
promettent le retour des protections en expliquer la stabilité de son électorat
jouant sur les peurs du monde. dans les sondages. Les autres candidats
Il reste que tous les candidats semblent doivent inscrire leurs idées dans une
avoir du mal à lier la pensée et l’action. relation au réel qui ne peut pas se can­
Feront-ils ce dont ils parlent ? La tonner à la feuille de route budgétaire
dimension de l’accomplissement reste et législative. ­Profondeur ­historique,
en sourdine. Les statuts des ­candidats référence aux réalités, connaissance
(anciens ministres, députés) sont du quotidien, vision économique et
­supposés rassurer sur leurs ­compétences scientifique : de nombreux éléments

/28
À plusieurs voix

essentiels manquent aux débats de cette On aurait tort de considérer ce phé­


campagne, qui ne sauraient se réduire à nomène avec le mépris du mangeur
l’esprit du concours Lépine ! de viande. Depuis la loi de 1976
Penser l’avenir implique de rompre avec reconnaissant les animaux comme des
une conception du réalisme qui le réduit êtres ­sensibles, renforcée par celle d’août
à une somme de contraintes et de peurs. 2015 sur la reconquête de la biodiversité,
Mais cela implique également de sortir des progrès ont été faits, comme l’inter­
de l’enlisement par des mesures fortes diction du trafic d’animaux exotiques ou
de rupture symbolique. Quel candidat la pénalisation des mauvais traitements.
osera à la fois l’audace programmatique, Sans parler de ceux qui se voilent la
le souci éthique, le réalisme de trans­ face par intérêt ou de ceux qui ­adoptent
formation et la pensée du long terme ? une posture ironique, deux camps
­s’opposent. Les uns prônent l’arrêt total
de la consommation de viande et de ses
dérivés, au nom du respect de l’animal,

POUR UNE quand d’autres cherchent une voie


éthique dans notre rapport au monde
ÉCOLOGIE animal et végétal.

DES Dans son Manifeste animaliste 1, Corine


­Pelluchon défend le premier parti.
RELATIONS Guidée par une perspective aboli­

ENTRE tionniste, elle propose d’inscrire le droit


des animaux dans la Constitution ; elle
VIVANTS les considère en effet comme des êtres
Jacques-Yves Bellay politiques et n’hésite pas à comparer
ce combat à celui de Lincoln contre
La cause animale fait désormais partie ­l’esclavage. Ce type de philosophie n’est
du paysage intellectuel et médiatique. pas sans fondement lorsqu’on observe
Nombre de livres ou d’articles lui sont les dégâts produits par ­l’exploitation de
consacrés. Le mouvement L214 qui lutte l’animal. Selon des études de la Food and
contre les procédés d’abattage, le déve­ Agriculture Organization (Fao), 18 %
loppement de comportements végans des émissions de gaz à effet de serre
refusant tout produit provenant des
animaux, les crises agricoles ­successives 1 - Corine Pelluchon, Manifeste animaliste.
liées à l’élevage industriel : « nos amies ­Politiser la cause animale, Paris, Alma ­Éditeur,
2016 ; voir aussi Sue Donaldson et Will
les bêtes » reviennent sur le devant de ­Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des
la scène. droits des animaux, Paris, Alma Éditeur, 2016.

29/
À plusieurs voix

proviennent de l’élevage (plus que des anthropocentrisme. Prenons l’exemple


transports) ; on assiste à une demande du loup. Il n’est pas question de son
exponentielle d’eau pour répondre éradication au nom de fantasmes venus
aux besoins de la production animale, du fond des âges, mais simplement de
et des millions d’hectares sont sous­ protéger une autre espèce, celle des
traits à la culture traditionnelle pour le moutons. Les bergers sont à la merci
maïs et le soja, à la grande satisfaction des chiens errants et des loups d’autant
de Monsanto et consorts. L’absence plus que le gigantisme des troupeaux
de réflexion sur la condition animale les rend vulnérables, alors que des trou­
conduit les grandes coopé­ r atives peaux de taille raisonnable sont, à l’aide
­agricoles et la Fédération nationale des des patous (chiens de montagne des
syndicats d’exploitants agricoles (Fnsea) Pyrénées) notamment, la meilleure pro­
à vendre des politiques d’exportation, tection contre des prédateurs. Si on ne
de porcs ou de lait en poudre, dans une mène pas une politique de prélèvement
sorte de résurgence colonialiste par de ces derniers, on aboutira à la fin de
rapport aux pays ­émergents ou à ceux l’agriculture de montagne et du pastora­
du tiers-monde : des ­millions de paysans lisme, avec toutes les ­conséquences éco­
sont ainsi envoyés dans les villes ; logiques et humaines prévisibles. Il faut
du reste, en France aussi, une ferme se méfier des discours de gens de la ville,
­disparaît chaque jour. L’animal est une qui changeront sûrement de ton le jour
chose que l’on domestique, consomme où « les loups entreront dans Paris ».
et jette comme un détritus. Cependant, Les mêmes sont fans de randonnée en
si Corine Pelluchon a raison d’inscrire ­montagne quand celle-ci est entretenue
l’exploitation des animaux dans la par les bergers.
logique du libéralisme mondialisé, elle se
fourvoie, à notre sens, quand elle milite
Quand on accorde
pour une planète se refusant à tuer les
aux animaux des « droits
animaux.
de l’homme »,
À lire les partisans de la cause animale, on
on sombre dans un autre
devrait en effet laisser proliférer les chats
anthropocentrisme.
– alors que l’on sait qu’au Royaume-Uni,
9 millions de chats sont responsables
de la mort de 55 millions d’oiseaux. On Ce qui change aujourd’hui, c’est le
devrait laisser se développer les ­sangliers rapport entre nature et culture. Tous les
au détriment des ­cultures. Quand on travaux de Philippe Descola montrent
accorde aux animaux des « droits de l’évolution entre un humain maître et
l’homme », on sombre dans un autre possesseur de la nature, et un homme

/30
À plusieurs voix

coacteur, avec les animaux et les ­plantes, revendication éthique qui touche
de la vie sur Terre2. Les Jivaros Achuar ­l’ensemble de la biodiversité. La création
d’Amazonie, étudiés par Descola, récente de l’Agence française pour la
considèrent que l’homme, l’animal et le biodiversité représente une avancée
végétal sont habités d’un esprit, d’une majeure. « En saccageant cet écosystème à
sensibilité, d’un langage. Ils s’autorisent un rythme effréné, en continuant à vivre avec
à cueillir et à chasser, mais le font dans l’injonction biblique d’une domination de
le cadre d’un système de croyances qui l’homme sur une nature à notre service, c’est
respecte ceux qui partagent la terre avec la survie de l’espèce humaine qui est en jeu 3. »
eux. Hubert Reeves, le président d’honneur
Ce qui manque aux défenseurs de l’Agence, n’a de cesse de tirer la sirène
­intégristes des animaux, comme aux d’alarme. Avec d’autres (Jean-Claude
abatteurs de masse, c’est l’incapacité Ameisen, Boris Cyrulnik ou Jean-Pierre
à penser le symbolique. On peut être Digard4), il en appelle à une sorte d’éco­
opposé à la corrida, mais nier l’aspect logie de la relation entre vivants, c’est-à-
religieux et sacré de cette mise en scène dire au respect, à la réintroduction de
de la mort revient à ôter la possibilité l’éthique non plus seulement entre
d’exorciser la violence au moyen de humains, mais pour l’ensemble des
rituels qui réconcilient une commu­ fruits du monde. Quand on oublie
nauté, autrement dit à nier l’anthropo­ cette dimension, on se transforme en
logie. Sans compter que la fin de la militants d’une sorte de « Manif pour
corrida reviendrait à ­supprimer la race les bêtes », oubliant que le monde de
des taureaux de combats, élevés en plein demain est à penser au-delà des émo­
air dans des espaces infinis. Qui peut tions, des ­attitudes et des propos défi­
oser traiter de ­primitifs les membres nitifs. Si cause politique il y a, elle touche
des tribus d’Amazonie ou d’Afrique le rapport au vivant. En fixant le débat
parce qu’ils se nourrissent d’animaux ? autour de l’animal, on culpabilise à coup
Mais les rites qui accompagnent la mort de sentences et on occulte les rapports
de l’animal prouvent qu’ils ont à son écologiques sans cesse à renouveler
endroit une déférence dont on ferait entre tous les vivants.
bien de s’inspirer.
Le débat actuel ne fait que ­commencer.
Il est plus vaste que la seule condition
animale, car il contient en germe une
3 - Entretien avec Hubert Reeves dans Le Journal
du dimanche du 8 janvier 2017.
2 - Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 4 - Jean-Pierre Digard, Une histoire du cheval. Art,
Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2015. techniques, société, Arles, Actes Sud, 2007.

31/
À plusieurs voix

TU NE SAIS dû surmonter pour se retrouver dans ce


petit restaurant à déjeuner avec vous et
PAS LIRE on ne pourra pas se confier facilement,
Rose Réjouis 1 sans choquer, parce que tu auras gardé,
enfouie en toi, quelque part, une foi, dure
Au fond, on ne te reproche qu’une comme de l’airain, une foi de petite fille
chose : tu ne sais pas lire. Qu’est-ce que qui serre la main de sa grand-mère. Et
ça veut dire ? Que tu ne fonctionnes pas on aura honte, malgré tout l’éclat blanc
bien dans notre grammaire. Tu n’es ni et la fortune dorée de la modernité, de
un verbe d’action, ni un joli mot, ni une n’avoir rien fait d’autre que d’être sortie
préposition utile. Tu vis ici dans une en boîte samedi dernier, d’avoir regardé
ponctuation qui n’est pas la tienne. Tu la télé dimanche, de s’être disputée avec
imites. Quand tu es moins timide, tu une amie, ou simplement de ne pas aimer
cajoles, tu nous fais un grand sourire. son boulot. Pendant que pour cette
C’est bien gentil, mais ça ne suffit pas. sotte, le soleil scintille d’une façon par­
Tu n’es pas d’ici. Tu es ici chez nous et ticulière sur la vitre, parce qu’assise sur
ici, toi, tu es illisible, avec ou sans voile. une banquette rouge avec des clous en
Que ce voile soit la couleur de ta peau or, elle prend un café noir avec une amie
ou un foulard en polyester. Au fait, vous française et que personne ne lui cherche
les achetez où ces foulards ? Ça ne vous noise. C’est un jour comme tous les
fait pas l’effet d’avoir le visage tatoué jours à Paris. Et elle est amoureuse parce
de porter ça ? C’est bizarre de vouloir qu’elle travaille dans un bureau à Paris.
déjouer l’attention de son visage avec des Tu es amoureuse parce que tu ne
couleurs bigarrées. Excuse-moi, mais je ­comprends pas que tu ne comptes pas.
trouve que ça fait enfant. Ça fait la petite Ce n’est pas à toi qu’on pense quand on
fille ou le petit garçon qui joue à la dame. pense aux chômeurs. Toi, on s’en fout.
Bon, c’est vrai que tu es jolie, grande et Une de plus, une de moins. Ce n’est pas
élancée parfois. C’est vrai que tu ­t’habilles à toi qu’on pense, mais à lui, là-bas, qui
avec élégance parfois. Oui, mais bon, et a fait des études d’ingénieur et qui n’a
après ? Après, ce sera fatigant d’avoir à pas trouvé de travail après cinq ans de
déjeuner avec une personne qui vous recherche. C’est à ­Dominique qu’on
saoule avec tous les obstacles qu’elle a pense. Lui qui habite dans un appar­
tement que sa grand-mère lui a acheté
1 - Née à Haïti, Rose Réjouis a grandi en
France avant de faire ses études aux États-Unis. et qui fuit la honte de ne pas travailler
Aujourd’hui professeure de littérature comparée en passant la moitié de l’année à voyager.
à la New School, elle est l’auteure de Veillées pour
les mots. Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau et
C’est à cause de leur sort, qu’on est
Maryse Condé (Paris, Karthala, 2005). plein de rage. Toi, quand on te croise,

/32
À plusieurs voix

tu nous distrais. Oui, pourquoi pas un tu vois bien que tu ne comprends pas
café, vite fait ? Quoi, finalement, ton ce qu’on te dit. Ta grand-mère, ta sœur
travail de bureau ne te plaît pas tant et toi, c’est pareil. Tu ne t’en rends pas
que ça ? Ce n’est même pas un travail compte. Tu crois à l’intégration et tu n’as
de bureau puisque tu es essentiellement porté le foulard que deux ans dans ta vie ?
­responsable du courrier et tu vis dans la Oui, mais nous, on ne peut pas lâcher
peur d’être licenciée. prise et vous confier l’identité française.
Ah oui, je le savais, que ton travail n’était Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Et nous,
pas un vrai travail. Je te le disais. Tu n’as on serait quoi ? On serait qui ? Et quoi
pas de fonction « sujet » dans la phrase. encore ? J’ai remarqué qu’il n’y a que les
Tu es juste le blanc entre les mots. Que tu primitifs qui croient en la civilisation.
sois ici ou là, ça ne fait aucune différence. La civilisation, ça n’existe pas. C’est une
Tu es facilement remplaçable. Oui, tu es stratégie. Si vous faites à droite, nous, on
gentille et tu as un beau sourire, mais fait à gauche. Si vous faites vos objets
c’est tout. en ateliers, nous, on construit de grands
Tu ne peux pas comprendre. Lui, c’est centres ­commerciaux en béton brut et
mon frère. Elle, c’est ma cousine. On se puis, dès que vous envahissez les centres
connaît depuis toujours. On a la même commerciaux, allez hop, on retourne aux
mémé. Mais toi, même des années plus petites boutiques et aux ateliers. On vous
tard, tu restes une étrangère. Avec tes a bien eus. Bon débarras. C’est ça, la civi­
gros cheveux bouffis d’étrangère. Et tes lisation. Une occupation ­stratégique de
grands yeux sensibles d’étrangère. Et ta territoire. Rien d’autre. Vous me faites
parole facile d’étrangère. Je ne sais pas rire. Ça, oui.
si tu as remarqué, mais nous, les gens D’ailleurs, il ne suffit pas de déchiffrer
d’ici, on compte nos mots. On ne parle pour savoir lire. Il faut connaître tout
pas à tout le monde. On observe avant un tas de choses. Il faut être imprégné
de décider si le jeu en vaut la chandelle. de la culture pour comprendre, sinon tu
Oui, je sais, toi, si tu ne parlais pas à tout passes à côté. Tu lis tout texte comme si
le monde, tu passerais peut-être des c’était un mode d’emploi. Tu ne sais pas
mois entiers sans parler. Tu parles pour que la sélection joue un rôle principal
survivre. Mais admets-le, tu parles aussi dans la lecture. On ne lit pas tout, quand
parce que tu viens d’une culture orale. on sait lire. Justement, on ne lit pas les
N’oublie jamais que tu viens d’ailleurs. modes d’emploi. On ne lit pas les pubs.
C’est quand même pas la même chose. On ne lit…
Que dis-tu ? Que c’est ta grand-mère qui Toi, tu appréhendes les mots comme
ne sait pas lire et que toi, tu as été à l’école une fourmi noire. Ils ne sont pas à ton
– de la maternelle jusqu’à l’amphi. Alors, échelle. D’ailleurs, tu sais, personne

33/
À plusieurs voix

n’écoute quand tu parles. C’est parce un bégaiement dans la démarche ou


que tu ne parles pas. Tu répètes. C’est dans la marche… que vous êtes des
pas pareil. Tous tes mots sont des mots écorchées vives quoi…
d’emprunt. Que ferais-tu si nous les Ah oui, celle-là, elle est bonne. Mon père,
reprenions ? Ce ne sont pas tes idées à il aimait bien raconter qu’il connaissait
toi que tu mijotes… Rends-les donc à beaucoup d’Africains avec des doctorats
nos bibliothèques, allez… qui se promenaient toute la journée à
Paris, la sacoche vide, pour faire croire
à leur famille qu’ils allaient travailler.
Tous tes mots sont
Mais personne ne les embauchait ces
des mots d’emprunt.
hommes. Ils se promenaient dans la
Que ferais-tu si nous
ville, qu’ils connaissaient comme leur
les reprenions ?
poche, à grands pas, en costume trois-
pièces. Oui, il me racontait ça, mon père.
Toi, tu sais, tu ne sais pas lire. Alors, si Quoi, tu n’as pas encore compris. Mais
jamais tu décides d’écrire un livre, ce toute la littérature française te le dit que
n’est pas la peine d’aller chercher midi à tu ne sais pas lire. À ton avis, Verlaine,
quatorze heures. Il te suffira de raconter dans l’Art poétique, il voulait dire quoi
ta vie. Tu sais, ta grand-mère, ta mère, et quand il a écrit :
cætera. Il ne faut surtout pas oublier les « Ô qui dira les torts de la Rime !
humiliations et les peines. C’est ça qui Quel enfant sourd ou quel nègre fou
fait vendre les livres écrits par des gens Nous a forgé ce bijou d’un sou
comme toi. La différence. Il faut que les Qui sonne creux et faux sous la lime ? »
gens sentent que vous, vous n’êtes pas Verlaine ! Connais pas ? Toi, tu fais
comme eux, que vous avez des mains la sourde quand tu entends les mots
abîmées, un œil ou un doigt qui manque, « arabe » ou « nègre » ? C’est ta ­stratégie ?
des rides ou des cicatrices sur le visage, Elle est bonne, celle-là.

/34
Le
problème
technique
Introduction
Camille Riquier

C omment définir la bonne attitude à tenir face à la technique, qui


s’élèverait assez pour accueillir les différents regards sur son phé-
nomène, sans trébucher, sans quitter la neutralité souhaitée pour
basculer d’un côté ou de l’autre, connotant nos attentes, nos craintes,
voire notre révolte, et appeler la controverse ? Esprit avait consacré en
2009 un numéro double aux outils numériques et à leurs usages et avait
pu éviter l’écueil1. Mais le pouvons-nous aujourd’hui, confrontés à la
révolution technique permanente, prise dans sa globalité, telle qu’elle
engage et bouleverse toutes les dimensions de l’existence humaine ?
Nécessairement, le bateau tangue. Jacques Ellul, qui fit de la technique,
dès 1954, l’« enjeu du siècle », nous avait prévenus et n’a cessé de le répéter
jusqu’en 1989 : « Nous savons tous que tout dépendra finalement de l’issue de
l’aventure technique. Comment pourrions-nous garder la tête absolument froide et
ne pas prendre parti ? L’enjeu est trop grand et nous sommes trop directement pris à
partie, impliqués dans ce mouvement  2. »
Fallait-il alors nous élever de plusieurs altitudes et, l’œil sec, voir de bien
plus haut, impassibles, le cours où ce mouvement nous mène ? Mais il
n’y a guère que le point de vue orbital sur la planète, duquel se place Élie
During, qui permet d’exercer une imagination saine et créatrice, avant
toute déploration ou célébration. Ce n’est que depuis ce seuil critique
qu’a franchi Gagarine qu’une réflexion peut trouver un point d’équilibre
pour penser les nouveaux problèmes liés à la conquête spatiale, aux
technologies de l’information et à la crise écologique. Autrement, il est
encore préférable qu’elle replonge, comme le fait Maël Renouard, dans
l’immense mémoire extériorisée qu’est Internet si elle veut renouveler
notre imaginaire de la technique. Se laissant dériver dans l’étendue numé-
rique, improvisant une trajectoire sans ordre, elle en ressort alors avec

1 - « Homo numericus », Esprit, mars-avril 2009.


2 - Jacques Ellul, le Bluff technologique [1989], Paris, Hachette, 2012, p. 92 ; voir aussi J. Ellul, la
Technique. L’enjeu du siècle [1954], Paris, Economica, 2008.

39/
Camille Riquier

des fragments de visions et d’expériences toujours nouvelles. Entre les


deux, pas assez bas, pas assez haut, elle veut voir loin, cherche à anticiper
sur les possibilités futures, mais imagine mal. En effet, plus nous pro-
jetons loin dans le futur l’évolution technique, plus nous la fantasmons
terrible ou merveilleuse. L’ambivalence de nos sentiments à l’égard de
la technique se creuse jusqu’à se scinder en deux attitudes antagonistes
dont seule l’Amérique nous semble encore pleinement capable. D’un
côté, le pessimisme avec l’utopie post-apocalyptique qui nourrit une
part non négligeable de la production hollywoodienne. De l’autre côté,
l’optimisme avec l’idéologie transhumaniste. Confiante dans l’usage que
l’homme peut faire des nouvelles technologies pour s’améliorer lui-même
et vaincre la mort, elle s’épanouit en plein cœur de la Silicon Valley.
Et c’est à cet imaginaire aussi contestable qu’efficace que Jean-Louis
­Schlegel et Jean-Michel Besnier s’attaquent, soit en interrogeant l’une
des pensées dont les transhumanistes se revendiquent parfois (Teilhard
de Chardin), soit en rappelant l’essence de l’humain à ceux qui veulent
ainsi faire de celui-ci la plus belle de leur machine.
Là encore, nous avons trébuché, car ces rêves ou ces cauchemars se
dissipent vite quand le progrès technique, dans sa matérialité croissante,
finit par obstruer la route qu’il a lui-même construite. La technique,
grande pourvoyeuse de solutions, est devenue elle-même le problème,
l’obstacle mis en avant (problema) qui nous bouche l’horizon, fût-ce par
sa prétention à désigner comme techniques tous les problèmes que nous
rencontrons. Revenant sur nos pas, Jean Vioulac retrace l’histoire du
progrès technique et souligne le passage qui a conduit de l’ingéniosité
mécanique à l’aliénation des hommes, dépossédés du pouvoir de décider
pour eux-mêmes au profit des algorithmes. C’est bien plutôt la techno­
logie qui s’est émancipée de l’homme, et l’informatique a achevé de
lui donner un pouvoir de commandement sur lui. Le problème nous
empêche de marcher et force ainsi à penser : le système technique,
invisible tant qu’il fonctionne, se rend apparent par les accidents qui
viennent de plus en plus en perturber le cours. C’est alors que sa part
maudite se révèle : nous doutons désormais de ce que nous avons gagné
avec ­l’indépendance de l’esprit, nous craignons surtout de ne pouvoir
regagner ce que nous avons perdu. Philippe Bihouix s’arrête sur les
coûts écologiques majeurs que la production industrielle fait peser sur
la planète (déchets, pollution) et que sa délocalisation contribue à nous

/40
Introduction

masquer. Parce qu’une « sortie par le haut » est compromise, il invite à


une conversion aux basses technologies, sobres et résilientes. François
Jarrige s’arrête quant à lui sur les coûts humains. Alors que les robots sont
aujourd’hui promus de manière frénétique sous l’impulsion de promesses
économiques et politiques, leur développement massif a réduit la place
de la force humaine de travail et menace l’équilibre écologique. Pour
autant, si la technologie moderne désintègre nos organisations sociales
et politiques et déséquilibre l’écosystème, Bernard Stiegler se refuse à la
rejeter en tant que telle. La faute en revient plutôt aux logiques de marché
et à la bêtise humaine qui sous-tendent la technique et qui entraînent
follement la planète vers une augmentation de l’entropie.
Une issue doit donc être recherchée, qui ne peut être technique. Le pro-
blème que la technique dresse devant nous est le seul dont on soit sûr
qu’il ne pourra être résolu de façon technique. Il conduit Tristan Garcia
à repenser la trop évidente séparation entre l’objet technique et l’objet
naturel, lesquels entrent dans un cercle où tout peut être indifféremment
art ou nature. À la fin, la pratique seule décide de leur distinction, et non
leur mode de production ou leur auteur. Xavier Guchet voit de son côté
dans les nanotechnologies, connectées aux pratiques réelles de labora-
toire, la possibilité de réunifier l’éclatement récent des approches sur la
technique – évaluative, ontologique et anthropologique. Irlande Saurin
introduit à la philosophie de Gilbert Simondon qui a levé le voile d’igno-
rance sur les objets techniques et leurs schèmes de fonctionnement,
qu’un mépris a écartés de la culture des hommes au prix de notre propre
aliénation. C’est en effet peut-être de nous, plus encore que des machines,
qu’il faut attendre un changement, si nous voulons sortir de l’impasse où
la technique a fini par nous placer.

41/
Un nouvel
imaginaire

La révolution numérique, l’automatisation, l’exploration de


l’espace et l’humanité augmentée sont autant de phénomènes
récents qui nourrissent un nouvel imaginaire de la technique
dont il importe de mesurer les effets sur nos vies, sur notre monde
et sur nos capacités à prendre des décisions.

Nouveaux Ce que Le trans­ Comment dire


fragments Gagarine a vu humanisme « non » quand
d’une mémoire Élie During et Teilhard de les machines
infinie Chardin, même triomphent ?
Maël Renouard combat ? Jean-Michel
Jean-Louis Besnier
Schlegel
Nouveaux
fragments
d’une mémoire
infinie
Maël Renouard

C haque fois que j’écris le récit d’un souvenir personnel, je ressens


davantage l’impossibilité de m’en tenir aux seules ressources de
ma propre mémoire. Il suffit que je veuille évoquer un quartier
d’une ville, ou un fait d’actualité qui aurait eu lieu à une certaine époque,
pour que j’aille naturellement demander à Google de préciser ou de com­
pléter mes souvenirs. Toute littérature d’introspection – autobiographie
ou roman psychologique – devrait aujourd’hui, si elle voulait décrire aussi
fidèlement que possible les cheminements d’un esprit, faire apparaître
dans à peu près une phrase sur deux le nom de Google.


Souvent, ayant retrouvé sur mon écran le plan détaillé de la ville où j’étais
en voyage, ou bien le déroulement exact des événements qui faisaient
alors la une des journaux, je redoute qu’une précision trop grande ne
corresponde pas à l’état réel de mes souvenirs et donne une impression
d’inauthenticité. Mais il est trop tard, quand on a goûté aux fruits de
l’arbre de la connaissance, pour retrouver l’état d’innocence psycho­
logique dans lequel on se trouvait auparavant. Alors je cherche une
sorte de compromis entre la fidélité à ma mémoire faillible et la volonté
de précision qui est aussi vieille que l’usage représentatif des signes.
Je rebats toutes les cartes que j’ai entre les mains, celles que je tiens de
mes souvenirs et celles que je tiens de Google, et de temps à autre je

45/
Maël Renouard

leur applique indifféremment, sans me soucier que ce soit vrai ou non,


des locutions comme « je ne sais plus si c’est au mois d’avril ou au mois de mai
que… », « si ma mémoire ne me trompe pas… », « je crois me rappeler qu’à cette
époque-là… ». Quelquefois, cependant, je redoute aussi le jugement d’un
lecteur qui ne serait pas du tout sensible à cet effort d’imprécision destiné
à me conserver une forme humaine traditionnelle, et serait au contraire
consterné par mon inaptitude à recourir à Internet – cet instrument fort
utile, facile à manipuler, et qui est entré dans les mœurs depuis un certain
temps, tout de même ! – pour corriger les manques de ma mémoire.
Il faudrait un équivalent actuel de Marcel Proust, de James Joyce ou de
Virginia Woolf (peut-être même quelqu’un qui serait doté d’une har­
diesse encore plus grande, car il faudrait ne pas redouter d’être fastidieux
à un degré peu imaginable) pour rendre compte de la condition actuelle
de l’écrivain en osant avouer (et surtout répéter cet aveu autant de fois
que la vérité l’exigerait, c’est-à-dire à peu près tout le temps) de quelle
manière s’enchaînent les souvenirs et les recherches sur Google, et de
quelle manière, ensuite, la forme finale du récit résulte d’interrogations
assez nombreuses au sujet de leur agencement.
Il n’est pas certain qu’il faille attendre de cette évolution dans l’écriture
un surcroît général de vérité, malgré l’afflux de récits réalistes, surchargés
de documentation, qu’a provoqué inévitablement l’apparition d’Internet
comme source d’informations factuelles infinies. Avec la submersion
de la mémoire personnelle sous la mémoire du monde, s’effacent aussi
les vieilles frontières entre la mémoire et l’imagination, entre le vrai et le
faux, entre le moi et le non-moi. J’avais été frappé par un article de Boris
Souvarine qui se moquait sévèrement d’Ilya Ehrenbourg et de la manière
dont il avait écrit l’histoire de sa vie1. Il relevait de nombreux passages
où, selon lui, il s’inventait toutes sortes de rencontres opportunes, dans
ses jeunes années, avec ceux qui allaient devenir les protagonistes de
la révolution russe, à une époque où ni eux ni Ehrenbourg n’étaient
connus et où la probabilité que leurs chemins se croisent était extrê­
mement faible ou, pour mieux dire, inexistante. Il semblait avoir écrit
son autobiographie en ayant sous les yeux des ouvrages d’histoire et en

1 - Boris Souvarine, « Les mémoires d’Ehrenbourg », Preuves, no 142, décembre 1962, repris dans
Tragédie des lettres russes, édité par Jean-Louis Panné, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2014 ; Ilya
Ehrenbourg, les Années et les hommes, trad. Nathalie Reznikoff, préface d’Emmanuel d’Astier, Paris,
Gallimard, coll. « L’Air du temps », 1964.

/46
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie

y prélevant des scènes où il s’était inséré comme un témoin privilégié ou


un personnage secondaire. Souvarine jugeait très grossière la manière
dont était réalisée cette opération et se disait certain de déceler les faux
souvenirs d’Ehrenbourg à vue d’œil.
Il serait aujourd’hui facile de procéder à une chirurgie de la mémoire
beaucoup plus fine, beaucoup plus insaisissable. Un professeur habitant
à New York m’a raconté récemment – c’était quelques mois après ma
lecture de Souvarine – qu’il connaissait quelqu’un qui était en train d’aider
une personnalité à écrire ses mémoires, et que cette personnalité, avec la
complicité de son ghostwriter, avait entrepris d’inventer un épisode dans
sa vie, en feignant d’avoir assisté, trente ou quarante ans auparavant, à
un match de base-ball – ou de basket-ball, je ne me souviens plus – qui
est aujourd’hui encore considéré aux États-Unis comme historique pour
une raison que j’ai également oubliée. Le ghostwriter et le commanditaire
ont regardé sur YouTube des archives vidéo du match pour décrire la
scène aussi précisément que possible. Ils ont pu savoir si le ciel était
nuageux ou ensoleillé ; ils ont pu s’imprégner de l’atmosphère du stade,
de l’humeur du public ; ils ont pu retrouver les actions marquantes, celles
dont un homme qui aurait vraiment assisté à ce match n’aurait pas pu
ne pas se souvenir.
Ehrenbourg paraphrasait des livres d’histoire pour décrire les événe­
ments auxquels il n’avait pas pris part ; son récit sonnait faux parce qu’il
ne disposait pas des sensations, des petits faits vrais qui attestent d’une
expérience vécue. Nous avons désormais des images et des sons pour
décrire ces sensations, ces petits faits vrais. Le risque est alors de se
gorger de cette profusion de détails et de provoquer chez le lecteur un
sentiment d’invraisemblance en faisant étalage d’une précision qui ne
correspond pas à l’expérience commune de la mémoire psychologique
humaine. C’est l’excès de netteté et d’infaillibilité qui menace de sonner
faux. La vraisemblance requiert de faux aveux d’ignorance, de flou inté­
rieur, d’incapacité à se souvenir de tout.
Mais combien de temps devrons-nous ainsi nous efforcer de rester à
l’intérieur des bornes naturelles de nos capacités psychologiques ? Ima­
ginons quelqu’un qui aurait vraiment vécu l’événement, et qui voudrait
le raconter, bien des années après ; il utiliserait très probablement, lui
aussi, les archives d’Internet – comptes rendus détaillés, images et sons
enregistrés le jour même – pour compléter ses souvenirs. Nous ferons

47/
Maël Renouard

tous cela un jour. Que vaut alors la différence entre l’homme qui a été là
et l’homme qui n’a pas été là ?
L’expérience vécue a perdu ses privilèges. Elle procurait à celui qui en
avait été le sujet des images-souvenirs exclusives. Mais celui qui n’a pas
fait cette expérience en a lui aussi des images, désormais. Ce match de
base-ball d’il y a quarante ans, qui peut en parler le mieux ? Celui qui
y était, mais qui n’a plus que ses lointains souvenirs personnels ? Ou
celui qui n’y était pas, mais qui a pu le visionner dix fois sur YouTube,
intégralement ? Quand un peu de temps a passé, nous nous retrouvons
tous au même point, que nous ayons ou non vécu l’événement : nous
n’en avons plus que des images, et celui qui en a le plus grand nombre
n’est plus celui que l’on croyait.

L’expérience vécue
a perdu
ses privilèges.

Dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982), les androïdes les plus élaborés
sont ceux qui sont persuadés d’être humains parce qu’ils ont des sou­
venirs d’enfance – ils ne peuvent donc pas être des machines fabriquées
avec une physionomie d’adulte. La scène où Sean Young tend à Harrison
Ford une photographie d’elle âgée de quelques années à peine, comme
une preuve de son enfance et donc de son humanité, est d’une grande
force parce qu’elle nous rappelle un phénomène qui nous est familier,
à nous qui ne sommes pourtant pas des robots : celui de ces souvenirs
de notre petite enfance qui ressemblent beaucoup à des photographies
qu’on nous a montrées quand nous avons grandi, et qui sont proba­
blement, en réalité, des transpositions de ces photographies, mais tel­
lement indiscernables de souvenirs véritables que nous n’aurions aucune
raison de mettre en doute leur authenticité, si nous venions à perdre ces
clichés ou à oublier leur existence. La zone de nos tout premiers sou­
venirs est celle où ­l’indistinction entre l’intériorité et l’extériorité, entre
les images mentales et les images mécaniquement enregistrées, entre la

/48
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie

mémoire personnelle et la mémoire du monde, est la plus grande. Il n’est


pas impossible que notre avenir soit à l’image de cette origine.


Nuit du 20 au 21 décembre 2016. Je rêve que je dois retrouver Peter, un ami
américain cinéphile, pour aller voir Playtime (1967) de Tati, sans doute
dans une salle du Quartier latin. Une version restaurée, plus longue que
la version connue jusqu’alors, vient de sortir sur quelques écrans. J’ai déjà
vu Playtime il y a trois ou quatre ans, mais peu importe, je me réjouis de
le revoir, de le montrer à Peter et de découvrir ce qu’il y a de différent
dans cette version.
Je sors de chez moi. Cela ressemble vaguement au 15e arrondissement
où j’ai habité par intermittence entre 1999 et 2002. Il fait beau ; c’est le
printemps ou le début de l’été. La ville est joyeuse. Les rues ont des cou­
leurs très vives, comme lorsque le soleil reparaît soudain après la pluie.
Le chemin s’annonce un peu long, trois bons quarts d’heure, semble-t-il,
comme lorsqu’il m’arrivait d’aller à pied, autrefois, de Convention à
l’Odéon. Pour passer le temps, je décide de regarder la bande-annonce
du film sur mon smartphone, tout en marchant. Puis, je ne sais pourquoi,
je commence à regarder le film lui-même, alors que je suis censé le voir
au cinéma dans quelques dizaines de minutes, tout au plus. Cela semble
absurde, mais je dois être fasciné par les images qui défilent sous mes
yeux : elles n’ont absolument rien à voir avec ce que l’on connaît de
Playtime, et je n’arrive pas à patienter, ma curiosité est trop forte. Qu’y
a-t-il dans ces images ? Impossible de m’en souvenir ; je ne me souviens
que du sentiment de leur étrangeté.
Il se passe quelque chose de plus étonnant encore, qui me pousse à
continuer ce visionnage. Les images ne défilent pas sur le petit écran du
téléphone, elles sont entièrement superposées à ma perception, entre­
mêlées à elle, et je peux d’autant plus facilement les regarder en marchant
que je n’ai pas besoin de maintenir mes yeux baissés sur l’écran au risque
de trébucher ou de heurter un obstacle. Ce que je vois, ce à travers quoi
je marche, ce n’est pas le monde, mais le film, ou plutôt un mélange du
film et du monde.

49/
Maël Renouard

Je m’en rends compte en même temps que je prends conscience que je


suis en train de rêver. Je me dis que c’est extraordinaire, que je vis en
rêve ce qui sera l’avenir de notre condition perceptive (l’émancipation
des images à l’égard des écrans ; l’équation des images et de la réalité ; la
multiplication des strates d’images et d’informations dans notre champ
de vision), qu’il importe de prolonger ce rêve aussi longtemps que pos­
sible, que je dois, par conséquent, m’efforcer de rester endormi, enfin
qu’il faut absolument que je note cela lorsque je me réveillerai et même
que j’en fasse une publication sur Facebook.
Je continue à marcher. La rue est encaissée, désormais ; les maisons, ou les
immeubles, s’étagent en pente douce de part et d’autre. Au loin, l­ ’horizon
est barré par une légère élévation ; quand je parviens à sa hauteur et
la franchis, je découvre la mer en contrebas. Devant la mer, il y a une
petite place ombragée ; on pourrait être à Barcelone ou à l’Estaque, ou
à Villers-sur-Mer si l’on y acclimatait des palmiers. Je crois que j’ai fina­
lement cessé de regarder les images du film ; mais je me suis demandé,
plus tard, quand je me suis réveillé et que j’ai commencé à transcrire ce
rêve – exactement comme je m’étais enjoint de le faire tandis qu’il était en
train de se dérouler –, si la mer n’était justement pas l’une de ces images
qui s’étaient immiscées dans ma perception, avec un tel naturel que je
n’en avais désormais plus conscience. Tout devenait possible ; et cet
insensible passage du coq à l’âne qui forme invariablement le continuum
des rêves trouvait là, pour une fois, un soubassement technique qui en
rendait compte d’une manière fort rationnelle.
J’ai l’impression de reconnaître Peter assis sur un banc de la petite place,
mais tandis que je m’apprête à aller vers lui, il se lève et disparaît, sans
que j’aie pu être certain de le reconnaître. Peu importe, me dis-je, de
toute façon c’est au cinéma que nous avions rendez-vous, je verrai bien,
là-bas, si c’était lui ou non. Le cinéma : je suis sûr que d’autres arcanes
vont m’y être dévoilés, qu’il abrite le laboratoire de l’alchimie moderne,
dont le dessein secret n’est plus de transformer le plomb en or, mais
l’image en réalité. Je suis impatient d’y arriver, j’y serai dans quelques
minutes, encore un léger effort pour rester endormi, pour continuer ce
récit, pour connaître la suite, pour toucher au but ; et c’est au moment
où la révélation n’a jamais été si proche, qu’un bruit extérieur – a person

/50
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie

from Porlock – déchire en douceur ce rêve et que je me réveille dans le


monde des images inhabitables.


Le fantasme d’une machine à lire dans les pensées est un thème ancien
de la science-fiction. Il s’est réalisé sans qu’on le planifie comme tel,
et tout autrement qu’on ne l’aurait imaginé : non par le percement de
l’absolument enfoui, mais par sa remontée spontanée à la surface de
­l’expression. (De la même manière, l’idée géniale du roman de Pierre
Benoît était qu’il ne faut pas chercher l’Atlantide au fond de la mer, mais
au beau milieu du désert du Sahara, car si elle a disparu, ce n’est pas parce
que l’océan l’a engloutie, c’est parce qu’il s’est retiré2.) Il n’a pas été besoin
de s’introduire dans le secret des cerveaux, de franchir par on ne sait quels
procédés inouïs la barrière de la boîte crânienne ; il a suffi d’inventer une
étendue d’un genre particulier, dans laquelle chacun déposerait à tout
instant l’empreinte de ce qui lui passe par la tête.


L’étendue numérique est un « règne de la quantité ». Elle étend l’empire
du nombre ; elle donne un nombre à des phénomènes qui n’en avaient
pas. Il y a longtemps, certes, que l’on mesure, avec une précision plus ou
moins grande, pour un livre le nombre d’exemplaires vendus, pour un
film le nombre d’entrées dans les salles de cinéma, pour une émission de
télévision le nombre de ceux qui l’ont regardée. Le nombre de « vues »
ou de « consultations » sur Internet prolonge au premier abord ce genre
de numérations avec une exactitude, une immédiateté et une facilité
supérieures. Mais il s’en distingue assez profondément en ce qu’il mesure
des actes mentaux pour ainsi dire à l’état pur, des moments fugaces où
l’on pense à quelque chose ou à quelqu’un. Maintenant qu’Internet est
un auxiliaire de plus en plus infini et de plus en plus permanent de notre
intellect, le fait de le consulter est devenu le corollaire de presque toutes
nos opérations mentales, qu’elles soient complexes ou triviales. Quand
j’achète une place de cinéma, j’ai déjà décidé depuis un certain temps

2 - Pierre Benoît, l’Atlantide, Paris, Albin Michel, 1919 (réédité par Le Livre de poche en 1973).

51/
Maël Renouard

– depuis une semaine ou depuis une demi-heure – que j’irai voir ce film ;
alors que l’empreinte numérique accompagne une pensée comme une
ombre accompagne un corps. Ce que l’on mesure, ce ne sont pas des
décisions, ni des jugements, ni même des sentiments, c’est le pur et simple
« penser à quelque chose », le « ce qui passe par la tête » de l’humanité à
un instant t. Internet est le nombre de l’intentionnalité.


Lors d’une élection qui eut lieu en France à la fin de l’année 2016, un
quotidien publia sur son site internet, au cours de l’après-midi, un petit
article qui proposait un classement des requêtes concernant les noms des
candidats en lice sur la barre de recherche de Google – la publication de
sondages étant interdite en France le jour même d’un scrutin. Ces données
comprenaient aussi l’origine géographique des requêtes ; une carte était
présentée. L’article était factuel, ne s’engageait dans aucune analyse ; il
paraissait faire des clins d’œil appuyés au lecteur, mais sans oser aller plus
loin, faute d’être sûr de la valeur de telles statistiques. C’était la première
fois que, pour ma part, je lisais quelque chose de semblable.
Le soir, quand tombèrent les résultats, qui surprirent tout le monde, il se
trouva qu’ils correspondaient assez précisément aux statistiques tirées
du moteur de recherche, plus précisément en tout cas que les sondages
classiques qu’on avait pu lire dans les jours précédents, aussi bien du point
de vue du classement des candidats, des écarts qui les séparaient, que de la
répartition géographique des votes. Cette corrélation se vérifia de nouveau,
une semaine plus tard, le soir du second tour ; le législateur, entre-temps,
ne s’était pas avisé d’interdire ces publications d’un nouveau genre.
Cette bijection entre les bulletins dans les urnes et les requêtes sur Google
n’a rien d’évident, dès que l’on s’y attarde un peu. Pour quelle raison
le vote d’un citoyen pour le candidat Dupont devrait-il se refléter sur
Google ? On pourrait imaginer qu’il connaisse déjà son candidat, même
s’il y a seulement deux jours qu’il s’est décidé pour lui ; on pourrait ima­
giner qu’il manifeste au moins autant de curiosité pour la concurrence,
qu’il en scrute avec anxiété le devenir immédiat, ou qu’il contemple
avec malignité les prémices de sa défaite. Cette manière de redoubler
le geste du vote par une recherche sur Google n’est pas forcément plus
rationnelle ou utilitaire que l’attitude de l’enfant qui tient à enfiler son

/52
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie

costume de Batman quand il regarde le film Batman, pour redoubler son


expérience et lui donner une plénitude plus satisfaisante.
Il est peut-être vain de chercher à rendre raison de ce phénomène en
particulier, alors qu’il n’est probablement qu’un aspect de ce nouvel état
des choses : la corrélation de la vie physique et de la vie numérique, qui
s’impose à nous à la manière d’un fait, d’un fait métaphysique, comme le
fait d’être conditionné par le temps et l’espace, ou comme le fait d’avoir
un corps. Autrement dit, de même que si j’ai rendez-vous avec quelqu’un
pour la première fois, si je dois prendre le train pour Quimper, si je dois
écrire un article sur Robbe-Grillet, etc., ces actions se reflètent d’une
manière ou d’une autre, brièvement ou longuement, dans mon usage
d’Internet, de même, si je vote Dupont ou Durand, j’en laisse, d’une
manière ou d’une autre, la trace sur Google.
Il était naturellement impossible de savoir si les requêtes nominatives, le
jour du vote, avaient été inscrites sur la barre de recherche avant ou après
le glissement du bulletin dans l’urne ; je pencherais pour l’hypothèse d’une
répartition relativement équitable des deux cas, car je ne crois pas que
toute requête sur Google exprime désormais une volonté de s’informer
utilement, mais que beaucoup d’entre elles accompagnent une pensée
fugace, la prolongent et ne rentrent que très imparfaitement dans un
cadre schématique du type question-réponse. Nombreuses sont les cir­
constances où nous ne consultons pas Google avant d’avoir fait quelque
chose, mais après, après avoir lu un livre, vu un film, visité un monument,
etc., pour séjourner dans leur souvenir immédiat, pour en accroître, en
compléter, en intensifier l’expérience. Le parallélisme physico-numérique
s’observe dans l’anticipation, le présent même et la rétrospection.


Une nuit de septembre 2016, je rêve que c’est la rentrée et que je dois
donner un cours. Il y a des années que je n’ai pas enseigné. Je suis projeté
là, in medias res, dans un établissement de nature indéterminée. Je n’ai
absolument rien préparé ; je n’ai avec moi aucun livre, aucun crayon,
aucune feuille de papier. Je n’ai jamais su improviser. J’ai longtemps
espéré d’en être un jour capable, l’expérience et le temps ayant fait leur
œuvre ; cela ne s’est pas produit. Quelquefois, par flemme ou parce
que j’avais beaucoup à faire par ailleurs, j’ai repoussé indéfiniment la

53/
Maël Renouard

préparation d’un cours, en songeant alors, eh bien, à Dieu vat, ce sera


l’occasion d’improviser – et le résultat n’a pas été heureux. L’épreuve
s’annonce donc rude, mais, pour essayer de me rassurer, je l’aborde
en jouant avec l’idée que cette fois-ci, enfin ! après tant d’années, mon
éternel espoir pourrait tout de même être exaucé.
Devant la salle, il y a des visages familiers, je ne sais plus de qui il s’agit,
probablement d’anciens élèves, je me souviens de me dire, tiens, c’est
gentil à eux d’être venus, c’est toujours agréable de sentir des présences
amies quand on parle en public, et cela tombe bien, comme je n’ai rien
préparé, je vais pouvoir les faire participer. Je sens de plus en plus qu’il
va falloir jouer serré pour remplir les deux heures de cours que j’ai
devant moi. J’essaie de prolonger au maximum le moment flottant où,
juste avant le début du cours proprement dit, on bavarde avec les élèves
dans le couloir ou près des machines à café. Tout en leur parlant, je me
demande silencieusement, avec une inquiétude croissante, ce que je vais
bien pouvoir leur faire faire, mais je finis par avoir une idée : on va lire,
puis commenter oralement, un paragraphe du Discours de la méthode dont
par chance j’ai dans mes fichiers Word, accessibles sur mon smartphone,
une vieille analyse vaguement rédigée et prête à resservir – je ne sais plus
quel est le paragraphe en question, mais je me rappelle que dans le rêve
j’ai très précisément quelque chose en tête. Je n’ai pas de livre, pas de
photocopies, mais je me dis, ce n’est pas grave, ils doivent tous avoir un
smartphone, je vais leur demander de chercher le texte sur leur écran, et si
jamais il y en a un qui n’a pas de smartphone, il pourra regarder sur celui
de son voisin. (Ce rêve a une source réelle, dont il renverse les positions
de manière assez ironique : il y a quelques mois, un ami professeur de
philosophie en classes préparatoires me dit, Internet nous fait entrer
dans une sorte d’immense bordel généralisé, comme on pense qu’on
peut toujours tout retrouver à tout moment, c’est la fin du classement,
la fin de l’organisation, l’autre jour, je fais passer une colle à un élève, il
arrive mains dans les poches, je lui demande, vous avez le texte, il me
dit, non mais attendez monsieur, je vais le retrouver sur mon téléphone.)
On est dans la salle, maintenant. Je commence à croire que je vais peut-être
me tirer de ce mauvais pas. Une seule chose m’inquiète un peu, c’est que
les visages familiers ont presque tous disparu furtivement. Je remonte
l’allée centrale, qui semble s’allonger à mesure que je marche tout en pia­
notant sur mon écran tactile, mais de plus en plus fébrilement, car au lieu

/54
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie

du vieux fichier Word qui devait me sauver la mise, je ne vois apparaître


qu’un mélange incompréhensible pour moi de caractères japonais et de
figures géométriques ; alors, l’implacable logique du cauchemar m’ayant
vaincu, elle m’accorde sa grâce et je me réveille.


Leroi-Gourhan, dans le fascinant chapitre ix du Geste et la Parole, « La
mémoire en expansion », remarque que les premières formes d’écriture
présentent avec le flux continu de la parole une similarité qui se défera
peu à peu, mais ne sera véritablement rompue qu’avec la nécessité,
consécutive à l’invention de l’imprimerie, de s’orienter de l’extérieur dans
une masse de textes inassimilable par la mémoire psychologique indi­
viduelle. « Au cours des siècles qui séparent Homère ou Yu le Grand des premiers
imprimés occidentaux et orientaux, la notion de référence s’est développée avec la
masse grandissante des faits enregistrés, mais les écrits sont chacun une suite compacte,
rythmée par des sigles et des notes marginales, dans laquelle le lecteur s’oriente à la
manière du chasseur primitif, le long d’un trajet plutôt que sur un plan. La conversion
du déroulement de la parole en un système de tables d’orientation n’est pas encore
acquise 3. » L’absence de ponctuation ou d’espace entre les mots, l’usage
du rouleau qu’on ne peut consulter en un point précis qu’en redéployant
le flux dans sa longueur, dans sa durée, caractérisent cette homogénéité
archaïque de l’écriture et de la parole. Le codex offre certes la possibilité
de feuilleter, de plonger dans le flux compact pour fondre sur sa proie
sans être obligé d’en suivre patiemment la trace ; mais faute d’une carto­
graphie quelconque de ce flux, cela suppose de s’être déjà assimilé le
contenu du livre. Longtemps, les écrits ne sont en effet que des supports
auxiliaires en vue d’une mémorisation extensive. « La matière des manuscrits
antiques et médiévaux est faite de textes destinés à être fixés à vie dans la mémoire des
lecteurs 4. » Le flux compact des signes n’est pas seulement le reflet du flux
de la parole, il est aussi à l’image du flux intérieur que redevient le texte
une fois qu’il a été, comme il se doit, intégralement mémorisé.
Davantage que le codex ou l’imprimerie en tant que telle, ce sont les
index alphabétiques et les tables des matières qui constituent, selon

3 - André Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole, vol. II : la Mémoire et les rythmes [1965], Paris, Albin
Michel, 1998, p. 65.
4 - Ibid., p. 69.

55/
Maël Renouard

Leroi-Gourhan, la plus grande révolution dans le maniement de l’écrit.


Même l’invention de l’écriture en tant que telle ne lui apparaît pas comme
une rupture aussi décisive, quand il divise en cinq grandes périodes l’his­
toire de la mémoire collective : « Celle de la transmission orale, celle de la
transmission écrite avec tables et index, celle des fiches simples, celle de la mécanographie
et celle de la sériation électronique. »
Les index alphabétiques et les tables des matières sont les « tables d’orien­
tation » qui permettent d’explorer un texte dont on ignore préalablement
le contenu. La mémoire psychologique individuelle n’est plus la condition
permanente, ni l’aboutissement du rapport à l’écrit. L’index se souvient
à la place du lecteur qui n’a pas retenu le livre par cœur – ou qui ne l’a
pas encore lu – de ce qu’il y a dedans, et à quel endroit. Quand il ne
s’agit plus seulement de s’orienter dans le flux d’un seul livre, mais dans
celui de livres toujours plus innombrables, les fichiers bibliographiques
continuent ce processus d’extériorisation de la mémoire. Leroi-Gourhan
les compare à « un véritable cortex cérébral extériorisé », avant de nuancer
cette image en apportant une précision qui, d’une certaine manière, vaut
encore pour Internet : « Si un fichier est une mémoire au sens strict, c’est une
mémoire sans moyens propres de remémoration et l’animation requiert son introduction
dans le champ opératoire, visuel et manuel, du chercheur  5. »
Leroi-Gourhan, qui a publié le Geste et la Parole au milieu des années 1960,
n’utilise dans ces pages ni le mot d’ordinateur ni celui d’informatique.
Il parle de « sériation électronique », de « mémoire électronique », de « cerveau
électronique » (expression qu’il met lui-même entre guillemets, comme
si elle avait été dans l’air à l’époque) et d’« intégrateur électronique ». Ce
décalage sémantique par rapport à nos usages présents ne l’empêche pas
de terminer ce chapitre par quelques paragraphes visionnaires où il se dit
certain que « nous savons ou saurons bientôt construire des machines à se souvenir
de tout et à juger des situations les plus complexes sans se tromper », et qu’« il faut
donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses
dents sont moins fortes qu’une meule de moulin et ses aptitudes aviaires négligeables
auprès de celles du moindre avion à réaction 6 ».
De telles phrases font évidemment écho à l’omniprésence dans nos
démarches intellectuelles de cette « machine à se souvenir de tout » qu’est

5 - A. Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole, vol. II : la Mémoire et les rythmes, op. cit., p. 73.
6 - Ibid., p. 75.

/56
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie

Internet. Frédéric Metz, dans son remarquable essai, les Yeux d’Œdipe,
analyse du point de vue de notre présent ces pages de Leroi-Gourhan
en disant que « le google n’est au fond que la table des matières totale du savoir
humain total  7 ».
Je choisirais plutôt l’image de l’index, qui dans nos livres n’a d’autre ordre
que celui, contingent, de l’alphabet, et dont on sent déjà la tension vers
l’infini, limitée par la nécessité pratique de s’en tenir dans l’espace de
quelques pages aux notions jugées pertinentes – mais combien de fois
n’avons-nous pas regretté de ne pas trouver, dans un index des matières,
tel terme probablement écarté comme secondaire dont nous aurions
pourtant aimé retracer les apparitions éventuelles au sein du livre ?
Il y a, surtout, dans Internet, quelque chose qui va au-delà de l’amé­
lioration des performances de la mémoire extériorisée, quelque chose
qui échappe à la continuité d’un progrès graduel, qu’il soit régulier ou
toujours plus accéléré.
La mémoire extériorisée avait depuis toujours procédé par contractions,
résumés, réductions, sélections, coupes dans un flux, et par mise en
ordre, classement, des éléments contractés. Les fichiers bibliographiques
réduisaient des milliers d’ouvrages à quelques notions clefs ; les tables des
matières contractaient les centaines de pages d’un livre. Le signe était lui-
même la première contraction de l’expérience. L’épopée tissée de mots
était une contraction de la guerre, dont les longues années tenaient en
quelques soirs de récitation ; le texte écrit qui consignait l’épopée était
une contraction de la narration orale, qui en laissait de côté la richesse
sensible, la mélodie, la vie aux mille détails. Chaque niveau de contraction,
en s’accumulant, reconstituait un flux infini, une nouvelle dilatation qui
devait à son tour être contractée. De la pluralité des pages à l’index et à la
table des matières ; de la pluralité des livres aux fichiers bibliographiques.
Les éléments contractés étaient en outre rangés, ordonnés, disposés au
sein d’un espace cartographié. Plus les données à traiter et à maîtriser
étaient nombreuses, plus on avait recours à la contraction et au classement
hiérarchisé, pyramidal, procédant par subdivisions, arborescences, etc.,
des contractions de contractions. Pour retrouver quelque chose, il fallait
qu’il soit rangé quelque part. Le désordre était ennemi de la mémoire.

7 - Frédéric Metz, les Yeux d’Œdipe (inutiles, sauvés). Quand le google, face au monde, saura voir et
nommer, Rennes, Pontcerq, 2012.

57/
Maël Renouard

De ce point de vue, les technologies de la mémoire collective extériorisée


ressemblaient encore aux arts de la mémoire individuelle psychologique
– ces procédés cultivés par les rhapsodes et les orateurs de l’Antiquité
pour retenir de longs développements à partir d’unités élémentaires.
Tout cela a changé. Nous usons, sur Internet, d’une immense mémoire
extériorisée qui se présente à nous sans réduction ni ordre. Nous n’avons
plus besoin de savoir où sont rangées les choses. Nous n’avons plus
besoin de « mettre en fiches » quoi que ce soit. Une idée nous traverse, et
l’inscription de quelques mots sur la barre d’un moteur de recherche nous
rapporte instantanément la proie visée, si loin soit-elle. Cette mémoire
sans ordre nous est devenue à ce point familière que nous sommes sin­
gulièrement déconcertés, lorsque, n’ayant pas rangé un livre à la place
qui aurait dû lui revenir dans notre bibliothèque ou, étant incapables
de remettre la main sur nos clefs déposées par mégarde à un endroit
inhabituel, nous sommes privés de la faculté d’interroger Google pour
répondre instantanément à la question de savoir où se trouvent ces objets.
Il y a dans Internet un crépuscule du classement, de l’organisation, de
la préparation, et l’esquisse d’un nouveau genre de vie, fait d’une perpé­
tuelle improvisation assistée, avec nos smartphones comme planches de
salut de tous les instants.

Nous usons, sur Internet,


d’une immense mémoire
extériorisée qui se présente à nous
sans réduction ni ordre.

C’est aussi une mémoire sans contraction ; une mémoire qui n’est
plus obligée de s’en tenir à la parcimonie des signes ; une mémoire qui
n’est plus sténographique, mais cinématographique ; une mémoire qui
conserve les images, les sons, la durée des choses, et n’est plus forcée de
sélectionner ce qu’elle gardera ; une mémoire qui tend de plus en plus
à être le film du monde, le film monadologique de chaque instant du
monde, en tous les points de vue du monde8.

8 - Une version plus courte du premier de ces fragments a été publiée en anglais dans le mensuel new-
yorkais The Brooklyn Rail en septembre 2016, à l’invitation de Donatien Grau et dans une traduction
de Pedro Rodriguez.

/58
Ce que Gagarine
a vu : condition
orbitale
et transcendance
technique
Élie During

E ugene Cernan n’était pas le dernier survivant de l’odyssée lunaire,


mais nul n’avait fait le voyage après lui. Son décès, annoncé il
y a quelques semaines, nous renvoie à l’histoire complexe de la
conquête spatiale, à la guerre froide et aux aléas des politiques b
­ udgétaires
américaines : interruption du programme Apollo au plus fort de la guerre
du Vietnam, confinement des vols spatiaux habités à l’échelle orbitale, etc.
Cernan aura donc été – mais pour combien de temps ? – le dernier
homme à marcher sur la Lune. C’était le 11 décembre 1972, dans le cadre
de la mission Apollo 17 dont il était le commandant. La visite avait duré
trois jours, et nul apophtegme n’avait clos ce glorieux mais trop court
chapitre de l’astronautique. Après le « bond de géant pour l’humanité »
– phraséologie d’époque aux accents maoïstes –, il aurait pu être question
d’un vol suspendu, ou mieux, d’une mise en orbite de l’utopie spatiale.
Star Wars entretint pour un temps l’imaginaire du Grand Voyage en
conférant une dimension proprement mythologique à la vieille question
de la pluralité des mondes, mais les années 1980 virent aussi la navette
Challenger se désintégrer avec tout son équipage à quelques kilomètres
d’altitude de la Terre, une minute à peine après avoir décollé. La Nasa
avait déjà fait le deuil d’Apollo. À l’âge conquérant des aventuriers du
ciel, généralement issus de l’aviation militaire, succédait l’administration

59/
Élie During

scientifique des espaces sidéraux : c’était le temps du fret astronautique et


des stations spatiales. Aujourd’hui, grâce à l’Agence spatiale européenne,
nous assistons depuis nos canapés aux exploits en haute définition de la
vaillante Philae, à grand renfort de simulations 3D et de leçons d’exo-
biologie, tandis que des sondes plus discrètes, lointains témoins de l’âge
d’or des programmes spatiaux, se rappellent de loin en loin à notre bon
souvenir en nous apportant des nouvelles amorties des régions où elles
croisent désormais, balayées par les vents solaires, dans un temps plus
long et plus profond que le nôtre. Rosetta aura voyagé un peu plus de
dix ans avant de défrayer la chronique en orientant nos regards vers la
comète Churyumov-Gerasimenko. Mais Voyager 1, nous dit-on, devra
encore patienter plus de 50 000 années avant de quitter définitivement
la zone d’attraction du Soleil. En attendant, l’humanité s’entraîne au
sol. Sous une tente étanche, des astronautes se préparent à la vie sur
Mars. Dans les entrailles de la terre, la spéléologie leur offre un avant-
goût de l’aventure extraterrestre, pendant que des expéditions spatiales
menées par des robots offrent aux sédentaires un spectacle aussi beau
et ennuyeux que celui de l’exploration des fonds marins.
Au demeurant, ni Armstrong ni Cernan ne s’étaient risqués bien loin : la
Lune n’est qu’à 380 000 kilomètres de cap Canaveral ou de Paris. Quant
aux quelques centaines d’astronautes qui eurent la chance de se trouver
embarqués dans des vols spatiaux au cours des cinquante dernières
années, ils n’ont guère dépassé l’altitude à laquelle se situe aujourd’hui la
station spatiale internationale (Iss), soit environ 400 kilomètres – l’équi-
valent d’un trajet Paris-Lyon à vol d’oiseau.
Telles sont les échelles temporelles et spatiales où se joue le destin
sidéral de l’humanité : échelles modestes au regard des deux infinis qui
­l’enferment et la fuient, mais déjà vertigineuses si on les ramène aux
proportions de notre affairement quotidien. Échelles multiples aussi,
et surtout superposées, voire intriquées. En effet, de même qu’il n’est
pas besoin d’être allé en personne sur la Lune pour se sentir partie pre-
nante d’une aventure qui engage la représentation de l’espèce à l’échelle
planétaire, il n’est pas davantage besoin d’envoyer physiquement des
astronautes aux confins du système solaire – ils n’y survivraient pas – ou
même au voisinage de Mars – le programme Viking fait miroiter cela
depuis quarante ans –, pour comprendre que les sondes, au même titre
que les satellites, constituent d’ores et déjà une formidable extension du

/60
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique

sensorium humain. Notre corps, expliquait Bergson, « va jusqu’aux étoiles 1 ».


Les prothèses technologiques mobilisées par les programmes d’explo-
ration spatiale constituent un prolongement virtuel, mais en fait déjà
opérant sur le terrain perceptif, du petit corps qui sert de référentiel à nos
projets ordinaires ; elles constituent en sourdine un gigantesque « corps
inorganique » dont il faudra bien un jour prendre la mesure et interroger
la signification, au lieu de n’y voir qu’un cocon électromagnétique
redoublant inutilement notre frêle écosphère, ou nous renvoyant indé-
finiment l’écho de notre propre divertissement.
Misère de l’homme sans Lieu, malheurs de l’image ou de l’information à
l’âge de leur transmission satellitaire : ces motifs rebattus ne sont d’aucun
secours ici. En revanche, les considérations quantitatives touchant
­l’extension réelle ou virtuelle de l’affaire spatiale ne sont peut-être pas
un mauvais point de départ. Elles font en effet entrevoir le seuil critique
sur lequel nous devons nous installer pour localiser avec précision les
nouveaux problèmes qui émergent au point de croisement de l’histoire
du vol spatial, de l’évolution des nouvelles technologies d’information
et de communication et de la prise de conscience planétaire à laquelle
l’humanité est forcée depuis quelques années par l’ampleur de la crise
écologique (fin de l’anthropocène). Ce seuil, nous l’avons déjà nommé :
il s’agit de la zone orbitale. Peu importe que nous parlions de la Lune,
notre satellite naturel, ou de stations spatiales internationales effectuant
leurs presque seize révolutions quotidiennes autour de l’orbe terrestre.
La question qui se pose est de savoir ce qui se joue précisément à cette
échelle, à ce niveau. Ou plus exactement, ce qui s’ouvre là, ce qui s’y laisse
voir, par une sorte d’arrêt sur image.

Une affaire de vision


Techno-sceptiques et technolâtres ont en commun de prendre la
­technique à la fois de trop haut et de trop près. De trop près, lorsque en se
mettant à l’écoute des machines et des dispositifs qui perturbent l’ordre
des pragmata, ils s’imaginent pouvoir en tirer aussitôt d’hypothétiques
conclusions sur le devenir humain. Que ce soit pour en déplorer les effets
ravageurs ou au contraire pour en célébrer la puissance de libération, ils
1 - Henri Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], Paris, Puf, 2008, p. 274.

61/
Élie During

s’accordent sur l’idée que les techniques, récapitulant toutes les média-
tions, redessinent les limites du droit en transcendant déjà les limites du
fait : limites du vivant, de l’humain ou de nos capacités attentionnelles.
Prophètes de malheur ou experts en prospective, ils suivent avec fasci-
nation la prolifération inexorable de nouveaux possibles. Ce qui ne les
empêche pas de prendre du champ, au risque cette fois-ci d’envisager la
technique de trop haut ou de trop loin : c’est ce qui arrive lorsque le détail
des inventions s’estompe au profit d’une orientation globale, résumée
par tel signifiant-maître (le « numérique », les « biotechnologies », etc.),
ultime avatar du projet technoscientifique avec lequel tend à se confondre
le destin de la civilisation occidentale tout entière. Replacée dans cette
perspective, la conquête de l’espace n’est qu’un chapitre attendu du récit
de l’arraisonnement planétaire, doublé d’une illustration littérale et un
peu pathétique du mythe icarien de l’envol et de la chute.

La technique est avant tout affaire


d’imagination et même de vision.

Comment trouver la bonne distance ? En revenant peut-être à ce qui


constitue, non pas l’« essence de la technique », mais sa manière propre
de solliciter la pensée, sous l’espèce d’une imagination créatrice. En effet,
la technique n’est pas ce qui rend la réalité disponible, ce qui la dispose
« sous-la-main » comme un éther ou une pâte à modeler offerte à nos
projections « mabuséennes ». Elle est plutôt ce qui nous rend présent le
possible comme tel et nous permet donc de le figurer, de le « fictionner »,
en même temps que nous le formalisons ou que nous nous efforçons de
le réaliser. De ce point de vue, la technique est avant tout affaire d’ima-
gination et même de vision. Toute nouvelle technique est visionnaire,
bien que l’imaginaire qui l’accueille se nourrisse généralement des motifs
hérités d’un autre âge, comme n’a cessé de l’expliquer McLuhan. Sur
la frontière mouvante du fait et de la norme, les techniques ouvrent
l’espace d’une fantasmatique des possibles, parmi lesquels il convient
bien entendu d’inscrire toutes les virtualités en attente, tous les futurs
présents mais aussi bien passés qui prolongent sourdement leur œuvre au
cœur du moment, à l’image de ces « rétrofuturs2 » qui hantent depuis ses
2 - Voir Élie During et Alain Bublex, Le futur n’existe pas : rétrotypes, Paris, B42, 2014.

/62
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique

débuts l’imaginaire de l’exploration spatiale en lui conférant son caractère


activement anachronique, au risque de ne plus donner autre chose à voir
qu’une lubie – pour ne pas dire une « utopie » – héritée du xxe siècle.
Tout l’intérêt d’un film comme Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) est d’avoir
fait sentir cet enjeu avec une intensité inégalée. On a beaucoup vanté le
réalisme avec lequel se trouvaient reproduits dans ce film certains détails
de la vie en apesanteur. Dans son genre, Gravity constitue en effet un
jalon aussi important que le 2001 : l’Odyssée de l’espace de Kubrick (1968),
en dépit de sa fable convenue. Mais s’il marque notre époque, c’est en
installant pour la première fois un nouveau régime de visibilité, un régime
proprement orbital qui rompt avec la profondeur de champ du grand
voyage sidéral en l’enfermant dans une trajectoire circulaire3. Lorsque
l’astronaute en sortie extravéhiculaire semble flotter dans le vide au-
dessous d’une voûte convexe curieusement peinte aux couleurs du ciel,
il faut quelques secondes à nos cerveaux reptiliens pour opérer l’ajus-
tement qui nous fait reconnaître dans cette rotonde inversée, fermant le
ciel comme un couvercle, les formes familières des continents recouverts
par un voile de nuages. Ce décalage perceptif et le léger trouble qui
s’ensuit reproduisent dans leur ordre le sentiment d’apesanteur éprouvé
par le personnage suspendu dans l’espace sans azur. Il ne s’agit pas de
conquérir l’espace, mais de le tenir, d’occuper cette zone intermédiaire
entre deux ciels, entre deux mondes. Ce n’est plus affaire d’envol ou
de chute, ou alors il faudrait parler de chute libre dans le champ gra-
vitationnel de la Terre, ce qui constitue d’ailleurs une définition assez
exacte de l’apesanteur orbitale. Plus proprement appelée « impesanteur »
ou « microgravité », celle-ci résulte en effet de la compensation ou de
l’annulation des effets habituels de la gravitation terrestre (Gagarine
subissait encore 90 % de g !), assimilant de fait le mouvement accéléré à
un mouvement inertiel, sur lequel ne s’exercerait aucune force.
Quelles significations, quelles valeurs porte ce nouveau point de vue ?
À en juger par les témoignages des hommes et des femmes revenus de
l’espace, il est clair en tout cas qu’il ne nous reconduit pas, du moins
pas directement, au topos philosophique et littéraire de la relativisation
des affaires humaines à l’échelle cosmique. L’expérience orbitale ne se

3 - Je renvoie sur ce point à mon texte, « La condition orbitale », paru dans artpress2, no 44, février 2017
(numéro spécial « Images de l’espace : archive, exploration, fiction », dirigé par Gérard Azoulay et
Christophe Kihm).

63/
Élie During

confond pas avec l’exercice spirituel du « regard d’en haut » étudié par
Pierre Hadot4, bien que le flottement qui l’accompagne renoue à sa
manière avec le thème gnostique de l’étrangeté au monde. S’il fallait tenter
une comparaison, nous serions plus naturellement enclins à évoquer les
expériences « hors-corps » décrites dans les cas de mort imminente, ou
encore la vision panoramique des mourants, qui renverse le flux en simul-
tanéité5. Chacun peut d’ailleurs s’entraîner à reproduire pour son compte,
à sa mesure, quelque chose qui approche formellement l’affaire décrite
par l’astronaute, par exemple en intensifiant systématiquement sa per-
ception du mouvement relatif ou, plus généralement, de la simultanéité
des contraires (haut/bas, convexe/concave, repos/mouvement, etc.).
Il faudrait se demander si les dispositions subjectives associées à la trans-
cendance technique du vol spatial font autre chose que porter à leur
maximum des capacités natives mais généralement inexploitées dans des
contextes classiquement gravitationnels. Si les avant-gardes artistiques
du xxe siècle n’ont cessé de se référer, depuis Malevitch, aux virtualités
du vol spatial, ce n’est pas seulement parce qu’elles y trouvaient une
métaphore commode pour l’exploration de territoires inconnus ; elles y
pressentaient des affinités profondes dans l’ordre de l’expérimentation
de nouvelles manières de sentir et de penser.

L’expérience du simultané
Quant à la signification politique et même métaphysique de la conquête
de l’espace, il semble que tout a été dit, ou presque. Arendt a très tôt
montré de quelle manière la mise en orbite du satellite Spoutnik en
1957, suivie en 1961 par le vol de Gagarine, le premier homme dans
l’espace, marquait un jalon dans l’histoire de la « condition de l’homme
moderne6 ». La conquête spatiale est contemporaine de la fission de
l’atome ; en suggérant le désarrimage de l’humanité, le décentrage d’une

4 - Pierre Hadot, N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin
Michel, 2008.
5 - Sur la physique, la biologie, mais aussi les enjeux humains et culturels de l’apesanteur, voir Hugo
d’Aybaury et Jean Schneider (sous la dir. de), le Spatiopithèque. Vers une mutation de l’homme dans
l’espace, Aix-en-Provence, Le Mail, 1987.
6 - Voir Hannah Arendt, la Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Presses Pocket, 2002 (« Pro-
logue »), ainsi que la Crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989 (chapitre viii,
« La conquête de l’espace et la dimension de l’homme »).

/64
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique

Terre rendue à sa condition de satellite, elle parachève d’un même mou-


vement le projet de la science galiléenne (copernicienne) et le processus
d’expropriation ou de désacralisation du monde engagé par Luther ; elle
indique, sur fond de désorientation, de perte et d’aliénation, une situation
où les possibilités d’action libérées par la technique finissent par excéder
toute forme de langage et de pensée. Ce que l’homme est incapable de
comprendre, il peut déjà le faire et il le fait. Les mots manquent pour le
dire et il n’y a pas à s’en réjouir.
À la même époque, Levinas célébrait de son côté l’exploit de l’astronaute
russe comme un signe quasi prophétique annonçant l’arrachement aux
pesanteurs du Lieu et de la « terre ». C’était pour lui l’occasion d’une
mise en garde contre le paganisme rampant qui menace tout discours de
déploration de la perte du « monde », surtout lorsqu’il se développe dans
le sillage ou le champ de gravitation de la pensée heideggérienne. « Pour
une heure, écrivait-il, un homme a existé en dehors de tout horizon – tout était ciel
autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait
dans l’absolu de l’espace homogène 7. » Toute la question est de savoir ce que
Gagarine a bien pu voir, suspendu entre la Terre et la Lune.
La situation phénoménologique, telle que l’avait décrite Husserl8,
se ramenait à peu près à ceci : ou bien on change de référentiel et on
constitue dès lors la Lune – ou tout autre satellite – en une nouvelle
Terre ; ou bien on étend et prolonge le référentiel Terre jusqu’à la Lune,
qui n’est jamais alors qu’une province éloignée, une banlieue où l’homme
peut espérer poursuivre ses menées. Mais il ne saurait en aucun cas y
avoir deux « Terres », pas plus qu’il ne saurait y avoir deux foyers. Le
point de vue copernicien d’une Terre en mouvement, comme vue depuis
le Soleil, est donc proprement inhabitable. Or la vérité est peut-être
qu’entre les deux possibilités imaginées par Husserl, il n’y a justement pas
à choisir, et que c’est précisément cela que Gagarine a, sinon compris, du
moins pressenti, en faisant l’expérience bouleversante de la vision de la
Terre en apesanteur. Non pas la possibilité d’une Terre seconde, mais la
contingence radicale de tout foyer, la facticité indifférente de se trouver

7 - Voir Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous » [1961], dans Difficile Liberté, Paris,
Le Livre de poche, 2003, p. 350.
8 - Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine
phénoménologique de la spatialité de la nature » [1934], dans La terre ne se meut pas, Paris, Éditions
de Minuit, 1989.

65/
Élie During

ici plutôt que là – et sans être pour cela aliéné, sans cesser d’avoir en
vue le foyer. Tenir le foyer en respect, flotter au-dessus du globe, c’est
peut-être ce que voulait dire Konstantin Tsiolkovski, le pionnier russe
du vol spatial : « Le Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne passe pas sa vie
dans un berceau 9. » Et c’est aussi ce qu’on peut entendre chez Sloterdijk,
dans sa longue méditation sur les « sphères ». La station orbitale n’est-elle
pas le type même d’une « maquette de monde 10 » ? Si le monde n’est plus la
structure d’horizon qui arrime le sujet à un sol originaire, il doit pouvoir
se projeter n’importe où, à l’image de tentes pneumatiques dans un désert
de glace ou de capsules flottant dans le vide sidéral.
Revenons alors à Gagarine. L’astronaute soviétique, une fois son périple
achevé, aurait déclaré n’avoir rencontré nul Dieu dans l’espace. Un
médecin célèbre avait dit à peu près la même chose, un siècle plus tôt,
en se vantant de ne pas avoir trouvé l’âme sous son scalpel. Mais ce
trope matérialiste n’est guère plus utile ici que celui de l’hubris icarien ou
du sentiment de fusion océanique, dès lors qu’il s’agit de cerner la place
singulière du vol spatial dans l’ordre des expériences par lesquelles se
marque la transcendance technique de la condition humaine. Si Gagarine
ou Cernan ont vu quelque chose, c’est cette possibilité de superposer
dans une même vision les plans que la phénoménologie maintenait dis-
joints pour des raisons de principe. Non pas le cercle privé de centre
et de circonférence, qui offrait chez Arendt une version crépusculaire
du vertige pascalien, mais quelque chose comme un univers projeté
en perspective cavalière, sans point de fuite ni horizon : un monde qui
recule et avance à la fois, à l’image d’un cube de Necker contemplé
en transparence, selon ses deux orientations simultanées. C’est ce que
laissait entendre la formule frappante de Buckminster Fuller à propos
du « vaisseau spatial Terre » : « Nous sommes tous des astronautes et nous n’avons
jamais été autre chose 11. » Cela revient à prendre conscience du fait que le
sol originaire, ce plan de repos absolu dont Husserl disait qu’il était la
condition de tout espace vécu, peut toujours être en même temps pensé
– sinon directement perçu – comme un véhicule sillonnant l’espace.

9 - Lettre de Tsiolkovski à Kagoula en 1911.


10 - Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, trad. Olivier Mannoni, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2005.
11 - Richard Buckminster Fuller, Operating Manual for Spaceship Earth, Carbondale, Southern Illinois
University, 1969.

/66
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique

Cette simultanéité est bien le fond du problème. Du mouvement « Whole


Earth » aux théories de « Gaïa », en passant par l’émoi causé par la vue
distante de la Terre par Voyager 1 (the pale blue dot, « ce point bleu pâle »,
selon l’expression de Carl Sagan), il faudrait suivre le flux et le reflux de
cette idée d’une humanité propulsée dans l’espace depuis un sol lui-même
mobile, et analyser précisément les sentiments mêlés de déconnexion et
de reconnexion que peut susciter l’expérience de la Terre vue d’en haut,
le fameux overview effect 12. Ma tâche était plus circonscrite : il s’agissait
surtout d’indiquer une direction, une ligne de visée dans laquelle les
problèmes trouvent leurs dimensions suffisantes.

La vision orbitale dessine


un lieu qui n’est pas un lieu,
qui est moins destiné à être habité
que visité, parce qu’il offre
sur la Terre une ouverture
de champ absolument inédite.

Le transhumanisme fantasme déjà la prochaine mutation de l’homme dans


l’espace. Par les vertus de l’apesanteur, le « spatiopithèque » s’annonce
comme une sorte de singe invertébré. Mais ce n’est évidemment pas de
cela qu’il s’agit. Au-delà des prouesses technologiques et des promesses
de vie transformée, la vision orbitale dessine dès à présent un lieu qui
n’est pas un lieu, qui est moins destiné à être habité que visité, parce qu’il
offre sur la Terre une ouverture de champ absolument inédite. Voilà qui
confère à la brève séquence de l’exploration lunaire, entre 1969 et 1972,
la portée d’un événement « époqual » : non pas la conquête de nou-
veaux territoires en extension de l’arche-Terre – le nomos sidéral anticipé
par Carl Schmitt –, ni le déracinement tant redouté, mais la découverte
d’un nouveau point de vue sur la planète en tant que telle et, par là, de
l’humanité sur elle-même, pour autant qu’elle ne peut se résoudre à sim-
plement « vivre ici ». Appelons cela : la vie simultanée.

12 - Je n’entends pas revenir sur cet « effet de surplomb ». Il a largement été discuté dans les ouvra-
ges suivants : Frank White, The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution, Boston,
Houghton Mifflin, 1987 ; Sebastian Vincent Grevsmühl, la Terre vue d’en haut, Paris, Seuil, 2014 ;
Ron J. Garan, The Orbital Perspective, Oakland, Berrett-Koehler, 2015.

67/
Le
transhumanisme
et Teilhard
de Chardin,
même combat ?
Jean-Louis Schlegel

S
« i la Recherche envahit de plus en plus l’activité humaine, ce n’est ni fantaisie,
ni mode, ni hasard : mais c’est tout bonnement que l’Homme, devenant adulte,
se trouve irrésistiblement conduit à prendre en charge l’évolution de la Vie sur
Terre, et que la Recherche est l’expression même (à l’état réfléchi) de cet effort évolutif
non seulement pour subsister, mais pour être plus, non seulement pour survivre, mais
pour supervivre irrésistiblement.
La Recherche est la forme sous laquelle se dissimule et opère le plus intensément, dans
la Nature autour de nous, le pouvoir créateur de Dieu. À travers notre recherche, de
l’être nouveau, un surcroît de conscience, émerge dans le Monde.
Pas de foi chrétienne réellement vive si celle-ci n’atteint et ne soulève pas, dans son
mouvement ascensionnel, la totalité du dynamisme spirituel humain […]. Et pas de
foi en l’Homme psychologiquement possible, si l’avenir évolutif du Monde ne rejoint
pas, dans le transcendant, quelque foyer de personnalisation irréversible. En somme
impossible d’aller En Haut sans se mouvoir En Avant – ni de progresser En Avant
sans dériver vers l’En Haut.
Le Règne du Christ, auquel nous sommes voués, ne saurait s’établir, dans la lutte ou
dans la paix, que sur une Terre portée, par toutes les voies de la Technique et
de la Pensée, à l’extrême de son humanisation 1. »

1 - Pierre Teilhard de Chardin, Être plus, Paris, Seuil, 1968 (réédition Points, coll. « Points Sagesse »,
2014), p. 143-144 (c’est l’auteur qui souligne et emploie des majuscules).

/68
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?

À lire ces lignes de Pierre Teilhard de Chardin2, on comprend sans


peine qu’il puisse séduire des transhumanistes chrétiens – et même non
­chrétiens. On trouve surtout ces derniers aux États-Unis plutôt que dans
la France laïque, même si quelques auteurs français font aussi le lien entre
l’œuvre de Teilhard et la proposition transhumaniste. Le célèbre jésuite
qui a voulu (ré)concilier la foi et la science se trouve ainsi embarqué dans
une nouvelle aventure intellectuelle.

Destins contrastés de Teilhard


Quand ses livres, tous posthumes, commencèrent à paraître aux éditions
du Seuil après sa mort en 1955, ils recueillirent d’abord un fort écho et
suscitèrent même un engouement chez des scientifiques, croyants ou
non, et aussi, souvent, chez le tout-venant cultivé. Même s’il fut aussi
contesté précisément sur la pertinence scientifique de son œuvre, même
s’il en laissa plus d’un perplexe avec son goût immodéré de l’avenir, son
indéracinable éloge du progrès, son puissant optimisme, ses néologismes
d’apparence gnostique, il apportait « de l’air » dans l’ambiance confinée
des laboratoires ou de l’espoir devant la méfiance, voire la condamnation,
de la recherche scientifique par l’Église – un encouragement à aller de
l’avant « vers l’Avant » pour « dériver vers l’En Haut ».
« Il me semble que c’est une obligation fondamentale, pour l’homme, de tirer de soi et
de la terre tout ce qu’elle peut donner ; et cette obligation est d’autant plus pressante
que nous ignorons absolument quelles limites, peut-être très éloignées encore, Dieu a
posées à notre connaissance et à notre puissance naturelles. Grandir et se réaliser le
plus possible, telle est la loi immanente à l’être.
Non, le Progrès humain ne saurait, à cause de son indiscutable et légitime autonomie,
être suspecté comme une Force dangereuse (toute force n’est-elle pas dangereuse ?), ou
régulièrement condamné comme une manifestation et un aiguillon du Mal  3. »

2 - Sur la réception de P. Teilhard de Chardin (1881-1955), voir Luce Giard, « Pierre Teilhard de
Chardin, entre Ciel et Terre », Esprit, juin 2015.
3 - P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 25-27. L’expression « tout ce qu’elle peut donner »
sonne aujourd’hui très étrangement, bien sûr. Qu’eût dit Teilhard des nécessaires limitations éco­
logiques ? C’est difficile à dire. La possible surexploitation de la Terre pour des raisons de maîtrise, mais
aussi d’exploitation capitalistique semble étrangère à ses réflexions. Il semble davantage préoccupé,
dans les années 1930-1940, par les ennemis de la science et de la technique, dont l’Église à laquelle
il appartient.

69/
Jean-Louis Schlegel

C’est sans doute la critique radicale du finalisme et de l’« animisme »


(caractéristiques des philosophies de l’histoire, mais aussi de Bergson par
exemple) par Jacques Monod4 qui sonne le reflux de ce premier teilhar-
disme. Ni finalité ni horloger ou architecte : du hasard, et seulement du
hasard, est à l’origine de la vie et de la diversité ultérieure du vivant. C’est
donc à une sorte de désenchantement que Monod convie les chercheurs
et les autres, « pour la science » et la vérité de ses démarches.
Pourtant, dans les années 1980, Teilhard est de nouveau à l’honneur,
convoqué comme fondement des théories du New Age. Ce dernier
annonce une prise de conscience spirituelle, planétaire, un « réenchan-
tement » holistique du monde, l’expérience possible d’une harmonie
intérieure, d’une nature divinisée en nous et hors de nous, le retour des
anges et des esprits… Le New Age reprend à son compte toute la tra-
dition de siècles d’ésotérisme occidental et de présence des religiosités
orientales5. C’est avant tout la notion d’« énergie », à la fois omniprésente,
impersonnelle et vague dans les théories New Age, qui justifie le recours
à Teilhard – lequel parlait de « l’énergie spirituelle de la Matière 6 ».
Peut-être en réaction contre cette récupération par la religiosité sans
frontières, Teilhard est alors devenu dans l’Église catholique avant tout
un « maître spirituel », voire un auteur « mystique », c’est-à-dire un auteur
capable d’éclairer et de stimuler la vie intérieure, la foi et l’espérance
chrétiennes. Dans cette perspective, le Teilhard scientifique est quasiment
délaissé, au profit de ses textes « religieux », tels l’Hymne de l’univers, Sur
le Bonheur – Sur l’Amour et Comment je crois. Mais voici qu’à leur tour des
transhumanistes se réclament de lui.

4 - Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne,
Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1970.
5 - Teilhard est en bonne place, présenté comme l’un des inspirateurs de la spiritualité du New Age, dans
le livre phare et best-seller de Marylin Ferguson, les Enfants du Verseau. Pour un nouveau paradigme,
trad. Guy Beney, Paris, Calmann-Lévy, 1980.
6 - Les tomes VI et VII de ses Œuvres complètes (Paris, Seuil, 1955-1976) s’intitulent respectivement
l’Énergie humaine et l’Activation de l’énergie.

/70
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?

Être plus
« C’est une question de loyauté et de “conscience”, de travailler à extraire du Monde,
tout ce que le Monde peut contenir de vérité et d’énergie. Rien ne Doit rester
“intenté” dans la direction du plus-être 7. »
Les transhumanistes ont bien sûr le droit de voir en Teilhard un précurseur
intellectuel de leurs théories, une ressource pour les justifier, les inter-
roger ou les compléter. Eric Steinhart propose ainsi un vigoureux plai-
doyer en faveur de Teilhard, avançant au moins cinq raisons de l’étudier
dans les milieux de la recherche et de la théorie trans­humaniste, fût-elle
athée8 ! Teilhard aurait traité de nombreux thèmes trans­humanistes (il
aurait même « défendu un usage éthique de la technologie en vue de l’amélioration
humaine », « pour faire avancer l’humanité au-delà des limitations de la biologie
naturelle ») ; il aurait entrevu, le premier, l’arrivée d’Internet et un système
de communication globalisé ; il fut certainement aussi le premier à parler
d’un progrès accéléré vers une forme de Singularité qui ferait de l’intelli-
gence humaine une super-intelligence. Les transhumanistes feraient du
Teilhard sans le savoir, par exemple avec la théorie teilhardienne du point
Oméga. Transhumanisme et christianisme ne seraient pas en conflit dès
lors qu’on débarrasse le christianisme, comme Teilhard l’a fait, de ses
scories superstitieuses. Il serait finalement le meilleur allié dans la lutte
contre le christianisme conservateur, adversaire principal de la recherche
transhumaniste. Cette dernière peut trouver en lui un allié, car science
et technologie jouent chez lui un rôle positif dans la construction de la
Cité de Dieu ici-bas.
Rappelons que Teilhard concevait l’évolution avant tout comme un pro-
cessus de complexification croissante, un continuum de mutations dues à
la « loi de complexité-conscience », qui mène de la matière inanimée à la vie et
de la vie à l’esprit et à la conscience (la « noosphère »). Le saut qualitatif
de la réflexion signifie le déploiement de la phase d’organisation volon-
taire (de socialisation, où l’amour intervient comme énergie décisive) de
­l’humanité, phase qui elle-même mène vers l’« ultra-humain », jusqu’au
point Oméga, fin ou aboutissement qui est en réalité le moteur d’une
convergence croissante, l’attirance de tout le Réel vers l’« En Haut »

7 - P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 25 (Teilhard souligne).
8 - Eric Steinhart, “Teilhard de Chardin and Transhumanism”, Journal of Evolution & Technology,
vol. 20, no 1, décembre 2008.

71/
Jean-Louis Schlegel

absolu. Tout le Multiple est alors absorbé dans un Singulier unifié que
Teilhard (faisant le saut de la foi) identifie avec le « Christ Oméga », un
Christ de dimension cosmique, « Plérôme » ou plénitude de « Tout en
tous », que saint Paul évoque au début de la lettre aux Colossiens9. Il n’est
pas besoin de longues explications pour comprendre que cette « vision
du monde » ait pu susciter réprobations ecclésiastiques, indignations
scientifiques et spéculations débridées.

Teilhard chez les transhumanistes


Dans le corps de son article, Steinhart propose précisément une spé-
culation transhumaniste sur Teilhard, une sorte de transhumanisme
teilhardien, en « traduisant » ses principaux concepts (complexité/
conscience, point Oméga, Plérôme, noosphère…), aujourd’hui datés,
dans le langage des théories de l’information récentes. On lit cependant
ici des choses étranges : par exemple, selon deux scientifiques connus
par ailleurs (Tipler et Barrow, cités par Steinhart), un « individu humain
singulier est ressuscité quand son programme corporel commence à évoluer vers l’hyper-­
ordinateur formé durant le Big Crunch » (la phase de contraction de l’univers).
Les mêmes donnent une interprétation informatique du point Omega
de Teilhard : l’« âme » est le programme biologique (body-programm) de
l’homme, et le point Oméga est un « super-ordinateur » constitué lui aussi
durant le Big Crunch, à la fin des temps. Selon Tipler, « dans sa transcendance,
le point Oméga est par essence une machine de Turing universelle, se programmant elle-
même, avec littéralement une infinité de mémoires ». Pour Steinhart, le Plérôme
de Teilhard est un « réseau d’ordinateurs infiniment complexes ».
Il s’agit donc d’une tentative pour traduire les concepts teilhardiens dans
le langage de l’intelligence artificielle. Que la doctrine teilhardienne soit
ainsi traduisible pourrait certes confirmer une affinité ou lui donner
un air de famille avec le tranhumanisme. Force est tout de même de
noter à quel point les concepts teilhardiens, qui ont été beaucoup dis-
cutés et auxquels on a reproché leur flou ou leur indétermination, mais
qui donnaient du fait même à penser, sont incroyablement réifiés ou

9 -  On pourrait dire que c’est un Christ qui récapitule, à la fin, la Nature et l’Histoire : voir Colossiens
1,15-17 ; 2,9-10.

/72
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?

rapetissés dès lors qu’ils sont transposés dans le langage de l’informatique


la plus contemporaine.
Encore la « langue source » de la traduction est-elle ici constituée par les
concepts teilhardiens et la « langue cible » représentée par les mots-clefs
du transhumanisme informatique récent. Si l’on renverse le processus,
c’est-à-dire si l’on tente de repérer chez Teilhard l’équivalent des idées
transhumanistes actuelles, la tâche devient très difficile. Un article récent
sur la toile mentionnait, parmi les acquis ou les ambitions réalisables
du transhumanisme, « des machines intelligentes », ou une « superin-
telligence », capables de surpasser « les plus brillants cerveaux humains dans
pratiquement toutes les disciplines », de donner « un bien-être émotionnel tout au
long de notre vie grâce à un ajustement des centres du plaisir », de proposer des
thérapies géniques assurant l’« ingénierie d’un paradis de l’esprit 10 ». Il y aura
des « cocktails de comprimés » pour vaincre la timidité ou la jalousie, pour
dominer les émotions. Aujourd’hui, certes, la colonisation de l’espace
reste hors de portée financière, mais demain elle le sera et se répandra
vers les milliards d’étoiles de notre galaxie, puis vers les milliards de
galaxies de notre univers. D’autres thérapies géniques augmenteront
considérablement la durée de vie. « Si nous pouvions scanner la matrice synap-
tique d’un cerveau humain et la simuler sur un ordinateur, il serait possible pour
nous de migrer de notre enveloppe biologique vers un monde totalement digital (ceci
donnerait une certaine preuve philosophique quant à la nature de la conscience et de
l’identité personnelle). » Les corps cryogéniquement conservés pourront
bien sûr être réanimés, etc.

Les concepts teilhardiens


sont incroyablement rapetissés
dès lors qu’ils sont transposés
dans le langage de l’informatique.

L’auteur de ce texte n’omet pas de dire que ces possibilités positives


signifient aussi celle d’une capacité d’extinction totale potentielle « de toute
vie pensante ». Mais ce qui frappe, c’est qu’il semble se mouvoir exclusi-
vement dans le cadre d’une « transcendance », au sens d’un dépassement

10 - Voir la déclaration transhumaniste de Nick Bostrom, trad. Richard Gauthier, sur i­ atranshumanisme.
com.

73/
Jean-Louis Schlegel

des limites biologiques par la technique. En dépit des apparences, il ne


s’agit pas d’un « être plus », mais d’un « avoir plus », de conquérir de
nouveaux territoires de l’humain et de la vie matérielle. Même quand
il s’agit de conquêtes psychologiques, il n’y a là nulle aspiration à un
Tout autre, mais une avancée dans le Même. Des limites humaines sont
levées, certes, mais à quelle fin ? Cette finalité qui, chez Teilhard, aspire
toute chose vers le « Dieu qui vient », qui implique une « théogenèse » et
une « christogenèse », réalisées dans et par une « cosmogenèse » et une
« noogenèse » préalables.
La finalité est omniprésente et ramassée dans de multiples formulations
chez Teilhard. Malgré son désir d’unité ou d’unification entre esprit et
matière, demeure toujours chez lui une dualité qui se résout dans une
unification par « En Haut », et sa foi en une transcendance n’est pas
celle d’un dépassement de l’humain par la création de « surhommes »,
ni une gnose scientifique, mais la foi concrète (et humble) dans le « Dieu
d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, Dieu de Jésus-Christ », pour parler
comme son compatriote auvergnat, Blaise Pascal. Sa ressemblance ou sa
proximité avec les transhumanistes réside avant tout dans une certaine
exaltation de la science, une confiance quasi illimitée en ses capacités de
création positives.

Ce qui manque
aux transhumanistes,
c’est la dimension cosmique
de toute réalité.

« Notre Devoir d’Hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance n’exis-
taient pas. Devenus, par l’existence, les collaborateurs conscients d’une Création qui
se poursuit en nous pour mener vraisemblablement à un but (même terrestre) bien
plus élevé et éloigné que nous ne pensons, nous devons aider Dieu de toutes nos forces,
et manipuler la matière comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie.
Mais […] quels que soient les progrès de la Science dans la maîtrise de la matière
et dans l’art de déclencher les puissances de la vie, nous n’avons pas à redouter que
ces progrès nous obligent jamais logiquement à relâcher, nous pouvons être sûrs au

/74
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?

contraire qu’ils ne serviront qu’à tendre plus impérieusement, en nous, les ressorts de
l’effort moral et religieux 11. »
Que dirait-il aujourd’hui ? Qu’aurait-il répondu aux critiques de son
« sur-optimisme » ? Rappelons qu’interdit de parole publique et même
d’écrire dès 1926 et jusqu’à sa mort en 1955, il ne put jamais s’expliquer…
Ce qui manque aux transhumanistes, qui est aussi la grandeur de Teilhard
et l’origine de ses difficultés avec l’Église, c’est la dimension et la tra-
duction cosmique de toute réalité, de la Révélation christique comme
du travail de l’homme ou de la Matière. C’est aussi ce qui donne un ton
et un souffle uniques à son œuvre. Il suffit de relire, pour finir, la célé-
bration spirituelle de la Matière par cet « homme d’Église », pour ressentir
combien il est loin des platitudes transhumanistes :
« Bénie sois-tu, dangereuse Matière, mer violente, indomptable passion, toi qui nous
dévores, si nous ne t’enchaînons. Bénie sois-tu, puissante Matière, Évolution irrésis-
tible, Réalité toujours naissante, toi qui, faisant éclater à tout moment nos cadres, nous
obliges à poursuivre toujours plus loin la Vérité. Bénie sois-tu, universelle Matière,
Durée sans limites, Éther sans rivages, – Triple abîme des étoiles, des atomes et des
générations, – toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures nous révèles les
dimensions de Dieu. […] Bénie sois-tu, mortelle Matière, toi qui, te dissociant un
jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est. […] Sève de nos
âmes, Main de Dieu, Chair du Christ, Matière, je te bénis. – Je te bénis, Matière,
et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la
science et les prédicateurs de la vertu, – un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou
de bas appétits, mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité.
Je te salue, inépuisable capacité d’être et de Transformation où germe et grandit la
Substance élue. […] Enlève-moi là-haut, Matière, par l’effort, la séparation et la
mort, – enlève-moi là où il sera possible, enfin, d’embrasser chastement l’Univers 12! »

11 - P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 62.


12 - P. Teilhard de Chardin, « Hymne à la Matière », dans Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961,
p. 71-75.

75/
Comment dire
« non » quand
les machines
triomphent ?
Jean-Michel Besnier

M ême s’ils en sont victimes, tous les parents et éducateurs savent


associer le pouvoir de dire « non » à la croissance, sinon à la
maturité, de leur progéniture. Psychologues et psychanalystes
situent l’apparition du « non » vers l’âge de 3 ans, au moment où la com-
pétence pour le langage s’affirme. La première chose que les enfants
savent dire, en donnant l’impression qu’ils savent ce qu’ils disent et qu’ils
ne sont plus dans le babillage ou l’écholalie, c’est « non ». L’humanité en
eux paraît donc surgir avec le refus. Savoir dire « non », c’est d’emblée
affirmer que le monde ne saurait s’imposer à l’humain sans qu’il lui
résiste d’abord. La réalité sera peut-être la plus forte (les parents gagnent
toujours), mais l’enfant ne se sera pas laissé faire. Le baroud d’honneur,
c’est au moins la dignité sauvegardée !
Le Non traduit durablement l’arrachement à la nature par lequel on
a longtemps décrit l’humanisme : ne pas se laisser imposer ce qui se
prétend obligatoire parce que naturel, immédiat, donné – et au contraire,
­l’affronter et lui objecter l’artifice, le détour, le construit. Tous les ingré-
dients sont ici réunis pour décrire le processus d’humanisation dont les
animaux ne sont pas capables : dire « non » et signifier par là que nous
prétendons être pour quelque chose dans ce que nous devenons, telle est
la formule justifiant qu’on ait défini l’humanisme comme « l’anti-destin »
– une formule d’où se déduisent les avatars de la liberté : dire « non » pour
refuser que les choses soient seulement comme elles sont, dire « non »
pour transfigurer la situation dans laquelle nous sommes prisonniers,

/76
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?

dire « non » pour nous affirmer capables d’utopie, dire « non » pour
afficher le point de vue moral susceptible de contraindre le monde à être
conforme à nos idéaux, dire « non » pour éviter d’être réduits au simple
fonctionnement méta­bolique qui caractérise l’organisme vivant… Le
pouvoir de la négation révèle l’être de langage en nous et interdit qu’on
nous définisse comme des « animaux comme les autres ».

Le refus du monde
George Steiner l’expliquait avec élégance : « Le langage est l’instrument
privilégié grâce auquel l’homme refuse d’accepter le monde tel qu’il est 1. » L’humanité
se révèle à elle-même dans la disposition à utiliser les mots pour dire ce
qui n’est pas – donc pour tourner le dos à la réalité et éventuellement
pour mentir. Parodie de Rousseau : le premier qui, ayant découvert qu’il
pouvait expliquer à celui qui cherchait la source où s’abreuver qu’elle se
trouvait derrière la colline, à droite du chemin, alors qu’il savait qu’elle
était dans la vallée, à la lisière du bois – celui-là, dit à peu près Steiner, a
inventé l’humanité2.
Le mensonge est en effet l’indice de la supériorité de notre espèce. C’est
grâce à lui que nous avons survécu et évolué. Grâce au mensonge permis
par les mots, mais aussi grâce à celui que recèlent les artifices appliqués
au corps, que nous a ouvert la vie symbolique et dont témoignent très
tôt, selon Hegel, les tatouages ou les scarifications des Indiens ou, plus
tard, selon Baudelaire, le maquillage des femmes. Les éthologues ont
certes mis en évidence que les grands singes sont capables de mentir et
qu’ils trompent leur femelle avec cynisme, mais c’est justement pour cela
qu’ils nous sont si proches. Communément, l’animal adhère sans liberté
au monde qui est le sien. Il est incapable de prendre ses distances avec
lui. Il est à sa naissance ce qu’il sera à sa mort, disent les philosophes,
rappelant ainsi que nous, humains, sommes d’abord des prématurés
obligés de trouver des expédients pour compenser notre indigence ou
nudité premières.
En somme, dire ce qui n’est pas, c’est une façon d’exprimer notre
vocation à évoluer, à grandir et à faire une histoire. Ce qui n’est pas nature

1 - George Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, p. 207.


2 - Ibid., p. 212.

77/
Jean-Michel Besnier

en nous est esprit et signale notre aptitude à l’ironie (à « faire de l’esprit »),


à fabriquer des artifices (à inventer ce qui n’existait pas) autant que notre
prétention à dominer la nature (la métaphysique, la science, la technique
et toute la culture humaine se retrouvent dans ce projet).

Guerre inhumaine
Ce qui est humain, c’est de pouvoir refouler en nous tout ce qui relève
d’automatismes. À commencer par les automatismes de nos comporte-
ments instinctifs. Ces automatismes nous effraient quand ils prennent
la forme de troubles obsessionnels compulsifs (les Toc) et révèlent que
la mécanique en nous peut toujours prendre le dessus. Nous sommes
intelligents quand nous pouvons dire « non » à ce qui est de l’ordre de
l’instinct – même quand cet instinct pourrait nous conduire vers le Bien.
Cela peut aller très loin : par exemple, certains n’hésitent pas aujourd’hui
à souhaiter que la guerre demeure humaine, alors qu’on tend à l’auto­
matiser avec des drones et des robots. Pourquoi la guerre peut-elle paraître
humaine, même lorsqu’elle est cruelle ? Parce que nous la déclarons, la
calculons, la limitons et la réglementons. Mais aussi parce que nous nous
arrachons à des instincts qui, livrés à eux-mêmes, ne nous permettraient
pas de l’engager – autrement dit : parce que nous résistons, en la faisant,
aux comportements d’empathie qui relèvent de mécanismes naturels
(par exemple du fonctionnement de neurones miroirs). Ces mécanismes,
les animaux y sont enchaînés. Quand il se bat et se reconnaît vaincu, le
chien se couche et tend le cou, son adversaire ne le touche alors plus : des
inhibiteurs de violence se mettent en place spontanément qui régulent le
comportement agressif. Ces inhibiteurs de violence ont disparu chez les
psychopathes et sont limités chez les soldats auxquels on donne, avant
l’assaut, du rhum, des amphétamines, du Prozac ou même du Viagra…
L’histoire de la guerre relate à sa façon l’histoire des moyens déployés
pour ne pas céder à ces mécanismes que nous partageons au départ avec
les animaux. Elle raconte la déshumanisation imputée aujourd’hui aux
technologies, à savoir l’introduction croissante de la distance entre les
belligérants, avec l’arc, l’arbalète, l’arme à feu, le canon, le missile et fina-
lement le drone. La guerre était humaine dans le corps-à-corps, elle a peu
à peu cessé de l’être en devenant plus abstraite, et elle sera proprement

/78
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?

inhumaine lorsqu’il n’y aura plus que des automates sans états d’âme
pour la faire. C’est évidemment un paradoxe et certains pensent qu’une
guerre « zéro morts chez les soldats » serait humaine3. Ce n’est pas sûr,
si l’on s’accorde à considérer que là où il n’y a plus de réflexion, de prise
de distance, de conscience, d’auto-maîtrise – là triomphe l’inhumain.
Les militaires qui s’interrogent aujourd’hui sur l’éthique des robots ne
le cachent pas : les populations civiles auront tout à craindre quand les
soldats auront disparu au profit des machines guerrières.
L’enseignement des neurobiologistes est précieux, surtout quand il
entend sauver en nous le libre arbitre : notre cerveau a beau être dominé
par des mécanismes, nous explique-t-on, notre conscience subsistera
pour autant qu’elle témoignera de notre aptitude à lui dire « non ». Les
fameuses expériences du neurophysiologiste Benjamin Libet ont aidé à
tirer cette conclusion il y a près de trente ans : la conscience existe de
pouvoir opposer un droit de veto à ce que nos mécanismes neuronaux
imposeraient en matière de décision. C’est cela, la liberté et c’est pourquoi
on a raison de dire qu’être libre s’éprouve dans le pouvoir de faire le
mal. Oserais-je souligner que le judéo-christianisme l’a compris ? Mais
l’élémentaire, le pulsionnel, le machinique affleurent toujours en nous. Si
nous leur laissons libre cours, nous cessons d’être libres (de pouvoir dire
« non ») et nous perdons notre humanité. Comme si le cerveau reptilien,
recouvert par le néocortex et régulé par le lobe frontal, pouvait resurgir.
En ce sens, nous sommes menacés d’inhumain quand nous acceptons de
nous considérer comme de simples êtres de pulsions ou comme des auto-
mates perfectionnés. La solidarité étrange qu’on observe parfois entre
l’écologie dite profonde et les spéculations transhumanistes trouve ici
une illustration : la première est portée à nous rappeler que nous sommes
des animaux comme les autres et elle nous enjoint d’abandonner les
prédations auxquels nous cédons en éprouvant notre complexité neuro­
biologique comme la marque d’une supériorité ; les secondes contri-
buent à dévaluer notre intelligence au profit de celle des machines qui
seront toujours plus efficaces. De part et d’autre, un même entêtement

3 - Voir Jean-Michel Besnier, « L’homme simplifié. Entretien », Inflexions, no 32, 2016, à propos de
J.-M. Besnier, l’Homme simplifié, Paris, Fayard, 2012. Certains des thèmes développés dans le présent
article ont été ébauchés dans un recueil coordonné par La Décroissance et intitulé Le progrès m’a tuer.
Leur écologie et la nôtre, Paris, Le Pas de côté/L’Échappée, 2016.

79/
Jean-Michel Besnier

à humilier l’humanité en nous. Contre l’écologie et le transhumanisme,


une seule réponse : la réhabilitation du pouvoir de dire « non ».

La simplification de l’humain
Un monde où domineraient les machines, qui nous obligerait à nous
comporter comme des machines pour pouvoir interagir avec elles,
interdirait ce pouvoir de dire « non » et nous contraindrait, de ce fait, à
consentir à l’inhumain. Nombre d’utopies posthumaines décrivent un
semblable monde. À commencer par celle du psychologue comporte-
mentaliste Skinner qui, dès les années 1940, établit le scénario d’une
microsociété dont les membres fonctionneraient sur la base des schémas
stimulus-­réponse décrits par le béhaviorisme. Ce n’est pas un hasard si ce
scénario a été intitulé Walden 2 4, par référence à Thoreau qui, lui, préco-
nisait une vie dans les bois et une sagesse faite d’assentiment à la nature.
Pourtant, dans l’imaginaire de la science-fiction, on décrit volontiers des
sociétés dans lesquelles les humains sont parfaitement dressés, ont perdu
tout sens critique, mais qui sont menacés par des robots qui, eux, ont
découvert la possibilité de refuser l’exploitation qu’on leur impose. La
série télévisée suédoise Real Humans (Sveriges Television, 2012-2014) a
bien décrit le transfert du pouvoir de dire « non » sur les machines elles-
mêmes, pour mieux suggérer sans doute combien les robots pourraient
hériter de ce dont nous ne sommes plus capables. Le thème de la révolte
des robots y est le pendant de la description des humains résignés à se
laisser déposséder de l’initiative.
Certains paléoanthropologues prévoient que l’espèce humaine sera de
plus en plus capable d’automatismes, comme si cela était pour nous une
loi d’évolution qui, progressivement, nous rapprocherait des animaux.
La conscience devrait donc de plus en plus disparaître. Dans l’évolution
de l’espèce, elle a été un avantage sélectif pour assurer notre survie face
à un environnement naturel hostile. Elle cesse d’être un avantage dans un
environnement « technologisé », où il faut être compétitif et réactif. Il va
donc falloir se débarrasser de la conscience, ou en tout cas la réduire au

4 - Burrhus Frederic Skinner, Walden 2. Communauté expérimentale, trad. André et Rose-Marie


­Gonthier-Werren et Frédéric Lemaire, préfaces d’Esteve Freixa i Baqué, Marc Richelle et Alexandre
Dorna, Paris, In Press, 2012.

/80
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?

minimum. C’est la « zombification » de l’humain qui se profile – ou plus


sobrement dit, sa « simplification ». Sombre perspective, sans doute, mais
qui peut affirmer qu’il n’est pas obligé de se comporter de plus en plus
comme une machine pour être performant dans la vie de tous les jours ?
Nietzsche décrivait le monde qui s’annonçait à son époque comme nihi-
liste : non pas au sens où ce monde abriterait des humains tout entiers
voués au Non, mais au sens où ceux-ci se demanderaient : « À quoi bon
résister ? », où ils seraient tentés par le Rien, par une volonté de Néant.
« Dieu est mort, nous l’avons tué et nous ne nous en remettons pas… »
Telle est à peu près la formule du nihilisme qui équivaut à une perte
de toute substance humaine, au triomphe d’un ressentiment généralisé.
Ce que décrivait Nietzsche, c’était déjà le monde de la désaffection
de l’humain pour lui-même : l’incapacité de revendiquer des valeurs
à objecter à la réalité. « Le désert croît », disait Nietzsche. Aujourd’hui,
on entend dire que « le monde est plat », sans relief, sans contraste,
homogène parce que sans autre valeur que marchande, c’est-à-dire où
tout est interchangeable, où personne n’est plus responsable de rien5.

Qui peut affirmer qu’il n’est pas


obligé de se comporter de plus
en plus comme une machine
pour être performant dans la vie
de tous les jours ?

Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche décrit les trois métamorphoses


par lesquels passe l’esprit : le chameau qui porte les charges qu’on lui
met sur le dos, sans rechigner – c’est le Oui de l’acceptation contrainte et
courageuse ; le lion, le Non rageur et systématique ; et puis l’enfant qui est
innocence et oubli, qui joue sans arrière-pensées, qui dit Oui au monde,
avec générosité et confiance. Où en serions-nous, selon Nietzsche ?
Sans doute plus au stade du lion : il y a trop de lassitude chez nous
et de sentiment d’impuissance, accru par le monde des machines qui
nous immerge. Sans doute pas au stade de l’enfant, car nous sommes
dépourvus de légèreté et d’ouverture naïve au monde. C’est donc sans

5 - Voir Thomas Friedman, La terre est plate. Une brève histoire du xxie siècle, trad. Laurent Bury,
Paris, Saint-Simon, 2006.

81/
Jean-Michel Besnier

doute le chameau – le courage en moins – qui menace de se réimposer


comme l’emblème de l’humain fatigué d’être soi, convaincu que le destin
est inéluctable, que le monde ne peut être changé, qu’il faut seulement
y consentir…
Dans les Particules élémentaires, puis dans la Possibilité d’une île, Michel
­Houellebecq illustre bien cette désertion du Non qu’on pourrait décrire
comme postmoderne (avec la fin des idéaux révolutionnaires, la fin des
grands récits), cet ennui qui nous saisit, cet autisme qui se développe
et qui ira jusqu’au vertige du clonage répétant le même ad nauseam…
L’humain décrit par Houellebecq, c’est le dernier homme de Nietzsche,
« le plus laid des hommes 6 », honteux d’avoir tué Dieu et avec lui tari la source
des valeurs qui permettaient de s’opposer à Lui aussi bien que de vouloir
dépasser la condition humaine. Désormais, le dernier homme délègue
à ses machines ce pouvoir de dépassement, et il succombe à « la honte
prométhéenne d’être soi », selon l’expression de Günther Anders7.

Écarter le langage
La perspective de fusionner avec les machines, annoncée par les trans­
humanistes comme avenir radieux, est là pour confirmer cette disparition
du pouvoir de dire « non » par lequel nous nous définissions comme
humains. Elle indique aussi ce par quoi nous pensons nous sauver. Il
suffit pour s’en convaincre de lire l’introduction du fameux rapport amé-
ricain de 2003, intitulé Convergence technologique pour l’augmentation des perfor-
mances humaines 8. L’hybridation de l’homme biologique et de la machine y
est donnée comme la clé d’un bonheur supposé désirable – un bonheur
où il n’y aurait plus d’événement pour relancer une histoire faite de
hasard ou de violence : la communication homme-machine, cerveau-­
ordinateur, cerveau-cerveau, la pensée intégrale (le couplage du cerveau
avec Internet) traduisent en effet la finalité des technologies convergentes.

6 - Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Le Livre
de poche, 1972, p. 300.
7 - Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution indus-
trielle (1956), Paris, Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2002.
8 - Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge, Converging Technologies for Improving Human Per-
formance: Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, Dordrecht,
Kluwer, 2003 (disponible en ligne).

/82
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?

L’important est de comprendre que les perspectives offertes ont toutes


en commun d’écarter le langage, l’univers des signes, le symbolique, au
profit des simples signaux dont sont capables les machines ou des sym-
boles mathématiques nécessaires aux algorithmes. On ne saurait mieux
démontrer qu’en se défaisant du langage, on s’interdit le Non et on
se démet de son humanité au profit de machines qui feront toujours
davantage triompher les signaux…
Un monde dominé par les machines est un monde qui n’a plus besoin
du langage humain. Il suffit que nous communiquions comme le font les
abeilles, grâce à des signaux que nous captons et que nous émettons pour
ainsi dire sans y penser. Déjà, nous ne sommes plus guère que des codes-
barres ambulants, des êtres de signaux, des mécaniques ­pulsionnelles,
des supports de data. En décrivant « le syndrome de la touche étoile 9 », l’auteur
de cet article suggérait cette élimination du langage et de tout ce qu’il a
permis de développer. Le transhumanisme est une offensive contre les
mots et leurs ambiguïtés, contre la vie intérieure et la liberté de ­s’abstraire
du monde. Vivre tout en extériorité, à la manière d’une mécanique,
imposer la transparence au-delà même de l’ambition du Panoptique de
Bentham, voilà ce que voudraient les techno-prophètes.

Un monde dominé par


les machines est un monde qui n’a
plus besoin du langage humain.

Le pire est que ceux-ci sont de plus en plus écoutés. Pourquoi ? Parce
qu’ils annoncent aux humains la fin de leurs supposés malheurs, c’est-à-
dire la fin de l’adversité qui les a obligés à naître, à souffrir, à être malades,
à vieillir et à mourir. On touche à l’extrême aujourd’hui avec les pro-
messes d’immortalité qui reposent sur les extrapolations obtenues à
partir de la biologie (les cellules-souches totipotentes induites, la maîtrise
de la télomérase, l’ectogenèse…) et de l’intelligence artificielle (le cerveau
artificiel, le téléchargement de la conscience…).
Qui se représente ce que serait l’immortalité, si elle était réalisable ?
Le triomphe de l’animalité en nous (l’instinct de conservation satisfait
grâce à la pérennisation des métabolismes biologiques ou à la fabrication
9 - Sous-titre de J.-M. Besnier, l’Homme simplifié, op. cit.

83/
Jean-Michel Besnier

d’organes de rechange), l’immersion dans le flux de l’espèce sans pos-


sibilité de revendiquer une individualité (le vouloir-vivre éternel de
­Schopenhauer ou des bouddhistes), la solitude et l’ennui (la disparition de
la finitude rendant superflue l’ouverture sur les autres). L’immortalité, ce
serait l’abandon de soi à l’innommable – c’est-à-dire à l’illimité : ce serait
la restauration de l’animalité à laquelle nous avions échappé, en naissant
limités et imparfaits ; ce serait l’accession à une image de la divinité faite
d’impassibilité et de solitude. Rien à voir avec le désir d’éternité qui se
nourrit d’une tension et d’une quête infinie d’absolu et de spiritualité.
L’immortalité promise par les techno-prophètes n’est pas spirituelle :
elle est résolument animale et elle est présentée comme la perspective
ouverte par une médecine dite connectée (médecine personnalisée et pré-
dictive, précise-t-on), dépourvue de la relation symbolique que la relation
clinique du médecin avec son patient entretenait dans le dialogue. Didier
Sicard a très bien décrit cette situation dans un livre au titre éloquent : la
Médecine sans le corps 10. L’immortalité est certes capable d’opposer un refus,
mais c’est à la mort autant qu’à la vie elle-même qu’elle dit « non ». Ultime
paradoxe : la technique, née avec la faculté de dire « non », était sans doute
contemporaine du langage dans l’aventure de l’hominisation11. Elle a fini
par s’auto-développer et s’auto-accroître, au point de dénoncer son lien
avec le langage. Désormais, elle donne à entrevoir la fin de l’humain, avec
le triomphe d’une immortalité mortifère qui constituera le dernier Non
opposé à la vie tout entière…

Se révolter ?
Mais il faut s’interroger pour finir et pour ne pas désespérer : est-il donc
encore possible de dire « non » aux machines ? Est-ce que cela a un sens ?
Adresser un Non à ce qui n’est pas un humain doté d’une conscience
et d’un pouvoir de répondre, quelle folie ! Sauf qu’on pourrait refuser
d’utiliser ces machines, ce qui les rendrait inutiles et obsolètes. Sauf qu’on
pourrait vouloir les détruire, comme les luddites du xixe siècle exigeant
de retrouver la dignité qu’on leur enlevait en les ayant remplacés par des
machines imbéciles (les métiers Jacquard). On a toujours raison de se

10 - Didier Sicard, la Médecine sans le corps, Paris, Plon, 2002.


11 - Voir André Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole [1964-1965], Paris, Albin Michel, 1998.

/84
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?

révolter, disait Sartre. Tant que nous nous vivons comme des humains,
le pouvoir de refuser est toujours justifié. Alors serait-il donc temps de
se révolter contre les machines ?
Examinons rapidement la chose, afin de ne pas céder trop vite à quelque
angélisme de la révolte : voudra-t-on dire « non » à l’utilisation de l’ima-
gerie médicale, à l’échographie, à l’Irm fonctionnelle, au cœur artificiel,
bientôt aux lentilles de contact qui délivreront des mesures d’insuline
aux diabétiques ? Voudra-t-on dire « non » aux implants intracérébraux
qui rendront la vie plus facile aux parkinsoniens et aux tétraplégiques ?
Dire « non » aux régulateurs d’humeurs ou aux antalgiques issus des
techno­sciences appliquées au cerveau ? Voudra-t-on refuser la robo-
tique au service de la chirurgie, qu’elle soit réparatrice ou esthétique ?
Refuser aussi les innovations médicales orientées par le souci d’accroître
la longévité et d’aiguiser l’aspiration à l’immortalité ?
On connaît des amish, des témoins de Jéhovah ou quelques adeptes de la
décroissance qui iraient jusqu’à refuser tout cela. Mais il est plus courant
de rencontrer parmi nos contemporains une inclination à recevoir comme
désirable ce qui pourrait faire de nous des post-humains, débarrassés des
vulnérabilités caractéristiques de l’humanité. Sous prétexte de pouvoir
encore et toujours dire « non », il n’est pas sûr que nous soyons disposés
à rejeter tout ce qui nous mécanise et prétend nous délivrer du hasard que
comporte la vie elle-même. Le baroud d’honneur évoqué tout à l’heure
n’est peut-être déjà plus à l’agenda d’Homo technologicus.

Être conscient, c’est toujours


déjà s’opposer, et rien n’est plus
nécessaire quand l’abandon
aux automatismes de toutes
sortes promet de délivrer
des inquiétudes existentielles.

Comment dire « non » quand les machines triomphent ? La réponse est


plus difficile qu’il n’y paraissait quand on croyait pouvoir miser sur la
dignité pour réveiller en l’homme sa liberté. Nous avons fait triompher
les machines parce que nous étions capables de dire « non » aux déter-
minismes naturels, aux risques auxquels nous expose l’environnement.

85/
Jean-Michel Besnier

Le Non a eu ses effets pervers au cours de la Modernité et nous nous


sommes un temps félicités de pouvoir nous en débarrasser, pour célébrer
parfois les sagesses du consentement et aspirer à l’insouciance de l’enfant
de Nietzsche. Mais voilà que nous nous découvrons proprement menacés
par ce que nous avons laissé s’installer. S’il est encore temps de réagir, cela
passera par une prise de conscience qui signifiera en elle-même que nous
n’avons pas perdu le Non. Être conscient, c’est toujours déjà s’opposer,
et rien n’est plus nécessaire quand l’abandon aux automatismes de toutes
sortes promet de délivrer des inquiétudes existentielles. Quelques mou-
vements d’opinion, souvent opposés au transhumanisme, s’emploient
à entretenir la résistance – des mouvements qui font appel à la sobriété
technologique, à la simplicité volontaire, à une technologie conviviale…
Parviendront-ils à désengager le grand nombre de nos contemporains
de la servitude volontaire qui autorise chaque jour davantage l’accrois-
sement du pouvoir des méga-machines, autrement baptisées Gafa12 ?

12 - Gafa : Google Amazon Facebook Apple.

/86
La part
maudite

Malgré ses prouesses, la technique présente des coûts humains,


sociaux et écologiques démesurés. Nous encourons ainsi le risque
d’une aliénation physique, psychologique et même politique aux
machines. Notre émancipation ne saurait pourtant passer par un
rejet de la technique.

L’émancipation Le mythe de Promesses Critique de la


technologique la technologie robotiques raison impure
Jean Vioulac salvatrice et liquidation Bernard Stiegler
Philippe Bihouix du politique
François Jarrige
L’émancipation
technologique
Jean Vioulac

L e mythe de Prométhée rapporté par Platon l’avait déjà dit et la


paléoanthropologie contemporaine n’a fait que le confirmer :
l’homme est celui à qui rien n’est donné et qui doit donc tout
produire, y compris ses moyens de production. Avant d’être sapiens, Homo
est faber, dépourvu pourtant de tout moyen de faire ; il se définit alors par
la fabrication des organes qui ne lui sont pas innés : les outils.

L’homme est celui


à qui rien n’est donné
et qui doit donc tout produire.

La technique fonde ainsi le processus même de l’hominisation : l’animal


naît avec des organes parfaitement adaptés à son biotope, qui l’intègrent
totalement dans l’immanence naturelle, l’enferment dans un type unique
de comportement et le condamnent à l’éternel retour du même. Parce
qu’il fabrique ses propres outils, que ceux-ci sont amovibles, l’homme a
la possibilité d’avoir tous les organes et d’en changer à volonté. Il a éga-
lement la possibilité de les améliorer : la technique ouvre donc à l’homme
l’espace de sa liberté et celle du progrès, et parce qu’il peut modifier son
environnement et non pas simplement s’y adapter, il n’a jamais un simple
biotope, mais un monde. Aussi la question de la technique n’est-elle rien
de secondaire ou d’empirique : elle définit la position fondamentale de
l’humanité au sein de la nature et ce qui fait de l’homme un « être-au-
monde ». La technique est donc essentielle et ne peut être abordée que
si l’on renonce à concevoir la « nature humaine » comme une essence
intemporelle qui demeurerait ce qu’elle est, quelles que soient les condi-
tions réelles de sa vie – thèse issue du dogme théologique de la création,

89/
Jean Vioulac

qui est le fond irréfléchi du libéralisme et de toute doctrine de l’« état de


nature » –, et si l’on admet ainsi qu’elle n’est jamais un « moyen » neutre :
les hommes sont faits par la technique et les modalités mêmes de l’usage
qu’ils en ont, c’est-à-dire leur « être-au-monde », sont déterminées par
les techniques propres à telle communauté, à telle époque.

Face à l’objet technique


C’est pourquoi la question de la technique relève de la philosophie, plus
précisément de la philosophie dans la configuration qu’elle a prise depuis
Kant. La Critique de la raison pure constitue en effet une rupture irréversible
dans l’histoire de la pensée, en ce qu’elle lui impose de ne plus simplement
décrire, analyser et comprendre des objets transcendants – ce que font
les sciences positives –, mais de se retourner sur leurs conditions de
possibilité, lesquelles sont immanentes à la subjectivité. L’acquis décisif
de Kant consiste ainsi à mettre en évidence que tout objet donné résulte
d’une activité subjective, mais sa limite tient à ce qu’il demeure idéaliste
en ne concevant que l’objet connu et l’activité de connaissance. La radica-
lisation de l’interrogation transcendantale conduit alors à établir en fon-
dement, non plus une subjectivité abstraite et formelle en rapport avec
des objets théoriques, mais un corps vivant en rapport avec la matière
du monde et à analyser non plus l’activité théorique de constitution,
mais l’activité pratique de production. La philosophie transcendantale
débouche ainsi sur une philosophie de la production, qui ramène tout
phénomène humain à un mode de production et aux techniques qu’il met
en œuvre. Elle trouve son achèvement en Marx, qui a établi la commu-
nauté de production en fondement ontologique, tout en situant cette
communauté dans l’histoire, et donc en tenant compte de ses articula-
tions sociales.
L’incorporation, l’enracinement et la socialisation du transcendantal
conduisent alors à reconnaître que les idées, concepts, catégories et
structures logiques de la pensée sont à chaque époque reçus par héritage
et sont eux-mêmes les produits et les créations de communautés his-
toriques et déterminés par des techniques. L’apparition de la pensée
rationnelle en Grèce ancienne ne fut elle-même possible qu’à partir d’une
­technique déterminée, celle de l’écriture alphabétique, et c’est toute la

/90
L’émancipation technologique

pensée occidentale qui doit sa possibilité aux alphabets grec, puis latin.
L’écriture n’est pas un simple moyen de mettre par écrit une pensée
élaborée par ailleurs ; elle vient restructurer de part en part la pensée elle-
même et contribue puissamment au passage du mythe, propre à la tra-
dition orale, à la science, indissociable d’une tradition écrite. L’avènement
de cette « raison graphique 1 » est essentiel à la configuration grecque de la
rationalité.
La difficulté est donc que, face à l’objet technique, notre propre pensée
n’est pas neutre : elle est elle-même structurée par des techniques et
emprunte ses modèles théoriques de constitution à des techniques
de production. Ainsi, Aristote doit la distinction fondamentale entre
la forme et la matière à l’artisanat du potier ; Descartes se fonde sur
le modèle de l’horloge et du mécanicien pour établir la méthode en
­technique intellectuelle de constitutions des objets ; Freud conçoit la vie
psychique comme une machine à vapeur, avec sa chaudière sous pression,
ses injecteurs et échangeurs, ses soupapes et ses lâchers de vapeur. Ce qui
confirme que la démarche transcendantale impose d’expliciter les struc-
tures techniques sur lesquelles se fonde la pensée : tâche difficile, qu’il
est possible d’aborder en tentant de spécifier l’originalité de la technique
à notre époque par rapport aux époques qui précèdent.

Le vivant doté de mains


L’histoire de la technique est d’abord celle de l’outillage. L’outil est un
organe artificiel, médiation entre la terre et un corps sans organes, ou
plutôt un corps dont le seul organe n’est pas spécialisé mais ouvert à
tout usage possible : la main, qu’Aristote définissait comme « outil des
outils » (ὄργανον πρὸ ὀργάνων), l’organe qui est en puissance tout organe
et capable de devenir tour à tour « griffe, pince, corne, lance, épée ou tout autre
instrument. La main est toutes ces choses à cause du fait qu’elle est capable de les
saisir et de les tenir toutes […]. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand
nombre de savoir-faire que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main 2 ».
Avant d’être « le vivant doué de parole », l’homme est le vivant doté de mains.

1 - Voir Jack Goody, la Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. Jean Bazin et
Alban Bensa, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
2 - Aristote, Parties des animaux, IV, 10, 687 a-b.

91/
Jean Vioulac

Jusqu’à Heidegger et à Leroi-Gourhan, tous les penseurs de la technique


ont vu dans la main l’instance originaire d’aménagement du monde :
par l’outil, les choses sont à portée de main. L’homme acquiert ainsi sa
mainmise sur un monde dont l’aménagement est fondamentalement une
manœuvre. L’usage de l’outil est maniement, il déploie la puissance de la
main, son essence est la praxis subjective du corps vivant.
Le progrès de la technique n’est autre que celui de cette mainmise :
la révolution néolithique se caractérise alors par un progrès technique
décisif, à savoir l’apparition de la mécanique, qui permet les travaux
­d’irrigation et de construction en Égypte et en Mésopotamie et ainsi
procure à l’homme le pouvoir de bâtir son monde. La technique s’y
redéfinit comme μηχανή, « invention ingénieuse », « ruse », et c’est le
« pouvoir » que donne cette ingéniosité technique dont Sophocle fait
l’éloge inquiet dans Antigone : l’homme est parmi tous les vivants le
plus étonnant parce qu’il « domine par ses inventions ingénieuses » (μηχαναῖς)
les animaux tant sauvages que domestiques, et devient ainsi « habile en
inventions ingénieuses et en savoir-faire » (τὸ μηχανόεν τέχνας). En devenant
mécanique, la technique prend alors le sens que les Grecs surent lui
reconnaître, celui de « savoir-faire », savoir qui prévoit et guide le faire :
c’est pourquoi la question de la technique est indissociable de la nature du
savoir qui prévoit le champ de manœuvre. Dans la mécanique, ce savoir
est immanent à la pratique, il n’est pas un savoir théorique et ­abstrait,
il n’est pas le λόγος, mais plutôt la μῆτις, « l’intelligence rusée », qui sait
comment manipuler les animaux et les choses. Avec la mécanique, la
technique passe du maniement à la manipulation, elle ne fait en cela
qu’accroître la marge de manœuvre de l’homme et sa mainmise sur le
monde. L’histoire de la technique est depuis lors celle de l’habileté à
manipuler, ingéniosité indépendante de toute science théorique : quand
les Grecs – par exemple Héron d’Alexandrie – élaborent des traités de
mécaniques ils ne font qu’étudier et modéliser des instruments fabriqués
par des praticiens. C’est bien la pratique qui est alors le principe de la
technique et par suite de la production.
S’il convient d’y insister, c’est qu’à notre époque l’invention technique
est directement fondée sur l’élaboration théorique : ce qui permet de
préciser l’essence de la technique contemporaine. Avec la Modernité, la
production technique ne se fonde plus sur la pratique et son ingéniosité
propre, mais sur « les notions générales de la physique », que Descartes dans

/92
L’émancipation technologique

le Discours de la méthode entend « employer en même façon à tous les usages


auxquels elles sont propres » et ainsi rendre possible « l’invention d’une infinité
d’artifices ». La Modernité européenne remplace ainsi l’ingéniosité par la
science comme savoir fondateur des savoir-faire, une science elle-même
formalisée et mathématisée : le passage du mécanique au machinique
advient quand la théorie devient principe en lieu et place de la pra-
tique. Le projet cartésien est sur ce point resté obscur et confus, puisque
­Descartes croyait accomplir le projet de la mainmise (« nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature ») sans voir que sa méthode rendait ainsi
possible, non pas un parachèvement de la mécanique, mais l’inauguration
du machinisme. Cet établissement de la science en fondement de la pro-
duction n’a pas concerné que les modèles (la forme) des machines, mais
également leur matière : les mécaniques pouvaient s’agencer de bois, de
fer et de cordages, la machine requiert des pièces bien plus résistantes et
précises dans le transfert des forces ; le machinisme ne put ainsi se déve-
lopper qu’avec la découverte de l’acier, dont la production ne fut possible
qu’à partir de la recherche scientifique : c’est en 1786 que Vandermonde,
Berthollet et Monge présentent à l’Académie royale des sciences leur
Mémoire sur le fer considéré dans ses différents états métalliques qui fonde la
métallurgie scientifique contemporaine, et l’industrialisation fut depuis
indissociable de la production de matières artificielles, de composés chi-
miques, de plastique, de silicium, de matériaux supraconducteurs.
La reconnexion de la technique avec la logique de la science est alors
indissociable de sa déconnexion de la main, déconnexion qui inaugure
le mouvement d’émancipation (du latin ex manu capere, « qui est sorti des
mains, qui se laisse prendre des mains ») de la technique. Le propre de la
machine est de se mouvoir d’elle-même : elle n’est ni maniée ni manipulée
par un artisan maître de son geste et sûr de ses effets, mais instrumentalise
des ouvriers devenus autant de rouages sur une chaîne de production
qui impose à chacun un geste machinal, unique, prédéfini et répétitif,
et les réduit au rang d’organes naturels. La révolution industrielle, en
condamnant à l­ ’obsolescence ­l’artisanat pour introduire massivement le
machinisme dans la production, n’a pas fait progresser l’outillage ni n’a
augmenté l’emprise de l’homme sur la nature ; elle a méthodiquement
dessaisi l’homme de ses savoir-faire, de ses gestes, de son maniement,
pour déléguer systématiquement ses anciennes prérogatives à des dispo-
sitifs autonomes. Elle se définit par l’aliénation : l’homme y est dépossédé

93/
Jean Vioulac

de son activité de production au profit d’une instance nouvelle à laquelle


il est assujetti et qui, avec la machine à vapeur et la combustion des
énergies fossiles, disposait d’emblée d’une puissance incommensurable
à celle des corps humains, puissance qui pouvait elle-même s’émanciper,
croître selon ses propres réquisits et de façon exponentielle.

Comme une force étrangère


Notre époque est donc celle d’une révolution technologique, qui inverse
le rapport entre λόγος et τέχνη : la généalogie de la logique conduite
par Husserl dans l’Origine de la géométrie conduisait à fonder la géométrie
sur les techniques de mesure, d’arpentage ou de triangulation propres
à ­l’Antiquité, la Modernité fonde la technique sur une science mathé-
matisée. Marx constatait dès sa première esquisse du Capital qu’avec la
révolution industrielle, « la science, qui oblige les membres sans vie de la machine,
en vertu de leur construction, à agir de la manière voulue, comme un automate,
n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier, mais agit sur lui à travers la machine
comme une force étrangère, comme une force de la machine elle-même 3 » : l’aliénation
dépossède le sujet non pas seulement de ses capacités physiques, mais
aussi de ses capacités intellectuelles.
Au milieu du xixe siècle, Marx ne pouvait que pressentir cette aliénation
intellectuelle, et c’est pourquoi il s’est consacré à analyser le transfert au
dispositif de la puissance de travail corporelle des travailleurs. Le transfert
de la puissance intellectuelle est devenu manifeste au milieu du xxe siècle
avec l’informatique, qui ne fut rien d’autre que le projet ­d’automatiser les
opérations intellectuelles. Le développement des machines de codage et
de traitement de l’information, effet direct de la Seconde Guerre mon-
diale, répondait à des objectifs militaires. Le problème paradigmatique
était celui de la défense antiaérienne : face aux progrès de l’aviation et
aux vitesses des avions de chasse, il devenait impossible de confier la
riposte à des soldats. Le tir d’un missile antiaérien doit en effet calculer à
la fois la vitesse et la trajectoire de la cible, puis, en fonction des résultats
de ces mesures, calculer l’instant et la direction optimale du tir, le tout à
une vitesse inaccessible à un opérateur humain.

3 - Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre,
Paris, Éditions sociales, 1980, tome II, p. 185.

/94
L’émancipation technologique

L’élaboration de ces dispositifs avait ainsi pour fonction expresse d’éman-


ciper la riposte de toute intervention humaine, c’est-à-dire ­d’élaborer des
systèmes entièrement automatiques. L’informatique n’est en effet pas
seulement un codage de l’information, mais surtout le codage d’un mode
d’action. L’algorithme est cette formalisation symbolique d’un enchaî-
nement réglé d’opérations, la structure logique a priori d’une activité
ainsi prédéterminée par une séquence d’instructions. Il n’y a donc pas
là simplement calcul, mais activité et prise de décision par la machine,
qui décide du moment et de la direction du tir sans aucune intervention
humaine. La question du transfert dans la machine des capacités intellec-
tuelles propres à l’être humain ne concerne donc pas uniquement la
puissance de calcul ; elle concerne aussi et surtout la décision. La machine
est seule à même de prendre la décision, parce qu’elle seule dispose des
informations et se trouve en mesure de les traiter.

La question du transfert
dans la machine des capacités
intellectuelles propres à l’être
humain ne concerne donc pas
uniquement la puissance
de calcul ; elle concerne aussi
et surtout la décision.

L’essentiel est alors l’interaction entre les informations collectées et la


prise de décision, c’est-à-dire que la machine a une capacité de réaction
aux modifications de son environnement. Elle n’est pas un outil inerte
(en attente d’être manié par un utilisateur), elle est toujours en alerte,
aux aguets, susceptible de réagir à un certain type de comportement (par
exemple aux changements de direction de l’avion). C’est l’avènement du
dispositif de rétroaction (feedback) qui est le cœur de la révolution infor-
matique. L’importance de la question de la rétroaction dépasse en effet
de beaucoup le cas particulier de la défense antiaérienne : la généralisation
de la rétroaction a conduit les dispositifs machiniques, non seulement
à réagir à certaines situations, mais aussi à réagir aux résultats de leurs
propres décisions, à les garder en mémoire, à les analyser et à réélaborer
en retour leurs propres modes de fonctionnement. Autrement dit, la

95/
Jean Vioulac

machine est capable de tirer des leçons de ses comportements passés,


de se modifier elle-même et, toujours pour être plus efficace dans son
but, d’améliorer son propre fonctionnement en se reprogrammant elle-
même : elle est capable d’apprentissage. L’autonomisation ne concerne
donc pas seulement l’activité momentanée d’une machine, mais aussi
son devenir puisqu’elle est capable de s’améliorer indépendamment de
toute intervention humaine.

Une chose sensible suprasensible


L’informatique accomplit ainsi la rupture de la technique avec la praxis
et sa subsomption à la mathesis : l’ordinateur n’a pas été inventé par un
ingénieur, mais par un mathématicien, John von Neumann. S’intéresser
aux machines, ce n’est donc pas d’abord rechercher des bielles, des
arbres-moteurs ou des courroies de transmission, ni même des câbles
ou des microprocesseurs. La machine est surtout une structure logique,
un algorithme, un logiciel. C’est là ce qui fait la difficulté à penser la
­technique aujourd’hui : elle n’est en rien réductible aux objets matériels
qui sont offerts à notre perception et que nous avons sous la main, elle
est leur structure abstraite et formelle. Son existence réelle n’est jamais
que le système d’organes d’une essence idéelle. Elle est, tout comme
la marchandise selon Marx, « une chose sensible suprasensible […] pleine de
­subtilités métaphysiques et de lubies théologiques 4 », qui met en œuvre la logique
métaphysique élaborée par Leibniz à la fin du xviie siècle pour automa-
tiser toutes les procédures de calcul afin d’émanciper la pensée de la
faillibilité humaine : passage de la raison graphique à la raison numérique.
Le modèle de machine formelle élaboré par Alan Turing en 1936 fut
ainsi celui de la « machine universelle », qui n’est plus assignée à une fin
déterminée : la finalité des machines issues de la révolution industrielle
était directement inscrite dans leur structure matérielle, et en cela non
modifiable. L’ordinateur est une machine qui n’est pas conçue pour un
but particulier, mais pour s’adapter indéfiniment à des tâches toujours
plus diversifiées. C’est cette plasticité infinie de la forme-machine qui
lui donne son emprise universelle, et qui lui procure son pouvoir exé-
cutif  : si la machine mécanique produit un travail physique, la machine
4 - K. Marx, le Capital. Livre I, trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Puf, 1993, p. 81.

/96
L’émancipation technologique

informatique ne produit pas un tel travail mais le dirige et le gouverne.


Il y a en effet informatique à partir du moment où la logique ne reste
pas purement théorique, mais acquiert un pouvoir exécutif, où les
algorithmes et les logiciels sont directement exécutoires. Ainsi s’achève
l’émancipation technologique, qui dépossède l’homme de sa propre main
au profit du λόγος, lequel seul commande. Norbert Wiener a pensé dès
1948 la révolution technologique5, et a donné son nom au dispositif
informatique en le définissant comme cybernétique (du grec κυβερνήτης,
pilote, gouverneur) et en comprenant qu’il allait entièrement reconfi-
gurer les sociétés6 : le progrès technologique depuis lors n’a fait que le
confirmer7.
La situation qui est la nôtre aujourd’hui se définit donc par l’aliénation
de la technique, qui s’autonomise pour acquérir un pouvoir de comman-
dement sur les sociétés humaines. Le mode cybernétique du gouver-
nement des hommes, qui a réduit la politique à un spectacle lui-même
assigné à la scène du cyberespace, s’est généralisé sous la forme du mana-
gement8 : « commander », « manager », deux verbes issus de la racine
latine manus, la main. La révolution technologique dépossède l’homme
de sa propre main, elle est en son essence émancipation, elle transfère
le commandement à une logique formelle elle-même automatisée, si
bien que c’est désormais le λόγος qui a la main. Penser jusqu’au bout la
technique contemporaine, en admettant qu’elle est « sensible suprasensible »,
c’est penser une « main invisible » : celle du Marché. Toute pensée de la
technique qui n’aborde pas la question du Capital est insuffisante : mais
inversement, la pensée du Capital doit admettre son essence formelle
et logicielle, et l’aborder non en économiste, mais bien en philosophe.

5 - Norbert Wiener, la Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, trad. Ronan
Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, Paris, Seuil, 2004.
6 - N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. Pierre-Yves Mistoulon,
revue par Ronan le Roux, Paris, Seuil, 2014.
7 - Le premier ordinateur à rencontrer le succès commercial (l’Ibm 650 en 1954) se vendit à mille
exemplaires : en 2015, il s’est vendu 288 millions d’ordinateurs dans le monde, et le parc informatique
mondial atteint les deux milliards d’unités. Le World Wide Web se met en place au milieu des années
1990 grâce à la généralisation du langage Html ; en 2015, il y a 3,2 milliards d’internautes, soit 45 %
de la population mondiale, avec un accroissement de 570 % depuis l’an 2000 ; 70 % des internautes
sont inscrits sur un réseau « social » ; la moyenne du temps de connexion est de 4,8 heures par jour, etc.
8 - Voir Baptiste Rappin, Heidegger et la question du management. Cybernétique, information et orga-
nisation à l’époque de la planétarisation, Nice, Ovadia, 2015.

97/
Le mythe
de la technologie
salvatrice
Philippe Bihouix

À l’exception – notable – des climato-négationnistes et de quelques


« écologistes » sceptiques1, rares sont ceux qui se ­risquent à
contester l’état peu affriolant de notre planète. Il faut en effet
déployer des trésors d’ingéniosité pour occulter l’évidence. Très loca-
lement, la situation a pu s’améliorer – la pollution de l’air dans certaines
villes européennes est moindre qu’à la fin du xixe siècle ou pendant
le grand smog londonien de 1952. Mais sur les paramètres globaux,
comment nier les forêts tropicales dévastées, le blanchiment des coraux,
l’effondrement des populations d’animaux sauvages, l’accumulation de
polluants sous toutes les latitudes, l’érosion ou la dégradation des terres
arables, l’urbanisation galopante ? Sans faire le tour de la Terre, tout
individu âgé de plus de 40 ans se souvient qu’il fallait nettoyer le pare-
brise des voitures à la belle saison. Où sont donc passés les insectes ?
Le débat entre les pessimistes, qui craignent pour l’environnement, et les
optimistes, tenants du business as usual, ne porte donc pas sur la nécessité
d’agir – personne n’est vraiment pour la disparition des éléphants ou la
contamination des nappes phréatiques aux pesticides –, mais sur la gravité
du problème, l’intensité et la vitesse avec laquelle il faudrait réagir, la pos-
sibilité de changer modes de production et habitudes de consommation,
la manière (régulation, taxes, incitations, soutien public…) et les moyens
(financiers, techniques) de mener la transition.
La question technologique est particulièrement prégnante, bien qu’à peu
près occultée. Les scénarios prospectifs se fondent en général sur une
population plus nombreuse, consommant plus d’énergie et se déplaçant
1 - Bjorn Lomborg, l’Écologiste sceptique, Paris, Cherche Midi, 2004.

/98
Le mythe de la technologie salvatrice

(elle-même ou ses marchandises) plus loin et plus fréquemment. De


fait, les solutions techniques sont présumées disponibles et abordables,
sinon à portée de main, que ce soit pour les énergies « décarbonées », les
solutions de mobilité du futur ou la capacité des rendements agricoles
à toujours s’accroître – ou à se maintenir. Les plus audacieux, comme
Jeremy Rifkin, vont jusqu’à promettre de telles « ruptures » techno­
logiques – un vocable à la mode – que tout ou presque en deviendrait
gratuit ou à « coût marginal zéro », à commencer par l’énergie issue de
sources renouvelables2.
Pourtant, si le rôle de l’innovation technologique est en effet central, il y
a une différence entre les problèmes – qui sont bien là – et la multitude
de solutions techniques proposées – dont certaines ne sont qu’au stade
de l’annonce ou du concept (capture et séquestration du CO2, voitures à
hydrogène…). Et, sans remettre en question ni la formidable inventivité
humaine ni les moyens considérables de recherche et de développement
dont nous disposons, nous pouvons nous demander si c’est un nouvel
âge d’abondance qui se profile ou si nous n’allons pas, au contraire, vers
la pénurie, selon les termes actuels d’un vieux débat « malthusien ».

La formidable inventivité humaine


Après tout, nous avons toujours trouvé. L’humanité a réussi à repousser
les limites imposées par la nature ou sa condition physique. Elle l’a
souvent fait pour réagir au risque de pénurie. Certes, les êtres humains
du Néolithique ne sont pas entrés dans l’âge de bronze par manque
de silex. Mais la révolution néolithique elle-même a probablement
été provoquée par le franchissement d’un seuil de densité humaine,
qui devenait de moins en moins compatible avec le nomadisme des
chasseurs-­cueilleurs : une pénurie de territoires (faiblement) productifs.
Quant à la hache de bronze, elle illustre un deuxième ressort historique
de l’innovation ­technique, l’art de la guerre, car nos ancêtres en ont vite
découvert ­l’intérêt, indépendamment du défrichage des forêts.
La pénurie a bien été un aiguillon essentiel, à l’origine d’une grande
partie des innovations de la révolution industrielle, car la croissance per-
manente de la consommation allait bientôt dépasser les capacités de
2 - Jeremy Rifkin, la Nouvelle Société du coût marginal zéro, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016.

99/
Philippe Bihouix

ponction sur les ressources renouvelables, locales ou importées. Jusque


tard dans le xixe siècle, il y eut une limite purement « surfacique » à la
production de produits essentiellement animaux et végétaux : colorants
naturels (garance, pastel, indigo, lichen…), graisses, colles et suif des
chandelles (à base de déchets d’animaux et d’os), acides et alcools pro-
duits par fermentation (vinaigre), cuirs et fourrures, fibres (laine, lin,
coton, chanvre), etc. Les locomotives et machines à vapeur étaient lubri-
fiées à l’huile de cachalot et les égreneuses à coton revêtues de paroi
stomacale de morse3 !
L’exploitation des forêts comme combustible et bois d’œuvre conduit,
à partir du xviie siècle, à une crise du bois européenne. La double
invention de la pompe à vapeur et de la machine à vapeur, au tournant
du xviiie siècle, permettra l’exhaure des mines souterraines et l’accès aux
énormes ressources de charbon situé sous le niveau des nappes phréa-
tiques des bassins houillers anglais.
Parallèlement, la chimie minérale va répondre aux besoins cruciaux
­artisanaux et industriels : acides pour le traitement des métaux, la prépa-
ration des teintures, des fibres, etc. et produits alcalins (soude et potasse)
pour la fabrication des savons et des lessives, du verre, le dégraissage
des laines… Au milieu du xviiie siècle, le salpêtre des caves humides et
la soude des algues et des salicornes (plantes méditerranéennes dont
Marseille tire sa vocation savonnière) ne suffisent plus à répondre à
la demande. Les conflits d’usage deviennent intenables jusqu’à ce que
Nicolas Leblanc mette au point, dans les années révolutionnaires, un
procédé industriel de production de soude à partir de sel, de craie et de
charbon. Quant à la chimie organique, elle doit son développement aux
besoins croissants de colorants et à la découverte du benzène et de ses
dérivés – dans les reliquats de distillation du charbon des légendaires
« usines à gaz » utilisées pour l’éclairage. Enfin, la polymérisation, dans les
années 1930, ouvre la voie aux matériaux artificiels (matières plastiques,
fibres synthétiques, résines et colles…) issus du pétrole et du gaz, en
quantité jusqu’ici inimaginable.

3 - Henry Hobhouse, les Graines du changement. Six plantes qui ont changé l’humanité, trad. Patricia
Barbe-Girault, Orléans, Regain de lecture, 2012.

/100
Le mythe de la technologie salvatrice

Les coûts écologiques de la technique


La période charnière qui va de la moitié du xviiie à la fin du xixe siècle a été
déterminante dans le changement d’échelle de la production, les percées
technologiques importantes et nombreuses, et la « grande transformation »
des rapports économiques4. Le xxe siècle enchaînera avec les gains de
productivité de la mécanisation, de la robotisation puis de l’informa-
tisation, améliorant les techniques permettant l’accès à des ressources
abondantes, réduisant considérablement, surtout, le temps de travail
humain investi pour la production des produits finis, rendant possible
le niveau de consommation actuel.
Globalement (hors l’épineux problème de répartition), le système
­technique, enchâssé dans un système social, moral et culturel qu’il
modifiait à mesure, a plutôt bien répondu aux « besoins ». Mais cela a
eu un prix : celui d’une fuite en avant, d’une accélération permanente
entre des risques de pénuries et de nouvelles solutions pour y répondre,
créant elles-mêmes de nouveaux besoins et de nouveaux risques ; celui
de pollutions, de destructions sociales et environnementales sans pré-
cédent. Nos « ingénieurs thaumaturges » font rarement des omelettes
sans casser des œufs.
Le procédé Leblanc changea l’échelle des pollutions. Bien sûr, elles exis-
taient avant la chimie industrielle : la ville médiévale et artisanale conciliait,
avec difficulté, l’utilisation de l’eau pour les besoins domestiques avec les
rejets nauséabonds des tanneurs, des corroyeurs, des blanchisseuses, des
savonniers ou des teinturiers5, tandis que l’air était souvent vicié par la
combustion de bois et de charbon. Mais les rejets des premières usines
chimiques allaient atteindre aussi les campagnes, provoquant d’ailleurs
de vives réactions6.
Les nouveaux matériaux présentaient un grand désavantage par rapport
au bois, aux fibres ou au cuir : non biodégradables, ils allaient générer un
problème de déchets sans précédent et une pollution globale – comme
les nouveaux « continents » océaniques (bel oxymore) de plastiques.
Les techniques agricoles, en passant de solutions traditionnelles (boues

4 - Karl Polanyi, la Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps
[1944], trad. Catherine Malamoud et Maurice Angeno, préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1983.
5 - André Guillerme, les Temps de l’eau. La cité, l’eau et les techniques, Ceyzérieu, Champ Vallon, 1983.
6 - Jean-Baptiste Fressoz, l’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.

101/
Philippe Bihouix

d’épuration, alternance des cultures…) pour augmenter la productivité


des sols aux nitrates de synthèse (après épuisement du guano chilien), ont
été diablement efficaces, mais au prix de l’eutrophisation des rivières, de
la mort biologique des sols, de l’émission de puissants gaz à effet de serre,
etc. « La mine, l’aciérie, l’usine à papier, l’abattoir. Voilà les quatre fondements de
cette civilisation dont nous sommes si fiers. Si tu n’es pas descendu dans la mine, si
tu n’as pas senti le souffle sulfureux de l’usine à papier, si tu n’as jamais respiré la
fauve et fade odeur de l’abattoir, si tu n’as pas vu le four Martin dégorger son flot de
métal en délire, ô mon ami, tu ne connais pas toutes les tristesses du monde, toutes les
dimensions de l’homme 7. » Mais qui pratique encore les usines aujourd’hui ?
La mondialisation est passée par là, facilitée par l’abondance du pétrole
et l’essor du transport conteneurisé8. La production de nos objets manu-
facturés complexes, comme l’automobile ou l’électronique, dépend de
flux imbriqués de milliers de fournisseurs dans des dizaines de pays ; les
produits plus simples se sont concentrés dans les pays aux coûts sala-
riaux plus bas ou aux normes environnementales plus faibles – la ville
de Qiaotou, dans le Zhejiang chinois, produit 80 % des boutons et des
fermetures à glissière du monde. Les coquilles Saint-Jacques et les boyaux
de porc vides font l’aller-retour entre la Bretagne et la Chine pour être
nettoyés, avant de revenir pour être garnis de farce.

« Si tu n’es pas descendu


dans la mine, ô mon ami,
tu ne connais pas
toutes les tristesses du monde,
toutes les dimensions
de l’homme. »

Ces coûts de transport faibles ont permis l’éloignement entre nos actes
(consommer) et leurs conséquences environnementales et sociales (pro-
duire). On externalise les pollutions au Bangladesh, devenu haut lieu
du travail du cuir, comme l’électricité et les usines à gaz permirent de
repousser la pollution en périphérie des villes à la fin du xixe siècle.

7 - Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930, p. 135.
8 - Marc Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde, trad. Antonine Thiollier, Paris,
Max Milo, 2011.

/102
Le mythe de la technologie salvatrice

Edison permet de s’éclairer et de se chauffer sans l’odeur et les traces


de suie du charbon, du pétrole ou du gaz. La pollution est bien là – les
centrales à charbon restent la première source mondiale d’électricité et
de chaleur – mais délocalisée à l’extérieur du tissu urbain.

Le mythe salvateur plus prégnant que jamais


À quoi ressembleraient nos campagnes, s’il avait fallu y monter les
nouvelles usines – et assumer leurs rejets – pour notre consommation
exponentielle de téléphonie, d’informatique, de jouets, de vêtements ?
Pour y répondre, il faut regarder les zones industrielles chinoises. Mais
grâce à la distance, nous nous berçons d’illusions sur la « dématéria-
lisation » de l’économie et la croissance « verte » à base de nouvelles
technologies.

Grâce à la distance,
nous nous berçons d’illusions
sur la « dématérialisation »
de l’économie
et la croissance « verte ».

Le numérique n’a rien de virtuel. Il mobilise toute une infrastructure, des


serveurs, des bornes wifi, des antennes-relais, des routeurs, des câbles
terrestres et sous-marins, des satellites, des centres de données… Il faut
d’abord extraire les métaux (argent, lithium, cobalt, étain, indium, tantale,
or, palladium…), engendrant destruction de sites naturels, consommation
d’eau, d’énergie et de produits chimiques nocifs, rejets de soufre ou de
métaux lourds et déchets miniers. Ensuite fabriquer les composants,
comme les puces au silicium qui nécessitent quantité d’eau purifiée, mais
aussi du coke de pétrole, du charbon, de l’ammoniaque, du chlore, des
acides, etc., fournis par le cœur du capitalisme « carbonifère9 ». Puis faire
fonctionner le tout, avec plus de 10 % de l’électricité mondiale ! Enfin,
se débarrasser des déchets électroniques, parmi les plus complexes à

9 - Lewis Mumford, Technique et civilisation [1934], trad. Natacha Cauvin et Anne-Lise Thomasson,
préface d’Antoine Picon, Marseille, Parenthèses, 2015.

103/
Philippe Bihouix

traiter : une partie – majoritaire – est incinérée ou jetée en décharge ; une


autre rejoint les circuits « informels » (Afrique de l’Ouest, Chine…), où
ils sont brûlés à l’air libre et empoisonnent les sols et les eaux. Le reste
rejoint quelques usines spécialisées, qui ne récupèrent que partiellement
les ressources. In fine, le taux de recyclage de nombreux métaux rares est
inférieur à 1 %, un terrible gâchis.
Notre économie 2.0 a toujours le même souffle sulfureux, malgré les
exhortations à une économie (plus) circulaire, à la transition énergétique
ou à l’« écologie industrielle ». Pourtant, plus que jamais, nous vivons
dans la religion exclusive du « techno-solutionnisme », en plaçant tous
nos espoirs dans les innovations et les effets bénéfiques (futurs) du numé-
rique, en fantasmant un monde où tout sera bien mieux optimisé, où les
outils et les services numériques seront facteurs d’efficacité et de sobriété :
énergies renouvelables distribuées par des smart grids, ­covoiturage bientôt
servi par des véhicules autonomes, déplacements fluidifiés dans les smart
cities, économie de la fonctionnalité réduisant les équipements individuels,
etc., sans parler des biotechnologies et des applications médicales.
À l’entendre, la high-tech – Californie en tête – va continuer à « révolu-
tionner » notre quotidien, mais surtout s’apprête à sauver le monde, à
l’image de milliardaires comme Elon Musk, héros des green techs, des
voitures électriques aux batteries pour panneaux solaires, en attendant
Hyperloop et les voyages sur Mars. Mieux, les technologies de demain ne
seront pas seulement propres, elles seront réparatrices : les bactéries modi-
fiées génétiquement dépollueront les sols, les big data et les capteurs pro-
tégeront les forêts tropicales, la science ressuscitera même le mammouth
laineux, dont l’Adn dégèle en même temps que le permafrost.
Peut-on compter sur une « sortie par le haut » à base d’innovation techno­
logique ? Il serait périlleux de tout miser dessus. En premier lieu parce que
la plupart des technologies prétendument « salvatrices » nécessitent, à plus
ou moins grande échelle, des ressources métalliques, non renouvelables,
et viennent accélérer, plutôt que remettre en cause, le paradigme « extrac-
tiviste » de notre société thermo-industrielle10. Elles font en effet appel à
des métaux plus rares et aggravent les difficultés à recycler correctement,
soit parce que les usages dissipatifs augmentent (quantités très faibles

10 - Voir Yves-Marie Abraham et David Murray (sous la dir. de), Creuser jusqu’où ? Extractivisme et
limites à la croissance, Montréal, Écosociété, 2015 ; Alain Gras, le Choix du feu, Paris, Fayard, 2007.

/104
Le mythe de la technologie salvatrice

utilisées dans les nanotechnologies et l’électronique ; multiplication des


objets connectés…), soit parce que la complexité entraîne un downcycling
des matières recyclées, du fait des mélanges (alliages, composites…) et
des applications électroniques. La matérialité de notre consommation
entraîne une contrainte systémique : avec une approche monocritère sur
la question – certes vitale – du CO2, on engendre ailleurs des risques sur
la disponibilité des ressources et des dégâts environnementaux.
En second lieu parce que les gains d’efficience sont balayés par un for-
midable effet « rebond ». Indéniablement, la consommation d’énergie
des véhicules, des avions, des centres de données, des procédés indus-
triels baisse régulièrement, les innovations sont nombreuses et les
progrès réels. Mais la croissance du parc automobile, des kilomètres
parcourus, des données échangées et stockées est largement supérieure
aux gains unitaires. Entre 2000 et 2010, le trafic internet a été multiplié
par cent. Que vaut alors une amélioration de quelques dizaines de points
­d’efficacité énergétique par octet ?

Vers les technologies sobres et résilientes ?


Il n’y a pas de solution technique permettant de maintenir – et encore
moins de faire croître – la consommation globale d’énergie et de
­ressources. En continuant à alimenter la « chaudière du progrès 11 », nous
nous heurterons tôt ou tard aux limites planétaires, régulation climatique
en tête.
C’est donc – aussi – vers l’économie de matières qu’il faut orienter
­l’innovation. Avant tout par la sobriété, en réduisant les besoins à la
source, en travaillant sur la baisse de la demande et pas seulement sur
le remplacement de l’offre. Un exercice délicat, face à des « besoins »
humains nourris par la rivalité mimétique et une frontière floue entre
« fondamentaux » et superflu, qui fait aussi le sel de la vie. Mais on peut
imaginer toute une gamme d’actions, comme bannir le jetable, les sup-
ports publicitaires, l’eau en bouteille, revenir à des emballages consignés,
composter les déchets même en ville dense, brider progressivement la

11 - Baudouin de Bodinat, la Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous
sommes, tome I (1996) et tome II (1999), suivis de deux notes additionnelles, Paris, Encyclopédie
des nuisances, 2008.

105/
Philippe Bihouix

puissance des véhicules et les alléger, avant de passer au vélo, adapter


les températures dans les bâtiments et enfiler des pull-overs, car il est
bien plus efficace, plus simple, plus rapide, d’isoler les corps que les
bâtiments !
Pour recycler au mieux les ressources et augmenter la durée de vie de
nos objets, il faudra les repenser en profondeur, les concevoir simples et
robustes (Ivan Illich aurait dit « conviviaux »), réparables et réutilisables,
standardisés, modulaires, à base de matériaux simples, faciles à déman-
teler, n’utiliser qu’avec parcimonie les ressources rares et irremplaçables
comme le cuivre, le nickel, l’étain ou l’argent, limiter le contenu électro-
nique. Quitte à revoir le « cahier des charges », accepter le vieillissement
ou la réutilisation de l’existant, une esthétique moindre pour les objets
fonctionnels, parfois une moindre performance, de l’intermittence, une
perte de rendement ou un côté moins « pratique ».
Il faudra enfin mener une réflexion sur nos modes de production, pri-
vilégier des ateliers réimplantés près des bassins de consommation, un
peu moins productifs mais plus intensifs en travail, moins mécanisés
et robotisés, mais économes en ressources et en énergie, articulés à un
réseau de récupération, de réparation, de revente, de partage des objets
du quotidien.
Face aux forces en présence et aux tendances de fond, cela paraît bien
utopique. Mais peut-être pas plus que le statu quo, un maintien ad vitam
aeternam de notre civilisation industrielle sur sa précaire trajectoire
exponentielle. La robotisation et l’intelligence artificielle nous pro-
mettent un chômage de masse à des niveaux inégalés tandis que nous
serons rattrapés par l’effondrement environnemental. Pourquoi ne pas
tenter plutôt la voie d’une transition post-croissance vers un nouveau
« contrat social et environnemental » ?

/106
Promesses
robotiques
et liquidation
du politique
François Jarrige

D epuis les années 1970, les robots envahissent les mondes du


travail, les ateliers, les usines comme les foyers et les champs.
Lors du dernier Salon de l’agriculture, organisé à Paris en 2016,
ils étaient célébrés comme des auxiliaires indispensables pour sauver une
agriculture en crise : outre les robots de traite et d’alimentation introduits
depuis déjà longtemps, d’autres sont annoncés pour semer, désherber,
pulvériser, alors que la robotisation s’accélère dans les usines, qui auto-
matisent de plus en plus de tâches.
Depuis la révolution numérique et l’essor des travaux sur l’intelligence
artificielle, le robot est devenu un phénomène omniprésent, dans les
esprits comme dans les pratiques. Il suscite désormais d’innombrables
réflexions qui conduisent à repenser le marché du travail, les rapports
sociaux et même les frontières de l’humanité. Des philosophes et des
juristes demandent qu’on leur reconnaisse des droits, qu’ils soient
accueillis dans la famille comme des êtres dotés de dignité, voire de
sensibilité1. Dans la pléthore de discours contemporains à fonction
promotionnelle, le robot est devenu une sorte d’évidence, un futur
inéluctable, un objet de désir et de fascination, la manifestation de notre
destin, la promesse d’un avenir enchanté et merveilleux. Mais au-delà
des promesses et des enthousiasmes technologiques, à quoi renvoient
ces machines ? Et comment les réalités et les imaginaires robotiques
recomposent-ils le champ politique ?
1 - Voir par exemple Alain Bensoussan et al., En compagnie des robots, Paris, Premier Parallèle, 2016.

107/
François Jarrige

La robotique s’apparente en effet à un mirage chargé de combler le vide


politique contemporain et de répondre aux crises sociales et écologiques
à répétition. Depuis les années 1970, le langage et les pratiques de la robo-
tisation n’ont cessé de s’étendre parallèlement aux crises, à la perte de
repère et à l’effondrement croissant des sociétés industrialisées. Le désir
contemporain de robot qui s’exprime de plus en plus témoigne au fond
d’un évidement profond des horizons d’attente du fait de l­ ’absence mani-
feste d’alternative politique ou d’imaginaire de substitution, il contribue à
la liquidation du politique par l’obsession généralisée pour l’innovation.
Ce qu’on appelle « robotisation » est un monde de machines d’une nou-
velle espèce : couplé à la numérisation et aux promesses de l’intelligence
artificielle, il est censé inaugurer une trajectoire inédite, un « nouvel âge
des machines » enthousiasmant pour quelques-uns, mais extraordinai-
rement destructeur et menaçant pour d’autres moins visibles.

Genèse du robot
Parler de « robots » soulève d’emblée une multitude de difficultés tant
la notion recouvre une grande diversité d’appareils et de dispositifs.
Laissons de côté les robots dits ludiques ou sociaux, et arrêtons-nous
sur les robots travailleurs.
Dans les dictionnaires, la « robotisation » désigne le « remplacement de
l’homme ou d’une machine traditionnelle par une machine entièrement automatique ;
résultat de cette action. Synonyme : automatisation ». Pour la plupart des obser-
vateurs, il ne fait pas de doute que le robot est la dernière manifestation
du génie humain, une « technologie de rupture », une nouveauté radicale
censée inaugurer une trajectoire inédite. En réalité, il n’est que la dernière
étape dans le vieux projet d’automatisation consubstantiel à l’industria-
lisation et au capitalisme cherchant à se passer des hommes. Loin d’être
une trajectoire radicalement neuve ou originale, le robot au travail n’est
rien de plus que le dernier avatar du vieux rêve de l’automate et de
l’« homme-machine », mille fois annoncé et qui n’a cessé d’accompagner
la modernité industrielle et scientifique2. Le rêve de créer des automates
autonomes est très ancien : sous l’Ancien Régime, il s’agissait surtout de

2 - Dominique Kunz Westerhoff et Marc Atallah (sous la dir. de), l’Homme machine et ses avatars.
Entre science, philosophie et littérature, xviie-xxie siècles, Paris, Vrin, 2011.

/108
Promesses robotiques et liquidation du politique

produire du spectaculaire ou de démontrer le pouvoir des puissants ; à


partir du xixe siècle, avec l’âge industriel, les automates mécaniques visent
de plus en plus à accroître les profits en modifiant l’organisation du travail,
grâce à une production en continu qui ne serait plus soumise aux risques
introduits par les ouvriers de chair et d’os. L ­ ’utopie de ­l’automatisation
naît puissamment dès le xix  siècle : les libéraux comme Andrew Ure et
e

les ingénieurs y voient d’emblée un moyen de sécuriser la production


et beaucoup de socialistes en font un moyen pour supprimer les tâches
ingrates, une occasion d’émanciper l’homme en en faisant une « pure
intelligence », comme l’écrivait le communiste Étienne Cabet dès les années
1840 en décrivant les usines de sa future République communiste3.
Le néologisme « robot » a surgi au début du xxe siècle dans la littérature de
science-fiction, alors que s’imposaient le taylorisme et ses nouvelles tra-
jectoires d’automatisation industrielle. C’est le Tchèque Karel Čapek qui
invente le mot en 1920 – à partir d’un terme slave signifiant « corvée » ou
« esclavage » – dans une pièce de théâtre mettant en scène des machines à
l’apparence humaine qui se révoltent et finissent par détruire ­l’humanité.
Puis ce sont surtout les célèbres romans d’Isaac Asimov qui popularisent
le mot après 1945, avec sa série sur les robots portée par la modernisation
accélérée de l’époque de la guerre froide. Les années 1970 voient la réac-
tivation – dans un contexte de forte conflictualité sociale et politique,
de crise énergétique et d’émergence d’un chômage de masse – de cette
utopie industrielle née au début du xixe siècle. La robotisation des années
1970 peut être interprétée comme l’association entre le vieux projet ratio-
nalisateur du capitalisme industriel et le nouveau langage de la science-
fiction. C’est d’ailleurs Asimov qui préface en 1980 le premier traité
consacré à la robotique industrielle publié aux États-Unis par Joseph
F. Engelberger4. Les dérivés comme « robotique » ou « robotisation » se
diffusent ensuite de façon importante dans les années 1980, lorsque le
mot quitte la sphère des imaginaires futuristes pour entrer dans les usines,
notamment dans l’industrie automobile où les ouvriers spécialisés sont
remplacés par des robots sur les chaînes de production.

3 - Voir, dans le Voyage en Icarie (1842), sa description des « usines républicaines » où les mécaniques
automatiques remplacent les hommes pour toutes les tâches périlleuses ou pénibles.
4 - Joseph F. Engelberger, Robotics in Practice: Management and Applications of Industrial Robots,
New York, Amacom, 1980.

109/
François Jarrige

Les premiers robots entièrement automatiques sont commercialisés aux


États-Unis, puis au Japon et en Europe, dans les années 1970 : ils servent
à assembler, à souder, à riveter et permettent d’importants profits et gains
de productivité. Le premier véritable robot industriel commercialisé est
le fameux Unimate, d’abord utilisé aux États-Unis par General Motors
avant de l’être en France chez Renault après 1976. Héritier direct des
technologies de télémanipulation développées dans le secteur nucléaire,
il s’agissait d’un simple bras articulé capable de transférer un objet d’un
endroit à un autre. Dans un contexte de concurrence exacerbée et de
course effrénée à la croissance, la robotisation devient une condition de
la puissance économique et un nouveau marché très dynamique, avec des
taux de croissance de l’ordre de 5 % depuis 2000. Largement soutenu
par les États, le secteur de la robotique connaît désormais une très forte
croissance – stimulée par le développement de l’intelligence artificielle –
tandis que se multiplient les laboratoires universitaires et les formations
spécialisées. Alors qu’il existait 1,5 million de robots industriels en
fonction­nement dans le monde en 2015, la Fédération internationale de
la robotique annonce qu’ils seront 2,6 millions en 2019, principalement
dans les secteurs électroniques et automobiles5.

Promesses et enthousiasmes
Au-delà de la rhétorique de l’innovation de rupture, la robotique contem-
poraine mérite d’être pensée dans des trajectoires de plus longue durée.
Même si les possibilités techniques contemporaines sont inédites, les
imaginaires robotiques prolongent des promesses et des trajectoires plus
anciennes. La robotique industrielle est tout autant un imaginaire et un
ensemble de représentations construites qu’un système d’artefacts et
de processus industriels. L’historien et sociologue David Noble a lon-
guement étudié les « Délires robotiques, ou l’Histoire non automatique de
l’automatisation ». Il a montré tout ce que la robotique industrielle, alors
même qu’elle n’en était encore qu’à ses débuts, devait à l’obsession de la
surveillance et du contrôle, à des pulsions irrationnelles et enthousiastes, à
mille lieues des considérations rationnelles et économiques généralement

5 - World Robotics Report, 2016 (www.ifr.org).

/110
Promesses robotiques et liquidation du politique

avancées pour la justifier6. La culture des ingénieurs et leur enthousiasme


systématique en faveur des machines, malgré leur faible rentabilité, les
poussent à développer les trajectoires les plus high-tech et futuristes, indé-
pendamment de leur impact social ou de leur efficacité réelle.
Dans les années 1970, la robotique a d’emblée été promue et construite
pour conquérir des positions sur les marchés mondiaux, pour freiner
la crise et la désindustrialisation dans les pays du Nord, accompagnée
de discours enthousiastes et d’une habile mise en scène. Elle a aussi été
soutenue par des institutions comme la Fédération internationale de la
robotique, créée en 1987 afin de promouvoir la robotique pour améliorer
« le bien-être et une croissance économique saine en augmentant le niveau de vie de la
nation ». Dès 1973 était ainsi organisée à Tokyo la première International
Robot Exhibition, vaste manifestation à la gloire des nouvelles machines
et dont le slogan était : Making the Future with Robot. Depuis, les manifes-
tations de promotion de la robotique n’ont cessé de s’étendre à travers
une infinité d’écrits et de discours : en 2000 était organisé le premier
salon de la robotique personnelle et il existe désormais dans la plupart
des pays industrialisés de multiples foires, rencontres, salons à la gloire
des robots et de leur promotion dans tous les domaines7.

Les délires robotiques


ne semblent désormais plus avoir
aucune limite.

À côté des robots industriels dont la fonction est de remplacer les


humains au travail, il existe désormais des robots pour faire l’amour ou
la guerre, des robots d’assistance pour les personnes âgées et les enfants,
mais aussi des robots « pots de fleur » pour déplacer une plante au soleil,
ou des robots qui nettoient la grille du barbecue et passent l’aspirateur.
Les délires robotiques ne semblent désormais plus avoir aucune limite.
Ce qui relevait auparavant des imaginaires de la science-fiction ou du
gadget électronique adapté aux rêves enfantins entre peu à peu dans
le réel, en colonisant nos vies et nos pensées. Toute inhibition semble

6 - Voir David Noble, le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, trad.
Célia Izoard, Marseille, Agone, 2016, chap. iv.
7 - Zaven Paré, l’Âge d’or de la robotique japonaise, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 86.

111/
François Jarrige

désormais levée, et douter ou ironiser sur cette frénésie robotique peut


vous faire passer pour un affreux obscurantiste, voire un être sans morale.
Des juristes veulent accorder des droits aux robots, des philosophes réflé-
chissent à leur part d’humanité, des États espèrent grâce à eux relancer
la croissance, des ingénieurs rêvent de leurs performances futures, et des
foules de communicants et de journalistes célèbrent leurs mérites et leurs
promesses sans aucune distance critique.
En mai 2016 était ainsi organisé à Paris le troisième salon Innorobo, « le
seul sommet européen entièrement dédié aux technologies robotiques et aux innovations
de rupture », selon la présentation officielle. Cet événement, célébré par la
novlangue managériale, était censé offrir « un vaste écosystème d’affaires », où
devaient se retrouver des « leaders et décideurs de grands groupes et de start-up,
de centres de recherche et de formation, d’institutions publiques et de fournisseurs de
­technologies ou de services, d’investisseurs et des médias ». Dans un vaste salon au
nord de Paris, environ deux cents exposants du monde entier étaient réunis
pour présenter leur marchandise : des robots médicaux pour nous sauver,
des « robots accessibles pour tous, qui rendent la vie plus facile, plus sûre et avec une
touche de plaisir », des « robots familiaux » supposés pénétrer les foyers, des
robots éducatifs, des robots sécuritaires et une multitude d’autres robots
industriels pour faciliter le travail des humains. On y croisait une multitude
de start-up dynamiques, des cadres et des chercheurs en quête de finan-
cement, mais aussi des représentants du Commissariat à l’énergie atomique
et aux énergies alternatives (Cea) et quelques grands groupes financiers.
Soutenu par le ministère de l’Économie, Innorobo prétendait trouver des
« opportunités de croissance » tout en répondant aux « enjeux sociétaux majeurs »
et en faisant de la France une nation phare de la robotique.

Spectres mécaniques
Parallèlement à cette promotion incessante, savamment orchestrée selon
des logiques qui resteraient à étudier de plus près, les automates méca-
niques et les robots n’ont cessé de susciter des craintes et des doutes,
des incertitudes qui réactivent le spectre du chômage de masse et de
l’obsolescence de l’homme8.

8 - Voir Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, tome I : Sur l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle (1956), trad. Christophe David, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2002 ;

/112
Promesses robotiques et liquidation du politique

L’un des objectifs des imaginaires enthousiastes de la robotique est de


rassurer l’opinion et de construire des marchés et des débouchés pour
des gadgets dont la plupart des gens ne voient sans doute ni l’intérêt ni le
besoin. Des spécialistes en communication et en marketing fondent d’ail-
leurs des laboratoires et inventent des stratégies pour créer le besoin et lever
les doutes. Dès les débuts du rêve automate, de nombreuses inquiétudes et
débats se sont en effet exprimés, dans les mondes ouvriers confrontés au
bouleversement de leur activité comme chez certains penseurs critiques
de la modernité9. Il y a deux siècles, par exemple, l’économiste Sismondi
réagissait aux mécaniques de la révolution industrielle qui se multipliaient
en Angleterre en s’exclamant : « Quoi ! La richesse est donc tout ? Les hommes
ne sont absolument rien ! Il ne reste plus qu’à désirer que le roi, demeuré tout seul dans
l’île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout
l’ouvrage de l’Angleterre ! » Par la suite, cette prophétie a été repoussée par les
économistes et ingénieurs pour qui les machines ne font pas disparaître le
travail, mais le redistribuent en favorisant un déversement des ouvriers de
secteurs fatigants vers d’autres qui le seraient moins, de l’agriculture vers
les services, pour le dire vite, et en créant de nouveaux emplois censés être
plus enrichissants et épanouissants. En somme, l’automatisation rendrait
possible une émancipation à l’égard du travail aliénant, ouvrant la voie à
l’avènement d’un travail émancipé.
Bien que repoussée comme une absurdité, l’hypothèse de la « manivelle
de Sismondi » ne cesse de resurgir à chaque phase de recomposition du
capitalisme ; lorsque la misère et les inégalités se creusent, que le système
technique industriel se recompose, le spectre de l’obsolescence de
l’homme remplacé par les machines renaît. Ainsi, dans les années 1880,
alors que la Grande Dépression bouleverse le capitalisme et que s’in-
vente un nouveau monde fondé sur le pétrole, l’électricité ou la chimie,
l’ingénieur paternaliste Émile Cheysson s’interroge, comme beaucoup
d’autres, sur les effets moraux d’un « chômage universel » ; il ne craint pas
tant la misère que la crise morale d’un peuple qui n’aurait plus de travaux
à effectuer10. Cheysson souligne l’un des paradoxes fondamentaux des
tome II : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. C. David,
Paris, Fario, 2011.
9 - François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris,
La Découverte, 2016.
10 - Émile Cheysson, « Le travail et la manivelle de Sismondi », La Réforme sociale, tome V, 1883,
p. 133-145.

113/
François Jarrige

sociétés industrielles : le culte incessant du travail s’étend parallèlement


à l’utopie de sa disparition. Pour lui, le travail n’est pas seulement une
activité salariée pour subsister ; il est aussi fondamentalement tissé
­d’inventivité, de plaisir, de culture, principe de socialisation. Que se passe-
rait-il s’il disparaissait ? Les mêmes débats surgissent une génération plus
tard, lors de l’arrivée du taylorisme et de la rationalisation du travail qui
font entrevoir un abrutissement et un surmenage intense des ouvriers.
Dans un petit texte rédigé en 1930, alors que s’ouvre une nouvelle grande
dépression avec son cortège de misère et de crises, le britannique John
Maynard Keynes explique également que « nous sommes atteints d’un nouveau
mal […] causé par la découverte de procédés nouveaux qui économisent la main-
d’œuvre alors que la découverte de nouveaux débouchés pour celle-ci s’avère un peu
plus lente ». En pleine Grande Dépression avec son chômage de masse,
Keynes considérait que le défi majeur était d’organiser l’abondance et les
loisirs permis par les transformations techniques. Il allait jusqu’à prophé-
tiser qu’une fois que tous les besoins de base de l’humanité auront été
satisfaits, « l’homme se trouvera face à face avec son véritable, son éternel problème
– quel usage faire de sa liberté, comment occuper les loisirs que la science et les intérêts
composés lui auront assurés, comment vivre sagement et agréablement, vivre bien ? »
À terme, affirme-t-il, « trois heures de travail par jour suffiront encore amplement
à satisfaire en nous le vieil Adam 11 ». Après le bref intermède de la période
dite des Trente Glorieuses, ces préoccupations resurgissent au début du
xxie siècle, alors que le capitalisme se mondialise, que « la crise » devient
son mode de fonctionnement normal et que les « nouvelles techno-
logies » annoncent une « nouvelle économie ».
Dans les années 1990, le futurologue Jeremy Rifkin annonçait « la fin du
travail » avec la « troisième révolution industrielle » fondée sur l’informatique
décrite comme destructrice d’emplois, rompant ainsi avec la théorie
classique du « déversement ». D’autres annoncent désormais l’entrée dans
un « deuxième âge des machines » et l’automatisation intégrale des tâches12.
Aujourd’hui, les annonces spectaculaires se multiplient à l’égard de la
robotique et de ses promesses. Les grands groupes industriels et les
« plans de relance » de l’Union européenne et des États industrialisés

11 - John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants, préface d’André Orléan, Paris, Les Liens qui
libèrent, 2017.
12 - Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, le Deuxième Âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure
de la révolution technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.

/114
Promesses robotiques et liquidation du politique

prévoient d’investir des milliards pour remplacer les ouvriers – jugés


trop coûteux – par des robots ; l’obsession de la compétitivité demeure
l’unique critère de jugement pour évaluer ces changements techniques.

Fonction des robots


Les rapports se multiplient pour évaluer l’impact social de cette vague
de robotisation du travail et réfléchir aux politiques pour l’affronter.
Dans ce domaine, les incertitudes dominent : selon les commandi-
taires et l’identité des auteurs, ces études seront plus ou moins pessi-
mistes ; dans tous les cas, elles annoncent des destructions importantes
d’emploi, tout en faisant espérer une nouvelle prospérité. Une célèbre
étude menée par des chercheurs d’Oxford en 2013 annonçait ainsi que
47 % des postes décrits dans les nomenclatures professionnelles actuelles
étaient voués à être remplacés par des machines, des robots et des dispo-
sitifs numériques, notamment dans des secteurs comme les services, les
métiers du transport et de la logistique, l’administration et la production
manu­facturière. Dans une autre étude, plus récente, ­l’Organisation
de ­coopération et de développement économiques (Ocde) relativise
pourtant ces chiffres en ramenant la statistique à 9 %.
Alors que la robotique est d’abord perçue comme une source de création
de valeur et de richesse, une trajectoire inéluctable et une manifestation
du génie humain, c’est à la société de s’adapter. La promotion récente du
« revenu universel » et le soutien qu’il obtient dans l’ensemble du spectre
politique, y compris chez les libéraux et les industriels de la Silicon Valley,
ne peuvent se comprendre que dans ce contexte : en découplant revenu,
emploi et travail, le revenu universel est présenté comme un mécanisme
susceptible de lever les doutes à l’égard du rêve robotique et d’atténuer
les principales menaces pour le monde du travail. Mais loin d’être une
proposition originale, il s’agit d’un vieux rêve, qui accompagne toute
l’histoire de l’automatisation et de son utopie, d’une vie humaine éman-
cipée des contraintes liées au travail.
Selon les représentations dominantes, véhiculées par les acteurs du
secteur eux-mêmes, les robots sont d’abord des travailleurs plus effi-
caces, susceptibles de nous émanciper de l’esclavage du salariat tout
en inaugurant un monde d’abondance et de richesses. Mais derrière

115/
François Jarrige

cette promesse qui n’a cessé d’accompagner l’industrialisation et son


obsession pour la productivité et l’automatisme, d’autres fonctions
moins avouables méritent d’être soulignées. En Chine, le géant industriel
taïwanais Foxconn, spécialisé dans la fabrication de matériel informa-
tique, dénoncé pour les mauvaises conditions de travail qu’il impose à
ses salariés chinois, annonce ainsi purement et simplement leur rempla-
cement par des robots13. Les robots permettent en effet de contourner
les faiblesses humaines, la tendance irritante des acteurs humains à reven-
diquer, à se rassembler pour protester. Toute l’histoire de l’automatisation
industrielle a été modelée par les conflits sociaux, par l’intervention des
syndicats soucieux de faire pression sur le processus et de façonner les
usages. Mais aujourd’hui, les corps intermédiaires sont partout en crise :
entre l’ouvrier et le chercheur en robotique, il n’existe plus d’institutions
susceptibles d’instaurer un échange et un dialogue.

Comment réconcilier ce monde


des robots avec l’effondrement
écologique contemporain ?

La robotique reste un projet politique qui vise à pousser à son terme le


désir de contrôle inhérent à l’automatisation industrielle. Elle est aussi
un mirage chargé de combler le vide politique contemporain : le désir de
robot semble compenser l’absence manifeste d’alternative politique ou
d’imaginaire de substitution, participe du solutionnisme technologique
qui contribue à la liquidation du politique par l’obsession généralisée
pour l’innovation. Par ailleurs, comment réconcilier ce monde des robots
avec l’effondrement écologique contemporain ? Leurs promoteurs les
présentent comme des solutions durables pour améliorer notre efficacité
énergétique et notre empreinte environnementale, mais comment ne pas
voir que ces nouvelles technologies partout célébrées sont indissociables
de vastes infrastructures, d’usines monstres, de centrales nucléaires
et de barrages géants qui fournissent l’énergie nécessaire à leur fonc-
tionnement ? Alors même que ces enjeux ne sont presque jamais évoqués
lorsqu’on débat de la robotique, comment ne pas voir que ces objets

13 - Jenny Chan, Xu Lizhi et Xu Yang, La machine est ton seigneur et ton maître, trad. et préfacé par
Célia Izoard, Marseille, Agone, 2015.

/116
Promesses robotiques et liquidation du politique

high-tech ne sont rien sans les métaux rares extraits à l’autre bout du monde
pour les construire ou sans les ressources naturelles pillées pour assurer
leur fonctionnement ? Le rêve robotique contemporain est l’une des
manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses
socio-écologiques, de l’aveuglement des pouvoirs économiques et poli-
tiques, de notre incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins
que la course vers l’abîme technologique.

117/
Critique
de la raison
impure
Entretien avec Bernard Stiegler
Propos recueillis par Camille Riquier

Depuis le premier volume de la Technique et le Temps (1994), vous


interrogez le rôle de la technique dans le monde contemporain 1. Vous
insistez sur l’ambivalence de ses effets sur nos existences : comme
l’écrivait Paul Virilio, « l’invention du navire est aussi l’invention
du naufrage ». On a le sentiment que votre propos est de plus en plus
sombre et alarmiste : la technique y apparaît plus comme un péril que
comme un secours. Qu’est-ce donc que la « disruption » qui donne
son titre à votre dernier ouvrage 2 ?
Ma méditation sur la technique se fait de plus en plus ténébreuse parce
que la technique et la technologie, de plus en plus puissantes, désintègrent
les organisations sociales et l’intelligence collective qui sont pourtant
à l’origine de ces technologies mêmes. Cela donne lieu à des états de
fait sans que s’élabore un véritable état de droit. Les transformations,
engagées de manière irresponsable, ne viennent pas de la technique
cependant : elles relèvent de logiques de marché et de l’incapacité des
hommes à anticiper leurs effets ruineux. Le problème n’est donc pas la
technique, mais la bêtise. La technique est à la fois ce qui nous rend bêtes
et ce qui nous permet de lutter contre notre bêtise. Il ne s’agit pas de
rejeter la technique, mais de la penser et d’apprendre à penser avec elle.

1 - Les trois volumes (la Faute d’Épiméthée, 1994 ; la Désorientation, 1995 ; le Temps du cinéma et la
question du mal-être, 2001) sont réédités ensemble chez Fayard en 2017.
2 - Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent,
2016.

/118
Critique de la raison impure

La disruption
Le terme de « disruption » fut employé par Jean-Marie Dru pour décrire
des stratégies économiques consistant à prendre ses adversaires de
vitesse et par surprise3. La disruption est un acte de guerre économique
– qui pourrait conduire à la guerre tout court. Elle apparaît au moment
du World Wide Web. Ce n’est pas un hasard : le Web constitue l’espace
­disruptif contemporain4. Conçu initialement par le Cern (Organisation
européenne pour la recherche nucléaire) pour favoriser les débats entre
physiciens et informaticiens, puis avec les citoyens, le Web a été versé
dans le domaine public et des milliards de personnes se sont connectées
en l’espace de dix ans, entre 1993 et 2003. Au début des années 2000,
le Web social voit apparaître les blogs. Vers 2010, les réseaux sociaux
transforment radicalement ce qui faisait l’intérêt de ce Web social comme
nouvel espace d’expression : la réticulation généralisée est à l’origine de
la disruption, comme évolution mimétique et irréfléchie d’où la déli-
bération est éliminée, alors même que le Web avait été conçu pour la
reconstituer.
Pour comprendre le processus disruptif, il faut relire Bertrand Gille,
qui étudie le rôle de la technique dans l’histoire sur la proposition de
Lucien Febvre, son directeur de thèse5. Bertrand Gille s’est ainsi attaché
tout d’abord à comprendre le rôle de la machine à vapeur dans l’histoire
du xixe siècle. La technique est devenue grâce à lui un objet historique
noble6. Auparavant, la technique était un objet « ignoble », un objet trivial,
pour la philosophie comme pour les sciences. Je me suis au contraire
attaché à montrer – après Canguilhem, Leroi-Gourhan, Simondon et
Gille – que la technique non seulement n’est pas triviale, mais constitue
la condition de possibilité de tout ce qui n’est pas trivial.

3 - Jean-Marie Dru, Disruption. Briser les conventions et redessiner le marché, Montreuil, Pearson
France, coll. « Village mondial », 1997.
4 - Il faut distinguer le Web d’Internet, qui est apparu dans les années 1970 et qui n’a rien « disrupté »
du tout, même s’il a rendu le Web possible.
5 - Bertrand Gille, les Ingénieurs de la Renaissance [1964], Paris, Seuil, coll. « Points Sciences », 1978.
L’auteur discute la thèse d’un commandant de cavalerie, Lefebvre des Noëttes, qui prétend que l’escla-
vage a disparu non pas à cause des Lumières ou du mouvement abolitionniste, mais grâce à l’attelage du
cheval. C’est parce qu’on a su fonctionnellement et efficacement articuler un cheval avec un dispositif
technique qu’on a pu progressivement se passer des esclaves. Ce point de vue assez brutal a suscité un
débat dans les années 1910 en France, dont l’École des Annales s’est saisie.
6 - B. Gille (sous la dir. de), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la
Pléiade », 1978.

119/
Bernard Stiegler

Dans les « prolégomènes » de son Histoire des techniques, Gille montre,


d’une part, que toute société humaine est fondée sur un système
­technique et, d’autre part, que ce qui fait la cohérence et la durabilité des
sociétés est leur manière d’articuler la dynamique transformatrice du système
technique avec la cohérence des systèmes sociaux 7. On peut en retracer ­l’histoire.
Avec la révolution industrielle, au début du xixe siècle, l’économie est
dominée par l’impératif de l’innovation permanente. Napoléon puis
Bismarck instaurent une nouvelle « gouvernementalité », une nouvelle
forme d’État et de puissance publique, qui assure l’ajustement entre le
système technique et les systèmes sociaux par la réforme constante des
institutions et des lois. Avec Roosevelt et l’organisation tayloriste du
travail, un nouveau modèle, dit consumériste, s’impose aux États-Unis en
1934, que les États européens commenceront à imiter après la Seconde
Guerre mondiale. À la fin les années 1970, les néolibéraux (qui s’appellent
à l’époque les « néo-conservateurs ») remettent en question ce modèle
pour des raisons essentiellement géopolitiques, dans un contexte où
l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) a décidé de fixer
le prix du pétrole, où le prix des matières premières en général augmente
considérablement et où certains pays d’Asie attirent des unités de pro-
duction et des investissements étrangers. Pour ne pas que le contrôle du
capitalisme et de ses profits leur échappe, les Républicains américains et
les Conservateurs britanniques développent une stratégie consistant à
financiariser l’économie tout en éliminant l’État dans son rôle d’arbitre
des rapports entre évolution du système technique et transformation
politique des systèmes sociaux.
Les fonctions de l’État sont alors remplacées par la création de marchés
de services – y compris, sous la présidence de Bush junior, celles de
sécurité et de défense nationale. L’État est considéré comme un frein à ce
qui devient une innovation spéculative, conçue selon des logiques finan-
cières de prédation, et non de maintien de la solidarité sociale. La liqui-
dation du government, selon les mots de Reagan, permet de spéculer sur les
masses financières – au prix de ce que Durkheim appelle l’anomie. Dans
ce contexte, le déport du capitalisme industriel vers les « nouveaux pays

7 - Il s’appuie sur les travaux anthropologiques d’André Leroi-Gourhan : voir le Geste et la Parole,
vol. I : Technique et langage, et vol. II : la Mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences
d’aujourd’hui », 1964-1965. Signalons également au passage les travaux de Marcel Mauss : « Les
­techniques du corps » [1936], dans M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, Puf, 2001, p. 365-386.

/120
Critique de la raison impure

industriels » (la Chine, la Corée, etc.) est en réalité un déport du risque


(de grève, d’immobilisation du capital dans les machines…) qui permet
de se concentrer sur la soft entreprise (contrôle de la marque, contrôle
des financements, contrôle des holdings, selon le modèle de Nike par
exemple), à la fois planétaire et spéculative, c’est-à-dire ignorante de ses
conséquences « déséconomiques8 ».

Autrement dit, une transformation profonde de la société a déjà eu lieu


quand arrive la révolution numérique. En quoi celle-ci a­ ggrave-t-elle
cette financiarisation du capitalisme qui, par ses effets disruptifs, a
commencé de désorganiser nos systèmes sociaux ?
Cette transformation va en effet être stimulée à l’extrême en 1993 par le
Web. Le modèle « libertarien » (libertarian), qui milite pour la suppression
des lois au profit des contrats commerciaux, va alors se substituer à la
« révolution conservatrice » pour réaliser plus efficacement les mêmes
objectifs. Peter Thiel, fondateur de PayPal et de Facebook, aujourd’hui
conseiller personnel de Donald Trump, explique qu’il faut détruire l’État,
la démocratie et l’espace politique, et liquider les lois qui empêchent le
fonctionnement du marché9. La numérisation généralisée, en accentuant la
connectivité, court-circuite les territoires, leurs législations et leurs fiscalités.

La stratégie disruptive
fait en sorte que vous arrivez
toujours trop tard.

Outre que le réseau contrôle des échanges qui ne passent plus par les
États, il remplace les individus par leurs doubles et les rend ainsi calcu-
lables, solubles dans les comportements moyens. Chacun produit des
traces comportementales dont les plates-formes, par l’intermédiaire de
modèles probabilitaires, effectuent des calculs qui tendent à se substituer
aux individus eux-mêmes en les prenant de vitesse10. La technologie

8 - Voir Jacques Généreux, la Déconnomie, Paris, Seuil, 2016.


9 - Peter Thiel, “The Education of a Libertarian”, www.cato-unbound.org, 13 avril 2009.
10 - L’influx nerveux circule sur nos nerfs à soixante mètres par seconde. Les informations circulent
sur les fibres optiques et sont calculées par les mémoires centrales à deux cents millions de mètres
par seconde.

121/
Bernard Stiegler

numérique casse donc toute forme d’intermédiation, de régulation et de


délibération en court-circuitant aussi bien les individus que les systèmes
sociaux et les puissances publiques. La stratégie disruptive fait en sorte
que vous arrivez toujours trop tard.
La disruption est donc d’abord une accélération presque inconcevable de
la vitesse de la circulation et du traitement des informations. Le premier à
avoir souligné la nouveauté des questions politiques posées par la vitesse
– vous l’avez cité –, c’est Paul Virilio. Il explique ainsi que les négociations
sur le désarmement entre Nixon et Brejnev en 1972 furent engagées
lorsque les états-majors américain et russe comprirent qu’en raison de
l’accélération des performances de calcul aussi bien que de tir, la guerre
atomique était vouée à se déclencher sans que personne ne l’ait décidé11.
Cette extrême vitesse produit un « extrême désenchantement12 », bien
au-delà de ce qu’avait anticipé Max Weber en 1905.

Le gouvernement des algorithmes

La stratégie disruptive a-t-elle donc pour fin la destruction de l’État


et signe-t-elle la faillite du politique et de sa capacité de décider et
d’organiser la société ?
Cette stratégie a pour objectif de remplacer l’État par des calculs algo­
rithmiques en mettant les technologies cognitives (l’informatique,
­l’intelligence artificielle, les big data, le deep learning) au service d’un modèle
computationnel guidé par le marché. C’est une « gouvernementalité
algorithmique13 », purement automatisée.
Une telle gouvernementalité cependant n’est pas viable. Frédéric
Kaplan a montré comment le capitalisme linguistique de Google – qui
repose sur la vente aux enchères des mots, ainsi que sur la correction
et la traduction automatiques – conduit inexorablement à réduire les
langues aux manières moyennes de les parler ou de les écrire, donc à leur

11 - Voir Paul Virilio, Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1977.


12 - Voir « Le grand désenchantement. Entretien avec Bernard Stiegler », fredericjoignot.blog.lemonde.
fr, le 21 février 2011.
13 - Voir Antoinette Rouvroy, « Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit
comme puissance », works.bepress.com, 2012.

/122
Critique de la raison impure

appauvrissement entropique14. Les chaînes de Markov mises en œuvre


par Google, pour faire du calcul de probabilités aux deux tiers de la
vitesse de la lumière sur des milliards de données, soumettent toutes les
activités linguistiques à des moyennes. Or on sait depuis Ferdinand de
Saussure que ce sont les exceptions, c’est-à-dire les écarts diachroniques,
qui font évoluer les langues. Google renforce le caractère synchronique
du langage et transforme ainsi de plus en plus le signe linguistique en
un signal informationnel. La langue n’est pourtant pas de l’information
calculable, mais le milieu de l’incalculable, de l’inespéré. Dans un article
de 2008, Chris Anderson prétend que, dans la mesure où Google fonc-
tionne sans l’aide des linguistes et fait de meilleures prévisions que l’Oms
en matière d’épidémiologie, il vaudrait mieux remplacer les médecins et
les linguistes par des data scientists spécialisés par domaine15.
Le calcul des algorithmes, c’est de l’entendement automatique : la délé-
gation à une machine du fonctionnement analytique de l’entendement
tel que Kant le conceptualise dans la Critique de la raison pure. Mais
­l’entendement sans la raison ne produit pas de savoir. Les schèmes de
l’imagination transcendantale sont en réalité produits par des artefacts
qui prennent la raison de vitesse et qui sont contrôlés par les grandes
entreprises capitalistes de la Silicon Valley. Nous devons ainsi nous
engager dans une nouvelle critique de la raison contemporaine. Il faut
penser une nouvelle organisation des savoirs et des pouvoirs publics aussi
bien que privés qui redessine les limites d’une raison dont nous savons
désormais qu’elle est impure, c’est-à-dire technologique, qui fasse de
ce pharmakon qu’est l’artefact numérique un remède, et non un poison.
Aujourd’hui, le numérique est une économie de prédation qui pille les
secteurs au lieu de les cultiver. Ce n’est plus seulement l’épuisement des
ressources naturelles, mais aussi l’épuisement des ressources humaines,
intellectuelles, affectives, sensibles, artistiques qui sont anéanties à
force d’être standardisées. S’il y a un avenir à l’humanité, il passe par la
culture de ses capacités à surmonter les effets entropiques de la raison
algorithmique, qui relève de l’entropie informationnelle. Nous devons
14 - Frédéric Kaplan, « Quand les mots valent de l’or », Le Monde diplomatique, novembre 2011.
15 - Chris Anderson, “The End of Theory: The Data Deluge Makes Scientific the Method Obsolete”,
www.wired.com, le 23 juin 2008. Il se trouve que j’ai une maladie chronique, des problèmes de
rhumatisme liés à mon système immunitaire. Pour me soigner, je prends un médicament à base de
morphine, très efficace, mais je deviens dépendant à la morphine, ce qui est encore plus grave que ma
maladie. Nous avons besoin de médecins pour nous rappeler les limites des algorithmes.

123/
Bernard Stiegler

en conséquence repenser toute l’économie et toutes les technologies


en vue de valoriser systématiquement l’anti-entropie. Cela suppose de
promouvoir et de pratiquer cette technologie au service non seulement
de l’entendement, mais aussi de la raison, au service non pas des business
models de la Silicon Valley, mais au service du monde entier.
Il y a donc une issue : mettre les automates au service de la désautomati-
sation, c’est-à-dire de l’intelligence, et mener une nouvelle critique de la
raison impure, en redonnant des fins rationnelles au calcul.

Notre folie ordinaire

Dans la seconde partie de votre livre, vous montrez que la société


automatisée conduit à un devenir-fou. La folie s’est immiscée dans la
raison impure. Vous invitez à refaire, mais autrement que Foucault,
une histoire de la folie et de la raison. Comment entendez-vous cette
raison qui est devenue folie ordinaire ?
Ce livre part d’un énoncé, celui d’un jeune homme de 15 ans, Florian,
qui dit : « Vous, les adultes, vous ne comprenez rien à ma génération, nous ne rêvons
plus, nous n’aurons pas d’enfants, nous n’aurons pas de travail, nous sommes la
dernière génération. » C’est très violent, comme un coup de poing dans la
figure. Je me suis dit : Florian pratique la parrêsia, au sens de Foucault ; il
dit ce que tout le monde pense, mais que personne ne veut reconnaître.
Notre horizon n’est-il pas la fin du monde ? Nous sommes tous hantés
par cette question.
Notre régime de folie ordinaire est d’abord un phénomène de déné-
gation. Malgré tout ce qu’on peut reprocher à Heidegger (son anti­
sémitisme, son nazisme), il reste un philosophe fondamental, parce
qu’il a mis la dénégation – de ce qu’il appelle « l’être vers la mort », se
traduisant dans l’histoire de la métaphysique par « l’oubli de l’être » – au
cœur de ­l’existence humaine. Dans « Le concept de temps », il affirme
que la seule chose que nous sachions vraiment, très intimement, ce dont
personne ne doute, c’est que nous sommes mortels16. Mais la chose que
nous dénions en permanence et le plus profondément, c’est que nous

16 - Martin Heidegger, « Le concept de temps, 1924 », dans Michel Haar (sous la dir. de), Martin
Heidegger, Paris, L’Herne, coll. « Cahier de L’Herne », no 45, 1983, p. 33-52.

/124
Critique de la raison impure

sommes mortels. Nous vivons dans ce savoir la plupart du temps sur le


mode du non-savoir que Heidegger appelle Besorgen, « affairement », qui
est une dénégation et qui peut conduire au déni.

Notre régime de folie ordinaire


est d’abord un phénomène
de dénégation.

La folie ordinaire résulte du sentiment partagé par tous qu’il n’y a pas
d’avenir et du déni qui consiste à dire à la marquise que malgré cela tout
va très bien. La disruption produit une perte totale de capacité de prise
de décision sur sa propre vie. Dans la Société automatique, je me suis appuyé
sur les commentaires d’Alan Greenspan, invité à s’expliquer devant le
Sénat américain en octobre 2008 sur la crise financière, et qui a répondu
en substance qu’on ne maîtrise plus rien à cause des algorithmes et que
le savoir économique a ainsi été désintégré17.

Vous revenez à cet égard sur la dispute entre Derrida et Foucault


concernant l’interprétation de Descartes sur la folie. En quel sens
Descartes nous aide-t-il encore à penser cette nouvelle folie ?
La question fondamentale est celle du calcul. Et il nous faut en effet
passer par la manière dont Foucault et Derrida s’écharpent sur le rôle
de la folie chez Descartes18. Derrida a sans doute raison de dire qu’avec
le malin génie, la folie est présente dans la raison : c’est à partir de la
possibilité de la folie que le philosophe peut méditer. En effet, la pensée
requiert un « grain de folie » : Sénèque et les stoïciens le disaient, et déjà
Socrate avant eux quand il parle de l’enthousiasme d’Ion ou rapporte
les propos de Diotime sur le délire d’Éros. Courir après un savoir, c’est
toujours être follement et éperdument passionné par le savoir.
En même temps, quelque chose échappe à Derrida, que Foucault met
en évidence dans sa réponse dix ans plus tard : le rêve est au cœur de

17 - B. Stiegler, la Société automatique, vol. I : l’Avenir du travail, Paris, Fayard, 2015.
18 - Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique [1961], Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1976 ; Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie » [1963], dans l’Écriture et la Différence, Paris,
Seuil, coll. « Points Essais », 2014 ; M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » [1972] dans Histoire
de la folie, op. cit.

125/
Bernard Stiegler

l’activité de Descartes. Mais les deux philosophes ignorent la question du


calcul. Dans les Règles pour la direction de l’esprit, Descartes montre qu’il peut
projeter sa mémoire hors de sa mémoire, dans des livres, sur les cahiers,
et que c’est à cette condition qu’il peut faire de la géométrie, calculer,
mettre en œuvre son entendement et sa raison19. À travers l’écriture, la
lecture et la répétition, il révèle le caractère externe de la mémoire – ce
que j’appelle la « rétention tertiaire ». C’est depuis cette thèse cartésienne
que Leibniz va développer la caractéristique universelle, qui est l’ancêtre
de la technologie numérique. On retrouve ainsi le pharmakon, en tant
qu’il ouvre la question de l’hubris (la démesure, le crime ou la folie)20.
Ni Foucault, ni Derrida ne voient cette nouvelle hubris qui apparaît avec
Descartes, l’excès de calcul.

Nous avons la possibilité


d’imposer des bifurcations
si nous sommes rationnels,
capables de réintroduire un sens
et de tirer vers lui le désir
des autres.

La folie philosophique, c’est la capacité de bifurquer. Pour Whitehead,


nous sommes une espèce vivante, et à ce titre, nous avons à produire des
bifurcations, ce qui se produit par l’« attaque sur le milieu », par la raison.
La fonction de la raison est de produire des bifurcations, c’est-à-dire
d’aller au-delà du calcul, vers l’incalculable, ce que Kant appelait « le
règne des fins ».
La folie n’est jamais la folie en soi, mais toujours la folie dans une époque.
Notre folie ordinaire tient à ce que nous vivons dans une absence
d’époque. Une vie n’est pourtant humaine et humainement vivable que
si nous partageons l’anticipation collective d’un objet désirable. « Nous

19 - René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, trad. Jean Sirven, Paris, Vrin, 1997, règles
no 15 et 16.
20 - Jean Lauxerois a montré qu’en tant que tyran, Œdipe s’est mis à perdre la mesure, à exercer son
pouvoir sans limite (voir Sophocle, Œdipe tyran, trad. et postface Jean Lauxerois, Ivry-sur-Seine,
À propos, 2001). Et comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, l’hubris est toujours en rapport avec le
pharmakon (voir J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 2008, chap. vi).

/126
Critique de la raison impure

sommes la dernière génération » signifie que Florian est privé d’une époque :
no future.
La situation est donc extrêmement sombre, surtout depuis l’élection de
Trump, mais elle n’est pas totalement désespérée. Nous avons la possi-
bilité d’imposer des bifurcations si nous sommes rationnels, capables de
réintroduire un sens et de tirer vers lui le désir des autres.

La bifurcation

Le terme d’« anthropocène » est employé pour signifier qu’avec la


révolution industrielle, l’humanité est devenue une force géologique
capable d’influer sur son propre écosystème 21. Mais cela consiste aussi à
dire que c’est un processus irréversible et que, d’une certaine manière,
il faut s’y résigner. Or vous refusez cette résignation : à défaut d’un
retour en arrière, une sortie hors de l’anthropocène est-elle possible ?
Nous vivons en effet dans l’anthropocène, mais il est invivable. Il faut
donc en sortir au plus vite. Comme il est impossible de revenir en
arrière, il s’agit d’entrer dans ce qu’avec Ars industrialis, Pharmakon et
la chaire de recherche contributive de Plaine commune, nous appelons
le « néguanthropocène22 ». L’anthropocène, d’un point de vue statistique,
est avant tout l’augmentation de l’entropie, la multiplication des exter­
nalités négatives, la « poubélisation » du monde. Pour le Giec (Groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), ces processus
sont en train de devenir irréversibles et, faute d’une bifurcation majeure
et délibérée, ils conduisent à la disparition de toute vie humaine digne
de ce nom à l’échéance de moins d’un siècle. Comme le dit clairement
Jean Jouzel : « La tâche sera difficile. Elle implique un changement profond de notre
mode de développement  23. »
Nous soutenons que cela suppose de repenser les bases conceptuelles
de la science économique en y inscrivant les questions de l’entropie, de

21 - Voir Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, l’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire


et nous, Paris, Seuil, 2013.
22 - Voir les sites arsindustrialis.org, pharmakon.fr et recherchecontributive.org.
23 - Jean Jouzel, l’Avenir du climat, Paris, Institut Diderot, 2004.

127/
Bernard Stiegler

l’entropie négative et de la néguentropie24. Qu’est-ce que l’entropie ?


On peut l’entendre sur trois registres différents : l’entropie thermo­
dynamique, c’est-à-dire la dissipation de l’énergie ; l’entropie biologique,
c’est-à-dire les effets de la dissipation de l’énergie sur les êtres vivants ;
et l’entropie informationnelle25. Pour Schrödinger, un être vivant se
caractérise par sa capacité à différer l’entropie dans le temps, c’est-à-dire
à retenir l’énergie. Par exemple, l’herbe retient l’énergie du soleil sous
forme photosynthétique ; la vache transforme cette photosynthèse en
protéines ; et l’homme transforme ces protéines en marteau, en œuvre
d’art ou en langage. La néguentropie permet ainsi de stocker de la chaleur
et de la transformer pour créer un nouveau régime de mobilité. Pour que
cela se produise, selon Schrödinger, il faut que le vivant s’organise, ce qui
signifie que la biologie est irréductible à la chimie. L’exo-somatisation, la
production d’organes artificiels26, requiert une réélaboration théorique
de l’anti-entropie.
Le grand débat de l’anthropocène est le suivant : est-ce qu’on va confier
à un nouveau capitalisme vert une nouvelle science de la Terre ? Non :
il faut sortir de l’anthropocène pour entrer dans le néguanthropocène.
C’est un projet économique – capitaliste ou non, à ce stade ce n’est pas
la question –, qui vise à transformer le modèle industriel en le déprolé-
tarisant et en produisant une disruption à l’européenne, c’est-à-dire une
bifurcation positive. Plus précisément, il s’agit de faire de ­l’automatisation
généralisée l’opportunité d’une économie du travail hors emploi (puisque
50 % des emplois vont disparaître d’ici vingt ans)27.

Votre dernier livre lève une certaine réserve biographique, puisqu’il


contient une dimension de confession sur vos années d’incarcération.
Pourquoi parler ici en votre nom propre ? ­L’absence d’époque ne
renvoie-t-elle pas alors aussi à ce moment d’arrêt imposé qui vous a

24 - La néguentropie, ou entropie négative, est un facteur d’organisation : voir Erwin Schrödinger,
Qu’est-ce que la vie ? De la physique à la biologie [1944], Paris, Seuil, coll. « Points Sciences », 1993.
25 - Voir Norbert Wiener, la Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, trad.
Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, Paris, Seuil, 2014 ; Claude Elwood Shannon,
Collected Papers, édité par N. J. A. Sloane et Aaron D. Wyner, New York, Ieee Press, 1993.
26 - Voir Alfred J. Lotka, Elements of Physical Biology, Williams and Wilkins, 1925.
27 - « Faire de Plaine commune un territoire d’expérimentation du revenu contributif », a­ rsindustrialis.
org, 11 janvier 2017.

/128
Critique de la raison impure

permis de faire de la philosophie dans un monde en mouvement et de


porter sur lui un autre regard ?
Ce livre est né d’une discussion interne à Ars industrialis après le ­massacre
de Charlie Hebdo. Je ne souhaitais pas que nous nous exprimions à chaud
et dans le chaos médiatique sur ce sujet. J’ai écrit un texte sur un autre
registre, qui est devenu ce livre. L’autre source du livre, c’est la phrase de
Florian, parce que nous avons des comptes à rendre à la génération qui
vient, nous qui cherchons à échapper à cette responsabilité qui, seule,
fait de nous des adultes28.
J’écris tout le temps. La seule manière de me remettre d’une dépression
post-partum, après l’écriture d’un livre, c’est d’en écrire un autre. Après
les massacres, attentats et catastrophes politiques en tout genre qui sont
désormais notre lot, je retrouve au plus près les questions que je me
posais quand j’étais détenu. En prison, le moment le plus difficile était
le réveil, c’est-à-dire le moment où l’on cesse de rêver que l’on n’est pas
en prison. Se réveiller aujourd’hui avec le rappel que Trump est président
des États-Unis, c’est bien pire que les murs de la prison. Nous sommes
également enfermés dans l’anthropocène. Entre 1978 et 1983, je disais
aux personnes avec qui j’étais enfermé : il ne faut pas chercher à s’évader,
mais transformer l’expérience de la prison, apprendre à en faire quelque
chose, la transfigurer. C’est pour cela que je travaille désormais à partir
de Whitehead, à repenser la cosmologie spéculative, pour tenter de faire
quelque chose de cette prison qu’est l’anthropocène.

28 - Voir B. Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, coll. « Biblio-
thèque des savoirs », 2008. Le modèle capitaliste consumériste cherche en effet à nous infantiliser.

129/
De la
technique
à la pratique
Les enjeux éthiques de la technique imposent de dépasser notre
ignorance des systèmes technologiques pour retrouver leur sens
dans nos pratiques, que ce soit dans les laboratoires ou dans la
société. La fin de notre naïveté sera ainsi la fin de notre vanité, et
la condition du recouvrement de notre liberté face aux machines.

Le cercle de la L’éthique Comprendre Un retour à la


technique des nano­ la technique, vie simple ?
Tristan Garcia technologies repenser Camille Riquier
Xavier Guchet l’éthique avec
Simondon
Irlande Saurin
Le cercle
de la technique
Tristan Garcia

D e quand datent les premiers objets techniques humains ? Long-


temps, la question a renvoyé les paléoanthropologues à une
pétition de principe : puisque l’humanité était spécifiquement
technique et la technique spécifiquement humaine, nous semblions
condamnés à reconnaître comme plus vieux objets techniques les plus
anciens objets humains, et comme plus anciens objets humains les plus
vieux objets techniques. La définition de notre espèce contenait, direc-
tement ou indirectement, celle de la technique, qui comprenait à son
tour l’idée de l’humanité.
Peu à peu, cependant, on a cessé de les confondre. En Éthiopie puis au
Kenya, la découverte récente d’outils datant d’avant l’émergence d’Homo
habilis atteste de la désolidarisation, aux yeux de la science contempo-
raine, de la définition de l’espèce humaine et de celle de la tekhnè. Les
os découverts en 2009 à Dikika1 portent ainsi la trace de marques de
percussions et d’encoches remontant à plus de trois millions d’années,
qui indiquent l’utilisation d’instruments en pierre afin d’en ratisser la
chair comestible, mais aussi, sans doute, d’en extraire la moelle. On ne
sait pas encore s’il s’agissait de pierres brutes ou préalablement taillées,
mais les chercheurs les qualifient sans grande hésitation d’« artefacts
techniques préhumains ». Deux ans plus tard ont été découvertes près
du lac Turkana2 quelques pierres travaillées encore plus anciennes, qui
semblent incontestablement le produit d’une technique intermédiaire
entre le martèlement commun aux premiers hominidés et le débitage
perfectionné par les Homo habilis qui ont suivi : des lames destinées à

1 - Shannon P. McPherron et al., “Evidence for Stone-Tool-Assisted Consumption of Animal Tissues


before 3,39 Million Years Ago at Dikika, Ethiopia”, Nature, no 466, août 2010.
2 - Sonia Harmand et al., “3,3 Million-Year-Old Stone Tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya”,
Nature, no 521, mai 2015.

133/
Tristan Garcia

découper la viande, mais aussi à ouvrir les noix ou à racler l’intérieur des
troncs d’arbres.
L’important est que nous nous accordions à reconnaître ces objets d’avant
l’humanité stricto sensu comme des artefacts et des objets techniques plutôt
que naturels. Décollons avec soin l’humanité de la technique ; que nous
reste-t-il pour définir celle-ci ? Posons dans un premier temps qu’un
« objet technique » est un objet qui a été fait (par un homme, par un
préhumain ou par un animal non humain, peu importe) en vue d’avoir
un effet déterminé. Quant à un « artefact », admettons qu’il s’agit plus
largement d’un objet qui a été fait (sans qu’on se prononce sur son usage,
sa destination, son effet). Par contraste, un objet naturel correspond à ce
que nous proposons d’appeler un objet « infait », dont on suppose qu’il
n’a été d’aucune manière conçu et fabriqué.

L’œuvre, l’effet et le problème


de la représentation
Lorsque Kant propose d’établir, au paragraphe 43 de la Critique de la
faculté de juger  3, la distinction conceptuelle entre l’art et la nature, il choisit
d’opposer ce qu’il nomme l’opus à ce qu’il appelle l’effectus. L’œuvre (opus)
est le résultat de l’art, tandis que l’effet (effectus) est le simple produit de
la nature. La différence posée par Kant tient tout entière au concept de
fin : si l’effectus est le pur fruit de la causalité, l’opus est cet objet particulier
dont la cause se trouve au moins en partie finale.
Qu’est-ce qu’une fin, dans le système kantien ? C’est, de façon très ori-
ginale, une sorte d’inversion du sens de la causalité. En forçant à peine
les définitions livrées par Kant, on découvre ainsi qu’une fin n’est rien
d’autre qu’un effet qui précède sa cause. Si le silex acheuléen symétrique,
ce plus ancien artefact funéraire (vieux d’environ 350 000 ans) trouvé
à Atapuerca et qu’on appelle Excalibur4, est bien un fait de l’art plutôt
qu’un effet de la nature, c’est parce qu’une certaine représentation du

3 - Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], tome I, « Analytique du sublime », § 43,
trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 2000.
4 - Interrogé à propos d’éventuelles « preuves » du caractère intentionnel de la disposition de cet
objet dans un tombeau à des fins rituelles, le docteur Michael Petraglia répond : We often have great
difficulties at assessing if something is intentional (« Nous avons souvent de grandes difficultés à établir
que quelque chose est intentionnel »), The Guardian, 9 janvier 2003.

/134
Le cercle de la technique

silex taillé, de l’arme organisée suivant un double plan de symétrie, effilée


et tranchante, a précédé le processus même de taille de l’outil. Et l’objet
final a été en quelque manière la cause du procès qui a conduit à sa
production.
La finalité, ce n’est rien d’autre qu’un court-circuit de l’ordre de la cau-
salité. Pour être exact, c’est un quasi court-circuit, car ce n’est jamais
l’objet final lui-même qui cause sa production, mais la représentation de
son possible état final qui entre parmi les causes de sa mise en œuvre5.
C’est donc comme si l’effet d’une activité de production était la cause
de la chose technique. Si le court-circuit était réel, l’objet deviendrait
son propre principe. Il ne l’est pas. C’est sa représentation qui sert ici
de médiation, de sorte que toute distinction conceptuelle d’un objet
­technique repose sur une distinction entre une forme d’art et une forme
de nature, qui repose à son tour sur une certaine définition de la cau-
salité et de la finalité, qui ne se laisse elle-même concevoir qu’à partir du
concept de représentation.
De proche en proche, nulle ontologie de l’objet technique ne peut donc
faire l’économie d’une thèse sur la représentation. Pour reconnaître un
artefact, et donc un objet technique (un artefact fait pour un effet),
il faut toujours disposer d’une définition explicite ou implicite de la
« représentation » et prouver qu’une telle représentation est entrée dans
le ­processus de formation de l’objet.
Au plus large, une représentation consiste en la présentation de quelque
chose d’absent, et c’est cette simple idée qui fragilise tout l’édifice du
concept d’objet technique, même une fois débarrassé de ses traces
résiduelles d’anthropocentrisme.
Pour qu’un objet soit technique, il faut que soit entrée dans sa compo-
sition une représentation. Il est donc nécessaire qu’un être, humain ou
non, qu’une subjectivité, une conscience, un esprit ou une entité douée
de certaines facultés cognitives ait fait de quelque chose d’absent l’une
des causes de la chose. C’est l’argument reformulé par Marx : « Ce qui
distingue le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la
cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail

5 - « On discerne d’ailleurs un art en toute chose, qui est ainsi constituée, qu’une représentation de ce
qu’elle est a dû dans sa cause précéder sa réalité » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit.). Kant
reconnaît cette capacité aux abeilles, mais réserve le qualificatif d’œuvre d’art, dont la représentation
a été pensée, aux produits des hommes.

135/
Tristan Garcia

aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur  6. » Quelle preuve


avons-nous que l’homme est capable de se représenter par avance un
objet à faire, sinon par l’existence d’objets faits : un plan, par exemple ?
Encore doit-on prouver que le plan lui-même est un objet technique,
donc qu’il a fait l’objet d’une représentation intérieure préalable.

Sans représentation,
pas de technique ; mais sans
le témoignage d’un objet
technique, pas d’attestation
possible de l’existence partagée
d’une représentation.

L’objet technique est à la fois la preuve matérielle de l’existence de repré-


sentations intérieures et un concept conditionné par la reconnaissance de
représentations intérieures. Dans la mesure où une représentation est la
présentation de quelque chose d’absent, elle risque aussi bien de paraître
absente à qui n’accepte pas charitablement d’admettre par principe son
existence. Le propre d’une représentation, au sens où nous l’entendons
ici, est qu’elle ne peut être tout à fait attestée hors de la subjectivité
qui l’éprouve que par sa réalisation sous forme d’un objet : il faut que
je décrive ou que je dessine ce que je vois afin de le rendre visible par
d’autres. À cette fin, je dois faire usage de techniques, qui tiennent à ma
maîtrise d’un code, d’un langage, d’un savoir-faire pictural ou sculptural,
sans lesquels ma représentation n’aura pas d’autre témoin que moi.
Ainsi commence à nous apparaître le cercle conceptuel de la technique :
qui dit objet technique dit artefact ; qui dit artefact dit distinction entre
la nature et l’art, donc entre l’effet et la fin ; et qui dit fin dit médiation
par une représentation (non nécessairement humaine), qui ne peut être
attestée que par la production technique d’un objet. Sans représentation,
pas de technique ; mais sans le témoignage d’un objet technique, pas
d’attestation possible de l’existence partagée d’une représentation.

6 - Karl Marx, le Capital [1867], livre I, section III, chapitre vii, trad. Joseph Roy, Paris, Éditions
sociales, 1974, p. 181. On remarquera que Marx reprend l’exemple, très commun, des abeilles avec
plus de sévérité que Kant, puisqu’il ne leur attribue même pas la capacité de représentation.

/136
Le cercle de la technique

Deux interprétations sont alors envisageables. Selon la première, on


considère qu’il existe un cercle vertueux de la technique, par lequel
l’artefact nous reconduit à l’existence de représentations partagées
(parmi nous, les hommes et au-delà), qui nous reconduisent à l’artefact
(un artefact étant un objet qui « contient » des représentations parta-
geables). En ce sens, objets techniques et représentations se soutiennent
mutuellement.
Adoptant la seconde interprétation, on estime au contraire qu’il s’agit
d’un cercle vicieux. Faute d’une croyance magique en l’existence de pré-
tendues « représentations », donc d’esprits ou de sujets (humains et non
humains), il n’y a aucune raison de distinguer les objets techniques en
eux-mêmes des effets naturels. Et, la nature et l’art se confondant, il
n’est pas acceptable d’identifier dans l’empire des choses réelles un sous-
empire autonome de représentations. On supprime du même coup le
fantôme des représentations et le fantasme d’une différence ontologique
entre des objets culturels « faits » (par des sujets humains, préhumains,
animaux) et des objets naturels « infaits ».

Ready-made, nids d’oiseaux


et césure ontologique
En l’absence d’un concept de technique permettant de faire à coup
sûr la part des artefacts et des objets naturels, peut-être vaut-il mieux
considérer soit que tout est technique, soit que rien ne l’est. La frontière
conceptuelle de la technique est poreuse : on sait aujourd’hui qu’il y a de
l’art dans la nature et de la nature dans l’art. Aussi suffit-il généralement
de grossir à peine le trait de notre raisonnement pour parvenir à une
omni-technicité, ou au contraire à une technicité absolument nulle de
toutes les entités du monde.
Prenons un exemple radical, qui provient de la théorie esthétique. Afin
de convaincre son lecteur du caractère essentiellement conventionnel
de la définition d’un objet d’art, George Dickie aime ainsi évoquer
l’exemple du beach art. Il désigne par ce terme la découverte fortuite par
un promeneur d’un bâton sur une plage, qui décide de le ramasser puis
de l’exposer. L’acte même de choisir, d’élire ce bâton plutôt qu’un autre
lui attribue une qualité spécifique. Peu importe que l’objet trouvé ait été

137/
Tristan Garcia

préformé, sculpté par un être humain, il suffit que sa figure singulière


suscite chez le promeneur une émotion, qui peut l’amener à présenter
par la suite le bâton dans une galerie, et donc à la transformer en œuvre.
Voilà qui fait de la chose trouvée et instituée en œuvre un artefact. Dickie
fait partie de ceux qui ont accentué les pouvoirs donnés au spectateur
et à l’institution, pour mieux déposséder le producteur de ses droits sur
l’ontologie de l’œuvre : « Le caractère d’artefact est conféré à l’objet plutôt que
d’être le fruit d’un travail exécuté sur lui  7. » La perception d’un objet par une
conscience l’affecte juste assez pour l’arracher à sa prétendue immé-
diateté naturelle et l’instituer en « chose produite ». La simple élection
de l’objet par une conscience en tant que technique artistique est au
fondement de ­l’esthétique du ready-made, dans les écrits de Marcel
Duchamp8 et pour les artistes qui ont suivi sa voie.

On sait aujourd’hui qu’il y a


de l’art dans la nature
et de la nature dans l’art.

Profitant de la faiblesse insigne du concept même de technique, une part


de l’art contemporain a ainsi brouillé la ligne de démarcation entre l’objet
perçu, l’objet choisi, l’objet utilisé, l’objet produit, l’objet créé. Toute
mise en rapport d’un être qui se représente les choses avec une chose
suffisait à juger que cette chose avait été arrachée à la nature, et qu’elle
accédait donc au royaume de l’art. Si on étend à ce point la définition d’un
artefact, tout objet entrant en relation avec une subjectivité, et pour ainsi
dire « contaminé » par elle, devient « artefactuel ». Alors la « nature » et les
« objets naturels » ne sont plus que les noms vides et invocatoires de ce
avec quoi notre subjectivité ne pourrait jamais imaginer entrer en contact.
Dans la conscience moderne, la contamination des objets naturels par un
soupçon d’« artefactualité » a souvent pris des voies moins radicales que
celle-là. Par exemple, l’intérêt soutenu de l’éthologie pour la construction

7 - George Dickie, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, Cornell University Press,
1974, p. 45. Nous traduisons.
8 - Marcel Duchamp se refusant à le faire, c’est André Breton qui en a livré la première définition :
« Objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste », dans son Dictionnaire
abrégé du surréalisme, Paris, José Corti, 1938, p. 55.

/138
Le cercle de la technique

animale, par exemple les nids d’oiseaux (les habitats collectifs du répu-
blicain social, les fines constructions ornées d’un auvent du ­tisserin gen-
darme, le tumulus monumental du mégapode de Freycinet), a mené à
une patiente redéfinition de la notion même d’outil. Dans son extraor-
dinaire catalogue de référence9, Benjamin Beck dresse la liste d’innom-
brables artefacts non humains qui correspondent pourtant à la définition
stricte qu’il propose d’un outil : un objet détaché de son substrat et exté-
rieur au corps de l’utilisateur ; un objet tenu ou porté par cet utilisateur
durant l’action ou juste auparavant ; un objet dont l’usage produit une
transformation dans la forme, la position ou la condition d’un autre
objet, d’un autre organisme ou de l’utilisateur lui-même. Instruments
de construction, éponges, casse-noix, cannes à pêche… Il apparaît sans
conteste à quiconque s’intéresse aux activités animales qu’il existe hors
des cultures humaines de nombreux modes de production technique de
ces objets qui interdisent de tracer sans hésitation entre l’être humain et
les autres animaux la ligne séparant l’art de la nature. Sans qu’on accepte
pour autant toutes leurs conclusions, les efforts récents de naturalisation
de la musique10 ou de l’architecture11 indiquent combien la division entre
des œuvres humaines produites suivant une fin et des productions ani-
males réductibles à des effets de l’instinct est aujourd’hui intenable.
De nouveau, deux opérations semblent envisageables. De proche en
proche, par légères différences de degré, sans plus trouver aucune diffé-
rence de nature entre artefacts et objets « infaits », entre objets techniques
et objets a-techniques, on peut décider d’animer et de ­techniciser
­l’intégralité du règne naturel. Ne reconnaît-on pas déjà nombre de
« ­techniques végétales », telles que les signaux d’alerte, le transport des
molécules volatiles ou de l’éthylène, par l’intermédiaire desquelles la
plupart des espèces d’arbres s’échangent de l’information ? N’admet-on
pas que les arbres sont capables de se rendre incomestibles, ou d’inhiber le
comportement de certains insectes, afin de se protéger ou de transformer
leur environnement ? Tant et si bien qu’on pourrait défendre l’idée que

9 - Benjamin Beck, Animal Tool Behaviour: The Use and Manufacture of Tools by Animals [1980], édité
par Robert W. Shumaker et Kristina R. Walkup, avant-propos de Gordon M. Burghardt, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 2011.
10 - Steven Brown, Björn Merker et Nils Wallin, The Origins of Music, Cambridge, Mit Press, 1999.
11 - Mike Hansell, Built by Animals: The Natural History of Animal Architecture, Oxford, Oxford
University Press, 2009.

139/
Tristan Garcia

certaines formations forestières, loin d’être des objets « infaits », sont des
sortes d’artefacts végétaux et le produit d’une pensée12.
Selon une opération inverse, on peut choisir de démythifier la différence
majeure entre cet être technicien par excellence que serait l’homme et
la nature qui se présente à lui comme un gigantesque matériau trans-
formable, une sorte de chair à technique. Décelant de nombreuses ana-
logies entre les activités naturelles d’insectes, d’oiseaux, de primates et
les nôtres, nous décidons de naturaliser peu à peu toutes nos techniques.
Outils, instruments et autres œuvres n’apparaissent plus que comme des
effets, peut-être plus complexes et plus subtils, mais des effets naturels
tout de même. Leur différence avec les choses de la nature ne sera jamais
que de degré : le circuit imprimé n’est pas, dans son être même, réso-
lument différent du réseau de sève et de tanin de l’arbre. Il n’y a pas de
rupture technique, seulement des évolutions de l’ordre et de la compo-
sition naturelle de la matière, de l’énergie et de l’information.
En poussant à bout l’effrangement tendanciel de l’art, donc de l’opus
kantien, et de la nature, donc de l’effectus, les deux termes tendent à se
confondre13. Le concept hybride qui en résulte prend, suivant les tradi-
tions de pensée, la teinte d’une immanence de la nature ou plutôt d’une
immanence de la technique. Mais bientôt les deux concepts, fusionnés,
sont perdus. On n’a plus besoin ni de technique ni de nature, sinon
comme souvenirs, quand on conçoit d’abord l’indistinction entre les
deux. Ce qui existe alors, ce sont des degrés d’organisation des objets.
Il n’y a pas d’une part des objets qui contiendraient magiquement autre
chose qu’eux-mêmes, parce que quelqu’un y aurait introduit une fin, et
d’autre part des objets naturels, qui ne seraient que ce qu’ils sont. Soit
il y a potentiellement une sorte d’âme finale en toute chose, qui la rend
« artefactuelle » et technique ; soit toute chose n’est que ce qu’elle est :
on peut en faire un usage technique, certes, mais elle n’est pas « artefac-
tuelle » et technique par elle-même.
En étendant la sphère des artefacts à celle de tous les objets naturels, en
forçant la contamination de la nature par les artefacts, on absolutise en

12 - Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, trad.
Grégory Delplace, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.
13 - C’est le cas chez Timothy Morton, lorsqu’il définit des « hyper-objets », tels que le « réchauffement
climatique », qui mêlent en un système complexe activité humaine et causalité naturelle, Hyperobjects.
Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015.

/140
Le cercle de la technique

fait la représentation : dans tout ce qui est présent, il y a potentiellement


quelque chose d’absent, une représentation, une idée. En considérant
au contraire que les artefacts ne sont ni plus ni moins naturels que toute
autre chose « infaite », on anéantit la représentation : il n’y a que ce qui
est présent, et dans tout ce qui est effectivement présent, il n’existe pas
la moindre césure ontologique entre des entités habitées par une repré-
sentation et des entités vierges. Chaque fois, ce qui est abandonné, c’est
la localisation des représentations, qui est sans doute l’effet principal du
concept de technique. Localiser les représentations, c’est estimer qu’il y a
des êtres qui représentent quelque chose, et d’autres qui ne représentent
rien (les objets « infaits »), mais aussi des êtres qui ont des représentations,
et d’autres qui n’en ont pas.
On a donc besoin du concept de technique d’abord et peut-être exclu-
sivement pour ceci : pour discriminer non pas seulement deux types
d’objets, mais la présence de représentation et l’absence de représen-
tation, donc pour peupler certaines parties de l’environnement et en
dépeupler d’autres. Sans une certaine idée de la technique, tous les objets
sont habités ou bien tous sont déserts. On ne peut plus faire la différence.

Reconnaissance paradoxale de l’artefact


Admettons que nous avons besoin du concept de technique. Il n’en
demeure pas moins infondé. Il ne peut être indexé que sur l’activité
hypothétique de subjectivités, d’esprits, de consciences, brisant en trois
le monde matériel, entre des entités faites, des entités non faites et des
entités qui font. Tout dépend donc de ma distribution ontologique entre
les êtres que je considère comme agissants et ceux que je juge incapables
d’agir, seulement de réagir. Si j’admets quelque conception ­animiste de
­l’environnement14, j’accepte l’existence d’autres sujets, d’autres agents
que ceux admis par une conception matérialiste ou physicaliste de
l’univers. Une telle décision devra fatalement me conduire à reconnaître
comme étant faits, et non simples effets, de nombreux autres objets,

14 - Au sens où l’entendent Eduardo Viveiros de Castro ou Philippe Descola. Voir E. Viveiros de Castro,
Métaphysiques cannibales, trad. Oiara Bonilla, Paris, Puf, coll. « Métaphysiques », 2009 et P. Descola,
Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016.

141/
Tristan Garcia

qui ne sont pas purement des produits de la nature, mais les œuvres de
certains agents naturels.
Ce qui est reconnu comme artefact est toujours le signe d’une ontologie,
d’une distribution des êtres et des représentations. Autant ­d’ontologies,
autant de variations sur ce qui est « artefactuel » ou non, et par consé-
quent sur ce qui est technique ou ne l’est pas. Toute définition de l’« arte-
factualité » et de l’objet technique est condamnée à tourner en rond : il
faut accepter son absence de fondement. Mais elle n’est pas pour autant
arbitraire, ni même tout à fait libre : on ne peut pas choisir de reconnaître
comme un artefact ce que l’on veut, en fonction de ses croyances. Afin
de ne pas livrer l’« artefactualité » à l’arbitraire de l’usager, ni retomber
dans l’erreur qui consisterait à vouloir refonder l’« artefactualité » en
soi, esquissons deux propositions, deux formules afin de reconnaître
un artefact.

Ce qui est reconnu comme


artefact est toujours le signe
d’une ontologie, d’une distribution
des êtres et des représentations.

En voici la première : l’artefactualité est un concept infondé, qu’on ne doit pas


abandonner mais qui doit à tout prix rester erratique. Elle fait partie de ces
concepts qui permettent à la pensée d’établir des distinctions décisives,
qui sont comme des lignes de partage qu’il faut tracer, mais qu’il est
impossible d’assigner définitivement à un lieu plutôt qu’à un autre.
Dans l’état actuel, très lacunaire, de nos connaissances, la ligne de partage
entre « artefactualité » et « non-artefactualité », qui dépend de l’extension
qu’on veut bien accorder à l’ensemble des êtres doués de représentation,
hésite entre une part de plus en plus importante de la production animale
et les seuls fruits de l’activité des hominidés. Entre la position généreuse
et élargie, qui attribue une qualité technique à toute chose transformée
par une espèce animale, voire végétale, ou tout simplement vivante, et la
position étroite et parcimonieuse qui, sans nier l’intérêt des productions
non humaines, réserve le terme de « technique » aux œuvres de l’espèce
humaine et de ses ancêtres, il existe un assez large éventail de possibilités
pour faire passer la ligne de partage.

/142
Le cercle de la technique

Mais, où qu’on la trace, il faut la tracer. Et il faut choisir un sens plus ou


moins faible, plus ou moins contraignant, de ce qu’on entend d’abord
par « art », ensuite par « technique ».
Un objet technique est un objet qui est fait pour avoir un effet : il y a peu de chances
qu’on conteste cette définition formelle. La véritable question est de
savoir comment s’assurer que l’objet a bien été fait (par qui que ce soit),
et qu’il n’est pas lui-même un simple effet. Il faut l’accepter : quel que
soit le degré de contrainte que l’on impose à notre définition de la tech-
nique, et plus largement de l’art, nous ne parviendrons jamais à fixer cette
définition. Immanquablement, cette définition en boucle présupposera
un terme (que nous avons synthétisé ici par l’idée de « représentation »,
mais qui peut prendre un sens plus étroit ou plus large) désignant quelque
chose qui ne pourra pas être attesté autrement que par l’existence de
l’objet technique lui-même.
Si nous découvrions un artefact d’origine extraterrestre, nous ne pour-
rions le reconnaître en tant que tel qu’à la condition d’y trouver la trace
d’une représentation. Mais ses auteurs ne nous apparaîtront jamais
comme capables d’avoir des représentations que parce que nous en
observons un artefact. Aussi pourra-t-on toujours, de manière butée
et en dépit de toutes les « preuves » (régularité, symétrie, récurrence…),
refuser de leur accorder des représentations, donc nier le caractère « arte-
factuel », éventuellement technique, de l’objet – et inversement.
Celui qui veut voir de la technique presque partout pourra le faire, à
condition d’ajuster son concept de représentation ; celui qui veut n’en
distinguer presque nulle part le pourra aussi bien. Abandonnons donc
toute volonté de fixer notre définition de la technique, et acceptons
qu’elle repose non pas sur un principe mais sur une reconnaissance para-
doxale. Un artefact n’est jamais fondé en tant que tel, il a besoin d’être
reconnu comme tel. Le paradoxe provient bien sûr de ce que l’artefact
n’est pas pour autant constitué comme artefact par sa reconnaissance :
il doit être reconnu, grâce à des indices, comme n’ayant pas besoin d’être reconnu.
Que reconnaît-on dans un artefact ? Lorsque nous étudions le biface
acheuléen Excalibur, nous considérons d’abord que nous ne sommes
pas en train de projeter sur cet objet sa fin (couper, tailler) et son ordre
(non seulement pratique, mais esthétique, puisqu’il n’était sans doute
pas nécessaire de tailler tout le pourtour du silex). Nous admettons qu’il
contient en lui une fin et un ordre qui ont été voulus par un ou plusieurs

143/
Tristan Garcia

êtres disparus, dont nous interprétons les volontés et les représentations


à travers le temps, à l’aide de cet objet qui en porte le souvenir évident.
Nous pouvons toujours refuser de reconnaître la trace d’un esprit,
d’une volonté, d’une représentation dans un objet. Devant le silex, nous
pouvons prétendre de façon obstinée que sa taille régulière est le fruit
du hasard, d’une série de causes naturelles (chute, percussion spontanée
par d’autres pierres), aussi improbable cela soit-il, nous pouvons faire
­l’hypothèse que la chose a été l’effet d’une série de gestes hasardeux, et
qu’elle n’est qu’une apparence d’artefact. Mais la chose, par sa symétrie, par
le travail dont nous observons le résultat, exerce sur nous une très forte
contrainte, qui rend bien plus difficile d’affirmer devant le silex Excalibur
qu’il s’agit d’un non-artefact, plutôt que devant une branche cassée, par
exemple, qui l’a été peut-être par un enfant énervé, peut-être par un
violent orage. Le silex taillé nous incline donc fortement à découvrir
qu’il ne tient pas de nous, de notre regard et de notre pratique, son
« artefactualité ».
Un artefact en général n’est que l’appel plus ou moins contraignant par
un objet à la reconnaissance de ce qu’il ne dépend pas de notre repré-
sentation pour receler lui-même une représentation.

L’objet technique ne contient


jamais qu’une ou plusieurs
représentations finies,
tandis qu’il est toujours contenu
dans une infinité
de pratiques possibles.

Il en découle une seconde formule : il faut tenir avec soin à la distinction entre
un objet pratique et un objet technique. Peu importe qu’on considère que
seuls les hommes font, ou que tous les animaux sont capables de faire,
ou que des formes végétales le peuvent aussi bien. L’important est de
considérer que ce qu’un objet a de technique tient à la façon dont il a été
fait, et non pas à ce qu’on en fait. Réservons l’idée de pratique à ce que
nous pouvons faire d’un objet.
Une subjectivité – c’est-à-dire pour ce qui nous intéresse ici : un être
dont on estime qu’il a des représentations – se déleste de certaines de ses

/144
Le cercle de la technique

représentations et les encapsule dans un ou plusieurs objets. La repré-


sentation, qui n’est rien de plus que la présentation de quelque chose
d’absent, se trouve comme imprimée dans l’objet, de façon à pouvoir être
reconnue. La reconnaître, c’est utiliser l’objet. En tant qu’il est technique, un
objet contient donc en lui une représentation (et une fin). En tant qu’il est pratique,
l’objet entre dans une représentation (il peut être contenu dans une action en
vue d’une fin).
Cette différence fondamentale est la seule ligne de pensée susceptible de
maintenir l’idée de technique, afin d’éviter la contamination absolue de
la nature par l’art et de l’art par la nature. En défendant qu’il est partout
et toujours possible de faire la part d’une production et d’un usage, on
reconnaît qu’il n’en va pas de même pour un objet de contenir une repré-
sentation ou d’être contenu par une représentation. Un objet pratique
sert une représentation, il peut l’incliner, il peut l’influencer. Mais, parce
qu’il ne la contient pas et se trouve contenu par elle, il est susceptible de
se fondre dans une infinité de pratiques. D’une chose, on peut toujours
inventer quelque usage inédit, impensable au moment de sa conception,
et l’histoire des techniques offre une foule d’exemples de pratiques nova-
trices d’objets techniques, dont le concept initial ne contenait certai-
nement pas, même en puissance, ces possibilités d’usage, des rayons
X de Röntgen au détournement du séquenceur Roland TB-303 par les
Dj d’acid house. En revanche, un objet technique renferme, comme les
objets magiques de certains contes qui recèlent des sortilèges ou des
génies, une représentation qui y a été introduite par le travail d’un être
capable de se présenter à lui-même quelque chose qui n’était pas là – pas
encore là, peut-être. Aussi l’objet technique ne contient-il jamais qu’une
ou plusieurs représentations finies, tandis qu’il est toujours contenu dans
une infinité de pratiques possibles.
Quelle que soit l’ampleur qu’on accorde au champ des artefacts et à
celui des êtres techniques, confondre technique et pratique des outils, des
instruments ou des œuvres, c’est faire tomber le principe de distinction
de l’« artefactualité » comme idée à la fois indispensable et infondée de
la pensée. C’est se croire lucide en découvrant que cette distinction entre
le fait (de l’art) et l’« infait » est sans fondement, mais c’est s’aveugler
en oubliant son importance ; tandis que d’autres, qui voient bien sa
nécessité, se trompent en cherchant à la refonder.

145/
Tristan Garcia

Notre désir de pouvoir faire


Les deux formules que nous venons de proposer permettent de laisser
libre l’extension du champ « artefactuel » ou technique, dont la limite
est erratique, suivant les conceptions que les individus ou les cultures
se font des agents, des sujets, des personnes et, plus largement, des
représentations. Mais elles encadrent aussi l’usage même des idées d’art
et de technique, qui ne sont pas absolument libres et potentiellement
­inconsistantes. Des concepts d’art et de technique, quelle que soit
­l’extension qu’on leur donne, on ne fait pas n’importe quoi. Ils n’ont
de consistance que si on les associe à la reconnaissance paradoxale dans
un objet de ce qui n’a pas à être reconnu, et si on distingue le caractère
pratique du caractère technique d’un objet. Faute de quoi la pensée perd le
sens de la distinction entre le fait et l’« infait ».
Cependant, nous n’avons toujours pas expliqué pourquoi une pensée ne
pourrait pas perdre le sens de cette différence, et pourquoi il importe de
tracer cette ligne, où qu’on la trace dans notre environnement. Pourquoi,
en dernière instance, serait-il nécessaire de savoir reconnaître ce qui est
« artefactuel » et ce qui ne l’est pas ?
Au risque de décevoir, il semble qu’il n’y ait pas ici d’impératif incondi-
tionné. On peut, et on doit pouvoir imaginer ne pas reconnaître la
moindre différence entre des objets faits et des effets naturels. Encore
faut-il le faire complètement et accentuer ce qui n’est encore que latent
dans les réflexions autour de l’« anthropocène15 ». Il ne suffit pas de
penser l’hybridation, l’indistinction progressive des effets naturels et des
faits culturels ; il faut supposer par l’imagination leur radicale indiffé-
rence, et leur fusion dans un unique concept, qui ne relèverait ni de la
sphère technique, ni du règne de la nature.
Cela est possible, mais cela a un prix. Le concept de technique comme
principe de discrimination entre les objets qui sont faits pour avoir un
effet, et les objets qui ne sont pas faits (mais dont on peut faire quelque
chose), repose ultimement sur une croyance pratique. Il s’avère indispen-
sable, pour développer quelque technique que ce soit, de développer aussi

15 - Au sens que lui donne Bruno Latour dans ses huit conférences sur le nouveau régime climatique
(B. Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015) :
un concept permettant de mettre fin à l’illusion d’une opposition entre nature et culture et, par voie
de conséquence, entre objets naturels et artefacts.

/146
Le cercle de la technique

notre capacité à reconnaître des objets techniques. L’espèce humaine a


certainement accentué un cercle théorique et pratique, qui existe parmi
bien d’autres espèces, par lequel des êtres se distinguent dans la nature à
mesure qu’ils distinguent mieux la nature de ce qu’ils en font.
Rien n’interdit de rompre ce cercle, d’inverser le cercle vertueux de
l’« artefactualité » en dénonçant un cercle vicieux de la technique16, après
avoir dévoilé qu’il n’était fondé, à la fin, sur rien. Mais si nous cessons
de reconnaître ce qui est technique, nous devons aussi renoncer à avoir
une technique – quelle qu’elle soit – et préférer n’avoir que des effets,
comme tous les êtres naturels, ou bien espérer au contraire éliminer tous
les effets, supprimer la nature et introniser un vaste artisanat universel,
dont l’ancien grand technicien humain ne serait qu’un pratiquant parmi
d’autres.
Dans les deux cas, devenu un être praticien soit d’une nature artiste
soit d’un art naturel, on cesse de chercher quelque différence radicale
entre d’une part les premiers outils humains, et d’autre part, en amont
de l­’histoire humaine, les nids d’oiseau, les messages hormonaux des
plantes, l’accrétion des roches magmatiques ou, en aval, la roue, le moteur
à explosion, l’ordinateur, l’intelligence artificielle. Tout est produit d’un
art caché ou bien tout est produit de la nature révélée ; on fait sauter les
intermédiaires et il n’y a plus de différence que de pratique, suivant les
usages qu’on fait des objets, et non leurs modes de production ou leurs
auteurs.
En ce cas, il faut être conséquent et nier qu’il fallait à tout prix dis-
tinguer ces artefacts des effets de la nature pour pouvoir les faire. On doit
apprendre à ne plus reconnaître que ces choses du passé portaient en elles
la représentation même d’une différence entre technicité et naturalité,
et s’interdire peu à peu de lire leur fin, qu’on n’espère plus poursuivre. Il
faut désapprendre la reconnaissance même de l’« artefactualité » spéci-
fique des outils, des instruments, des œuvres17 ; la technique se soutient
elle-même, et si on n’y tient plus, elle ne tient pas.

16 - On pense ici au « néo-luddisme » de Theodore Kaczynski, devenu célèbre sous le nom d’« Una-
bomber » : une critique radicale du « désastre » de la société technologique. Voir T. Kaczynski,
­l’Effondrement du système technologique, traduction, édition et préface de Patrick Barriot, postface
de David Skrbina, Vevey, Xenia, 2008.
17 - C’est pour partie le geste théorique de Paul Shepard, Retour aux sources du Pléistocène (trad.
Sophie Renaut, préface de Patrick Degeorges, Bellevaux, éditions Dehors, 2013), qui vise à faire sortir

147/
Tristan Garcia

La technique ne se laisse pas observer, et critiquer, du dehors : quand on


en sort, on ne la voit plus. La seule véritable mauvaise foi, quant à ce qui
touche à la technique, consiste à en entreprendre la critique externe, car la
technique, et plus largement l’« artefactualité », est semblable à un cercle
magique qui n’apparaît que si on y pénètre. Sans technique, on ne peut
rien reconnaître de technique ; sans rien reconnaître de technique, on ne
peut rien faire de technique. Et il en va de même pour l’art en général.
Puisque le caractère spécifique des artefacts n’est fondé sur rien, sinon
sur la croyance en leur caractère spécifique, et la reconnaissance de cette
croyance, on rompt le vœu du cercle de la technique si on n’accepte pas
de distinguer des choses faites et des choses qui ne le sont pas. On cesse
d’y croire, on arrête de distinguer ce qui est fait de ce qui n’est qu’un
effet. Alors on ne fait plus, on se laisse effectuer et on effectue. Rien
ne l’interdit. Mais il faut choisir, et on ne peut œuvrer qu’à la condition
de croire à la différence entre un artefact et un non-artefact, donc à la
condition d’entrer dans le cercle conceptuel de la technique.
On ne peut pas prétendre faire, et refuser la différence entre le fait et
l’effet. Ou bien on sort du cercle de la technique ; ou bien, tant qu’on
espère faire, on est appelé à penser une différence, qu’on décide de la
situer autour du champ d’activité de notre espèce ou largement au-delà,
entre les objets d’art (les objets faits), les objets techniques (les objets
faits pour un effet) et les objets naturels (les objets « infaits »).
C’est le seul secret de l’art et de la tekhnè : ce qui nous apparaît comme
technique dépend de la technique que nous voulons avoir. Et notre
capacité à reconnaître ou non le fait d’un art n’est rien d’autre que la
mesure de notre désir de pouvoir faire.

l’humanité du cercle vicieux par lequel les révolutions technologiques du Néolithique l’ont entraînée
loin de sa forme de vie la plus appropriée.

/148
L’éthique des
nanotechnologies
Xavier Guchet

D ans ce qui a longtemps été le premier ouvrage de langue fran-


çaise intitulé Philosophie de la technique, Jean-Yves Goffi fait le
constat suivant : alors que la pensée technique, depuis Platon
et jusqu’à tout récemment, s’était toujours développée selon trois axes
simultanément – une ontologie de la technique, une anthropologie de
la technique, une évaluation des techniques –, « Ce qui caractérise les philo­
sophies contemporaines, c’est un relatif éclatement de cette démarche, peut-être dû à
la complexité inédite du phénomène technicien. Les approches évaluatives, anthropo­
logiques et ontologiques sont souvent dissociées : rares sont les philosophies unitaires
de la technique, alors que Comte était encore capable d’une vue systématique 1. »
La façon dont les nanotechnologies sont devenues matière à réflexion
philosophique, au début des années 2000, corrobore ce diagnostic. C’est
en effet essentiellement sous l’angle de l’évaluation éthique que celles-
ci ont commencé d’être mises en discussion – les considérations de
type ontologique et anthropologique ayant été, non pas complètement
ignorées certes (pensons en particulier, pour l’anthropologie, aux débats
très conflictuels sur l’amélioration de l’humain – human enhancement – qui
ont accompagné le développement des nanotechnologies dans les années
2000), mais laissées un peu à l’arrière-plan des considérations éthiques, ou
en tout cas formulées à partir d’un cadre de réflexion avant tout éthique.
Les nanotechnologies illustrent ainsi parfaitement ce que le philosophe
néerlandais Peter-Paul Verbeek a appelé l’ethical turn, le tournant éthique
de la philosophie des techniques ces dernières décennies2.

1 - Jean-Yves Goffi, Philosophie de la technique, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1988, p. 52-53.
2 - Peter-Paul Verbeek, “Accompanying Technology: Philisophy of Technology after the Ethical Turn”,
Techné: Research in Philosophy and Technology, vol. 14, no 1, 2010, p. 49-54.

149/
Xavier Guchet

Qu’est-ce que les nanotechnologies ?


La définition des nanotechnologies a dès le départ posé problème. De
quoi s’agit-il exactement ? Aucun consensus n’a été trouvé à ce sujet,
même si des propositions ont été faites pour circonscrire leur périmètre.
La plus répandue mentionne la taille : est « nano » tout objet dont au
moins une dimension se situe entre 1 et 100 nanomètres (10-9 mètres).
Ainsi, est « nano » un tube de carbone dont la longueur peut aller jusqu’au
centimètre, mais dont le diamètre est d’un ou deux nanomètres. Cette
définition a minima a été reprise par la norme ISO/TS 27687:2008, révisée
en 2015 (norme ISO/TS 80004-2:2015), et complétée par d’autres carac-
térisations de portée générale, notamment : l’existence de propriétés ori-
ginales de la matière dans des échelles inférieures au micromètre, les
nanotechnologies consistant en l’exploitation de ces propriétés pour la
fabrication de matériaux ou de dispositifs répondant à des besoins très
divers ; ou encore la visée de « potentialisation » de disciplines scien-
tifiques et de technologies existantes (on parle ainsi fréquemment de
enabling technologies), ce qui veut dire que les nanotechnologies ne forment
pas un nouveau champ disciplinaire bien identifié, mais ont vocation à
essaimer dans tous les champs constitués (physique du solide, chimie,
science des matériaux, pharmacie, ingénierie électronique, ingénierie
mécanique, etc.) pour fournir de nouveaux outils d’investigation ou de
nouvelles stratégies de fabrication et d’intervention.
La mise en place des grands programmes-cadres de la recherche en
nanotechnologies s’est faite dans les années 1990, en particulier aux
États-Unis, dans le souci de concilier deux approches peu compa-
tibles3 : une approche dite bottom-up, portée par le visionnaire Eric
Drexler pronostiquant dès le milieu des années 1980 le développement
d’une « manufacture moléculaire », c’est-à-dire d’une capacité à agencer
la matière atome par atome en vue de fabriquer tout type d’objets4 ;
une approche dite top-down, portée principalement par l’industrie de la
microélectronique, et consistant plutôt à réduire en taille les composants

3 - Voir Sacha Loeve, le Concept de technologie à l’échelle des molécules-machines. Philosophie des
­techniques à l’usage des citoyens du nanomonde, thèse de doctorat soutenue à l’université Paris-Ouest
Nanterre-La Défense le 21 septembre 2009.
4 - Kim Eric Drexler, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies [1986], trad. Marc Macé
et Thierry Hoquet, préface de Marvin Minsky, introduction de Bernadette Bensaude-Vincent, Paris,
Vuibert, 2005.

/150
L’éthique des nanotechnologies

des processeurs. Le lancement de la National Nanotechnology Initiative par


le président Clinton en 2000, dont le but était de coordonner les activités
d’un grand nombre d’agences, est généralement considéré comme l’acte
de naissance officiel des nanotechnologies après dix ans de patiente éla-
boration – même si bien sûr celles-ci ont de profondes racines dans de
nombreux domaines de l’histoire des sciences et des techniques.

Les enjeux éthiques des nanotechnologies


Or, dès le début des années 2000, les instances de la politique scientifique
et technologique aux États-Unis, relayées ensuite par l’Europe, insistent
sur l’importance de prendre en considération très en amont les enjeux
dits « éthiques et sociétaux » que les nanotechnologies soulèvent. Il s’agit
plus précisément de convaincre les opinions publiques que les consé-
quences potentiellement néfastes des nanotechnologies sur l’homme, la
nature et la société sont bien traitées (conséquences environnementales,
sur la santé, en termes de justice sociale, sur les inégalités Nord-Sud, sur
la vie privée sont invariablement reprises dans les rapports comme des
leitmotivs), et que le développement des nanotechnologies en société se
fera de façon « responsable ». Il s’agit d’être volontariste en la matière,
afin de rassurer le public et d’éviter ce qui est devenu la hantise des acteurs
de la politique scientifique, le scénario des Ogm, supposés avoir été mas-
sivement rejetés par les consommateurs faute d’explication suffisante,
faute aussi d’une implication des publics en amont5.
Ce thème de la responsabilité est ainsi devenu omniprésent, il justifie
l’implication des sciences humaines et sociales très tôt dans le pro-
cessus de la recherche et de l’innovation. Dès le début des années 2000,
l’existence d’un fossé à combler d’urgence entre le développement des
nanotechnologies et la réflexion éthique est dénoncée6. Aux méthodes
de technology assessment des années 1970 et 1980, qui séparaient les deux
temps de l’innovation et de l’évaluation, il est proposé de substituer des

5 - Ce rapprochement des nanotechnologies et des Ogm a au demeurant été critiqué, voir Matthew
Kearnes et al., Governing at the Nanoscale: People, Policies and Emerging Technologies, Londres, Demos,
2006 ; voir aussi Ronald Sandler et W. D. Kay, “The Gmo-Nanotech (dis)Analogy?”, Bulletin of
Science. Technology & Society, vol. 26, no 1, février 2006, p. 57-62.
6 - Anisa Mnyusiwalla, Abdallah S. Daar et Peter Singer, “Mind the Gap: Science and Ethics in Nano-
technology”, Nanotechnology, vol. 14, no 3, février 2003, p. 9-13.

151/
Xavier Guchet

méthodes d’évaluation en amont, fondée sur l’anticipation des consé-


quences potentielles des nanotechnologies en développement. Ces
méthodes ne sont certes pas nouvelles puisqu’elles ont été mises en
œuvre dans le cadre du programme de séquençage du génome humain
des années 1990. Néanmoins, elles sont désormais investies d’un rôle
stratégique puisqu’elles doivent assurer les conditions d’une bonne
« acceptabilité sociale » des nanotechnologies. La littérature consacrée
aux enjeux « éthiques et sociétaux » des nanotechnologies, aussi bien aca-
démique (articles, colloques, projets de recherche, créations de sociétés
savantes, etc.) qu’officielle (nombreux rapports émanant notamment des
comités d’éthique), est impressionnante.
La prise en compte des enjeux éthiques des nanotechnologies – à un
moment où la mise sur le marché de produits estampillés « nano » est
encore embryonnaire : les nanotechnologies ont en un sens été une
affaire publiquement discutée avant d’être une réalité industrielle et
commerciale – s’est plus précisément faite via des approches de type
conséquentialiste, plus connues sous l’étiquette Elsi (Ethical, Legal, Social
Impacts). Les démarches Elsi visent à anticiper les conséquences poten-
tielles des nanotechnologies en développement, l’objectif étant au bout
du compte d’orienter l’innovation de telle façon que les conséquences
jugées positives soient favorisées, au détriment bien sûr des conséquences
jugées négatives. Les approches Elsi reposent ainsi sur des calculs de
type coûts/bénéfices. Elles ont été institutionnalisées dans le cadre du
Human Genome Program des années 1990, avant d’être mises à l’honneur
des premières grandes initiatives en nanotechnologies au début des
années 2000 et présentées comme stratégiques pour éviter le rejet par
les opinions publiques.

Le tournant pragmatiste de l’éthique


des nanotechnologies
Certes, les réalisations des quinze dernières années n’ont pas toujours été
à la hauteur des discours initiaux. Le bilan est pour le moins contrasté,
notamment pour ce qui est de la volonté affichée, surtout vers le milieu
des années 2000, d’impliquer très largement les publics citoyens dans
la réflexion sur ces fameux enjeux « éthiques et sociétaux », voire dans

/152
L’éthique des nanotechnologies

les choix d’orientation de la politique scientifique et technologique. À


regarder les productions effectives, les résultats des dispositifs de parti-
cipation des publics (surtout en France) ainsi que l’évolution des budgets
consacrés aux programmes Elsi, l’intention initiale de faire de la prise en
compte des enjeux « éthiques et sociétaux » une pièce centrale des pro-
grammes en nanotechnologies ne s’est pas vraiment concrétisée, même
s’il est indéniable que des budgets non négligeables ont été alloués sur
la période pour traiter ces questions. Certains chercheurs en sont ainsi
venus à se demander si la contribution des sciences humaines et sociales
« embarquées » (embedded) dans les programmes de recherche en nano-
technologies n’a pas été purement décorative7.
Cela étant dit, les nanotechnologies ont aussi donné lieu à une explosion
des recherches en éthique, surtout à partir du milieu des années 2000, en
vue de proposer des méthodes alternatives aux méthodes Elsi. Celles-ci
ont en effet été fortement critiquées et ont fait place à une profusion de
propositions alternatives qui toutes, mutatis mutandis, ont voulu recentrer
la réflexion sur les recherches qui se font effectivement dans les labora-
toires (en lieu et place d’une réflexion par le truchement de scénarios du
futur). L’intense production académique dans le champ de l’éthique des
nanotechnologies ces douze ou quinze dernières années s’est ainsi faite
en bonne partie contre ce que certains ont appelé « l’éthique spéculative »
des évaluations Elsi (speculative ethics 8), et s’est orientée vers une volonté
de « dé-futuriser » l’éthique des nanotechnologies. La critique a porté
pour l’essentiel sur l’économisme sous-jacent des approches Elsi, celles-
ci étant jugées trop centrées sur une évaluation des risques potentiels, au
détriment d’une prise en compte de la réalité de la recherche et de l’inno-
vation telle qu’elle se fait, au présent9. Les approches Elsi ont été accusées
de verser dans le management des risques, au détriment de la réflexion
éthique proprement dite10. Outre que la possibilité d’anticiper de façon

7 - Voir, par exemple, Armin Grunwald, “Ten Years of Research on Nanotechnology and Society –Out-
comes and Achievements”, dans Torben B. Zühlsdorf et al., Quantum Engagements: Social Reflections of
Nanoscience and Emerging Technologies, Heidelberg, Akademische Verlagsgesellschaft, 2011, p. 41-58.
8 - Alfred Nordmann, “If and Then: A Critique of Speculative NanoEthics”, NanoEthics, vol. 1, no 1,
mars 2007, p. 31-46.
9 - Voir, par exemple, Jean-Pierre Dupuy, « Les défis éthiques des nanotechnologies », Les Cahiers du
Mouvement universel de la responsabilité scientifique, no 47, 2006, p. 50-67.
10 - Bernadette Bensaude-Vincent, “Which Focus for an Ethics in Nanotechnology Laboratories?”,
dans Simone van der Burg et Tsjalling Swierstra (sous la dir. de), Ethics on the Laboratory Floor,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 21-37.

153/
Xavier Guchet

exhaustive les impacts potentiels d’une nanotechnologie en dévelop-


pement est sujette à caution dès lors que, pour des raisons intrinsèques
aux nanotechnologies, celles-ci nous confrontent plutôt à des situations
d’incertitude irréductible, l’éthique « au futur » des approches Elsi a aussi
été accusée de détourner le regard en le fixant sur des scénarios d’anti-
cipation et ainsi de barrer la voie à un véritable questionnement sur les
valeurs et les finalités des programmes de recherche en cours. À cela
s’est ajoutée la suspicion portant sur la notion même d’« acceptabilité
sociale », accusée de véhiculer une conception finalement très abstraite
et très pauvre de ce que sont les publics, et in fine de servir les intérêts des
industriels plutôt que la démocratie technique. De surcroît, les approches
Elsi ont été jugées insuffisantes dans la mesure où, pour l’essentiel,
elles limitent le périmètre de leur examen aux scénarios ­d’applications
futures des nanotechnologies – c’est-à-dire qu’elles ne traitent des enjeux
« éthiques et sociétaux » que sous l’angle des applications et de leurs
conséquences potentielles, ce qui peut être tenu pour réducteur dès lors
que bien des recherches en nanotechnologies ne sont pas d’emblée fina-
lisées par des perspectives d’application.

Il est désormais question


de s’intéresser de plus près
aux objets et aux pratiques
de laboratoire
en nanotechnologies.

Les nanotechnologies sont-elles matière à discussion uniquement pour


les applications auxquelles elles peuvent conduire ? Ce point a été mis
en doute. Enfin, last but not least, les approches Elsi ont également été
critiquées pour la conception de l’éthique à laquelle elles risquent de
conduire : une éthique forcément « principialiste », top-down, au sens où
il s’agit d’édicter quelques principes généraux en matière environne-
mentale et sociale, afin de fournir un cadre général à l’intérieur duquel
les chercheurs et ingénieurs en nanotechnologies pourraient développer
leurs activités tranquillement. L’éthique confine alors à l’incantation,
elle peut difficilement faire autre chose qu’édicter des listes de principes
de portée très générale, toujours les mêmes – force est de constater en

/154
L’éthique des nanotechnologies

effet que la littérature officielle sur le sujet, c’est-à-dire pour l’essentiel


les rapports émanant des diverses instances de la politique scientifique
et technologique, est d’une grande monotonie.
Sur la base des critiques adressées aux approches Elsi, de très nom-
breuses propositions alternatives ont vu le jour, prenant le contre-pied de
cette éthique anticipatrice, spéculative et top-down des premiers temps. En
résumé, ces nouvelles approches, d’inspiration pragmatiste, ont cherché
à dépasser les calculs coûts/bénéfices des méthodes Elsi pour poser
les questions de valeurs et de finalités de la recherche à partir d’une
enquête sur les aspects concrets des nanotechnologies, sur le « mode
d’existence » de ces technologies et sur la façon dont leur développement
peut affecter la condition humaine. À rebours du primat accordé aux
scénarios d’anticipation des applications futures des nanotechnologies, il
est en effet désormais question de s’intéresser de plus près aux objets et
aux pratiques de laboratoire en nanotechnologies, aux « visions », c’est-à-
dire aux extrapolations à partir du présent qui permettent d’exprimer
le désirable et les conflits de valeurs11, ainsi qu’à la signification et à la
portée des nanotechnologies pour la condition humaine, bien au-delà
des risques objectivables, voire mesurables. Plutôt que de viser la bonne
« acceptabilité sociale » des nanotechnologies, il s’agit de promouvoir des
démarches de construction associant le public à la réflexion sur les valeurs
et les finalités de la recherche. Plutôt que pratiquer une éthique top-down,
allant de pair avec la constitution d’une nouvelle catégorie d’experts, les
éthiciens (à propos desquels la sociologue autrichienne Ulrike Felt et ses
collègues ont d’ailleurs remarqué qu’ils étaient comme immunisés contre
la critique générale de l’expertise12), il s’agit davantage de s’orienter vers
des pratiques interventionnistes et pragmatistes de l’éthique, assumant
au maximum le fait que les nanotechnologies se développent en contexte
de rationalité limitée (futur non « anticipable », incertitude), et que doit
prévaloir la possibilité de réviser en continu les cadres normatifs adoptés.


11 - Ulrich Fiedeler, “Vision Assessment of Nanotechnology –The Role of Vision in Research Pro-
grammes”, dans U. Fiedeler et al. (sous la dir. de), Understanding Nanotechnology: Philosophy, Policy
and Publics, Heidelberg, Akademische Verlagsgesellschaft, 2010.
12 - Ulrike Felt et al., “Unruly Ethics: On the Difficulties of a Bottom-up Approach to Ethics in the
Field of Genomics”, Public Understanding of Science, vol. 18, no 3, novembre 2008, p. 354-371.

155/
Xavier Guchet

L’évolution des pratiques de l’éthique accompagnant le développement


des nanotechnologies, après une domination des approches d’« éthique
au futur » de type Elsi, a consisté pour l’essentiel à essayer de mieux
articuler l’évaluation éthique à des considérations excédant tout calcul
de type coûts/bénéfices portant sur les applications futures anticipées,
et attentives plutôt au « mode d’existence » des nanotechnologies elles-
mêmes, pour ainsi dire au cas par cas, ainsi qu’à des enjeux de type
socio-anthropologiques plus larges, portant par exemple sur le brouillage
des grandes catégories structurant la conception classique de la technique
(la distinction entre la fabrication artisanale et le pilotage de processus
naturels dans l’agriculture ou l’élevage), ou encore sur les conceptions
de la nature. En somme, l’éthique des nanotechnologies s’est orientée
vers des approches plus intégratives, visant à dépasser l’éclatement des
trois dimensions de la philosophie des techniques souligné par Goffi :
l’évaluation éthique implique désormais de s’attacher à la compréhension
fine du réel nanotechnologique, ainsi qu’à la dimension anthropologique.

/156
Comprendre
la technique,
repenser l’éthique
avec Simondon
Irlande Saurin
Nous sommes des êtres naturels qui avons dette
de technè pour payer la phusis qui est en nous 1.

E n 1958, paraît chez Aubier Du mode d’existence des objets techniques 2.


Cet ouvrage fait rapidement connaître son auteur, Gilbert
Simondon, comme l’un des contributeurs majeurs à la philo-
sophie de la technique du xxe siècle.
L’intérêt de son œuvre tient au fait qu’elle aborde la technique selon deux
exigences qui devraient selon nous être réactivées ensemble aujourd’hui.
Simondon cherche d’abord à produire une connaissance théorique fine
de la réalité technique dans son ensemble. Son effort vise à décrire
adéquatement la nature – l’essence – des réalités techniques (objets et
systèmes techniques, logique cognitive des processus d’invention, type
d’historicité propre au développement des techniques) en livrant une
analyse riche et concrète de ces réalités, prises dans leur nudité. Mais
le second aspect de sa réflexion, qui en constitue la motivation pro-
fonde, repose sur l’identification de la technique, ou plus exactement
de notre rapport à la technique, à un problème éthique, politique et
civilisationnel majeur – diagnostic qui n’a pas perdu de son actualité. Ce
problème, tel qu’il l’analyse, ne tient pas à la réalité technique en elle-
même, mais à la méconnaissance profonde que nous avons du détail

1 - Gilbert Simondon, Sur la technique (1953-1983), Paris, Puf, 2014, p. 24.


2 - G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], édition revue et augmentée, Paris,
Aubier, coll. « Philosophie », 2012.

157/
Irlande Saurin

de notre environnement technique. Il réside dans le décalage – ou le


déphasage – entre l’état de notre culture (nos représentations collectives,
nos connaissances, nos modes de pensée, nos concepts, notre « table des
valeurs ») et la nature exacte du paysage technique qui est le nôtre, qui
façonne et conditionne notre existence et nos actions. Sans exagération,
Simondon qualifie cette méconnaissance, cette inadaptation de la culture
à la technique, de « plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain 3 ».
La conscience aiguë de l’enjeu éthique et civilisationnel du fait technique
commande donc directement l’effort philosophique pour en saisir les
caractéristiques internes et spécifiquement techniques.

Rapports d’usage
La réflexion éthique peut se voir sur cette base doublement renouvelée.
En premier lieu, Simondon appelle à une modification éthique de notre
attitude à l’égard de la technique. Le fil conducteur de sa pensée consiste
en effet à proposer une voie médiane entre technophilie et technophobie,
en refusant de plaquer sur le fait technique toute valeur préconstituée et
extrinsèque à celui-ci. L’enjeu est de parvenir à fonder un rapport éthique
adéquat à la technique, en commençant par suspendre tout jugement de
valeur prédéterminé, pour accueillir la réalité technique en tant que telle
et chercher en son sein une normativité qui lui soit propre, ce qui suppose
une connaissance directe de celle-ci. C’est à ce prix que peut être iden-
tifiée la part constante d’humanité que recèle la technique, effort humain
d’invention provisoirement stabilisé dans de la matière, mais infiniment
réactualisable, et c’est à cette condition que peuvent être mesurés les
potentiels espoirs ou menaces qu’elle contient.
En second lieu, la compréhension de l’essence de la technique permet de
renouveler la réflexion éthique plus largement, en testant la fécondité de
certaines normes techniques dans le champ humain en général et surtout
en nuançant certaines apories des conceptions classiques de l’éthique par
une caractérisation plus fine de l’action et de la liberté engagées dans un
monde à la fois naturel, humain et technique.
Le premier geste de Simondon en faveur d’une réforme de l’éthique
envers la technique consiste à modifier, ou à renverser, une situation
3 - G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 10.

/158
Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon

paradoxale d’apparente familiarité masquant une ignorance. La réalité


technique constitue en effet le tissu dense et quotidien de notre envi-
ronnement, support de la plupart de nos actions, qu’elles soient indivi-
duelles ou politiques. Nous évoluons avec une aisance apparente dans
un univers ultra-technicisé et ultra-connecté, c’est-à-dire connecté par
et à des supports techniques dont nous pensons maîtriser globalement
les règles d’usage, précisément parce que nous les réduisons à des objets
d’usage. La réalité technique, c’est l’une de ses caractéristiques principales,
nous apparaît donc comme familière et suffisamment intégrée à nos
représentations du réel. On peut même dire que, dès lors que les règles
d’usage des systèmes techniques sont maîtrisées, un très faible niveau de
culture technique n’est pas identifié comme un manque, à l’inverse d’un
faible niveau de culture artistique ou scientifique par exemple. Ou s’il
est identifié comme un manque, il n’est pas vécu comme une défaillance
sociale de l’individu, y compris aux plus hauts postes de responsabilité
politique ou administrative – où les compétences dites « techniques »
sont en réalité très rarement techniques au sens strict.
L’effort de Simondon consiste précisément à rendre visible le caractère
illusoire de cette familiarité et à lui substituer une compréhension exacte
du fait technique. Fonder un rapport adéquat à la technique exige donc
de réajuster nos représentations à l’essence des objets et des systèmes
techniques, au-delà de leur simple usage. Cet effort traduit déjà un certain
respect à l’égard de la technique, puisqu’il présuppose qu’elle ne se donne
pas tout entière à connaître dans la disponibilité immédiate de ses usages
et que la valeur de l’objet technique ne se réduit pas à sa simple manipu-
lation ou à son simple rendement instrumental ou socio-économique.

Schèmes de fonctionnement
Le point essentiel des analyses de Simondon consiste ainsi à montrer
que dans la logique de l’invention et du développement des techniques,
mais aussi dans ce qui détermine la viabilité de leur mise en réseau (avec
le milieu humain, la nature, le reste du milieu technique), la logique
de l’usage est très secondaire par rapport à celle du fonctionnement,
c’est-à-dire de ce qui relève des contraintes et des modalités théoriques
et matérielles mises en œuvre pour que des processus techniques soient

159/
Irlande Saurin

opératoires, puis utilisables et applicables. Ce qui est donc déterminant


dans la production des réalités techniques et qui constitue leur essence
proprement technique, c’est l’invention et le renouvellement de schèmes
de fonctionnement, c’est-à-dire de types de relations synergiques efficaces
entre différents composants techniques, et non la multiplication des
usages ou des actions possibles.

La logique de l’usage
est très secondaire par rapport
à celle du fonctionnement.

Or le rapport d’usage qu’on entretient couramment avec les réalités


techniques ne suppose que rarement une intelligence des schèmes
de fonctionnement. Savoir conduire ne suppose pas de comprendre
comment fonctionne un moteur, tout comme utiliser Internet ne pré-
suppose aucune connaissance des techniques de programmation ni
des contraintes énergétiques des réseaux informatiques. La pensée de
Simondon invite au contraire à déceler au sein des objets et des systèmes
techniques l’inventivité complexe qui a présidé à leur élaboration, c’est-à-
dire la part d’intelligence humaine qui, confrontée à des contraintes maté-
rielles et physiques, a su produire tel ou tel schème opératoire permettant
la résolution de problèmes eux-mêmes fonctionnels.
Mais ce réajustement global de la culture à la technique concerne toute
la société et suppose deux efforts complémentaires : le premier, de neu-
tralisation des représentations fausses et aliénantes qui recouvrent la
nature technique des objets ; le second, de prise de connaissance directe
et précise de l’environnement technique. L’effort négatif consiste en
effet à identifier tout ce qui dans les objets techniques relève d’aspects
psycho­sociaux inessentiels, que les stratégies commerciales, les rapports
socio-économiques et les effets de mode plaquent sur les objets techniques
en renforçant à outrance les dimensions superficielles liées à leur usage.
Ces aspects secondaires, une « psychanalyse de la technicité » devrait les
« exorciser » et permettre de débarrasser la pensée de la t­echnique des
fantasmes qu’elle suscite – idolâtrie ou méfiance excessive face à une
réalité perçue comme étrangère ou simplement instrumentale4. L’effort
4 - G. Simondon, Sur la technique, op. cit., p. 364.

/160
Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon

positif doit au contraire engager à l’échelle de la société tout entière


le développement d’une connaissance directe de la technicité par un
travail de familiarisation approfondie avec les techniques et ­l’arrière-plan
technoscientifique qui les conditionne. Simondon insiste à ce propos
sur l’importance d’une culture technique précoce (qui devrait être prise
en charge par l’enseignement secondaire), mais également sur l’impor-
tance d’une réactualisation continue des connaissances techniques pour
le monde adulte.
Notons que cet effort constitue presque un défi aujourd’hui, pour
deux raisons. La première tient à l’écart accru entre l’extrême facili-
tation de l’usage des objets techniques, rendus accessibles à de très
jeunes enfants par exemple, et la redoutable complexité des processus
techno­scientifiques, souvent méconnus et difficilement assimilables, qui
les sous-tendent. Une seconde difficulté tient au possible fossé généra-
tionnel que produit le développement très rapide de certaines techno-
logies, dans la mesure où les différentes générations ne s’approprient pas
les nouvelles techniques disponibles selon les mêmes modalités cogni-
tives. On rencontre ici une difficulté capitale dans l’élaboration d’une
culture technique harmonisée au sein d’une même société.

Au-delà de la technique
On voit donc que le premier renouvellement éthique qu’appellent les
analyses de Simondon consiste dans une modification de notre rapport
aux réalités techniques. L’intégration de la technique à la culture doit ainsi
produire une modification du regard sur l’objet technique, qui n’appa-
raisse plus comme pur objet, pur moyen, mais comme « chose qui institue
une participation », « effort humain condensé, en attente, être virtuel disponible, action
potentielle 5 ».
Mais la réflexion sur la technique peut en réalité profiter de manière
beaucoup plus générale à l’éthique en renouvelant la réflexion sur les
normes et sur l’action. Néanmoins, ce rapport entre technique et éthique,
où la technique pourrait servir en un sens de modèle à l’éthique, pose
une lourde difficulté. S’il est envisageable de réformer ou d’enrichir la
réflexion éthique à partir d’une connaissance aiguisée de la technique, la
5 - G. Simondon, Sur la technique, op. cit., p. 364.

161/
Irlande Saurin

pensée de Simondon se refuse à déduire celle-là de celle-ci. Il rejette en


effet radicalement ce qui serait un point de vue techniciste en morale.
Cela explique notamment les fortes réserves exprimées par Simondon
sur le projet cybernétique pour tout ce qui concerne ses applications
sociopolitiques. En effet, « l’essentiel, en éthique, c’est l’être humain, la personne
humaine envisagée réflexivement selon une pluralité d’idéaux possibles. Que peuvent les
techniques à ce niveau, en face des normes 6 ? » Une réponse à cette question, qui
fasse droit à l’apport de la technique, doit, pour être pleinement adéquate
à l’éthique humaine, s’insérer dans l’exercice actif d’une pensée critique
méditant déjà pour lui-même le sens de l’éthique.
La connaissance de la technique va alors permettre, sur cette base cri-
tique et réflexive, deux apports : d’une part, l’identification de normes
techniques permettant d’enrichir les normes jouant dans les rapports
humains, d’autre part, un affinement de la pensée de l’action.
Du point de vue des normes, Simondon propose une analyse assez
étonnante qui consiste à transposer des normes applicables aux objets
techniques à l’être humain, mais selon un principe de prudence. Si l’on
prend en effet au sérieux les processus de synergie fonctionnelle à l’œuvre
dans le développement des objets techniques, un certain nombre de
normes peuvent être déduites : la non-destructivité, l’effort de conser-
vation et de réactualisation (ce qu’on pourrait appeler « recyclage »,
non pas au sens du recyclage de la simple matière, mais au sens de
conservation et de réutilisation du matériel technique encore opératoire),
­l’optimisation (non pas au sens économique du terme, mais au sens d’une
amélioration globale des relations internes de fonctionnement entre les
éléments d’un dispositif technique).

« On doit traiter l’homme


au moins comme une machine. »

Ces normes dessinent un ensemble de règles de préservation de la


réalité technique, de son intégrité, de sa valeur. Or Simondon note que
ces normes peuvent servir de minimum normatif, de seuil moral minimal
pour les normes applicables aux êtres humains et aux relations aux êtres
humains. Le principe de transposition est le suivant : « Ce serait déjà un
6 - G. Simondon, Sur la technique, op. cit., p. 349.

/162
Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon

progrès moral inestimable si l’on appliquait à tout être humain et plus généralement à
tout vivant les normes de protection, de sauvegarde et de ménagement que l’on accorde
intelligemment à l’objet technique ; on doit traiter l’homme au moins comme une
machine, afin d’apprendre à le considérer comme celui qui est capable de la créer  7. »
Notons un cas paradigmatique de cette transposition, qui s’inscrit dans
une méditation sur la convergence féconde entre sacralité et technicité
dans la sphère des normes juridiques. Sur la question de la peine de
mort, en effet, le point de vue de la technicité conduirait à invalider défini-
tivement l’idée selon laquelle la suppression totale d’un individu pourrait
constituer le moindre début de résolution de problème social, pénal ou
moral. Du point de vue de la technicité, en effet, la peine de mort ne
peut apparaître que comme « monstrueuse », « parce qu’elle n’optimise rien,
étant totalement destructrice 8 ».
Mais plus largement, la méditation sur l’essence de la technicité, comprise
comme créativité et adaptation des schèmes de fonctionnement aux
contraintes réelles de notre environnement, peut profiter à une réflexion
plus générale sur le sens de l’action, la liberté et le rapport à la valeur.
D’une part, la connaissance technique permet d’affiner et de nuancer
la distinction entre fin et moyen, et de sortir du caractère réducteur
de leur distinction qui impliquerait qu’une action ne soit qu’une série
d’actes en vue d’un but prédéfini. Un fonctionnement technique pré-
suppose en effet une réversibilité entre fin et moyen, entre causalité et
finalité, qui tend à ne plus en faire des termes séparés dans l’acte véri-
table. D’autre part, l’intelligence technique pensée comme capacité de
reconfiguration des éléments du réel selon une modalité inventive, voire
créative, et non répétitive ou purement adaptative, permet de sortir de
l’aporie de deux modèles éthiques extrêmes et concurrents, mais tous
deux partiellement valables : une éthique de l’absolu et une éthique de
la simple adaptation efficace au réel. Comprendre que l’essence de la
­technique ne tient pas aux usages disponibles des objets techniques, mais
à ce qu’ils contiennent d’intelligence innovante reconfigurant les données
du réel permet précisément de ne plus considérer la technique comme
l’augmentation quantitative de choix d’actions disponibles, mais comme
une certaine disposition d’ouverture permanente du sujet à son devenir

7 - G. Simondon, Sur la technique, op. cit., p. 365.


8 - Ibid., p. 128.

163/
Irlande Saurin

et à sa capacité constructrice, qui correspond précisément à ce qui, pour


Simondon, constitue le sens de la valeur ou la réelle disposition éthique :
« Le sens de la valeur réside dans le sentiment qui nous empêche de chercher une solution
déjà donnée dans le monde ou dans le moi, comme schème intellectuel ou attitude vitale ;
la valeur est le sens de l’optatif  ; on ne peut en aucun cas réduire l’action au choix, car
le choix est un recours à des schèmes d’actions déjà préformées et qui, à l’instant où
nous les éliminons toutes sauf une, sont comme du réel déjà existant dans l’avenir, et
qu’il nous faut condamner à n’être pas. Le sens de la valeur est ce qui doit nous éviter
de nous trouver devant des problèmes de choix ; le problème du choix apparaît quand
il ne reste plus que la forme vide de l’action, quand les forces techniques et les forces
organiques sont disqualifiées en nous et nous apparaissent comme des indifférents.
S’il n’y a pas perte initiale des qualités biologiques et techniques, le problème du choix
ne peut se poser comme problème moral, car il n’y a pas d’actions prédéterminées,
comparables à ces corps que les âmes platoniciennes doivent choisir pour s’incarner.
Il n’y a ni choix transcendant, ni choix immanent, car le sens de la valeur est celui
de l’auto-constitution du sujet par sa propre action. Le problème moral que le sujet
peut se poser est donc au niveau de cette permanente médiation constructrice grâce à
laquelle le sujet prend progressivement conscience du fait qu’il a résolu des problèmes,
lorsque ces problèmes ont été résolus dans l’action 9. »

9 - G. Simondon, l’Individuation à la lumière des notions de formes et d’information, préface de Jacques
Garelli, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 2005, p. 507.

/164
Un retour
à la vie simple ?
Camille Riquier

M ise à jour par une commission indépendante de scientifiques


éminents, l’horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) a la
propriété d’avancer ou de reculer ses aiguilles en fonction
des dangers nucléaires, technologiques et écologiques qui pèsent sur
­l’humanité. Depuis le 26 janvier 2017, elle indique 23 heures 57 minutes
et 30 secondes et nous rapproche un peu plus de la fin du monde, fixée
symboliquement à minuit. Apparue en juin 1947, en couverture du
­Bulletin of the Atomic Scientists que venaient de lancer des physiciens issus
du projet Manhattan, elle n’en a jamais été aussi près, à l’exception de
l’année 1953 qui avait vu la création de la bombe H. Nous étions alors
à deux minutes de l’heure fatidique. Pourtant, il n’y a nulle découverte
­technique sur laquelle faire reposer la faute et le risque. Il n’y a que de
folles déclarations, celles du président américain tout juste élu dont per-
sonne ne devrait ­souhaiter voir ses menaces de campagnes mises à exé-
cution : sa réaffirmation de l’utilité des armes nucléaires, son intention
de retirer les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat signé en 2015,
son choix de nommer, à la tête de l’Agence de protection de l’envi-
ronnement (Epa), Scott Pruitt, qui jusqu’ici en avait été l’un des adver-
saires les plus acharnés. Pour la première fois, l’aiguille a été avancée de
trente secondes ; tremblante dans l’intervalle, elle semble hésiter entre
deux directions, comme si les scientifiques avaient voulu signifier qu’elle
peut faire autre chose que d’enregistrer, impuissante, l’arrivée de l’inéluc-
table. Dans cette situation internationale qui incline vers le pire, le célèbre
Bulletin de l’université de Chicago rappelle, en insistant sur l’influence
qu’un seul homme peut avoir sur le cours du monde, que l’avenir de
l’humanité dépend encore de la conduite de chacun de nous.
L’appel entend ainsi provoquer le sursum corda qui pourra nous élever à
la hauteur de nos responsabilités pour les générations à venir. Il enferme

165/
Camille Riquier

ainsi en lui l’idée paradoxale que la seule chance véritable de déjouer


le cataclysme planétaire est d’en prédire la venue imminente. Mais y
­réussit-il ? La presse s’est contentée le plus souvent de relayer les propos
du Bulletin. Après tout, puisqu’une information chasse l’autre, l’annonce
d’une autodestruction de l’humanité, loin d’arrêter le flux tendu des
médias, y a désormais sa place régulière et convenue. À défaut de désa-
morcer la bombe, des commentaires cherchent à désamorcer l’effet voulu
sur nos consciences, qu’on dit ainsi « un brin angoissant » (sic) : « Il n’est pas
encore l’heure de courir vous réfugier dans un abri en béton. Ces minutes ne sont que
symboliques 1. » Nous voilà rassurés. Il est vrai que cette horloge concep-
tuelle « n’est pas un instrument scientifique, ni même physique 2 » et qu’on ne peut
quantifier ­l’inquiétude. Le pourrions-nous d’ailleurs que nous devrions
probablement être terrifiés. Mais tout de même, le conseil scientifique
qui pousse de la main cette horloge de papier et préside à son réglage
comprend quinze Prix Nobel3 ! Faut-il attendre que des calculs nous
disent quoi faire en mesurant le danger auquel on s’expose ? Pourquoi
feignons-nous de ne pas les entendre, sous prétexte que leur savoir n’est
pas le résultat d’un algorithme, mais conviction nourrie de chair et de
sang, et qu’eux-mêmes parlent en hommes autant qu’en savants ?

Compte à rebours
Cette petite horloge révèle beaucoup sur notre actuel état d’âme et
montre peut-être les limites d’un « catastrophisme éclairé ». Toute la
lumière faite sur la catastrophe à venir ne réussira jamais à simuler une
peur que nous n’avons pas et à exciter par ce biais l’émotion vive qui
nous inviterait à agir autrement. Ce n’est pas tant d’ailleurs qu’en cette
matière, « même lorsqu’ils sont informés, les peuples ne croient pas ce qu’ils savent »,
comme si l’incrédulité devait constituer « l’obstacle majeur  4 » à un sursaut
des consciences. Nous savons et nous y croyons, quoique nous feignions
l’indifférence. Mais l’absence d’alternative réaliste et notre impuissance
face à l’énormité de l’enjeu nous ont sourdement jetés dans l’antique

1 - L’Express, 28 janvier 2017.


2 - The New York Times, 26 janvier 2017.
3 - Voir thebulletin.org
4 - Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002, p. 143.

/166
Un retour à la vie simple ?

croyance au destin, idée puissante et consolatrice qui puise dans le fond


primitif de l’humanité. L’homme moderne croit qu’il progresse parce
que sa technique évolue ; mais il suffit que les prothèses nouvelles qu’il
s’ajoute viennent à faillir et, incontrôlables, se retournent contre lui, et
l’être de superstition jusqu’ici neutralisé remonte vite à la surface.
De l’horloge, à vrai dire, nous ne retenons placidement que son
implacable compte à rebours (countdown), où le destin (moïra) retrouve son
sens originaire, l’associant à la mort, aussi imprévisible qu’inévitable, per-
sonnifiée par les Moires (moïriaï). Croire à la fatalité apocalyptique pour
mieux la déjouer nous semble en cela illusoire, même une fois sa notion
démythifiée, car, face au péril, la certitude du pire nous agréera toujours
plus que l’incertitude anxiogène où nous a placés l’avenir. « La croyance au
destin, enseigne Bergson, est une croyance consolante par la raison très simple que
l’avenir il n’y a plus à s’en occuper  5. » Elle est « comme un contrepoison » qui naît
« spontanément » en l’homme afin de réagir contre la folie qu’engendrerait
une trop grande lucidité. C’est ainsi que l’homme ressent les catastrophes
technologiques comme une fatalité qui s’abat sur lui de l’extérieur, à
la façon des catastrophes naturelles. Confronté au séisme de 1906 qui
ravagea San Francisco, William James écrivit qu’il avait spontanément
personnifié « le tremblement de terre en une entité permanente et individuelle » :
alors « pas l’ombre d’une peur ; simplement un plaisir extrême, avec souhait de
bienvenue 6 ». Il n’en va pas autrement d’une catastrophe technologique.
Quoiqu’il l’explique différemment et qu’à distance de l’événement il y ait
mis plus de réflexion perverse qu’il ne l’aurait fait en situation de danger
immédiat, Peter Sloterdijk semble avoir observé chez lui et d’autres un
phénomène similaire quand, en 1979, un accident était survenu dans
le réacteur de Harrisburg, « devenu incontrôlable » : tandis qu’on « retenait
son souffle pour savoir si la machine infernale exploserait, […] il y avait dans l’air
une option en faveur de la catastrophe, on éprouvait une sympathie rusée avec les
substances explosives dans le réacteur 7 ».

5 - Henri Bergson, l’Évolution du problème de la liberté. Cours du Collège de France, 1904-1905,


éd. Arnaud François, Paris, Puf, 2017, p. 39.
6 - William James, cité par H. Bergson dans les Deux Sources de la morale et de la religion [1932],
Paris, Puf, 2013, p. 161.
7 - Peter Sloterdijk, la Mobilisation infinie [1989], trad. par Hans Hildenbrand, Paris, Seuil, 2000,
p. 92.

167/
Camille Riquier

La dernière consolation
Telle est cette idée antique du destin qui subsiste « latente au fond des âmes,
à l’état de torpeur, mais [qui] se révèle à certains moments, dans les circonstances
graves surtout ». Telle est cette idée, plus vivante encore en chacun quand
le destin se fait collectif et dont l’orgueil est la principale source, puisque
alors nous ne sommes pas rien, « nous nous sentons associés à […] cette force
surhumaine qui gouverne tout » : « Si nous subissons ses effets, nous en faisons
partie 8. » Et c’est cette idée, élevée à l’échelle de l’humanité, qui est devenue
encore plus vivace, quoique inavouée, après la Seconde Guerre mondiale,
après Hiroshima. Alors que les savants prenaient conscience de la folle
­puissance destructrice qu’ils avaient confiée à l’humanité, en attendant
que les écologistes se fassent à leur tour prophètes de ­l’Apocalypse, l’idée
de fin du monde devait revenir nous hanter, associée à la technologie et à
ses effets dévastateurs et imprévisibles, mais comme une arrière-pensée
sombre dont, secrètement coupables, nous nous enivrons : « Après nous,
le déluge. »
Peter Sloterdijk décèle notre humeur fondamentale dans ce mot d’enfant
– plus que d’esprit – que Madame de Pompadour aurait prononcé en
1757 pour que les festivités durent malgré l’annonce de la victoire
­prussienne sur les troupes françaises9. Si le progrès est « une catégorie de
la consolation 10 » qui, au xviiie siècle, allait affronter le présent en misant
sur l’avenir, il se réduit aujourd’hui à une « fuite en avant » que plus rien de
radieux n’éclaire à l’horizon ; et la dernière consolation qu’il nous offre
est aussi la plus triste : un feu d’artifice en guise d’apocalypse joyeuse pour
conclure l’aventure humaine, engagée dans la nuit obscure du nihilisme.
Et n’y changeront rien les regrets de Leó Szilárd ou d’Oppenheimer,
les avertissements d’Einstein, la colère de Norbert Wiener, la folie
­d’Eatherly, l’horloge des atomistes de Chicago, pas plus que la pétition
de 2015, signée par Stephen Hawking et Bill Gates, sur les dangers de
l’intelligence artificielle. Au contraire, leurs remords ne sont que l’autre
face du destin, subjective, qui s’abat sur ceux qui se sont approchés trop
près du feu sacré. Ces hommes prométhéens se sont libérés des dieux,
mais ce fut pour servir l’aigle du progrès qui leur dévore le foie et assaille

8 - H. Bergson, l’Évolution du problème de la liberté, op. cit., p. 40-41.


9 - P. Sloterdijk, Après nous le déluge [2014], trad. par Octave Mannoni, Paris, Payot, 2016.
10 - Michaël Fœssel, le Temps de la consolation, Paris, Seuil, 2015, p. 189.

/168
Un retour à la vie simple ?

leur conscience. Loin de changer le cours des choses, eux aussi contri-
buent à façonner nos âmes résignées et à dresser la technique, dans sa
face objective, comme un fatum qui n’obéit plus qu’à sa logique propre,
et dont on attend, « comme le condamné à mort dans sa cellule, la grâce ou non 11 ».
Il est ainsi difficile d’échapper à cette croyance puérile qui nous replonge
dans l’état de minorité sitôt que l’homme démuni est confronté à sa
propre puissance démiurgique. Et technophiles comme technophobes
s’y laissent souvent enfermer malgré eux. En effet, pratiquement, ils
disent la même chose : « On n’arrête pas le progrès. » Seul change le ton,
émerveillé pour les uns, avec point d’exclamation, sceptique et désabusé
pour les autres, avec points de suspension. En méditant l’essence de la
technique qu’il reconduit à l’histoire de l’être et de son destin (Schicksal),
Heidegger rassemble par sa hauteur de vue une certaine pensée dont on
commence pourtant à se détourner aujourd’hui. Il était sûrement néces-
saire de dénoncer l’illusoire maîtrise de notre technique qui ­stéréotype
de plus en plus nos comportements, par l’ensemble des dispositifs qui
constituent notre milieu et parfois décident tyranniquement de leur usage.
Mais une fois admis que cette délégation de puissance nous dépossède de
notre destinée, il est peut-être temps de se souvenir que nous avons été
des hommes libres avant que d’être enfants ­fascinés devant nos propres
machines. Mis au défi par l’anthropocène, qui désigne la nouvelle ère géo-
logique dans laquelle l’humanité est entrée, c’est, par le frayage de voies
alternatives, à la recherche des moyens d’une libération qu’invite un certain
nombre d’acteurs et de penseurs aujourd’hui – Habermas, Beck, Latour,
Stengers, Sloterdijk, Stiegler, Bihouix, Vioulac… L’« ­herméneutique de
la peur » ou la « pédagogie par la catastrophe » ne peuvent rien contre
l’aveuglement volontaire et ne feront que renforcer la détermination des
peuples que la colère rend de plus en plus courageux. Dire le danger et
le déclin sans encourager à penser une autre manière d’habiter la terre,
c’est comme une phrase suspendue dont il manque une partie. Ceux
qui veulent bien vous écouter la compléteront à votre place et d’une
façon qui ne peut profiter qu’aux extrémismes des deux bords. « Devant
l’imminence de la catastrophe », l’humanité ne s’arrêtera que si, par l’initiative
de quelques-uns, des voies divergentes lui sont ménagées, où engager à
nouveau sa marche en avant.

11 - Louis Pauwels et Jacques Bergier, le Matin des magiciens [1960], Paris Gallimard, 1972, p. 60.

169/
Camille Riquier

Le geste de nourrir
Plutôt que de rejeter la faute de nos maux sur les objets techniques,
commençons par retirer « la faim de magie » que nous y avons mise et
qu’alimente toujours plus aujourd’hui l’industrie capitaliste mondia-
lisée, fondée sur l’innovation pour l’innovation. Ce sont nos désirs
les plus archaïques, dont le malheur veut qu’on puisse les exaucer, qui
­compliquent nos existences comme ils compliquent à loisir les objets
techniques, que les constructeurs s’ingénient à satisfaire – en produisant
gadgets et robots, ces amulettes des temps modernes. Gilbert Simondon
nous ­l’apprend, qui, le premier, dé-mythologise l’objet technique, en le
dépouillant des fantasmes qui nous masquent son mode d’existence et
son essence véritable. Et la première erreur fut d’avoir défini la machine
par l’automaticité, alors que celle-ci, par « adjonction de magie », ne fait
que répondre à notre désir secret d’être dédoublé et qu’un « esprit bien-
veillant » opère à notre place mieux que nous ne le ferions. L’automatisme
auquel on impute la mécanisation de nos vies n’est donc pas « une nécessité
­technique  » de nos machines, et celles-ci ne nous aliènent que dans la
mesure où nous attendons qu’elles nous remplacent dans nos tâches, au
lieu qu’elles fassent corps avec nous, qui devons demeurer leur « interprète
vivant 12 ». Un exemple récent peut l’illustrer : on découvre que la sup-
pression des feux de signalisation fluidifie la circulation, responsabilise
piétons et automobilistes et diminue le nombre d’accidents ; plusieurs
villes françaises ont déjà choisi de réduire leur utilisation. Assurément,
vivre dans une société moins automatisée ferait du milieu technique dans
lequel l’homme évolue un système plus ouvert, qui gagnerait en simplicité
sans rien perdre en technicité.

« Au commencement était


la vanité », écrit Bergson.

Ne faut-il pas dès lors être attentif à la manière dont l’homme a d’abord
contrarié, par son imaginaire, le cours naturel de l’évolution technique, si
nous voulons cesser de subir l’aliénation que celle-ci a introduite ensuite

12 - Gilbert Simondon, « Psychosociologie de la technicité », cours de 1960-1961 dans Sur la t­ echnique


(1953-1983), Paris, Puf, 2014, p. 76-77 et Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris,
Aubier, 1989, p. 11.

/170
Un retour à la vie simple ?

dans nos vies ? Alors, loin que la technique ait déployé son essence dans
l’arraisonnement (Gestell) de toutes choses, qu’elle soumet au calcul et à
la mesure, c’est peut-être nous, par notre recherche effrénée de luxe et
de conquête, qui l’avons déviée de sa trajectoire initiale et de son essence
véritable. « Au commencement était la vanité », écrit Bergson. Certes, au
xviiie siècle, un « souffle démocratique » a poussé l’« esprit d’invention 13 » vers ce
qui allait devenir les grandes révolutions industrielles. N’étaient-elles pas
destinées à assouvir la faim de tous ? Mais la vanité humaine est venue s’y
mêler qui, prenant de plus en plus de place, a vu là ­l’occasion d’étaler toute
sa puissance au-dehors, aiguillant la technique vers le plaisir, le prestige et
la guerre. S’attachant au superflu au détriment du nécessaire, la technique,
à laquelle la science moderne donna une surface d’application considé-
rable, devait ainsi rouler sur des besoins toujours nouveaux. « Mauvais
matérialisme que le nôtre », rappelle Levinas. Car le bon matérialisme eût
été aussi le vrai spiritualisme, celui qui tient tout entier « dans le geste de
nourrir  14 », qui seul libère l’homme en l’arrachant à la terre.
Il faut ainsi croire que l’initiative vient de l’homme, en partie du moins,
fût-il coupable d’hubris, sinon rien ne lui permettra de reprendre la main
sur une technique dévoyée qui aujourd’hui tourne vers lui sa face la
plus noire. Que peut alors vouloir dire un retour à la vie simple, auquel
songeait Bergson ? Il n’est pas question de tourner le dos à la civilisation
et de se retirer dans les bois comme Thoreau près de l’étang de Walden
ou Heidegger dans son chalet de la Forêt-Noire. Si retour il y a, par « le
pendule » de l’histoire, celui-ci ne sera pas « le même au retour qu’à l’aller  15 ». Il
se grossira de tous les bienfaits que nos sciences et nos techniques nous
ont apportés et dont il ne s’agit pas de se priver. Plus encore, en nous
préoccupant davantage de nous-mêmes, nous nous préoccuperons moins
d’infléchir leur cours. Nous prendrons les objets techniques pour ce qu’ils
sont, et serons assez reconnaissants pour les services qu’ils nous rendent,
mais assez sobres pour ne plus les fantasmer – ni maîtres, ni esclaves,
mais partenaires « non humains16 ». L’important sera de redonner à notre
vie intérieure une plus grande place dans un corps désormais hybride et
« immensément accru » par ses nouveaux appendices. C’est ce décalage

13 - H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 328.
14 - Emmanuel Levinas, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 10.
15 - H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 311 et 315.
16 - Voir Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.

171/
Camille Riquier

qui nous rend de nouveau si superstitieux, puisant dans ce corps de quoi


satisfaire nos pulsions primaires, mais non pas encore nos aspirations
les plus nobles. Cette vie simple, que Bergson ne rend pas étrangère à
l’idéal ascétique qui a dominé le Moyen Âge, est en effet à l’opposé de
la vie simplifiée qui « résulte du formatage déterminé par le fonctionnement de nos
machines 17 ». Exigeant rien de moins qu’une conversion morale, elle seule
peut nous en prémunir. Telle est la formule célèbre de Bergson, dont le
sens est suffisamment vague pour être chaque fois redéfini : « Le corps
agrandi attend un supplément d’âme 18. »

17 - Jean-Michel Besnier, l’Homme simplifié, Paris, Fayard, 2012, p. 12.


18 - H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 330.

/172
Varia

175/
Le goût
du fait vrai dans
le roman français
contemporain
Entretiens avec Yannick Haenel
et Laurent Mauvignier
Propos recueillis par Christiane Lemire,
Anne-Sophie Monglon, Pierre Poligone
et Frédérique Zahnd

L
« aëtitia Perrais a été enlevée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011. »
Tel est l’incipit du dernier ouvrage d’Ivan Jablonka, enquête
­passionnante et engagée qui ausculte la France sociale, politique
et judiciaire du début du siècle à partir d’un fait divers1. Laëtitia a remporté
le prix ­littéraire du Monde, avant de figurer sur la première sélection du
Renaudot de l’essai, et sur celle du Goncourt, qui ne s’intéresse a priori
qu’aux œuvres d’imagination, pour remporter finalement… le Médicis
du roman.
Ivan Jablonka est historien, et certains confrères lui font un procès
en méthodologie2, lui reprochant ses intrusions d’auteur, ses prises de
position, de céder à la « jouissance de faire récit », au « désir de puissance », ou
de raconter « mieux que Pierre Bellemare », etc. Or Ivan Jablonka explique

1 - Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2016.
2 - Philippe Artières, « Ivan Jablonka, l’histoire n’est pas une littérature contemporaine », Libération,
lundi 7 novembre 2016.

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Varia

depuis 2014 que pour lui l’« histoire est une littérature 3 », et pose ici à rebours
la question de l’hybridation et du brouillage des genres littéraires. À
ce titre, son ouvrage est représentatif d’un mouvement de fond de la
littérature contemporaine : ces dernières années, des auteurs les plus
populaires aux écrivains les plus expérimentaux, de Delphine de Vigan4
à Laurent Mauvignier5, de Régis Jauffret6 à Olivia Rosenthal7, de Meklat
et Abdallah8 à Lydie Salvayre9, de Leïla Slimani10 à Jérôme Meizoz11,
Harold Cobert12 ou Simon Liberati13, sans parler d’Emmanuel Carrère
qui depuis vingt ans a pris le parti de la non-fiction, beaucoup d’auteurs
reconnaissent ce qu’ils doivent au « fait vrai ». Une veine qui confirme
le « retour au réel » opéré par la littérature francophone depuis une
vingtaine d’années. « Fictions documentaires ou fictions documentées, elles gardent
en tout cas des traces ostensibles des matériaux qui les informent et offrent pour trait
commun une certaine affirmation du référent 14 », écrit par exemple le romancier
Mathieu Larnaudie. Comment expliquer cet engouement pour le fait
vrai dans la littérature actuelle ? Pourquoi ce besoin d’attester ? Dans des
textes donnés pour littéraires, de quoi cette caution est-elle la promesse ?
C’est peut-être dans ses ambiguïtés, voire ses contradictions, que cette
tendance nous renseigne sur l’époque.

3 - I. Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du
xxie siècle », 2014.
4 - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, Paris, JC Lattès, 2015.
5 - Laurent Mauvignier, Dans la foule, Paris, Éditions de Minuit, 2006 (roman autour du drame du
Heysel, en Belgique en 1985) ; Autour du monde, Paris, Éditions de Minuit, 2009 (sur le 11 mars
2011 à Fukushima).
6 - Régis Jauffret, Sévère, Paris, Seuil, 2010 (met en scène le meurtre du banquier Stern par sa maî-
tresse) ; Claustria, Paris, Seuil, 2012 (revient sur l’affaire Fritzl, en Autriche) ; la Ballade de Rikers
Island, Paris, Seuil, 2013 (évoque l’affaire du Sofitel de New York).
7 - Depuis quelques années, Olivia Rosenthal écrit à partir d’entretiens qui participent à l’écriture
de ses fictions.
8 - Meklat et Abdallah, Burn out, Paris, Seuil, 2015 (ce premier roman raconte la vie et les espoirs déçus
de Djamal Chaar, qui s’est immolé devant une agence Pôle emploi le 13 février 2013).
9 - Lydie Salvayre, Pas pleurer, Paris, Seuil, 2014 (prix Goncourt 2014).
10 - Leïla Slimani, Chanson douce, Paris, Gallimard, 2016. Slimani a lu dans la presse américaine
l’histoire d’une nounou portoricaine qui avait assassiné les enfants qu’elle gardait. Elle transpose
l’affaire à Paris.
11 - Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, Carouge, Éditions Zoé, 2014. Voir l’encadré p. 192.
12 - Harold Cobert, la Mésange et l’Ogresse, Paris, Plon, 2016 (sous-titre Dans la tête de Monique
­Fourniret, cette enquête est centrée autour de la complice d’un assassin multirécidiviste arrêté en
2003).
13 - Simon Liberati, California girls, Paris, Grasset, 2016 (l’écrivain revient sur l’assassinat de Sharon
Tate par la secte de Charles Manson).
14 - Collectif, Devenirs du roman II. Écritures et matériaux, Paris, Éditions Inculte, 2014.

/178
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

Le phénomène de création littéraire à partir de faits divers n’est pas


nouveau : Madame Bovary en est l’exemple canonique. Mais pour beaucoup
d’écrivains, l’ampleur actuelle de ce phénomène participe de la réponse de
la littérature à la révolution numérique et à la pression des images. Face
au flux d’informations en continu, la littérature chercherait sa place en
termes d’immédiateté ou d’intensité – on peut se féliciter que le choix
du fait vrai, ce faisant, contribue à remédier au manque de dramaturgie
qui a longtemps caractérisé le roman français. Mais la littérature, enclave
d’intériorité, de distance, de conversation, ne va-t-elle pas là à rebours
de sa spécificité ? Littéral n’est pas littéraire. En réalité, pour justifier
leur choix du « fait vrai », de nombreux écrivains allèguent au contraire
la résistance aux représentations courantes. Il faut « mettre au jour l’envers
de l’histoire contemporaine [avec des] témoignages qui jettent un jour nouveau sur
un milieu opaque ou sur un conflit méconnu 15 » ou en utilisant des discours
– économique, financier, politique, publicitaire – qui saturent l’espace
public et dont la transformation littéraire doit « nous donner les moyens de la
critique car ils présentent une version acceptable de réalités d’une violence sans nom 16 ».
Nous interrogeons ici deux auteurs contemporains, qui ont choisi comme
point de départ des faits divers ou des événements tirés de l’actualité,
parfois banals, parfois sidérants, pour amorcer l’écriture de la fiction.
Revenir sur cette démarche leur permet d’évoquer leur rapport à l’écriture
et de définir leur art poétique17.

15 - Thomas Clerc citant Balzac dans son article, « Biopics d’aujourd’hui », dans Collectif, Devenir
du roman II. Écritures et matériaux, op. cit.
16 - Vincent Message, « Écrivain cherche matériau », ibid., p. 34.
17 - Nous présentons ici de larges extraits de ces entretiens, dont la version complète est disponible
sur notre site internet www.esprit.presse.fr.

179/
Varia

Yannick Haenel, le réel et l’invisible

Si on définit le fait vrai comme un fragment de réalité, qui


vient du monde, pas du mythe, et qui a eu lieu, vous utilisez
dans Je cherche l’Italie18 deux faits vrais qui se sont produits à
huit siècles d’intervalle. Tout d’abord Berlusconi avec une réfé-
rence aux «  soirées bunga bunga  » et à leurs participantes. Puis
vous revenez sur le ravissement et la stigmatisation de saint
François, huit cents ans plus tôt. Pourquoi avoir juxtaposé ces
deux épisodes ?
J’aime bien que vous rapprochiez ces deux noms : saint François d’Assise
et Berlusconi. Ils en disent long sur les contrastes qui affectent ce pays où
j’ai habité quatre ans, l’Italie, et dont j’ai essayé de faire l’expérience. Faire
l’expérience d’un pays, d’une ville – en l’occurrence Florence –, qu’est-ce
que ça veut dire ? Ça veut dire écouter ce qui arrive autour de nous, et
ce qui arrive dans l’Europe du Sud, avec la violence d’une mise à mort,
c’est la ruine économique ; mais ça veut dire aussi se rendre disponible
pour entendre, avec la profondeur historique suffisante, ce qui continue
de se jouer dans une ville comme Florence, c’est-à-dire la vérité de l’art.
Autrement dit, faire venir des époques par le langage. Cela pourrait être
une définition de la littérature, et vous voyez qu’on est loin du « petit
fait vrai », ou de la sociologie littéraire. Quand j’ai écrit Je cherche l’Italie, je
voulais faire apparaître un contraste qui a lieu dans la société, mais aussi
sur le plan de l’esprit : les stigmates et le bunga bunga. Le ravissement
catholique et la vulgarité politique. Les deux, en même temps. Cette
division qui affecte les corps italiens et qu’ils vivent comme une évidence
et un désespoir. Ils appartiennent à cette gloire, ils appartiennent à cette
abjection. Il leur arrive d’aduler les deux, ou de les rejeter. Le jour de mon
arrivée à Florence, il y a eu deux chocs : la gueule de Berlusconi partout
dans les journaux, mais vraiment partout, à chaque coin de rue, et sur
les écrans de télé des bars, avec la révélation d’un scandale sexuel de
grande ampleur, et d’autre part la découverte, place du Duomo, en plein
cœur de la ville, de la Porte du Paradis, les épisodes de la Genèse sculptés
– gravés – par Ghiberti, sur l’un des murs du Baptistère. Une dissolution,

18 - Yannick Haenel, Je cherche l’Italie, Paris, Gallimard, 2015.

/180
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

une fondation. Quel rapport entre ces deux événements ? Voilà qui a
déclenché ma recherche. Je cherche l’Italie, c’est ça : où en sommes-nous
de ce qui fonde et de ce qui ruine ?
L’événement que je cherche – ma baleine blanche –, ne relève pas du fait
vrai, mais de la manière dont les faits créent une sorte de portail. Celui-
ci est fondé sur une double violence, l’une qui relève de la corruption
politique et l’autre qui relève de la métamorphose spirituelle des corps.
L’acte littéraire qui préside à l’élaboration de Je cherche l’Italie consiste à
trouver les phrases pour dire cette double percée qui troue une époque.
Cet axe peut sembler très catholique, et en un sens il l’est, comme l’Italie
elle-même ; mais il est surtout l’axe par lequel s’inscrit une certaine vérité
de ce qui m’arrive à travers l’écriture : il s’agit moins de croyance que de
structure.
Le fait vrai, ça peut être aussi une inscription sur un mur : que signifie
« Acab » écrit aujourd’hui sur le mur d’une ville où la peinture est à
fresque, quand, sur un mur voisin, il y a un Paolo Uccello ? « Acab » se
déchiffre bien sûr comme inscription insurrectionnelle, All Cops Are
Bastards (« Les flics sont des bâtards »), mais je choisis d’y entendre aussi
un souvenir du capitaine qui poursuit la baleine blanche. Ce télescopage
des époques m’intéresse, cette épaisseur du temps, cette simultanéité
des paroles. Je cherche un point qui fasse parler toutes les époques, qui
inclue les faits, mais ne s’y arrête pas. C’est pourquoi je ne me satisfais
pas de la littérature naturaliste ou sociologisante qui semble aujourd’hui
avoir les faveurs des journalistes, lesquels ne conçoivent le langage qu’à
travers le filtre de la société.
Pour moi, la société n’est pas le dernier mot. Ce qui m’importe, c’est ce
qui échappe à la société. Du coup, ça ne peut pas se dire avec le langage
de la société, encore moins selon son point de vue. Ce qui trame vraiment
une époque, ce ne sont pas nécessairement des faits, mais autre chose.
Cette autre chose, comment la capter ? Soyons clairs : il ne s’agit pas
de se retirer par la littérature hors de la réalité, loin d’un réel dont on
serait indemne ; il s’agit de faire l’expérience d’une possibilité de trouver
l’indemne dans le réel lui-même – de traverser l’enfer de la société (le
monde des damnés) pour aller vers l’éventualité de l’in-demne. J’aime
que la littérature se déplie dans une actualité du monde, mais mon geste
consiste à la traverser. Je voudrais soulever le voile d’Isis !

181/
Varia

Ces deux faits vrais dont vous parlez occupent une place
­particulière. Le premier est la porte d’entrée de votre roman,
le second se situe après le milieu. Quel sens donner au maillage
de votre récit avec des morceaux de réalité ?
Il s’agit d’un processus initiatique. Un roman, un récit, et même un
essai, ce sont des espaces qui ouvrent la possibilité d’une initiation. Cela
suppose une série de rencontres, qui prennent la forme d’un coup de
foudre ou d’un affrontement ; il s’ensuit une métamorphose, laquelle rend
possible l’entrée dans une dimension qui n’était pas ouverte d’emblée. La
narration qui s’établit dans Je cherche l’Italie est volontairement hoquetante,
fébrile, faite de retours et de surplace : le narrateur cherche quelque chose
qui lui échappe à travers la matière de sa propre vie, et de celle d’une
ville où l’histoire de l’art et de la pensée se mélange à la décomposition
de la politique. Son enquête fonctionne sans cesse par échos : ainsi des
­analyses du sacrifice d’Isaac ou une rencontre avec une Annonciation
de Fra Angelico sont-elles mises sur le même plan narratif qu’une médi-
tation sur des noyades de migrants au large de Lampedusa.

Vous parlez effectivement du désastre de Lampedusa, à travers


les termes d’un article de journal évoquant le corps d’un enfant
mort-né dans les bras de sa mère. Pourquoi le redire dans votre
ouvrage ? Quelle est la spécificité du discours littéraire quand
il inclut ce fait vrai ? Est-ce que vous en espérez quelque chose
qui n’est pas dans le journal ?
Oui. J’espère un feu qui n’y est pas. Dans le journal, ça ne brûle plus, c’est
mort. À Lampedusa, après ce naufrage qui a eu lieu en octobre 2012, où
l’on a retrouvé le cadavre d’une mère et de son nouveau-né encore liés par
le cordon ombilical, je discerne une allégorie. J’y vois une pietà effrayante,
désolante, celle qui déshabille notre époque, laquelle, à travers l’abandon
des migrants, poursuit consciemment ou inconsciemment un sacrifice.
Sacrifier ceux qui n’ont rien, les destiner à la déchetterie. Le journal où
j’ai pris cette information – La Repubblica – se contente de rapporter le
fait. Moi, je mobilise la petite constellation qui m’occupe au moment où
j’écris cela, à Florence : la pensée de Georges Bataille sur la part maudite,
les mises en scène sacrificielles dans le Quattrocento, et une intuition sur la
mort du politique. Je rassemble ces obsessions tournantes, et en retour

/182
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

ce naufrage prend une profondeur qui, je l’espère, l’éclaire. Ce n’est plus


seulement une information, mais un événement qui a une profondeur
historique et politique. À un moment de mon séjour en Italie, j’ai pensé
écrire un livre entier sur Lampedusa – à partir de Lampedusa –, mais
c’était impossible.
Je prends dans le journal quelque chose qui a eu lieu, non pas pour
le commenter mais pour le mettre en mouvement, pour lui accorder
un lieu. L’Italie, dont j’ai fait l’expérience, était chaque jour prise entre
­Lampedusa et Paolo Uccello – entre l’horreur et le sublime. À l’origine de
ce livre, il y a une chronique mensuelle politique que je tenais sur Internet.
C’était de petits « faits », comme vous diriez, des choses que j’avais vues
ou issues de ma lecture des journaux italiens, et que je partageais sous
forme de courts billets. Ça a constitué une sorte de réservoir pour ce livre.
Mais cette manière d’articuler fiction et réalité n’est pas nouvelle. Mon
précédent roman, les Renards pâles 19, était fondé, dans son intuition, sur
un fait divers grec. J’avais lu dans la revue de Michel Butel, L’Impossible,
un article, une sorte de journal intime, dans lequel on racontait qu’un
clochard, en Grèce, avait été broyé dans un conteneur à ordures dans
lequel il dormait. Là aussi, comme avec la naufragée érythréenne de
Lampedusa, j’ai tout de suite vu une vérité sur l’époque. Un événement
quasi mythique : notre horreur, celle d’une civilisation où l’on traite des
êtres humains comme des déchets. J’ai commencé à articuler une ­histoire
dont cette mort serait le centre. Dans le roman publié, il n’en reste qu’un
chapitre, mais c’est le point secret du livre, son cœur occulte, le lieu de
la mise à mort. Ce qui faisait quatre lignes dans la presse, j’en ai fait un
roman, je lui ai donné une épaisseur en établissant un rite autour de son
corps.
Dans les Renards pâles, j’ai aussi porté mon regard sur les émeutes de 2005,
qui ont enflammé la banlieue parisienne, mais là encore je ne désirais pas
écrire un roman sur ces émeutes ; j’ai tenté d’inventer une fiction d’insur-
rection qui fasse parler ces émeutes, qui en un sens résonne avec elles, les
repense, sans les nommer explicitement. Je ne reste pas attaché au « fait
vrai », je l’amplifie et l’emporte dans un devenir qui est la fiction elle-
même. La fiction, pour moi, c’est la communauté. Approfondir un fait

19 - Y. Haenel, les Renards pâles, Paris, Gallimard, 2013.

183/
Varia

divers, un accident, un moment de l’histoire, comme dans Jan Karski  20,


c’est le faire entrer dans une communauté qui est le contraire de la société,
une communauté qui est la littérature.
Pour moi, le fait vrai n’est pas le réel. Le réel, c’est le cœur quasi indicible,
volcanique, monstrueux de la réalité. Il échappe au langage. Écrire, c’est
se confronter à lui, l’approcher au plus près. Mais ce serait une illusion
que de croire qu’on exprime ou qu’on représente le réel. Je cherche le
réel, mais il ne se réduit pas aux faits qui n’en sont que des émanations,
des particules de poussière en feu. Des écrivains comme Duras, Faulkner,
Hamsun, Lispector ou Büchner parlent depuis le réel, depuis ce volcan
sexuel terrible que j’appelle le « réel » : pourtant il n’y a pas vraiment de
faits dans leurs livres.

L’exergue de Jan Karski est de Paul Celan : « Qui témoigne pour


le témoin ? » Sous cet angle, qu’en est-il du fait vrai littéraire ou
artistique, c’est-à-dire de la citation ou des textes auxquels vous
faites allusion dans vos romans ?
Pour moi, ces faits vrais sont toujours là comme déclencheurs. Que ce
soit un tableau de Francis Bacon ou une photographie que je découpe
dans le journal, une phrase d’écrivain que je vais prélever dans un livre,
cet ensemble constitue un stock à partir duquel je trouve une forme.
Ces choses qui m’aident à écrire constituent les pilotis de mes romans.
Il y a des romanciers qui effacent leurs références, moi je choisis de les
exposer : je mets en scène la mythologie dogon et cite les travaux de
Marcel Griaule ; je fais intervenir directement dans le récit, comme un
personnage, un livre de Marx, la Guerre civile en France ; je raconte une
lecture désœuvrée de Moby Dick en faisant de cette lecture un événement,
une « action » dans le déroulement du roman – bref, j’inscris directement
au sein de mes textes les éléments qui les fondent. En ce sens, mes livres
dialoguent avec l’histoire de la culture ; ils sont travaillés par une mémoire
à laquelle ils se confrontent. C’est quelque chose d’originaire, comme si
je me raccordais au flux du temps, comme si je m’ouvrais à une source
vivante, immémoriale, comme si j’étais traversé.

20 - Y. Haenel, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.

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Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

Laurent Mauvignier,
l’opacité et la beauté du monde

Qu’est-ce à vos yeux qu’un fait divers « littéraire » ? Vous avez


parlé de la dimension archaïque du fait divers, de sa puis-
sance dramaturgique, de la part d’ombre de l’humanité qu’il
laisse entrevoir… Vous paraît-il nécessaire, pour que la litté-
rature s’empare d’un fait divers, que celui-ci dise quelque chose
­d’important de notre époque ?
Ce qui fait « littéraire », je serais bien incapable de le dire, que ce soit
dans un fait divers ou dans n’importe quel sujet. Simplement, il y a
des ­histoires, des situations, des personnages qui résonnent en moi, qui
me troublent, suscitent des questionnements. Mais un fait divers n’a
pas besoin d’avoir existé, la fiction – littérature, cinéma, télévision – en
invente tous les jours. Dans mes premiers livres, on trouve un suicide,
un viol, un crime passionnel… Pourtant, aucun de ces faits divers n’est
fondé sur une histoire que j’aurais lue ou entendue quelque part. Créer
des faits divers fait partie du travail d’un romancier comme il s’agit aussi,
pour lui, d’en travailler la vraisemblance, la possibilité, non pas pour faire
allégeance au réel ou à un quelconque naturalisme, mais pour approfondir
et perfectionner la mécanique narrative, fictionnelle, pour enfermer le
lecteur à double tour dans le récit qu’on lui donne.
Je ne sais pas s’il est nécessaire que le fait choisi dise quelque chose
­d’important de notre époque. Mais il est capital que le fait divers active
des questions multiples, des thèmes qui nous renvoient à l’étrange dans
le quotidien, à la folie dans la normalité. Le récit qu’on en fait arrive
après coup : comme si on allait mener l’enquête, reprendre la mécanique
qui conduit à l’extraordinaire, tenter de déchiffrer les liens de causalité
– presque le propre du roman, ce qu’on lui a tant de fois reproché – les
mouvements qui conduisent à l’irruption de l’irrationnel, de la violence
dans le quotidien. Le fait divers et le roman cherchent à exposer quelque
chose de la vie qui est là, inouïe. C’est de l’ordre du surgissement, de
l’effraction. Comme si vous filmiez une scène incroyable, et que vous
la repassiez plusieurs fois de suite au ralenti, pour en comprendre la
structure, pour passer de la fascination, de la stupeur, à sa compréhension.

185/
Varia

Bien sûr, celle-ci est une approche, un vœu, jamais abouti ; à la fin on ne
comprend toujours pas, mais on articule les termes de l’incompréhension.

En quoi le fait divers oblige-t-il à inventer une autre manière


d’écrire, de construire un roman ?
Pour chaque livre, le fait divers n’est pas toujours utilisé avec le même
degré de fidélité au réel. Dans Ce que j’appelle oubli  21, on peut même dire
que le fait divers n’a rien à voir avec le texte, et que celui-ci cherche
en permanence à échapper à l’histoire d’origine. J’avais entendu le fait
divers à la radio, mais le déclic a eu lieu quatre mois plus tard, à Paris,
en découvrant une affiche sur un mur, qui parlait du jugement et des
paroles du procureur. Ce qui m’a attiré, plus que l’histoire, c’est le ton
de cette affiche : j’ai pensé à Thomas Bernhard (« ce que le procureur a dit,
c’est que… »). J’avais dans la poche la Nuit juste avant les forêts, l’un de mes
livres fétiches, et dans l’autre poche, un carnet : j’ai commencé à prendre
en note les premiers mots de l’affiche, et j’ai écrit le reste en pensant à
Koltès, en lui empruntant l’idée d’une longue phrase d’une soixantaine de
pages. Je cherchais une écriture rapide, un premier jet, un geste proche de
la violence plus que de la description. Le fait divers a donc été relégué en
arrière-plan. J’ai tout fait pour m’en séparer, parce que je ne voulais pas
qu’il devienne un frein à un texte écrit dans l’énergie d’un moment court.
Même si je l’ai repris par la suite, j’ai voulu garder cette urgence, ce geste
pris comme « sur le vif  », et qui interdisait de retoucher, de reprendre.
Pour Dans la foule 22, au contraire, qui évoque le drame du stade du Heysel
le 29 mai 1985, j’ai cherché la plus grande précision. Je ne pouvais pas
m’aventurer dans une histoire qui a bouleversé la vie de gens réels sans
essayer d’être fidèle, au moins, à la violence de ce qui les a traversés.
C’est peut-être prétentieux ou idiot, mais si quelqu’un ayant vécu cet
événement trouvait que je minore ou que j’exagère, pour moi, ce serait
très grave. Ce livre devait être très documenté, emmener le lecteur dans le
stade, le conduire à l’événement d’une manière hyperréaliste. En forçant
sur la précision des détails, des enchaînements, des causalités, on obtient
un effet d’hypnotisme qui éloigne du réalisme, du naturalisme, qui porte

21 - L. Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Paris, Éditions de Minuit, 2011. À Lyon, en 2009,
quatre vigiles d’un supermarché ont sauvagement assassiné un voleur de bières.
22 - L. Mauvignier, Dans la foule, op. cit.

/186
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

le moment à une sorte de saturation de signes, une incandescence dont


l’effet sur le lecteur pourra être proche de la sidération. J’avais besoin de
précision sur les points relevés par la presse, mais aussi sur des détails (la
taille des billets, leur couleur, la forme des tourniquets, etc.), parce que
la perception des personnages me permet d’atteindre la vision mentale
du lecteur. La description est active, c’est un élément central. C’était
pareil pour le tsunami de mars 2011 dans Autour du monde 23 : décrire
quelqu’un qui est pris dans un tremblement de terre, qui approche de
la vague, qui est absorbé par elle, c’est d’abord essayer d’entrer dans
l’irreprésentable. Je me dis comme tout le monde, quand un fait divers
m’impressionne, qu’il est impensable, inimaginable. Or, justement, c’est
seulement ­imaginable. C’est tout ce que nous avons pour essayer de
comprendre le réel et le monde, pour faire de la sidération dans laquelle
il nous laisse autre chose qu’un moment d’anesthésie, une forme qui
délimite l’entendement et son impossibilité.

Peut-on parler d’une évolution entre Dans la foule et Autour du


monde ? On passe d’un fait divers de dimension européenne
à un fait divers de dimension internationale, d’une narration
à la première personne à une narration omnisciente, les per-
sonnages se multiplient, la notion même d’événement central
est mise en question…
Les deux livres, en effet, sont très liés. Autour du monde est né, je crois, de
certaines frustrations que m’avait laissées Dans la foule. Je voulais en finir
avec le monologue, et ne pas retomber dans le roman choral. Quand je
parlais du projet d’Autour du monde, les gens me demandaient quand et
comment les personnages allaient se retrouver. C’est l’une des lois du
genre, sinon, ce n’est pas un roman. Or cette fois, je voulais trouver les
liens ailleurs et naviguer entre nos solitudes qui se côtoient, se frôlent ;
je voulais parler de ce frôlement. Dans ces deux livres, les événements
ne sont pas de même nature. Avec le Heysel, l’idée est de suivre des
personnes dans un accident de la vie, de suivre leur vie avant et après,
de mesurer l’onde de choc. Dans Autour du monde, l’événement n’est pas
central ; il faut l’entendre comme une sorte de catastrophe permanente,
en toile de fond, une sorte de menace planétaire et indistincte, qui risque
23 - L. Mauvignier, Autour du monde, op. cit.

187/
Varia

de tout emporter. Le tsunami, sauf pour les personnages qui ouvrent


et ferment le livre, peut sembler anecdotique, il est là pour ouvrir à
autre chose : un moment, les voyages, le déplacement, un monde d’où le
centre est aboli, qui est en errance, en recherche de lui-même, où l’idée
de stabilité a disparu. D’où aussi la langue, le besoin d’une narration
omnisciente qui, comme la vague, glisse d’une histoire à l’autre. C’est
l’écriture, d’abord, qui fait roman, qui assure la cohésion de l’ensemble
par la vitesse de son défilement, par sa fluidité, sa rapidité : elle ne prend
pas le temps de se poser, elle vole autour du monde, capte un moment,
esquisse une histoire, un personnage, puis repart.

Comment le travail de documentation sur les événements dont


vous traitez s’insère-t-il dans le travail d’écriture ?
Tout dépend du livre, du projet. Ce que j’appelle oubli est à part, pour les
raisons évoquées plus haut. Que ce soit pour le Heysel avec Dans la foule
ou pour le tsunami avec Autour du monde, et c’est vrai aussi de l’Algérie
du début des années 1960 pour Des hommes, il y a un travail parallèle, sur
deux plans très séparés. La question historique, journalistique, les faits
eux-mêmes d’abord, et, sur un autre plan, la réalité concrète, le détail.
Par exemple : j’ai besoin d’un côté de me renseigner sur la réalité poli-
tique, historique de la guerre d’Algérie pour Des hommes, mais j’ai aussi et
presque davantage besoin de connaître le quotidien de la vie d’un appelé
dans une caserne, ou de la vie dans Oran. Dans les mauvais livres, très
souvent le narrateur et/ou l’auteur ne retrouvent pas le point d’ignorance
avec lequel un personnage vit une situation. On voit le personnage vivre
sa vie au-dessus de lui-même, la considérant d’un point de vue historique
alors qu’il ne sait même pas comment il va s’habiller le matin ! J’ironise,
mais c’est fondamental : il faut remettre les compteurs de l’histoire à
zéro. Je sais très bien ce qui va arriver au Heysel quand je commence
Dans la foule, mais les personnages, eux, ne le savent pas. Il faut que je me
mette à leur portée, que je découvre avec eux ce qui va arriver. C’est pour
cette raison qu’il me faut passer par une description précise, détaillée,
­d’éléments anecdotiques sur le plan historique, mais capitaux pour le
roman, qui doit s’écrire avec le temps et le savoir du personnage. Même
si le lecteur sait au bout de deux phrases : « Voilà, ce jour-là il s’est passé
quelque chose », quand nous faisons revivre le parcours des personnages,

/188
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

notre travail est d’accompagner les événements dans leur innocence,


comme s’ils pouvaient encore être différents alors que non, tout est déjà
joué. C’est une question qui m’intéresse beaucoup au cinéma, qui traite
ces deux aspects conjointement, sans hiérarchisation du réel, qui prend
le fait minuscule et le fait historique dans le même mouvement.

Dans la mesure où vos personnages sont fictionnels, pourquoi


travailler sur un fait identifié ? Cela permet-il de proposer
au lecteur un pacte singulier, de lui assurer qu’on lui parle du
monde réel et non d’un monde arrangé par l’auteur ? Quel rôle
jouent les photos dans Autour du monde ?
Pour moi, au fond, travailler à partir d’un fait avéré répond à un vieux
fantasme : j’aimerais écrire un livre qui apparaîtrait pour le lecteur comme
irréfutable, comme s’il ne pouvait pas s’agir de fiction. Qu’on se dise :
« Personne n’a pu inventer ça. » Un livre dans lequel on trouverait des
preuves incontestables : un fac-similé de la carte d’identité d’un per-
sonnage, la photo de sa maison d’enfance, de ses parents, de ses amis,
dont on ressortirait avec la conviction que tout est vrai. Mais tout serait
archi-faux, ce serait seulement un roman. Je ne sais pas d’où vient ce désir,
ce trouble que ça me procure. Ce que je sais, c’est que lorsque Cervantes
écrit Don Quichotte, on le trouve gentiment piqué. Sauf que, aujourd’hui,
c’est Don Quichotte et lui seul, ou presque, qui nous permet de voir, de
penser, de sentir son temps. Sans représentation d’un lieu ou d’une
époque, ils n’existent ni l’un ni l’autre dans la mémoire des hommes. Et
cette représentation, seuls la fiction, le récit peuvent la donner. Ainsi,
dans l’histoire des hommes, c’est parfois par la fiction que le réel peut se
réaliser, s’inscrire dans la mémoire collective.
Par ailleurs, quand vous donnez un cadre réel à des personnages de
fiction, vous jouez sur la mémoire du lecteur, qui commence le livre en
sachant plus de choses que le personnage. Vous lui donnez un savoir qui
permet déjà l’empathie puisque, comme un dieu bienveillant, le lecteur
se prend à rêver qu’il peut glisser à l’oreille du personnage ce qu’il doit
faire ou ne pas faire… Imaginez que vous retourniez dans votre enfance :
vous voyez vos parents, leurs amis, les vôtres, votre école, les profes-
seurs, tout le monde, et vous savez ce qui va arriver à chacun, qui va
vivre, aimer, gagner, perdre, mourir, etc. C’est vertigineux, monstrueux

189/
Varia

et magnifique aussi, parce que vous entendez combien derrière les élans
d’espoir il y a de désespoir à venir, combien dans les renoncements
d’un jour naîtront les grandes espérances d’un autre, combien les forts
s’avéreront faibles et réciproquement. Inversement, vous n’avez pas un
sentiment de toute-puissance mais, au contraire, une extrême émotion à
tout retrouver. Cette fragilité, cette agitation tout à coup si dérisoire et si
touchante est celle que nous devrions avoir tous les jours pour regarder
la vie, les gens. Savoir que rien n’est jamais figé dans le temps, que la vie
est toujours plus grande que nous.
Ce que j’aime dans la tragédie, ce n’est pas la fatalité, le destin, mais la
sociologie et la psychologie à l’œuvre, le mécanisme des mouvements
humains (je ne parle pas de déterminisme, qui me fait horreur, mais bien
d’une mécanique, sociale, psychologique, etc.). On retrouve la mécanique
du fait divers. Un ensemble de causes, d’enchaînements, va produire un
fait qui paraîtra, le plus souvent, extraordinaire, hors des relations de
causalités, comme s’il était né ex nihilo. Avec ce paradoxe que donne le réel
à la fiction, cette étrange couleur : ce n’est pas possible qu’on ait inventé
une histoire pareille. Certains faits divers paraissent tellement faux qu’on
hésite à se les approprier, qu’on doit les banaliser, les rendre vraisem-
blables par la fiction, en gommant les excès du réel. Comme le dit Jean
Echenoz, « le réel en fait trop ». Cette porosité me plaît : ce trouble donne
à la fiction une sensibilité particulière qui la débarrasse de la banalité, du
conformisme. Il s’agit, par le réel, de troubler les codes de la fiction, de
la décrasser pour vivifier ce qu’elle nous dit, et surtout pour impliquer le
lecteur, lui dire que le texte n’est pas inoffensif ou seulement distrayant :
le lecteur doit se sentir témoin, c’est-à-dire pris à partie.

Écrivez-vous pour témoigner, interroger, comprendre ou, au


contraire, pour dire l’incompréhensible  ? La fiction permet-elle
de mieux attraper le réel ?
Je ne sais pas pourquoi on écrit certains livres plutôt que d’autres. Je
préférerais parfois écrire d’autres livres que les miens, mais voilà, j’écris
des livres pour savoir quels livres je voudrais écrire. Beaucoup d’écrivains
ont besoin de passer par leur propre vie pour écrire, de voir le monde à
partir de leurs expériences. En ce qui me concerne, je n’arrive pas à faire
autrement que par le biais de la fiction. J’ai l’impression que ça commence

/190
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain

à devenir vrai quand je réussis à approcher un personnage suffisamment


pour le sentir comme une personne, avec ce côté très précis, très net, et
pourtant jamais complet. Pour autant, j’ai besoin d’inscrire cette fiction
dans un monde qui prend l’art en faute, pour ainsi dire ; le réel m’aide
à mettre la fiction en doute, à contrecarrer les clichés, les artifices, la
beauté, les effets de l’art refermé sur lui-même. C’est une façon de lui
injecter un sang neuf, sinon il s’embourgeoise, il s’endort dans des formes
convenues. Prenons un exemple très concret : l’image d’une jolie femme.
Dans mes premiers livres, elles sont souvent rousses, très pâles. J’ai mis
du temps avant de me rendre compte que c’était une image qui me
renvoyait à la littérature du xixe siècle, et notamment à la beauté chez
Dostoïevski… Le réel m’aide à lutter contre des clichés, des habitudes.
Le cinéma aussi aide à tout renouveler, parce qu’il baigne facilement dans
le monde réel. Pour Dans la foule, par exemple, je me suis replongé dans
les années 1980. Tana, c’est exactement Isabelle Huppert dans le film de
Pialat, Loulou… Le réel est un grand inventeur de formes, d’images, de
nouveautés. Il est toujours contemporain, ne prend jamais de poses. Le réel
n’est pas sentimental : il ne hiérarchise pas, il a l’art du détail, du signe stupé-
fiant. Pour décrire un pays de manière très réaliste (ou plutôt illusionniste),
dans Autour du monde notamment, j’ai beaucoup lu. Des romans, des récits,
des livres de voyage. Je prends des notes minuscules, un mot, à peine une
description, une couleur, une forme, une marque, un objet. Rancière a
écrit un texte très éclairant, le Fil perdu, dans lequel il évoque cette notion
impropre d’« effet de réel » : il ne s’agit justement pas d’effets, mais de la
littérature déjà, de ce qui la rend vivante24. Claude Simon dit quelque part
que l’émotion est un effet esthétique. Il a raison, et pour moi le réel, dans
ce qu’il charrie de matériaux, dans ce qu’il permet de collages, de surprises,
ouvre à l’écriture. Il aide à plonger la littérature dans la vie, à chercher la vie
dans la littérature. La description, pour moi, est un personnage, et les per-
sonnages sont aussi des descriptions. Un roman peut être psychologique,
sociologique, ou suivre une autre logique encore ; le réel a sa mécanique
propre, ses bifurcations, et l’art d’être plus riche souvent que la fiction. Le
réel aide la fiction à devenir plus vraie et visible que le réel.

24 - Jacques Rancière, le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique Éditions, 2014.

191/
Jérôme Meizoz,
Haut Val des loups1
En 1991, un jeune militant écologiste central invoque le dieu Commerce. » En
est passé à tabac chez lui, dans un effet, si tout le Valais n’est pas Écône,
chalet d’une station valaisanne. De ce ici pèse tout de même une Église
fait divers, dont il a connu la victime, poussiéreuse : « À la fin de l’enfance,
Jérôme Meizoz veut débrouiller les fils. le dénommé Dieu s’était éclipsé. Trop
Car vingt-trois ans après les faits, le de formules pesantes ou factices avaient
crime n’a pas été élucidé. « Justicier gâché tes questions. Des mots ruinés sur-
de papier, exhume cette histoire et son nageaient dans ta tête. » Voilà pour le
héros blessé […] puante comme une constat.
viande au soleil, l’injustice désormais Mais tout bon récit policier est aussi
concerne tout un chacun. » une réflexion sur l’origine du mal.
Le romancier passe en revue les maux La question revient six fois dans le
dont souffre son Valois natal. D’abord, roman : « D’où a bien pu sourdre
la cupidité : « Pays neutre, contrée cette haine dévastatrice contre le Jeune
sourde, épargnée par la guerre, obstinée Homme ? » La cupidité n’est peut-être
et prospère. Silence, négoces et béné- que l’écume d’un fonctionnement
fices. » Ensuite, ce pays neutre est aussi archaïque, dans un pays tribal, compa-
un « refuge brun », comme le décou- rable aux Balkans des romans d’Ismail
vrent les jeunes militants sidérés : Kadaré. La recherche d’un coupable
« La région attire comme un aimant laisse alors place à l’intelligence du
les nostalgiques et les réactionnaires. » mal. Le narrateur a conscience d’avoir
C’est un roman d’apprentissage pour grandi « dans un état antérieur du
ces jeunes, qui ignorent encore bien monde […] fait d’accidents de chasse,
d’autres choses voilées par « le drapeau de fêtes villageoises, d’avalanches et
à blanche croix posée sur une mer de de vaches combattantes, de chapelles
sang frais ». Enfin, troisième fléau, inaugurées aux pieds des téléskis, [un
ce pays est également sous ­l’emprise monde] de connivences et de clans,
d’un catholicisme compromis avec le jovial, bénin, qui dissimulait mal, dans
pouvoir : « Endimanchés, [les cadres les bars, un alcool morne et désespéré.
du Parti] se rendent à la grand-messe Un monde dont le revers restait caché,
avec leur couvée au complet. On expédie […] un monde où la réflexion suscitait
le spirituel dans les formes, mais le culte la méfiance, où certaines choses ne souf-
1 - Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, Carouge,
fraient pas de longues discussions et où
Éditions Zoé, 2014. d’autres devaient rester simplement

/192
tues ». Un monde régulièrement livré valaisanne et permet à l’auteur
aux vengeances et aux règlements de d’explorer les facettes d’un pays
­
comptes. Le mot « clan » revient à pris entre capitalisme fascinant et
plusieurs reprises. « Les violences ont archaïsmes tribaux. Le sous-titre du
eu lieu dans des stations de ski. Chaque livre, « un vrai roman », comporte
fois contre une personne étrangère donc un double sens : un roman
à la communauté. Tu ne sais qu’en où tout est vrai ; un roman dont la
déduire. » Serait-ce qu’il persiste là fonction est de dévoiler la face cachée
un mode de régulation sacrificielle de des choses. Comme si l’essence du
la violence ? Meizoz ajoute : « Tout roman était dans ce dévoilement. Il est
paraît normal et calme, le monde dans ainsi plus pénétrant que le j­ ournalisme,
sa violence inerte ne demande qu’à per- plus juste que la justice. Et c’est tout
sévérer. […] La violence brute, infâme, ce qu’on aura pour se défendre. Car au
et l’attente frustrée des victimes qui pays du secret, comme le dit l’exergue,
demandent réparation. » « tu n’auras jamais accès aux sources.
Quelle fonction du fait vrai ici ? Il Débrouille-toi avec la littérature ».
concentre divers aspects de la réalité Frédérique Zahnd

193/
L’engagement
citoyen
à Grenoble
Amélie Artis, Daniel Bougnoux,
Fouzia Boulacel, Fanny Braud, Alain Faure,
Jérémy Louis, Lucille Ortolo, Bernard Reverdy,
Olivier Tirard-Collet et Sandra Veit

La politique ne saurait se réduire aux dynamiques partisanes et à leurs scansions


électorales. L’engagement ordinaire des citoyens, notamment dans ses modalités associa-
tives, permet de prendre acte d’un intérêt certain pour la chose publique. Cette enquête
se concentre sur des initiatives locales dans la ville de Grenoble 1.

Agir ici
Accueil demandeurs d’asile (Ada) accompagne les demandeurs d’asile dans leurs
démarches depuis 1986 pour obtenir le statut de réfugié  2. En plus d’une soixantaine
de bénévoles, deux salariés ont accepté de témoigner de la source de leur engagement et
des difficultés qu’ils rencontrent. Ils insistent sur le contraste entre la frilosité de nos
dirigeants politiques et le courage des citoyens ordinaires.
Fanny Braud – J’avais choisi l’asile plutôt que l’humanitaire pour agir
ici. Les premiers récits étaient assez violents. Mais au bout d’un an, je
ne rêvais plus, la nuit, des filles qui me racontaient leurs viols, ou des
garçons qui me montraient leurs marques de torture. J’ai arrêté d’en
parler. En revanche, les accompagnements administratifs aux guichets

1 - Sur Grenoble, dont les liens avec la revue Esprit sont aussi anciens que solides, on consultera avec
profit l’article de Jacques Donzelot, « Grenoble : l’écoquartier et l’imam », Esprit, juin 2011. Nous
remercions tous ceux qui nous ont reçus et aidés à organiser cette enquête, en particulier Anne et
Matthieu Angotti et Éric Beugnot.
2 - Voir www.ada-grenoble.org. Nous remercions Jacqueline Leininger pour son accueil.

/194
L’engagement citoyen à Grenoble

des institutions françaises sont restés extrêmement violents. Les agents


pensent appliquer le droit, mais ne se rendent pas compte qu’ils ont des
pratiques discriminantes. J’ai ainsi entendu un agent de la préfecture dire
d’un demandeur darfouri qui ne parlait ni anglais, ni français, qu’il était
venu sans bagage culturel. J’ai annoncé à de nombreuses familles qu’ils
allaient dormir dehors. Combien de fois un dossier a-t-il été retourné en
demandant les justificatifs de la couverture maladie du pays d’origine ?
Le Syrien et le « réfugié de guerre » sont devenus la figure même du
réfugié. Mais les critères de la Convention de Genève sont fondés sur
une histoire personnelle. Travailler sur des récits de vie, ce n’est pas
uniquement retracer les faits et les dates, c’est aussi travailler sur les sen-
timents exprimés ou implicites au cours de l’entretien. Ce n’est qu’une
fois que l’on a écouté que l’on peut qualifier les faits et déterminer juri-
diquement la demande. L’indignation passée, nous aspirons à ce que les
droits des demandeurs d’asile soient respectés. Cependant, le contrôle
juridictionnel est parfois défaillant, ce qui amène à des situations de
non-droit ou de non-recours aux droits. En matière d’hébergement, par
exemple, le tribunal administratif de Grenoble a rétorqué à une femme
diabétique qu’« elle [n’établissait] pas être avec ses deux enfants dans une situation
de détresse exceptionnelle […] et [n’alléguait] pas, en particulier, que ce défaut
d’hébergement aurait, pour ses deux enfants, des conséquences graves sur la santé ».
En accueillant des personnes exilées dans leur maison, dans leur village,
dans leurs écoles, les collectifs de citoyens qui se mobilisent pour offrir un
hébergement brisent les soupçons, soutiennent une action sur la durée,
provoquent la rencontre avec l’autre et donnent à d’autres l’envie d’agir.
Olivier Tirard-Collet – Travailler dans une association de soutien aux
demandeurs d’asile demande une foi chevillée au corps. Il faut s’efforcer
de croire dans les valeurs que sont censés incarner la République, ses insti-
tutions et ses grands textes de droit. Tout y est affaire de croyance : crédi-
bilité du récit du demandeur d’asile, conviction de ­l’officier de protection
ou du juge, et croyance de l’accompagnant bénévole ou de ­l’intervenant
social dans la volonté et la capacité des institutions ­d’appliquer le droit.
Au quotidien, je suis dans une position difficile entre, d’un côté, des béné-
voles confrontés à des situations de plus en plus brutales – des familles
entières sans abri, des personnes victimes de trafics, des survivants de
naufrages, des individus portant des traces physiques et psychiques de

195/
Varia

tortures, des conditions d’existence indignes en France – et, de l’autre


côté, des pouvoirs publics3 rétifs à conduire leur mission, qui produisent
des règles toujours plus compliquées et parfois inapplicables, voire les
contournent, soumis à des considérations politiques faisant fi du droit
ou de la simple humanité. Il s’agit en outre de recevoir et de traduire des
demandes de protection qui recouvrent souvent des détresses multiples,
bien loin des procédures mal réfléchies et souvent inadaptées aux réalités.
Face à cela, la société civile développe de nouvelles formes d’engagement,
souvent novatrices et d’avant-garde, qui posent de nouvelles questions
juridiques et pratiques.

Fleur poussant sur la rocaille


Le Genepi est une association étudiante née dans le sillage du Groupe d’information
sur les prisons (Gip) qui œuvre en faveur du décloisonnement des institutions carcérales
par la transmission de savoirs entre les personnes incarcérées et la société civile (ateliers
socioculturels en prison, sensibilisation des citoyens sur la place publique, formation
des bénévoles). Un temps présidente de son antenne grenobloise, Lucille Ortolo a bien
voulu témoigner pour nous.

Lucille Ortolo – Pour ne pas laisser enfermés des concitoyens trop loin
du reste de la cité, nous franchissons les portes du pénitencier. À l’inté-
rieur des murs, nous intervenons en organisant des ateliers socioculturels
avec des personnes détenues, du soutien scolaire ou encore des jeux de
société. Les bénévoles mènent des actions de sensibilisation à ­l’extérieur
des murs en organisant des débats, dans la rue ou en milieu scolaire. Le
but est de dépasser les stéréotypes et de parler des conditions d’incarcé-
ration telles qu’elles sont réellement : surpopulation, promiscuité dégra-
dante, etc. Nous mettons notre esprit critique et notre devoir de témoi-
gnage au service de la société pour compenser tous ceux qui détournent
le regard de ce lieu. La prison est une zone d’ombre que nous nous
efforçons de rendre visible.

3 - Il s’agit de la préfecture pour ce qui est de l’accès à la procédure de demande d’asile, l’Office ­français
de l’immigration et de l’intégration (Ofii) pour ce qui est du logement et de l’aide financière, la Caisse
primaire d’assurance maladie (Cpam) pour ce qui est de l’accès à une couverture maladie, l’Office
français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour la conduite de l’instruction de la demande
de protection, la Cour nationale du droit d’asile (Cnda) pour le contrôle des décisions.

/196
L’engagement citoyen à Grenoble

Au-delà de la symbolique du génépi, fleur poussant sur la rocaille, nous


essayons d’amener un peu de couleur en prison, un petit moment hors
détention pour tous ces hommes et ces femmes dont l’opacité des murs
est le quotidien. Je ne peux compter tous les éclats de rire que j’ai eus
auprès des personnes incarcérées. Dans mon entourage, certains sont
inquiets quand j’entre en prison, ils ont peur que je sois en contact avec
des personnes ayant commis des actes hautement répréhensibles. La
plupart du temps, nous ne sommes pas au courant de ce qu’a fait la
personne pour se retrouver derrière les barreaux et nous souhaitons
que les bénévoles soient indifférents au passé pénal des personnes que
nous rencontrons. L’action d’un jour ne détermine pas un homme pour
toujours.
J’aime les interventions en détention pour la rencontre humaine avec des
personnes qui ont déjà souvent bien plus appris de la vie que nous. Si je
me suis autant engagée au sein de l’association, c’est aussi par un sen-
timent d’appartenance fort. Le Genepi permet de développer des amitiés
qui iront au-delà de l’engagement associatif. Nous venons tous d’univers
très différents, mais nous sommes mus par une volonté commune, celle
d’attirer le regard sur le milieu carcéral et de dénoncer les conditions
de détention quand elles ne respectent ni les droits fondamentaux ni la
dignité humaine.

Reconnaissance d’intérêt public


Dans les dynamiques de la société civile, l’économie sociale et solidaire prend une place
de plus en plus importante. Dans ce qui suit, Amélie Artis, du laboratoire Pacte
(Politiques publiques, action publique, territoire, Sciences Po Grenoble, Cnrs, Uga),
nous présente ce courant d’initiatives.

Amélie Artis – L’économie sociale et solidaire (Ess) a pour objet l’éman-


cipation des personnes par la transformation sociale. Née dans le mou-
vement ouvrier au début du xixe siècle, l’économie sociale et solidaire
a pour vocation de transformer les rapports sociaux de production, de
consommation et d’échange tout en répondant aux besoins sociaux.

197/
Varia

Ces initiatives économiques4 se sont structurées progressivement dans


des formes organisationnelles précises : les statuts d’association selon
la loi de 1901, les coopératives selon la loi de 1947 et les mutuelles. Le
point commun de ces formes juridiques réside dans l’égalité de droit des
membres, ainsi que dans le caractère non lucratif et la gestion désinté-
ressée5. Ces deux principes, qui fondent le socle de l’Ess, sont de réelles
ruptures organisationnelles par rapport à l’entreprise par capitaux ou à
l’entreprise publique6. L’économie sociale et solidaire est aussi influencée
par l’histoire des mouvements qui la composent, et forme un tout uni-
taire autour des valeurs de solidarité, de justice sociale, de coopération
et de capacité de changement social.
L’économie sociale et solidaire est présente dans plusieurs activités
économiques en revendiquant une pratique économique alternative à
­l’entreprise par capitaux et en mobilisant l’engagement des citoyens. Par
exemple, le commerce équitable revendique une alternative plus juste à
l’économie conventionnelle grâce à sa volonté d’établir un « prix juste ».
Le juste prix, les projets de développements locaux, une organisation
de la production et de la prise de décision plus démocratique sont les
bases du commerce équitable. Encadrées par un cahier des charges et
des conditions de travail, elles sont l’expression concrète des principes
de l’économie sociale et solidaire. La solidarité est définie comme un
lien entre deux acteurs qui ont des intérêts communs. Le commerce
équitable n’est donc pas un système de charité : il a une visée sociale mais
aussi économique et il exprime la volonté des citoyens de participer plus
activement à la vie économique.

4 - Par exemple, les Équitables Pionniers de Rochdale, la société du Devoir mutuel des canuts lyonnais
ou encore Le Commerce véridique à Lyon.
5 - Les excédents de gestion ou les bénéfices, ou surplus, de l’association sont réinvestis dans l’activité de
l’association pour répondre à sa mission sociale. D’autre part, le fonds associatif – équivalent du capital
social pour les entreprises – est constitué des cotisations des membres, qui ne sont pas r­ émunérés.
Aucun revenu du capital ne peut être distribué auprès des membres ou d’un groupe d’individus.
L’objectif est de favoriser la constitution d’un capital collectif qui permet d’atteindre le but social de
l’association. L’esprit de ces règles est aussi présent dans les coopératives : le capital social croît grâce
aux apports des associés, aux réserves impartageables et aux excédents de gestion non distribués. Ces
règles sont à la source d’un capital collectif indivisible accumulé chaque année. Les parts sociales
ne sont pas valorisées, leur valeur ne change pas et elles donnent droit à une rémunération limitée.
6 - Le périmètre de l’Ess a été réaffirmé lors de la promulgation de la loi du 31 juillet 2014 relative à
l’économie sociale et solidaire, dite « loi Hamon », dont l’un des enjeux est d’amplifier la dynamique
de développement du secteur.

/198
L’engagement citoyen à Grenoble

Dans un autre champ économique marqué par l’engagement citoyen,


l’Ess a fortement participé à structurer l’accès à la consommation
­alimentaire (coopératives de consommation alimentaire, ligues sociales
d’acheteurs) quand l’enjeu était l’accès à des produits de qualité et à la
consommation de masse. Par la suite, de nouvelles organisations ont
émergé dans le champ de l’accès à la consommation alimentaire, à la
fois sur une base caritative (solidarités privée et publique telles que la
banque alimentaire ou les épiceries sociales et solidaires), sur une base
qualitative (les produits biologiques) et sur une base alternative (redéfi-
nition de la relation entre producteurs et consommateurs). Par exemple,
les associations caritatives et les banques alimentaires proposent de nou-
veaux circuits de collecte et de distribution de biens alimentaires afin
de répondre aux besoins de première nécessité des personnes les plus
démunies selon les principes de don et d’entraide. Pour se démarquer
de l’assistanat, les épiceries sociales demandent une faible participation
financière et mettent en place un accompagnement social. Par ailleurs,
les Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture ­paysanne)
proposent de nouer des liens directs entre les producteurs agricoles et
les consommateurs afin d’encourager l’agriculture paysanne (sécurité
alimentaire, lien au territoire, maintien des exploitations familiales de
petite taille, production respectueuse de l’environnement).
Dans les actes du quotidien, l’Ess propose à chacun de se réapproprier
une démarche politique en faveur d’une cause ou d’un projet collectif
d’utilité sociale. Elle peut être le support pour l’expression citoyenne et
politique des individus dans des relations économiques. Pourtant, l’Ess
est méconnue et souffre d’invisibilité. Cette invisibilité est révélatrice de
la tension inhérente aux finalités de l’Ess : entre intégration au système
(l’accès à la consommation de produits standards par exemple) et trans-
formation de ce même système (en termes de production de biens et de
modes d’échange).

199/
Varia

Un « dancing » dans la ville :


La Chimère citoyenne

La Chimère citoyenne est une structure hybride créée au cœur de la région grenobloise
dans les champs de l’insertion et de l’innovation sociales. Son local, retapé dans les
murs d’un ancien tapissier dont l’enseigne reste toujours en place, dans le quartier des
brocanteurs, au centre-ville de Grenoble, a été inauguré en mai 2015. Son objectif est
d’accompagner des initiatives contre les souffrances sociales en faisant vivre un local
ouvert à tous les projets. Alain Faure, chercheur en science politique au Cnrs (Pacte,
Sciences Po Grenoble) la présente 7.
Alain Faure – La singularité de cette aventure collective, c’est l’attention
portée aux questions et aux défis qui n’entrent pas dans les cases connues
(et souvent exiguës) des dispositifs d’action publique ou des associations
caritatives. Les personnes qui viennent au 11 rue Voltaire revendiquent
l’idée que les individus doivent d’abord reconquérir leur dignité.
Les « chiméristes » sont des « cabossés enthousiastes » de la vie en
société : à l’image de la figure mystérieuse de la chimère (à la fois lion,
dragon, chèvre et serpent), ils plaident dans un même élan la générosité,
la bienveillance et la combativité8. Élisabeth Sénégas, qui est à l’origine
de cette belle alchimie, incarne la démarche en revendiquant dans un
grand sourire deux valeurs pas toujours compatibles : la pugnacité et
l’hyper-­tolérance. La pugnacité, c’est l’esprit rebelle qui permet à des
individus de construire des projets à l’image de leurs rêves, quelles que
soient leurs trajectoires. L’hyper-tolérance, c’est la conviction qu’il faut
mettre en discussion les antagonismes. À La Chimère, on cultive une
sensibilité particulière au dialogue et au compromis, avec un goût pour
les solutions bricolées et les itinéraires mal balisés.
La clé est passée à tous ceux qui le souhaitent, laissée en dépôt chez un
cafetier du coin. En un an, l’agenda s’est rempli et le système a toujours
très bien fonctionné, comme si l’esprit de La Chimère diffusait une légère
euphorie, une confiance qui contraste avec le sentiment d’impuissance,

7 - Nous remercions sa fondatrice, Élisabeth Sénégas, pour sa confiance et son enthousiasme. Elle avait
déjà monté, en 2006 à Voiron, Entr’actifs, une association regroupant des formateurs professionnels
frustrés par le manque de sens dans leur travail et des allocataires de minima sociaux découragés (voir
lachimerecitoyenne.org).
8 - Dans la mythologie grecque, la chimère réussit la prouesse de mettre en dialogue et en communion
des vaincus et des héros, des dominés et des conquérants.

/200
L’engagement citoyen à Grenoble

voire de défiance, qui semble envahir des espaces plus militants (syn-
dicats, partis) ou plus institutionnels (fédérations, collectivités locales).
Avec Edgar Morin, l’autre parrain de La Chimère, Jean-Paul Delevoye,
illustre bien cette voie médiane, lui qui défend sans relâche l’idée que la
médiation est la forme politique première de notre intelligence collective.
Le succès récent du séminaire sur « Les arts de l’attention » illustre par-
faitement cet état d’esprit. Son animateur, le théoricien de la littérature
Yves Citton (qui vient de signer un ouvrage remarqué sur « l’écologie de
l’attention 9 ») a expérimenté in situ, pendant neuf mois, avec des étudiants,
une forme sensible de réflexion à partir de témoignages sur les valeurs
qui donnent envie de s’impliquer dans des projets collectifs.
La Chimère « bricole » et « tisse du lien ». C’est par exemple le cas d’un
groupe qui rassemble dans une même réflexion des associations de
chômeurs et le Centre des jeunes dirigeants en Isère, chacun ayant des
besoins et des ressources. Ensemble, ils sont force de proposition et
ils invitent élus et représentants institutionnels à les rejoindre. Sur un
registre voisin, La Chimère met gracieusement son local à disposition
des chômeurs de longue durée, qui souhaitent démarrer ou tester une
activité d’auto-entrepreneur, mais qui n’ont pas les moyens financiers de
payer un loyer. Toujours dans le champ du retour à l’emploi, La Chimère
a obtenu l’agrément d’« entreprise d’économie sociale et solidaire » et se
démène pour obtenir des financements.
Avec son local ouvert à tous, son énergie communicative, son comité
d’évaluation indépendant, son conseil scientifique, ses mille et un réseaux
en ébullition, La Chimère citoyenne défend l’accès pour tous à l’esprit
d’entreprise, sans préjugés et loin des chapelles. Et en projetant Jimmy’s
Hall de Ken Loach pour ses dix-huit mois d’expérimentation, La Chimère
a fêté son « dancing » irlandais au cœur de la ville.

9 - Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2014.

201/
Varia

La ville nouvelle
En 1983, Bernard Reverdy et sa famille ont emménagé dans le quartier de la Ville-
neuve à Grenoble, projet de « ville nouvelle » rêvé dans les années 1970 par Hubert
Dubedout et Jean Verlhac. Il témoigne ici d’une aventure citoyenne.

Bernard Reverdy – Un gymnase venait de brûler sur la place des


Géants et nos locaux collectifs résidentiels étaient régulièrement van-
dalisés. ­L’Association des habitants du Zénith et l’union de quartier des
Géants10 cherchaient des réponses à la violence, aux dégradations, pour
imaginer une nouvelle manière de vivre la ville, dix ans après les pionniers.
Pour l’association d’habitants, au-delà des moments de convivialité, la
décision la plus importante a été de financer par notre petit budget le
Bafa (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) de quelques jeunes,
avec un engagement de leur part en faveur de la vie du quartier. Si cette
expérience avait été poursuivie et généralisée, la dynamique associative et
d’éducation populaire était assurée pour longtemps. L’union de quartier
des Géants, quant à elle, rêvait d’une démocratie directe et nous avons
lancé en 1989 les « cahiers de montée » avec leurs trois colonnes (constat,
analyse et proposition), reprenant les méthodes expérimentées à la
Jeunesse étudiante chrétienne (Jec)11 trente ans plus tôt.
Plus concrètement, l’union de quartier des Géants décide au début des
années 1990 de sécuriser le parking souterrain de la place des Géants.
Devenu zone de non-droit, il servait de lieu de rodéo pour les voitures
volées. La Régie de quartier Villeneuve, association créée par les habitants
quelques années auparavant, a été désignée pour en assurer la gestion.
Pendant quatre ans, les habitants ont assuré l’équilibre de la gestion de ce
service par leurs abonnements. La ville a finalement décidé d’en confier
la gestion à un concessionnaire privé. Retour au droit commun !
Autre initiative de cette association : des « correspondants de nuit » ont
été embauchés en 1998 afin d’assurer, par leur présence itinérante au pied
des immeubles, dans les coursives et dans les cages d’escalier, la veille

10 - Les unions de quartier, nées à Grenoble au début du xxe siècle, véritables « communes libres »
avec leurs conseils, leurs associations sportives, ont été reconnues comme interlocutrices représentant
les habitants par Hubert Dubedout.
11 - « Voir, juger, agir », méthode créée par la Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc) et reprise par les
différents mouvements d’action catholique.

/202
L’engagement citoyen à Grenoble

technique, la prévention des « incivilités », la médiation entre personnes,


la tranquillité de ceux qui dorment.
Ce long développement sur la Régie de quartier ne résume pas toute la
richesse de la vie citoyenne de ce quartier où fleurissait chaque année
un projet collectif, comme ceux autour de l’éducation ou du dévelop-
pement durable, ou de nouvelles associations aux objectifs de métissage
et de rencontre comme L’Arbre fruité ou Arc-en-ciel12. Les élus doivent
reconnaître cette part de créativité qui ne vient pas d’eux et s’articuler
avec elle pour faire bouger les bornes.

Les papiers, c’est une histoire sans fin…


Face au découragement citoyen
Sandra Veit et Fouzia Boulacel travaillent toutes les deux pour la mairie de Grenoble,
l’une comme psychologue, l’autre comme écrivain public. Elles ont monté ensemble un
groupe de parole avec les habitants les plus fragiles qui avaient des difficultés avec les
demandes administratives.

Sandra Veit et Fouzia Boulacel – Face à la complexification et à


­l’accroissement des procédures et des dispositifs d’accès aux droits,
et compte tenu de la diversification et de la fragilisation des publics
précaires, les démarches administratives deviennent pour beaucoup un
cauchemar. Il est alors important de prendre en charge cette souffrance
pour aider les publics à la dépasser, en développant leur pouvoir d’agir.
L’écoute attentive et régulée de ces problématiques, outre la réassurance
sociale, a un rôle majeur en matière de santé publique et de renforcement
de la citoyenneté.
Les quartiers prioritaires pâtissent de représentations sociales ­stéréotypées,
dévalorisantes, incriminant les habitants de ces quartiers d’être respon-
sables de leur situation de précarité. Ni victimes ni responsables, mais
piégées par des dysfonctionnements sociaux qui les dépassent, les per-
sonnes en situation de précarité intègrent insidieusement les perceptions

12 - Dans un très beau livre, Hervé Bienfait, sur la base de témoignages, restitue cette richesse et cette
identité particulière d’un quartier que ses concepteurs ont voulu comme terrain d’apprentissage
d’une nouvelle citoyenneté. Voir Hervé Bienfait, Villeneuve de Grenoble. La trentaine, Grenoble,
Cnossos, 2005.

203/
Varia

négatives sur elles-mêmes. Ces stigmates leur collent à la peau. Elles


finissent par y adhérer malgré elles.
Le Point écoute est un lieu de consultation psychologique, gratuit et
confidentiel, pour les habitants d’un quartier prioritaire. Tout habitant,
de tout âge, seul ou en famille, peut venir déposer dans ce lieu tout ce
qui le mine et l’empêche d’avancer. Il permet aux personnes qui ont peu
de ressources financières d’accéder à un lieu de parole, d’être accueillies
par une psychologue de façon neutre, bienveillante et sans enjeu. Le
travail de verbalisation permet d’accéder à de nouvelles représentations
qui élargissent les perspectives d’être et d’agir.
En France, l’accès aux droits passe immanquablement par l’écrit, via
la constitution d’un dossier administratif ou la présentation de pièces
administratives écrites. Aussi l’incapacité à écrire et/ou à lire devient-elle
un obstacle flagrant pour accéder à ses droits et/ou pour les faire valoir.
À Grenoble, pour faciliter l’accès aux droits des personnes et lutter contre
le non-recours aux droits et aux services, les dix écrivaines publiques
de la ville ont pour missions principales : d’aider à la rédaction, à la
­compréhension et au classement de documents, d’informer sur les droits
et recours existants, d’orienter vers les organismes référents. Pour ce
faire, elles assurent des permanences individuelles, des animations collec-
tives d’information, la coordination d’ateliers sociolinguistiques et la mise
en réseau avec tous les organismes pourvoyeurs de droits et de services.
À la Maison des habitants les Baladins, située dans un quartier priori-
taire, la majorité des personnes reçues sont analphabètes, illettrées ou,
tout simplement, pleines de doutes sur leur capacité à bien rédiger leur
courrier ou à remplir un dossier. Elles sont, pour un grand nombre, dans
une situation de précarité économique et sociale, voire relationnelle, ce
qui a pour conséquence une certaine fragilité psychique. Or, plus on est
dans une situation sociale difficile et plus l’on reçoit de courriers adminis-
tratifs. Tous les écrits rappellent à ces personnes combien leur situation
est précaire, les ramènent à leur manque d’instruction, à un parcours
scolaire chaotique, voire à des parcours de vie douloureux. L’écrivaine
publique devient, sans le vouloir, dépositaire de tous leurs problèmes.
« Les papiers me donnent des angoisses effroyables… Un jour, je me suis dit, allez, tu
n’ouvres plus ton courrier. Je suis resté un mois comme ça, j’en avais ras le bol. Je ne
m’en sors pas des papiers… J’ai reçu un papier de relance qui m’a fait souffrir tout le
week-end. J’ai tellement pleuré que j’ai peur de devenir aveugle… Je voulais partir… »

/204
L’engagement citoyen à Grenoble

Ces paroles d’usagers recueillies lors des permanences d’écrivaine


publique sont l’expression d’une souffrance psychologique liée aux
démarches administratives. Au fil des mois, l’idée de rassembler toutes
les personnes autour de la même problématique a germé et pris tout son
sens : leur donner la parole dans un cadre plus adapté avec l’aide d’une
psychologue. Un groupe d’habitants s’est constitué en mars 2015.
Comment reconstruire une relation de confiance ? Chacun à sa manière
relate la façon dont il construit une relation de confiance avec d’autres,
la confiance en l’avenir et la confiance en soi. « Je ne supporte pas d’être traité
de meskina [“pauvre malheureuse” en arabe]. Cela me donne le sentiment
d’être tout en bas. Je ne mendie pas. » Au fil des séances, le groupe devient
en lui-même une ressource. Il permet à chacun de retrouver l’estime de
soi, qui s’était effritée par une situation de rupture et la perte de repères,
grâce à l’écoute et au soutien de tous. « Je recevais des courriers de relance qui
me donnaient l’impression qu’on me harcelait. Mais maintenant, je n’ai plus peur. »
Aujourd’hui, le groupe s’inscrit dans une démarche de participation
citoyenne, un plan d’action municipale d’accès aux droits et de lutte
contre le non-recours. L’accompagnement de ce groupe à travers un
travail de verbalisation a permis à chacun de retrouver sa dignité et de la
faire valoir comme citoyen.

Une démocratie conflictuelle


Jérémy Louis, doctorant à l’université Paris Ouest-Nanterre présente l’Alliance
citoyenne de l’agglomération grenobloise comme une expérience de community
organizing en France.

Jérémy Louis – Mobilisations face au bailleur social sur des enjeux de


propreté, de charges abusives, ou encore de travaux à réaliser ; actions
d’occupation de lieux de travail pour obtenir des concessions face à
des conditions d’emploi abusives ; interpellation du doyen d’une uni-
versité pour les droits des étudiants étrangers… Ces mobilisations, dis-
parates dans leurs objets, sont pourtant mises en place depuis 2010 par
un même collectif, l’Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise,
qui ­s’attache à organiser les citoyens de différents quartiers de la ville.
Pour ce faire, l’Alliance citoyenne met en pratique les méthodes dites de

205/
Varia

community organizing, terme qui renvoie à une démarche d’organisation des


citoyens – individus ou groupes – dans le but de défendre leurs intérêts,
en vue d’un changement politique et social13.
Pour l’Alliance citoyenne, « c’est une démocratie conflictuelle qu’il s’agit de
construire 14 ». Les différentes campagnes menées par l’organisation
depuis sa création ont une même orientation stratégique qui découle de
cette façon de penser l’activité démocratique. Les colères individuelles
constituent le socle sur lequel se construisent les actions collectives.
Celles-ci sont orientées de manière à créer un rapport de force avec des
personnes en capacité de faire évoluer les situations – c’est la « verticali-
sation » des colères. C’est ainsi que face à l’enjeu de la violence au collège,
­l’association a ciblé la directrice d’un établissement de l’agglomération
afin de la pousser à agir et à débloquer des moyens.
L’organisation de campagnes permettant l’exercice d’une pression
citoyenne aboutit, au-delà de ses résultats concrets, à une prise d’auto-
nomie des habitants vis-à-vis de leurs conditions de vie. L’enjeu est de
permettre aux populations rendues inaudibles du fait de leur relégation
sociale et économique de retrouver toute leur légitimité démocratique.
Néanmoins, une tension forte est présente au sein de l’Alliance, liée à
la place occupée par les salariés : les organisateurs doivent être capables
de mobiliser largement et efficacement tout en prenant soin de ne pas
accaparer les enjeux politiques de l’action.
La mise en pratique de méthodes de community organizing est productrice
d’une tension entre le souci de mobilisations efficaces et le projet démo-
cratique. Si l’on ne peut pas parler d’« auto-organisation » des habitants,
les processus de prise d’autonomie auxquels l’Alliance contribue, depuis
2010, à Grenoble, sont bien réels, tout autant que les victoires, petites ou
grandes, qu’elle a obtenues à l’échelle des quartiers et de l’agglomération.

13 - Voir Hélène Balazard, « Mobiliser et mettre en scène des “leaders” : les coulisses des assemblées
démocratiques de London Citizens », Participations, vol. 4, no 3, 2012. Voir aussi Saul David Alinsky,
Manuel de l’animateur social : une action directe non violente, Paris, Seuil, 1978. Saul D. Alinsky crée
en 1939 la première community organization dans l’un des quartiers les plus pauvres de Chicago.
14 - Espace des communautés et des habitants organisés, 2012 (www.centres-sociaux.fr).

/206
L’engagement citoyen à Grenoble

Protéger ce qui nous exclut


Daniel Bougnoux, philosophe, professeur émérite à l’université des Alpes de Grenoble,
replace la ville de Grenoble dans son environnement géographique, ses montagnes
sublimes et dangereuses.

Daniel Bougnoux – Les Grenoblois observent, du fond de leur cuvette,


ces merveilleuses jupes aux flancs de la Dame blanche qui hante leurs
rêves et vers laquelle ils s’élancent au matin, pleins d’amour et d’ardeur,
d’ambition et d’extase, dès que le temps le permet. Belledonne fascine
Grenoble ; la ville couchée au pied de ce massif y trouve son poumon,
son défi vertical, sa revanche inépuisable de légèreté, de liberté, de respi-
rations et de vues également brûlantes, grisantes, arrachées à la vie terne
et traînante d’en bas…
Combien de morts dans Belledonne depuis le 1er janvier ? Un par semaine
environ, sans compter les blessés, il suffit d’observer les passages d’héli-
coptère pour prendre une mesure de la casse. Cela n’arrête pas ceux qui,
semaine ou dimanche, repartent à l’assaut ; Belledonne est un peu notre
Moby Dick, qui attise le rêve des fous enfermés dans leur nef, guettant
fiévreusement l’horizon où soudain : « Elle souffle ! »
Le skieur trace ses courbes gracieuses au contact de ces surplombs
neigeux qui menacent de l’engloutir, et sa caresse est cathartique : cimes
bêtement arrêtées, fronts gelés, crêtes empêtrées, cascades suspendues
par le gel, voici le beau paraphe de ma course, mon pied-de-nez au
vertige, la réponse d’un corps vivant à votre sommeil minéral ! Le skieur
réveille la montagne, il la signe comme certains tagueurs s’aventurent en
ville, la nuit, sur des parois au péril de la chute.
« Pourquoi escaladez-vous les montagnes ? – Parce qu’elles sont là. » Réponse
laconique et profonde… Dans une culture orientée vers l’abstraction, le
virtuel ou le monde en général des codes et des signes, un sommet impose
son être massif, non substituable. Il se pose un peu là. Cette donation
nous précédera toujours et il n’est pas question de maîtriser cela, de
se l’approprier… La maîtrise et possession de la nature vantées par
­Descartes, nos prises techniques ou conceptuelles glissent sur ces grands
corps neigeux qui résistent d’assez haut à l’effort humain, ­suscitant donc
du même coup un désir, un défi. À la montagne toujours imprévisible,

207/
Varia

on se mesure à corps touchant, on s’y faufile plus qu’on ne la domine


une fois pour toutes.
Familière aux Grenoblois, cette échappée belle d’une invite ascen-
sionnelle s’offre à chaque bout de rue. Une transcendance entoure et
surplombe notre ville ou notre culture, elle nous attend juste au-dehors…
L’approche de la montagne nous rend à notre gravité – nous pouvons
toujours en tomber. Là où la vie tient à un fil, nous sentons mieux notre
fragilité, notre active solidarité (matérialisée par la cordée, c’est elle qui
passe là où l’individu échoue), mais aussi la frugalité et les vertus d’un
corps en alerte, attentif aux messages du vent, de la neige et du milieu
autant qu’à ceux du corps propre (contrôle du souffle, des appuis, de la
fatigue…).
Dans ce monde progressivement étranger, jusqu’au blanc minéral et à
la roche gelée, l’humanité s’éprouve précaire, minoritaire. Loin de nous,
les cimes poursuivent leur vie éternelle, impassible. À notre perpétuelle
bougeotte, elles opposent leur souveraine immobilité ; à notre langage
et à nos raisons, leur « véhément silence » (Samivel). De cette altérité altière
naissent les histoires de montagne sacrée et autres demeures des dieux.
Une part de notre vie sera donc toujours invinciblement attirée par
une montagne où nous plaçons confusément ce divin qui nous perfec-
tionne. Sa transcendance veille sur notre condition d’homme des vallées.
­Descartes, encore lui, remarquait que Dieu lui-même ne saurait créer de
montagne sans vallée, tant l’une implique logiquement l’autre. Pour le dire
autrement, toute vallée rêve de la montagne. Pourquoi faut-il préserver,
cultiver, voire « rémunérer » ce wild ou cette altérité radicale ?
Je dirai au plus court qu’une épreuve du sublime doit veiller sur notre
expérience du beau. De même, une sauvagerie veille sur notre civili-
sation, et nous devons la défendre contre les empiétements mercantiles
de celle-ci. En d’autres termes, il nous faut protéger ce qui nous exclut.
Faute de ces réserves de wild, rien ne serait pire qu’un monde où notre
culture avec ses routes, ses réseaux et ses filets techniques aurait partout
triomphé. Une culture ne vit qu’affrontée à une nature qui lui résiste, et
au fond qui la nie.
Si l’épreuve du sublime apporte parfois la mort, l’utopie d’un monde
devenu plat ou partout pénétrable, Flatland, n’engendrerait que l’ennui.

Textes réunis par Jonathan Chalier

/208
La Réforme
de Luther
Origines et sens d’un héritage
Jean-Louis Schlegel

P our parler du 500e anniversaire de la « Réformation », comme on


dit en Allemagne, il y a deux grandes voies possibles : privilégier
le point de vue religieux, en insistant sur la rupture proprement
doctrinale de la Réforme, ou bien mettre l’accent sur la fracture his-
torique et culturelle qu’elle a représentée dans l’histoire européenne
(et mondiale, si l’on tient compte de l’expansion du christianisme en
dehors de l’Europe). On peut naturellement mélanger les deux, mais il
y a un conflit entre les deux orientations : chacune accuse l’autre de lui
faire de l’ombre ou de minimiser ce qui est important. Du côté théo-
logique, la question s’est aussi posée avant les célébrations : comment
faire de ­l’événement, malgré tout, c’est-à-dire malgré la division jamais sur-
montée de l’Église chrétienne, un événement œcuménique auquel l’Église
catholique puisse s’associer et participer de plein droit et de plain-pied,
sans se sentir humiliée ou obligée de venir à résipiscence sur des points
importants, compte tenu de l’évolution du monde (et de l’Église après
les « réformes » du concile Vatican II, en 1962-1965, au sujet duquel on
a parlé d’une « protestantisation » du catholicisme1) ?
Dans les rappels rapides qui suivent, on mettra en avant, au risque d’une
cote mal taillée, à la fois les aspects culturels, historiques, politiques et
autres, tels que les traite l’historiographie récente non confessionnelle, et,
à un degré moindre, la rupture théologique de Luther. L’histoire permet
1 - Du côté des historiens (et des sociologues) allemands contemporains, la tendance serait plutôt, non
pas à nier l’importance de la Réformation protestante en Allemagne, mais à en relativiser le caractère
unique, et le sentiment de supériorité qu’elle engendre parfois chez les filles et les fils de Luther. Comme
les historiens français, ils préfèrent parler de la période du xve au xviie siècle comme de l’« ère des
réformes », et non pas du seul « siècle de la Réforme » (le xvie siècle allemand), et font le constat que
cette dernière a surtout brisé l’évidence de l’universalité de l’unique christianisme.

209/
Varia

de replacer Luther en son temps, de lui redonner un peu de chair en


quelque sorte, pour ne pas en rester uniquement aux aspects i­ ntellectuels
et aux clichés reçus de sa biographie, du côté catholique surtout mais
aussi parfois protestant2. La théologie rappelle ce que fut la rupture
essentielle de Luther. L’événement historique de 1517, ce qu’on appelle
la « querelle des indulgences », réunit les deux : l’histoire et la théologie.
On commencera donc par là, avant d’évaluer la signification de l’héritage
de la Réforme dans l’histoire européenne.

Les thèses contre les indulgences


La légende héroïque protestante a marqué le récit historique et ­l’imagerie
de l’événement. Elle représente volontiers Luther placardant ses
« 95 thèses sur les indulgences » à coups de marteau sur la porte de
la ­collégiale de Wittenberg, le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint,
devenu de fait la date de naissance de la Réforme. S’il y a peu de doutes
sur le jour, il est en revanche certain que cela s’est passé autrement. En
1517, Luther, membre de l’ordre des Augustins, était « professeur de
Bible » dans la petite université de Wittenberg, en Saxe, et ses thèses,
écrites en latin, étaient destinées à informer professeurs et étudiants qu’il
engageait une dispute (disputatio) intellectuelle au sein de l’université sur le
sujet des indulgences. L’affichage indiquait simplement que cette dispute
aurait lieu. Mais pourquoi les « indulgences » ?
Le sujet était effectivement d’actualité. Depuis quelques mois, une grande
campagne avait été lancée depuis Rome pour gagner des indulgences
– des remises de peine dans l’au-delà – moyennant espèces sonnantes
et trébuchantes. C’était une entreprise orchestrée par le pape Léon X
Médicis pour financer la construction de Saint-Pierre de Rome, et elle
avait été prise en charge par les Dominicains. En Allemagne centrale,
l’un d’eux, Johannes Tetzel, était à la tête d’une mission qui faisait la
tournée des villes et des bourgs importants. Le parcours ne passait pas
par ­Wittenberg : le prince-électeur3 de Saxe, F ­ rédéric III le Sage, avait

2 - Je me servirai avant tout de trois livres récents : Thomas Kaufmann, Histoire de la Réformation
[2009], trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor & Fides, 2014 ; Heinz Schilling, Martin Luther. Rebelle
dans un temps de rupture [2012], trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2014 ; Marc Lienhard,
Luther. Ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor & Fides, 2016.
3 - « Électeur », après la mort de l’empereur du Saint Empire romain, de son successeur.

/210
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage

en effet refusé que Tetzel et sa troupe viennent faire leur propagande


sur son territoire. En revanche, dans le territoire voisin de Brandebourg,
où régnait un autre électeur, Albrecht de Brandebourg, archevêque de
Mayence, les Dominicains avaient droit de passage pour récolter le
produit de la vente d’indulgences, et des gens de Wittenberg accouraient
pour en acquérir eux aussi. C’est probablement par ceux qui étaient allés
chercher des indulgences chez Tetzel que Luther a eu vent du slogan
publicitaire de ce dernier, qu’on retrouve dans la 27e thèse : « Sitôt que
l’argent résonne dans la caisse, l’âme s’envole du Purgatoire [pour aller au Ciel]. »
Luther ne voit là qu’« invention humaine » ou, pire, un délire, car selon
Tetzel, qui ne faisait pas dans la finesse, « les indulgences délivreraient même
un homme qui aurait séduit et engrossé la Vierge Marie » !
D’emblée, les acteurs du scénario de la rupture sont présents. D’abord
le Pape, qui cherche de l’argent en vendant des biens du salut grâce à des
intermédiaires peu scrupuleux : on apprendra plus tard que son zélateur,
l’archevêque Albrecht de Brandebourg, se servait largement dans la caisse
des indulgences, car il avait lui aussi de grosses dettes à rembourser. Puis
Frédéric le Sage, électeur de Saxe et protecteur de Luther, qui soutient le
réformateur dès que la polémique éclate. Enfin, Luther et ses 95 thèses,
nées de tourments intérieurs sans fin sur la colère de Dieu contre le
péché, que nulle indulgence ne saurait apaiser. Il ne manque que Charles
Quint, qui a 17 ans et n’est pas encore le nouvel empereur élu du « Saint
Empire romain de nationalité germanique ».
Si les thèses avaient été simplement affichées, on n’en aurait jamais entendu
parler. Que s’est-il donc passé ? D’abord, elles avaient été imprimées par
Luther lui-même sous forme d’affiches dans l’imprimerie du couvent
et donc diffusées en nombre restreint. Mais, très vite, des imprimeurs
extérieurs subodorèrent la bonne affaire et entreprirent de les diffuser
en nombre pour un public d’intellectuels, d’humanistes, d’étudiants et
de professeurs, bien au-delà de Wittenberg. Il faut en effet savoir qu’en
Allemagne, Rome et la papauté faisaient l’objet d’une furieuse dérision
anticléricale avant l’heure. D’autre part, Luther avait pris l’initiative de
les envoyer à un personnage important : Albrecht de Brandebourg, le
prince-archevêque de Mayence déjà nommé, directement concerné (à
l’insu de Luther) par le produit des indulgences. C’est cet envoi initial
– imprudent ou calculé ? – qui déclenchera la cascade d’événements qui
se succèdent dès 1518.

211/
Varia

Pourtant, les thèses sur les indulgences de Luther n’étaient pas uni­
latéralement polémiques, ni hargneuses envers le Pape. Luther rejette
les indulgences papales quand elles font oublier la vraie pénitence, qui
est la charité envers autrui : « 41. Il faut prêcher avec prudence les indulgences
du Pape, afin que le peuple ne vienne pas à s’imaginer qu’elles sont préférables aux
bonnes œuvres de la charité. 43. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui donne
aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait mieux que s’il achetait des indulgences.
44. Car par l’exercice même de la charité, la charité grandit et l’homme devient
meilleur. Les indulgences au contraire n’améliorent pas ; elles ne font qu’affranchir
de la peine. 45. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui voyant son prochain dans
l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du
Pape mais l’indignation de Dieu. »

Luther rejette les indulgences


papales quand elles font oublier
la vraie pénitence, qui est
la charité envers autrui.

La diffusion, involontairement réussie, des 95 thèses sous forme de


tracts imprimés attire d’emblée l’attention sur un aspect essentiel du
succès de la Réforme : Luther est l’un des premiers, sinon le premier,
auteur de best-seller de l’histoire de l’imprimerie ; réciproquement, il a
donné un formidable coup de fouet au développement de celle-ci une
­soixantaine d’années après son invention par Gutenberg (1453). Luther
fut non seulement un écrivain à succès, mais un auteur incroyablement
prolixe. Il dira plus tard : « Quand j’écris, cela coule tout seul. » Très tôt, ses
ouvrages et ses libelles seront traduits et surtout écrits par lui directement
dans un allemand populaire, accessible et imagé. La Bible de Luther
(traduite du grec et de l’hébreu) n’est pas la première en allemand, mais
la dizaine d’autres qui la précèdent, d’un style très lourd, collant au latin
biblique de la Vulgate, ont été complètement oubliées. La traduction de
Luther est très réussie et légère : avec son catéchisme et d’autres textes
écrits directement en allemand, elle contribuera au façonnement et à
l’unification de la langue allemande4.

4 - Il bénéficia aussi tout au long de sa vie des illustrations de Lucas Cranach l’Ancien et de son atelier,
installé à Wittenberg. Cranach resta un ami intime de Luther et de sa famille, ils furent mutuellement

/212
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage

L’affaire des indulgences


et la naissance de la Réforme
Très rapidement, après avoir reçu l’affiche des 95 thèses, l’archevêque de
Mayence dénonce Luther à Rome, où l’on ne s’inquiète pas outre mesure :
on croit que c’est une querelle comme il y en eut tant entre ordres reli-
gieux rivaux. Les Dominicains soutiennent en effet Tetzel et veulent
intenter un procès en hérésie à Luther. Ce dernier est ­d’ailleurs contraint
de se justifier au printemps 1519 devant son ordre des Augustins – qui le
­soutient. Ensuite, à la diète d’Augsbourg de 15195, le futur r­ éformateur
doit affronter dans une dispute le cardinal Cajetan, dominicain et
­thomiste de haut vol. En juillet 1519, lors de la « disputation de Leipzig »,
il engage une joute avec un théologien connu (et redoutable), Jean Eck.
Toutes ces rencontres se déroulent déjà sur fond de malentendu, en ce
sens que Luther défend la vérité de ses positions théologiques sur le salut
de l’homme en se fondant sur l’Écriture seule, tandis qu’en face, on défend
avant tout la primauté absolue du pape et la nécessité de lui obéir, avec
des arguments traditionnels de la théologie scolastique.
Tout cela aboutit, dès 1520, au déchirement. Pour l’Église officielle
et ses institutions, la condamnation et la mise au ban sont devenues
­inévitables, tandis que l’opinion publique et les « médias » soutiennent
la cause de Luther et le libre arbitre de chacun en matière de foi : chaque
chrétien peut penser ce qu’il veut des indulgences et d’autres sujets.
­Concrètement, la bulle de condamnation de Luther, Exsurge Domine,
est rédigée dès juin 1520, publiée à Rome en juillet et en Allemagne
en septembre (par Jean Eck lui-même, son contradicteur). Du côté de
l’Église, on n’attend pas qu’il justifie la vérité de ses thèses par l’Écriture,
mais qu’il se soumette au pape. Il a soixante jours pour le faire, sinon il sera
excommunié et mis au ban de l’Empire – moyennant quoi chacun pourra
s’emparer de lui et même le tuer. Alors qu’on procède à l’autodafé de ses
livres en divers endroits d’Allemagne, Luther réplique en décembre 1520
par une action spectaculaire : près du charnier situé à l’une des portes de
la ville de Wittenberg, il brûle avec les étudiants son propre exemplaire

parrains de leurs enfants. Et grâce à Cranach, les illustrations de toutes sortes ne manquent pas sur
les débuts de la Réforme : tableaux, portraits de Luther, illustrations de livres de Luther, caricatures
anticatholiques, etc.
5 - La « diète » est l’assemblée d’Empire chargée de régler les litiges et les affaires en cours : elle com-
prend les princes-électeurs, d’autres princes religieux et laïques et des délégués des villes.

213/
Varia

de la bulle Exsurge Domine, en compagnie d’ouvrages de droit canon et


de traités de son adversaire Jean Eck.
Entre-temps, un nouvel acteur de premier plan est entré en scène :
­l’empereur Charles Quint. Fraîchement élu roi d’Allemagne en
octobre 1520, à Spire, il s’apprête à présider sa première diète à Worms,
prévue en avril 1521. Charles est alors un jeune homme de 20 ans, élevé
en Espagne, qui arrive pour la première fois en Allemagne et ne parle
pas l’allemand ; il a une haute conscience de son rôle non seulement
politique, mais aussi religieux. Politiquement, il est à la tête d’un Empire
à son maximum d’extension, de la Hongrie au Nouveau Monde, mais
c’est aussi le moment historique où l’Empire romain germanique est
en train de se disloquer, l’heure où principautés et villes libres aspirent
à devenir des États-nations souverains. Sur le plan religieux, Charles se
sent l’héritier millénaire de l’Empire romain devenu chrétien et de son
unité. Très pieux, il s’intéresse donc dès son élection à l’affaire Luther
et le comportement rebelle de ce dernier fait évidemment mauvaise
impression sur lui. Mais une fois encore Luther a, contre Rome et contre
Charles Quint, son défenseur habituel : l’électeur de Saxe, Frédéric le
Sage. Son soutien est essentiel pour l’empereur, alors même qu’il cherche
en sous-main à affirmer son autonomie : malgré ­l’opposition farouche
de la Curie romaine et les réticences de Charles Quint, il obtient que
Luther soit convoqué à la diète de Worms, en avril 1521, pour s’expliquer
devant l’Empereur.
Le réformateur en devenir peut ainsi se rendre de Wittenberg à Worms
avec un sauf-conduit, acclamé par la foule tout au long. Il y affirme
devant le tout jeune Empereur sa doctrine tirée de l’Évangile et demande
qu’on lui réponde par des arguments tirés de l’Écriture Sainte. Déclarant
sa « conscience captive de la Parole de Dieu », il termine sa plaidoirie par les
mots célèbres : « Je ne puis faire autrement. Je m’en tiens là. Que Dieu me vienne
en aide. Amen. » On attendait sa reddition totale et sans condition ; il a
résisté. Se sentant menacé, il repart le soir même. Quelques jours plus
tard, alors qu’il retourne en Saxe, après une visite à sa famille en Thuringe,
une troupe de soldats, en pleine nuit, le tire de sa charrette à bœufs et
l’emmène en lieu sûr : le château fort de la Wartbourg, à Eisenach, où il
se mettra à traduire la Bible.

/214
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage

La théologie de Luther
En 1521, trois ans et demi après l’affaire des indulgences, on peut dire
que déjà tout le personnage Luther est là et aussi que le sens théo­
logique de la Réforme est posé. L’homme a pris en très peu de temps une
dimension impressionnante : c’est un leader reconnu dans son entourage
théo­logique, un professeur acclamé par les étudiants à l’université de
­Wittenberg, avec des « fans » dans toutes les couches de population,
même au-delà de Wittenberg. À partir de novembre 1517, il ne signe plus
de son nom « Luder », mais « Luther », un remaniement allemand du mot
grec eleutherios, qui signifie « libre » : il est devenu l’« homme libre », libre
de la liberté du chrétien.

L’homme pécheur est sauvé


par la grâce de Dieu seule,
et non par les œuvres,
qu’il s’agisse des œuvres
de l’Église ou de ses propres
efforts pour faire le bien.

Du côté des écrits, les 95 thèses n’étaient qu’un prélude. Occupé à les
défendre, il a poursuivi sa recherche sur le sens de la pénitence et publié
au printemps 1518, en allemand, un Sermon sur les indulgences et la grâce, qui
aura un grand succès et va beaucoup plus loin que les simples thèses uni-
versitaires. Il montre à quel point les indulgences mettent en cause tout
un système d’Église, comment elles posent une question fondamentale :
dans les religions du salut, l’homme peut-il se sauver (« se justifier ») lui-
même par des œuvres pieuses et autres ? Ce sermon inaugure en fait le
succès littéraire de Luther, mais c’est aussi toute la théorie réformée du
salut, selon laquelle « le juste vivra par la foi » (Romains 1,17), qui s’était
déployée ou révélée à lui : l’homme pécheur, « fini », est sauvé (« justifié »)
par la grâce de Dieu seule, et non par les œuvres, qu’il s’agisse des œuvres
de l’Église (pas seulement les indulgences, mais aussi les sacrements, les
prières intenses), ou de ses propres efforts pour faire le bien. La grâce
(sola gratia) est accordée à celui qui croit, à la foi seule (sola fides), et la foi,
don de Dieu, vient par la seule Écriture (sola scriptura). Il importe que
chacun puisse lire et écouter la Bible, l’interpréter par et pour lui-même.

215/
Varia

Chacun, ayant écouté la Parole de Dieu, est placé devant sa responsabilité


et sa conscience. Il faut même en quelque sorte arracher la Bible à l’Église,
qui l’a confisquée pour mettre en place ses propres moyens du salut,
ceux par lesquels elle tient les fidèles « captifs » d’elle et non de la Parole.
Dès 1520-1521, sortent les grands traités de Luther qui explicitent
sa théologie. En dépit de son titre, l’ouvrage À la noblesse chrétienne de
­nationalité allemande rappelle que tous ceux qui sont baptisés sont ­porteurs
de la même dignité : tous sont prêtres, tous ont droit aux mêmes
­responsabilités dans l’Église, tous (paysans, artisans, femmes, étudiants)
peuvent lire la Bible et interpréter l’Écriture avec la même légitimité. C’est
la reconnaissance sans restriction du pouvoir des laïcs. Le second livre,
De la captivité babylonienne de l’Église, est une critique sans concession de la
doctrine des sacrements catholiques : comme leur administration et leur
distribution sont réservées à la caste sacerdotale, ils sont devenus des
outils de domination de l’Église romaine. Sur sept sacrements, Luther en
maintient trois, qui sont légitimés par l’Écriture : le baptême, l’eucharistie
et, à certaines conditions, la pénitence. Les autres sont supprimés, comme
des escroqueries et des fictions romaines, ce qui lui attira des refus et
des inimitiés, notamment chez les humanistes. Le troisième ouvrage, De
la liberté chrétienne, commence curieusement par une adresse confiante
au Pape, mais insiste sur la liberté de chaque chrétien : une Église selon
l’Évangile repose sur cette liberté personnelle, individuelle, intérieure, et
non sur la primauté doctrinale et disciplinaire du pape ou sur l’autorité
sacramentelle des prêtres.
Même s’il est malmené, en 1521, Luther ne semble pas encore avoir
renoncé à réformer l’Église et ne pense pas à créer une autre Église. En
revanche, il est conscient de sa puissance médiatique et, au lieu de régler
les questions en privé, à l’amiable, avec les instances et les institutions
responsables, il en appelle, pour établir la vérité, à l’opinion publique où
il a partie gagnée, en tout cas en Saxe et bientôt au-delà. En même temps,
Luther a déjà prononcé contre le Pape des mots pour ainsi dire sans
appel, et il ne reviendra pas dessus. Ainsi, déjà dans une lettre de 1519,
il écrivait à l’un de ses amis : « Nous ici à Wittenberg sommes persuadés que la
papauté est le siège de l’Antéchrist en personne, du véritable Antéchrist : contre ses
mensonges, tout nous est permis, selon nous, au nom du salut des âmes. » Ailleurs,
il déclare que la cour de Rome est plus scandaleuse « qu’une Sodome, une

/216
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage

Gomorrhe ou une Babylone ». Après 1521, Luther ne parlera plus autrement


du Pape et de Rome.
Évidemment, on pourrait se demander : de quel droit lui, Luther,
­prétend-il que sa parole vaut bien celle de la vieille Église millénaire,
voire qu’elle lui est supérieure ? Pour des raisons de principe, mais aussi
d’expérience : Luther a découvert à quel point l’Église – et d’abord la
papauté – était dans le faux par rapport à l’Écriture sur l’affaire des
indulgences ; quant à lui, « captif de la Parole de Dieu », il est sûr de lui, sûr
que son interprétation est la seule juste – tant qu’on ne le lui démontre
pas, Bible en main, qu’il a tort. Il avait raison, comme l’Église catholique
finira par le reconnaître.

L’héritage de la Réforme
La Réforme est incontestablement un tournant européen et mondial,
mais quel tournant ? On peut répondre tout simplement : elle a créé
un troisième christianisme dans le monde, à côté du catholicisme et
de l­’orthodoxie. C’est un événement majeur de l’histoire de l’Europe
moderne, avec des pages glorieuses et des violences considérables, dont
les guerres de religion et leurs conséquences.
On accorde souvent, surtout du côté allemand, une qualité décisive à
la Réforme : elle aurait été le tournant vers la Modernité européenne,
modernité politique, culturelle, sociale, celle de la liberté de conscience.
Et implicitement ou explicitement, cela revient à affirmer sa supériorité
sur l’Église catholique, considérée comme retardataire et médiévale. Les
historiens de la Réforme, en particulier allemands, rejettent aujourd’hui
cette idée reçue. C’est, selon eux, une projection rétrospective, lancée
en Allemagne au xixe siècle en soutien au nationalisme allemand. Il faut
donc considérer les développements de la Réforme dans leur contexte
historique.
L’historien Heinz Schilling surtout insiste sur le contexte « des » réformes,
sans pour autant nier que Luther est allé le plus loin, jusqu’à la rupture,
sans cependant la vouloir ni l’imaginer une seconde au départ, avec des
conséquences ultérieures qu’il n’a pas non plus souhaitées. Cette pers-
pective réhabilite pour une part la « Contre-Réforme », opérée surtout
par les Jésuites : il s’agit d’une appellation commode, mais qui dévalorise

217/
Varia

implicitement les très importantes réformes du concile de Trente, qui


changent le visage de l’Église catholique et l’arrachent aux mondanités
de la Renaissance tout en la « modernisant ». Luther ne voulait pas une
autre Église : il voulait l’Église catholique réformée selon l’Évangile et
il est probable que, jusque vers 1525 encore, il croyait pouvoir y arriver.
Mais par la suite, se sont imposés à lui le maintien de l’acquis, l’institution­
nalisation de ce qui avait été conquis, l’organisation ecclésiastique, sans
compter le traitement des divisions doctrinales et autres dans le tout
jeune camp réformé6. D’autre part et surtout, Charles Quint avait pris la
mesure du problème et l’Empire, d’abord assez passif, en conflit lui aussi
avec le Pape7, commençait à devenir menaçant pour la Réforme. Preuve
en est la « ligue de Smalkalde », une alliance défensive créée en 1531
par les princes protestants favorables à la Réforme après que Charles
Quint eut refusé la « confession d’Augsbourg » (un texte conciliant
résumant « ce que croient » les partisans de Luther) lors de la diète du
même nom en 1530. Le contexte politique général était celui d’un Saint
Empire romain à son apogée mais prenant l’eau de toute part, confronté
à la constitution d’États territoriaux aspirant à l’autonomie, autant par
rapport à Rome que par rapport à l’Empire. En ce sens, Luther a surtout
servi de prétexte aux princes protestants – et aussi catholiques ! – pour
affirmer leur souveraineté.
La rançon de cette situation favorable était que sa Réforme ne pouvait
aboutir que grâce au prince-électeur de Saxe, Frédéric le Sage, et de
quelques autres seigneurs allemands. Frédéric trouvait bien sûr, avec un
Luther admiré par les intellectuels et adulé par les foules, un allié de poids
pour ses projets d’émancipation. C’était un prince pieux, et il a sûrement
été intéressé par la critique et la proposition religieuse de Luther, mais
il ne faut pas imaginer qu’il pensait sortir de l’Église catholique. Quand
Frédéric est mort en 1525, il avait sans doute le sentiment de mourir en
catholique8. De son côté, Luther était conscient du risque politique de
la dépendance par rapport aux princes (il ne voulait pas reproduire les
faiblesses de l’Église catholique sur ce point) et il a jusqu’à la fin tenté
6 - Voir, entre 1527 et 1530, les querelles très dures autour de la « présence réelle » du Christ dans
l’eucharistie.
7 - Le sac de Rome, d’avril 1527 à février 1528, par des troupes de Charles Quint, en représailles d’une
alliance entre le Pape et François Ier, fut effroyable.
8 - Jusqu’en 1523, deux ans avant sa mort, il avait gardé sa collection de reliques, l’une des plus belles
d’Allemagne, avec 17 000 pièces…

/218
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage

d’éviter que les princes ne prennent le pas sur les Églises de leur territoire.
Même soutenu par eux, il fut globalement irréprochable : quand il avait
quelque chose à leur dire ou à leur refuser, il le faisait en face9. Mais cette
indépendance reposait aussi sur son autorité personnelle. Il était admiré
et craint, du fait de sa puissance intellectuelle et de ses colères, même par
les princes. Il était aussi aimé parce qu’il était proche des gens, de leur
vie et de leur mort : il passait un temps de correspondance incroyable,
tous les jours, à consoler ses amis, y compris les plus humbles, dans les
épreuves de la maladie et du deuil.
Après sa mort, très vite, dans la logique en cours de leur souveraineté
nouvellement acquise (et l’instauration du principe cujus regio ejus religio :
« à chaque région sa religion »), et tout en transférant à l’État des ­activités
auparavant réservées à l’Église (l’aide sociale, le soin des malades et
des personnes âgées, le droit du mariage et de la famille, l’éducation et
­l’instruction jusqu’à l’université comprise), les princes se mirent à régenter
leurs Églises locales protestantes, non seulement pour les nominations,
mais aussi sur toutes sortes de questions internes à l’Église. Le prince
(considéré comme un « évêque d’urgence ») « décidait en son nom propre, dans le
cadre du droit religieux d’Empire, de la doctrine valable dans son territoire ; il promul-
guait les ordonnances ecclésiastiques, il nommait les membres théologiens et juristes
des instances consistoriales, ainsi que le personnel ecclésiastique chargé de la direction
de l’Église. Les restrictions du droit canonique ne s’étendaient plus à lui  10 ». C’était
l’« État chrétien », que Hegel louait et que Marx condamnait encore au
xixe siècle. Il n’en alla certes pas autrement dans les pays catholiques (le
gallicanisme français en est le meilleur exemple), mais la différence tient
peut-être à la part conflictuelle subsistant dans les pays catholiques. En
fin de compte, en pays protestant, ce sont des princes laïcs qui furent
les maîtres sans vrai partage (et sans fonction ­spirituelle officielle) de
leurs Églises locales, malgré l’importance croissante de la fonction du

9 - Il a cependant failli dans deux affaires d’importance : en 1539, dans l’histoire du double mariage
ou de la bigamie du margrave Philippe de Hesse, fervent soutien de la Réforme, il n’osa pas prononcer
une condamnation pourtant logique ; en 1525, lors de la « guerre des paysans », craignant que les
paysans ne piétinent sa Réforme, il appela les seigneurs à une répression impitoyable (100 000 morts
en quelques semaines). L’autre grande faillite de Luther est sa haine ignoble des juifs à la fin de sa vie
(dans le livre intitulé Contre les juifs et leurs mensonges). Voir T. Kaufmann, les Juifs de Luther [2014],
trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor & Fides, 2017.
10 - T. Kaufmann, Histoire de la Réformation, op. cit., p. 498.

219/
Varia

pasteur dans les communautés. C’est d’ailleurs l’une des raisons, encore
aujourd’hui, de la diversité régionale protestante en Allemagne.

Le luthéranisme supprime la caste


sacerdotale dans son ensemble.

Une seconde singularité, qui fit époque, mérite d’être soulignée. Le


­luthéranisme supprime la caste sacerdotale dans son ensemble – du pape
au clergé séculier et régulier : tout protestant est placé par sa foi dans
une relation immédiate à Dieu, dans une conscience religieuse qui le rend
« captif  » de la parole de Dieu. Luther confère ainsi « à la religion une nouvelle
légitimité et une possibilité d’être expérimentée grâce au tournant radical vers le Dieu
personnel, dont chacun est proche par la grâce, sans médiateur ni pratiques rituelles.
Dieu devenait de nouveau réalité […] dans l’âme des hommes et leur activité quoti-
dienne dans le monde. Pour de nombreux individus, qu’ils soient cultivés ou incultes,
autorités ou sujets, pauvres ou riches, la religion reprit un sens existentiel et devint la ligne
directrice de la pensée et de l’action, […] une religion qualitativement rénovée […]. Le
lieu le plus important, le lieu par excellence de la foi et de l’action qu’elle suscite, n’était
plus le couvent, les abbayes, les fondations religieuses ou d’autres endroits où se vit une
sacralité séparée, mais la vie quotidienne dans le monde 11 ». Le monde et la vie dans
ce monde (mariage, profession, politique…) sont valorisés, sanctifiés. Le
revers de cette attitude fut que lorsque vint le temps de la sécularisation et
de la critique de la religion, les individus protestants furent aussi beaucoup
plus directement exposés, sans le « ­bouclier » de l’Église supranationale, et
les pays protestants connurent une sécularisation beaucoup plus précoce et
intense que les pays catholiques, où le même effort de formation et de sanc-
tification de la vie quotidienne d’une élite laïque avait été entrepris après
le concile de Trente, mais sans conséquence pour le système ­hiérarchique
de l’Église catholique, ni pour ses rites et sa liturgie.


Il est sans doute excessif de dire, en conclusion, que l’« Hercule allemand »
a sauvé l’Église catholique d’une dérive mondaine mortelle au moment de
la Renaissance, mais il a été plus qu’une incitation extérieure dans la réaction
11 - H. Schilling, Martin Luther, op. cit., p. 682-683.

/220
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage

de la Contre-Réforme. Il l’a aussi inspirée dans le renouvellement intérieur


de sa théologie et de sa pratique : déjà un texte essentiel du concile de Trente
(1546-1562), le « décret sur la ­justification », se rapprochait fortement de la
justification luthérienne (du salut) par la foi. Les moyens et les méthodes de
Luther furent aussi très vite imités par les catholiques : ainsi, en réponse au
Grand et au Petit Catéchisme de Luther, le jésuite Pierre Canisius rédigea lui
aussi dans les années 1550 un Grand et un Petit Catéchisme, qui connurent un
immense succès. ­L’obstacle de taille qui demeure aujourd’hui, c’est le rôle
et le sens du pape. Les papes d’aujourd’hui dépassent de loin, en termes
de théologie, de pouvoir et de rayonnement médiatique, ce qu’ils étaient
au xvie siècle. Comme nulle reconnaissance d’une supériorité de l’Église
romaine ne semble envisageable, il faut donc, comme Luther à Worms,
« s’en tenir là ». A
­ ccessoirement, on peut aussi signaler que les « indulgences »
sont toujours présentes dans l’Église romaine, aménagées certes, privées
de leur aspect « bancaire12 », mais suscitant l’ire et la dérision protestantes
comme celles de nombreux catholiques, qui jugent désuet qu’on puisse
gagner son salut par des « mérites » comptables, quels qu’ils soient.
De la Réforme de Luther – prolongée et accentuée par la génération sui-
vante (Calvin surtout) –, deux « cultures confessionnelles » sortirent, avec
leurs marqueurs propres – politiques, économiques, juridiques, religieux…
Leurs traces restent multiples en Europe et hors d’Europe jusqu’à nos
jours. Même quand la sécularisation, les institutions européennes et la
mondialisation leur ont enlevé de leur tranchant, des latences demeurent,
comme on le voit depuis des décennies du côté protestant, avec la vitalité
des Églises évangéliques (face à la routine des Églises « officielles »), pro-
mises par les spécialistes de la religion à un avenir glorieux au xxie siècle,
ou, récemment, avec un réveil typiquement catholique lors des Manifs
pour tous de 201313. La réforme de Luther, engagée il y a cinq siècles, n’a
pas épuisé ses effets contrastés de renouvellement et de différenciation
dans la culture européenne.

12 - Voir les justes réflexions à ce sujet de Bernard Sesboüé, « 1517-2017. 500 ans après Luther »,
Études, octobre 2016.
13 - H. Schilling voit aussi dans les Journées mondiales de la jeunesse une invention rendue possible
par Luther.

221/
Élaboration
d’une revue
Emmanuel Mounier

D e 1926 à 1936 puis de 1940 à 1942, Emmanuel Mounier (1905-


1950) a rédigé des « entretiens » – transcriptions sur le vif ou de
mémoire des ­rencontres auxquelles il participait. Ces comptes rendus,
écrits ­parallèlement à son activité d’étudiant puis de directeur de revue, lui permirent,
à des moments clés de son existence, de juger de l’opportunité de cultiver telle ou telle
relation, de suivre telle ou telle voie, de sorte qu’ils constituent aussi de véritables
dialogues avec lui-même.
Les Entretiens sont d’une valeur exceptionnelle pour qui désire mieux cerner
la personnalité et l’action de Mounier. Ils le sont également pour qui s’intéresse à
­l’effervescence des années 1920-1940 1. Soucieux de comprendre son temps, Mounier
est allé à la rencontre de toutes sortes de milieux en Europe, mais surtout en France
qu’il parcourt de long en large. Il y croise les intellectuels les plus en vue dans les cercles
de Jacques Chevalier, Jacques Maritain, Nicolas Berdiaeff, puis ceux qu’il regroupe
lui-même autour d’ Esprit. Philosophes, écrivains, théologiens, historiens, éditeurs,
politiques, ecclésiastiques, ou simples témoins, nombreux, arrachés à l’anonymat :
tous sont approchés par Emmanuel Mounier dans un même souci de restituer la
vérité de chaque personne.
Ces Entretiens viennent d’être publiés 2. Nous en donnons ci-après des extraits
qui concernent l’élaboration d’une revue qui ne s’appelle pas encore Esprit. Pour les
besoins de ce numéro, les notes ont été réduites au strict minimum.

Y. R .

1 - Dans Emmanuel Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits (Paris, Seuil, 1956 ; rééd.
Saint-Maur, Parole et Silence, 2000), Paulette Mounier a publié un certain nombre d’extraits de ces
Entretiens. D’autre part, Michel Winock en a tiré parti pour l’écriture de son maître-ouvrage : Esprit.
Des intellectuels dans la cité (Paris, Seuil, 1996).
2 - Emmanuel Mounier, Entretiens (1926-1944), présentation et édition critique de Bernard Comte,
assisté d’Yves Roullière, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

/222
Élaboration d’une revue

Le 7 décembre [1930], de la rue Saint-Placide au Palais Royal, nous


parlons, Georges Izard3 et moi, de la Revue dont nous avons besoin.
« Et pourquoi ne nous en chargerions-nous pas ? » Nous sommes rue
de Valois.
22 février 1931
Nous parlons à Maritain4 de la Revue. Je lui ai écrit mon intention il y a
deux jours. Il l’accueille avec son habituelle charité.
Problème éditeur. Desclée pensait remonter la Revue des jeunes 5. Je ­soutiens
qu’il ne faut pas un replâtrage, mais quelque chose de nouveau, et d’une
autre qualité que la Revue des jeunes. D’autre part serions-nous libres chez
Desclée, notamment pour le roman ? Maritain suggère un petit éditeur
comme Corrêa6, qui croîtrait avec nous. Il faudrait lui apporter de l’argent.
Rien à faire avec Grasset, qui ne veut pas de périodique, et lâche Vigile 7.
Je préférerais pour ma part une affaire indépendante, en société anonyme.
Il faudrait 500 000 francs.
Collaboration. Le problème de l’aile gauche. Nous voudrions la laisser
très ouverte, Maritain pense que malgré tout nous aurions à préciser
des limites dès le départ. J’accepterais Jouhandeau, Malraux8 – Maritain
hésite. D’autre part, il faut compter avec les gens comme Claudel,
qui réclament 3 000 ou 4 000 francs pour quelques pages, ou comme
Mauriac, qui mène son aventure individuelle, se préoccupe peu de ce qui
se fait en dehors et de l’encourager : consentirait-il à nous donner pour
ses romans la préférence sur la Revue de Paris 9 ? Enfin, parmi les jeunes,
belle équipe en philo, questions politiques, etc., peu de littérateurs10. « Ce
3 - Georges Izard (1903-1973), jeune avocat, vient d’achever avec Emmanuel Mounier et Marcel Péguy
la Pensée de Charles Péguy (Paris, Plon, coll. « Le Roseau d’or », 1931 ; réédition Paris, Le Félin, 2015).
4 - Jacques Maritain (1882-1973) a accueilli dans sa collection « Le Roseau d’or » la Pensée de Charles
Péguy. Emmanuel Mounier est devenu depuis peu un habitué du cercle de Meudon.
5 - Desclée de Brouwer soutient la Nouvelle Revue des jeunes, fondée en 1924, que l’ordre dominicain
confie à des intellectuels laïcs. Les négociations d’Emmanuel Mounier et de ses camarades avec l’équipe
de la Nrj et l’éditeur prennent une grande place dans les mois qui suivent.
6 - Roberto A. Corrêa a édité le Songe de Descartes de Maritain et les œuvres de Charles Du Bos.
7 - Vigile, tentative de Nrf catholique fondée en 1930 et dirigée par Charles Du Bos et François
Mauriac, passe de Grasset à Desclée de Brouwer, et Charles Du Bos la tiendra seul jusqu’en 1933.
8 - Marcel Jouhandeau (1888-1979), romancier célèbre dès son premier livre, la Jeunesse de Théophile
(Paris, Gallimard, 1921). André Malraux (1901-1976), romancier célèbre depuis les Conquérants
(Paris, Gallimard, 1928). Aucun des deux ne collaborera à Esprit.
9 - La Revue de Paris (1829-1970) doit son succès durable à la publication de grandes œuvres roma-
nesques en feuilleton.
10 - Dans la première équipe, les philosophes étaient Étienne Borne, Olivier Lacombe, Jean Lacroix
et Emmanuel Mounier ; les « politiques » : Louis-Émile Galey, Georges Izard, Alexandre Marc,

223/
Varia

qu’il vous faudra éviter, ce sont les idéologues venant avec des systèmes
tout faits. Vous placer sur le terrain d’un certain positivisme, de quaestiones
disputatae 11. »
Avec Gabriel Marcel  12, 21 avril 1931
Sur la revue, dont je lui parle une première fois.
Me conseille son ami Claude Aveline, Lucien Marsaux, Daniel-Rops13.
Collaboration possible avec quelques philosophes : Le Senne, peut-être
Nabert14, avec lesquels il pense pouvoir aller très loin. Plus difficile chez
les romanciers.
Préfère l’éditeur non catholique.
Avec Daniel Halévy 15, vendredi 5 juin 1931
Sur la revue, qu’il accepte de patronner, et nos intentions : « J’ai déjà vu
cela plusieurs fois. C’est ce qu’avait en somme tenté Péguy. Ce que j’ai
voulu faire aussi dans les Écrits, qui ont échoué… »
Avec Ramon Fernandez 16, dimanche 21 juin 1931
G. Izard, Déléage17 et moi.
Nous rencontrons une sympathie très marquée. Ne fait qu’une réserve :
« Vous avez beaucoup de catholiques. Je discerne bien ce que je pourrais
vous donner pour ne pas les gêner. Mais si par ailleurs je suis amené à

Jean Plaquevent et André Ulmann ; les « littérateurs » : André Déléage, Edmond Humeau (poètes),
­Pierre-Henri Simon (romancier).
11 - Jacques Maritain vient de créer avec Charles Journet la collection « Questions disputées » chez ­Desclée
de Brouwer. Emmanuel Mounier y publiera De la propriété capitaliste à la propriété humaine (1936).
12 - Gabriel Marcel (1889-1973), philosophe, dramaturge, critique littéraire, connu depuis la parution
de son Journal métaphysique (Paris, Gallimard, 1927).
13 - Claude Aveline (1901-1992), essayiste et romancier proche de la revue anarchisante Les Humbles.
Lucien Marsaux (1896-1978), romancier suisse, auteur des Prodigues (Paris, Plon, 1930). Daniel-Rops
(1901-1965), romancier et historien, proche de la Revue des jeunes : il est le seul des trois à avoir (un
peu) collaboré à Esprit.
14 - René Le Senne (1882-1954), philosophe et psychologue, auteur d’une thèse, le Mensonge et le
Caractère (Paris, Alcan, 1930), enseigne dans le secondaire. Jean Nabert (1881-1960), auteur d’une
thèse, l’Expérience intérieure de la liberté (Paris, Puf, 1923), enseigne à Henri-IV. Aucun des deux
ne collaborera à Esprit.
15 - Daniel Halévy (1872-1962), ancien ami de Péguy, animateur chez Grasset de la collection « Les
Cahiers verts » (1921-1937), a lancé en 1927 un éphémère recueil périodique, Écrits. Il collaborera
à Esprit.
16 - Ramon Fernandez (1894-1944), écrivain socialiste, spécialiste de Molière, de Newman et de Gide,
dirige la Nrf avec Jean Paulhan. Il a publié un essai marquant pour Mounier : De la personnalité (Paris,
Au sans pareil, 1928). Il ne collaborera pas à Esprit.
17 - André Déléage (1903-1944), historien et militant politique. Avec Georges Izard et Emmanuel
Mounier, il fait partie du trio qui élabore la revue.

/224
Élaboration d’une revue

combattre le catholicisme, je ne voudrais pas que vous vous sentiez


gênés. Mais outre les essais purement littéraires, il y a bien des choses sur
lesquelles nous pourrions nous entendre, ne serait-ce que sur le soutien
d’une tradition et la défense de certaines valeurs morales.
– Nous irions d’ailleurs loin, et nous ne redoutons pas des révolutionnaires.
– Oui, des révolutionnaires, je comprends très bien, il y a un passage avec
le christianisme. Un rationaliste, c’est autre chose… »
« J’ai la conviction qu’il y a une très grande place à prendre, et puisque
vous faites tomber mes craintes, je suis tout à votre disposition. Il n’y a
rien qui rende la sonorité que vous cherchez. Europe 18 se maintient sur
le plan politique (que nous appelons un plan formel, précise Déléage).
À la Nrf, malgré nos efforts à Paulhan19 et à moi pour y introduire des
éléments un peu moins séparés, nous sommes toujours un peu esclaves
des premiers directeurs, Gide, et l’esthéticisme de 1909. »
Sur les hommes :
G. Marcel. « Vous sera tout à fait précieux. C’est un esprit ouvert à tous.
Malheureusement il se sacrifie à ce dévouement, à tous les livres qu’il
accepte de lire, à tous les groupes qu’il accepte de suivre. »
Du Bos20. « Je vous mets en garde. Sa femme dit : “Charlie, c’est un
Mussolini qui s’ignore.” Rivière21 a eu des ennuis terribles quand il fallait
lui refuser quelque chose ; ils ont même contribué à ruiner sa santé. Un
jour il nous envoie une critique se terminant ainsi : “X est parmi nous un
Constant22 en permanence.” – N’oubliez pas qu’il a une revue refoulée. »
Sur le groupe de L’Esprit  23 : « C’était bien Politzer qui avait le plus
d’étoffe. Très bien aussi Friedmann. Raymond Aron aussi, qui fait un
essai pour se déphilo­sophiser actuellement. »
« Je suis tout à fait favorable à votre idée de donner des enquêtes, des
faits, des documents. »

18 - Europe, née en 1923 sous l’égide du pacifiste Romain Rolland, est animée depuis 1928 par Jean
Guéhenno, accueillant aux diverses gauches.
19 - Jean Paulhan (1884-1968) dirige la Nrf depuis 1925.
20 - Charles Du Bos (1882-1939), critique littéraire, spécialiste de Byron et d’André Gide, vient de
publier le quatrième tome de ses Approximations (Paris, Corrêa, 1930), recueil d’essais sur des auteurs
anciens et modernes. Il ne collaborera pas à Esprit.
21 - Jacques Rivière (1886-1925), essayiste et romancier, dirigea la Nrf de 1919 à sa mort.
22 - Un être versatile, tel Benjamin Constant rallié à Napoléon après l’avoir honni.
23 - La revue L’Esprit (2 numéros en 1926 et 1927) rassemblait de jeunes philosophes marxistes dont
Georges Politzer (1903-1942) et Georges Friedmann (1902-1977), ainsi que des spécialistes de Marx
comme Raymond Aron (1905-1983), proche de la Sfio. Aucun ne collaborera à Esprit.

225/
Varia

Nous suggère de publier un courrier comme les revues anglaises.


En nous quittant : « J’ai vu bien souvent, par métier, des jeunes
“­fondateurs de revues” ; jamais je n’ai eu l’impression que j’ai ressentie
aujourd’hui devant vous. C’est autre chose… »
Avec Maritain, Gabriel Marcel, Berdiaeff, Jean Hugo, Izard, Déléage, Van der Meer,
Lacombe 24, mercredi 24 juin 1931
Première réunion entre aînés et jeunes.
– Question des chroniques. Maritain, Marcel très intéressés par l’idée
que nous exposons.
– Limites. Maritain : « Il y aurait danger à vous arrêter à Fernandez, qui est
un bourgeois de gauche. Puisque vous voulez que rien d’humain ne vous
soit étranger, il faut pouvoir publier des extrêmes, à condition de pouvoir
engager la conversation avec eux et leur répondre. Non pas des hommes
que vous n’avez pas intérêt à publier, bien sûr, comme Bayet25, mais, par
exemple, des révolutionnaires, nous sommes tout à fait d’accord. »
– Plus longue discussion sur nos limites dans l’œuvre littéraire. Déléage
systématise notre tendance et refuse de reconnaître dans une œuvre
une autre valeur que la valeur humaine. – Maritain : « Attention ! Le
moralisme, défaut essentiellement français. Sens humain, valeur humaine,
vous prenez tout le temps ce seul critère subjectif, vous oubliez l’objet.
Rejetterez-vous un poète qui soit un vrai poète, parce qu’il n’a pas cette
résonance humaine ? Éluard ? D’autant plus dangereux que très souvent
– je pense à Satie – ce qui semblait d’abord un pur jeu révèle sa profonde
qualité humaine par la suite. »

Nous choisirons et rejetterons


des œuvres, non pas des hommes.

Nous essayons malaisément de préciser le critère moral dans le choix


des romans. Je dis que j’aurais pris la Voie royale et non pas les Enfants

24 - Nicolas Berdiaeff (1874-1948), philosophe russe, exilé à Paris. Emmanuel Mounier fréquente
son cercle à Clamart. Jean Hugo (1894-1984), peintre et décorateur, proche de Maritain. Pierre
Van der Meer de Walcheren (1880-1970), éditeur chez Desclée de Brouwer. Olivier Lacombe (1904-
2001), philosophe et indianiste, proche de Maritain. Seuls Berdiaeff et Lacombe collaboreront à Esprit.
25 - Albert Bayet (1880-1961), sociologue et philosophe à la Sorbonne, radical-socialiste.

/226
Élaboration d’une revue

­terribles 26. Or Marcel voit dans le premier surtout le sadisme alors que j’y
lis en première ligne un sens prodigieux de la mort. Je dis et je répète que
le choix est proprement indéfinissable ; on ne peut décider que sur des cas
singuliers. De même que nous choisirons et rejetterons des œuvres, non
pas des hommes. Que par ailleurs des limites beaucoup moins strictes se
posent à nous dans le domaine littéraire, puisque nous ne sommes pas
une école littéraire, que dans l’idéologie.
Avec L. Massignon 27, dimanche 28 juin 1931
Entièrement favorable à la Revue. Craint que je ne sois surchargé et
déçu : « Tout ce qu’il faut lire, et voir ! Je le fais pour La Revue des études
islamiques, parce que personne autre ne peut le faire et j’en éprouve une
impression de vomissement… […] Il faut bien vous dire que vous avan-
cerez dans la solitude… Ce devoir de correction fraternelle auquel nous
nous sentons obligés comme chrétiens fait le vide autour de nous. Mais
c’est peut-être votre voie. Moi qui suis un ermite manqué, j’ai été lancé
en pleins débats temporels. »
Le 6 [juillet], abbé Charles 28
Réticent, un peu sceptique, mais de plus en plus détendu et confiant. Le
nom de Maritain d’abord l’arrête : « M. Maritain est un chef d’école, mais je
ne crois pas qu’il s’impose pour centrer un rassemblement. » Je le rassure.
Le nombre des revues catholiques… Leurs difficultés… (« Deux
­directeurs de revue sont venus me voir en se plaignant de n’être pas
soutenus. ») Reconnaît que La Revue hebdomadaire 29 est sans grandeur,
la Revue des jeunes sans équipe, et que La Vie intellectuelle, « organe d’un
parti », déraille déplorablement depuis que le P. Bernadot s’en retire30.
Mais voit la difficulté de se tenir entre l’esprit de parti et l’éclectisme :
« Il y a l’Église qui réalise cela : le pourrez-vous ? Vous prenez Copeau,

26 - La Voie royale, d’André Malraux, Paris, Gallimard, 1930 ; les Enfants terribles, de Jean Cocteau,
Paris, Grasset, 1929.
27 - Louis Massignon (1883-1962), islamologue, a fondé en 1926 la Revue des études islamiques après
son installation au Collège de France.
28 - Eugène Charles (1875-1948), secrétaire de l’archevêque de Paris et secrétaire adjoint du conseil
de vigilance de l’archevêché.
29 - La Revue hebdomadaire, organe catholique conservateur créé par Plon en 1892.
30 - Marie-Vincent Bernadot (1883-1941), fondateur en 1928 de La Vie intellectuelle, revue généra-
liste, est malade. Ses successeurs abandonnent la ligne maritainienne, thomiste, au profit de celle de
l’Action catholique. Emmanuel Mounier y collaborera trois fois entre 1930 et 1932.

227/
Varia

donc vous excluez Baty 31, ce n’est qu’un exemple. Et je crois par ailleurs
que ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui apportent des opinions
très arrêtées. »
Nous parlons des survivances. « Oui, vous avez raison, une revue doit
être l’organe d’une génération, et savoir mourir. Aussi ne regardez
pas trop en avant, vers les hommes de notre âge. Vous serez d’autant
plus sympathiques au Cardinal  32 que vous resterez une entreprise de
jeunes, il a pour elles une affection particulière, on la lui reproche même
souvent. Écrivez-lui en octobre, par déférence… pour lui demander sa
­bénédiction si vous le voulez ; il ne pourra guère faire autre chose. Et
puis, croyez-m’en, ne sollicitez pas trop les crosses, c’est meilleur pour
ne pas recevoir de coups de crosses. Ne soyez pas cléricaux. »
Avec Jacques Copeau 33, Pernand-Vergelesses, le 11 juillet 1931
Nous parlons bientôt de la revue. Je le vois se pencher depuis son passé,
sur cette nouvelle expérience qui émerge. Un banc, deux générations qui
conversent par-dessus l’abîme de la guerre.

« Il faudrait un ton de gaîté,


même dans les choses sérieuses.
On ne sait plus être gai. »

« Vous avez raison de vouloir maintenir la qualité. C’est essentiel. C’est


ce qui nous a sauvés aux débuts, à la Nrf, bien que cela donnât un peu
une impression de raréfaction.
Voyez, c’est à cela qu’il faudrait arriver, à une vraie critique chrétienne,
lucide, audacieuse, et en même temps pleine de charité. On pourrait dire
ainsi bien des choses qui ne sont pas dites. On pourrait poursuivre le
mal, jusque chez lui, et il le faut, sans blesser pourtant personne. Si on
avait été ainsi pour Gide !
Et puis il faudrait un ton de gaîté, même dans les choses sérieuses. On
ne sait plus être gai. »

31 - Gaston Baty (1885-1952) défend un théâtre onirique, opposé à celui, réaliste, de Jacques Copeau.
32 - Jean Verdier (1864-1940), archevêque de Paris depuis 1929, opposant à l’Action française et
promoteur de l’Action catholique.
33 - Jacques Copeau (1879-1949), homme de théâtre, cofondateur de la Nrf, s’est retiré avec sa troupe,
Les Copiaus, en Bourgogne. Il ne collaborera pas à Esprit.

/228
Élaboration d’une revue

Avec le P. Décisier  34, 16 juillet 1931


Quelques indications sur les dangers possibles que pourrait courir la
Revue du côté de l’orthodoxie.
« Vous aurez une formidable résistance des puissances d’inertie et de
méchanceté. Comme je disais à un Père de l’Action populaire 35 : “Au
lieu de ramasser des crottes et de vous surmener à perdre votre temps,
menez donc un travail d’ensemble sur la solution catholique des grands
­problèmes de ce temps. – Oui, me répondait-il, mais chaque fois que nous
sortons quelque chose qui ressemble à une idée, cent ­dénonciateurs se
précipitent au Saint-Office.” Encore ont-ils de la défense, et ­peuvent-ils
répondre aux théologiens : “Pardon, armes égales, je suis théologien
comme vous.”
Beaucoup de jeunes gens, de jeunes prêtres sentent le besoin d’une
révision des valeurs, des valeurs sur lesquelles eux catholiques ont vécu
jusqu’ici. Vous êtes une manifestation de ce besoin. Mais chez beaucoup
il est désordonné. Vous risquez d’être entraînés dans un tourbillon
­dangereux. C’est à surveiller.
Il faudrait avoir un ou deux hauts personnages qui vous couvrent en
toute occasion.
Nous-mêmes, aux Études 36, nous sommes très inquiets. Le Pape marque
une telle prédilection pour les jésuites que nous craignons beaucoup la
réaction des autres ordres. »

34 - Auguste Décisier (1878-1963), jésuite, aumônier de 1910 à 1937 de la jeunesse (Association


catholique de la jeunesse française, Acjf) à Grenoble, y a créé le Centre catholique universitaire, où
Emmanuel Mounier l’a connu.
35 - L’Action populaire, œuvre jésuite créée en 1902, édite trois périodiques : Revue de l’Action popu-
laire, Le Mouvement social et L’Année sociale internationale. C’est l’un des principaux foyers de la
pensée catholique sociale en France.
36 - Revue généraliste jésuite fondée en 1856, Études, après avoir sympathisé avec l’Action française,
a suivi Pie XI dans sa condamnation du mouvement de Maurras à partir de 1929.

229/
Cultures
Poésie / Jacques Rebotier. Polyvalence du poète
Jacques Darras
Théâtre / Jusqu’au dénouement exclusivement…
Polyeucte de Brigitte Jaques-Wajeman
Cécilia Suzzoni
Exposition / « Jardin infini ».
Une nouvelle espèce d’exposition
Isabelle Danto
Cinéma / La La Land de Damien Chazelle
Carole Desbarats
Livres
Poésie
Jacques Rebotier. Polyvalence du poète
Jacques Darras

Jacques Rebotier est un poète unique à l’autre activité comme on change de


en son genre dans le paysage français vêtements. Non pas en fonction de la
contemporain. Non pas que les poètes mode ou du vent, mais selon les lois
ne soient uniques, qu’ils ne cultivent leur secrètes de son inspiration. En tant
singularité, par quoi ils se distinguent les qu’acteur de lui-même aux ­visages
uns des autres. Mais Jacques Rebotier est multiples, il rend périlleux l’art de le
unique plusieurs fois et à plusieurs. Il y a déchiffrer. Est-ce, se demande-t-on,
plusieurs Rebotier en un. Il y a d’abord par volonté de se dissimuler, de mieux
le compositeur de musique. Puis il y a le échapper à la saisie et à l’emprise des
metteur en scène. Puis le performeur, autres ? Un Ariel, Jacques Rebotier. Un
seul, en duo ou en groupe. Enfin vient Ariel mâtiné d’un Caliban, tant il s’avère
le poète proprement dit, c’est-à-dire sensible à la prison du corps. Mais alors
l’auteur de textes. où est le régisseur, le metteur en scène
Cette multiplicité de talents ferait suprême – le Prospero qui serait suscep-
presque disparaître l’homme derrière ses tible de faire la synthèse absolue de ce
spécificités. Tel un « maître Jacques » des divers où l’animal humain est éclaté ?
arts poétiques, Rebotier passe de l’une

Il
serait
temps
de
rassembler
tous
ces
états
du
m
m
moi
épars

/232
et
d’
envisager
enfin
un suicide
collectif  1

Il semble que, pour Rebotier, la source des Litaniques 2, on se reportera pour


du plaisir poétique soit la même que s’en convaincre, à l’enregistrement
celle du malheur humain. Autrement qu’en donne le poète, accompagné de
dit, la langue. Particulièrement sensible ­l’excellente chanteuse Élise Caron3.
aux propriétés de morcellement qu’elle Sous le titre Douze essais d’insolitude
recèle, le poète tire ses meilleurs effets (2008), il annonce sa pièce musicale
de sa puissance de division à l’infini. Il y comme un « essai de parlé rythmique
a une réelle obsession de la langue chez synchronisé ». Ce duo, exécuté avec
lui, un désarroi devant le ­phénomène le sérieux qui convient, est une excep-
de répétition et de variations qui tionnelle réussite. À son écoute, on
­structurent notre langage quotidien. Le comprend mieux la démarche du poète.
musicien, chez lui, côtoie de tellement On constate que sa principale qualité est
près le l­ inguiste, qu’il nous paraît parfois l’humour, un humour froid, ­impassible,
tout près de débusquer l’infime fron- à la Buster Keaton. Rebotier, en cela,
tière séparant les mots des sons. Affaire occupe un barreau de l’échelle humo-
de quart de ton, voire de comma, se ristique, si spécifique à la poésie de
fait-on réflexion. D’ailleurs Rebotier est langue française de la fin du xxe siècle, à
­particulièrement convaincant ­lorsqu’il équidistance de Jean-Pierre Verheggen
assemble les portées d’une composition et de Valère Novarina. Du premier, il
musicale à des syntagmes articulant nos possède l’esprit de dérision et de ­critique
phrases quotidiennes. Avec lui, une politique. Du second, le pouvoir de
banale conversation humaine se trans- désordre et ­d’invention onomastique.
forme en navette absurde. L’ouvrage dans lequel il opère la parfaite
Comme il est exclu de reproduire dans synthèse des deux nous semble être son
le cadre de ce bref portrait une page « ­pamphlet » Contre les bêtes 4.

2 - Plus particulièrement la « Litanie de la vie


j’ai rien compris », dans J. Rebotier, Litaniques
(­Poésie-parade), Paris, L’Arbalète/Gallimard, 2000.
1 - Jacques Rebotier, Sentence, dans le Dos de la 3 - www.youtube.com
langue (poésie courbe), Paris, L’Arbalète/Galli- 4 - J. Rebotier, Contre les bêtes, Montreuil,
mard, 2001. La Ville brûle, 2012.

233/
Ma chère enfant,
Tu me demandes comment faire disparaître de la surface de la terre tous ces animaux qui nous
encombrent. C’est très simple.

Mais tu dois d’abord savoir ceci : les bêtes sont en trop, les bêtes sont trop !

Sais-tu combien de tigres aujourd’hui pour huit, dix, douze milliards d’humains ? De
cachalots, d’éléphants, tamanoirs, baleines, libellules, ours bruns, lions, anacondas, lucanes,
gorilles, pipistrelles ? Quelques milliers, centaines. C’est trop. Un pour cinquante millions
zumains, au bas mot cinquante millions de tous pour un, ça fait du zéro virgule zéro zéro zéro
zéro zéro zéro zéro deux pour cent. Trop.

Disparaissez ! Allez, pressons ! Disparaissez ! Extinction des feux, les menacés.


Disparaissons !

En l’an 2000 et ses poussières, une espèce disparaissait par heure, minute. Tout à fait
insuffisant.

Efficace, cette posture à contresens des personnalité, est aussi un agitateur. Son
messages de déploration, efficacement projet s’est d’ailleurs systématisé en
drôle ! On dirait un Robert Desnos qui un gros volume de 367 pages intitulé
aurait adapté ses Chantefables à l’esprit ­Description de l’omme 5. S’il n’est pas
ou, mieux, à la réalité du jour. L’intérêt sûr que cette somme philosophique
du texte consiste en outre en ce qu’il reposant sur une feinte naïveté surpasse
peut facilement figurer sur les scènes de en vigueur la précision d’attaque de la
théâtre, donc toucher plus largement fable Contre les bêtes, on reconnaîtra tou-
que la poésie des milliers de spectateurs. tefois que certains passages du livre sont
Jacques Rebotier, nous allions en effet d’une finesse exemplaire.
oublier cette cinquième facette de sa

27.1
Naissance : nu. Mort : nu. On naît et on meurt nu.

27.3
Dans la première enfance, dans l’amour, on est tout nu, devant soi et devant l’autre.

5 - J. Rebotier, Description de l’omme. Encyclopédie, Paris, Gallimard, coll. « Verticales », 2008.

/234
27.5
Pour l’amour, on se met nu, parfois un peu moins nu, pour l’être plus encore, merci.

27.7
Celui qui reste habillé trop longtemps, il ne parvient bientôt plus à se reconnaître.
D’où souffrance cachée.

27.8
On fait du mal, et puis on le regrette.
Le mal que l’on n’a pas fait, ou que l’on n’a pas fait à temps, on le regrette aussi.

27.10
On aime un enfant, un bébé, parce qu’il ne peut pas faire mal, pas faire de mal, pas faire le
mal : il peut juste avoir mal.

27.11
On aime dans un bébé ce qu’on a oublié d’être.

Merveilleux rebouteux, Rebotier, qui sans cesse nous remet à notre place !

235/
Théâtre
aimé de Pauline, revenu victorieux d’une
Jusqu’au ­campagne m ­ ilitaire auprès de l’empereur

dénouement Décie. Et là, « en public », il brise les ­idoles


« de pierre et de métal » du vieux monde
exclusivement… romain. Dans ce geste, suivi du supplice,
Voltaire ne verra plus que les rodomon-
Polyeucte tades d’« un plat fanatique ».
Brigitte Jaques-Wajeman
Théâtre des Abbesses Il y a bien dans cette mise en scène le
(du 10 au 21 février 2017, puis en souci, revendiqué par Brigitte Jaques-­
tournée dans toute la France) Wajeman, de faire valoir l’« étonnante simi-
litude » entre le destin du jeune Polyeucte
Brigitte Jaques-Wajeman a une connais- et celui, dans notre actualité, de ces jeunes
sance suffisamment acérée du théâtre de fous de Dieu qui, au mépris d’une mort
Corneille pour oser des mises en scène qu’ils disent désirer, se sont t­ristement
qui modernisent, sans ana­chronisme illustrés par les destructions de statues
irréfléchi, les pièces de ce poète de et de temples perpétrées au nom de leur
l ’histoire, mettant brillamment en
­ religion. Le spectateur entend, dans un
lumière, par exemple, l’ironie politique bruit de tonnerre, le violent fracas du
avec laquelle la dramaturgie cornélienne bris des idoles, et la superbe tirade de
démonte les impostures de la pax romana. la confidente ­Stratonice, qui en fait le
La mise en scène de Polyeucte martyr (1643) récit, souligne avec force la modification
confirme avec éclat son intelligence de celui qui quelques instants avant
à jouer de toute la riche ambivalence parlait encore de civilités : « Ce n’est plus
d’une pièce dont déjà les spectateurs de cet époux si charmant à vos yeux / C’est
l’époque – et les ­autorités religieuses – l’ennemi commun de l’État et des dieux » ;
dénonçaient volontiers « le zèle téméraire » elle fait entendre aussi le désarroi
de son héros éponyme. Le jeune seigneur dans lequel ce grand souffle déstabili-
arménien Polyeucte est marié à Pauline, sateur de la foi plonge la communauté
la fille du gouverneur romain, Félix ; loin des fidèles aux anciens dieux. La robe
de se contenter du baptême auquel l’a rouge de ­Pauline préfigure sa dernière
invité son ami Néarque, déjà converti, apparition sur la scène, éclaboussée du
il s’en va au Temple, à ­l’occasion d’un sang du ­supplicié. Quelques répliques
sacrifice offert en l’honneur de son ­soulignent, étrangement il est vrai, la
rival, Sévère, toujours amoureux et parenté d’hier à aujourd’hui d’un mépris

/236
de la vie qui entend trouver sa récom- scène invisible, celle qui entraîne Polyeucte
pense dans « les célestes clartés » aux dépens « au Temple où l’on m’appelle ». Ce jeune
de la femme devenue, avec ses « flatteuses époux, à son ami Néarque déjà converti
voluptés », l’ennemi sur la voie du martyr ; qui l’invite au baptême, oppose encore,
un renversement que Pauline tentera avec une secrète complaisance, les
vainement de démystifier : « Vous n’avez charmes de l’hyménée (« Mais vous ne
point ici d’ennemi que vous-même / Seul vous savez pas ce que c’est qu’une femme »). Or
vous haïssez, lorsque chacun vous aime. » La le voici soumis à la rude épreuve du
jouissance sacrificielle de Polyeucte est retour victorieux de son rival romain,
d’ailleurs superbement donnée à voir le grand Sévère, toujours amoureux de
dans la récitation des stances, psalmo- Pauline, laquelle de son côté nourrit
diées par un acteur bondissant, tour- une « ­inclination » qu’elle a sacrifiée aux
noyant sur lui-même, dans une belle intérêts de son père, que son honneur lui
diction qui remue l’inertie du langage impose désormais d’étouffer, mais que
au profit de son énergétique. sa belle « franchise » l’oblige à avouer, au
Et pourtant, le pari pleinement réussi de père, à l’époux, à l’amant… Quelle scène
cette mise en scène est d’avoir d’entrée publique que l’« âme ouverte » de ­Pauline !
de jeu exploité et privilégié la séduction En privilégiant une dramaturgie de
complexe de la scène profane du désir, l’intime, de la matérialité de ses signes
sans pour autant effacer le scénario de ce – le lit comme objet théâtral –, c’est la
théâtre apparitionnel qu’Artaud appelait situation peu enviable de Polyeucte que
encore de ses vœux : celui d’un théâtre cette mise en scène met en lumière :
du sacrifice dont les « noires visions » entre un rival « pompeux et florissant », un
du « songe de Pauline », avec son scé- beau-père médiocre qu’il méprise, qui lui
nario de cruauté théâtralisée, dessinent a donné sa fille (et le regrette amèrement
­clairement les contours. et comiquement, quand le rival revient en
La première scène offre aux regards maître), et une Pauline toujours ­sensible
un décor sobre, austère, mais rendu aux charmes du rival, que lui reste-il
lumineux par le lit conjugal impecca- sinon cette fuga mundi ? Alors, feindre
blement blanc sur lequel est mollement l’indifférence, « Quoi ! Vous me soupçonnez
étendue, encore endormie et à demi déjà de quelque ombrage ? » et regarder vers
dévêtue, la jeune épouse de Polyeucte ; l’invisible constituent une échappée glo-
elle porte en elle les germes d’un nœud rieuse. La modification de Polyeucte, on
tragique que l’on peut faire reposer sur peut l’attribuer au coup de théâtre de la
le scénario d’une rivalité amoureuse qui grâce qui transforme ce doux prince
gardera jusqu’au bout son autonomie amoureux en « rebelle », en « impie »,
et opposera une superbe résistance à la en « chrétien enfin »… Mais comment

237/
ne pas voir aussi, dans l’invitation de de l’hymen, son « beau feu », montre
Polyeucte à son épouse ­d’assister au ses pleurs, dénude ses « tristes appas »
spectacle d’un sacrifice donné, il ne faut devant un Polyeucte tout de blanc
pas l’oublier, en l’honneur du retour du vêtu, « bloc » de refus. La scène suivante
rival – « Y venez-vous, Madame ? » –, une remet en présence de Pauline les « deux
logique toute passionnelle, la brutale fameux amants » ; cette scène, en laquelle
décision, avec ce sacrilège « en public », Péguy voyait une poétique du noble jeu,
provocateur, d’un adieu vengeur et aiguise encore la complexité cruelle
définitif au monde ? De fait Polyeucte, d’un scénario qui voit l’époux « donner »
à mettre Dieu dans son jeu, a trouvé la son épouse à son rival ; et Pauline, à
parade… On se souvient du mot de « hauteur d’épaule », demander à Sévère,
Roland Barthes : « Pour jouer tragique, il dont elle interrompt brutalement le flot
suffit de faire comme si les dieux existaient, malencontreux de jubilation, de sauver
mais alors quelle distance de soi à soi ! » Dans son rival… Dans cette surenchère de
cette dramaturgie du désir, désirer Dieu, dons, que reste-t-il à Sévère, sinon de
l’Absent, c’est s’absenter soi-même, rester fidèle au « grand » et « malheureux »
jouer devant témoin cette grande scène Sévère… et à Pauline, « assassinée » par le
de l’Adieu qui vous inscrit à jamais dans double chantage du père, qui se refuse à
la mémoire (que Corneille fait bien sûr sauver le rebelle, et de l’époux (« Vivez
rimer avec gloire). Dès lors Sévère paie avec Sévère ou mourez avec moi »), de suivre le
cher son retour triomphal du Royaume « cher criminel » dans la mort ? Dans cette
des morts, et ne tarde pas à perdre tout lumière d’après le désastre, elle apparaît
prestige aux yeux de Pauline que fascine défaite : elle a tout perdu, l’amant,
l’aura d’un Polyeucte lointain, obstiné à l’époux, il lui reste à s’arracher au père
mourir : « Mon Polyeucte touche à son heure à qui elle avait tout sacrifié. Sa dernière
dernière. » tirade : « Père barbare, achève, achève ton
C’est un beau et grand moment de ouvrage », révèle, dans ce paroxysme de
physique théâtrale que l’entrevue de rage qui rappelle les imprécations de
l’époux et de l’épouse dans la prison. Camille, davantage que l’heureuse extase
Sans le moindre anachronisme racoleur de la convertie, des profondeurs souter-
– le texte de Corneille est précisément raines autrement plus redoutables que
respecté, joué dans son impudence – la foudre des dieux. On comprend que
Pauline s­ ’efforce de retenir Polyeucte Corneille, dans son Examen de la pièce,
dans le champ de ses regards : « Quittez se justifie ingénument d’avoir voulu
cette chimère et m’aimez. » Avec une belle « rétablir le calme » par sa conversion…
impudeur cette païenne amoureuse L’intelligence dramatique de cette
réclame son dû, rappelle les réalités flamboyante mise en scène, servie par

/238
des acteurs jeunes, beaux, talentueux, « héros tragique »). L’œuvre de Corneille
épouse parfaitement cette forme de est suffisamment ­complexe pour que
folie baroque chère à l’imagination l’on ne lui accole pas ce genre de poncif,
­romanesque de Corneille. C’est dire fût-il nietzschéen : « Les martyrs furent un
si rien, absolument rien ne permet de grand malheur dans l’histoire. Ils séduisirent. »
rabattre mécaniquement, platement, Enfin, et c’est à mes yeux le plus regret-
le geste de Polyeucte et son choix du table, cette intempestive transformation
martyre sur les seuls ravages d’une foi porte gravement atteinte au travail
fanatique ; encore moins d’y décrypter même de l’adaptation : alors que ­Brigitte
l’« anatomie d’une radicalisation ». Jaques-Wajeman, comme dans ses mises
Reste alors le défi que représente le en scène précédentes, réussissait la
dénouement cornélien de la pièce : démonstration que « le temps à venir est
le « tendre spectacle » de cette spirale lui-même préfiguré dans le temps de l’œuvre »,
de conversions qui éblouit le grand ce qui est justement l’apanage des
Sévère lui-même, resté païen. Dans la grands textes, faisant du même coup le
tirade finale de la pièce, il se propose bonheur des grands m ­ etteurs en scène,
de mieux connaître ces admirables et ce dénouement donne paradoxalement
« plus qu’humains chrétiens », prophé- des rides précoces à la représentation,
tisant ainsi l’avènement officiel du en l’asservissant avec une bonne volonté
christianisme, tandis que Félix invite naïvement démagogique au bon vouloir
à ensevelir leur « corps sacré ». Et c’est de l’actualité.
là ­qu’intervient la stupéfiante modi-
fication que ­Brigitte Jaques-Wajeman Certes, on sait bien que de tous les arts,
fait subir au dénouement : au lieu de le théâtre est celui qui est le plus en
prononcer la tirade attendue, Sévère prise avec les réalités du présent ; raison
s’avance devant les spectateurs et nous de plus pour ne pas rétroactivement
invite doctement et lourdement, citant ­édulcorer mais accepter les risques
Nietzsche, à rester vigilants devant d’une séduction avec lesquels cette
la séduction des martyrs. Ce coup de mise en scène justement n’a pas triché,
force contre le texte de ­Corneille en jusqu’au dénouement exclusivement…
trahit délibérément l’unité dramatur- Ou alors, faudrait-il avertir avec les mots
gique. C’est une grave offense faite à de l’Annoncier du Soulier de satin : « Et
la perspicacité des spectateurs censés maintenant écoute, Monsieur le Public ! Écoute,
pouvoir ­décrypter les enjeux d’une Madame l’Assistance ! Tu ne reviendras pas
pièce qui met en scène Polyeucte martyr sans dommage de ce spectacle auquel tu t’es
(car enfin, martyr, Polyeucte le reste, tout imprudemment exposé. »
coupable qu’il puisse être, comme tout Cécilia Suzzoni

239/
Exposition
contre-­nature, le jardin de ­l’exposition
« Jardin infini ». Une est celui des passions privées. Trouble,
nouvelle espèce d’exposition indiscipliné et imprévisible, il se donne
Emma Lavigne à voir comme une matrice ouverte
aux notions ­d’hybridation, de flux
Constatant que dans de nombreuses tra- d’échanges et de vivre-ensemble qui
ditions les idéaux de perfection impli- convoque tous les sens. Plus qu’une
quent la disparition du jardin, le philo- exposition d’images réifiées ou d’objets
sophe Allen S. Weiss invite à imaginer finis, « Jardin infini » se présente comme
« une histoire des jardins écrite du point de vue un « projet » dans lequel s’impliquer, au
des mauvaises herbes 1 ». Cette proposition sens où l’entendait l’artiste allemand
connaît un prolongement inédit avec la Joseph Beuys qui, sac en bandoulière et
nouvelle exposition imaginée par Emma vêtu de feutre, s’identifiait clairement à
Lavigne : « Jardin infini, de Giverny à un prophète et nous invitait à travers ses
l’Amazonie » qui décrypte, de Claude performances écologiques à une trans-
Monet à Pierre Huyghe, le pouvoir de formation3.
fascination du jardin comme laboratoire À l’heure des catastrophes de l’anthro-
d’idées et de formes chez les artistes2. pocène, Gilles Clément invente les
« On avait cru le jardin enterré par la modernité concepts de « jardin planétaire » et de
et le triomphe d’espaces verts limitant le végétal « tiers paysage », et les écrits de Henry
à des zones fonctionnelles », souligne Hélène David Thoreau suscitent l’engouement
Meisel, commissaire de l’exposition, qui (John Cage reconnaissait dans Walden le
montre pourtant qu’il est resté un lieu sens profond de son itinéraire créatif).
de résistance et de dissidence, un lieu de Mais le « jardin infini », une scéno-
l’ensauvagement comme du raffinement graphie du Catalan installé au Brésil,
le plus exquis. Subversif, chaotique et

3 - Cette réflexion sur les systèmes de contrôle de


1 - Allen S. Weiss, Miroirs de l’infini. Le jardin l’homme et de la nature était déjà à l’œuvre dans
à la française et la métaphysique au xviie siècle, la rétrospective Pierre Huyghe (2014) : Emma
Paris, Seuil, 1992, p. 29. Cet ouvrage révèle le Lavigne invitait des organismes vivants (plantes,
baroque comme inquiétude inscrite au cœur du animaux, êtres humains, bactéries), chacun à son
classicisme et à l’origine de notre modernité. rythme, à croître, à s’hybrider ou à se décomposer
2 - « Jardin infini » au Centre Pompidou-Metz dans l’espace d’exposition. Voir aussi sa propo-
du 18 mars au 28 août 2017. Voir le catalogue sition avec Céleste Boursier-Mougenot pour le
collectif, Jardin infini. De Monet à Pierre Huyghe, pavillon français à la Biennale de Venise 2015 :
sous la direction des commissaires Emma Lavigne Rêvolutions, qui se présentait comme un jardin
et Hélène Meisel, Paris, Éditions du Centre renversé. Voir notre compte rendu dans Esprit,
­Pompidou-Metz, 2017. juin 2015.

/240
Daniel Steegmann Mangrané, est une ne vit que par un jeu de tension et
nouvelle espèce d’exposition : d’élasticité invite à s’aventurer dans les
« Le projet de Daniel Steegmann Mangrané, « sentiers qui bifurquent » d’un parcours
à l’inverse de celui d’un Fitzcarraldo possédé, pensé en deux temps : « Printemps cos-
transportant jusqu’à la folie son idéal d’har- mique », qui convoque les sources her-
monie et de modernité dans un territoire métiques des pionniers de l’abstraction
envisagé comme sauvage et inculte, laisse (Hilma af Klint et František Kupka), et
infuser les essences de la tropicalité et du vivant « De Giverny à l’Amazonie », à travers
dans l’espace et les corps souffrant de trop de les œuvres exubérantes des Brésiliens
modernité. La scénographie de l’exposition tour Roberto Burle Marx ou Lina Bo Bardi,
à tour terreuse, solaire ou surréelle dessine un qui ont proposé des alternatives tropi-
paysage palimpseste, où toutes les temporalités et cales et biomorphiques à la modernité
les géographies se superposent et se décomposent européenne colonisatrice et sclérosée.
en un humus fertile qui rend sensible l’ouverture L’originalité du parcours d’exposition
progressive d’un espace volatil outrepassant ses est de faire sortir le jardin hors de lui-
propres limites : un jardin où Giverny engendre même, hors de l’espace clos de l’expo-
l’infini de l’Amazonie. C’est dans une obscurité sition, pour ainsi dépasser sa définition
qui évoque à la fois la Nuit de la terre de hétérotopique comme microcosme :
Rudolf Steiner, les formes embryonnaires sur le « Le jardin, c’est la plus petite parcelle du
point d’éclore du crépusculaire Jardin sombre monde et puis c’est la totalité du monde 5. »
(1928) d’Yves Tanguy et le Ka’até des Indiens La pulsion organique du Printemps cos-
tupi-guarani, le lieu mystique et impénétrable mique de Kupka, qui célèbre une « fête
de la forêt vierge, où les sentiers connus sont du pollen dans un gynécée baigné de soleil »,
interrompus, où les choses ne sont pas formées et comme l’écrit Emma Lavigne, motiverait
où les animaux peuvent se métamorphoser, que à elle seule le voyage à Metz. L’exposition
Daniel Steegmann Mangrané vient enraciner revient aussi sur le jardin de Giverny de
les œuvres de l’exposition 4. » Claude Monet qu’il réalise non pas pour
le peindre, mais pour construire son
Germination, floraison œuvre la plus complexe. Claude Monet
et dégénérescence crée des hybrides et importe du Japon
Le Leviathan-main-toth, installation tenta- des nymphéas, s’attirant les foudres des
culaire et organique du Brésilien Ernesto
Neto, accueille le visiteur en envahissant 5 - Michel Foucault, « Des espaces autres »,
conférence prononcée au Cercle d’études
le forum du Centre P ­ ompidou-Metz. ­architecturales le 14 mars 1967, dans Architec-
Cette gigantesque résille de Lycra qui ture mouvement continuité, no 5, octobre 1984,
repris dans Dits et écrits II (1976-1988), Paris,
Gallimard, 1984 (disponible en ligne sur
4 - E. Lavigne, Jardin infini, op. cit., p. 15. foucault.info).

241/
fermiers locaux qui redoutent l’empoi- Reclus et d’Émile Gallé, ainsi que des
sonnement par ces fleurs étrangères. Un installations spécialement réactivées
siècle plus tard, Pierre Huyghe réalise comme le Diorama tropical de Dominique
des « concentrés de Giverny » dans des Gonzalez-Foerster.
aquariums aux climats programmés, Le parcours de « Jardin infini », espace
tandis que Yto Barrada, Thu Van Tran en expansion d’une création vivante,
ou Simon Starling étudient les cohabita- subvertit les codes du jardin comme art
tions problématiques des plantes natives et lieu de mémoire. Comme l’explique
et néophytes. Laboratoire poétique, bio- l’architecte-paysagiste Alexis Pernet :
logique, éthique et politique, l’exposition « Les nouveaux projets pensent par écosystème
présente un grand nombre d’œuvres, (des jungles où espérer) réunissant fonctions
comme celles de Richard Long, de vitales minimales et organes poétiques en un
Stan Brakhage, de Laurent Grasso, de même ensemble », et « les paysages qui se créent
Martha Graham et Isamu Noguchi ou à présent porteraient alors en eux ce paradoxe
de Georgia O’Keeffe dont les peintures de n’exister que dans l’expérience pour mieux
de fleurs fascinaient la chorégraphe. On échapper aux logiques d’épuisement qui ont
y retrouve encore les œuvres délirantes affecté les anciennes représentations 6 ».
de Yayoi Kusama et de Carsten Hollen Isabelle Danto
qui rappellent que les plantes peuvent
aussi être toxiques, celles du mouvement 6 - Alexis Pernet, « La jungle de l’esperados »,
dans Esse, no 88, automne 2016, p. 62. L’auteur
tropicaliste (contre-culture brésilienne remarque également que le terme « jungle » a
pour un art environnemental), le jardin fait une réapparition dramatique dans l’actualité
européenne pour désigner le campement auto-
carnivore de Tetsumi Kudo, la flore construit de Calais qui rassemble plusieurs mil-
­surréaliste, des documents d’Élisée liers de migrants.

Cinéma
à Jacques Demy. La séquence d’ou-
La La Land verture de son film renvoie clairement à
Damien Chazelle celle des Demoiselles de ­Rochefort (1967) :
Black Label Media, 2016 des ­anonymes sortent de leur véhicule,
chantent, dansent, puis reprennent le
De passage à Paris, Damien Chazelle, le cours de leur vie normale. Même travail
réalisateur de La La Land, est allé ren- sur les costumes monochromes, même
contrer Agnès Varda dans les locaux de imperfection dans la danse.
Ciné-Tamaris et ainsi rendre hommage

/242
Nous ne sommes pas dans une comédie entrent dans le projet de La La Land en
musicale des années 1950 où le moindre toute connaissance de cause.
danseur de la troisième ligne est par- La La Land raconte les chassés-croisés
faitement synchrone avec le corps d’un couple de jeunes artistes inconnus
de ballet et où les acteurs principaux dans la ville du cinéma, Los Angeles.
sont aussi bons comédiens que dan- Elle est serveuse et aimerait être actrice ;
seurs accomplis. Ici, les protagonistes, il pianote des musiques désuètes pour
interprétés par Emma Stone et Ryan des clients qui ne l’écoutent pas, et tous
Gosling, dansent certes de manière deux rêvent de réussir, autant de points
honorable, mais ils ne sauraient nous de départ canoniques pour une comédie
emporter comme un Gene Kelly ou musicale. Parfois, ils vont dans un parc la
une Ginger Rogers. L’industrie de la nuit et se mettent à danser, comme Fred
comédie musicale cinémato­g raphique Astaire et Cyd Charisse dans Tous en scène
américaine a périclité et, sur ce terrain, de Vincente Minnelli (The Band Wagon,
seuls restent vraiment actifs Broadway 1953), que Chazelle cite au plan près.
et les séries télévisées qui, comme Glee Cela étant, même si elle vient à l’esprit
(20th ­Century Fox, 2009-2015), visent du spectateur, la comparaison s’efface
un public adolescent. Reprocher à d’elle-même : certes, Ryan Gosling
Emma Stone le manque de fluidité a un déhanché et un déport du corps
dans ses mouvements est donc aussi très jazzy, mais son positionnement très
inapproprié que de critiquer la raideur ancré sur le sol le fait plutôt héritier de
de Catherine Deneuve, supposée pro- Gene Kelly que de l’aérien Fred Astaire
fesseur de danse chez Demy. et, surtout, il ne prétend pas danser dans
Damien Chazelle le sait bien : dans la même catégorie que ces deux géants.
son film précédent, Whiplash (2014), Par ailleurs, perte des illusions oblige,
il avait fait de la quête de la perfection dans le film de Chazelle, les séquences
l’objet même de son récit, malmenant de danse se font moins joyeuses et de
son personnage principal, batteur de plus en plus rares au fur et à mesure que
jazz novice, jusqu’à ce que le rythme l’intrigue insiste sur les vicissitudes des
advienne. Cet apprentissage jouxtait la deux aspirants à la célébrité.
torture morale, ce qui allait contre bien Le jeune réalisateur cinéphile dit volon-
des stéréotypes en vigueur dans la repré- tiers son attachement à des films doux-
sentation du monde de la musique. Il amers comme le Chant du Missouri (Meet
est donc probable que Chazelle fait tou- Me in St. Louis, Vincente Minnelli,
jours preuve de lucidité, voire d’une cer- 1944) : Judy Garland s’y souvenait de
taine noirceur, et que les imperfections son enfance dans un Saint-Louis qui
n’existait plus tel qu’elle l’avait connu,

243/
Minnelli y montrait comment le temps tirés du monde imaginaire de Marvel,
modifie inexorablement la réalité et ­l’Amérique de 2016 a davantage de mal
dissout les liens affectifs. Entre autres à croire aux contes de fées. La La Land
citations et références, La La Land s’inscrit dans cette contradiction et pose
reprend ce thème : dans la ville du la question de la nostalgie, du regret de
cinéma, si dure, on ne peut réussir qu’au ce qui, par définition, n’est plus et de
prix de l’abandon de certains de ses rêves. sa différence avec la mélancolie qui
Pourtant, Chazelle aime Los Angeles compose avec la disparition de ce qui
et, plus précisément, ce quartier de a compté. La nostalgie se tourne vers
Hollywood que l’on surnomme « La La le passé, la mélancolie peut consentir
Land », d’une expression qui, dans la au présent. Malgré les humiliations que
langue commune, désigne un pays ima- lui valent ses débuts d’actrice, la jeune
ginaire. Chazelle colore violemment la Mia se plante davantage dans le réel
ville par la mise en valeur de ses néons, ­d’aujourd’hui que son partenaire. Et
comme Coppola avait chargé son chef Chazelle balance entre les deux : le passé
opérateur, Vittorio Storaro, d’illuminer que regrette le héros, celui du jazz et du
Las Vegas de couleurs flashy dans Coup cinéma des années 1950, n’est pourtant
de cœur (One from the Heart, 1982), autre pas le sien, mais celui dont ses propres
référence désabusée et magnifique de La parents ont peut-être fait le deuil, vers
La Land. leurs vingt ans, dans les années 1970.
En effet, il est frappant de voir que Le risque est alors celui du décoratif,
la plupart des citations alignées par du vintage. Parfois, Damien Chazelle y
­Chazelle ont en commun un côté désen- tombe, à coups de citations ; à d’autres
chanté : les personnages qui chantent moments, son véritable amour du cinéma
et dansent, ceux de Demy au premier l’emporte et nous émeut : le réalisateur
chef, n’ignorent pas que le mal existe. s’exprime de manière très personnelle
Mais l’ultime bond de Jacques Perrin dans la séquence où les protagonistes
rejoignant la femme « idéale » dans un voient la Fureur de vivre de Nicholas Ray
camion, à la toute fin des Demoiselles, est (Rebel Without a Cause, 1955) dans la salle
improbable aujourd’hui et Chazelle ne mythique de Los Angeles, le Rialto, au
se permet pas une fin optimiste, ce qui, milieu d’une assistance clairsemée. Au
malgré la maladresse d’un dénouement moment précis où nos deux héros vont
tarabiscoté, est à mettre au compte de enfin ­s’embrasser, la pellicule brûle, Mia
son exigence de réalisateur. entraîne Sebastian hors du cinéma pour
Même si elle s’en nourrit, comme le aller dans le « vrai » observatoire Griffith,
prouvent l’industrie disneyenne ou cadre d’une belle scène élégiaque dans le
le succès des films de super-héros film de Ray : peut-on retrouver la magie

/244
du cinéma des années 1950 dans la réalité viennent alors les classiques difficultés
du xxie siècle ? Alors seulement le baiser liées à l’usure du temps et à la violence du
a lieu et Mia et Sebastian s’envolent dans monde du spectacle. Comment, malgré
la voûte étoilée. Autant dire que celui cela, donner encore à rêver ? C’est ce
qui ne renonce ni à Lumière ni à Méliès qui est presque explicité dans les inter-
et filme en 35 mm à l’époque du numé- ventions du personnage de Keith, inter-
rique prend le relais en faisant naître le prété par John Legend, aussi maladroit
rêve, grâce à un trucage opéré dans le comédien qu’admirable musicien. C’est
décor réel de la fiction de Nicholas Ray. peut-être à lui que Damien Chazelle
En fait, tout en renonçant à mettre confie son point de vue : Keith accuse
en scène une impossible renaissance Sebastian de conservatisme puisqu’il
à l’identique, ce jeune réalisateur tente n’accepte pas que le jazz évolue.
plutôt une réhabilitation assumée du D’où les questions qui courent tout au
romantisme. Dans de flamboyants cou- long du film : comment rendre hommage
chers de soleil, dignes du mélodrame à ce qui a été sans ­l’embaumer ? Et plus
des années 1950, le couple suit la tra- largement, comment, dans le cynisme
jectoire classique des émois amoureux. ambiant, oser dire que l’on aime ? Le
Après les chassés-croisés où, au grand réalisateur ne réussit pas toujours à
dam du spectateur, ils ne se rencontrent répondre, mais le public apprécie la
pas, Sebastian et Mia se défient à fleurets tentative.
mouchetés pour finalement s’aimer. Sur- Carole Desbarats

Livres
c­ inquante ans. Puis il s’effondre, victime
Les derniers jours d’une attaque cérébrale ; la seconde, celle
de René Girard dont son esprit ne guérira pas. Il passe
Benoît Chantre ses dernières années dans une douce
Grasset, 2016, 240 p., 18 € quiétude, allongé dans une chambre qui,
nous dit Benoît Chantre, tient davantage
Le 15 avril 2013, René Girard passe de de la chapelle, et où sa femme Martha
longues heures devant sa télévision : fait retentir des chants grégoriens.
une bombe a fauché des coureurs du Les Derniers Jours de René Girard racontent
marathon de Boston. Girard regarde, en réalité les premiers jours d’après : le
effaré, le déploiement d’une ­violence voyage de Chantre à Stanford pour les
mimétique qu’il annonce depuis funérailles et les retrouvailles avec les

245/
amis proches… Cette chronique d’un une distinction réconfortante pour le
deuil collectif n’est pas ­anecdotique : elle sujet, qui se croit toujours du bon côté
nous apprend que Girard avait renoncé de la ligne de partage. Dans les Ori-
à l’illusion romantique de ­l’autonomie gines de la culture, Girard écrivait : « La
radieuse. Si le désir s’enracine dans ­distinction entre un désir “authentique” et un
­l’imitation d’un autre, le salut n’est désir “inauthentique” […] correspond à un
pas non plus solitaire. Comme l’écrit désir inauthentique, mimétique, chez l’obser-
Chantre : « On ne ressuscite jamais seul. » vateur, de s’excepter lui-même de la loi qu’il
Le jour même de l’enterrement, de découvre 1. » Certes, les Fabrice del Dongo
terribles nouvelles arrivent de Paris : ont existé, « hommes à l’endroit dans un
des voyous qui se prennent pour des monde à l’envers » ; mais comme l’écrit
combattants ont semé la mort sur des Girard : « On ne remonte pas dans l’ordre
terrasses de café et dans une salle de des passions » ; notre époque ne permet
concert. Chantre essaie de penser la plus leur éclosion sous forme pure.
proximité de ces deux événements Sans doute chacun est-il le lieu d’un
– la mort de Girard et le pire massacre affrontement entre passion et vanité,
sur le sol français depuis la Seconde entre le désir objectal et le désir trian-
Guerre mondiale. Pas de choc des gulaire. Il est sain de vouloir assouplir
civilisations ici : les djihadistes sont les l’impitoyable théorie du désir de Girard,
héritiers du « désir métaphysique » dont mais il est périlleux de le faire en réin-
Don Quichotte présentait les premiers troduisant une typologie des êtres qui
symptômes. Chantre et Girard aident pourrait sembler essentialiste.
à comprendre le piège d’une violence Il s’agit peut-être moins de défauts que
réciproque et planétaire, d’autant plus d’une distance assumée avec la lettre de la
impitoyable qu’elle est devenue inca- théorie mimétique. Chantre est ­l’héritier
pable de fonder quoi que ce soit. Les le plus « autorisé » de Girard, sans être
hommes ont toujours bâti leurs cultures pour autant un girardien orthodoxe.
à l’ombre de leur violence sacralisée. Il parle de sa théorie comme d’une
C’est devenu impossible. Il ne leur reste « armure » qui « sonne un peu creux ». Sans
plus qu’à se réconcilier ou à mourir : doute la fréquentation de l’homme lui
c’est cela ­l’apocalypse, et non pas le feu a-t-elle permis d’émousser les arêtes
vengeur qu’un Dieu courroucé déchaî- saillantes de l’édifice théorique. Plus
nerait contre nous. fidèles au Girard littéraire qu’au Girard
Une réserve, tout de même : en insistant anthropo­logue, les Derniers Jours de René
sur le contraste entre les « êtres de
passion » et les « êtres de vanité », 1 - René Girard, les Origines de la culture [2004],
Chantre court le risque de réintroduire Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011.

/246
Girard contiennent une magistrale analyse se prennent au piège d’une rivalité
du triangle amoureux dans Don Giovanni, mimétique avec les musulmans, les voix
par laquelle Mozart fait irruption dans catholiques de Girard et de Chantre
l’univers du désir mimétique. Vermeer rappellent à l’impérieuse radicalité évan-
aussi : le retour sur la poudrière de Delft, gélique. Plus que jamais, les mots par
le fameux « petit pan de mur jaune » – et ce lesquels Girard achevait le Bouc émissaire
qu’il cache – est l’un des passages les plus sont d’actualité : « Toute violence désormais
saisissants du livre. révèle ce que révèle la passion du Christ, la genèse
Chantre articule les origines de la séden- imbécile des idoles sanglantes, de tous les faux
tarisation et de la ville moderne. La ville, dieux des religions, des politiques et des idéo-
c’est la foule – tôt ou tard persécutrice, logies. Les meurtriers n’en pensent pas moins
puisque soumise aux vents mauvais du que leurs sacrifices sont méritoires. Eux non
mimétisme et de la réciprocité négative. plus ne savent pas ce qu’ils font et nous devons
Girard a écrit son œuvre à distance des leur pardonner. L’heure est venue de nous par-
villes, protégé par les campus améri- donner les uns les autres. Si nous attendons
cains. Chantre le décrit comme son « ami encore, nous n’aurons plus le temps 2. »
indemne ». À la fin de la guerre, fuyant François Hien
les bombardements, il se réfugie sur les
flancs du mont Ventoux, au-dessus de
Malaucène. Est-ce là, près d’un chemin Le visible et l’intouchable.
où les randonneurs miment rituellement La vision et son épreuve
une lapidation, qu’il médite pour la phénoménologique
­première fois sur le lien entre la violence dans l’œuvre d’Alberto
et le sacré ? Au-dessus d’une autre ville, Giacometti
Agrigente, fuyant une foule sur le point Benjamin Delmotte
de se retourner contre lui, Empédocle se L’Âge d’Homme, 2016,
jette dans le cratère de l’Etna, dans un 404 p., 30 €
geste auto-sacrificiel saturé d’orgueil. Il
ne laisse pas même une sandale derrière Ce livre met la phénoménologie à
lui, entérinant ­l’escamotage par lequel l’épreuve de l’expérience esthétique :
le sacré dissimule la violence qui le la singularité de la « vision » chez
fonde. Girard a fait le contraire, laissant ­Giacometti bouscule une pensée qui
­derrière lui un corps qui longtemps n’a peine à rendre compte de cette expé-
pas voulu mourir, et qui souriait du rience et de l’émotion qui lui est liée.
simple ­bonheur d’être en vie.
À l’heure où les catholiques français, 2 - R. Girard, le Bouc émissaire [1982], Paris,
devenus une minorité comme les autres, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1986.

247/
Comment les choses pour découvrir le frisson d’une “donation” fon-
apparaissent damentalement ambiguë. »
Par sa pratique artistique, ­Giacometti La vision se produit comme par
veut « montrer comment les choses à-coups, par sautes, avec des avancées
[lui] ­apparaissent ». À l’instar de la et des chutes : « L’impression de voir, de
phénoméno­logie, « attachée à la description voir enfin, coïncide étrangement avec celle de
des phénomènes dans leur apparaître même », ne pas voir vraiment. » Cet effet original
son œuvre « s’inquiète et s’émerveille de la rendait Sartre perplexe : « Sont-ce des
présence même des choses pour nous, relève apparitions ou des disparitions ? Les deux
l’énigme et le bouleversement qui se jouent dans ensemble. » Genet parlait de « va-et-vient de
le plus “simple” apparaître ». la distance la plus extrême à la plus proche
Mais Giacometti envisage la vision familiarité ». B ­ enjamin Delmotte forge
comme expérience exceptionnelle et le néo­logisme de « désapparition » : « C’est
chargée de « force », quand Husserl s’en l’ambivalence, pour ne pas dire la contradiction
tient à la « forme » et à l’analyse de la vue de l’apparaître : la figure monte à la visibilité
comme perception courante. Dans ses pour ­aussitôt rechuter dans l’invisible et ne plus
dessins, « le trait rend compte de l’expérience laisser place qu’à l’objet, la “mélancolie” de la
visuelle de l’apparaître en cherchant non pas à figure et l’attente d’une remontée. Entre appa-
délimiter une forme mais à capter une force ». rition et disparition, présence et absence, avancée
Le « trop » de lignes (nœuds, surcharges) et retrait, la figure ne cesse de surgir pour mieux
conjoint au « trop peu » (traits épars, s’évanouir. »
contours évanescents) impose un « foyer Les œuvres de Giacometti questionnent
d’intensité » qui éclipse le reste. Dans la phénoménologie en montrant les
les peintures, des figures étranges et limites de l’intuition donatrice. « La
­distantes, voire fantomatiques, émergent désapparition est donc une remise en question
péniblement sur fond de brume. Elles de la phénoménologie de la perception, autant
témoignent d’« un apparaître où se ressent comme saisie évidente d’objet (Husserl)
toute la fragilité de l’apparition et la difficulté que comme rapport pré-cognitif au monde
qu’il y a à demeurer dans son avènement ». (­Merleau-Ponty).  »
Même les figures sculptées sont rendues
incertaines par la miniaturisation, Un conflit entre l’œil
­l’allongement et le raffinement. « En et le reste
tant que captation de forces, la représentation L’œuvre de Giacometti ne tend pas vers
de l’apparaître est à la fois plus fondamentale une « saisie des choses » mais interroge
et plus fragile que celle de la forme : elle perd la un « saisissement de la conscience ». La
stabilité ou l’assurance de ce qui a déjà été donné vision est opposée au toucher dont le
modèle imprègne la phénoménologie

/248
elle-même, notamment Merleau-Ponty Or cette expérience est « phénoméno­
et son projet de retrouver un contact logiquement remarquable » car elle rappelle
naïf avec le monde. Avec la vision, il la conscience à ses limites autant qu’à
y a nécessairement distance : l’objet ce qui la définit : l’intentionnalité n’est
est « d’autant plus visible qu’il devient pas nécessairement « efficience constitutive »
intouchable », et le « sujet-non-touchant », mais « mouvement vers le dehors » où l’imagi-
assigné à la seule vision, est impuissant nation et l’émotion ont leur place.
à saisir la chose. Voilà qui interroge le
concept phénoméno­logique de « chair » Il y a cette menace, toujours…
et met en échec la synthèse perceptive. L’émotion qui met en déroute le sujet
Par ­opposition au « sujet constituant », constituant est un « esseulement » et peut
l’« assistant de la ­désapparition » est en se lire comme une « modification esthétique
manque d’évidence au point de désap- de l’angoisse de mort ». Le choc surgit de
paraître lui-même : « La conscience perd la confrontation charnellement vécue
toute mondanité et se découvre une pureté pro- avec une altérité qui résiste à l’assimi-
blématique en tant que simple voyance, comme lation. « La désapparition est émouvante parce
déconnectée du corps, des cinq sens, et même qu’elle nous jette et nous maintient au-dehors,
en notable contrariété à l’égard du toucher. » de nous-mêmes et de l’autre : c’est une tension
Comme disait Giacometti, « il y a toujours phénoménologique qui ne se résorbe pas dans un
un conflit entre l’œil et le reste ». objet que je pourrais finalement intérioriser. »
La désapparition représente un « boule- Mais cette étrangeté est favorablement
versement du sujet et des structures spatiales accueillie dans l’expérience esthétique
et temporelles qui caractérisent le rapport car le sujet se sent « concerné par cette
au monde ». L’espace est déchiré par ­impossibilité » qui renvoie à sa possibilité
l’étrangeté de la distance, les allées et la plus propre, la mort. On pourrait
venues de la conscience marquent une convoquer la figure du cadavre, si
« défaite du temps comme succession réglée ». ­marquante dans la vie de Giacometti,
En somme, « la vision artistique défait comme forme radicale de l’expérience de
l’attitude naturelle » qui était au cœur de la vision, ou sa préoccupation obsédante
l’analyse phénoméno­logique  : « Les de la mort (« Il y a cette menace, ­toujours »,
sensations ne fonctionnent plus comme des dit ­Giacometti). Mais le memento mori
esquisses prises dans un progrès continu de la fonctionne moins par des représenta-
synthèse perceptive. » L’expérience esthé- tions macabres, au demeurant absentes
tique opère une « trouée » dans le cadre de l’œuvre, que par une « co-apparition,
de l’expérience courante en découvrant dans la vision, du monde et du néant ». « Dans
une « intentionnalité sans fin », c’est-à-dire la vision, le monde objectif perd son prestige et
une « tension non résolue vers le monde ». son urgence, et se met hors de portée, presque

249/
comme si je l’envisageais depuis ma mort, en
spectateur, dans une absence que ­j’anticipe. » Éloges de l’injustice.
La mort hante le sujet et renvoie le La philosophie
monde à sa contingence. « En le voyant face à la déraison
distant et intouchable, le sujet découvre l’objet Céline Spector
comme si lui-même ne faisait déjà plus partie Seuil, 2016, 235 p., 22 €
de ce monde – on pourrait dire, comme s’il se
découvrait comme celui qui aura simplement Afin de fortifier la justice, il convient
fait partie du monde et ne peut plus désormais de prêter l’oreille aux justifications
le regarder qu’avec nostalgie. » de la force brute. Cette formule para-
Dans cette lecture, la phénoméno- doxale, aux accents pascaliens, résume
logie heideggérienne offre un outil ­l’ambition d’un ouvrage qui confronte
à la fois essentiel et problématique. la philosophie politique au problème
Car si ­l’esseulement est à rapporter contemporain du terrorisme. Céline
à une structure même de l’existence Spector s’interroge sur les motiva-
(la capacité à se projeter en avant de tions de ceux qui utilisent sciemment
soi-même), il n’y a chez Giacometti la force brute pour parvenir à leurs
qu’un étonnement ou un vertige qui fins. Son enquête généalogique fait
ne se convertit jamais en une compré- minutieusement défiler les figures de
hension. C’est un « incontestable pas en l’injustice qui ont hanté l’histoire de la
retrait au regard de l’ontologie heideggérienne ». philosophie. Elle rappelle que la mise en
L’analyse kantienne du sublime est fina- scène des discours de ces personnages
lement plus proche de cette expérience : égoïstes, insensés, libertins ou fana-
en insistant sur une projection effectuée tiques constitue une stratégie philo­
par le sujet lui-même (« subreption »), sophique classique. Platon exposait
elle éclaire davantage la vision comme déjà les ­arguments des dangereux Thra-
« ­sublimation de l’angoisse ». L’étrange symaque et Calliclès, deux personnages
plaisir à contempler un spectacle qui conceptuels pour lesquels il valait mieux
devrait être effrayant montre comment commettre l’injustice que la subir.
la vision « délivre le sujet du t­errassement de Faire l’éloge de l’injustice ne consiste pas
l’angoisse en le livrant à la f­ascination du pur à justifier ou à endosser les propos les
apparaître de l’objet qui se fait jour dans la plus atroces. Il s’agit plutôt de dresser
désapparition ». un portrait précis de ces figures du
Fabien Lamouche mal qui renaissent à chaque époque,
afin de pouvoir les combattre. Il faut
prendre au sérieux les objections des
injustes et entendre, par exemple, leur

/250
critique acérée de l’idée selon laquelle nécessité d’un autre droit artificiel,
l’homme serait naturellement juste. réglementant les puissances d’agir qui
Si vous mettiez la main sur un anneau sinon s’entre-détruiraient. Comme
permettant de devenir invisible, ne Socrate l’indiquait déjà, l’aveuglement
seriez-vous pas immédiatement enclin pathologique des injustes peut donc
à commettre une injustice ? Sur le point être guéri. Il faut patiemment éduquer
de mourir, accepteriez-vous l’offre qui et pointer les contradictions logiques de
vous permettrait de survivre à condition celui qui a de mauvaises justifications.
que cent innocents meurent ? En montrant à l’injuste, dans chaque
L’ouvrage rejoue ainsi les disputes les cas, qu’il glorifie à tort un type de droit
plus célèbres qui animent les œuvres de et que, par là, il se contredit, on pourra
Diderot, de Hobbes, de Rousseau ou peut-être progressivement contribuer à
encore de Sade. Céline Spector remet le soigner.
en vigueur la problématique cruciale Daniel Adjerad
de l’injustice dont le traitement philo-
sophique contemporain oscille entre
naïveté et irresponsabilité. L’injuste n’est Qui vivra qui mourra.
pas seulement un parasite inoffensif qui Quand on ne peut pas
contribue trop peu à la société. Il existe sauver tout le monde
bien d’autres personnages plus offensifs Frédérique Leichter-Flack
et monstrueux que ceux décrits par Albin Michel, 2015,
les théories actuelles de la justice. Les 208 p., 16 €
insensés les plus féroces considèrent
qu’ils sont dans leur droit en étant Cet essai traite la problématique
violents. Ils mettent sauvagement en des choix extrêmes en situation
question le discours du sage qui prétend ­exceptionnelle, du point de vue de
détenir le monopole de la légitimité en la littérature comparée, en explorant
matière de justice. un corpus de fictions (romans, séries,
Néanmoins, l’écoute attentive de leurs productions holly­woodiennes) et de
argumentaires, aussi raisonnés que témoignages, ainsi que des cas d’étude
déraisonnables, laisse poindre une d’éthique médicale. La question de
esquisse de diagnostic. L’injuste est base est clairement posée au début de
­toujours celui qui, aveuglé par un type de ­l’ouvrage  : « Qui doit vivre quand tout le
droit, en manque un autre. Les monstres monde ne peut pas vivre ? Qui sauver quand
cruels qui ne croient qu’à la force brute on ne peut pas sauver tout le monde ? »
raisonnent ainsi selon les seuls critères La démarche de Frédérique Leichter-
du droit naturel. Ils oublient alors la Flack consiste d’abord à cerner les

251/
contours d’un imaginaire contemporain soi : la dystopie (ou contre-utopie), que
des situations de « non-choix ». Elle fait l’on retrouve aussi dans les jeux vidéo
sienne la notion de Lawrence Langer de et les séries.
« choix sans choix » (choiceless choice) pour Frédérique Leichter-Flack ne procède
qualifier un changement de paradigme : pas en construisant une typologie
le passage du choix moral du bien contre des récits qu’elle étudie, mais plutôt
le mal, à celui d’un mal contre un autre en ­analysant les critères des choix
mal. Le point de départ de sa réflexion mis en avant par les acteurs, qu’ils
est la littérature concentrationnaire, en soient écrivains, scénaristes, témoins
particulier les récits qui témoignent de ou experts : logiques de priorisation,
l’échange des victimes dans le camp de ­ressources morales et religieuses, seuils
Buchenwald, un sujet difficile sur le plan économiques, logiques de rationnement
mémoriel1. Le corpus de Frédérique en cas de pénurie, équité des protocoles
Leichter-Flack est constitué de romans en cas de pandémie, etc. Des questions
comme le Choix de Sophie de William surgissent : par exemple, sur quels
Styron (1979), 1984 de George Orwell ­critères se fonder pour l’arrêt des soins
(1949), Auprès de moi toujours de Kazuo dans les cas désespérés, qui ne sont plus
Ishiguro (2005) ; de thrillers comme Saw des cas ­d’urgence absolue, mais des cas
(James Wan, 2004), The Hunger Games ­d’urgence dépassée ? Quels sont les
(Gary Ross, 2012-2015) ; de témoignages patients pour lesquels le coût élevé des
de survivants des camps nazis (surtout soins n’est plus envisageable dans un
Primo Levi et David Rousset) ; de docu- cadre de santé publique ?
mentaires, comme le Dernier des injustes La réflexion de l’auteure s’inspire
(2013), monté à partir des entretiens ­d’ouvrages de base ou d’essais récents
que Claude Lanzmann a réalisés en 1975 en éthique médicale2. Certes, la question
avec Benjamin Murmelstein, l’ancien des « choix sous contrainte » est au
chef du ghetto de Theresienstadt. Ces centre de ces ouvrages sous des formes
fictions et témoignages ont en commun variées : sélection, concurrence, pénurie,
de mettre en récit l’expérience de survi- urgence, etc. Cependant, en faisant
vants dans des situations extrêmes, mais siennes les questions d’éthique, ­l’auteure
les fictions les plus récentes s’adressent
à une génération qui n’est pas contem-
poraine de l’univers concentrationnaire. 2 - Jon Elster et Nicolas Herpin (sous la dir.
de), Éthique des choix médicaux, Arles, Actes
Certaines se rattachent à un genre en Sud, 1992 ; Pierre Valette, Éthique de l’urgence,
urgence de l’éthique, Paris, Puf, 2013 ; Guillaume
1 - Voir le compte rendu du livre de Sonia Combe, Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen
Une vie contre une autre (Paris, Fayard, 2014), (sous la dir. de), la Médecine du tri. Histoire,
dans Esprit, février 2017. éthique, anthropologie, Paris, Puf, 2014.

/252
est amenée à penser davantage « par cas  3 »
que par récit : liste d’attente pour les Le marché halal ou
greffes d’organe, évacuation prioritaire l’invention d’une tradition
lors d’une catastrophe naturelle, vaccin Florence Bergeaud-Blackler
et trithérapie pour endiguer l’épidémie Seuil, 2017, 272 p., 20 €
de sida. Faut-il alors invoquer l’univers
concentrationnaire comme toile de Ou les noces du fondamentalisme isla-
fond ou comme analogie ? Aucune mique et du libéralisme économique.
analyse généalogique ou transversale La cruauté de l’abattage rituel, les repas
ne vient apporter la démonstration que halal dans les cantines scolaires et autres,
les auteurs de fiction qu’elle a choisis la viande halal dans les supermarchés
aient forgé leur intrigue à partir d’une sont l’arbre qui cache la forêt : c’est le
référence commune. marché qu’il faut regarder. Ce qui n’est
En revanche, un autre angle d’analyse pas vu, en effet, c’est comment le halal
du livre apparaît bien plus convaincant : est devenu une pièce essentielle dans
appréhender les choix extrêmes du point le commerce islamique mondialisé.
de vue de la « normativité », c’est-à-dire, Selon l’auteure, qui en fait le récit pas-
au sens de Georges Canguilhem, de la sionnant, d’abord les pays musulmans
capacité à créer de nouvelles normes d’Asie (la Malaisie surtout), ensuite
en situation exceptionnelle. Enfin, si ceux du Golfe mais aussi la Turquie (à
l’imaginaire contemporain semble iné- travers les Turcs présents en Europe)
puisable, il faut reconnaître que l’un des ont pris en assez peu de temps la main
mérites du livre de Frédérique Leichter- sur le halal européen, « inventant » de la
Flack est de considérer les médias qui sorte une tradition. Les premiers étaient
construisent la mémoire d’aujourd’hui, encore « libéraux » culturellement, au
comme les séries télévisées et les jeux sens d’« inclusifs » (moyennant des
vidéo. On sait que ceux-ci touchent garanties certes, mais par exemple
désormais un public bien plus large que l’étourdissement de l’animal pouvait
celui des romanciers et des historiens, être toléré). Les seconds, que l’auteure
mais rares sont les comparatistes qui appelle « ummiques », revendiquent
osent s’y confronter. l’exclusivité de toute la chaîne halal pour
Emmanuel Delille les musulmans, de l’abattage rituel à la
vente, en appliquant strictement la charia
alimentaire (telle qu’ils l’interprètent) et
en imposant de surcroît dans les esprits
3 - Au sens de Jean-Claude Passeron et Jacques
Revel, Penser par cas, Paris, Éditions de l’Ehess,
musulmans, au nom de l’éthique et
2005. de la spiritualité, l’islam rigoriste des

253/
wahhabites saoudiens (dans ce cas, une elle admet une incertitude (qui existe
manipulation quelconque par un non-­ aussi dans le cas de l’étourdissement). Au
musulman rend la viande haram, impure, nom de la liberté religieuse (et pour ne
illicite). Des intellectuels musulmans pas déroger à la liberté du marché ?), une
formés en Europe ou aux États-Unis dérogation à l’étourdissement (qui fait
mais proches du wahhabisme ou des loi) a été accordée au niveau européen en
Frères musulmans ont théorisé la chose : 2009 pour cet abattage rituel. Là comme
ce business halal – car c’en est un – se ailleurs, l’auteure est opposée à tout
trouve déjà dans le Coran, et du reste interventionnisme de l’État, au nom de
le Prophète lui-même, un commerçant, la neutralité ou de l’abstention laïque par
a donné l’exemple. Quoi qu’il en soit, rapport à la liberté cultuelle ; pour une
les multinationales (Nestlé, etc.) ont dû évolution des choses, elle compte sur
s’y faire. une « réflexion théologique » (interne à
Le livre regorge d’informations peu l’islam donc) à propos de ­l’alimentation.
connues, par exemple sur l’importante Mais est-ce là autre chose qu’un vœu
place des femmes dans la transmission du pieux dans les conditions actuelles de
halal et sa forte réception chez les jeunes l’islam en France et dans le monde ?
d’aujourd’hui, sur l’illusion d’une « taxe Alors que la sensibilité à la souffrance
sur la viande halal » pour financer l’islam animale ne cesse de croître, pour de
français, ou encore sur les créations bonnes raisons, n’est-ce pas se pré-
d’entreprises de production ­d’objets parer à des conflits supplémentaires
islamiques, où l’« éthique coranique » et avec les religions concernées, alors que
les affaires font bon ménage. Il ne s’agit tout le livre explique précisément que
pas ici d’un « communautarisme », mais le « marché » halal mondialisé, lui, ne se
plutôt de l’inverse : d’une extension gêne pas pour étendre son influence ?
de l’espace musulman ou des valeurs Certes, en France, c’est l’État qui est
musulmanes dans des sociétés sécula- laïque, non la société, mais force est de
risées, « chrétiennes », etc., un espace constater qu’on y fait beaucoup de bruit
« ummique » qui facilite l’exercice de autour des signes visibles. Les déroga-
la vie musulmane – sauf que c’est un tions invisibles – les parts de marché
espace (aujourd’hui) fortement identi- religieux au nom de la liberté du marché
taire, exclusif, qui, c’est le moins qu’on mondialisé – ne sont-elles pas pires pour
puisse dire, laisse peu de chances à l’ordre public ?
­l’intégration… Jean-Louis Schlegel
Florence Bergeaud-Blackler discute
aussi, très honnêtement, la question de
la douleur animale dans l’abattage rituel :

/254
désireux de baisser les salaires déjà peu
14 juillet élevés de ses employés, qui déclenche
Éric Vuillard en avril 1789 l’événement lui-même
Actes Sud, 2016, 208 p., 19 € déclencheur de la prise de la Bastille, le
saccage de sa résidence principale. Puis,
14 juillet s’inscrit dans la lignée des deux après le renvoi de Necker, la journée
précédents ouvrages d’Éric Vuillard, la du 14 juillet dont on suit les principales
Bataille d’Occident sur la guerre de 1914- étapes : les négociations par les « repré-
1918 (Actes Sud, 2012), et le magnifique sentants du peuple », les fusillades des
Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014) insurgés, l’arrestation de Launay…
qui démonte la fabrique d’une fausse Mais Éric Vuillard s’arrête aussi sur
­histoire indienne par Buffalo Bill. Tous ceux dont on ne parle pas dans les livres
ces textes sont qualifiés par l’auteur de d’histoire, le frère et la sœur Petitanfant
« récits », ils s’appuient sur les faits histo- qui viennent reconnaître leur frère tué
riques et refusent certaines des caracté- parmi les émeutiers de la Folie Titon,
ristiques du roman. Ainsi, dans 14 juillet, Sagault, batteur d’or fusillé dans la cour
qui relate, comme le titre le suggère, la de la ­Bastille, Marie Bliard, la femme
prise de la Bastille, la narration s’appuie de François Rousseau, allumeur de
en large part sur un « on » d’historien réverbères, lui aussi tué à la Bastille, ou
conteur et il n’y a pas de protagoniste : encore les gens de petits métiers qui
l’auteur passe d’une personne à l’autre viennent travailler à Versailles : repas-
et d’un groupe à l’autre à la faveur d’une seuses, ­frotteurs de parquets, raccro-
chronologie méthodique. chantes, boucaneuses ou moineaux.
C’est en effet essentiellement avec les « Avec emphase, on nous enseigne le règne de
historiens qu’Éric Vuillard – qui a lui- chaque roi. Mais on ne nous raconte jamais
même fouillé les archives de la période ces pauvres filles venues de Sologne ou de
révolutionnaire – semble dialoguer, et Picardie, […] nul n’a jamais écrit leur fable
en particulier avec l’enseignement de amère. » Dans sa volonté de combler les
la discipline, face auxquels il affirme à manques des livres d’histoire, l’auteur va
­plusieurs reprises un « je » critique. jusqu’à énumérer – sur près de 9 pages !
Quelle histoire raconte-t-il ? En appa- – les noms d’une partie des quelque
rence, une histoire qu’on connaît : la 200 000 ­Parisiens qui se trouvaient à la
rupture entre les élites et le peuple, Bastille.
­Versailles qui se perd dans le jeu, les Parallèlement, Éric Vuillard semble
futilités de décoration, de couleur de recon­naître les limites de la stricte
coiffure…, le propriétaire de la manu- position d’historien ou plutôt ne pas
facture de papier peint R ­ éveillon vouloir s’y enfermer, et c’est là la richesse

255/
et la singularité de son récit : « Il faut écrire la période révolutionnaire (« Au début, le
ce qu’on ignore. Au fond, le 14 juillet, on ignore tourbillon était chaud, on était plein d’espoir,
ce qui se produisit. Les récits que nous en avons heureux, puis le tourbillon est devenu froid,
sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule si froid »), c’est toujours à ce rêve, à ce
sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on « tourbillon chaud » que l’auteur revient
doit raconter ce qui n’est pas écrit. » – ce tourbillon chaud qui lui fait dire au
De cette foule, appelée le « peuple » mais matin du 14 juillet : « Comme ce dut être
aussi l’« humanité », qui désire « savoir excitant d’être là au petit jour, de se chambrer
jusqu’où l’on peut aller, ce qu’une et de rire – de ruser avec la peur » ou qui lui
­multitude si nombreuse peut faire », il fait voir la liste des participants à la prise
cherche à saisir le mouvement. Les de la Bastille comme sacrée : « Le Bottin
chapitres courts, rythmés, plongent de la Bastille, c’est mieux que la liste des dieux
dans l’effervescence de la période, et dans Hésiode. »
notamment dans les nuits des ­Parisiens Et c’est depuis ce « tourbillon chaud »
– celles du 23, du 27 et du 28 avril, qu’Éric Vuillard lance un appel à notre
celles du 11 et du 13 ­juillet, ces nuits époque, dont les échos avec cette année
­d’insomnie dans lesquelles, suggère 1789 sont manifestes – l’auteur évoque
l’auteur, on peut apercevoir sa vérité. notamment les « chômeurs » de la fin du
Pour appréhender la vérité du 14 juillet, xviiie siècle, le poids faramineux de la

Éric Vuillard, à la manière d’un insom- dette publique et celui de la Bourse,


niaque, a alors recours au rêve, à l’imagi- où « déjà […] on prenait la température du
nation. Il s’arrête sur des scènes irréelles, monde ».
des images de second plan comme celles Cet appel prend appui sur la « pluie »
des hussards sur le toit de la Bastille de papiers administratifs lancés par
en qui il devine des « équilibristes », des les fenêtres de la Bastille au soir du
« danseurs », des « patineurs » ou celles des 14 ­juillet  : « On devrait plus souvent ouvrir
« funambules » qui cherchent à accéder à la nos fenêtres […]. On devrait, lorsque le cœur
forteresse en marchant sur une planche nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que
de fortune. le désarroi nous suffoque, forcer les portes de
Il rêve à la beauté du feu, « le feu est une nos Élysées dérisoires, […] ouvrir les tiroirs,
chose merveilleuse, mais le feu qui détruit est briser les vitres à coups de pierre et jeter les
encore plus beau », à celle de la destruction, papiers par les fenêtres […]. Ce serait beau,
« que c’est bon de défaire et de démolir ! » Et et drôle, et réjouissant. Nous les regarderions
s’il reconnaît que le rêve peut se trans- tomber, et se défaire, feuilles volantes, très loin
former en cauchemar en convoquant la de leur tremblement de ténèbres. » Par ces
figure de Stanislas-Marie Maillard dont lignes, les dernières de son récit, Éric
il rappelle le parcours sombre pendant Vuillard paraît dévoiler qu’au-delà d’une

/256
ambition d’historien et de romancier, il résonner autrement le sens de la respon-
est porté par un souffle politique visant sabilité tant individuelle que collective.
à revivifier notre capacité d’insurrection. La beauté de ce roman tient à une
Anne-Sophie Monglon connivence profonde avec la nature.
Les paysages, détaillés avec une volupté
éblouissante, imposent une blancheur
Volia Volnaïa ouatée qui semble s’appliquer à effacer
Victor Remizov les traces de la présence de l’homme
Belfond, 2016, 388 p., 21 € – skis, pas, véhicules – et se refuser à
garder les empreintes ensanglantées des
Dans ce premier roman, le russe Victor bêtes traquées – zibelines, ours, loups.
Remizov, né en 1958 à Saratov, invite à Victor Remizov excelle à rendre sensible
un voyage étourdissant dans l’immensité la conquête patiente de l’environnement
sibérienne, au plus profond de la taïga par des héros, tout entiers possédés par
qu’il connaît bien pour l’avoir parcourue sa dimension grandiose et tiraillés entre
comme géomètre-expert, et explore le respect des lieux et la nécessité d’en
l’idée même de liberté dans ces p ­ aysages tirer parti par la chasse ou la pêche : « Il
rudes et souvent hostiles où faune et ne savait pas ce qu’il préférait : la taïga dorée
flore dictent leur loi. Une rencontre ou son butin de zibelines. » La précision
insolite, qui dégénère en règlement de avec laquelle les pièges sont dissimulés
comptes entre les chefs de la milice sous les mélèzes ou les filets glissés le
locale et un simple citoyen, Stepane long de la rivière Rybnaïa témoigne de
Kobiakov, dont le coffre de voiture est la connaissance intime des rituels de vie
rempli de caisses de contrebande d’œufs des animaux, comme les saumons et
de saumon, provoque l’explosion de autres poissons.
l’équilibre, fait d’aménagements, de Tout est à la fois connu et mystérieux,
silences prudents et de corruption, maîtrisé et dangereux, familier et
qui régnait dans le bourg de Rybatchi, étrange. Le récit est comme encerclé
« centre administratif d’une grande région par la redondance de mots symboliques
forestière au sein d’un oblast ». L’avalanche – toundra, labaz, chouga, chapka –, par
de retombées, avec la ­multiplication la répétition des gestes – laisser des
des perquisitions, l’appel aux dénoncia- messages dans les isbas communes ou
tions, l’intervention du pouvoir central privées, trouver de bonnes cachettes
de Moscou, mais aussi avec l’affirmation pour le produit frauduleux de la pêche
de solidarités, l’opprobre porté sur des ou de la chasse – et par la similitude
pratiques douteuses et la volonté de des séquences vécues par les différents
retrouver une forme de dignité, fait héros – la tactique de Stepane Kobiakov

257/
et les dangers qu’il encourt pour tuer les adjoint du chef ­précédent limogé, ou
loups font écho à ceux d’Ilya Jebrovski, l’assassinat d’Ivan ­Trofimovitch, un
dit « le Moscovite », quand il pressent la vieux chasseur, bouleversent les rap-
présence d’un ours qu’il lui faut abattre. ports de force. Le nombre important
La communion solitaire avec ces élé- de personnages, évoqués par leur nom
ments intemporels se déploie comme complet, leur diminutif ou leur fonction,
un envoûtement simple et authentique, la complexité des liens qui unissent les
même s’il s’inscrit aussi en filigrane du responsables de l’ordre dans le bourg
quotidien plus sordide de la corruption, de Rybatchi, la qualité des sentiments
de l’appât du gain et de la s­ oumission amoureux tardivement éprouvés par
au pouvoir en place. Le titre du roman, Tikhi et Macha ou On’c Sacha et la
Volia Volnaïa, « Liberté libre », prend jeune Polina, le rôle ­particulier joué
tout son sens quand chacun des pro- par les femmes, épouses, mères ou
tagonistes, qu’il vende ses produits au filles, détentrices de la tradition, mais
marché noir avec l’accord monnayé conscientes du poids de la modernité,
des autorités locales, qu’il soit membre forment par leur caractère redondant la
de la police, étudiant ou voyageur de chair du récit.
passage, se trouve confronté à la traque Les échanges, souvent accompagnés
de Stepane Kobiakov. L’intervention de beuveries, autour du braconnage, du
de ­l’Omon, unité de forces spéciales travail au noir, des quotas imposés par
du ministère de l’Intérieur, contribue Moscou, qui craint de voir lui échapper
au trouble en perturbant un système des ressources importantes, redonnent
qui avait toujours su s’accommoder à la dimension humaine une épaisseur
discrètement des régimes politiques en qui fait écho à la présence obsédante
place. Une perte de repères, un doute de la nature. Une page d’histoire surgit
pénétrant sur le sens de la vie se glissent au hasard d’une rencontre ou d’un
alors subrepticement dans les esprits, déplacement : l’hôtel aux murs jaunis
allant jusqu’à affecter le regard porté sur où séjourne le détachement de l’Omon
l’espace naturel environnant et la com- semble un vestige de l’époque sovié-
plicité avec les compagnons de route. tique ; la Tchétchénie est évoquée par
Victor Remizov sait faire coexister plu- Hopa, qui a participé aux deux guerres,
sieurs rythmes dans le récit, une espèce a été blessé à trois reprises et est bardé
de lenteur faite de prudence et d’agilité de décorations. Tous ces éléments, dis-
quand il s’agit de pénétrer la taïga et une séminés dans la narration, préparent
accélération soudaine quand des actes ces moments poignants qui voient une
de violence, comme le passage à tabac vie entière basculer : Tikhi s’interroge
du nouveau chef de la milice, ancien sur son action en tant que chef de la

/258
milice et réprouve ses compromissions pour tenter de venir en aide à Kobiakov
avec le pouvoir ; le musicien ­Valentin – « Collectivement, on ne peut aller qu’en
­Balabanov, dit « Vali », « Valka » ou enfer ! Chacun doit décider pour lui-même. » –
« Balabane », avec une idée bien précise renoue avec l’interrogation qui taraude
en tête, finit par accompagner le déta- bien des héros russes : tuer, être prêt à
chement de l’Omon dans sa recherche mourir, oui, mais pour qui et pourquoi ?
de Stepane Kobiakov. Sylvie Bressler
Le cri du cœur de Balabane s’adressant
à l’étudiant qui en appelle à la solidarité

Brèves
guerre contre la terreur (un entretien
L’État de droit avec lui clôt l’ouvrage). Exposant les
à l’épreuve du terrorisme tenants philo­sophiques, historiques et
Ghislain Benhessa politiques de cette ligne, l’ouvrage cerne
L’Archipel, 2017, 170 p., 17 € les ­arguments qui ­soutiennent des choix
à l’origine de polémiques virulentes et
Au lendemain des attentats de Charlie de questionnements profonds : Patriot
Hebdo, le Premier ministre déclarait Act, recours aux méthodes coerci-
que la France était « en guerre contre tives, détention ­préventive… Le débat
le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme américain n’est plus tant à penser sous
­radical  ». Nous entrions à notre tour l’angle d’une dichotomie entre liberté
dans la voie et les débats ouverts par le et s­ écurité, mais à travers l’opposition
11 Septembre aux États-Unis. Face au entre pragmatisme et idéalisme. Le
terrorisme, l’État de droit se trouve pris pragmatisme prévaut dans l’approche
dans une exigence de réactivité qui fait de Yoo ou de certains théoriciens plus
craindre pour sa pérennité. Dans son radicaux, comme Eric Posner et Adrian
essai clair et ­concis, Ghislain Benhessa Vermeule. En se prémunissant contre
propose une généalogie des dispositifs un certain européocentrisme, l’auteur
législatifs et de la ligne présidentielle, tâche de saisir de manière dépassionnée
depuis l’administration Bush jusqu’au cette idéologie, défaite de ses oripeaux
dernier mandat d’Obama. Il présente rhétoriques et en dehors du storytelling
notamment l’un de ses maîtres d’œuvre, médiatique. Il parvient non seulement
John Yoo, qui fut le conseiller juridique à définir le cadre juridique dans lequel
de George Bush et le stratège de la Trump va prendre ses marques, mais

259/
également à dessiner, en filigrane, la politique sont plus nuancées qu’on ne
­singularité de la lutte contre le ­terrorisme pourrait le penser (c’est l’intérêt du
en Europe. ­Travaillée par le spectre livre de le montrer), et Jack Lang n’est
des ­totalitarismes, elle est p ­ ourtant pas l’inspirateur ni l’inventeur de tout,
­désormais aux prises avec des paradoxes même si son rôle est central. Dans la
et des heurts mis au jour il y a plus d’une période 1981-1986, deux orientations
décennie aux États-Unis. ressortent nettement : ce que Martigny
Nicolas Léger appelle un « anti-américanisme culturel
d’État » et ­l’affirmation du « droit à la
­différence (culturelle)  ». La droite identi-
Dire la France. Culture(s) taire sera plus tard vent debout contre
et identités nationales. ce droit, mais son premier opposant sera
1981-1995 un républicanisme de gauche « intégra-
Vincent Martigny tionniste ». L’ouvrage a, entre autres,
Presses de Sciences Po, 2016, le mérite de dégager clairement, belle
376 p., 27 € documentation à l’appui, les lignes de
force et les enjeux « nationaux » d’une
Le titre de ce livre est quelque peu res- politique culturelle dont les effets sont
trictif par rapport aux sujets qu’il aborde. toujours présents – même si, depuis
D’abord parce qu’une longue première 2007, ­l’obsession identitaire à droite
partie revient sur la période qui précède (à cause du Front national) donne le la
celle qu’il traite. Entre 1968 et 1981 en dans les débats autour de la culture.
effet, commence à se mettre en place la J.-L. S.
« construction du récit culturel national »
– entendez : le récit de l’impérialisme et
de l’anti-­américanisme culturels –, où La question juive
l’on découvre a contrario que la gauche des modernes. Philosophie
socialiste, en tout cas celle de François de l’émancipation
Mitterrand et de Jack Lang, n’oubliait pas Bruno Karsenti
la célébration de la nation et de la patrie. Puf, 2017, 288 p., 20 €
Le début du septennat n’omet pas cette
dimension « nationale » et le marque à Écrit au cours d’une « période de
travers trois politiques emblématiques : dégradation », ce livre constitue un
celles du livre, du cinéma et des Grands exercice de philosophie politique. Il
Travaux (pyramide du Louvre, Opéra soulève la question : que suis-je ? Et
Bastille, Arche de la Défense…). Les pose le problème de l’« institution sociale
motivations et la réalisation de cette de l’individualité en contexte démocratique

/260
européen  1 ». Y répondre requiert tous connaissent, l’exploitation capita-
d’articuler de manière originale le
­ liste, doit ainsi être ramenée à sa contin-
­problème juif et la modernité euro- gence historique, à son déplacement et
péenne, entendue comme un projet son occultation par l’antisémitisme, à
d’émancipation : « La liberté, également la fois « exutoire » et « écran ». À travers
distribuée dans l’ensemble des sphères de vie la lecture de ces différents juifs éman-
que subsume un État libre. » Cette articu- cipés se dégage un enseignement pour
lation passe par une « constellation » de la philosophie politique moderne :
portraits : Joseph Salvador, Heinrich « L’histoire de l’émancipation fait partie de
Heine, Émile Benveniste, Leo Strauss, l’émancipation », autrement dit, « l’individu
Émile Durkheim, Marc Bloch, Bernard n’existe que qualifié, quand bien même il est
Lazare. Irréductibles à une commu- émancipé ».
nauté, ils ­dessinent toutefois une expé- J. C.
rience sociopolitique singulière. Le
livre trouve ainsi son point de départ
dans une énigme : dans les condi- L’encyclopédie critique
tions de la modernité européenne, les du genre : corps, sexualité
juifs se sont émancipés, ils ont donc et rapports sociaux
été reconnus comme citoyens égaux Juliette Rennes (sous la dir. de)
indépendamment de leurs sphères La Découverte, 2016, 752 p., 35 €
­d’appartenances, et pourtant, « les juifs
sont demeurés juifs » – non par un caractère Cette première encyclopédie française
propre, mais par « un dérèglement de la diffé- du genre traite de notions aussi diverses
renciation démocratique elle-même ». Bernard que la mondialisation, la prostitution,
Lazare a lu dans la figure de Job « le secret la voix ou la nudité, en faisant appel à
traditionnel d’une politique moderne des quinze disciplines différentes et avec
juifs », donc une explication de ce dérè- pour objectif de « dépoussiérer l’épaisseur
glement. Ce secret est traditionnel, mais historique au cours de laquelle se sont
d’une tradition reprise depuis le présent sédimentées des inégalités durables entre groupes
de ­l’antisémitisme (Lazare écrit au sociaux ». Deux axes retenus, la sexualité
moment de l’affaire Dreyfus) : il est celui et les rapports sociaux, ont trait à la
de l’« éternelle persécution ». L’injustice que reproduction des rapports traditionnels
de pouvoir (dans la pornographie par
1 - De ce point de vue, Bruno Karsenti applique exemple) et au défi que présente l’étude
aux sujets juifs modernes le détour par les sciences de l’intersectionnalité. ­L’ouvrage
sociales dont il a démontré l’importance dans
D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et
­s’intéresse à la manière dont les femmes
la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013. et les minorités sexuelles se font une

261/
place dans la société et r­éussissent à faillite de l’« utopie carcérale », c’est-à-dire
retourner les stigmates qui leur sont la volonté philanthropique de réhabiliter
assignés. L’axe du corps fait l’objet d’un les détenus. Si, en façade, elles semblent
traitement ­original, soulignant l’apport améliorer les conditions de détention,
de l’anthropo­logie biologique dans les expériences carcérales se révèlent
l’analyse de la voix et de la taille, sans désastreuses en pratique. Alors que
tomber dans l’opposition stérile entre le tournant sécuritaire contemporain
génétique et environnement social. Le recouvre le « suremprisonnement » par
concept de sélection naturelle permet le terme pudique de « surpopulation »,
de montrer que des ­pratiques culturelles l’enfermement des corps et la privation
peuvent influencer les génomes humains de liberté reproduisent « la gestion
en valorisant ­certaines ­caractéristiques différentielle des illégalismes » dénoncée
ou pratiques : on apprend ainsi que la par Foucault. L’auteur considère ainsi
moindre taille des femmes vient de la l’échec de l’utopie carcérale comme la
valorisation sociale de l’appariement réussite de la domination de classe. Dans
matrimonial entre femmes petites ce contexte, le discours sur les prisons
et hommes grands. Finalement, cet modèles sert à détourner l’attention de
ouvrage ­fragilise la d ­ istinction entre la fonction politique de la prison vers ses
sexe et genre en ­montrant comment cer- conditions de fonctionnement interne :
taines différences « ­naturelles » peuvent une « distraction » en somme.
résulter de pratiques sociales genrées Rémi Baille
et comment celles-ci influencent notre
perception des corps comme étant
« féminins » ou « masculins ». Indiens et conquistadores
Elyne Etienne en Amérique du Nord
Jean-Michel Sallmann
Payot, 2016, 347 p., 24 €
L’utopie carcérale.
Petite histoire Parmi les chapitres de la colonisation
des « prisons modèles » espagnole des Amériques au xvie siècle,
Grégory Salle les conquêtes de Cortès au Mexique et
Éditions Amsterdam, 2016, des frères Pizarro au Pérou sont mieux
232 p., 16 € connues du public que les tentatives
désastreuses d’implantation en Amé-
À travers son histoire internationale rique du Nord. Jean-Michel Sallmann
des « prisons modèles » depuis la fin du met en lumière ces événements ; il étudie
xviie siècle, Grégory Salle montre la les expéditions organisées vers le pays

/262
pueblo (Arizona, Nouveau-Mexique), les Mais au lieu des empires florissants et des
plaines du Sud-Est (Floride, Géorgie, mines d’or, ils rencontrèrent des peuples
Carolines) et la vallée du ­Mississippi, adeptes de la guérilla et des immensités
insistant sur leurs motifs géo­politiques, au climat rude, en ces temps de « petit âge
leurs modalités pratiques et les raisons glaciaire ». Sur les six cents hommes de
de leur insuccès. L’ambition des l’expédition Narváez en Floride, quatre
­envahisseurs était double : d’abord en revinrent, après sept ans de marche !
­s’enrichir par le pillage, la mise au travail Si les conquistadores se signalèrent par
forcée des Indiens et l’exploitation de leur cruauté et leur incompréhension
­ressources minières, puis découvrir un des cultures locales, le récit de Cabeza de
détroit moins dangereux que celui de Vaca décrit sa captivité dans un monde
­Magellan, afin d’ouvrir une nouvelle karankawa « brutal mais empreint d’une
route commerciale vers la Chine et ainsi grande humanité ».
concurrencer le commerce portugais. Pierre Lefebvre

En écho
la puissance de la réaction qui attaque
IWMpost les droits des femmes. Jan-­Werner
no 118, automne-hiver 2016 Müller souligne que le pluralisme est la
meilleure réponse au populisme. Irina
Mark Lilla juge que nous vivons dans un ­Borogan et Andrei Soldatov écrivent
âge réactionnaire et, curieusement, que que la Russie fait appel à la Chine pour
la réaction se manifeste au moins autant regagner sa souveraineté nationale dans
à gauche qu’à droite : pour lui, les grèves le cyberespace.
en France contre la loi Travail sont liées
au vote Trump et au vote Brexit par un
même sentiment de dépossession. Miloš Inflexions
Vec évoque les polémiques suscitées par no 34, 2017
le refus de certains religieux de serrer la
main des femmes. Une poignée de main La revue du dialogue entre civils et mili-
fait pourtant partie des bonnes manières taires livre un dossier sur les ­rapports
et reconnaît l’égalité entre les sexes. Il de la culture militaire française à
considère qu’il n’y a pas là matière à l’étranger. Rappelant l’histoire de la
légiférer et recommande d’ignorer les Légion étrangère, l’unité Nueve de la
malpolis. Une table ronde s’interroge sur division Leclerc, composée de réfugiés

263/
espagnols, ou le maquis Montaigne,
composé d’Allemands ayant fui le Vacarme
nazisme, mais aussi les chants militaires, no 78, janvier 2017
la « force noire » et les harkis, le dossier
se demande si la fraternité d’armes entre La revue Vacarme saisit « Le Brésil
nationaux et étrangers ne présente pas depuis ses marges ». Dans un contexte
des enseignements pour la société dans de crise protéiforme du pays, le dossier
son ensemble à l’heure où cette dernière coordonné par Alexandre Charrier et
semble se fracturer. Elena Lespes Muñoz donne la parole
aux initiatives marginales. Les minorités
ébranlées par les tensions sociales
La Revue nouvelle ­persistantes s’organisent et ripostent.
janvier 2017 En se réappropriant certains territoires
et à l’aide de pratiques de résistance,
Le dossier de La Revue nouvelle, « Papiers les femmes, les Noirs, les minorités
pour tous ou tous sans papiers ! », coor- ­indigènes, les Lgbt ou les artistes
donnée par Andrew Crosby et Youri Lou ­proposent des horizons communs.
­Vertongen, constitue une contribution Reconquérir sa terre, défendre ses droits
bienvenue au débat sur les migrations et créer de nouveaux espaces sociaux : la
dans un contexte de « crise européenne de puissance des marges est une puissance
l’accueil ». Il met en avant les travaux du d’occupation. Du côté de Paris, Gaëlle
groupe de réflexion Migrations et luttes Krikorian évoque le thème du droit à la
sociales (Mls), composé de chercheurs ville dans une série de photos intitulée
et de militants associatifs. La première « Des grilles pour les migrants ».
partie cherche à déconstruire la figure
de l’étranger produite par l’État, c’est-à-
dire par les distinctions juridiques, les Rapport du Coe
frontières et l’action humanitaire. 2017
La deuxième partie étudie différents
acteurs : les juges, les chargés d’entre- Le Conseil d’orientation pour l’emploi
tiens dans les demandes d’asile et les (Coe) a publié, en janvier dernier, un
acteurs associatifs. La troisième partie rapport consacré aux conséquences
est consacrée aux migrants sur les îles de l’automatisation et de la numéri-
de Malte et de Lampedusa. Le dossier sation sur le volume, la structure et
parvient à produire un contre-discours la ­localisation de l’emploi. Parmi les
face à « la déferlante réactionnaire » pour conclusions, on retiendra que moins
soutenir les mobilisations de migrants. de 10 % des emplois existants sont

/264
menacés, que la moitié des emplois sont lement la parole à Federica Mogherini,
susceptibles d’évoluer de manière signi- Haute Représentante de l’Union pour
ficative et que le progrès technologique les affaires étrangères, et à Ehud Barak,
favorise l’emploi qualifié. ancien Premier ministre israélien.

Politique internationale Archives de philosophie


no 154, hiver 2016-2017 janvier-mars 2017

Ce numéro de Politique internationale Numéro original, paradoxal, des Archives


retient deux bouleversements majeurs : de philosophie. Intitulé De la Révolution à
l’accord de paix en Colombie, porteur l’Histoire, il relit les réflexions ­françaises,
d’espoir, et l’élection de Donald Trump, au xixe siècle, sur la Révolution et
avec son lot d’incertitudes. Dans un très spécialement sur « son côté le plus
entretien, le président colombien Juan ­énigmatique  », la Terreur. Il ne s’agit plus
Manuel Santos évoque l’intégration des de penser une philosophie de ­l’Histoire,
Farc à la vie politique et leur contri- ou la Raison dans l’histoire, mais le
bution au développement du pays. Dans politique possible après la Révolution.
un autre, Edward Luttwark loue le prag- Lus dans cette perspective, Bonald et
matisme de Trump et de son équipe. Maistre – les contre-révolutionnaires –,
François Heisbourg souligne la nouvelle Leroux, Michelet, Quinet proposent des
donne internationale, imprévisible, avec échos et des résonances peu connues,
une Russie en position de force et un mais très suggestives sur l’événement
président américain illisible sur les ques- révolutionnaire.
tions étrangères, notamment la Chine et
le Moyen-Orient. Le numéro donne éga-

265/
Avis
Prochains numéros populiste », autour de Pierre Rosan-
Après ce numéro double, la rédaction va vallon et de Jan-Werner Müller. Le
faire une pause, avant de vous retrouver 18 avril dans l’après-midi, un deuxième
en mai avec un numéro spécial sur les débat, autour de Robert Darnton et
États-Unis, qui accueillera des intellec- Roger Chartier, portera sur l’accès à
tuels américains pour comprendre la connaissance et l’avenir des biblio-
comment s’organise la résistance à thèques. Tous nos abonnés et lecteurs
Donald Trump et s’ils ont le sentiment sont évidemment les bienvenus !
d’être entrés en dissidence. Au mois de
juin, le dossier portera sur « La fin du Souscription
jugement ». Jusqu’au 31 mars 2017, il est possible de
commander un exemplaire des ­Entretiens
Esprit du temps d’Emmanuel Mounier au tarif préfé-
Esprit s’associe à l’Institut d’études rentiel de 25 €. Les commandes sont
avancées de Paris (www.iea-paris.fr), à adresser aux Presses universitaires
qui accueille des chercheurs étrangers de Rennes, au 02 99 14 14 01 ou par
en résidence, pour organiser une série courriel, pur@univ-rennes2.fr. Un
de débats publics sur des questions bulletin de souscription est également
d’actualité. Le 24 mars à 19 heures, le disponible sur notre site internet, www.
premier débat portera sur « Le moment esprit.presse.fr.

/266
Auteurs
Jean-Michel Besnier Tristan Garcia
Professeur émérite à l’université Paris- Auteur de plusieurs romans publiés aux
Sorbonne et directeur du pôle de éditions Gallimard et d’essais sur les
recherche « Santé connectée et humain images, la souffrance animale, les séries
augmenté » à l’Institut des sciences de la télévisées, l’électrisation de la vie ou le
communication du Cnrs. Il est ­l’auteur « nous », ainsi que d’un traité de méta-
de la Sagesse ordinaire (Le Pommier, physique, Forme et objet. Un traité des choses
2016), Les robots font-ils l’amour ? Le trans­ (Puf, 2011). Il enseigne la philosophie à
humanisme en 12 questions (avec Laurent l’université de Lyon-3.
Alexandre, Dunod, 2016) et Demain les
posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de Xavier Guchet
nous ? (rééd. Pluriel, 2017). Enseignant-chercheur en philosophie
et en éthique des techniques à l’univer-
Philippe Bihouix sité de technologie de Compiègne. Il
Ingénieur centralien, il a travaillé dans est l’auteur de Philosophie des nanotechno-
différents secteurs industriels comme logies (Hermann, 2014) et de la Médecine
ingénieur-conseil ou dirigeant. Il est ­personnalisée. Un essai philosophique (Les
­l’auteur de plusieurs ouvrages sur la ques- Belles Lettres, 2016).
tion des ressources non ­renouvelables
et des enjeux techno­logiques associés, François Jarrige
notamment de l’Âge des low-tech. Vers Historien des techniques, des ­mondes
une civilisation technologiquement soutenable ouvriers et de l’environnement.
(Seuil, 2014). Maître de conférences à l’université de
­Bourgogne et membre de l’Iuf, il est
Élie During ­l’auteur de Technocritiques. Du refus des
Maître de conférences à l’université machines à la contestation des technosciences
de Paris-Nanterre et membre junior (La Découverte, 2016) et de la ­Modernité
de l’Institut universitaire de France désenchantée. Relire l’histoire du xixe siècle
(Iuf). Ses recherches sur la notion (avec E. Fureix, La Découverte, 2017).
d ’espace-temps le conduisent à la
­
croisée de la méta­physique, de la philo­ Maël Renouard
sophie des sciences et de l’esthétique. Écrivain, philosophe et traducteur. Il a
Il vient de réaliser une édition de Paul reçu le prix Décembre pour la Réforme de
Langevin, le Paradoxe des jumeaux : deux l’opéra de Pékin (Payot & Rivages, 2013).
conférences sur la relativité (Presses univer- Il est l’auteur de Fragments d’une mémoire
sitaires de Paris-Ouest, 2016). infinie (Grasset, 2016), un essai littéraire
et philosophique consacré à Internet.

/268
Camille Riquier Bernard Stiegler
Maître de conférences à l’Institut Philosophe, directeur de ­l’Institut de
catholique de Paris. Spécialiste de recherche et d’innovation (Iri) et pré-
la philo­sophie de Bergson, il publie sident de l’association Ars ­industrialis,
­prochainement Philosophie de Péguy ou les association internationale pour une
Mémoires d’un imbécile, aux Puf. politique industrielle des techno­logies
de l’esprit. Il est l’auteur de Dans la
Irlande Saurin ­disruption. Comment ne pas devenir fou ? (Les
Enseigne la philosophie à l’École Liens qui libèrent, 2016).
n ormale supérieure. Elle a publié
­
­« Simondon et ses objets : philo­sophie, Jean Vioulac
t echnique, psychologie » (Critique,
­ Professeur de philosophie. Il est l’auteur
mai 2015). de Science et révolution. Recherches sur Marx,
Husserl et la phénoménologie (Puf, 2015).

269/
www.esprit M

.presse.fr Ad
Vi
Pa
Jean-François Kerléo – Les primaires contre
la Ve République ? Em

Laurent Tessier – Les humanités numériques :


So
de la recherche à l’éducation

Michel Balinski – Un débat politique biaisé A

Isabelle Baraud-Serfaty, Clément Fourchy, Fr


Nicolas Rio – Financer la ville à l’heure
É
de la révolution numérique
É
Bertrand Naivin – L’homme politique à l’heure
É
du smartphone
R

J
C
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Dépôt légal février 2017 – Commission paritaire 0717 D 81899
ISSN 0014 0759 – ISBN 978-2-37234-021-2

no 433, mars-avril 2017

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