Professional Documents
Culture Documents
Rédaction : 01 48 04 92 90 - redaction@esprit.presse.fr
Ventes et abonnements : 03 80 48 95 45 - abonnement@esprit.presse.fr
Comité de rédaction
Olivier Abel, Vincent Amiel, Bruno Aubert, Alice Béja, Françoise Benhamou,
Abdennour Bidar, Dominique Bourg, Fabienne Brugère, Ève Charrin,
Christian Chavagneux, Guy Coq, François Crémieux, Jacques Darras,
Gil Delannoi, Jean‑Philippe Domecq, Élise Domenach, Jacques Donzelot,
Jean‑Pierre Dupuy, Alain Ehrenberg, Jean‑Claude Eslin, Thierry Fabre,
Jean‑Marc Ferry, Jérôme Giudicelli, Nicole Gnesotto, Pierre Hassner, Dick Howard,
Anousheh Karvar, Hugues Lagrange, Guillaume le Blanc, Erwan Lecœur,
Daniel Lindenberg, Joseph Maïla, Bernard Manin,
Michel Marian, Marie Mendras, Patrick Mignon, Jean‑Claude Monod,
Véronique Nahoum‑Grappe, Thierry Paquot, Bernard Perret,
Jean-Pierre Peyroulou, Jean‑Luc Pouthier, Richard Robert, Joël Roman,
Olivier Roy, Lucile Schmid, Jacques Sédat, Alfred Simon, Jean‑Loup Thébaud,
Irène Théry, Justin Vaïsse, Georges Vigarello, Catherine de Wenden, Frédéric Worms
La part maudite
L’émancipation technologique
Jean Vioulac
p. 89
/2
Varia
Le goût du fait vrai dans
le roman français contemporain
Entretiens avec Yannick Haenel
et Laurent Mauvignier
p. 177
L’engagement citoyen
à Grenoble
Collectif
p. 194
3/
Éditorial
LES PIÈGES
DE L’ALTERNATIVE
5/
Esprit
/6
Les pièges de l’alternative
1 - Voir Pierre Rosanvallon, la Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil,
2008.
7/
Esprit
Pour une revue comme Esprit, la question de la relation entre les médias
et le pouvoir est critique. Donald Trump et son conseiller Bannon
s’en prennent avec virulence à une presse qu’ils jugent coupable de se
comporter comme le parti de l’opposition – mais n’est-ce pas là son rôle,
précisément, dans une démocratie qui fonctionne ? On peut s’émouvoir,
à raison, que des phénomènes d’entre-soi et d’affinités intellectuelles
et culturelles conduisent parfois la presse à rester dans des consensus
décalés par rapport à l’état de l’opinion : le Brexit ou l’élection de Trump
représentent sans conteste de gigantesques loupés dans l’analyse. Cela ne
disqualifie pas pour autant le travail journalistique dans son ensemble,
son rôle de contre-pouvoir, ou sa mission dans la structuration d’un
débat public informé.
Hannah Arendt écrivait des difficultés propres aux sciences historiques,
dans Vérité et Politique (1964) : « Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et
bien d’autres encore […], soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve
contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de jus-
tification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’inter-
prétation, ni d’excuse […] pour manipuler les faits comme il [nous] plaît. » Le
pluralisme, c’est la coexistence dans un même espace public d’intérêts,
d’expressions, de discours différents et parfois opposés. La démocratie se
nourrit de consensus et de dissensus. Dans la vision alternative que nous
proposent les Trump du moment, il n’y a plus de confrontation, plus
de raisonnement, plus de délibération possible – reste l’adhésion per-
sonnelle, les pulsions sectaires et xénophobes, les amis et les ennemis…
N’en déplaise aux politiques et aux commentateurs « alternatifs », nous
sommes bien décidés à continuer à nous intéresser aux faits, aux opinions
et aux interprétations et à en défendre les lignes de démarcation.
Esprit
/8
À
PLUSIEURS
VOIX
À plusieurs voix
/10
À plusieurs voix
ayant commis une transgression, sous Une à deux fois par semaine, dans
peine de mort. La torture est régulière la nuit, près d’une cinquantaine de
dans l’enceinte de la prison, non pas détenus sont appelés au prétexte d’un
comme moyen d’obtenir des aveux, transfert dans une prison civile et
mais comme méthode de punition et déplacés en file indienne (« le train » :
d’avilissement. Les gardes ordonnent chaque détenu doit saisir le détenu placé
à des p risonniers d’en violer d’autres, devant lui et baisser la tête au niveau de
sous peine de représailles. Les détenus la taille) vers une salle du sous-sol, où
sont privés de nourriture et leurs os ils se font injurier et tabasser jusqu’à
ne tardent pas à saillir sous la peau. Ils l’arrivée de « la délégation », c’est-à-dire
sont souvent privés d’eau potable : « Au la commission d ’exécution. Quand un
neuvième jour, les gens ont commencé à boire leur détenu est conduit devant cette dernière,
propre urine. » Les détenus sont soumis il a les yeux bandés et ignore toujours
à la morsure du froid pendant l’hiver, son sort. On lui demande de déposer
forcés à rester en sous-vêtements. Ils une empreinte digitale sur un formu
souffrent de gale, de poux, de diarrhée laire indiquant son nom, le nom de sa
et de gangrènes faisant suite à des mère, son lieu de naissance, son numéro
blessures. Ils sont privés de tout soin d’identité et sa dernière volonté. Une
médical et doivent tenir le silence en fois la plate-forme pleine de condamnés,
permanence. on leur passe un nœud coulant autour
du cou avant de les pousser dans le vide.
Après avoir laissé les pendus un quart
La torture est régulière
d’heure au bout de la corde, les aides
dans l’enceinte
de camp exercent une traction sur les
de la prison, non pas
survivants afin de leur briser le cou.
comme moyen d’obtenir
Avant l’aube, les corps sont chargés dans
des aveux, mais comme
des camions, enregistrés à l’hôpital de
méthode de punition
Tishreen – les causes officielles du décès
et d’avilissement.
sont invariablement « arrêt cardiaque »
ou « arrêt respiratoire » – et abandonnés
Les détenus sont « jugés » en moins de dans des charniers voisins.
trois minutes par un tribunal militaire, En conclusion, Amnesty s’interroge :
qui opère en dehors de toute juridiction, « Que faut-il donc pour que la communauté
sans la présence d’avocat pour la défense internationale réagisse ? Le monde a déjà été
et sans possibilité d’appel. Les peines le témoin du bombardement impitoyable des
de mort sont visées par les plus hautes zones civiles, des disparitions en masse, des
autorités du régime. situations de siège provoquant la famine et de
11/
À plusieurs voix
/12
À plusieurs voix
13/
À plusieurs voix
saoudite et d’Israël. Si l’un de ces comme ses idées, avec l’aide du Guide
pays en venait à défier l’Iran, tous les suprême et des Gardiens de la révo
éléments seraient en place pour une lution, sous la présidence du populiste
confrontation militaire directe entre Mahmoud Ahmadinejad de 2005 à 2013.
Téhéran et Washington. Heureusement, Cependant, s’il y a bien une chose dont
Donald Trump commence son mandat Rafsandjani était certain, c’est que toute
sans considérer que l’Iran relève d’une augmentation de l’emprise du Cgri sur
décision de guerre ou de paix. Bien les affaires politiques et économiques
sûr, le président Trump sera bien plus pourrait faire de l’Iran un acteur plus
exigeant sur les clauses de l’accord dangereux dans les relations inter
sur le nucléaire iranien, mais s’il veut nationales. Alors que Rohani s’apprête
un accord plus contraignant, il prend à terminer son premier mandat en
le risque que les dirigeants iraniens juin 2017, il ne fait aucun doute que
refusent de s’asseoir à la table des négo la bataille électorale va occulter la
ciations. Le cas échéant, tous ceux qui confrontation politique entre l’Iran et
croient toujours en un minimum de bon les États-Unis. Mais le dernier défi de la
sens en politique internationale espèrent présidence Rohani concerne sa gestion
sincèrement que Trump ne répétera de l’après-Rafsandjani, avec les enjeux
pas les erreurs de l’administration Bush politiques qui en découlent. Comme les
avec l’Iran durant la guerre d’Irak. Deux réformistes sont désormais proches de
problèmes urgents sont peut-être plus l’extinction, le seul espoir que l’on puisse
inquiétants pour l’establishment iranien accorder au gouvernement de Rohani
et sapent la légitimité des autorités reli est qu’il épouse ce qui était considéré
gieuses traditionnelles : la sécularisation comme le tempérament pragmatique de
de la jeunesse iranienne et l’ascension Rafsandjani sur les politiques intérieures
de dirigeants militaires qui disposent de et internationales de l’Iran.
plus en plus de pouvoir dans les affaires
intérieures et extérieures de l’Iran. Traduit de l’anglais par Rémi Baille
Étonnamment, dans la dernière période
de sa carrière politique, Hachémi
Rafsandjani faisait partie des dirigeants
iraniens qui s’inquiétaient le plus de
la montée de l’élite militaire en Iran.
Rafsandjani était connu comme un
président pragmatique durant ses deux
mandats consécutifs de 1989 à 1997.
Il fut pourtant mis sur la touche, tout
/14
À plusieurs voix
15/
À plusieurs voix
/16
À plusieurs voix
réfute. Plus l’argument est complexe, d’être, la règle la plus forte est celle
et quelle que soit sa valeur de vérité, qui est capable de s’imposer en toutes
plus cette charge est lourde. Le littéra circonstances et donc aussi quand elle
lisme, lui, n’a pas à proprement parler contredit de manière flagrante le ratio
d’argument ; il a la lettre du texte pour legis qui la sous-tendait initialement. Une
lui, et celle-ci s’impose d’elle-même, y règle est une règle parce que l’instance
compris dans les cas où un texte contra en charge du contrôle de son application
dictoire pourrait lui être opposé. On n’a pas à se poser systématiquement la
peut ainsi parler de privilège du littéra question de sa légitimité. Une règle est
lisme. Dans notre exemple du vin, cela une règle d’autorité quand cette même
signifie que l’évidence de la prohibition instance peut affirmer que la règle
l’emportera sur les subtilités d’une argu s’impose du simple fait de son exis
mentation qui pourrait conduire à son tence, sans égard pour les circonstances
autorisation. On peut citer ici les vers du de celle-ci. La lecture littéraliste produit
poète Aboû Nouwâs qui, jouant sur les précisément des normes qui s’imposent
interprétations hanafite et chafiite men parce qu’« elles sont là » et qu’il n’est nul
tionnées plus haut, conclut, logiquement besoin d’en chercher la raison d’être, qui
sinon de manière orthodoxe, à la ressortit de l’incommensurabilité divine.
licéité de la consommation d’alcool : Peu importe, dans notre exemple du vin,
« L’Irakien [les hanafites] a a utorisé le vin le caractère progressif de la réprobation
de datte et sa consommation / N ’interdisant qui l’entoure, peu importent aussi les
que les banquets et l’ivresse à profusion / Celui raisons qui sous-tendent cette répro
du Hijaz [les chafiites] a dit que les deux bation, l’interdit est total et sans nuance,
[vin de datte et vin de raisin] n’en forment détaché de son fondement. Ainsi, la
qu’un / De par leur désaccord, nous sommes perte de conscience, qui peut être tenue
en droit de boire du vin [aussi bien de datte pour le ratio de la condamnation du
que de raisin]. » vin, ne sera pas considérée comme une
Une quatrième remarque concerne raison de proscrire la consommation de
les normes de référence que produit psychotropes.
la lecture littéraliste propre à la radi Une cinquième remarque mérite
calisation. Pour qu’un énoncé puisse d’être formulée, inspirée comme la
accéder au statut de règle, il faut qu’en précédente de la philosophie du droit.
quelque sorte il puisse être détaché de sa Celle-ci distingue les règles primaires
raison d’être, il faut qu’il s’autonomise et secondaires. Les premières sont des
par rapport à sa justification. Si la règle règles substantielles, qui portent sur
la plus juste est sans doute celle qui un contenu, offrent une taxinomie
s’accorde en permanence avec sa raison des obligations et des prohibitions,
17/
À plusieurs voix
/18
À plusieurs voix
19/
À plusieurs voix
/20
À plusieurs voix
21/
À plusieurs voix
/22
À plusieurs voix
23/
À plusieurs voix
/24
À plusieurs voix
C’est à ce prix que chacune des institu des fonds sur lequel prospère le Front
tions pivots de la République pourrait national2. Un mouvement qui parvient
trouver sa mesure. à passer pour antisystème a tout pour
À défaut, tout se passe dans le monde gagner dans un régime pareil.
politique comme si dire, c’était faire. Or La dualité entre président et Premier
la politique n’est pas par essence per ministre n’a plus de sens dans le cadre du
formative. Elle ne l’est pas quand les quinquennat ; elle n’a pas d’équivalent
lois ne sont pas suivies de leurs textes dans les autres régimes présidentiels
d’application et quand leur transgression (Russie exceptée, mais ce n’est pas un
n’est pas sanctionnée. Les citoyens ne se modèle de démocratie). Elle organise
trompent d’ailleurs pas dans la critique une guérilla interne dès lors que le
de la démocratie verbale quand ils Premier ministre dispose d’une certaine
plébiscitent l’échelon communal, non visibilité et l’éclatement du travail minis
pas tant parce qu’il est plus proche tériel quand il n’en a pas assez.
d’eux, mais parce qu’il y est question Si l’on hésite à sortir du système prési
d’actions précises : la manifestation du dentiel, c’est qu’en l’état, on voit mal le
pouvoir n’y prend pas totalement le pas Parlement prendre la relève, car la repré
sur son exercice. sentation y est doublement confisquée.
Par le mode de scrutin d’abord. Parmi
Les apories du système les 28 membres de l’Union européenne,
de représentation seuls la France et le Royaume-Uni ont
français un scrutin majoritaire pour l’élection à
Les défauts et contradictions du système la chambre des députés ; tous les autres
institutionnel français sont multiples et utilisent la proportionnelle3. En l’espèce,
connus. Ils se sont accentués depuis la l’argument manié depuis trente ans
mise en place du quinquennat, pour selon lequel le scrutin majoritaire est le
lequel la Ve République n’était pas meilleur moyen de lutter contre la pro
conçue. La Constitution de 1958 a été gression du Front national a montré son
explicitement pensée, du discours de inefficacité. Par l’entre-soi du monde
Bayeux de Charles de Gaulle à sa pré politique ensuite. Selon la Déclaration
sentation par Michel Debré devant de 1789, reprise dans la Constitution :
le Conseil d’État, contre le système « Tous les citoyens sont également admissibles
des partis et autour de la figure d’un
2 - Valérie Charolles, « Le Front national est
« homme providentiel ». Un demi- l’enfant de la Ve République », Le Monde, 6 mai
siècle plus tard, elle a façonné les 2016.
3 - Florent Gougou, « La proportionnelle, majo-
comportements, et la défiance vis-à-vis ritaire en Europe de l’Ouest », Revue politique et
des partis de gouvernement est l’un parlementaire, no 1076, septembre 2015.
25/
À plusieurs voix
/26
À plusieurs voix
même que la politique décide, sans système dont il est pourtant issu. Marine
médiation. L’effet des réformes sera Le Pen et Jean-Luc Mélenchon portent
immédiat. Moins de spectacle et plus des projets, aussi différents soient-ils, de
d’action, moins de discours et plus de division, sans qu’aucune proposition par
travail : des propositions existent ; il ticulière n’émerge dans le débat.
est dommage qu’elles restent de l’autre Pour dépasser le registre théâtral, le pro
côté du miroir médiatique. Car qui, tel cessus qui conduit ces idées à apparaître
un Voltaire, verrait de Sirius le monde et à être débattues en quelques semaines
politique français aujourd’hui se dirait est tout aussi important à observer que
que ce qu’il faut changer d’urgence, ce la bataille des projets. D’autant plus
sont nos institutions. que cette profusion peut alimenter
une forme d’amnésie des électeurs.
Les primaires ont produit des résultats
inattendus : qui se souvient du rôle de
LE François Fillon, Premier ministre ? Qui
27/
À plusieurs voix
/28
À plusieurs voix
29/
À plusieurs voix
/30
À plusieurs voix
coacteur, avec les animaux et les plantes, revendication éthique qui touche
de la vie sur Terre2. Les Jivaros Achuar l’ensemble de la biodiversité. La création
d’Amazonie, étudiés par Descola, récente de l’Agence française pour la
considèrent que l’homme, l’animal et le biodiversité représente une avancée
végétal sont habités d’un esprit, d’une majeure. « En saccageant cet écosystème à
sensibilité, d’un langage. Ils s’autorisent un rythme effréné, en continuant à vivre avec
à cueillir et à chasser, mais le font dans l’injonction biblique d’une domination de
le cadre d’un système de croyances qui l’homme sur une nature à notre service, c’est
respecte ceux qui partagent la terre avec la survie de l’espèce humaine qui est en jeu 3. »
eux. Hubert Reeves, le président d’honneur
Ce qui manque aux défenseurs de l’Agence, n’a de cesse de tirer la sirène
intégristes des animaux, comme aux d’alarme. Avec d’autres (Jean-Claude
abatteurs de masse, c’est l’incapacité Ameisen, Boris Cyrulnik ou Jean-Pierre
à penser le symbolique. On peut être Digard4), il en appelle à une sorte d’éco
opposé à la corrida, mais nier l’aspect logie de la relation entre vivants, c’est-à-
religieux et sacré de cette mise en scène dire au respect, à la réintroduction de
de la mort revient à ôter la possibilité l’éthique non plus seulement entre
d’exorciser la violence au moyen de humains, mais pour l’ensemble des
rituels qui réconcilient une commu fruits du monde. Quand on oublie
nauté, autrement dit à nier l’anthropo cette dimension, on se transforme en
logie. Sans compter que la fin de la militants d’une sorte de « Manif pour
corrida reviendrait à supprimer la race les bêtes », oubliant que le monde de
des taureaux de combats, élevés en plein demain est à penser au-delà des émo
air dans des espaces infinis. Qui peut tions, des attitudes et des propos défi
oser traiter de primitifs les membres nitifs. Si cause politique il y a, elle touche
des tribus d’Amazonie ou d’Afrique le rapport au vivant. En fixant le débat
parce qu’ils se nourrissent d’animaux ? autour de l’animal, on culpabilise à coup
Mais les rites qui accompagnent la mort de sentences et on occulte les rapports
de l’animal prouvent qu’ils ont à son écologiques sans cesse à renouveler
endroit une déférence dont on ferait entre tous les vivants.
bien de s’inspirer.
Le débat actuel ne fait que commencer.
Il est plus vaste que la seule condition
animale, car il contient en germe une
3 - Entretien avec Hubert Reeves dans Le Journal
du dimanche du 8 janvier 2017.
2 - Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 4 - Jean-Pierre Digard, Une histoire du cheval. Art,
Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2015. techniques, société, Arles, Actes Sud, 2007.
31/
À plusieurs voix
/32
À plusieurs voix
tu nous distrais. Oui, pourquoi pas un tu vois bien que tu ne comprends pas
café, vite fait ? Quoi, finalement, ton ce qu’on te dit. Ta grand-mère, ta sœur
travail de bureau ne te plaît pas tant et toi, c’est pareil. Tu ne t’en rends pas
que ça ? Ce n’est même pas un travail compte. Tu crois à l’intégration et tu n’as
de bureau puisque tu es essentiellement porté le foulard que deux ans dans ta vie ?
responsable du courrier et tu vis dans la Oui, mais nous, on ne peut pas lâcher
peur d’être licenciée. prise et vous confier l’identité française.
Ah oui, je le savais, que ton travail n’était Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Et nous,
pas un vrai travail. Je te le disais. Tu n’as on serait quoi ? On serait qui ? Et quoi
pas de fonction « sujet » dans la phrase. encore ? J’ai remarqué qu’il n’y a que les
Tu es juste le blanc entre les mots. Que tu primitifs qui croient en la civilisation.
sois ici ou là, ça ne fait aucune différence. La civilisation, ça n’existe pas. C’est une
Tu es facilement remplaçable. Oui, tu es stratégie. Si vous faites à droite, nous, on
gentille et tu as un beau sourire, mais fait à gauche. Si vous faites vos objets
c’est tout. en ateliers, nous, on construit de grands
Tu ne peux pas comprendre. Lui, c’est centres commerciaux en béton brut et
mon frère. Elle, c’est ma cousine. On se puis, dès que vous envahissez les centres
connaît depuis toujours. On a la même commerciaux, allez hop, on retourne aux
mémé. Mais toi, même des années plus petites boutiques et aux ateliers. On vous
tard, tu restes une étrangère. Avec tes a bien eus. Bon débarras. C’est ça, la civi
gros cheveux bouffis d’étrangère. Et tes lisation. Une occupation stratégique de
grands yeux sensibles d’étrangère. Et ta territoire. Rien d’autre. Vous me faites
parole facile d’étrangère. Je ne sais pas rire. Ça, oui.
si tu as remarqué, mais nous, les gens D’ailleurs, il ne suffit pas de déchiffrer
d’ici, on compte nos mots. On ne parle pour savoir lire. Il faut connaître tout
pas à tout le monde. On observe avant un tas de choses. Il faut être imprégné
de décider si le jeu en vaut la chandelle. de la culture pour comprendre, sinon tu
Oui, je sais, toi, si tu ne parlais pas à tout passes à côté. Tu lis tout texte comme si
le monde, tu passerais peut-être des c’était un mode d’emploi. Tu ne sais pas
mois entiers sans parler. Tu parles pour que la sélection joue un rôle principal
survivre. Mais admets-le, tu parles aussi dans la lecture. On ne lit pas tout, quand
parce que tu viens d’une culture orale. on sait lire. Justement, on ne lit pas les
N’oublie jamais que tu viens d’ailleurs. modes d’emploi. On ne lit pas les pubs.
C’est quand même pas la même chose. On ne lit…
Que dis-tu ? Que c’est ta grand-mère qui Toi, tu appréhendes les mots comme
ne sait pas lire et que toi, tu as été à l’école une fourmi noire. Ils ne sont pas à ton
– de la maternelle jusqu’à l’amphi. Alors, échelle. D’ailleurs, tu sais, personne
33/
À plusieurs voix
/34
Le
problème
technique
Introduction
Camille Riquier
39/
Camille Riquier
/40
Introduction
41/
Un nouvel
imaginaire
–
Souvent, ayant retrouvé sur mon écran le plan détaillé de la ville où j’étais
en voyage, ou bien le déroulement exact des événements qui faisaient
alors la une des journaux, je redoute qu’une précision trop grande ne
corresponde pas à l’état réel de mes souvenirs et donne une impression
d’inauthenticité. Mais il est trop tard, quand on a goûté aux fruits de
l’arbre de la connaissance, pour retrouver l’état d’innocence psycho
logique dans lequel on se trouvait auparavant. Alors je cherche une
sorte de compromis entre la fidélité à ma mémoire faillible et la volonté
de précision qui est aussi vieille que l’usage représentatif des signes.
Je rebats toutes les cartes que j’ai entre les mains, celles que je tiens de
mes souvenirs et celles que je tiens de Google, et de temps à autre je
45/
Maël Renouard
1 - Boris Souvarine, « Les mémoires d’Ehrenbourg », Preuves, no 142, décembre 1962, repris dans
Tragédie des lettres russes, édité par Jean-Louis Panné, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2014 ; Ilya
Ehrenbourg, les Années et les hommes, trad. Nathalie Reznikoff, préface d’Emmanuel d’Astier, Paris,
Gallimard, coll. « L’Air du temps », 1964.
/46
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie
47/
Maël Renouard
tous cela un jour. Que vaut alors la différence entre l’homme qui a été là
et l’homme qui n’a pas été là ?
L’expérience vécue a perdu ses privilèges. Elle procurait à celui qui en
avait été le sujet des images-souvenirs exclusives. Mais celui qui n’a pas
fait cette expérience en a lui aussi des images, désormais. Ce match de
base-ball d’il y a quarante ans, qui peut en parler le mieux ? Celui qui
y était, mais qui n’a plus que ses lointains souvenirs personnels ? Ou
celui qui n’y était pas, mais qui a pu le visionner dix fois sur YouTube,
intégralement ? Quand un peu de temps a passé, nous nous retrouvons
tous au même point, que nous ayons ou non vécu l’événement : nous
n’en avons plus que des images, et celui qui en a le plus grand nombre
n’est plus celui que l’on croyait.
L’expérience vécue
a perdu
ses privilèges.
Dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982), les androïdes les plus élaborés
sont ceux qui sont persuadés d’être humains parce qu’ils ont des sou
venirs d’enfance – ils ne peuvent donc pas être des machines fabriquées
avec une physionomie d’adulte. La scène où Sean Young tend à Harrison
Ford une photographie d’elle âgée de quelques années à peine, comme
une preuve de son enfance et donc de son humanité, est d’une grande
force parce qu’elle nous rappelle un phénomène qui nous est familier,
à nous qui ne sommes pourtant pas des robots : celui de ces souvenirs
de notre petite enfance qui ressemblent beaucoup à des photographies
qu’on nous a montrées quand nous avons grandi, et qui sont proba
blement, en réalité, des transpositions de ces photographies, mais tel
lement indiscernables de souvenirs véritables que nous n’aurions aucune
raison de mettre en doute leur authenticité, si nous venions à perdre ces
clichés ou à oublier leur existence. La zone de nos tout premiers sou
venirs est celle où l’indistinction entre l’intériorité et l’extériorité, entre
les images mentales et les images mécaniquement enregistrées, entre la
/48
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie
–
Nuit du 20 au 21 décembre 2016. Je rêve que je dois retrouver Peter, un ami
américain cinéphile, pour aller voir Playtime (1967) de Tati, sans doute
dans une salle du Quartier latin. Une version restaurée, plus longue que
la version connue jusqu’alors, vient de sortir sur quelques écrans. J’ai déjà
vu Playtime il y a trois ou quatre ans, mais peu importe, je me réjouis de
le revoir, de le montrer à Peter et de découvrir ce qu’il y a de différent
dans cette version.
Je sors de chez moi. Cela ressemble vaguement au 15e arrondissement
où j’ai habité par intermittence entre 1999 et 2002. Il fait beau ; c’est le
printemps ou le début de l’été. La ville est joyeuse. Les rues ont des cou
leurs très vives, comme lorsque le soleil reparaît soudain après la pluie.
Le chemin s’annonce un peu long, trois bons quarts d’heure, semble-t-il,
comme lorsqu’il m’arrivait d’aller à pied, autrefois, de Convention à
l’Odéon. Pour passer le temps, je décide de regarder la bande-annonce
du film sur mon smartphone, tout en marchant. Puis, je ne sais pourquoi,
je commence à regarder le film lui-même, alors que je suis censé le voir
au cinéma dans quelques dizaines de minutes, tout au plus. Cela semble
absurde, mais je dois être fasciné par les images qui défilent sous mes
yeux : elles n’ont absolument rien à voir avec ce que l’on connaît de
Playtime, et je n’arrive pas à patienter, ma curiosité est trop forte. Qu’y
a-t-il dans ces images ? Impossible de m’en souvenir ; je ne me souviens
que du sentiment de leur étrangeté.
Il se passe quelque chose de plus étonnant encore, qui me pousse à
continuer ce visionnage. Les images ne défilent pas sur le petit écran du
téléphone, elles sont entièrement superposées à ma perception, entre
mêlées à elle, et je peux d’autant plus facilement les regarder en marchant
que je n’ai pas besoin de maintenir mes yeux baissés sur l’écran au risque
de trébucher ou de heurter un obstacle. Ce que je vois, ce à travers quoi
je marche, ce n’est pas le monde, mais le film, ou plutôt un mélange du
film et du monde.
49/
Maël Renouard
/50
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie
–
Le fantasme d’une machine à lire dans les pensées est un thème ancien
de la science-fiction. Il s’est réalisé sans qu’on le planifie comme tel,
et tout autrement qu’on ne l’aurait imaginé : non par le percement de
l’absolument enfoui, mais par sa remontée spontanée à la surface de
l’expression. (De la même manière, l’idée géniale du roman de Pierre
Benoît était qu’il ne faut pas chercher l’Atlantide au fond de la mer, mais
au beau milieu du désert du Sahara, car si elle a disparu, ce n’est pas parce
que l’océan l’a engloutie, c’est parce qu’il s’est retiré2.) Il n’a pas été besoin
de s’introduire dans le secret des cerveaux, de franchir par on ne sait quels
procédés inouïs la barrière de la boîte crânienne ; il a suffi d’inventer une
étendue d’un genre particulier, dans laquelle chacun déposerait à tout
instant l’empreinte de ce qui lui passe par la tête.
–
L’étendue numérique est un « règne de la quantité ». Elle étend l’empire
du nombre ; elle donne un nombre à des phénomènes qui n’en avaient
pas. Il y a longtemps, certes, que l’on mesure, avec une précision plus ou
moins grande, pour un livre le nombre d’exemplaires vendus, pour un
film le nombre d’entrées dans les salles de cinéma, pour une émission de
télévision le nombre de ceux qui l’ont regardée. Le nombre de « vues »
ou de « consultations » sur Internet prolonge au premier abord ce genre
de numérations avec une exactitude, une immédiateté et une facilité
supérieures. Mais il s’en distingue assez profondément en ce qu’il mesure
des actes mentaux pour ainsi dire à l’état pur, des moments fugaces où
l’on pense à quelque chose ou à quelqu’un. Maintenant qu’Internet est
un auxiliaire de plus en plus infini et de plus en plus permanent de notre
intellect, le fait de le consulter est devenu le corollaire de presque toutes
nos opérations mentales, qu’elles soient complexes ou triviales. Quand
j’achète une place de cinéma, j’ai déjà décidé depuis un certain temps
2 - Pierre Benoît, l’Atlantide, Paris, Albin Michel, 1919 (réédité par Le Livre de poche en 1973).
51/
Maël Renouard
– depuis une semaine ou depuis une demi-heure – que j’irai voir ce film ;
alors que l’empreinte numérique accompagne une pensée comme une
ombre accompagne un corps. Ce que l’on mesure, ce ne sont pas des
décisions, ni des jugements, ni même des sentiments, c’est le pur et simple
« penser à quelque chose », le « ce qui passe par la tête » de l’humanité à
un instant t. Internet est le nombre de l’intentionnalité.
–
Lors d’une élection qui eut lieu en France à la fin de l’année 2016, un
quotidien publia sur son site internet, au cours de l’après-midi, un petit
article qui proposait un classement des requêtes concernant les noms des
candidats en lice sur la barre de recherche de Google – la publication de
sondages étant interdite en France le jour même d’un scrutin. Ces données
comprenaient aussi l’origine géographique des requêtes ; une carte était
présentée. L’article était factuel, ne s’engageait dans aucune analyse ; il
paraissait faire des clins d’œil appuyés au lecteur, mais sans oser aller plus
loin, faute d’être sûr de la valeur de telles statistiques. C’était la première
fois que, pour ma part, je lisais quelque chose de semblable.
Le soir, quand tombèrent les résultats, qui surprirent tout le monde, il se
trouva qu’ils correspondaient assez précisément aux statistiques tirées
du moteur de recherche, plus précisément en tout cas que les sondages
classiques qu’on avait pu lire dans les jours précédents, aussi bien du point
de vue du classement des candidats, des écarts qui les séparaient, que de la
répartition géographique des votes. Cette corrélation se vérifia de nouveau,
une semaine plus tard, le soir du second tour ; le législateur, entre-temps,
ne s’était pas avisé d’interdire ces publications d’un nouveau genre.
Cette bijection entre les bulletins dans les urnes et les requêtes sur Google
n’a rien d’évident, dès que l’on s’y attarde un peu. Pour quelle raison
le vote d’un citoyen pour le candidat Dupont devrait-il se refléter sur
Google ? On pourrait imaginer qu’il connaisse déjà son candidat, même
s’il y a seulement deux jours qu’il s’est décidé pour lui ; on pourrait ima
giner qu’il manifeste au moins autant de curiosité pour la concurrence,
qu’il en scrute avec anxiété le devenir immédiat, ou qu’il contemple
avec malignité les prémices de sa défaite. Cette manière de redoubler
le geste du vote par une recherche sur Google n’est pas forcément plus
rationnelle ou utilitaire que l’attitude de l’enfant qui tient à enfiler son
/52
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie
–
Une nuit de septembre 2016, je rêve que c’est la rentrée et que je dois
donner un cours. Il y a des années que je n’ai pas enseigné. Je suis projeté
là, in medias res, dans un établissement de nature indéterminée. Je n’ai
absolument rien préparé ; je n’ai avec moi aucun livre, aucun crayon,
aucune feuille de papier. Je n’ai jamais su improviser. J’ai longtemps
espéré d’en être un jour capable, l’expérience et le temps ayant fait leur
œuvre ; cela ne s’est pas produit. Quelquefois, par flemme ou parce
que j’avais beaucoup à faire par ailleurs, j’ai repoussé indéfiniment la
53/
Maël Renouard
/54
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie
–
Leroi-Gourhan, dans le fascinant chapitre ix du Geste et la Parole, « La
mémoire en expansion », remarque que les premières formes d’écriture
présentent avec le flux continu de la parole une similarité qui se défera
peu à peu, mais ne sera véritablement rompue qu’avec la nécessité,
consécutive à l’invention de l’imprimerie, de s’orienter de l’extérieur dans
une masse de textes inassimilable par la mémoire psychologique indi
viduelle. « Au cours des siècles qui séparent Homère ou Yu le Grand des premiers
imprimés occidentaux et orientaux, la notion de référence s’est développée avec la
masse grandissante des faits enregistrés, mais les écrits sont chacun une suite compacte,
rythmée par des sigles et des notes marginales, dans laquelle le lecteur s’oriente à la
manière du chasseur primitif, le long d’un trajet plutôt que sur un plan. La conversion
du déroulement de la parole en un système de tables d’orientation n’est pas encore
acquise 3. » L’absence de ponctuation ou d’espace entre les mots, l’usage
du rouleau qu’on ne peut consulter en un point précis qu’en redéployant
le flux dans sa longueur, dans sa durée, caractérisent cette homogénéité
archaïque de l’écriture et de la parole. Le codex offre certes la possibilité
de feuilleter, de plonger dans le flux compact pour fondre sur sa proie
sans être obligé d’en suivre patiemment la trace ; mais faute d’une carto
graphie quelconque de ce flux, cela suppose de s’être déjà assimilé le
contenu du livre. Longtemps, les écrits ne sont en effet que des supports
auxiliaires en vue d’une mémorisation extensive. « La matière des manuscrits
antiques et médiévaux est faite de textes destinés à être fixés à vie dans la mémoire des
lecteurs 4. » Le flux compact des signes n’est pas seulement le reflet du flux
de la parole, il est aussi à l’image du flux intérieur que redevient le texte
une fois qu’il a été, comme il se doit, intégralement mémorisé.
Davantage que le codex ou l’imprimerie en tant que telle, ce sont les
index alphabétiques et les tables des matières qui constituent, selon
3 - André Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole, vol. II : la Mémoire et les rythmes [1965], Paris, Albin
Michel, 1998, p. 65.
4 - Ibid., p. 69.
55/
Maël Renouard
5 - A. Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole, vol. II : la Mémoire et les rythmes, op. cit., p. 73.
6 - Ibid., p. 75.
/56
Nouveaux fragments d’une mémoire infinie
Internet. Frédéric Metz, dans son remarquable essai, les Yeux d’Œdipe,
analyse du point de vue de notre présent ces pages de Leroi-Gourhan
en disant que « le google n’est au fond que la table des matières totale du savoir
humain total 7 ».
Je choisirais plutôt l’image de l’index, qui dans nos livres n’a d’autre ordre
que celui, contingent, de l’alphabet, et dont on sent déjà la tension vers
l’infini, limitée par la nécessité pratique de s’en tenir dans l’espace de
quelques pages aux notions jugées pertinentes – mais combien de fois
n’avons-nous pas regretté de ne pas trouver, dans un index des matières,
tel terme probablement écarté comme secondaire dont nous aurions
pourtant aimé retracer les apparitions éventuelles au sein du livre ?
Il y a, surtout, dans Internet, quelque chose qui va au-delà de l’amé
lioration des performances de la mémoire extériorisée, quelque chose
qui échappe à la continuité d’un progrès graduel, qu’il soit régulier ou
toujours plus accéléré.
La mémoire extériorisée avait depuis toujours procédé par contractions,
résumés, réductions, sélections, coupes dans un flux, et par mise en
ordre, classement, des éléments contractés. Les fichiers bibliographiques
réduisaient des milliers d’ouvrages à quelques notions clefs ; les tables des
matières contractaient les centaines de pages d’un livre. Le signe était lui-
même la première contraction de l’expérience. L’épopée tissée de mots
était une contraction de la guerre, dont les longues années tenaient en
quelques soirs de récitation ; le texte écrit qui consignait l’épopée était
une contraction de la narration orale, qui en laissait de côté la richesse
sensible, la mélodie, la vie aux mille détails. Chaque niveau de contraction,
en s’accumulant, reconstituait un flux infini, une nouvelle dilatation qui
devait à son tour être contractée. De la pluralité des pages à l’index et à la
table des matières ; de la pluralité des livres aux fichiers bibliographiques.
Les éléments contractés étaient en outre rangés, ordonnés, disposés au
sein d’un espace cartographié. Plus les données à traiter et à maîtriser
étaient nombreuses, plus on avait recours à la contraction et au classement
hiérarchisé, pyramidal, procédant par subdivisions, arborescences, etc.,
des contractions de contractions. Pour retrouver quelque chose, il fallait
qu’il soit rangé quelque part. Le désordre était ennemi de la mémoire.
7 - Frédéric Metz, les Yeux d’Œdipe (inutiles, sauvés). Quand le google, face au monde, saura voir et
nommer, Rennes, Pontcerq, 2012.
57/
Maël Renouard
C’est aussi une mémoire sans contraction ; une mémoire qui n’est
plus obligée de s’en tenir à la parcimonie des signes ; une mémoire qui
n’est plus sténographique, mais cinématographique ; une mémoire qui
conserve les images, les sons, la durée des choses, et n’est plus forcée de
sélectionner ce qu’elle gardera ; une mémoire qui tend de plus en plus
à être le film du monde, le film monadologique de chaque instant du
monde, en tous les points de vue du monde8.
8 - Une version plus courte du premier de ces fragments a été publiée en anglais dans le mensuel new-
yorkais The Brooklyn Rail en septembre 2016, à l’invitation de Donatien Grau et dans une traduction
de Pedro Rodriguez.
/58
Ce que Gagarine
a vu : condition
orbitale
et transcendance
technique
Élie During
59/
Élie During
/60
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique
61/
Élie During
s’accordent sur l’idée que les techniques, récapitulant toutes les média-
tions, redessinent les limites du droit en transcendant déjà les limites du
fait : limites du vivant, de l’humain ou de nos capacités attentionnelles.
Prophètes de malheur ou experts en prospective, ils suivent avec fasci-
nation la prolifération inexorable de nouveaux possibles. Ce qui ne les
empêche pas de prendre du champ, au risque cette fois-ci d’envisager la
technique de trop haut ou de trop loin : c’est ce qui arrive lorsque le détail
des inventions s’estompe au profit d’une orientation globale, résumée
par tel signifiant-maître (le « numérique », les « biotechnologies », etc.),
ultime avatar du projet technoscientifique avec lequel tend à se confondre
le destin de la civilisation occidentale tout entière. Replacée dans cette
perspective, la conquête de l’espace n’est qu’un chapitre attendu du récit
de l’arraisonnement planétaire, doublé d’une illustration littérale et un
peu pathétique du mythe icarien de l’envol et de la chute.
/62
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique
3 - Je renvoie sur ce point à mon texte, « La condition orbitale », paru dans artpress2, no 44, février 2017
(numéro spécial « Images de l’espace : archive, exploration, fiction », dirigé par Gérard Azoulay et
Christophe Kihm).
63/
Élie During
confond pas avec l’exercice spirituel du « regard d’en haut » étudié par
Pierre Hadot4, bien que le flottement qui l’accompagne renoue à sa
manière avec le thème gnostique de l’étrangeté au monde. S’il fallait tenter
une comparaison, nous serions plus naturellement enclins à évoquer les
expériences « hors-corps » décrites dans les cas de mort imminente, ou
encore la vision panoramique des mourants, qui renverse le flux en simul-
tanéité5. Chacun peut d’ailleurs s’entraîner à reproduire pour son compte,
à sa mesure, quelque chose qui approche formellement l’affaire décrite
par l’astronaute, par exemple en intensifiant systématiquement sa per-
ception du mouvement relatif ou, plus généralement, de la simultanéité
des contraires (haut/bas, convexe/concave, repos/mouvement, etc.).
Il faudrait se demander si les dispositions subjectives associées à la trans-
cendance technique du vol spatial font autre chose que porter à leur
maximum des capacités natives mais généralement inexploitées dans des
contextes classiquement gravitationnels. Si les avant-gardes artistiques
du xxe siècle n’ont cessé de se référer, depuis Malevitch, aux virtualités
du vol spatial, ce n’est pas seulement parce qu’elles y trouvaient une
métaphore commode pour l’exploration de territoires inconnus ; elles y
pressentaient des affinités profondes dans l’ordre de l’expérimentation
de nouvelles manières de sentir et de penser.
L’expérience du simultané
Quant à la signification politique et même métaphysique de la conquête
de l’espace, il semble que tout a été dit, ou presque. Arendt a très tôt
montré de quelle manière la mise en orbite du satellite Spoutnik en
1957, suivie en 1961 par le vol de Gagarine, le premier homme dans
l’espace, marquait un jalon dans l’histoire de la « condition de l’homme
moderne6 ». La conquête spatiale est contemporaine de la fission de
l’atome ; en suggérant le désarrimage de l’humanité, le décentrage d’une
4 - Pierre Hadot, N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin
Michel, 2008.
5 - Sur la physique, la biologie, mais aussi les enjeux humains et culturels de l’apesanteur, voir Hugo
d’Aybaury et Jean Schneider (sous la dir. de), le Spatiopithèque. Vers une mutation de l’homme dans
l’espace, Aix-en-Provence, Le Mail, 1987.
6 - Voir Hannah Arendt, la Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Presses Pocket, 2002 (« Pro-
logue »), ainsi que la Crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989 (chapitre viii,
« La conquête de l’espace et la dimension de l’homme »).
/64
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique
7 - Voir Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous » [1961], dans Difficile Liberté, Paris,
Le Livre de poche, 2003, p. 350.
8 - Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine
phénoménologique de la spatialité de la nature » [1934], dans La terre ne se meut pas, Paris, Éditions
de Minuit, 1989.
65/
Élie During
ici plutôt que là – et sans être pour cela aliéné, sans cesser d’avoir en
vue le foyer. Tenir le foyer en respect, flotter au-dessus du globe, c’est
peut-être ce que voulait dire Konstantin Tsiolkovski, le pionnier russe
du vol spatial : « Le Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne passe pas sa vie
dans un berceau 9. » Et c’est aussi ce qu’on peut entendre chez Sloterdijk,
dans sa longue méditation sur les « sphères ». La station orbitale n’est-elle
pas le type même d’une « maquette de monde 10 » ? Si le monde n’est plus la
structure d’horizon qui arrime le sujet à un sol originaire, il doit pouvoir
se projeter n’importe où, à l’image de tentes pneumatiques dans un désert
de glace ou de capsules flottant dans le vide sidéral.
Revenons alors à Gagarine. L’astronaute soviétique, une fois son périple
achevé, aurait déclaré n’avoir rencontré nul Dieu dans l’espace. Un
médecin célèbre avait dit à peu près la même chose, un siècle plus tôt,
en se vantant de ne pas avoir trouvé l’âme sous son scalpel. Mais ce
trope matérialiste n’est guère plus utile ici que celui de l’hubris icarien ou
du sentiment de fusion océanique, dès lors qu’il s’agit de cerner la place
singulière du vol spatial dans l’ordre des expériences par lesquelles se
marque la transcendance technique de la condition humaine. Si Gagarine
ou Cernan ont vu quelque chose, c’est cette possibilité de superposer
dans une même vision les plans que la phénoménologie maintenait dis-
joints pour des raisons de principe. Non pas le cercle privé de centre
et de circonférence, qui offrait chez Arendt une version crépusculaire
du vertige pascalien, mais quelque chose comme un univers projeté
en perspective cavalière, sans point de fuite ni horizon : un monde qui
recule et avance à la fois, à l’image d’un cube de Necker contemplé
en transparence, selon ses deux orientations simultanées. C’est ce que
laissait entendre la formule frappante de Buckminster Fuller à propos
du « vaisseau spatial Terre » : « Nous sommes tous des astronautes et nous n’avons
jamais été autre chose 11. » Cela revient à prendre conscience du fait que le
sol originaire, ce plan de repos absolu dont Husserl disait qu’il était la
condition de tout espace vécu, peut toujours être en même temps pensé
– sinon directement perçu – comme un véhicule sillonnant l’espace.
/66
Ce que Gagarine a vu : condition orbitale et transcendance technique
12 - Je n’entends pas revenir sur cet « effet de surplomb ». Il a largement été discuté dans les ouvra-
ges suivants : Frank White, The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution, Boston,
Houghton Mifflin, 1987 ; Sebastian Vincent Grevsmühl, la Terre vue d’en haut, Paris, Seuil, 2014 ;
Ron J. Garan, The Orbital Perspective, Oakland, Berrett-Koehler, 2015.
67/
Le
transhumanisme
et Teilhard
de Chardin,
même combat ?
Jean-Louis Schlegel
S
« i la Recherche envahit de plus en plus l’activité humaine, ce n’est ni fantaisie,
ni mode, ni hasard : mais c’est tout bonnement que l’Homme, devenant adulte,
se trouve irrésistiblement conduit à prendre en charge l’évolution de la Vie sur
Terre, et que la Recherche est l’expression même (à l’état réfléchi) de cet effort évolutif
non seulement pour subsister, mais pour être plus, non seulement pour survivre, mais
pour supervivre irrésistiblement.
La Recherche est la forme sous laquelle se dissimule et opère le plus intensément, dans
la Nature autour de nous, le pouvoir créateur de Dieu. À travers notre recherche, de
l’être nouveau, un surcroît de conscience, émerge dans le Monde.
Pas de foi chrétienne réellement vive si celle-ci n’atteint et ne soulève pas, dans son
mouvement ascensionnel, la totalité du dynamisme spirituel humain […]. Et pas de
foi en l’Homme psychologiquement possible, si l’avenir évolutif du Monde ne rejoint
pas, dans le transcendant, quelque foyer de personnalisation irréversible. En somme
impossible d’aller En Haut sans se mouvoir En Avant – ni de progresser En Avant
sans dériver vers l’En Haut.
Le Règne du Christ, auquel nous sommes voués, ne saurait s’établir, dans la lutte ou
dans la paix, que sur une Terre portée, par toutes les voies de la Technique et
de la Pensée, à l’extrême de son humanisation 1. »
1 - Pierre Teilhard de Chardin, Être plus, Paris, Seuil, 1968 (réédition Points, coll. « Points Sagesse »,
2014), p. 143-144 (c’est l’auteur qui souligne et emploie des majuscules).
/68
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?
2 - Sur la réception de P. Teilhard de Chardin (1881-1955), voir Luce Giard, « Pierre Teilhard de
Chardin, entre Ciel et Terre », Esprit, juin 2015.
3 - P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 25-27. L’expression « tout ce qu’elle peut donner »
sonne aujourd’hui très étrangement, bien sûr. Qu’eût dit Teilhard des nécessaires limitations éco
logiques ? C’est difficile à dire. La possible surexploitation de la Terre pour des raisons de maîtrise, mais
aussi d’exploitation capitalistique semble étrangère à ses réflexions. Il semble davantage préoccupé,
dans les années 1930-1940, par les ennemis de la science et de la technique, dont l’Église à laquelle
il appartient.
69/
Jean-Louis Schlegel
4 - Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne,
Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1970.
5 - Teilhard est en bonne place, présenté comme l’un des inspirateurs de la spiritualité du New Age, dans
le livre phare et best-seller de Marylin Ferguson, les Enfants du Verseau. Pour un nouveau paradigme,
trad. Guy Beney, Paris, Calmann-Lévy, 1980.
6 - Les tomes VI et VII de ses Œuvres complètes (Paris, Seuil, 1955-1976) s’intitulent respectivement
l’Énergie humaine et l’Activation de l’énergie.
/70
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?
Être plus
« C’est une question de loyauté et de “conscience”, de travailler à extraire du Monde,
tout ce que le Monde peut contenir de vérité et d’énergie. Rien ne Doit rester
“intenté” dans la direction du plus-être 7. »
Les transhumanistes ont bien sûr le droit de voir en Teilhard un précurseur
intellectuel de leurs théories, une ressource pour les justifier, les inter-
roger ou les compléter. Eric Steinhart propose ainsi un vigoureux plai-
doyer en faveur de Teilhard, avançant au moins cinq raisons de l’étudier
dans les milieux de la recherche et de la théorie transhumaniste, fût-elle
athée8 ! Teilhard aurait traité de nombreux thèmes transhumanistes (il
aurait même « défendu un usage éthique de la technologie en vue de l’amélioration
humaine », « pour faire avancer l’humanité au-delà des limitations de la biologie
naturelle ») ; il aurait entrevu, le premier, l’arrivée d’Internet et un système
de communication globalisé ; il fut certainement aussi le premier à parler
d’un progrès accéléré vers une forme de Singularité qui ferait de l’intelli-
gence humaine une super-intelligence. Les transhumanistes feraient du
Teilhard sans le savoir, par exemple avec la théorie teilhardienne du point
Oméga. Transhumanisme et christianisme ne seraient pas en conflit dès
lors qu’on débarrasse le christianisme, comme Teilhard l’a fait, de ses
scories superstitieuses. Il serait finalement le meilleur allié dans la lutte
contre le christianisme conservateur, adversaire principal de la recherche
transhumaniste. Cette dernière peut trouver en lui un allié, car science
et technologie jouent chez lui un rôle positif dans la construction de la
Cité de Dieu ici-bas.
Rappelons que Teilhard concevait l’évolution avant tout comme un pro-
cessus de complexification croissante, un continuum de mutations dues à
la « loi de complexité-conscience », qui mène de la matière inanimée à la vie et
de la vie à l’esprit et à la conscience (la « noosphère »). Le saut qualitatif
de la réflexion signifie le déploiement de la phase d’organisation volon-
taire (de socialisation, où l’amour intervient comme énergie décisive) de
l’humanité, phase qui elle-même mène vers l’« ultra-humain », jusqu’au
point Oméga, fin ou aboutissement qui est en réalité le moteur d’une
convergence croissante, l’attirance de tout le Réel vers l’« En Haut »
7 - P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 25 (Teilhard souligne).
8 - Eric Steinhart, “Teilhard de Chardin and Transhumanism”, Journal of Evolution & Technology,
vol. 20, no 1, décembre 2008.
71/
Jean-Louis Schlegel
absolu. Tout le Multiple est alors absorbé dans un Singulier unifié que
Teilhard (faisant le saut de la foi) identifie avec le « Christ Oméga », un
Christ de dimension cosmique, « Plérôme » ou plénitude de « Tout en
tous », que saint Paul évoque au début de la lettre aux Colossiens9. Il n’est
pas besoin de longues explications pour comprendre que cette « vision
du monde » ait pu susciter réprobations ecclésiastiques, indignations
scientifiques et spéculations débridées.
9 - On pourrait dire que c’est un Christ qui récapitule, à la fin, la Nature et l’Histoire : voir Colossiens
1,15-17 ; 2,9-10.
/72
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?
10 - Voir la déclaration transhumaniste de Nick Bostrom, trad. Richard Gauthier, sur i atranshumanisme.
com.
73/
Jean-Louis Schlegel
Ce qui manque
aux transhumanistes,
c’est la dimension cosmique
de toute réalité.
« Notre Devoir d’Hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance n’exis-
taient pas. Devenus, par l’existence, les collaborateurs conscients d’une Création qui
se poursuit en nous pour mener vraisemblablement à un but (même terrestre) bien
plus élevé et éloigné que nous ne pensons, nous devons aider Dieu de toutes nos forces,
et manipuler la matière comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie.
Mais […] quels que soient les progrès de la Science dans la maîtrise de la matière
et dans l’art de déclencher les puissances de la vie, nous n’avons pas à redouter que
ces progrès nous obligent jamais logiquement à relâcher, nous pouvons être sûrs au
/74
Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?
contraire qu’ils ne serviront qu’à tendre plus impérieusement, en nous, les ressorts de
l’effort moral et religieux 11. »
Que dirait-il aujourd’hui ? Qu’aurait-il répondu aux critiques de son
« sur-optimisme » ? Rappelons qu’interdit de parole publique et même
d’écrire dès 1926 et jusqu’à sa mort en 1955, il ne put jamais s’expliquer…
Ce qui manque aux transhumanistes, qui est aussi la grandeur de Teilhard
et l’origine de ses difficultés avec l’Église, c’est la dimension et la tra-
duction cosmique de toute réalité, de la Révélation christique comme
du travail de l’homme ou de la Matière. C’est aussi ce qui donne un ton
et un souffle uniques à son œuvre. Il suffit de relire, pour finir, la célé-
bration spirituelle de la Matière par cet « homme d’Église », pour ressentir
combien il est loin des platitudes transhumanistes :
« Bénie sois-tu, dangereuse Matière, mer violente, indomptable passion, toi qui nous
dévores, si nous ne t’enchaînons. Bénie sois-tu, puissante Matière, Évolution irrésis-
tible, Réalité toujours naissante, toi qui, faisant éclater à tout moment nos cadres, nous
obliges à poursuivre toujours plus loin la Vérité. Bénie sois-tu, universelle Matière,
Durée sans limites, Éther sans rivages, – Triple abîme des étoiles, des atomes et des
générations, – toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures nous révèles les
dimensions de Dieu. […] Bénie sois-tu, mortelle Matière, toi qui, te dissociant un
jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est. […] Sève de nos
âmes, Main de Dieu, Chair du Christ, Matière, je te bénis. – Je te bénis, Matière,
et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la
science et les prédicateurs de la vertu, – un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou
de bas appétits, mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité.
Je te salue, inépuisable capacité d’être et de Transformation où germe et grandit la
Substance élue. […] Enlève-moi là-haut, Matière, par l’effort, la séparation et la
mort, – enlève-moi là où il sera possible, enfin, d’embrasser chastement l’Univers 12! »
75/
Comment dire
« non » quand
les machines
triomphent ?
Jean-Michel Besnier
/76
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?
dire « non » pour nous affirmer capables d’utopie, dire « non » pour
afficher le point de vue moral susceptible de contraindre le monde à être
conforme à nos idéaux, dire « non » pour éviter d’être réduits au simple
fonctionnement métabolique qui caractérise l’organisme vivant… Le
pouvoir de la négation révèle l’être de langage en nous et interdit qu’on
nous définisse comme des « animaux comme les autres ».
Le refus du monde
George Steiner l’expliquait avec élégance : « Le langage est l’instrument
privilégié grâce auquel l’homme refuse d’accepter le monde tel qu’il est 1. » L’humanité
se révèle à elle-même dans la disposition à utiliser les mots pour dire ce
qui n’est pas – donc pour tourner le dos à la réalité et éventuellement
pour mentir. Parodie de Rousseau : le premier qui, ayant découvert qu’il
pouvait expliquer à celui qui cherchait la source où s’abreuver qu’elle se
trouvait derrière la colline, à droite du chemin, alors qu’il savait qu’elle
était dans la vallée, à la lisière du bois – celui-là, dit à peu près Steiner, a
inventé l’humanité2.
Le mensonge est en effet l’indice de la supériorité de notre espèce. C’est
grâce à lui que nous avons survécu et évolué. Grâce au mensonge permis
par les mots, mais aussi grâce à celui que recèlent les artifices appliqués
au corps, que nous a ouvert la vie symbolique et dont témoignent très
tôt, selon Hegel, les tatouages ou les scarifications des Indiens ou, plus
tard, selon Baudelaire, le maquillage des femmes. Les éthologues ont
certes mis en évidence que les grands singes sont capables de mentir et
qu’ils trompent leur femelle avec cynisme, mais c’est justement pour cela
qu’ils nous sont si proches. Communément, l’animal adhère sans liberté
au monde qui est le sien. Il est incapable de prendre ses distances avec
lui. Il est à sa naissance ce qu’il sera à sa mort, disent les philosophes,
rappelant ainsi que nous, humains, sommes d’abord des prématurés
obligés de trouver des expédients pour compenser notre indigence ou
nudité premières.
En somme, dire ce qui n’est pas, c’est une façon d’exprimer notre
vocation à évoluer, à grandir et à faire une histoire. Ce qui n’est pas nature
77/
Jean-Michel Besnier
Guerre inhumaine
Ce qui est humain, c’est de pouvoir refouler en nous tout ce qui relève
d’automatismes. À commencer par les automatismes de nos comporte-
ments instinctifs. Ces automatismes nous effraient quand ils prennent
la forme de troubles obsessionnels compulsifs (les Toc) et révèlent que
la mécanique en nous peut toujours prendre le dessus. Nous sommes
intelligents quand nous pouvons dire « non » à ce qui est de l’ordre de
l’instinct – même quand cet instinct pourrait nous conduire vers le Bien.
Cela peut aller très loin : par exemple, certains n’hésitent pas aujourd’hui
à souhaiter que la guerre demeure humaine, alors qu’on tend à l’auto
matiser avec des drones et des robots. Pourquoi la guerre peut-elle paraître
humaine, même lorsqu’elle est cruelle ? Parce que nous la déclarons, la
calculons, la limitons et la réglementons. Mais aussi parce que nous nous
arrachons à des instincts qui, livrés à eux-mêmes, ne nous permettraient
pas de l’engager – autrement dit : parce que nous résistons, en la faisant,
aux comportements d’empathie qui relèvent de mécanismes naturels
(par exemple du fonctionnement de neurones miroirs). Ces mécanismes,
les animaux y sont enchaînés. Quand il se bat et se reconnaît vaincu, le
chien se couche et tend le cou, son adversaire ne le touche alors plus : des
inhibiteurs de violence se mettent en place spontanément qui régulent le
comportement agressif. Ces inhibiteurs de violence ont disparu chez les
psychopathes et sont limités chez les soldats auxquels on donne, avant
l’assaut, du rhum, des amphétamines, du Prozac ou même du Viagra…
L’histoire de la guerre relate à sa façon l’histoire des moyens déployés
pour ne pas céder à ces mécanismes que nous partageons au départ avec
les animaux. Elle raconte la déshumanisation imputée aujourd’hui aux
technologies, à savoir l’introduction croissante de la distance entre les
belligérants, avec l’arc, l’arbalète, l’arme à feu, le canon, le missile et fina-
lement le drone. La guerre était humaine dans le corps-à-corps, elle a peu
à peu cessé de l’être en devenant plus abstraite, et elle sera proprement
/78
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?
inhumaine lorsqu’il n’y aura plus que des automates sans états d’âme
pour la faire. C’est évidemment un paradoxe et certains pensent qu’une
guerre « zéro morts chez les soldats » serait humaine3. Ce n’est pas sûr,
si l’on s’accorde à considérer que là où il n’y a plus de réflexion, de prise
de distance, de conscience, d’auto-maîtrise – là triomphe l’inhumain.
Les militaires qui s’interrogent aujourd’hui sur l’éthique des robots ne
le cachent pas : les populations civiles auront tout à craindre quand les
soldats auront disparu au profit des machines guerrières.
L’enseignement des neurobiologistes est précieux, surtout quand il
entend sauver en nous le libre arbitre : notre cerveau a beau être dominé
par des mécanismes, nous explique-t-on, notre conscience subsistera
pour autant qu’elle témoignera de notre aptitude à lui dire « non ». Les
fameuses expériences du neurophysiologiste Benjamin Libet ont aidé à
tirer cette conclusion il y a près de trente ans : la conscience existe de
pouvoir opposer un droit de veto à ce que nos mécanismes neuronaux
imposeraient en matière de décision. C’est cela, la liberté et c’est pourquoi
on a raison de dire qu’être libre s’éprouve dans le pouvoir de faire le
mal. Oserais-je souligner que le judéo-christianisme l’a compris ? Mais
l’élémentaire, le pulsionnel, le machinique affleurent toujours en nous. Si
nous leur laissons libre cours, nous cessons d’être libres (de pouvoir dire
« non ») et nous perdons notre humanité. Comme si le cerveau reptilien,
recouvert par le néocortex et régulé par le lobe frontal, pouvait resurgir.
En ce sens, nous sommes menacés d’inhumain quand nous acceptons de
nous considérer comme de simples êtres de pulsions ou comme des auto-
mates perfectionnés. La solidarité étrange qu’on observe parfois entre
l’écologie dite profonde et les spéculations transhumanistes trouve ici
une illustration : la première est portée à nous rappeler que nous sommes
des animaux comme les autres et elle nous enjoint d’abandonner les
prédations auxquels nous cédons en éprouvant notre complexité neuro
biologique comme la marque d’une supériorité ; les secondes contri-
buent à dévaluer notre intelligence au profit de celle des machines qui
seront toujours plus efficaces. De part et d’autre, un même entêtement
3 - Voir Jean-Michel Besnier, « L’homme simplifié. Entretien », Inflexions, no 32, 2016, à propos de
J.-M. Besnier, l’Homme simplifié, Paris, Fayard, 2012. Certains des thèmes développés dans le présent
article ont été ébauchés dans un recueil coordonné par La Décroissance et intitulé Le progrès m’a tuer.
Leur écologie et la nôtre, Paris, Le Pas de côté/L’Échappée, 2016.
79/
Jean-Michel Besnier
La simplification de l’humain
Un monde où domineraient les machines, qui nous obligerait à nous
comporter comme des machines pour pouvoir interagir avec elles,
interdirait ce pouvoir de dire « non » et nous contraindrait, de ce fait, à
consentir à l’inhumain. Nombre d’utopies posthumaines décrivent un
semblable monde. À commencer par celle du psychologue comporte-
mentaliste Skinner qui, dès les années 1940, établit le scénario d’une
microsociété dont les membres fonctionneraient sur la base des schémas
stimulus-réponse décrits par le béhaviorisme. Ce n’est pas un hasard si ce
scénario a été intitulé Walden 2 4, par référence à Thoreau qui, lui, préco-
nisait une vie dans les bois et une sagesse faite d’assentiment à la nature.
Pourtant, dans l’imaginaire de la science-fiction, on décrit volontiers des
sociétés dans lesquelles les humains sont parfaitement dressés, ont perdu
tout sens critique, mais qui sont menacés par des robots qui, eux, ont
découvert la possibilité de refuser l’exploitation qu’on leur impose. La
série télévisée suédoise Real Humans (Sveriges Television, 2012-2014) a
bien décrit le transfert du pouvoir de dire « non » sur les machines elles-
mêmes, pour mieux suggérer sans doute combien les robots pourraient
hériter de ce dont nous ne sommes plus capables. Le thème de la révolte
des robots y est le pendant de la description des humains résignés à se
laisser déposséder de l’initiative.
Certains paléoanthropologues prévoient que l’espèce humaine sera de
plus en plus capable d’automatismes, comme si cela était pour nous une
loi d’évolution qui, progressivement, nous rapprocherait des animaux.
La conscience devrait donc de plus en plus disparaître. Dans l’évolution
de l’espèce, elle a été un avantage sélectif pour assurer notre survie face
à un environnement naturel hostile. Elle cesse d’être un avantage dans un
environnement « technologisé », où il faut être compétitif et réactif. Il va
donc falloir se débarrasser de la conscience, ou en tout cas la réduire au
/80
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?
5 - Voir Thomas Friedman, La terre est plate. Une brève histoire du xxie siècle, trad. Laurent Bury,
Paris, Saint-Simon, 2006.
81/
Jean-Michel Besnier
Écarter le langage
La perspective de fusionner avec les machines, annoncée par les trans
humanistes comme avenir radieux, est là pour confirmer cette disparition
du pouvoir de dire « non » par lequel nous nous définissions comme
humains. Elle indique aussi ce par quoi nous pensons nous sauver. Il
suffit pour s’en convaincre de lire l’introduction du fameux rapport amé-
ricain de 2003, intitulé Convergence technologique pour l’augmentation des perfor-
mances humaines 8. L’hybridation de l’homme biologique et de la machine y
est donnée comme la clé d’un bonheur supposé désirable – un bonheur
où il n’y aurait plus d’événement pour relancer une histoire faite de
hasard ou de violence : la communication homme-machine, cerveau-
ordinateur, cerveau-cerveau, la pensée intégrale (le couplage du cerveau
avec Internet) traduisent en effet la finalité des technologies convergentes.
6 - Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Le Livre
de poche, 1972, p. 300.
7 - Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution indus-
trielle (1956), Paris, Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2002.
8 - Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge, Converging Technologies for Improving Human Per-
formance: Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, Dordrecht,
Kluwer, 2003 (disponible en ligne).
/82
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?
Le pire est que ceux-ci sont de plus en plus écoutés. Pourquoi ? Parce
qu’ils annoncent aux humains la fin de leurs supposés malheurs, c’est-à-
dire la fin de l’adversité qui les a obligés à naître, à souffrir, à être malades,
à vieillir et à mourir. On touche à l’extrême aujourd’hui avec les pro-
messes d’immortalité qui reposent sur les extrapolations obtenues à
partir de la biologie (les cellules-souches totipotentes induites, la maîtrise
de la télomérase, l’ectogenèse…) et de l’intelligence artificielle (le cerveau
artificiel, le téléchargement de la conscience…).
Qui se représente ce que serait l’immortalité, si elle était réalisable ?
Le triomphe de l’animalité en nous (l’instinct de conservation satisfait
grâce à la pérennisation des métabolismes biologiques ou à la fabrication
9 - Sous-titre de J.-M. Besnier, l’Homme simplifié, op. cit.
83/
Jean-Michel Besnier
Se révolter ?
Mais il faut s’interroger pour finir et pour ne pas désespérer : est-il donc
encore possible de dire « non » aux machines ? Est-ce que cela a un sens ?
Adresser un Non à ce qui n’est pas un humain doté d’une conscience
et d’un pouvoir de répondre, quelle folie ! Sauf qu’on pourrait refuser
d’utiliser ces machines, ce qui les rendrait inutiles et obsolètes. Sauf qu’on
pourrait vouloir les détruire, comme les luddites du xixe siècle exigeant
de retrouver la dignité qu’on leur enlevait en les ayant remplacés par des
machines imbéciles (les métiers Jacquard). On a toujours raison de se
/84
Comment dire « non » quand les machines triomphent ?
révolter, disait Sartre. Tant que nous nous vivons comme des humains,
le pouvoir de refuser est toujours justifié. Alors serait-il donc temps de
se révolter contre les machines ?
Examinons rapidement la chose, afin de ne pas céder trop vite à quelque
angélisme de la révolte : voudra-t-on dire « non » à l’utilisation de l’ima-
gerie médicale, à l’échographie, à l’Irm fonctionnelle, au cœur artificiel,
bientôt aux lentilles de contact qui délivreront des mesures d’insuline
aux diabétiques ? Voudra-t-on dire « non » aux implants intracérébraux
qui rendront la vie plus facile aux parkinsoniens et aux tétraplégiques ?
Dire « non » aux régulateurs d’humeurs ou aux antalgiques issus des
technosciences appliquées au cerveau ? Voudra-t-on refuser la robo-
tique au service de la chirurgie, qu’elle soit réparatrice ou esthétique ?
Refuser aussi les innovations médicales orientées par le souci d’accroître
la longévité et d’aiguiser l’aspiration à l’immortalité ?
On connaît des amish, des témoins de Jéhovah ou quelques adeptes de la
décroissance qui iraient jusqu’à refuser tout cela. Mais il est plus courant
de rencontrer parmi nos contemporains une inclination à recevoir comme
désirable ce qui pourrait faire de nous des post-humains, débarrassés des
vulnérabilités caractéristiques de l’humanité. Sous prétexte de pouvoir
encore et toujours dire « non », il n’est pas sûr que nous soyons disposés
à rejeter tout ce qui nous mécanise et prétend nous délivrer du hasard que
comporte la vie elle-même. Le baroud d’honneur évoqué tout à l’heure
n’est peut-être déjà plus à l’agenda d’Homo technologicus.
85/
Jean-Michel Besnier
/86
La part
maudite
89/
Jean Vioulac
/90
L’émancipation technologique
pensée occidentale qui doit sa possibilité aux alphabets grec, puis latin.
L’écriture n’est pas un simple moyen de mettre par écrit une pensée
élaborée par ailleurs ; elle vient restructurer de part en part la pensée elle-
même et contribue puissamment au passage du mythe, propre à la tra-
dition orale, à la science, indissociable d’une tradition écrite. L’avènement
de cette « raison graphique 1 » est essentiel à la configuration grecque de la
rationalité.
La difficulté est donc que, face à l’objet technique, notre propre pensée
n’est pas neutre : elle est elle-même structurée par des techniques et
emprunte ses modèles théoriques de constitution à des techniques
de production. Ainsi, Aristote doit la distinction fondamentale entre
la forme et la matière à l’artisanat du potier ; Descartes se fonde sur
le modèle de l’horloge et du mécanicien pour établir la méthode en
technique intellectuelle de constitutions des objets ; Freud conçoit la vie
psychique comme une machine à vapeur, avec sa chaudière sous pression,
ses injecteurs et échangeurs, ses soupapes et ses lâchers de vapeur. Ce qui
confirme que la démarche transcendantale impose d’expliciter les struc-
tures techniques sur lesquelles se fonde la pensée : tâche difficile, qu’il
est possible d’aborder en tentant de spécifier l’originalité de la technique
à notre époque par rapport aux époques qui précèdent.
1 - Voir Jack Goody, la Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. Jean Bazin et
Alban Bensa, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
2 - Aristote, Parties des animaux, IV, 10, 687 a-b.
91/
Jean Vioulac
/92
L’émancipation technologique
93/
Jean Vioulac
3 - Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre,
Paris, Éditions sociales, 1980, tome II, p. 185.
/94
L’émancipation technologique
La question du transfert
dans la machine des capacités
intellectuelles propres à l’être
humain ne concerne donc pas
uniquement la puissance
de calcul ; elle concerne aussi
et surtout la décision.
95/
Jean Vioulac
/96
L’émancipation technologique
5 - Norbert Wiener, la Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, trad. Ronan
Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, Paris, Seuil, 2004.
6 - N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. Pierre-Yves Mistoulon,
revue par Ronan le Roux, Paris, Seuil, 2014.
7 - Le premier ordinateur à rencontrer le succès commercial (l’Ibm 650 en 1954) se vendit à mille
exemplaires : en 2015, il s’est vendu 288 millions d’ordinateurs dans le monde, et le parc informatique
mondial atteint les deux milliards d’unités. Le World Wide Web se met en place au milieu des années
1990 grâce à la généralisation du langage Html ; en 2015, il y a 3,2 milliards d’internautes, soit 45 %
de la population mondiale, avec un accroissement de 570 % depuis l’an 2000 ; 70 % des internautes
sont inscrits sur un réseau « social » ; la moyenne du temps de connexion est de 4,8 heures par jour, etc.
8 - Voir Baptiste Rappin, Heidegger et la question du management. Cybernétique, information et orga-
nisation à l’époque de la planétarisation, Nice, Ovadia, 2015.
97/
Le mythe
de la technologie
salvatrice
Philippe Bihouix
/98
Le mythe de la technologie salvatrice
99/
Philippe Bihouix
3 - Henry Hobhouse, les Graines du changement. Six plantes qui ont changé l’humanité, trad. Patricia
Barbe-Girault, Orléans, Regain de lecture, 2012.
/100
Le mythe de la technologie salvatrice
4 - Karl Polanyi, la Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps
[1944], trad. Catherine Malamoud et Maurice Angeno, préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1983.
5 - André Guillerme, les Temps de l’eau. La cité, l’eau et les techniques, Ceyzérieu, Champ Vallon, 1983.
6 - Jean-Baptiste Fressoz, l’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
101/
Philippe Bihouix
Ces coûts de transport faibles ont permis l’éloignement entre nos actes
(consommer) et leurs conséquences environnementales et sociales (pro-
duire). On externalise les pollutions au Bangladesh, devenu haut lieu
du travail du cuir, comme l’électricité et les usines à gaz permirent de
repousser la pollution en périphérie des villes à la fin du xixe siècle.
7 - Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930, p. 135.
8 - Marc Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde, trad. Antonine Thiollier, Paris,
Max Milo, 2011.
/102
Le mythe de la technologie salvatrice
Grâce à la distance,
nous nous berçons d’illusions
sur la « dématérialisation »
de l’économie
et la croissance « verte ».
9 - Lewis Mumford, Technique et civilisation [1934], trad. Natacha Cauvin et Anne-Lise Thomasson,
préface d’Antoine Picon, Marseille, Parenthèses, 2015.
103/
Philippe Bihouix
10 - Voir Yves-Marie Abraham et David Murray (sous la dir. de), Creuser jusqu’où ? Extractivisme et
limites à la croissance, Montréal, Écosociété, 2015 ; Alain Gras, le Choix du feu, Paris, Fayard, 2007.
/104
Le mythe de la technologie salvatrice
11 - Baudouin de Bodinat, la Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous
sommes, tome I (1996) et tome II (1999), suivis de deux notes additionnelles, Paris, Encyclopédie
des nuisances, 2008.
105/
Philippe Bihouix
/106
Promesses
robotiques
et liquidation
du politique
François Jarrige
107/
François Jarrige
Genèse du robot
Parler de « robots » soulève d’emblée une multitude de difficultés tant
la notion recouvre une grande diversité d’appareils et de dispositifs.
Laissons de côté les robots dits ludiques ou sociaux, et arrêtons-nous
sur les robots travailleurs.
Dans les dictionnaires, la « robotisation » désigne le « remplacement de
l’homme ou d’une machine traditionnelle par une machine entièrement automatique ;
résultat de cette action. Synonyme : automatisation ». Pour la plupart des obser-
vateurs, il ne fait pas de doute que le robot est la dernière manifestation
du génie humain, une « technologie de rupture », une nouveauté radicale
censée inaugurer une trajectoire inédite. En réalité, il n’est que la dernière
étape dans le vieux projet d’automatisation consubstantiel à l’industria-
lisation et au capitalisme cherchant à se passer des hommes. Loin d’être
une trajectoire radicalement neuve ou originale, le robot au travail n’est
rien de plus que le dernier avatar du vieux rêve de l’automate et de
l’« homme-machine », mille fois annoncé et qui n’a cessé d’accompagner
la modernité industrielle et scientifique2. Le rêve de créer des automates
autonomes est très ancien : sous l’Ancien Régime, il s’agissait surtout de
2 - Dominique Kunz Westerhoff et Marc Atallah (sous la dir. de), l’Homme machine et ses avatars.
Entre science, philosophie et littérature, xviie-xxie siècles, Paris, Vrin, 2011.
/108
Promesses robotiques et liquidation du politique
3 - Voir, dans le Voyage en Icarie (1842), sa description des « usines républicaines » où les mécaniques
automatiques remplacent les hommes pour toutes les tâches périlleuses ou pénibles.
4 - Joseph F. Engelberger, Robotics in Practice: Management and Applications of Industrial Robots,
New York, Amacom, 1980.
109/
François Jarrige
Promesses et enthousiasmes
Au-delà de la rhétorique de l’innovation de rupture, la robotique contem-
poraine mérite d’être pensée dans des trajectoires de plus longue durée.
Même si les possibilités techniques contemporaines sont inédites, les
imaginaires robotiques prolongent des promesses et des trajectoires plus
anciennes. La robotique industrielle est tout autant un imaginaire et un
ensemble de représentations construites qu’un système d’artefacts et
de processus industriels. L’historien et sociologue David Noble a lon-
guement étudié les « Délires robotiques, ou l’Histoire non automatique de
l’automatisation ». Il a montré tout ce que la robotique industrielle, alors
même qu’elle n’en était encore qu’à ses débuts, devait à l’obsession de la
surveillance et du contrôle, à des pulsions irrationnelles et enthousiastes, à
mille lieues des considérations rationnelles et économiques généralement
/110
Promesses robotiques et liquidation du politique
6 - Voir David Noble, le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, trad.
Célia Izoard, Marseille, Agone, 2016, chap. iv.
7 - Zaven Paré, l’Âge d’or de la robotique japonaise, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 86.
111/
François Jarrige
Spectres mécaniques
Parallèlement à cette promotion incessante, savamment orchestrée selon
des logiques qui resteraient à étudier de plus près, les automates méca-
niques et les robots n’ont cessé de susciter des craintes et des doutes,
des incertitudes qui réactivent le spectre du chômage de masse et de
l’obsolescence de l’homme8.
8 - Voir Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, tome I : Sur l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle (1956), trad. Christophe David, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2002 ;
/112
Promesses robotiques et liquidation du politique
113/
François Jarrige
11 - John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants, préface d’André Orléan, Paris, Les Liens qui
libèrent, 2017.
12 - Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, le Deuxième Âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure
de la révolution technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.
/114
Promesses robotiques et liquidation du politique
115/
François Jarrige
13 - Jenny Chan, Xu Lizhi et Xu Yang, La machine est ton seigneur et ton maître, trad. et préfacé par
Célia Izoard, Marseille, Agone, 2015.
/116
Promesses robotiques et liquidation du politique
high-tech ne sont rien sans les métaux rares extraits à l’autre bout du monde
pour les construire ou sans les ressources naturelles pillées pour assurer
leur fonctionnement ? Le rêve robotique contemporain est l’une des
manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses
socio-écologiques, de l’aveuglement des pouvoirs économiques et poli-
tiques, de notre incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins
que la course vers l’abîme technologique.
117/
Critique
de la raison
impure
Entretien avec Bernard Stiegler
Propos recueillis par Camille Riquier
1 - Les trois volumes (la Faute d’Épiméthée, 1994 ; la Désorientation, 1995 ; le Temps du cinéma et la
question du mal-être, 2001) sont réédités ensemble chez Fayard en 2017.
2 - Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent,
2016.
/118
Critique de la raison impure
La disruption
Le terme de « disruption » fut employé par Jean-Marie Dru pour décrire
des stratégies économiques consistant à prendre ses adversaires de
vitesse et par surprise3. La disruption est un acte de guerre économique
– qui pourrait conduire à la guerre tout court. Elle apparaît au moment
du World Wide Web. Ce n’est pas un hasard : le Web constitue l’espace
disruptif contemporain4. Conçu initialement par le Cern (Organisation
européenne pour la recherche nucléaire) pour favoriser les débats entre
physiciens et informaticiens, puis avec les citoyens, le Web a été versé
dans le domaine public et des milliards de personnes se sont connectées
en l’espace de dix ans, entre 1993 et 2003. Au début des années 2000,
le Web social voit apparaître les blogs. Vers 2010, les réseaux sociaux
transforment radicalement ce qui faisait l’intérêt de ce Web social comme
nouvel espace d’expression : la réticulation généralisée est à l’origine de
la disruption, comme évolution mimétique et irréfléchie d’où la déli-
bération est éliminée, alors même que le Web avait été conçu pour la
reconstituer.
Pour comprendre le processus disruptif, il faut relire Bertrand Gille,
qui étudie le rôle de la technique dans l’histoire sur la proposition de
Lucien Febvre, son directeur de thèse5. Bertrand Gille s’est ainsi attaché
tout d’abord à comprendre le rôle de la machine à vapeur dans l’histoire
du xixe siècle. La technique est devenue grâce à lui un objet historique
noble6. Auparavant, la technique était un objet « ignoble », un objet trivial,
pour la philosophie comme pour les sciences. Je me suis au contraire
attaché à montrer – après Canguilhem, Leroi-Gourhan, Simondon et
Gille – que la technique non seulement n’est pas triviale, mais constitue
la condition de possibilité de tout ce qui n’est pas trivial.
3 - Jean-Marie Dru, Disruption. Briser les conventions et redessiner le marché, Montreuil, Pearson
France, coll. « Village mondial », 1997.
4 - Il faut distinguer le Web d’Internet, qui est apparu dans les années 1970 et qui n’a rien « disrupté »
du tout, même s’il a rendu le Web possible.
5 - Bertrand Gille, les Ingénieurs de la Renaissance [1964], Paris, Seuil, coll. « Points Sciences », 1978.
L’auteur discute la thèse d’un commandant de cavalerie, Lefebvre des Noëttes, qui prétend que l’escla-
vage a disparu non pas à cause des Lumières ou du mouvement abolitionniste, mais grâce à l’attelage du
cheval. C’est parce qu’on a su fonctionnellement et efficacement articuler un cheval avec un dispositif
technique qu’on a pu progressivement se passer des esclaves. Ce point de vue assez brutal a suscité un
débat dans les années 1910 en France, dont l’École des Annales s’est saisie.
6 - B. Gille (sous la dir. de), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la
Pléiade », 1978.
119/
Bernard Stiegler
7 - Il s’appuie sur les travaux anthropologiques d’André Leroi-Gourhan : voir le Geste et la Parole,
vol. I : Technique et langage, et vol. II : la Mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences
d’aujourd’hui », 1964-1965. Signalons également au passage les travaux de Marcel Mauss : « Les
techniques du corps » [1936], dans M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, Puf, 2001, p. 365-386.
/120
Critique de la raison impure
La stratégie disruptive
fait en sorte que vous arrivez
toujours trop tard.
Outre que le réseau contrôle des échanges qui ne passent plus par les
États, il remplace les individus par leurs doubles et les rend ainsi calcu-
lables, solubles dans les comportements moyens. Chacun produit des
traces comportementales dont les plates-formes, par l’intermédiaire de
modèles probabilitaires, effectuent des calculs qui tendent à se substituer
aux individus eux-mêmes en les prenant de vitesse10. La technologie
121/
Bernard Stiegler
/122
Critique de la raison impure
123/
Bernard Stiegler
16 - Martin Heidegger, « Le concept de temps, 1924 », dans Michel Haar (sous la dir. de), Martin
Heidegger, Paris, L’Herne, coll. « Cahier de L’Herne », no 45, 1983, p. 33-52.
/124
Critique de la raison impure
La folie ordinaire résulte du sentiment partagé par tous qu’il n’y a pas
d’avenir et du déni qui consiste à dire à la marquise que malgré cela tout
va très bien. La disruption produit une perte totale de capacité de prise
de décision sur sa propre vie. Dans la Société automatique, je me suis appuyé
sur les commentaires d’Alan Greenspan, invité à s’expliquer devant le
Sénat américain en octobre 2008 sur la crise financière, et qui a répondu
en substance qu’on ne maîtrise plus rien à cause des algorithmes et que
le savoir économique a ainsi été désintégré17.
17 - B. Stiegler, la Société automatique, vol. I : l’Avenir du travail, Paris, Fayard, 2015.
18 - Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique [1961], Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1976 ; Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie » [1963], dans l’Écriture et la Différence, Paris,
Seuil, coll. « Points Essais », 2014 ; M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » [1972] dans Histoire
de la folie, op. cit.
125/
Bernard Stiegler
19 - René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, trad. Jean Sirven, Paris, Vrin, 1997, règles
no 15 et 16.
20 - Jean Lauxerois a montré qu’en tant que tyran, Œdipe s’est mis à perdre la mesure, à exercer son
pouvoir sans limite (voir Sophocle, Œdipe tyran, trad. et postface Jean Lauxerois, Ivry-sur-Seine,
À propos, 2001). Et comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, l’hubris est toujours en rapport avec le
pharmakon (voir J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 2008, chap. vi).
/126
Critique de la raison impure
sommes la dernière génération » signifie que Florian est privé d’une époque :
no future.
La situation est donc extrêmement sombre, surtout depuis l’élection de
Trump, mais elle n’est pas totalement désespérée. Nous avons la possi-
bilité d’imposer des bifurcations si nous sommes rationnels, capables de
réintroduire un sens et de tirer vers lui le désir des autres.
La bifurcation
127/
Bernard Stiegler
24 - La néguentropie, ou entropie négative, est un facteur d’organisation : voir Erwin Schrödinger,
Qu’est-ce que la vie ? De la physique à la biologie [1944], Paris, Seuil, coll. « Points Sciences », 1993.
25 - Voir Norbert Wiener, la Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, trad.
Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, Paris, Seuil, 2014 ; Claude Elwood Shannon,
Collected Papers, édité par N. J. A. Sloane et Aaron D. Wyner, New York, Ieee Press, 1993.
26 - Voir Alfred J. Lotka, Elements of Physical Biology, Williams and Wilkins, 1925.
27 - « Faire de Plaine commune un territoire d’expérimentation du revenu contributif », a rsindustrialis.
org, 11 janvier 2017.
/128
Critique de la raison impure
28 - Voir B. Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, coll. « Biblio-
thèque des savoirs », 2008. Le modèle capitaliste consumériste cherche en effet à nous infantiliser.
129/
De la
technique
à la pratique
Les enjeux éthiques de la technique imposent de dépasser notre
ignorance des systèmes technologiques pour retrouver leur sens
dans nos pratiques, que ce soit dans les laboratoires ou dans la
société. La fin de notre naïveté sera ainsi la fin de notre vanité, et
la condition du recouvrement de notre liberté face aux machines.
133/
Tristan Garcia
découper la viande, mais aussi à ouvrir les noix ou à racler l’intérieur des
troncs d’arbres.
L’important est que nous nous accordions à reconnaître ces objets d’avant
l’humanité stricto sensu comme des artefacts et des objets techniques plutôt
que naturels. Décollons avec soin l’humanité de la technique ; que nous
reste-t-il pour définir celle-ci ? Posons dans un premier temps qu’un
« objet technique » est un objet qui a été fait (par un homme, par un
préhumain ou par un animal non humain, peu importe) en vue d’avoir
un effet déterminé. Quant à un « artefact », admettons qu’il s’agit plus
largement d’un objet qui a été fait (sans qu’on se prononce sur son usage,
sa destination, son effet). Par contraste, un objet naturel correspond à ce
que nous proposons d’appeler un objet « infait », dont on suppose qu’il
n’a été d’aucune manière conçu et fabriqué.
3 - Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], tome I, « Analytique du sublime », § 43,
trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 2000.
4 - Interrogé à propos d’éventuelles « preuves » du caractère intentionnel de la disposition de cet
objet dans un tombeau à des fins rituelles, le docteur Michael Petraglia répond : We often have great
difficulties at assessing if something is intentional (« Nous avons souvent de grandes difficultés à établir
que quelque chose est intentionnel »), The Guardian, 9 janvier 2003.
/134
Le cercle de la technique
5 - « On discerne d’ailleurs un art en toute chose, qui est ainsi constituée, qu’une représentation de ce
qu’elle est a dû dans sa cause précéder sa réalité » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit.). Kant
reconnaît cette capacité aux abeilles, mais réserve le qualificatif d’œuvre d’art, dont la représentation
a été pensée, aux produits des hommes.
135/
Tristan Garcia
Sans représentation,
pas de technique ; mais sans
le témoignage d’un objet
technique, pas d’attestation
possible de l’existence partagée
d’une représentation.
6 - Karl Marx, le Capital [1867], livre I, section III, chapitre vii, trad. Joseph Roy, Paris, Éditions
sociales, 1974, p. 181. On remarquera que Marx reprend l’exemple, très commun, des abeilles avec
plus de sévérité que Kant, puisqu’il ne leur attribue même pas la capacité de représentation.
/136
Le cercle de la technique
137/
Tristan Garcia
7 - George Dickie, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, Cornell University Press,
1974, p. 45. Nous traduisons.
8 - Marcel Duchamp se refusant à le faire, c’est André Breton qui en a livré la première définition :
« Objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste », dans son Dictionnaire
abrégé du surréalisme, Paris, José Corti, 1938, p. 55.
/138
Le cercle de la technique
animale, par exemple les nids d’oiseaux (les habitats collectifs du répu-
blicain social, les fines constructions ornées d’un auvent du tisserin gen-
darme, le tumulus monumental du mégapode de Freycinet), a mené à
une patiente redéfinition de la notion même d’outil. Dans son extraor-
dinaire catalogue de référence9, Benjamin Beck dresse la liste d’innom-
brables artefacts non humains qui correspondent pourtant à la définition
stricte qu’il propose d’un outil : un objet détaché de son substrat et exté-
rieur au corps de l’utilisateur ; un objet tenu ou porté par cet utilisateur
durant l’action ou juste auparavant ; un objet dont l’usage produit une
transformation dans la forme, la position ou la condition d’un autre
objet, d’un autre organisme ou de l’utilisateur lui-même. Instruments
de construction, éponges, casse-noix, cannes à pêche… Il apparaît sans
conteste à quiconque s’intéresse aux activités animales qu’il existe hors
des cultures humaines de nombreux modes de production technique de
ces objets qui interdisent de tracer sans hésitation entre l’être humain et
les autres animaux la ligne séparant l’art de la nature. Sans qu’on accepte
pour autant toutes leurs conclusions, les efforts récents de naturalisation
de la musique10 ou de l’architecture11 indiquent combien la division entre
des œuvres humaines produites suivant une fin et des productions ani-
males réductibles à des effets de l’instinct est aujourd’hui intenable.
De nouveau, deux opérations semblent envisageables. De proche en
proche, par légères différences de degré, sans plus trouver aucune diffé-
rence de nature entre artefacts et objets « infaits », entre objets techniques
et objets a-techniques, on peut décider d’animer et de techniciser
l’intégralité du règne naturel. Ne reconnaît-on pas déjà nombre de
« techniques végétales », telles que les signaux d’alerte, le transport des
molécules volatiles ou de l’éthylène, par l’intermédiaire desquelles la
plupart des espèces d’arbres s’échangent de l’information ? N’admet-on
pas que les arbres sont capables de se rendre incomestibles, ou d’inhiber le
comportement de certains insectes, afin de se protéger ou de transformer
leur environnement ? Tant et si bien qu’on pourrait défendre l’idée que
9 - Benjamin Beck, Animal Tool Behaviour: The Use and Manufacture of Tools by Animals [1980], édité
par Robert W. Shumaker et Kristina R. Walkup, avant-propos de Gordon M. Burghardt, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 2011.
10 - Steven Brown, Björn Merker et Nils Wallin, The Origins of Music, Cambridge, Mit Press, 1999.
11 - Mike Hansell, Built by Animals: The Natural History of Animal Architecture, Oxford, Oxford
University Press, 2009.
139/
Tristan Garcia
certaines formations forestières, loin d’être des objets « infaits », sont des
sortes d’artefacts végétaux et le produit d’une pensée12.
Selon une opération inverse, on peut choisir de démythifier la différence
majeure entre cet être technicien par excellence que serait l’homme et
la nature qui se présente à lui comme un gigantesque matériau trans-
formable, une sorte de chair à technique. Décelant de nombreuses ana-
logies entre les activités naturelles d’insectes, d’oiseaux, de primates et
les nôtres, nous décidons de naturaliser peu à peu toutes nos techniques.
Outils, instruments et autres œuvres n’apparaissent plus que comme des
effets, peut-être plus complexes et plus subtils, mais des effets naturels
tout de même. Leur différence avec les choses de la nature ne sera jamais
que de degré : le circuit imprimé n’est pas, dans son être même, réso-
lument différent du réseau de sève et de tanin de l’arbre. Il n’y a pas de
rupture technique, seulement des évolutions de l’ordre et de la compo-
sition naturelle de la matière, de l’énergie et de l’information.
En poussant à bout l’effrangement tendanciel de l’art, donc de l’opus
kantien, et de la nature, donc de l’effectus, les deux termes tendent à se
confondre13. Le concept hybride qui en résulte prend, suivant les tradi-
tions de pensée, la teinte d’une immanence de la nature ou plutôt d’une
immanence de la technique. Mais bientôt les deux concepts, fusionnés,
sont perdus. On n’a plus besoin ni de technique ni de nature, sinon
comme souvenirs, quand on conçoit d’abord l’indistinction entre les
deux. Ce qui existe alors, ce sont des degrés d’organisation des objets.
Il n’y a pas d’une part des objets qui contiendraient magiquement autre
chose qu’eux-mêmes, parce que quelqu’un y aurait introduit une fin, et
d’autre part des objets naturels, qui ne seraient que ce qu’ils sont. Soit
il y a potentiellement une sorte d’âme finale en toute chose, qui la rend
« artefactuelle » et technique ; soit toute chose n’est que ce qu’elle est :
on peut en faire un usage technique, certes, mais elle n’est pas « artefac-
tuelle » et technique par elle-même.
En étendant la sphère des artefacts à celle de tous les objets naturels, en
forçant la contamination de la nature par les artefacts, on absolutise en
12 - Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, trad.
Grégory Delplace, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.
13 - C’est le cas chez Timothy Morton, lorsqu’il définit des « hyper-objets », tels que le « réchauffement
climatique », qui mêlent en un système complexe activité humaine et causalité naturelle, Hyperobjects.
Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015.
/140
Le cercle de la technique
14 - Au sens où l’entendent Eduardo Viveiros de Castro ou Philippe Descola. Voir E. Viveiros de Castro,
Métaphysiques cannibales, trad. Oiara Bonilla, Paris, Puf, coll. « Métaphysiques », 2009 et P. Descola,
Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016.
141/
Tristan Garcia
qui ne sont pas purement des produits de la nature, mais les œuvres de
certains agents naturels.
Ce qui est reconnu comme artefact est toujours le signe d’une ontologie,
d’une distribution des êtres et des représentations. Autant d’ontologies,
autant de variations sur ce qui est « artefactuel » ou non, et par consé-
quent sur ce qui est technique ou ne l’est pas. Toute définition de l’« arte-
factualité » et de l’objet technique est condamnée à tourner en rond : il
faut accepter son absence de fondement. Mais elle n’est pas pour autant
arbitraire, ni même tout à fait libre : on ne peut pas choisir de reconnaître
comme un artefact ce que l’on veut, en fonction de ses croyances. Afin
de ne pas livrer l’« artefactualité » à l’arbitraire de l’usager, ni retomber
dans l’erreur qui consisterait à vouloir refonder l’« artefactualité » en
soi, esquissons deux propositions, deux formules afin de reconnaître
un artefact.
/142
Le cercle de la technique
143/
Tristan Garcia
Il en découle une seconde formule : il faut tenir avec soin à la distinction entre
un objet pratique et un objet technique. Peu importe qu’on considère que
seuls les hommes font, ou que tous les animaux sont capables de faire,
ou que des formes végétales le peuvent aussi bien. L’important est de
considérer que ce qu’un objet a de technique tient à la façon dont il a été
fait, et non pas à ce qu’on en fait. Réservons l’idée de pratique à ce que
nous pouvons faire d’un objet.
Une subjectivité – c’est-à-dire pour ce qui nous intéresse ici : un être
dont on estime qu’il a des représentations – se déleste de certaines de ses
/144
Le cercle de la technique
145/
Tristan Garcia
15 - Au sens que lui donne Bruno Latour dans ses huit conférences sur le nouveau régime climatique
(B. Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015) :
un concept permettant de mettre fin à l’illusion d’une opposition entre nature et culture et, par voie
de conséquence, entre objets naturels et artefacts.
/146
Le cercle de la technique
16 - On pense ici au « néo-luddisme » de Theodore Kaczynski, devenu célèbre sous le nom d’« Una-
bomber » : une critique radicale du « désastre » de la société technologique. Voir T. Kaczynski,
l’Effondrement du système technologique, traduction, édition et préface de Patrick Barriot, postface
de David Skrbina, Vevey, Xenia, 2008.
17 - C’est pour partie le geste théorique de Paul Shepard, Retour aux sources du Pléistocène (trad.
Sophie Renaut, préface de Patrick Degeorges, Bellevaux, éditions Dehors, 2013), qui vise à faire sortir
147/
Tristan Garcia
l’humanité du cercle vicieux par lequel les révolutions technologiques du Néolithique l’ont entraînée
loin de sa forme de vie la plus appropriée.
/148
L’éthique des
nanotechnologies
Xavier Guchet
1 - Jean-Yves Goffi, Philosophie de la technique, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1988, p. 52-53.
2 - Peter-Paul Verbeek, “Accompanying Technology: Philisophy of Technology after the Ethical Turn”,
Techné: Research in Philosophy and Technology, vol. 14, no 1, 2010, p. 49-54.
149/
Xavier Guchet
3 - Voir Sacha Loeve, le Concept de technologie à l’échelle des molécules-machines. Philosophie des
techniques à l’usage des citoyens du nanomonde, thèse de doctorat soutenue à l’université Paris-Ouest
Nanterre-La Défense le 21 septembre 2009.
4 - Kim Eric Drexler, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies [1986], trad. Marc Macé
et Thierry Hoquet, préface de Marvin Minsky, introduction de Bernadette Bensaude-Vincent, Paris,
Vuibert, 2005.
/150
L’éthique des nanotechnologies
5 - Ce rapprochement des nanotechnologies et des Ogm a au demeurant été critiqué, voir Matthew
Kearnes et al., Governing at the Nanoscale: People, Policies and Emerging Technologies, Londres, Demos,
2006 ; voir aussi Ronald Sandler et W. D. Kay, “The Gmo-Nanotech (dis)Analogy?”, Bulletin of
Science. Technology & Society, vol. 26, no 1, février 2006, p. 57-62.
6 - Anisa Mnyusiwalla, Abdallah S. Daar et Peter Singer, “Mind the Gap: Science and Ethics in Nano-
technology”, Nanotechnology, vol. 14, no 3, février 2003, p. 9-13.
151/
Xavier Guchet
/152
L’éthique des nanotechnologies
7 - Voir, par exemple, Armin Grunwald, “Ten Years of Research on Nanotechnology and Society –Out-
comes and Achievements”, dans Torben B. Zühlsdorf et al., Quantum Engagements: Social Reflections of
Nanoscience and Emerging Technologies, Heidelberg, Akademische Verlagsgesellschaft, 2011, p. 41-58.
8 - Alfred Nordmann, “If and Then: A Critique of Speculative NanoEthics”, NanoEthics, vol. 1, no 1,
mars 2007, p. 31-46.
9 - Voir, par exemple, Jean-Pierre Dupuy, « Les défis éthiques des nanotechnologies », Les Cahiers du
Mouvement universel de la responsabilité scientifique, no 47, 2006, p. 50-67.
10 - Bernadette Bensaude-Vincent, “Which Focus for an Ethics in Nanotechnology Laboratories?”,
dans Simone van der Burg et Tsjalling Swierstra (sous la dir. de), Ethics on the Laboratory Floor,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 21-37.
153/
Xavier Guchet
/154
L’éthique des nanotechnologies
–
11 - Ulrich Fiedeler, “Vision Assessment of Nanotechnology –The Role of Vision in Research Pro-
grammes”, dans U. Fiedeler et al. (sous la dir. de), Understanding Nanotechnology: Philosophy, Policy
and Publics, Heidelberg, Akademische Verlagsgesellschaft, 2010.
12 - Ulrike Felt et al., “Unruly Ethics: On the Difficulties of a Bottom-up Approach to Ethics in the
Field of Genomics”, Public Understanding of Science, vol. 18, no 3, novembre 2008, p. 354-371.
155/
Xavier Guchet
/156
Comprendre
la technique,
repenser l’éthique
avec Simondon
Irlande Saurin
Nous sommes des êtres naturels qui avons dette
de technè pour payer la phusis qui est en nous 1.
157/
Irlande Saurin
Rapports d’usage
La réflexion éthique peut se voir sur cette base doublement renouvelée.
En premier lieu, Simondon appelle à une modification éthique de notre
attitude à l’égard de la technique. Le fil conducteur de sa pensée consiste
en effet à proposer une voie médiane entre technophilie et technophobie,
en refusant de plaquer sur le fait technique toute valeur préconstituée et
extrinsèque à celui-ci. L’enjeu est de parvenir à fonder un rapport éthique
adéquat à la technique, en commençant par suspendre tout jugement de
valeur prédéterminé, pour accueillir la réalité technique en tant que telle
et chercher en son sein une normativité qui lui soit propre, ce qui suppose
une connaissance directe de celle-ci. C’est à ce prix que peut être iden-
tifiée la part constante d’humanité que recèle la technique, effort humain
d’invention provisoirement stabilisé dans de la matière, mais infiniment
réactualisable, et c’est à cette condition que peuvent être mesurés les
potentiels espoirs ou menaces qu’elle contient.
En second lieu, la compréhension de l’essence de la technique permet de
renouveler la réflexion éthique plus largement, en testant la fécondité de
certaines normes techniques dans le champ humain en général et surtout
en nuançant certaines apories des conceptions classiques de l’éthique par
une caractérisation plus fine de l’action et de la liberté engagées dans un
monde à la fois naturel, humain et technique.
Le premier geste de Simondon en faveur d’une réforme de l’éthique
envers la technique consiste à modifier, ou à renverser, une situation
3 - G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 10.
/158
Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon
Schèmes de fonctionnement
Le point essentiel des analyses de Simondon consiste ainsi à montrer
que dans la logique de l’invention et du développement des techniques,
mais aussi dans ce qui détermine la viabilité de leur mise en réseau (avec
le milieu humain, la nature, le reste du milieu technique), la logique
de l’usage est très secondaire par rapport à celle du fonctionnement,
c’est-à-dire de ce qui relève des contraintes et des modalités théoriques
et matérielles mises en œuvre pour que des processus techniques soient
159/
Irlande Saurin
La logique de l’usage
est très secondaire par rapport
à celle du fonctionnement.
/160
Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon
Au-delà de la technique
On voit donc que le premier renouvellement éthique qu’appellent les
analyses de Simondon consiste dans une modification de notre rapport
aux réalités techniques. L’intégration de la technique à la culture doit ainsi
produire une modification du regard sur l’objet technique, qui n’appa-
raisse plus comme pur objet, pur moyen, mais comme « chose qui institue
une participation », « effort humain condensé, en attente, être virtuel disponible, action
potentielle 5 ».
Mais la réflexion sur la technique peut en réalité profiter de manière
beaucoup plus générale à l’éthique en renouvelant la réflexion sur les
normes et sur l’action. Néanmoins, ce rapport entre technique et éthique,
où la technique pourrait servir en un sens de modèle à l’éthique, pose
une lourde difficulté. S’il est envisageable de réformer ou d’enrichir la
réflexion éthique à partir d’une connaissance aiguisée de la technique, la
5 - G. Simondon, Sur la technique, op. cit., p. 364.
161/
Irlande Saurin
/162
Comprendre la technique, repenser l’éthique avec Simondon
progrès moral inestimable si l’on appliquait à tout être humain et plus généralement à
tout vivant les normes de protection, de sauvegarde et de ménagement que l’on accorde
intelligemment à l’objet technique ; on doit traiter l’homme au moins comme une
machine, afin d’apprendre à le considérer comme celui qui est capable de la créer 7. »
Notons un cas paradigmatique de cette transposition, qui s’inscrit dans
une méditation sur la convergence féconde entre sacralité et technicité
dans la sphère des normes juridiques. Sur la question de la peine de
mort, en effet, le point de vue de la technicité conduirait à invalider défini-
tivement l’idée selon laquelle la suppression totale d’un individu pourrait
constituer le moindre début de résolution de problème social, pénal ou
moral. Du point de vue de la technicité, en effet, la peine de mort ne
peut apparaître que comme « monstrueuse », « parce qu’elle n’optimise rien,
étant totalement destructrice 8 ».
Mais plus largement, la méditation sur l’essence de la technicité, comprise
comme créativité et adaptation des schèmes de fonctionnement aux
contraintes réelles de notre environnement, peut profiter à une réflexion
plus générale sur le sens de l’action, la liberté et le rapport à la valeur.
D’une part, la connaissance technique permet d’affiner et de nuancer
la distinction entre fin et moyen, et de sortir du caractère réducteur
de leur distinction qui impliquerait qu’une action ne soit qu’une série
d’actes en vue d’un but prédéfini. Un fonctionnement technique pré-
suppose en effet une réversibilité entre fin et moyen, entre causalité et
finalité, qui tend à ne plus en faire des termes séparés dans l’acte véri-
table. D’autre part, l’intelligence technique pensée comme capacité de
reconfiguration des éléments du réel selon une modalité inventive, voire
créative, et non répétitive ou purement adaptative, permet de sortir de
l’aporie de deux modèles éthiques extrêmes et concurrents, mais tous
deux partiellement valables : une éthique de l’absolu et une éthique de
la simple adaptation efficace au réel. Comprendre que l’essence de la
technique ne tient pas aux usages disponibles des objets techniques, mais
à ce qu’ils contiennent d’intelligence innovante reconfigurant les données
du réel permet précisément de ne plus considérer la technique comme
l’augmentation quantitative de choix d’actions disponibles, mais comme
une certaine disposition d’ouverture permanente du sujet à son devenir
163/
Irlande Saurin
9 - G. Simondon, l’Individuation à la lumière des notions de formes et d’information, préface de Jacques
Garelli, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 2005, p. 507.
/164
Un retour
à la vie simple ?
Camille Riquier
165/
Camille Riquier
Compte à rebours
Cette petite horloge révèle beaucoup sur notre actuel état d’âme et
montre peut-être les limites d’un « catastrophisme éclairé ». Toute la
lumière faite sur la catastrophe à venir ne réussira jamais à simuler une
peur que nous n’avons pas et à exciter par ce biais l’émotion vive qui
nous inviterait à agir autrement. Ce n’est pas tant d’ailleurs qu’en cette
matière, « même lorsqu’ils sont informés, les peuples ne croient pas ce qu’ils savent »,
comme si l’incrédulité devait constituer « l’obstacle majeur 4 » à un sursaut
des consciences. Nous savons et nous y croyons, quoique nous feignions
l’indifférence. Mais l’absence d’alternative réaliste et notre impuissance
face à l’énormité de l’enjeu nous ont sourdement jetés dans l’antique
/166
Un retour à la vie simple ?
167/
Camille Riquier
La dernière consolation
Telle est cette idée antique du destin qui subsiste « latente au fond des âmes,
à l’état de torpeur, mais [qui] se révèle à certains moments, dans les circonstances
graves surtout ». Telle est cette idée, plus vivante encore en chacun quand
le destin se fait collectif et dont l’orgueil est la principale source, puisque
alors nous ne sommes pas rien, « nous nous sentons associés à […] cette force
surhumaine qui gouverne tout » : « Si nous subissons ses effets, nous en faisons
partie 8. » Et c’est cette idée, élevée à l’échelle de l’humanité, qui est devenue
encore plus vivace, quoique inavouée, après la Seconde Guerre mondiale,
après Hiroshima. Alors que les savants prenaient conscience de la folle
puissance destructrice qu’ils avaient confiée à l’humanité, en attendant
que les écologistes se fassent à leur tour prophètes de l’Apocalypse, l’idée
de fin du monde devait revenir nous hanter, associée à la technologie et à
ses effets dévastateurs et imprévisibles, mais comme une arrière-pensée
sombre dont, secrètement coupables, nous nous enivrons : « Après nous,
le déluge. »
Peter Sloterdijk décèle notre humeur fondamentale dans ce mot d’enfant
– plus que d’esprit – que Madame de Pompadour aurait prononcé en
1757 pour que les festivités durent malgré l’annonce de la victoire
prussienne sur les troupes françaises9. Si le progrès est « une catégorie de
la consolation 10 » qui, au xviiie siècle, allait affronter le présent en misant
sur l’avenir, il se réduit aujourd’hui à une « fuite en avant » que plus rien de
radieux n’éclaire à l’horizon ; et la dernière consolation qu’il nous offre
est aussi la plus triste : un feu d’artifice en guise d’apocalypse joyeuse pour
conclure l’aventure humaine, engagée dans la nuit obscure du nihilisme.
Et n’y changeront rien les regrets de Leó Szilárd ou d’Oppenheimer,
les avertissements d’Einstein, la colère de Norbert Wiener, la folie
d’Eatherly, l’horloge des atomistes de Chicago, pas plus que la pétition
de 2015, signée par Stephen Hawking et Bill Gates, sur les dangers de
l’intelligence artificielle. Au contraire, leurs remords ne sont que l’autre
face du destin, subjective, qui s’abat sur ceux qui se sont approchés trop
près du feu sacré. Ces hommes prométhéens se sont libérés des dieux,
mais ce fut pour servir l’aigle du progrès qui leur dévore le foie et assaille
/168
Un retour à la vie simple ?
leur conscience. Loin de changer le cours des choses, eux aussi contri-
buent à façonner nos âmes résignées et à dresser la technique, dans sa
face objective, comme un fatum qui n’obéit plus qu’à sa logique propre,
et dont on attend, « comme le condamné à mort dans sa cellule, la grâce ou non 11 ».
Il est ainsi difficile d’échapper à cette croyance puérile qui nous replonge
dans l’état de minorité sitôt que l’homme démuni est confronté à sa
propre puissance démiurgique. Et technophiles comme technophobes
s’y laissent souvent enfermer malgré eux. En effet, pratiquement, ils
disent la même chose : « On n’arrête pas le progrès. » Seul change le ton,
émerveillé pour les uns, avec point d’exclamation, sceptique et désabusé
pour les autres, avec points de suspension. En méditant l’essence de la
technique qu’il reconduit à l’histoire de l’être et de son destin (Schicksal),
Heidegger rassemble par sa hauteur de vue une certaine pensée dont on
commence pourtant à se détourner aujourd’hui. Il était sûrement néces-
saire de dénoncer l’illusoire maîtrise de notre technique qui stéréotype
de plus en plus nos comportements, par l’ensemble des dispositifs qui
constituent notre milieu et parfois décident tyranniquement de leur usage.
Mais une fois admis que cette délégation de puissance nous dépossède de
notre destinée, il est peut-être temps de se souvenir que nous avons été
des hommes libres avant que d’être enfants fascinés devant nos propres
machines. Mis au défi par l’anthropocène, qui désigne la nouvelle ère géo-
logique dans laquelle l’humanité est entrée, c’est, par le frayage de voies
alternatives, à la recherche des moyens d’une libération qu’invite un certain
nombre d’acteurs et de penseurs aujourd’hui – Habermas, Beck, Latour,
Stengers, Sloterdijk, Stiegler, Bihouix, Vioulac… L’« herméneutique de
la peur » ou la « pédagogie par la catastrophe » ne peuvent rien contre
l’aveuglement volontaire et ne feront que renforcer la détermination des
peuples que la colère rend de plus en plus courageux. Dire le danger et
le déclin sans encourager à penser une autre manière d’habiter la terre,
c’est comme une phrase suspendue dont il manque une partie. Ceux
qui veulent bien vous écouter la compléteront à votre place et d’une
façon qui ne peut profiter qu’aux extrémismes des deux bords. « Devant
l’imminence de la catastrophe », l’humanité ne s’arrêtera que si, par l’initiative
de quelques-uns, des voies divergentes lui sont ménagées, où engager à
nouveau sa marche en avant.
11 - Louis Pauwels et Jacques Bergier, le Matin des magiciens [1960], Paris Gallimard, 1972, p. 60.
169/
Camille Riquier
Le geste de nourrir
Plutôt que de rejeter la faute de nos maux sur les objets techniques,
commençons par retirer « la faim de magie » que nous y avons mise et
qu’alimente toujours plus aujourd’hui l’industrie capitaliste mondia-
lisée, fondée sur l’innovation pour l’innovation. Ce sont nos désirs
les plus archaïques, dont le malheur veut qu’on puisse les exaucer, qui
compliquent nos existences comme ils compliquent à loisir les objets
techniques, que les constructeurs s’ingénient à satisfaire – en produisant
gadgets et robots, ces amulettes des temps modernes. Gilbert Simondon
nous l’apprend, qui, le premier, dé-mythologise l’objet technique, en le
dépouillant des fantasmes qui nous masquent son mode d’existence et
son essence véritable. Et la première erreur fut d’avoir défini la machine
par l’automaticité, alors que celle-ci, par « adjonction de magie », ne fait
que répondre à notre désir secret d’être dédoublé et qu’un « esprit bien-
veillant » opère à notre place mieux que nous ne le ferions. L’automatisme
auquel on impute la mécanisation de nos vies n’est donc pas « une nécessité
technique » de nos machines, et celles-ci ne nous aliènent que dans la
mesure où nous attendons qu’elles nous remplacent dans nos tâches, au
lieu qu’elles fassent corps avec nous, qui devons demeurer leur « interprète
vivant 12 ». Un exemple récent peut l’illustrer : on découvre que la sup-
pression des feux de signalisation fluidifie la circulation, responsabilise
piétons et automobilistes et diminue le nombre d’accidents ; plusieurs
villes françaises ont déjà choisi de réduire leur utilisation. Assurément,
vivre dans une société moins automatisée ferait du milieu technique dans
lequel l’homme évolue un système plus ouvert, qui gagnerait en simplicité
sans rien perdre en technicité.
Ne faut-il pas dès lors être attentif à la manière dont l’homme a d’abord
contrarié, par son imaginaire, le cours naturel de l’évolution technique, si
nous voulons cesser de subir l’aliénation que celle-ci a introduite ensuite
/170
Un retour à la vie simple ?
dans nos vies ? Alors, loin que la technique ait déployé son essence dans
l’arraisonnement (Gestell) de toutes choses, qu’elle soumet au calcul et à
la mesure, c’est peut-être nous, par notre recherche effrénée de luxe et
de conquête, qui l’avons déviée de sa trajectoire initiale et de son essence
véritable. « Au commencement était la vanité », écrit Bergson. Certes, au
xviiie siècle, un « souffle démocratique » a poussé l’« esprit d’invention 13 » vers ce
qui allait devenir les grandes révolutions industrielles. N’étaient-elles pas
destinées à assouvir la faim de tous ? Mais la vanité humaine est venue s’y
mêler qui, prenant de plus en plus de place, a vu là l’occasion d’étaler toute
sa puissance au-dehors, aiguillant la technique vers le plaisir, le prestige et
la guerre. S’attachant au superflu au détriment du nécessaire, la technique,
à laquelle la science moderne donna une surface d’application considé-
rable, devait ainsi rouler sur des besoins toujours nouveaux. « Mauvais
matérialisme que le nôtre », rappelle Levinas. Car le bon matérialisme eût
été aussi le vrai spiritualisme, celui qui tient tout entier « dans le geste de
nourrir 14 », qui seul libère l’homme en l’arrachant à la terre.
Il faut ainsi croire que l’initiative vient de l’homme, en partie du moins,
fût-il coupable d’hubris, sinon rien ne lui permettra de reprendre la main
sur une technique dévoyée qui aujourd’hui tourne vers lui sa face la
plus noire. Que peut alors vouloir dire un retour à la vie simple, auquel
songeait Bergson ? Il n’est pas question de tourner le dos à la civilisation
et de se retirer dans les bois comme Thoreau près de l’étang de Walden
ou Heidegger dans son chalet de la Forêt-Noire. Si retour il y a, par « le
pendule » de l’histoire, celui-ci ne sera pas « le même au retour qu’à l’aller 15 ». Il
se grossira de tous les bienfaits que nos sciences et nos techniques nous
ont apportés et dont il ne s’agit pas de se priver. Plus encore, en nous
préoccupant davantage de nous-mêmes, nous nous préoccuperons moins
d’infléchir leur cours. Nous prendrons les objets techniques pour ce qu’ils
sont, et serons assez reconnaissants pour les services qu’ils nous rendent,
mais assez sobres pour ne plus les fantasmer – ni maîtres, ni esclaves,
mais partenaires « non humains16 ». L’important sera de redonner à notre
vie intérieure une plus grande place dans un corps désormais hybride et
« immensément accru » par ses nouveaux appendices. C’est ce décalage
13 - H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 328.
14 - Emmanuel Levinas, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 10.
15 - H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 311 et 315.
16 - Voir Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.
171/
Camille Riquier
/172
Varia
175/
Le goût
du fait vrai dans
le roman français
contemporain
Entretiens avec Yannick Haenel
et Laurent Mauvignier
Propos recueillis par Christiane Lemire,
Anne-Sophie Monglon, Pierre Poligone
et Frédérique Zahnd
L
« aëtitia Perrais a été enlevée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011. »
Tel est l’incipit du dernier ouvrage d’Ivan Jablonka, enquête
passionnante et engagée qui ausculte la France sociale, politique
et judiciaire du début du siècle à partir d’un fait divers1. Laëtitia a remporté
le prix littéraire du Monde, avant de figurer sur la première sélection du
Renaudot de l’essai, et sur celle du Goncourt, qui ne s’intéresse a priori
qu’aux œuvres d’imagination, pour remporter finalement… le Médicis
du roman.
Ivan Jablonka est historien, et certains confrères lui font un procès
en méthodologie2, lui reprochant ses intrusions d’auteur, ses prises de
position, de céder à la « jouissance de faire récit », au « désir de puissance », ou
de raconter « mieux que Pierre Bellemare », etc. Or Ivan Jablonka explique
1 - Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2016.
2 - Philippe Artières, « Ivan Jablonka, l’histoire n’est pas une littérature contemporaine », Libération,
lundi 7 novembre 2016.
177/
Varia
depuis 2014 que pour lui l’« histoire est une littérature 3 », et pose ici à rebours
la question de l’hybridation et du brouillage des genres littéraires. À
ce titre, son ouvrage est représentatif d’un mouvement de fond de la
littérature contemporaine : ces dernières années, des auteurs les plus
populaires aux écrivains les plus expérimentaux, de Delphine de Vigan4
à Laurent Mauvignier5, de Régis Jauffret6 à Olivia Rosenthal7, de Meklat
et Abdallah8 à Lydie Salvayre9, de Leïla Slimani10 à Jérôme Meizoz11,
Harold Cobert12 ou Simon Liberati13, sans parler d’Emmanuel Carrère
qui depuis vingt ans a pris le parti de la non-fiction, beaucoup d’auteurs
reconnaissent ce qu’ils doivent au « fait vrai ». Une veine qui confirme
le « retour au réel » opéré par la littérature francophone depuis une
vingtaine d’années. « Fictions documentaires ou fictions documentées, elles gardent
en tout cas des traces ostensibles des matériaux qui les informent et offrent pour trait
commun une certaine affirmation du référent 14 », écrit par exemple le romancier
Mathieu Larnaudie. Comment expliquer cet engouement pour le fait
vrai dans la littérature actuelle ? Pourquoi ce besoin d’attester ? Dans des
textes donnés pour littéraires, de quoi cette caution est-elle la promesse ?
C’est peut-être dans ses ambiguïtés, voire ses contradictions, que cette
tendance nous renseigne sur l’époque.
3 - I. Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du
xxie siècle », 2014.
4 - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, Paris, JC Lattès, 2015.
5 - Laurent Mauvignier, Dans la foule, Paris, Éditions de Minuit, 2006 (roman autour du drame du
Heysel, en Belgique en 1985) ; Autour du monde, Paris, Éditions de Minuit, 2009 (sur le 11 mars
2011 à Fukushima).
6 - Régis Jauffret, Sévère, Paris, Seuil, 2010 (met en scène le meurtre du banquier Stern par sa maî-
tresse) ; Claustria, Paris, Seuil, 2012 (revient sur l’affaire Fritzl, en Autriche) ; la Ballade de Rikers
Island, Paris, Seuil, 2013 (évoque l’affaire du Sofitel de New York).
7 - Depuis quelques années, Olivia Rosenthal écrit à partir d’entretiens qui participent à l’écriture
de ses fictions.
8 - Meklat et Abdallah, Burn out, Paris, Seuil, 2015 (ce premier roman raconte la vie et les espoirs déçus
de Djamal Chaar, qui s’est immolé devant une agence Pôle emploi le 13 février 2013).
9 - Lydie Salvayre, Pas pleurer, Paris, Seuil, 2014 (prix Goncourt 2014).
10 - Leïla Slimani, Chanson douce, Paris, Gallimard, 2016. Slimani a lu dans la presse américaine
l’histoire d’une nounou portoricaine qui avait assassiné les enfants qu’elle gardait. Elle transpose
l’affaire à Paris.
11 - Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, Carouge, Éditions Zoé, 2014. Voir l’encadré p. 192.
12 - Harold Cobert, la Mésange et l’Ogresse, Paris, Plon, 2016 (sous-titre Dans la tête de Monique
Fourniret, cette enquête est centrée autour de la complice d’un assassin multirécidiviste arrêté en
2003).
13 - Simon Liberati, California girls, Paris, Grasset, 2016 (l’écrivain revient sur l’assassinat de Sharon
Tate par la secte de Charles Manson).
14 - Collectif, Devenirs du roman II. Écritures et matériaux, Paris, Éditions Inculte, 2014.
/178
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
15 - Thomas Clerc citant Balzac dans son article, « Biopics d’aujourd’hui », dans Collectif, Devenir
du roman II. Écritures et matériaux, op. cit.
16 - Vincent Message, « Écrivain cherche matériau », ibid., p. 34.
17 - Nous présentons ici de larges extraits de ces entretiens, dont la version complète est disponible
sur notre site internet www.esprit.presse.fr.
179/
Varia
/180
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
une fondation. Quel rapport entre ces deux événements ? Voilà qui a
déclenché ma recherche. Je cherche l’Italie, c’est ça : où en sommes-nous
de ce qui fonde et de ce qui ruine ?
L’événement que je cherche – ma baleine blanche –, ne relève pas du fait
vrai, mais de la manière dont les faits créent une sorte de portail. Celui-
ci est fondé sur une double violence, l’une qui relève de la corruption
politique et l’autre qui relève de la métamorphose spirituelle des corps.
L’acte littéraire qui préside à l’élaboration de Je cherche l’Italie consiste à
trouver les phrases pour dire cette double percée qui troue une époque.
Cet axe peut sembler très catholique, et en un sens il l’est, comme l’Italie
elle-même ; mais il est surtout l’axe par lequel s’inscrit une certaine vérité
de ce qui m’arrive à travers l’écriture : il s’agit moins de croyance que de
structure.
Le fait vrai, ça peut être aussi une inscription sur un mur : que signifie
« Acab » écrit aujourd’hui sur le mur d’une ville où la peinture est à
fresque, quand, sur un mur voisin, il y a un Paolo Uccello ? « Acab » se
déchiffre bien sûr comme inscription insurrectionnelle, All Cops Are
Bastards (« Les flics sont des bâtards »), mais je choisis d’y entendre aussi
un souvenir du capitaine qui poursuit la baleine blanche. Ce télescopage
des époques m’intéresse, cette épaisseur du temps, cette simultanéité
des paroles. Je cherche un point qui fasse parler toutes les époques, qui
inclue les faits, mais ne s’y arrête pas. C’est pourquoi je ne me satisfais
pas de la littérature naturaliste ou sociologisante qui semble aujourd’hui
avoir les faveurs des journalistes, lesquels ne conçoivent le langage qu’à
travers le filtre de la société.
Pour moi, la société n’est pas le dernier mot. Ce qui m’importe, c’est ce
qui échappe à la société. Du coup, ça ne peut pas se dire avec le langage
de la société, encore moins selon son point de vue. Ce qui trame vraiment
une époque, ce ne sont pas nécessairement des faits, mais autre chose.
Cette autre chose, comment la capter ? Soyons clairs : il ne s’agit pas
de se retirer par la littérature hors de la réalité, loin d’un réel dont on
serait indemne ; il s’agit de faire l’expérience d’une possibilité de trouver
l’indemne dans le réel lui-même – de traverser l’enfer de la société (le
monde des damnés) pour aller vers l’éventualité de l’in-demne. J’aime
que la littérature se déplie dans une actualité du monde, mais mon geste
consiste à la traverser. Je voudrais soulever le voile d’Isis !
181/
Varia
Ces deux faits vrais dont vous parlez occupent une place
particulière. Le premier est la porte d’entrée de votre roman,
le second se situe après le milieu. Quel sens donner au maillage
de votre récit avec des morceaux de réalité ?
Il s’agit d’un processus initiatique. Un roman, un récit, et même un
essai, ce sont des espaces qui ouvrent la possibilité d’une initiation. Cela
suppose une série de rencontres, qui prennent la forme d’un coup de
foudre ou d’un affrontement ; il s’ensuit une métamorphose, laquelle rend
possible l’entrée dans une dimension qui n’était pas ouverte d’emblée. La
narration qui s’établit dans Je cherche l’Italie est volontairement hoquetante,
fébrile, faite de retours et de surplace : le narrateur cherche quelque chose
qui lui échappe à travers la matière de sa propre vie, et de celle d’une
ville où l’histoire de l’art et de la pensée se mélange à la décomposition
de la politique. Son enquête fonctionne sans cesse par échos : ainsi des
analyses du sacrifice d’Isaac ou une rencontre avec une Annonciation
de Fra Angelico sont-elles mises sur le même plan narratif qu’une médi-
tation sur des noyades de migrants au large de Lampedusa.
/182
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
183/
Varia
/184
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
Laurent Mauvignier,
l’opacité et la beauté du monde
185/
Varia
Bien sûr, celle-ci est une approche, un vœu, jamais abouti ; à la fin on ne
comprend toujours pas, mais on articule les termes de l’incompréhension.
21 - L. Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Paris, Éditions de Minuit, 2011. À Lyon, en 2009,
quatre vigiles d’un supermarché ont sauvagement assassiné un voleur de bières.
22 - L. Mauvignier, Dans la foule, op. cit.
/186
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
187/
Varia
/188
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
189/
Varia
et magnifique aussi, parce que vous entendez combien derrière les élans
d’espoir il y a de désespoir à venir, combien dans les renoncements
d’un jour naîtront les grandes espérances d’un autre, combien les forts
s’avéreront faibles et réciproquement. Inversement, vous n’avez pas un
sentiment de toute-puissance mais, au contraire, une extrême émotion à
tout retrouver. Cette fragilité, cette agitation tout à coup si dérisoire et si
touchante est celle que nous devrions avoir tous les jours pour regarder
la vie, les gens. Savoir que rien n’est jamais figé dans le temps, que la vie
est toujours plus grande que nous.
Ce que j’aime dans la tragédie, ce n’est pas la fatalité, le destin, mais la
sociologie et la psychologie à l’œuvre, le mécanisme des mouvements
humains (je ne parle pas de déterminisme, qui me fait horreur, mais bien
d’une mécanique, sociale, psychologique, etc.). On retrouve la mécanique
du fait divers. Un ensemble de causes, d’enchaînements, va produire un
fait qui paraîtra, le plus souvent, extraordinaire, hors des relations de
causalités, comme s’il était né ex nihilo. Avec ce paradoxe que donne le réel
à la fiction, cette étrange couleur : ce n’est pas possible qu’on ait inventé
une histoire pareille. Certains faits divers paraissent tellement faux qu’on
hésite à se les approprier, qu’on doit les banaliser, les rendre vraisem-
blables par la fiction, en gommant les excès du réel. Comme le dit Jean
Echenoz, « le réel en fait trop ». Cette porosité me plaît : ce trouble donne
à la fiction une sensibilité particulière qui la débarrasse de la banalité, du
conformisme. Il s’agit, par le réel, de troubler les codes de la fiction, de
la décrasser pour vivifier ce qu’elle nous dit, et surtout pour impliquer le
lecteur, lui dire que le texte n’est pas inoffensif ou seulement distrayant :
le lecteur doit se sentir témoin, c’est-à-dire pris à partie.
/190
Le goût du fait vrai dans le roman français contemporain
24 - Jacques Rancière, le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique Éditions, 2014.
191/
Jérôme Meizoz,
Haut Val des loups1
En 1991, un jeune militant écologiste central invoque le dieu Commerce. » En
est passé à tabac chez lui, dans un effet, si tout le Valais n’est pas Écône,
chalet d’une station valaisanne. De ce ici pèse tout de même une Église
fait divers, dont il a connu la victime, poussiéreuse : « À la fin de l’enfance,
Jérôme Meizoz veut débrouiller les fils. le dénommé Dieu s’était éclipsé. Trop
Car vingt-trois ans après les faits, le de formules pesantes ou factices avaient
crime n’a pas été élucidé. « Justicier gâché tes questions. Des mots ruinés sur-
de papier, exhume cette histoire et son nageaient dans ta tête. » Voilà pour le
héros blessé […] puante comme une constat.
viande au soleil, l’injustice désormais Mais tout bon récit policier est aussi
concerne tout un chacun. » une réflexion sur l’origine du mal.
Le romancier passe en revue les maux La question revient six fois dans le
dont souffre son Valois natal. D’abord, roman : « D’où a bien pu sourdre
la cupidité : « Pays neutre, contrée cette haine dévastatrice contre le Jeune
sourde, épargnée par la guerre, obstinée Homme ? » La cupidité n’est peut-être
et prospère. Silence, négoces et béné- que l’écume d’un fonctionnement
fices. » Ensuite, ce pays neutre est aussi archaïque, dans un pays tribal, compa-
un « refuge brun », comme le décou- rable aux Balkans des romans d’Ismail
vrent les jeunes militants sidérés : Kadaré. La recherche d’un coupable
« La région attire comme un aimant laisse alors place à l’intelligence du
les nostalgiques et les réactionnaires. » mal. Le narrateur a conscience d’avoir
C’est un roman d’apprentissage pour grandi « dans un état antérieur du
ces jeunes, qui ignorent encore bien monde […] fait d’accidents de chasse,
d’autres choses voilées par « le drapeau de fêtes villageoises, d’avalanches et
à blanche croix posée sur une mer de de vaches combattantes, de chapelles
sang frais ». Enfin, troisième fléau, inaugurées aux pieds des téléskis, [un
ce pays est également sous l’emprise monde] de connivences et de clans,
d’un catholicisme compromis avec le jovial, bénin, qui dissimulait mal, dans
pouvoir : « Endimanchés, [les cadres les bars, un alcool morne et désespéré.
du Parti] se rendent à la grand-messe Un monde dont le revers restait caché,
avec leur couvée au complet. On expédie […] un monde où la réflexion suscitait
le spirituel dans les formes, mais le culte la méfiance, où certaines choses ne souf-
1 - Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, Carouge,
fraient pas de longues discussions et où
Éditions Zoé, 2014. d’autres devaient rester simplement
/192
tues ». Un monde régulièrement livré valaisanne et permet à l’auteur
aux vengeances et aux règlements de d’explorer les facettes d’un pays
comptes. Le mot « clan » revient à pris entre capitalisme fascinant et
plusieurs reprises. « Les violences ont archaïsmes tribaux. Le sous-titre du
eu lieu dans des stations de ski. Chaque livre, « un vrai roman », comporte
fois contre une personne étrangère donc un double sens : un roman
à la communauté. Tu ne sais qu’en où tout est vrai ; un roman dont la
déduire. » Serait-ce qu’il persiste là fonction est de dévoiler la face cachée
un mode de régulation sacrificielle de des choses. Comme si l’essence du
la violence ? Meizoz ajoute : « Tout roman était dans ce dévoilement. Il est
paraît normal et calme, le monde dans ainsi plus pénétrant que le j ournalisme,
sa violence inerte ne demande qu’à per- plus juste que la justice. Et c’est tout
sévérer. […] La violence brute, infâme, ce qu’on aura pour se défendre. Car au
et l’attente frustrée des victimes qui pays du secret, comme le dit l’exergue,
demandent réparation. » « tu n’auras jamais accès aux sources.
Quelle fonction du fait vrai ici ? Il Débrouille-toi avec la littérature ».
concentre divers aspects de la réalité Frédérique Zahnd
193/
L’engagement
citoyen
à Grenoble
Amélie Artis, Daniel Bougnoux,
Fouzia Boulacel, Fanny Braud, Alain Faure,
Jérémy Louis, Lucille Ortolo, Bernard Reverdy,
Olivier Tirard-Collet et Sandra Veit
Agir ici
Accueil demandeurs d’asile (Ada) accompagne les demandeurs d’asile dans leurs
démarches depuis 1986 pour obtenir le statut de réfugié 2. En plus d’une soixantaine
de bénévoles, deux salariés ont accepté de témoigner de la source de leur engagement et
des difficultés qu’ils rencontrent. Ils insistent sur le contraste entre la frilosité de nos
dirigeants politiques et le courage des citoyens ordinaires.
Fanny Braud – J’avais choisi l’asile plutôt que l’humanitaire pour agir
ici. Les premiers récits étaient assez violents. Mais au bout d’un an, je
ne rêvais plus, la nuit, des filles qui me racontaient leurs viols, ou des
garçons qui me montraient leurs marques de torture. J’ai arrêté d’en
parler. En revanche, les accompagnements administratifs aux guichets
1 - Sur Grenoble, dont les liens avec la revue Esprit sont aussi anciens que solides, on consultera avec
profit l’article de Jacques Donzelot, « Grenoble : l’écoquartier et l’imam », Esprit, juin 2011. Nous
remercions tous ceux qui nous ont reçus et aidés à organiser cette enquête, en particulier Anne et
Matthieu Angotti et Éric Beugnot.
2 - Voir www.ada-grenoble.org. Nous remercions Jacqueline Leininger pour son accueil.
/194
L’engagement citoyen à Grenoble
195/
Varia
Lucille Ortolo – Pour ne pas laisser enfermés des concitoyens trop loin
du reste de la cité, nous franchissons les portes du pénitencier. À l’inté-
rieur des murs, nous intervenons en organisant des ateliers socioculturels
avec des personnes détenues, du soutien scolaire ou encore des jeux de
société. Les bénévoles mènent des actions de sensibilisation à l’extérieur
des murs en organisant des débats, dans la rue ou en milieu scolaire. Le
but est de dépasser les stéréotypes et de parler des conditions d’incarcé-
ration telles qu’elles sont réellement : surpopulation, promiscuité dégra-
dante, etc. Nous mettons notre esprit critique et notre devoir de témoi-
gnage au service de la société pour compenser tous ceux qui détournent
le regard de ce lieu. La prison est une zone d’ombre que nous nous
efforçons de rendre visible.
3 - Il s’agit de la préfecture pour ce qui est de l’accès à la procédure de demande d’asile, l’Office français
de l’immigration et de l’intégration (Ofii) pour ce qui est du logement et de l’aide financière, la Caisse
primaire d’assurance maladie (Cpam) pour ce qui est de l’accès à une couverture maladie, l’Office
français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour la conduite de l’instruction de la demande
de protection, la Cour nationale du droit d’asile (Cnda) pour le contrôle des décisions.
/196
L’engagement citoyen à Grenoble
197/
Varia
4 - Par exemple, les Équitables Pionniers de Rochdale, la société du Devoir mutuel des canuts lyonnais
ou encore Le Commerce véridique à Lyon.
5 - Les excédents de gestion ou les bénéfices, ou surplus, de l’association sont réinvestis dans l’activité de
l’association pour répondre à sa mission sociale. D’autre part, le fonds associatif – équivalent du capital
social pour les entreprises – est constitué des cotisations des membres, qui ne sont pas r émunérés.
Aucun revenu du capital ne peut être distribué auprès des membres ou d’un groupe d’individus.
L’objectif est de favoriser la constitution d’un capital collectif qui permet d’atteindre le but social de
l’association. L’esprit de ces règles est aussi présent dans les coopératives : le capital social croît grâce
aux apports des associés, aux réserves impartageables et aux excédents de gestion non distribués. Ces
règles sont à la source d’un capital collectif indivisible accumulé chaque année. Les parts sociales
ne sont pas valorisées, leur valeur ne change pas et elles donnent droit à une rémunération limitée.
6 - Le périmètre de l’Ess a été réaffirmé lors de la promulgation de la loi du 31 juillet 2014 relative à
l’économie sociale et solidaire, dite « loi Hamon », dont l’un des enjeux est d’amplifier la dynamique
de développement du secteur.
/198
L’engagement citoyen à Grenoble
199/
Varia
La Chimère citoyenne est une structure hybride créée au cœur de la région grenobloise
dans les champs de l’insertion et de l’innovation sociales. Son local, retapé dans les
murs d’un ancien tapissier dont l’enseigne reste toujours en place, dans le quartier des
brocanteurs, au centre-ville de Grenoble, a été inauguré en mai 2015. Son objectif est
d’accompagner des initiatives contre les souffrances sociales en faisant vivre un local
ouvert à tous les projets. Alain Faure, chercheur en science politique au Cnrs (Pacte,
Sciences Po Grenoble) la présente 7.
Alain Faure – La singularité de cette aventure collective, c’est l’attention
portée aux questions et aux défis qui n’entrent pas dans les cases connues
(et souvent exiguës) des dispositifs d’action publique ou des associations
caritatives. Les personnes qui viennent au 11 rue Voltaire revendiquent
l’idée que les individus doivent d’abord reconquérir leur dignité.
Les « chiméristes » sont des « cabossés enthousiastes » de la vie en
société : à l’image de la figure mystérieuse de la chimère (à la fois lion,
dragon, chèvre et serpent), ils plaident dans un même élan la générosité,
la bienveillance et la combativité8. Élisabeth Sénégas, qui est à l’origine
de cette belle alchimie, incarne la démarche en revendiquant dans un
grand sourire deux valeurs pas toujours compatibles : la pugnacité et
l’hyper-tolérance. La pugnacité, c’est l’esprit rebelle qui permet à des
individus de construire des projets à l’image de leurs rêves, quelles que
soient leurs trajectoires. L’hyper-tolérance, c’est la conviction qu’il faut
mettre en discussion les antagonismes. À La Chimère, on cultive une
sensibilité particulière au dialogue et au compromis, avec un goût pour
les solutions bricolées et les itinéraires mal balisés.
La clé est passée à tous ceux qui le souhaitent, laissée en dépôt chez un
cafetier du coin. En un an, l’agenda s’est rempli et le système a toujours
très bien fonctionné, comme si l’esprit de La Chimère diffusait une légère
euphorie, une confiance qui contraste avec le sentiment d’impuissance,
7 - Nous remercions sa fondatrice, Élisabeth Sénégas, pour sa confiance et son enthousiasme. Elle avait
déjà monté, en 2006 à Voiron, Entr’actifs, une association regroupant des formateurs professionnels
frustrés par le manque de sens dans leur travail et des allocataires de minima sociaux découragés (voir
lachimerecitoyenne.org).
8 - Dans la mythologie grecque, la chimère réussit la prouesse de mettre en dialogue et en communion
des vaincus et des héros, des dominés et des conquérants.
/200
L’engagement citoyen à Grenoble
voire de défiance, qui semble envahir des espaces plus militants (syn-
dicats, partis) ou plus institutionnels (fédérations, collectivités locales).
Avec Edgar Morin, l’autre parrain de La Chimère, Jean-Paul Delevoye,
illustre bien cette voie médiane, lui qui défend sans relâche l’idée que la
médiation est la forme politique première de notre intelligence collective.
Le succès récent du séminaire sur « Les arts de l’attention » illustre par-
faitement cet état d’esprit. Son animateur, le théoricien de la littérature
Yves Citton (qui vient de signer un ouvrage remarqué sur « l’écologie de
l’attention 9 ») a expérimenté in situ, pendant neuf mois, avec des étudiants,
une forme sensible de réflexion à partir de témoignages sur les valeurs
qui donnent envie de s’impliquer dans des projets collectifs.
La Chimère « bricole » et « tisse du lien ». C’est par exemple le cas d’un
groupe qui rassemble dans une même réflexion des associations de
chômeurs et le Centre des jeunes dirigeants en Isère, chacun ayant des
besoins et des ressources. Ensemble, ils sont force de proposition et
ils invitent élus et représentants institutionnels à les rejoindre. Sur un
registre voisin, La Chimère met gracieusement son local à disposition
des chômeurs de longue durée, qui souhaitent démarrer ou tester une
activité d’auto-entrepreneur, mais qui n’ont pas les moyens financiers de
payer un loyer. Toujours dans le champ du retour à l’emploi, La Chimère
a obtenu l’agrément d’« entreprise d’économie sociale et solidaire » et se
démène pour obtenir des financements.
Avec son local ouvert à tous, son énergie communicative, son comité
d’évaluation indépendant, son conseil scientifique, ses mille et un réseaux
en ébullition, La Chimère citoyenne défend l’accès pour tous à l’esprit
d’entreprise, sans préjugés et loin des chapelles. Et en projetant Jimmy’s
Hall de Ken Loach pour ses dix-huit mois d’expérimentation, La Chimère
a fêté son « dancing » irlandais au cœur de la ville.
9 - Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2014.
201/
Varia
La ville nouvelle
En 1983, Bernard Reverdy et sa famille ont emménagé dans le quartier de la Ville-
neuve à Grenoble, projet de « ville nouvelle » rêvé dans les années 1970 par Hubert
Dubedout et Jean Verlhac. Il témoigne ici d’une aventure citoyenne.
10 - Les unions de quartier, nées à Grenoble au début du xxe siècle, véritables « communes libres »
avec leurs conseils, leurs associations sportives, ont été reconnues comme interlocutrices représentant
les habitants par Hubert Dubedout.
11 - « Voir, juger, agir », méthode créée par la Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc) et reprise par les
différents mouvements d’action catholique.
/202
L’engagement citoyen à Grenoble
12 - Dans un très beau livre, Hervé Bienfait, sur la base de témoignages, restitue cette richesse et cette
identité particulière d’un quartier que ses concepteurs ont voulu comme terrain d’apprentissage
d’une nouvelle citoyenneté. Voir Hervé Bienfait, Villeneuve de Grenoble. La trentaine, Grenoble,
Cnossos, 2005.
203/
Varia
/204
L’engagement citoyen à Grenoble
205/
Varia
13 - Voir Hélène Balazard, « Mobiliser et mettre en scène des “leaders” : les coulisses des assemblées
démocratiques de London Citizens », Participations, vol. 4, no 3, 2012. Voir aussi Saul David Alinsky,
Manuel de l’animateur social : une action directe non violente, Paris, Seuil, 1978. Saul D. Alinsky crée
en 1939 la première community organization dans l’un des quartiers les plus pauvres de Chicago.
14 - Espace des communautés et des habitants organisés, 2012 (www.centres-sociaux.fr).
/206
L’engagement citoyen à Grenoble
207/
Varia
/208
La Réforme
de Luther
Origines et sens d’un héritage
Jean-Louis Schlegel
209/
Varia
2 - Je me servirai avant tout de trois livres récents : Thomas Kaufmann, Histoire de la Réformation
[2009], trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor & Fides, 2014 ; Heinz Schilling, Martin Luther. Rebelle
dans un temps de rupture [2012], trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2014 ; Marc Lienhard,
Luther. Ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor & Fides, 2016.
3 - « Électeur », après la mort de l’empereur du Saint Empire romain, de son successeur.
/210
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage
211/
Varia
Pourtant, les thèses sur les indulgences de Luther n’étaient pas uni
latéralement polémiques, ni hargneuses envers le Pape. Luther rejette
les indulgences papales quand elles font oublier la vraie pénitence, qui
est la charité envers autrui : « 41. Il faut prêcher avec prudence les indulgences
du Pape, afin que le peuple ne vienne pas à s’imaginer qu’elles sont préférables aux
bonnes œuvres de la charité. 43. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui donne
aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait mieux que s’il achetait des indulgences.
44. Car par l’exercice même de la charité, la charité grandit et l’homme devient
meilleur. Les indulgences au contraire n’améliorent pas ; elles ne font qu’affranchir
de la peine. 45. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui voyant son prochain dans
l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du
Pape mais l’indignation de Dieu. »
4 - Il bénéficia aussi tout au long de sa vie des illustrations de Lucas Cranach l’Ancien et de son atelier,
installé à Wittenberg. Cranach resta un ami intime de Luther et de sa famille, ils furent mutuellement
/212
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage
parrains de leurs enfants. Et grâce à Cranach, les illustrations de toutes sortes ne manquent pas sur
les débuts de la Réforme : tableaux, portraits de Luther, illustrations de livres de Luther, caricatures
anticatholiques, etc.
5 - La « diète » est l’assemblée d’Empire chargée de régler les litiges et les affaires en cours : elle com-
prend les princes-électeurs, d’autres princes religieux et laïques et des délégués des villes.
213/
Varia
/214
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage
La théologie de Luther
En 1521, trois ans et demi après l’affaire des indulgences, on peut dire
que déjà tout le personnage Luther est là et aussi que le sens théo
logique de la Réforme est posé. L’homme a pris en très peu de temps une
dimension impressionnante : c’est un leader reconnu dans son entourage
théologique, un professeur acclamé par les étudiants à l’université de
Wittenberg, avec des « fans » dans toutes les couches de population,
même au-delà de Wittenberg. À partir de novembre 1517, il ne signe plus
de son nom « Luder », mais « Luther », un remaniement allemand du mot
grec eleutherios, qui signifie « libre » : il est devenu l’« homme libre », libre
de la liberté du chrétien.
Du côté des écrits, les 95 thèses n’étaient qu’un prélude. Occupé à les
défendre, il a poursuivi sa recherche sur le sens de la pénitence et publié
au printemps 1518, en allemand, un Sermon sur les indulgences et la grâce, qui
aura un grand succès et va beaucoup plus loin que les simples thèses uni-
versitaires. Il montre à quel point les indulgences mettent en cause tout
un système d’Église, comment elles posent une question fondamentale :
dans les religions du salut, l’homme peut-il se sauver (« se justifier ») lui-
même par des œuvres pieuses et autres ? Ce sermon inaugure en fait le
succès littéraire de Luther, mais c’est aussi toute la théorie réformée du
salut, selon laquelle « le juste vivra par la foi » (Romains 1,17), qui s’était
déployée ou révélée à lui : l’homme pécheur, « fini », est sauvé (« justifié »)
par la grâce de Dieu seule, et non par les œuvres, qu’il s’agisse des œuvres
de l’Église (pas seulement les indulgences, mais aussi les sacrements, les
prières intenses), ou de ses propres efforts pour faire le bien. La grâce
(sola gratia) est accordée à celui qui croit, à la foi seule (sola fides), et la foi,
don de Dieu, vient par la seule Écriture (sola scriptura). Il importe que
chacun puisse lire et écouter la Bible, l’interpréter par et pour lui-même.
215/
Varia
/216
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage
L’héritage de la Réforme
La Réforme est incontestablement un tournant européen et mondial,
mais quel tournant ? On peut répondre tout simplement : elle a créé
un troisième christianisme dans le monde, à côté du catholicisme et
de l’orthodoxie. C’est un événement majeur de l’histoire de l’Europe
moderne, avec des pages glorieuses et des violences considérables, dont
les guerres de religion et leurs conséquences.
On accorde souvent, surtout du côté allemand, une qualité décisive à
la Réforme : elle aurait été le tournant vers la Modernité européenne,
modernité politique, culturelle, sociale, celle de la liberté de conscience.
Et implicitement ou explicitement, cela revient à affirmer sa supériorité
sur l’Église catholique, considérée comme retardataire et médiévale. Les
historiens de la Réforme, en particulier allemands, rejettent aujourd’hui
cette idée reçue. C’est, selon eux, une projection rétrospective, lancée
en Allemagne au xixe siècle en soutien au nationalisme allemand. Il faut
donc considérer les développements de la Réforme dans leur contexte
historique.
L’historien Heinz Schilling surtout insiste sur le contexte « des » réformes,
sans pour autant nier que Luther est allé le plus loin, jusqu’à la rupture,
sans cependant la vouloir ni l’imaginer une seconde au départ, avec des
conséquences ultérieures qu’il n’a pas non plus souhaitées. Cette pers-
pective réhabilite pour une part la « Contre-Réforme », opérée surtout
par les Jésuites : il s’agit d’une appellation commode, mais qui dévalorise
217/
Varia
/218
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage
d’éviter que les princes ne prennent le pas sur les Églises de leur territoire.
Même soutenu par eux, il fut globalement irréprochable : quand il avait
quelque chose à leur dire ou à leur refuser, il le faisait en face9. Mais cette
indépendance reposait aussi sur son autorité personnelle. Il était admiré
et craint, du fait de sa puissance intellectuelle et de ses colères, même par
les princes. Il était aussi aimé parce qu’il était proche des gens, de leur
vie et de leur mort : il passait un temps de correspondance incroyable,
tous les jours, à consoler ses amis, y compris les plus humbles, dans les
épreuves de la maladie et du deuil.
Après sa mort, très vite, dans la logique en cours de leur souveraineté
nouvellement acquise (et l’instauration du principe cujus regio ejus religio :
« à chaque région sa religion »), et tout en transférant à l’État des activités
auparavant réservées à l’Église (l’aide sociale, le soin des malades et
des personnes âgées, le droit du mariage et de la famille, l’éducation et
l’instruction jusqu’à l’université comprise), les princes se mirent à régenter
leurs Églises locales protestantes, non seulement pour les nominations,
mais aussi sur toutes sortes de questions internes à l’Église. Le prince
(considéré comme un « évêque d’urgence ») « décidait en son nom propre, dans le
cadre du droit religieux d’Empire, de la doctrine valable dans son territoire ; il promul-
guait les ordonnances ecclésiastiques, il nommait les membres théologiens et juristes
des instances consistoriales, ainsi que le personnel ecclésiastique chargé de la direction
de l’Église. Les restrictions du droit canonique ne s’étendaient plus à lui 10 ». C’était
l’« État chrétien », que Hegel louait et que Marx condamnait encore au
xixe siècle. Il n’en alla certes pas autrement dans les pays catholiques (le
gallicanisme français en est le meilleur exemple), mais la différence tient
peut-être à la part conflictuelle subsistant dans les pays catholiques. En
fin de compte, en pays protestant, ce sont des princes laïcs qui furent
les maîtres sans vrai partage (et sans fonction spirituelle officielle) de
leurs Églises locales, malgré l’importance croissante de la fonction du
9 - Il a cependant failli dans deux affaires d’importance : en 1539, dans l’histoire du double mariage
ou de la bigamie du margrave Philippe de Hesse, fervent soutien de la Réforme, il n’osa pas prononcer
une condamnation pourtant logique ; en 1525, lors de la « guerre des paysans », craignant que les
paysans ne piétinent sa Réforme, il appela les seigneurs à une répression impitoyable (100 000 morts
en quelques semaines). L’autre grande faillite de Luther est sa haine ignoble des juifs à la fin de sa vie
(dans le livre intitulé Contre les juifs et leurs mensonges). Voir T. Kaufmann, les Juifs de Luther [2014],
trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor & Fides, 2017.
10 - T. Kaufmann, Histoire de la Réformation, op. cit., p. 498.
219/
Varia
pasteur dans les communautés. C’est d’ailleurs l’une des raisons, encore
aujourd’hui, de la diversité régionale protestante en Allemagne.
–
Il est sans doute excessif de dire, en conclusion, que l’« Hercule allemand »
a sauvé l’Église catholique d’une dérive mondaine mortelle au moment de
la Renaissance, mais il a été plus qu’une incitation extérieure dans la réaction
11 - H. Schilling, Martin Luther, op. cit., p. 682-683.
/220
La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage
12 - Voir les justes réflexions à ce sujet de Bernard Sesboüé, « 1517-2017. 500 ans après Luther »,
Études, octobre 2016.
13 - H. Schilling voit aussi dans les Journées mondiales de la jeunesse une invention rendue possible
par Luther.
221/
Élaboration
d’une revue
Emmanuel Mounier
Y. R .
1 - Dans Emmanuel Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits (Paris, Seuil, 1956 ; rééd.
Saint-Maur, Parole et Silence, 2000), Paulette Mounier a publié un certain nombre d’extraits de ces
Entretiens. D’autre part, Michel Winock en a tiré parti pour l’écriture de son maître-ouvrage : Esprit.
Des intellectuels dans la cité (Paris, Seuil, 1996).
2 - Emmanuel Mounier, Entretiens (1926-1944), présentation et édition critique de Bernard Comte,
assisté d’Yves Roullière, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
/222
Élaboration d’une revue
223/
Varia
qu’il vous faudra éviter, ce sont les idéologues venant avec des systèmes
tout faits. Vous placer sur le terrain d’un certain positivisme, de quaestiones
disputatae 11. »
Avec Gabriel Marcel 12, 21 avril 1931
Sur la revue, dont je lui parle une première fois.
Me conseille son ami Claude Aveline, Lucien Marsaux, Daniel-Rops13.
Collaboration possible avec quelques philosophes : Le Senne, peut-être
Nabert14, avec lesquels il pense pouvoir aller très loin. Plus difficile chez
les romanciers.
Préfère l’éditeur non catholique.
Avec Daniel Halévy 15, vendredi 5 juin 1931
Sur la revue, qu’il accepte de patronner, et nos intentions : « J’ai déjà vu
cela plusieurs fois. C’est ce qu’avait en somme tenté Péguy. Ce que j’ai
voulu faire aussi dans les Écrits, qui ont échoué… »
Avec Ramon Fernandez 16, dimanche 21 juin 1931
G. Izard, Déléage17 et moi.
Nous rencontrons une sympathie très marquée. Ne fait qu’une réserve :
« Vous avez beaucoup de catholiques. Je discerne bien ce que je pourrais
vous donner pour ne pas les gêner. Mais si par ailleurs je suis amené à
Jean Plaquevent et André Ulmann ; les « littérateurs » : André Déléage, Edmond Humeau (poètes),
Pierre-Henri Simon (romancier).
11 - Jacques Maritain vient de créer avec Charles Journet la collection « Questions disputées » chez Desclée
de Brouwer. Emmanuel Mounier y publiera De la propriété capitaliste à la propriété humaine (1936).
12 - Gabriel Marcel (1889-1973), philosophe, dramaturge, critique littéraire, connu depuis la parution
de son Journal métaphysique (Paris, Gallimard, 1927).
13 - Claude Aveline (1901-1992), essayiste et romancier proche de la revue anarchisante Les Humbles.
Lucien Marsaux (1896-1978), romancier suisse, auteur des Prodigues (Paris, Plon, 1930). Daniel-Rops
(1901-1965), romancier et historien, proche de la Revue des jeunes : il est le seul des trois à avoir (un
peu) collaboré à Esprit.
14 - René Le Senne (1882-1954), philosophe et psychologue, auteur d’une thèse, le Mensonge et le
Caractère (Paris, Alcan, 1930), enseigne dans le secondaire. Jean Nabert (1881-1960), auteur d’une
thèse, l’Expérience intérieure de la liberté (Paris, Puf, 1923), enseigne à Henri-IV. Aucun des deux
ne collaborera à Esprit.
15 - Daniel Halévy (1872-1962), ancien ami de Péguy, animateur chez Grasset de la collection « Les
Cahiers verts » (1921-1937), a lancé en 1927 un éphémère recueil périodique, Écrits. Il collaborera
à Esprit.
16 - Ramon Fernandez (1894-1944), écrivain socialiste, spécialiste de Molière, de Newman et de Gide,
dirige la Nrf avec Jean Paulhan. Il a publié un essai marquant pour Mounier : De la personnalité (Paris,
Au sans pareil, 1928). Il ne collaborera pas à Esprit.
17 - André Déléage (1903-1944), historien et militant politique. Avec Georges Izard et Emmanuel
Mounier, il fait partie du trio qui élabore la revue.
/224
Élaboration d’une revue
18 - Europe, née en 1923 sous l’égide du pacifiste Romain Rolland, est animée depuis 1928 par Jean
Guéhenno, accueillant aux diverses gauches.
19 - Jean Paulhan (1884-1968) dirige la Nrf depuis 1925.
20 - Charles Du Bos (1882-1939), critique littéraire, spécialiste de Byron et d’André Gide, vient de
publier le quatrième tome de ses Approximations (Paris, Corrêa, 1930), recueil d’essais sur des auteurs
anciens et modernes. Il ne collaborera pas à Esprit.
21 - Jacques Rivière (1886-1925), essayiste et romancier, dirigea la Nrf de 1919 à sa mort.
22 - Un être versatile, tel Benjamin Constant rallié à Napoléon après l’avoir honni.
23 - La revue L’Esprit (2 numéros en 1926 et 1927) rassemblait de jeunes philosophes marxistes dont
Georges Politzer (1903-1942) et Georges Friedmann (1902-1977), ainsi que des spécialistes de Marx
comme Raymond Aron (1905-1983), proche de la Sfio. Aucun ne collaborera à Esprit.
225/
Varia
24 - Nicolas Berdiaeff (1874-1948), philosophe russe, exilé à Paris. Emmanuel Mounier fréquente
son cercle à Clamart. Jean Hugo (1894-1984), peintre et décorateur, proche de Maritain. Pierre
Van der Meer de Walcheren (1880-1970), éditeur chez Desclée de Brouwer. Olivier Lacombe (1904-
2001), philosophe et indianiste, proche de Maritain. Seuls Berdiaeff et Lacombe collaboreront à Esprit.
25 - Albert Bayet (1880-1961), sociologue et philosophe à la Sorbonne, radical-socialiste.
/226
Élaboration d’une revue
terribles 26. Or Marcel voit dans le premier surtout le sadisme alors que j’y
lis en première ligne un sens prodigieux de la mort. Je dis et je répète que
le choix est proprement indéfinissable ; on ne peut décider que sur des cas
singuliers. De même que nous choisirons et rejetterons des œuvres, non
pas des hommes. Que par ailleurs des limites beaucoup moins strictes se
posent à nous dans le domaine littéraire, puisque nous ne sommes pas
une école littéraire, que dans l’idéologie.
Avec L. Massignon 27, dimanche 28 juin 1931
Entièrement favorable à la Revue. Craint que je ne sois surchargé et
déçu : « Tout ce qu’il faut lire, et voir ! Je le fais pour La Revue des études
islamiques, parce que personne autre ne peut le faire et j’en éprouve une
impression de vomissement… […] Il faut bien vous dire que vous avan-
cerez dans la solitude… Ce devoir de correction fraternelle auquel nous
nous sentons obligés comme chrétiens fait le vide autour de nous. Mais
c’est peut-être votre voie. Moi qui suis un ermite manqué, j’ai été lancé
en pleins débats temporels. »
Le 6 [juillet], abbé Charles 28
Réticent, un peu sceptique, mais de plus en plus détendu et confiant. Le
nom de Maritain d’abord l’arrête : « M. Maritain est un chef d’école, mais je
ne crois pas qu’il s’impose pour centrer un rassemblement. » Je le rassure.
Le nombre des revues catholiques… Leurs difficultés… (« Deux
directeurs de revue sont venus me voir en se plaignant de n’être pas
soutenus. ») Reconnaît que La Revue hebdomadaire 29 est sans grandeur,
la Revue des jeunes sans équipe, et que La Vie intellectuelle, « organe d’un
parti », déraille déplorablement depuis que le P. Bernadot s’en retire30.
Mais voit la difficulté de se tenir entre l’esprit de parti et l’éclectisme :
« Il y a l’Église qui réalise cela : le pourrez-vous ? Vous prenez Copeau,
26 - La Voie royale, d’André Malraux, Paris, Gallimard, 1930 ; les Enfants terribles, de Jean Cocteau,
Paris, Grasset, 1929.
27 - Louis Massignon (1883-1962), islamologue, a fondé en 1926 la Revue des études islamiques après
son installation au Collège de France.
28 - Eugène Charles (1875-1948), secrétaire de l’archevêque de Paris et secrétaire adjoint du conseil
de vigilance de l’archevêché.
29 - La Revue hebdomadaire, organe catholique conservateur créé par Plon en 1892.
30 - Marie-Vincent Bernadot (1883-1941), fondateur en 1928 de La Vie intellectuelle, revue généra-
liste, est malade. Ses successeurs abandonnent la ligne maritainienne, thomiste, au profit de celle de
l’Action catholique. Emmanuel Mounier y collaborera trois fois entre 1930 et 1932.
227/
Varia
donc vous excluez Baty 31, ce n’est qu’un exemple. Et je crois par ailleurs
que ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui apportent des opinions
très arrêtées. »
Nous parlons des survivances. « Oui, vous avez raison, une revue doit
être l’organe d’une génération, et savoir mourir. Aussi ne regardez
pas trop en avant, vers les hommes de notre âge. Vous serez d’autant
plus sympathiques au Cardinal 32 que vous resterez une entreprise de
jeunes, il a pour elles une affection particulière, on la lui reproche même
souvent. Écrivez-lui en octobre, par déférence… pour lui demander sa
bénédiction si vous le voulez ; il ne pourra guère faire autre chose. Et
puis, croyez-m’en, ne sollicitez pas trop les crosses, c’est meilleur pour
ne pas recevoir de coups de crosses. Ne soyez pas cléricaux. »
Avec Jacques Copeau 33, Pernand-Vergelesses, le 11 juillet 1931
Nous parlons bientôt de la revue. Je le vois se pencher depuis son passé,
sur cette nouvelle expérience qui émerge. Un banc, deux générations qui
conversent par-dessus l’abîme de la guerre.
31 - Gaston Baty (1885-1952) défend un théâtre onirique, opposé à celui, réaliste, de Jacques Copeau.
32 - Jean Verdier (1864-1940), archevêque de Paris depuis 1929, opposant à l’Action française et
promoteur de l’Action catholique.
33 - Jacques Copeau (1879-1949), homme de théâtre, cofondateur de la Nrf, s’est retiré avec sa troupe,
Les Copiaus, en Bourgogne. Il ne collaborera pas à Esprit.
/228
Élaboration d’une revue
229/
Cultures
Poésie / Jacques Rebotier. Polyvalence du poète
Jacques Darras
Théâtre / Jusqu’au dénouement exclusivement…
Polyeucte de Brigitte Jaques-Wajeman
Cécilia Suzzoni
Exposition / « Jardin infini ».
Une nouvelle espèce d’exposition
Isabelle Danto
Cinéma / La La Land de Damien Chazelle
Carole Desbarats
Livres
Poésie
Jacques Rebotier. Polyvalence du poète
Jacques Darras
Il
serait
temps
de
rassembler
tous
ces
états
du
m
m
moi
épars
/232
et
d’
envisager
enfin
un suicide
collectif 1
233/
Ma chère enfant,
Tu me demandes comment faire disparaître de la surface de la terre tous ces animaux qui nous
encombrent. C’est très simple.
Mais tu dois d’abord savoir ceci : les bêtes sont en trop, les bêtes sont trop !
Sais-tu combien de tigres aujourd’hui pour huit, dix, douze milliards d’humains ? De
cachalots, d’éléphants, tamanoirs, baleines, libellules, ours bruns, lions, anacondas, lucanes,
gorilles, pipistrelles ? Quelques milliers, centaines. C’est trop. Un pour cinquante millions
zumains, au bas mot cinquante millions de tous pour un, ça fait du zéro virgule zéro zéro zéro
zéro zéro zéro zéro deux pour cent. Trop.
En l’an 2000 et ses poussières, une espèce disparaissait par heure, minute. Tout à fait
insuffisant.
Efficace, cette posture à contresens des personnalité, est aussi un agitateur. Son
messages de déploration, efficacement projet s’est d’ailleurs systématisé en
drôle ! On dirait un Robert Desnos qui un gros volume de 367 pages intitulé
aurait adapté ses Chantefables à l’esprit Description de l’omme 5. S’il n’est pas
ou, mieux, à la réalité du jour. L’intérêt sûr que cette somme philosophique
du texte consiste en outre en ce qu’il reposant sur une feinte naïveté surpasse
peut facilement figurer sur les scènes de en vigueur la précision d’attaque de la
théâtre, donc toucher plus largement fable Contre les bêtes, on reconnaîtra tou-
que la poésie des milliers de spectateurs. tefois que certains passages du livre sont
Jacques Rebotier, nous allions en effet d’une finesse exemplaire.
oublier cette cinquième facette de sa
27.1
Naissance : nu. Mort : nu. On naît et on meurt nu.
27.3
Dans la première enfance, dans l’amour, on est tout nu, devant soi et devant l’autre.
5 - J. Rebotier, Description de l’omme. Encyclopédie, Paris, Gallimard, coll. « Verticales », 2008.
/234
27.5
Pour l’amour, on se met nu, parfois un peu moins nu, pour l’être plus encore, merci.
27.7
Celui qui reste habillé trop longtemps, il ne parvient bientôt plus à se reconnaître.
D’où souffrance cachée.
27.8
On fait du mal, et puis on le regrette.
Le mal que l’on n’a pas fait, ou que l’on n’a pas fait à temps, on le regrette aussi.
27.10
On aime un enfant, un bébé, parce qu’il ne peut pas faire mal, pas faire de mal, pas faire le
mal : il peut juste avoir mal.
27.11
On aime dans un bébé ce qu’on a oublié d’être.
Merveilleux rebouteux, Rebotier, qui sans cesse nous remet à notre place !
235/
Théâtre
aimé de Pauline, revenu victorieux d’une
Jusqu’au campagne m ilitaire auprès de l’empereur
/236
de la vie qui entend trouver sa récom- scène invisible, celle qui entraîne Polyeucte
pense dans « les célestes clartés » aux dépens « au Temple où l’on m’appelle ». Ce jeune
de la femme devenue, avec ses « flatteuses époux, à son ami Néarque déjà converti
voluptés », l’ennemi sur la voie du martyr ; qui l’invite au baptême, oppose encore,
un renversement que Pauline tentera avec une secrète complaisance, les
vainement de démystifier : « Vous n’avez charmes de l’hyménée (« Mais vous ne
point ici d’ennemi que vous-même / Seul vous savez pas ce que c’est qu’une femme »). Or
vous haïssez, lorsque chacun vous aime. » La le voici soumis à la rude épreuve du
jouissance sacrificielle de Polyeucte est retour victorieux de son rival romain,
d’ailleurs superbement donnée à voir le grand Sévère, toujours amoureux de
dans la récitation des stances, psalmo- Pauline, laquelle de son côté nourrit
diées par un acteur bondissant, tour- une « inclination » qu’elle a sacrifiée aux
noyant sur lui-même, dans une belle intérêts de son père, que son honneur lui
diction qui remue l’inertie du langage impose désormais d’étouffer, mais que
au profit de son énergétique. sa belle « franchise » l’oblige à avouer, au
Et pourtant, le pari pleinement réussi de père, à l’époux, à l’amant… Quelle scène
cette mise en scène est d’avoir d’entrée publique que l’« âme ouverte » de Pauline !
de jeu exploité et privilégié la séduction En privilégiant une dramaturgie de
complexe de la scène profane du désir, l’intime, de la matérialité de ses signes
sans pour autant effacer le scénario de ce – le lit comme objet théâtral –, c’est la
théâtre apparitionnel qu’Artaud appelait situation peu enviable de Polyeucte que
encore de ses vœux : celui d’un théâtre cette mise en scène met en lumière :
du sacrifice dont les « noires visions » entre un rival « pompeux et florissant », un
du « songe de Pauline », avec son scé- beau-père médiocre qu’il méprise, qui lui
nario de cruauté théâtralisée, dessinent a donné sa fille (et le regrette amèrement
clairement les contours. et comiquement, quand le rival revient en
La première scène offre aux regards maître), et une Pauline toujours sensible
un décor sobre, austère, mais rendu aux charmes du rival, que lui reste-il
lumineux par le lit conjugal impecca- sinon cette fuga mundi ? Alors, feindre
blement blanc sur lequel est mollement l’indifférence, « Quoi ! Vous me soupçonnez
étendue, encore endormie et à demi déjà de quelque ombrage ? » et regarder vers
dévêtue, la jeune épouse de Polyeucte ; l’invisible constituent une échappée glo-
elle porte en elle les germes d’un nœud rieuse. La modification de Polyeucte, on
tragique que l’on peut faire reposer sur peut l’attribuer au coup de théâtre de la
le scénario d’une rivalité amoureuse qui grâce qui transforme ce doux prince
gardera jusqu’au bout son autonomie amoureux en « rebelle », en « impie »,
et opposera une superbe résistance à la en « chrétien enfin »… Mais comment
237/
ne pas voir aussi, dans l’invitation de de l’hymen, son « beau feu », montre
Polyeucte à son épouse d’assister au ses pleurs, dénude ses « tristes appas »
spectacle d’un sacrifice donné, il ne faut devant un Polyeucte tout de blanc
pas l’oublier, en l’honneur du retour du vêtu, « bloc » de refus. La scène suivante
rival – « Y venez-vous, Madame ? » –, une remet en présence de Pauline les « deux
logique toute passionnelle, la brutale fameux amants » ; cette scène, en laquelle
décision, avec ce sacrilège « en public », Péguy voyait une poétique du noble jeu,
provocateur, d’un adieu vengeur et aiguise encore la complexité cruelle
définitif au monde ? De fait Polyeucte, d’un scénario qui voit l’époux « donner »
à mettre Dieu dans son jeu, a trouvé la son épouse à son rival ; et Pauline, à
parade… On se souvient du mot de « hauteur d’épaule », demander à Sévère,
Roland Barthes : « Pour jouer tragique, il dont elle interrompt brutalement le flot
suffit de faire comme si les dieux existaient, malencontreux de jubilation, de sauver
mais alors quelle distance de soi à soi ! » Dans son rival… Dans cette surenchère de
cette dramaturgie du désir, désirer Dieu, dons, que reste-t-il à Sévère, sinon de
l’Absent, c’est s’absenter soi-même, rester fidèle au « grand » et « malheureux »
jouer devant témoin cette grande scène Sévère… et à Pauline, « assassinée » par le
de l’Adieu qui vous inscrit à jamais dans double chantage du père, qui se refuse à
la mémoire (que Corneille fait bien sûr sauver le rebelle, et de l’époux (« Vivez
rimer avec gloire). Dès lors Sévère paie avec Sévère ou mourez avec moi »), de suivre le
cher son retour triomphal du Royaume « cher criminel » dans la mort ? Dans cette
des morts, et ne tarde pas à perdre tout lumière d’après le désastre, elle apparaît
prestige aux yeux de Pauline que fascine défaite : elle a tout perdu, l’amant,
l’aura d’un Polyeucte lointain, obstiné à l’époux, il lui reste à s’arracher au père
mourir : « Mon Polyeucte touche à son heure à qui elle avait tout sacrifié. Sa dernière
dernière. » tirade : « Père barbare, achève, achève ton
C’est un beau et grand moment de ouvrage », révèle, dans ce paroxysme de
physique théâtrale que l’entrevue de rage qui rappelle les imprécations de
l’époux et de l’épouse dans la prison. Camille, davantage que l’heureuse extase
Sans le moindre anachronisme racoleur de la convertie, des profondeurs souter-
– le texte de Corneille est précisément raines autrement plus redoutables que
respecté, joué dans son impudence – la foudre des dieux. On comprend que
Pauline s ’efforce de retenir Polyeucte Corneille, dans son Examen de la pièce,
dans le champ de ses regards : « Quittez se justifie ingénument d’avoir voulu
cette chimère et m’aimez. » Avec une belle « rétablir le calme » par sa conversion…
impudeur cette païenne amoureuse L’intelligence dramatique de cette
réclame son dû, rappelle les réalités flamboyante mise en scène, servie par
/238
des acteurs jeunes, beaux, talentueux, « héros tragique »). L’œuvre de Corneille
épouse parfaitement cette forme de est suffisamment complexe pour que
folie baroque chère à l’imagination l’on ne lui accole pas ce genre de poncif,
romanesque de Corneille. C’est dire fût-il nietzschéen : « Les martyrs furent un
si rien, absolument rien ne permet de grand malheur dans l’histoire. Ils séduisirent. »
rabattre mécaniquement, platement, Enfin, et c’est à mes yeux le plus regret-
le geste de Polyeucte et son choix du table, cette intempestive transformation
martyre sur les seuls ravages d’une foi porte gravement atteinte au travail
fanatique ; encore moins d’y décrypter même de l’adaptation : alors que Brigitte
l’« anatomie d’une radicalisation ». Jaques-Wajeman, comme dans ses mises
Reste alors le défi que représente le en scène précédentes, réussissait la
dénouement cornélien de la pièce : démonstration que « le temps à venir est
le « tendre spectacle » de cette spirale lui-même préfiguré dans le temps de l’œuvre »,
de conversions qui éblouit le grand ce qui est justement l’apanage des
Sévère lui-même, resté païen. Dans la grands textes, faisant du même coup le
tirade finale de la pièce, il se propose bonheur des grands m etteurs en scène,
de mieux connaître ces admirables et ce dénouement donne paradoxalement
« plus qu’humains chrétiens », prophé- des rides précoces à la représentation,
tisant ainsi l’avènement officiel du en l’asservissant avec une bonne volonté
christianisme, tandis que Félix invite naïvement démagogique au bon vouloir
à ensevelir leur « corps sacré ». Et c’est de l’actualité.
là qu’intervient la stupéfiante modi-
fication que Brigitte Jaques-Wajeman Certes, on sait bien que de tous les arts,
fait subir au dénouement : au lieu de le théâtre est celui qui est le plus en
prononcer la tirade attendue, Sévère prise avec les réalités du présent ; raison
s’avance devant les spectateurs et nous de plus pour ne pas rétroactivement
invite doctement et lourdement, citant édulcorer mais accepter les risques
Nietzsche, à rester vigilants devant d’une séduction avec lesquels cette
la séduction des martyrs. Ce coup de mise en scène justement n’a pas triché,
force contre le texte de Corneille en jusqu’au dénouement exclusivement…
trahit délibérément l’unité dramatur- Ou alors, faudrait-il avertir avec les mots
gique. C’est une grave offense faite à de l’Annoncier du Soulier de satin : « Et
la perspicacité des spectateurs censés maintenant écoute, Monsieur le Public ! Écoute,
pouvoir décrypter les enjeux d’une Madame l’Assistance ! Tu ne reviendras pas
pièce qui met en scène Polyeucte martyr sans dommage de ce spectacle auquel tu t’es
(car enfin, martyr, Polyeucte le reste, tout imprudemment exposé. »
coupable qu’il puisse être, comme tout Cécilia Suzzoni
239/
Exposition
contre-nature, le jardin de l’exposition
« Jardin infini ». Une est celui des passions privées. Trouble,
nouvelle espèce d’exposition indiscipliné et imprévisible, il se donne
Emma Lavigne à voir comme une matrice ouverte
aux notions d’hybridation, de flux
Constatant que dans de nombreuses tra- d’échanges et de vivre-ensemble qui
ditions les idéaux de perfection impli- convoque tous les sens. Plus qu’une
quent la disparition du jardin, le philo- exposition d’images réifiées ou d’objets
sophe Allen S. Weiss invite à imaginer finis, « Jardin infini » se présente comme
« une histoire des jardins écrite du point de vue un « projet » dans lequel s’impliquer, au
des mauvaises herbes 1 ». Cette proposition sens où l’entendait l’artiste allemand
connaît un prolongement inédit avec la Joseph Beuys qui, sac en bandoulière et
nouvelle exposition imaginée par Emma vêtu de feutre, s’identifiait clairement à
Lavigne : « Jardin infini, de Giverny à un prophète et nous invitait à travers ses
l’Amazonie » qui décrypte, de Claude performances écologiques à une trans-
Monet à Pierre Huyghe, le pouvoir de formation3.
fascination du jardin comme laboratoire À l’heure des catastrophes de l’anthro-
d’idées et de formes chez les artistes2. pocène, Gilles Clément invente les
« On avait cru le jardin enterré par la modernité concepts de « jardin planétaire » et de
et le triomphe d’espaces verts limitant le végétal « tiers paysage », et les écrits de Henry
à des zones fonctionnelles », souligne Hélène David Thoreau suscitent l’engouement
Meisel, commissaire de l’exposition, qui (John Cage reconnaissait dans Walden le
montre pourtant qu’il est resté un lieu sens profond de son itinéraire créatif).
de résistance et de dissidence, un lieu de Mais le « jardin infini », une scéno-
l’ensauvagement comme du raffinement graphie du Catalan installé au Brésil,
le plus exquis. Subversif, chaotique et
/240
Daniel Steegmann Mangrané, est une ne vit que par un jeu de tension et
nouvelle espèce d’exposition : d’élasticité invite à s’aventurer dans les
« Le projet de Daniel Steegmann Mangrané, « sentiers qui bifurquent » d’un parcours
à l’inverse de celui d’un Fitzcarraldo possédé, pensé en deux temps : « Printemps cos-
transportant jusqu’à la folie son idéal d’har- mique », qui convoque les sources her-
monie et de modernité dans un territoire métiques des pionniers de l’abstraction
envisagé comme sauvage et inculte, laisse (Hilma af Klint et František Kupka), et
infuser les essences de la tropicalité et du vivant « De Giverny à l’Amazonie », à travers
dans l’espace et les corps souffrant de trop de les œuvres exubérantes des Brésiliens
modernité. La scénographie de l’exposition tour Roberto Burle Marx ou Lina Bo Bardi,
à tour terreuse, solaire ou surréelle dessine un qui ont proposé des alternatives tropi-
paysage palimpseste, où toutes les temporalités et cales et biomorphiques à la modernité
les géographies se superposent et se décomposent européenne colonisatrice et sclérosée.
en un humus fertile qui rend sensible l’ouverture L’originalité du parcours d’exposition
progressive d’un espace volatil outrepassant ses est de faire sortir le jardin hors de lui-
propres limites : un jardin où Giverny engendre même, hors de l’espace clos de l’expo-
l’infini de l’Amazonie. C’est dans une obscurité sition, pour ainsi dépasser sa définition
qui évoque à la fois la Nuit de la terre de hétérotopique comme microcosme :
Rudolf Steiner, les formes embryonnaires sur le « Le jardin, c’est la plus petite parcelle du
point d’éclore du crépusculaire Jardin sombre monde et puis c’est la totalité du monde 5. »
(1928) d’Yves Tanguy et le Ka’até des Indiens La pulsion organique du Printemps cos-
tupi-guarani, le lieu mystique et impénétrable mique de Kupka, qui célèbre une « fête
de la forêt vierge, où les sentiers connus sont du pollen dans un gynécée baigné de soleil »,
interrompus, où les choses ne sont pas formées et comme l’écrit Emma Lavigne, motiverait
où les animaux peuvent se métamorphoser, que à elle seule le voyage à Metz. L’exposition
Daniel Steegmann Mangrané vient enraciner revient aussi sur le jardin de Giverny de
les œuvres de l’exposition 4. » Claude Monet qu’il réalise non pas pour
le peindre, mais pour construire son
Germination, floraison œuvre la plus complexe. Claude Monet
et dégénérescence crée des hybrides et importe du Japon
Le Leviathan-main-toth, installation tenta- des nymphéas, s’attirant les foudres des
culaire et organique du Brésilien Ernesto
Neto, accueille le visiteur en envahissant 5 - Michel Foucault, « Des espaces autres »,
conférence prononcée au Cercle d’études
le forum du Centre P ompidou-Metz. architecturales le 14 mars 1967, dans Architec-
Cette gigantesque résille de Lycra qui ture mouvement continuité, no 5, octobre 1984,
repris dans Dits et écrits II (1976-1988), Paris,
Gallimard, 1984 (disponible en ligne sur
4 - E. Lavigne, Jardin infini, op. cit., p. 15. foucault.info).
241/
fermiers locaux qui redoutent l’empoi- Reclus et d’Émile Gallé, ainsi que des
sonnement par ces fleurs étrangères. Un installations spécialement réactivées
siècle plus tard, Pierre Huyghe réalise comme le Diorama tropical de Dominique
des « concentrés de Giverny » dans des Gonzalez-Foerster.
aquariums aux climats programmés, Le parcours de « Jardin infini », espace
tandis que Yto Barrada, Thu Van Tran en expansion d’une création vivante,
ou Simon Starling étudient les cohabita- subvertit les codes du jardin comme art
tions problématiques des plantes natives et lieu de mémoire. Comme l’explique
et néophytes. Laboratoire poétique, bio- l’architecte-paysagiste Alexis Pernet :
logique, éthique et politique, l’exposition « Les nouveaux projets pensent par écosystème
présente un grand nombre d’œuvres, (des jungles où espérer) réunissant fonctions
comme celles de Richard Long, de vitales minimales et organes poétiques en un
Stan Brakhage, de Laurent Grasso, de même ensemble », et « les paysages qui se créent
Martha Graham et Isamu Noguchi ou à présent porteraient alors en eux ce paradoxe
de Georgia O’Keeffe dont les peintures de n’exister que dans l’expérience pour mieux
de fleurs fascinaient la chorégraphe. On échapper aux logiques d’épuisement qui ont
y retrouve encore les œuvres délirantes affecté les anciennes représentations 6 ».
de Yayoi Kusama et de Carsten Hollen Isabelle Danto
qui rappellent que les plantes peuvent
aussi être toxiques, celles du mouvement 6 - Alexis Pernet, « La jungle de l’esperados »,
dans Esse, no 88, automne 2016, p. 62. L’auteur
tropicaliste (contre-culture brésilienne remarque également que le terme « jungle » a
pour un art environnemental), le jardin fait une réapparition dramatique dans l’actualité
européenne pour désigner le campement auto-
carnivore de Tetsumi Kudo, la flore construit de Calais qui rassemble plusieurs mil-
surréaliste, des documents d’Élisée liers de migrants.
Cinéma
à Jacques Demy. La séquence d’ou-
La La Land verture de son film renvoie clairement à
Damien Chazelle celle des Demoiselles de Rochefort (1967) :
Black Label Media, 2016 des anonymes sortent de leur véhicule,
chantent, dansent, puis reprennent le
De passage à Paris, Damien Chazelle, le cours de leur vie normale. Même travail
réalisateur de La La Land, est allé ren- sur les costumes monochromes, même
contrer Agnès Varda dans les locaux de imperfection dans la danse.
Ciné-Tamaris et ainsi rendre hommage
/242
Nous ne sommes pas dans une comédie entrent dans le projet de La La Land en
musicale des années 1950 où le moindre toute connaissance de cause.
danseur de la troisième ligne est par- La La Land raconte les chassés-croisés
faitement synchrone avec le corps d’un couple de jeunes artistes inconnus
de ballet et où les acteurs principaux dans la ville du cinéma, Los Angeles.
sont aussi bons comédiens que dan- Elle est serveuse et aimerait être actrice ;
seurs accomplis. Ici, les protagonistes, il pianote des musiques désuètes pour
interprétés par Emma Stone et Ryan des clients qui ne l’écoutent pas, et tous
Gosling, dansent certes de manière deux rêvent de réussir, autant de points
honorable, mais ils ne sauraient nous de départ canoniques pour une comédie
emporter comme un Gene Kelly ou musicale. Parfois, ils vont dans un parc la
une Ginger Rogers. L’industrie de la nuit et se mettent à danser, comme Fred
comédie musicale cinématog raphique Astaire et Cyd Charisse dans Tous en scène
américaine a périclité et, sur ce terrain, de Vincente Minnelli (The Band Wagon,
seuls restent vraiment actifs Broadway 1953), que Chazelle cite au plan près.
et les séries télévisées qui, comme Glee Cela étant, même si elle vient à l’esprit
(20th Century Fox, 2009-2015), visent du spectateur, la comparaison s’efface
un public adolescent. Reprocher à d’elle-même : certes, Ryan Gosling
Emma Stone le manque de fluidité a un déhanché et un déport du corps
dans ses mouvements est donc aussi très jazzy, mais son positionnement très
inapproprié que de critiquer la raideur ancré sur le sol le fait plutôt héritier de
de Catherine Deneuve, supposée pro- Gene Kelly que de l’aérien Fred Astaire
fesseur de danse chez Demy. et, surtout, il ne prétend pas danser dans
Damien Chazelle le sait bien : dans la même catégorie que ces deux géants.
son film précédent, Whiplash (2014), Par ailleurs, perte des illusions oblige,
il avait fait de la quête de la perfection dans le film de Chazelle, les séquences
l’objet même de son récit, malmenant de danse se font moins joyeuses et de
son personnage principal, batteur de plus en plus rares au fur et à mesure que
jazz novice, jusqu’à ce que le rythme l’intrigue insiste sur les vicissitudes des
advienne. Cet apprentissage jouxtait la deux aspirants à la célébrité.
torture morale, ce qui allait contre bien Le jeune réalisateur cinéphile dit volon-
des stéréotypes en vigueur dans la repré- tiers son attachement à des films doux-
sentation du monde de la musique. Il amers comme le Chant du Missouri (Meet
est donc probable que Chazelle fait tou- Me in St. Louis, Vincente Minnelli,
jours preuve de lucidité, voire d’une cer- 1944) : Judy Garland s’y souvenait de
taine noirceur, et que les imperfections son enfance dans un Saint-Louis qui
n’existait plus tel qu’elle l’avait connu,
243/
Minnelli y montrait comment le temps tirés du monde imaginaire de Marvel,
modifie inexorablement la réalité et l’Amérique de 2016 a davantage de mal
dissout les liens affectifs. Entre autres à croire aux contes de fées. La La Land
citations et références, La La Land s’inscrit dans cette contradiction et pose
reprend ce thème : dans la ville du la question de la nostalgie, du regret de
cinéma, si dure, on ne peut réussir qu’au ce qui, par définition, n’est plus et de
prix de l’abandon de certains de ses rêves. sa différence avec la mélancolie qui
Pourtant, Chazelle aime Los Angeles compose avec la disparition de ce qui
et, plus précisément, ce quartier de a compté. La nostalgie se tourne vers
Hollywood que l’on surnomme « La La le passé, la mélancolie peut consentir
Land », d’une expression qui, dans la au présent. Malgré les humiliations que
langue commune, désigne un pays ima- lui valent ses débuts d’actrice, la jeune
ginaire. Chazelle colore violemment la Mia se plante davantage dans le réel
ville par la mise en valeur de ses néons, d’aujourd’hui que son partenaire. Et
comme Coppola avait chargé son chef Chazelle balance entre les deux : le passé
opérateur, Vittorio Storaro, d’illuminer que regrette le héros, celui du jazz et du
Las Vegas de couleurs flashy dans Coup cinéma des années 1950, n’est pourtant
de cœur (One from the Heart, 1982), autre pas le sien, mais celui dont ses propres
référence désabusée et magnifique de La parents ont peut-être fait le deuil, vers
La Land. leurs vingt ans, dans les années 1970.
En effet, il est frappant de voir que Le risque est alors celui du décoratif,
la plupart des citations alignées par du vintage. Parfois, Damien Chazelle y
Chazelle ont en commun un côté désen- tombe, à coups de citations ; à d’autres
chanté : les personnages qui chantent moments, son véritable amour du cinéma
et dansent, ceux de Demy au premier l’emporte et nous émeut : le réalisateur
chef, n’ignorent pas que le mal existe. s’exprime de manière très personnelle
Mais l’ultime bond de Jacques Perrin dans la séquence où les protagonistes
rejoignant la femme « idéale » dans un voient la Fureur de vivre de Nicholas Ray
camion, à la toute fin des Demoiselles, est (Rebel Without a Cause, 1955) dans la salle
improbable aujourd’hui et Chazelle ne mythique de Los Angeles, le Rialto, au
se permet pas une fin optimiste, ce qui, milieu d’une assistance clairsemée. Au
malgré la maladresse d’un dénouement moment précis où nos deux héros vont
tarabiscoté, est à mettre au compte de enfin s’embrasser, la pellicule brûle, Mia
son exigence de réalisateur. entraîne Sebastian hors du cinéma pour
Même si elle s’en nourrit, comme le aller dans le « vrai » observatoire Griffith,
prouvent l’industrie disneyenne ou cadre d’une belle scène élégiaque dans le
le succès des films de super-héros film de Ray : peut-on retrouver la magie
/244
du cinéma des années 1950 dans la réalité viennent alors les classiques difficultés
du xxie siècle ? Alors seulement le baiser liées à l’usure du temps et à la violence du
a lieu et Mia et Sebastian s’envolent dans monde du spectacle. Comment, malgré
la voûte étoilée. Autant dire que celui cela, donner encore à rêver ? C’est ce
qui ne renonce ni à Lumière ni à Méliès qui est presque explicité dans les inter-
et filme en 35 mm à l’époque du numé- ventions du personnage de Keith, inter-
rique prend le relais en faisant naître le prété par John Legend, aussi maladroit
rêve, grâce à un trucage opéré dans le comédien qu’admirable musicien. C’est
décor réel de la fiction de Nicholas Ray. peut-être à lui que Damien Chazelle
En fait, tout en renonçant à mettre confie son point de vue : Keith accuse
en scène une impossible renaissance Sebastian de conservatisme puisqu’il
à l’identique, ce jeune réalisateur tente n’accepte pas que le jazz évolue.
plutôt une réhabilitation assumée du D’où les questions qui courent tout au
romantisme. Dans de flamboyants cou- long du film : comment rendre hommage
chers de soleil, dignes du mélodrame à ce qui a été sans l’embaumer ? Et plus
des années 1950, le couple suit la tra- largement, comment, dans le cynisme
jectoire classique des émois amoureux. ambiant, oser dire que l’on aime ? Le
Après les chassés-croisés où, au grand réalisateur ne réussit pas toujours à
dam du spectateur, ils ne se rencontrent répondre, mais le public apprécie la
pas, Sebastian et Mia se défient à fleurets tentative.
mouchetés pour finalement s’aimer. Sur- Carole Desbarats
Livres
c inquante ans. Puis il s’effondre, victime
Les derniers jours d’une attaque cérébrale ; la seconde, celle
de René Girard dont son esprit ne guérira pas. Il passe
Benoît Chantre ses dernières années dans une douce
Grasset, 2016, 240 p., 18 € quiétude, allongé dans une chambre qui,
nous dit Benoît Chantre, tient davantage
Le 15 avril 2013, René Girard passe de de la chapelle, et où sa femme Martha
longues heures devant sa télévision : fait retentir des chants grégoriens.
une bombe a fauché des coureurs du Les Derniers Jours de René Girard racontent
marathon de Boston. Girard regarde, en réalité les premiers jours d’après : le
effaré, le déploiement d’une violence voyage de Chantre à Stanford pour les
mimétique qu’il annonce depuis funérailles et les retrouvailles avec les
245/
amis proches… Cette chronique d’un une distinction réconfortante pour le
deuil collectif n’est pas anecdotique : elle sujet, qui se croit toujours du bon côté
nous apprend que Girard avait renoncé de la ligne de partage. Dans les Ori-
à l’illusion romantique de l’autonomie gines de la culture, Girard écrivait : « La
radieuse. Si le désir s’enracine dans distinction entre un désir “authentique” et un
l’imitation d’un autre, le salut n’est désir “inauthentique” […] correspond à un
pas non plus solitaire. Comme l’écrit désir inauthentique, mimétique, chez l’obser-
Chantre : « On ne ressuscite jamais seul. » vateur, de s’excepter lui-même de la loi qu’il
Le jour même de l’enterrement, de découvre 1. » Certes, les Fabrice del Dongo
terribles nouvelles arrivent de Paris : ont existé, « hommes à l’endroit dans un
des voyous qui se prennent pour des monde à l’envers » ; mais comme l’écrit
combattants ont semé la mort sur des Girard : « On ne remonte pas dans l’ordre
terrasses de café et dans une salle de des passions » ; notre époque ne permet
concert. Chantre essaie de penser la plus leur éclosion sous forme pure.
proximité de ces deux événements Sans doute chacun est-il le lieu d’un
– la mort de Girard et le pire massacre affrontement entre passion et vanité,
sur le sol français depuis la Seconde entre le désir objectal et le désir trian-
Guerre mondiale. Pas de choc des gulaire. Il est sain de vouloir assouplir
civilisations ici : les djihadistes sont les l’impitoyable théorie du désir de Girard,
héritiers du « désir métaphysique » dont mais il est périlleux de le faire en réin-
Don Quichotte présentait les premiers troduisant une typologie des êtres qui
symptômes. Chantre et Girard aident pourrait sembler essentialiste.
à comprendre le piège d’une violence Il s’agit peut-être moins de défauts que
réciproque et planétaire, d’autant plus d’une distance assumée avec la lettre de la
impitoyable qu’elle est devenue inca- théorie mimétique. Chantre est l’héritier
pable de fonder quoi que ce soit. Les le plus « autorisé » de Girard, sans être
hommes ont toujours bâti leurs cultures pour autant un girardien orthodoxe.
à l’ombre de leur violence sacralisée. Il parle de sa théorie comme d’une
C’est devenu impossible. Il ne leur reste « armure » qui « sonne un peu creux ». Sans
plus qu’à se réconcilier ou à mourir : doute la fréquentation de l’homme lui
c’est cela l’apocalypse, et non pas le feu a-t-elle permis d’émousser les arêtes
vengeur qu’un Dieu courroucé déchaî- saillantes de l’édifice théorique. Plus
nerait contre nous. fidèles au Girard littéraire qu’au Girard
Une réserve, tout de même : en insistant anthropologue, les Derniers Jours de René
sur le contraste entre les « êtres de
passion » et les « êtres de vanité », 1 - René Girard, les Origines de la culture [2004],
Chantre court le risque de réintroduire Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011.
/246
Girard contiennent une magistrale analyse se prennent au piège d’une rivalité
du triangle amoureux dans Don Giovanni, mimétique avec les musulmans, les voix
par laquelle Mozart fait irruption dans catholiques de Girard et de Chantre
l’univers du désir mimétique. Vermeer rappellent à l’impérieuse radicalité évan-
aussi : le retour sur la poudrière de Delft, gélique. Plus que jamais, les mots par
le fameux « petit pan de mur jaune » – et ce lesquels Girard achevait le Bouc émissaire
qu’il cache – est l’un des passages les plus sont d’actualité : « Toute violence désormais
saisissants du livre. révèle ce que révèle la passion du Christ, la genèse
Chantre articule les origines de la séden- imbécile des idoles sanglantes, de tous les faux
tarisation et de la ville moderne. La ville, dieux des religions, des politiques et des idéo-
c’est la foule – tôt ou tard persécutrice, logies. Les meurtriers n’en pensent pas moins
puisque soumise aux vents mauvais du que leurs sacrifices sont méritoires. Eux non
mimétisme et de la réciprocité négative. plus ne savent pas ce qu’ils font et nous devons
Girard a écrit son œuvre à distance des leur pardonner. L’heure est venue de nous par-
villes, protégé par les campus améri- donner les uns les autres. Si nous attendons
cains. Chantre le décrit comme son « ami encore, nous n’aurons plus le temps 2. »
indemne ». À la fin de la guerre, fuyant François Hien
les bombardements, il se réfugie sur les
flancs du mont Ventoux, au-dessus de
Malaucène. Est-ce là, près d’un chemin Le visible et l’intouchable.
où les randonneurs miment rituellement La vision et son épreuve
une lapidation, qu’il médite pour la phénoménologique
première fois sur le lien entre la violence dans l’œuvre d’Alberto
et le sacré ? Au-dessus d’une autre ville, Giacometti
Agrigente, fuyant une foule sur le point Benjamin Delmotte
de se retourner contre lui, Empédocle se L’Âge d’Homme, 2016,
jette dans le cratère de l’Etna, dans un 404 p., 30 €
geste auto-sacrificiel saturé d’orgueil. Il
ne laisse pas même une sandale derrière Ce livre met la phénoménologie à
lui, entérinant l’escamotage par lequel l’épreuve de l’expérience esthétique :
le sacré dissimule la violence qui le la singularité de la « vision » chez
fonde. Girard a fait le contraire, laissant Giacometti bouscule une pensée qui
derrière lui un corps qui longtemps n’a peine à rendre compte de cette expé-
pas voulu mourir, et qui souriait du rience et de l’émotion qui lui est liée.
simple bonheur d’être en vie.
À l’heure où les catholiques français, 2 - R. Girard, le Bouc émissaire [1982], Paris,
devenus une minorité comme les autres, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1986.
247/
Comment les choses pour découvrir le frisson d’une “donation” fon-
apparaissent damentalement ambiguë. »
Par sa pratique artistique, Giacometti La vision se produit comme par
veut « montrer comment les choses à-coups, par sautes, avec des avancées
[lui] apparaissent ». À l’instar de la et des chutes : « L’impression de voir, de
phénoménologie, « attachée à la description voir enfin, coïncide étrangement avec celle de
des phénomènes dans leur apparaître même », ne pas voir vraiment. » Cet effet original
son œuvre « s’inquiète et s’émerveille de la rendait Sartre perplexe : « Sont-ce des
présence même des choses pour nous, relève apparitions ou des disparitions ? Les deux
l’énigme et le bouleversement qui se jouent dans ensemble. » Genet parlait de « va-et-vient de
le plus “simple” apparaître ». la distance la plus extrême à la plus proche
Mais Giacometti envisage la vision familiarité ». B enjamin Delmotte forge
comme expérience exceptionnelle et le néologisme de « désapparition » : « C’est
chargée de « force », quand Husserl s’en l’ambivalence, pour ne pas dire la contradiction
tient à la « forme » et à l’analyse de la vue de l’apparaître : la figure monte à la visibilité
comme perception courante. Dans ses pour aussitôt rechuter dans l’invisible et ne plus
dessins, « le trait rend compte de l’expérience laisser place qu’à l’objet, la “mélancolie” de la
visuelle de l’apparaître en cherchant non pas à figure et l’attente d’une remontée. Entre appa-
délimiter une forme mais à capter une force ». rition et disparition, présence et absence, avancée
Le « trop » de lignes (nœuds, surcharges) et retrait, la figure ne cesse de surgir pour mieux
conjoint au « trop peu » (traits épars, s’évanouir. »
contours évanescents) impose un « foyer Les œuvres de Giacometti questionnent
d’intensité » qui éclipse le reste. Dans la phénoménologie en montrant les
les peintures, des figures étranges et limites de l’intuition donatrice. « La
distantes, voire fantomatiques, émergent désapparition est donc une remise en question
péniblement sur fond de brume. Elles de la phénoménologie de la perception, autant
témoignent d’« un apparaître où se ressent comme saisie évidente d’objet (Husserl)
toute la fragilité de l’apparition et la difficulté que comme rapport pré-cognitif au monde
qu’il y a à demeurer dans son avènement ». (Merleau-Ponty). »
Même les figures sculptées sont rendues
incertaines par la miniaturisation, Un conflit entre l’œil
l’allongement et le raffinement. « En et le reste
tant que captation de forces, la représentation L’œuvre de Giacometti ne tend pas vers
de l’apparaître est à la fois plus fondamentale une « saisie des choses » mais interroge
et plus fragile que celle de la forme : elle perd la un « saisissement de la conscience ». La
stabilité ou l’assurance de ce qui a déjà été donné vision est opposée au toucher dont le
modèle imprègne la phénoménologie
/248
elle-même, notamment Merleau-Ponty Or cette expérience est « phénoméno
et son projet de retrouver un contact logiquement remarquable » car elle rappelle
naïf avec le monde. Avec la vision, il la conscience à ses limites autant qu’à
y a nécessairement distance : l’objet ce qui la définit : l’intentionnalité n’est
est « d’autant plus visible qu’il devient pas nécessairement « efficience constitutive »
intouchable », et le « sujet-non-touchant », mais « mouvement vers le dehors » où l’imagi-
assigné à la seule vision, est impuissant nation et l’émotion ont leur place.
à saisir la chose. Voilà qui interroge le
concept phénoménologique de « chair » Il y a cette menace, toujours…
et met en échec la synthèse perceptive. L’émotion qui met en déroute le sujet
Par opposition au « sujet constituant », constituant est un « esseulement » et peut
l’« assistant de la désapparition » est en se lire comme une « modification esthétique
manque d’évidence au point de désap- de l’angoisse de mort ». Le choc surgit de
paraître lui-même : « La conscience perd la confrontation charnellement vécue
toute mondanité et se découvre une pureté pro- avec une altérité qui résiste à l’assimi-
blématique en tant que simple voyance, comme lation. « La désapparition est émouvante parce
déconnectée du corps, des cinq sens, et même qu’elle nous jette et nous maintient au-dehors,
en notable contrariété à l’égard du toucher. » de nous-mêmes et de l’autre : c’est une tension
Comme disait Giacometti, « il y a toujours phénoménologique qui ne se résorbe pas dans un
un conflit entre l’œil et le reste ». objet que je pourrais finalement intérioriser. »
La désapparition représente un « boule- Mais cette étrangeté est favorablement
versement du sujet et des structures spatiales accueillie dans l’expérience esthétique
et temporelles qui caractérisent le rapport car le sujet se sent « concerné par cette
au monde ». L’espace est déchiré par impossibilité » qui renvoie à sa possibilité
l’étrangeté de la distance, les allées et la plus propre, la mort. On pourrait
venues de la conscience marquent une convoquer la figure du cadavre, si
« défaite du temps comme succession réglée ». marquante dans la vie de Giacometti,
En somme, « la vision artistique défait comme forme radicale de l’expérience de
l’attitude naturelle » qui était au cœur de la vision, ou sa préoccupation obsédante
l’analyse phénoménologique : « Les de la mort (« Il y a cette menace, toujours »,
sensations ne fonctionnent plus comme des dit Giacometti). Mais le memento mori
esquisses prises dans un progrès continu de la fonctionne moins par des représenta-
synthèse perceptive. » L’expérience esthé- tions macabres, au demeurant absentes
tique opère une « trouée » dans le cadre de l’œuvre, que par une « co-apparition,
de l’expérience courante en découvrant dans la vision, du monde et du néant ». « Dans
une « intentionnalité sans fin », c’est-à-dire la vision, le monde objectif perd son prestige et
une « tension non résolue vers le monde ». son urgence, et se met hors de portée, presque
249/
comme si je l’envisageais depuis ma mort, en
spectateur, dans une absence que j’anticipe. » Éloges de l’injustice.
La mort hante le sujet et renvoie le La philosophie
monde à sa contingence. « En le voyant face à la déraison
distant et intouchable, le sujet découvre l’objet Céline Spector
comme si lui-même ne faisait déjà plus partie Seuil, 2016, 235 p., 22 €
de ce monde – on pourrait dire, comme s’il se
découvrait comme celui qui aura simplement Afin de fortifier la justice, il convient
fait partie du monde et ne peut plus désormais de prêter l’oreille aux justifications
le regarder qu’avec nostalgie. » de la force brute. Cette formule para-
Dans cette lecture, la phénoméno- doxale, aux accents pascaliens, résume
logie heideggérienne offre un outil l’ambition d’un ouvrage qui confronte
à la fois essentiel et problématique. la philosophie politique au problème
Car si l’esseulement est à rapporter contemporain du terrorisme. Céline
à une structure même de l’existence Spector s’interroge sur les motiva-
(la capacité à se projeter en avant de tions de ceux qui utilisent sciemment
soi-même), il n’y a chez Giacometti la force brute pour parvenir à leurs
qu’un étonnement ou un vertige qui fins. Son enquête généalogique fait
ne se convertit jamais en une compré- minutieusement défiler les figures de
hension. C’est un « incontestable pas en l’injustice qui ont hanté l’histoire de la
retrait au regard de l’ontologie heideggérienne ». philosophie. Elle rappelle que la mise en
L’analyse kantienne du sublime est fina- scène des discours de ces personnages
lement plus proche de cette expérience : égoïstes, insensés, libertins ou fana-
en insistant sur une projection effectuée tiques constitue une stratégie philo
par le sujet lui-même (« subreption »), sophique classique. Platon exposait
elle éclaire davantage la vision comme déjà les arguments des dangereux Thra-
« sublimation de l’angoisse ». L’étrange symaque et Calliclès, deux personnages
plaisir à contempler un spectacle qui conceptuels pour lesquels il valait mieux
devrait être effrayant montre comment commettre l’injustice que la subir.
la vision « délivre le sujet du terrassement de Faire l’éloge de l’injustice ne consiste pas
l’angoisse en le livrant à la fascination du pur à justifier ou à endosser les propos les
apparaître de l’objet qui se fait jour dans la plus atroces. Il s’agit plutôt de dresser
désapparition ». un portrait précis de ces figures du
Fabien Lamouche mal qui renaissent à chaque époque,
afin de pouvoir les combattre. Il faut
prendre au sérieux les objections des
injustes et entendre, par exemple, leur
/250
critique acérée de l’idée selon laquelle nécessité d’un autre droit artificiel,
l’homme serait naturellement juste. réglementant les puissances d’agir qui
Si vous mettiez la main sur un anneau sinon s’entre-détruiraient. Comme
permettant de devenir invisible, ne Socrate l’indiquait déjà, l’aveuglement
seriez-vous pas immédiatement enclin pathologique des injustes peut donc
à commettre une injustice ? Sur le point être guéri. Il faut patiemment éduquer
de mourir, accepteriez-vous l’offre qui et pointer les contradictions logiques de
vous permettrait de survivre à condition celui qui a de mauvaises justifications.
que cent innocents meurent ? En montrant à l’injuste, dans chaque
L’ouvrage rejoue ainsi les disputes les cas, qu’il glorifie à tort un type de droit
plus célèbres qui animent les œuvres de et que, par là, il se contredit, on pourra
Diderot, de Hobbes, de Rousseau ou peut-être progressivement contribuer à
encore de Sade. Céline Spector remet le soigner.
en vigueur la problématique cruciale Daniel Adjerad
de l’injustice dont le traitement philo-
sophique contemporain oscille entre
naïveté et irresponsabilité. L’injuste n’est Qui vivra qui mourra.
pas seulement un parasite inoffensif qui Quand on ne peut pas
contribue trop peu à la société. Il existe sauver tout le monde
bien d’autres personnages plus offensifs Frédérique Leichter-Flack
et monstrueux que ceux décrits par Albin Michel, 2015,
les théories actuelles de la justice. Les 208 p., 16 €
insensés les plus féroces considèrent
qu’ils sont dans leur droit en étant Cet essai traite la problématique
violents. Ils mettent sauvagement en des choix extrêmes en situation
question le discours du sage qui prétend exceptionnelle, du point de vue de
détenir le monopole de la légitimité en la littérature comparée, en explorant
matière de justice. un corpus de fictions (romans, séries,
Néanmoins, l’écoute attentive de leurs productions hollywoodiennes) et de
argumentaires, aussi raisonnés que témoignages, ainsi que des cas d’étude
déraisonnables, laisse poindre une d’éthique médicale. La question de
esquisse de diagnostic. L’injuste est base est clairement posée au début de
toujours celui qui, aveuglé par un type de l’ouvrage : « Qui doit vivre quand tout le
droit, en manque un autre. Les monstres monde ne peut pas vivre ? Qui sauver quand
cruels qui ne croient qu’à la force brute on ne peut pas sauver tout le monde ? »
raisonnent ainsi selon les seuls critères La démarche de Frédérique Leichter-
du droit naturel. Ils oublient alors la Flack consiste d’abord à cerner les
251/
contours d’un imaginaire contemporain soi : la dystopie (ou contre-utopie), que
des situations de « non-choix ». Elle fait l’on retrouve aussi dans les jeux vidéo
sienne la notion de Lawrence Langer de et les séries.
« choix sans choix » (choiceless choice) pour Frédérique Leichter-Flack ne procède
qualifier un changement de paradigme : pas en construisant une typologie
le passage du choix moral du bien contre des récits qu’elle étudie, mais plutôt
le mal, à celui d’un mal contre un autre en analysant les critères des choix
mal. Le point de départ de sa réflexion mis en avant par les acteurs, qu’ils
est la littérature concentrationnaire, en soient écrivains, scénaristes, témoins
particulier les récits qui témoignent de ou experts : logiques de priorisation,
l’échange des victimes dans le camp de ressources morales et religieuses, seuils
Buchenwald, un sujet difficile sur le plan économiques, logiques de rationnement
mémoriel1. Le corpus de Frédérique en cas de pénurie, équité des protocoles
Leichter-Flack est constitué de romans en cas de pandémie, etc. Des questions
comme le Choix de Sophie de William surgissent : par exemple, sur quels
Styron (1979), 1984 de George Orwell critères se fonder pour l’arrêt des soins
(1949), Auprès de moi toujours de Kazuo dans les cas désespérés, qui ne sont plus
Ishiguro (2005) ; de thrillers comme Saw des cas d’urgence absolue, mais des cas
(James Wan, 2004), The Hunger Games d’urgence dépassée ? Quels sont les
(Gary Ross, 2012-2015) ; de témoignages patients pour lesquels le coût élevé des
de survivants des camps nazis (surtout soins n’est plus envisageable dans un
Primo Levi et David Rousset) ; de docu- cadre de santé publique ?
mentaires, comme le Dernier des injustes La réflexion de l’auteure s’inspire
(2013), monté à partir des entretiens d’ouvrages de base ou d’essais récents
que Claude Lanzmann a réalisés en 1975 en éthique médicale2. Certes, la question
avec Benjamin Murmelstein, l’ancien des « choix sous contrainte » est au
chef du ghetto de Theresienstadt. Ces centre de ces ouvrages sous des formes
fictions et témoignages ont en commun variées : sélection, concurrence, pénurie,
de mettre en récit l’expérience de survi- urgence, etc. Cependant, en faisant
vants dans des situations extrêmes, mais siennes les questions d’éthique, l’auteure
les fictions les plus récentes s’adressent
à une génération qui n’est pas contem-
poraine de l’univers concentrationnaire. 2 - Jon Elster et Nicolas Herpin (sous la dir.
de), Éthique des choix médicaux, Arles, Actes
Certaines se rattachent à un genre en Sud, 1992 ; Pierre Valette, Éthique de l’urgence,
urgence de l’éthique, Paris, Puf, 2013 ; Guillaume
1 - Voir le compte rendu du livre de Sonia Combe, Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen
Une vie contre une autre (Paris, Fayard, 2014), (sous la dir. de), la Médecine du tri. Histoire,
dans Esprit, février 2017. éthique, anthropologie, Paris, Puf, 2014.
/252
est amenée à penser davantage « par cas 3 »
que par récit : liste d’attente pour les Le marché halal ou
greffes d’organe, évacuation prioritaire l’invention d’une tradition
lors d’une catastrophe naturelle, vaccin Florence Bergeaud-Blackler
et trithérapie pour endiguer l’épidémie Seuil, 2017, 272 p., 20 €
de sida. Faut-il alors invoquer l’univers
concentrationnaire comme toile de Ou les noces du fondamentalisme isla-
fond ou comme analogie ? Aucune mique et du libéralisme économique.
analyse généalogique ou transversale La cruauté de l’abattage rituel, les repas
ne vient apporter la démonstration que halal dans les cantines scolaires et autres,
les auteurs de fiction qu’elle a choisis la viande halal dans les supermarchés
aient forgé leur intrigue à partir d’une sont l’arbre qui cache la forêt : c’est le
référence commune. marché qu’il faut regarder. Ce qui n’est
En revanche, un autre angle d’analyse pas vu, en effet, c’est comment le halal
du livre apparaît bien plus convaincant : est devenu une pièce essentielle dans
appréhender les choix extrêmes du point le commerce islamique mondialisé.
de vue de la « normativité », c’est-à-dire, Selon l’auteure, qui en fait le récit pas-
au sens de Georges Canguilhem, de la sionnant, d’abord les pays musulmans
capacité à créer de nouvelles normes d’Asie (la Malaisie surtout), ensuite
en situation exceptionnelle. Enfin, si ceux du Golfe mais aussi la Turquie (à
l’imaginaire contemporain semble iné- travers les Turcs présents en Europe)
puisable, il faut reconnaître que l’un des ont pris en assez peu de temps la main
mérites du livre de Frédérique Leichter- sur le halal européen, « inventant » de la
Flack est de considérer les médias qui sorte une tradition. Les premiers étaient
construisent la mémoire d’aujourd’hui, encore « libéraux » culturellement, au
comme les séries télévisées et les jeux sens d’« inclusifs » (moyennant des
vidéo. On sait que ceux-ci touchent garanties certes, mais par exemple
désormais un public bien plus large que l’étourdissement de l’animal pouvait
celui des romanciers et des historiens, être toléré). Les seconds, que l’auteure
mais rares sont les comparatistes qui appelle « ummiques », revendiquent
osent s’y confronter. l’exclusivité de toute la chaîne halal pour
Emmanuel Delille les musulmans, de l’abattage rituel à la
vente, en appliquant strictement la charia
alimentaire (telle qu’ils l’interprètent) et
en imposant de surcroît dans les esprits
3 - Au sens de Jean-Claude Passeron et Jacques
Revel, Penser par cas, Paris, Éditions de l’Ehess,
musulmans, au nom de l’éthique et
2005. de la spiritualité, l’islam rigoriste des
253/
wahhabites saoudiens (dans ce cas, une elle admet une incertitude (qui existe
manipulation quelconque par un non- aussi dans le cas de l’étourdissement). Au
musulman rend la viande haram, impure, nom de la liberté religieuse (et pour ne
illicite). Des intellectuels musulmans pas déroger à la liberté du marché ?), une
formés en Europe ou aux États-Unis dérogation à l’étourdissement (qui fait
mais proches du wahhabisme ou des loi) a été accordée au niveau européen en
Frères musulmans ont théorisé la chose : 2009 pour cet abattage rituel. Là comme
ce business halal – car c’en est un – se ailleurs, l’auteure est opposée à tout
trouve déjà dans le Coran, et du reste interventionnisme de l’État, au nom de
le Prophète lui-même, un commerçant, la neutralité ou de l’abstention laïque par
a donné l’exemple. Quoi qu’il en soit, rapport à la liberté cultuelle ; pour une
les multinationales (Nestlé, etc.) ont dû évolution des choses, elle compte sur
s’y faire. une « réflexion théologique » (interne à
Le livre regorge d’informations peu l’islam donc) à propos de l’alimentation.
connues, par exemple sur l’importante Mais est-ce là autre chose qu’un vœu
place des femmes dans la transmission du pieux dans les conditions actuelles de
halal et sa forte réception chez les jeunes l’islam en France et dans le monde ?
d’aujourd’hui, sur l’illusion d’une « taxe Alors que la sensibilité à la souffrance
sur la viande halal » pour financer l’islam animale ne cesse de croître, pour de
français, ou encore sur les créations bonnes raisons, n’est-ce pas se pré-
d’entreprises de production d’objets parer à des conflits supplémentaires
islamiques, où l’« éthique coranique » et avec les religions concernées, alors que
les affaires font bon ménage. Il ne s’agit tout le livre explique précisément que
pas ici d’un « communautarisme », mais le « marché » halal mondialisé, lui, ne se
plutôt de l’inverse : d’une extension gêne pas pour étendre son influence ?
de l’espace musulman ou des valeurs Certes, en France, c’est l’État qui est
musulmanes dans des sociétés sécula- laïque, non la société, mais force est de
risées, « chrétiennes », etc., un espace constater qu’on y fait beaucoup de bruit
« ummique » qui facilite l’exercice de autour des signes visibles. Les déroga-
la vie musulmane – sauf que c’est un tions invisibles – les parts de marché
espace (aujourd’hui) fortement identi- religieux au nom de la liberté du marché
taire, exclusif, qui, c’est le moins qu’on mondialisé – ne sont-elles pas pires pour
puisse dire, laisse peu de chances à l’ordre public ?
l’intégration… Jean-Louis Schlegel
Florence Bergeaud-Blackler discute
aussi, très honnêtement, la question de
la douleur animale dans l’abattage rituel :
/254
désireux de baisser les salaires déjà peu
14 juillet élevés de ses employés, qui déclenche
Éric Vuillard en avril 1789 l’événement lui-même
Actes Sud, 2016, 208 p., 19 € déclencheur de la prise de la Bastille, le
saccage de sa résidence principale. Puis,
14 juillet s’inscrit dans la lignée des deux après le renvoi de Necker, la journée
précédents ouvrages d’Éric Vuillard, la du 14 juillet dont on suit les principales
Bataille d’Occident sur la guerre de 1914- étapes : les négociations par les « repré-
1918 (Actes Sud, 2012), et le magnifique sentants du peuple », les fusillades des
Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014) insurgés, l’arrestation de Launay…
qui démonte la fabrique d’une fausse Mais Éric Vuillard s’arrête aussi sur
histoire indienne par Buffalo Bill. Tous ceux dont on ne parle pas dans les livres
ces textes sont qualifiés par l’auteur de d’histoire, le frère et la sœur Petitanfant
« récits », ils s’appuient sur les faits histo- qui viennent reconnaître leur frère tué
riques et refusent certaines des caracté- parmi les émeutiers de la Folie Titon,
ristiques du roman. Ainsi, dans 14 juillet, Sagault, batteur d’or fusillé dans la cour
qui relate, comme le titre le suggère, la de la Bastille, Marie Bliard, la femme
prise de la Bastille, la narration s’appuie de François Rousseau, allumeur de
en large part sur un « on » d’historien réverbères, lui aussi tué à la Bastille, ou
conteur et il n’y a pas de protagoniste : encore les gens de petits métiers qui
l’auteur passe d’une personne à l’autre viennent travailler à Versailles : repas-
et d’un groupe à l’autre à la faveur d’une seuses, frotteurs de parquets, raccro-
chronologie méthodique. chantes, boucaneuses ou moineaux.
C’est en effet essentiellement avec les « Avec emphase, on nous enseigne le règne de
historiens qu’Éric Vuillard – qui a lui- chaque roi. Mais on ne nous raconte jamais
même fouillé les archives de la période ces pauvres filles venues de Sologne ou de
révolutionnaire – semble dialoguer, et Picardie, […] nul n’a jamais écrit leur fable
en particulier avec l’enseignement de amère. » Dans sa volonté de combler les
la discipline, face auxquels il affirme à manques des livres d’histoire, l’auteur va
plusieurs reprises un « je » critique. jusqu’à énumérer – sur près de 9 pages !
Quelle histoire raconte-t-il ? En appa- – les noms d’une partie des quelque
rence, une histoire qu’on connaît : la 200 000 Parisiens qui se trouvaient à la
rupture entre les élites et le peuple, Bastille.
Versailles qui se perd dans le jeu, les Parallèlement, Éric Vuillard semble
futilités de décoration, de couleur de reconnaître les limites de la stricte
coiffure…, le propriétaire de la manu- position d’historien ou plutôt ne pas
facture de papier peint R éveillon vouloir s’y enfermer, et c’est là la richesse
255/
et la singularité de son récit : « Il faut écrire la période révolutionnaire (« Au début, le
ce qu’on ignore. Au fond, le 14 juillet, on ignore tourbillon était chaud, on était plein d’espoir,
ce qui se produisit. Les récits que nous en avons heureux, puis le tourbillon est devenu froid,
sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule si froid »), c’est toujours à ce rêve, à ce
sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on « tourbillon chaud » que l’auteur revient
doit raconter ce qui n’est pas écrit. » – ce tourbillon chaud qui lui fait dire au
De cette foule, appelée le « peuple » mais matin du 14 juillet : « Comme ce dut être
aussi l’« humanité », qui désire « savoir excitant d’être là au petit jour, de se chambrer
jusqu’où l’on peut aller, ce qu’une et de rire – de ruser avec la peur » ou qui lui
multitude si nombreuse peut faire », il fait voir la liste des participants à la prise
cherche à saisir le mouvement. Les de la Bastille comme sacrée : « Le Bottin
chapitres courts, rythmés, plongent de la Bastille, c’est mieux que la liste des dieux
dans l’effervescence de la période, et dans Hésiode. »
notamment dans les nuits des Parisiens Et c’est depuis ce « tourbillon chaud »
– celles du 23, du 27 et du 28 avril, qu’Éric Vuillard lance un appel à notre
celles du 11 et du 13 juillet, ces nuits époque, dont les échos avec cette année
d’insomnie dans lesquelles, suggère 1789 sont manifestes – l’auteur évoque
l’auteur, on peut apercevoir sa vérité. notamment les « chômeurs » de la fin du
Pour appréhender la vérité du 14 juillet, xviiie siècle, le poids faramineux de la
/256
ambition d’historien et de romancier, il résonner autrement le sens de la respon-
est porté par un souffle politique visant sabilité tant individuelle que collective.
à revivifier notre capacité d’insurrection. La beauté de ce roman tient à une
Anne-Sophie Monglon connivence profonde avec la nature.
Les paysages, détaillés avec une volupté
éblouissante, imposent une blancheur
Volia Volnaïa ouatée qui semble s’appliquer à effacer
Victor Remizov les traces de la présence de l’homme
Belfond, 2016, 388 p., 21 € – skis, pas, véhicules – et se refuser à
garder les empreintes ensanglantées des
Dans ce premier roman, le russe Victor bêtes traquées – zibelines, ours, loups.
Remizov, né en 1958 à Saratov, invite à Victor Remizov excelle à rendre sensible
un voyage étourdissant dans l’immensité la conquête patiente de l’environnement
sibérienne, au plus profond de la taïga par des héros, tout entiers possédés par
qu’il connaît bien pour l’avoir parcourue sa dimension grandiose et tiraillés entre
comme géomètre-expert, et explore le respect des lieux et la nécessité d’en
l’idée même de liberté dans ces p aysages tirer parti par la chasse ou la pêche : « Il
rudes et souvent hostiles où faune et ne savait pas ce qu’il préférait : la taïga dorée
flore dictent leur loi. Une rencontre ou son butin de zibelines. » La précision
insolite, qui dégénère en règlement de avec laquelle les pièges sont dissimulés
comptes entre les chefs de la milice sous les mélèzes ou les filets glissés le
locale et un simple citoyen, Stepane long de la rivière Rybnaïa témoigne de
Kobiakov, dont le coffre de voiture est la connaissance intime des rituels de vie
rempli de caisses de contrebande d’œufs des animaux, comme les saumons et
de saumon, provoque l’explosion de autres poissons.
l’équilibre, fait d’aménagements, de Tout est à la fois connu et mystérieux,
silences prudents et de corruption, maîtrisé et dangereux, familier et
qui régnait dans le bourg de Rybatchi, étrange. Le récit est comme encerclé
« centre administratif d’une grande région par la redondance de mots symboliques
forestière au sein d’un oblast ». L’avalanche – toundra, labaz, chouga, chapka –, par
de retombées, avec la multiplication la répétition des gestes – laisser des
des perquisitions, l’appel aux dénoncia- messages dans les isbas communes ou
tions, l’intervention du pouvoir central privées, trouver de bonnes cachettes
de Moscou, mais aussi avec l’affirmation pour le produit frauduleux de la pêche
de solidarités, l’opprobre porté sur des ou de la chasse – et par la similitude
pratiques douteuses et la volonté de des séquences vécues par les différents
retrouver une forme de dignité, fait héros – la tactique de Stepane Kobiakov
257/
et les dangers qu’il encourt pour tuer les adjoint du chef précédent limogé, ou
loups font écho à ceux d’Ilya Jebrovski, l’assassinat d’Ivan Trofimovitch, un
dit « le Moscovite », quand il pressent la vieux chasseur, bouleversent les rap-
présence d’un ours qu’il lui faut abattre. ports de force. Le nombre important
La communion solitaire avec ces élé- de personnages, évoqués par leur nom
ments intemporels se déploie comme complet, leur diminutif ou leur fonction,
un envoûtement simple et authentique, la complexité des liens qui unissent les
même s’il s’inscrit aussi en filigrane du responsables de l’ordre dans le bourg
quotidien plus sordide de la corruption, de Rybatchi, la qualité des sentiments
de l’appât du gain et de la s oumission amoureux tardivement éprouvés par
au pouvoir en place. Le titre du roman, Tikhi et Macha ou On’c Sacha et la
Volia Volnaïa, « Liberté libre », prend jeune Polina, le rôle particulier joué
tout son sens quand chacun des pro- par les femmes, épouses, mères ou
tagonistes, qu’il vende ses produits au filles, détentrices de la tradition, mais
marché noir avec l’accord monnayé conscientes du poids de la modernité,
des autorités locales, qu’il soit membre forment par leur caractère redondant la
de la police, étudiant ou voyageur de chair du récit.
passage, se trouve confronté à la traque Les échanges, souvent accompagnés
de Stepane Kobiakov. L’intervention de beuveries, autour du braconnage, du
de l’Omon, unité de forces spéciales travail au noir, des quotas imposés par
du ministère de l’Intérieur, contribue Moscou, qui craint de voir lui échapper
au trouble en perturbant un système des ressources importantes, redonnent
qui avait toujours su s’accommoder à la dimension humaine une épaisseur
discrètement des régimes politiques en qui fait écho à la présence obsédante
place. Une perte de repères, un doute de la nature. Une page d’histoire surgit
pénétrant sur le sens de la vie se glissent au hasard d’une rencontre ou d’un
alors subrepticement dans les esprits, déplacement : l’hôtel aux murs jaunis
allant jusqu’à affecter le regard porté sur où séjourne le détachement de l’Omon
l’espace naturel environnant et la com- semble un vestige de l’époque sovié-
plicité avec les compagnons de route. tique ; la Tchétchénie est évoquée par
Victor Remizov sait faire coexister plu- Hopa, qui a participé aux deux guerres,
sieurs rythmes dans le récit, une espèce a été blessé à trois reprises et est bardé
de lenteur faite de prudence et d’agilité de décorations. Tous ces éléments, dis-
quand il s’agit de pénétrer la taïga et une séminés dans la narration, préparent
accélération soudaine quand des actes ces moments poignants qui voient une
de violence, comme le passage à tabac vie entière basculer : Tikhi s’interroge
du nouveau chef de la milice, ancien sur son action en tant que chef de la
/258
milice et réprouve ses compromissions pour tenter de venir en aide à Kobiakov
avec le pouvoir ; le musicien Valentin – « Collectivement, on ne peut aller qu’en
Balabanov, dit « Vali », « Valka » ou enfer ! Chacun doit décider pour lui-même. » –
« Balabane », avec une idée bien précise renoue avec l’interrogation qui taraude
en tête, finit par accompagner le déta- bien des héros russes : tuer, être prêt à
chement de l’Omon dans sa recherche mourir, oui, mais pour qui et pourquoi ?
de Stepane Kobiakov. Sylvie Bressler
Le cri du cœur de Balabane s’adressant
à l’étudiant qui en appelle à la solidarité
Brèves
guerre contre la terreur (un entretien
L’État de droit avec lui clôt l’ouvrage). Exposant les
à l’épreuve du terrorisme tenants philosophiques, historiques et
Ghislain Benhessa politiques de cette ligne, l’ouvrage cerne
L’Archipel, 2017, 170 p., 17 € les arguments qui soutiennent des choix
à l’origine de polémiques virulentes et
Au lendemain des attentats de Charlie de questionnements profonds : Patriot
Hebdo, le Premier ministre déclarait Act, recours aux méthodes coerci-
que la France était « en guerre contre tives, détention préventive… Le débat
le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme américain n’est plus tant à penser sous
radical ». Nous entrions à notre tour l’angle d’une dichotomie entre liberté
dans la voie et les débats ouverts par le et s écurité, mais à travers l’opposition
11 Septembre aux États-Unis. Face au entre pragmatisme et idéalisme. Le
terrorisme, l’État de droit se trouve pris pragmatisme prévaut dans l’approche
dans une exigence de réactivité qui fait de Yoo ou de certains théoriciens plus
craindre pour sa pérennité. Dans son radicaux, comme Eric Posner et Adrian
essai clair et concis, Ghislain Benhessa Vermeule. En se prémunissant contre
propose une généalogie des dispositifs un certain européocentrisme, l’auteur
législatifs et de la ligne présidentielle, tâche de saisir de manière dépassionnée
depuis l’administration Bush jusqu’au cette idéologie, défaite de ses oripeaux
dernier mandat d’Obama. Il présente rhétoriques et en dehors du storytelling
notamment l’un de ses maîtres d’œuvre, médiatique. Il parvient non seulement
John Yoo, qui fut le conseiller juridique à définir le cadre juridique dans lequel
de George Bush et le stratège de la Trump va prendre ses marques, mais
259/
également à dessiner, en filigrane, la politique sont plus nuancées qu’on ne
singularité de la lutte contre le terrorisme pourrait le penser (c’est l’intérêt du
en Europe. Travaillée par le spectre livre de le montrer), et Jack Lang n’est
des totalitarismes, elle est p ourtant pas l’inspirateur ni l’inventeur de tout,
désormais aux prises avec des paradoxes même si son rôle est central. Dans la
et des heurts mis au jour il y a plus d’une période 1981-1986, deux orientations
décennie aux États-Unis. ressortent nettement : ce que Martigny
Nicolas Léger appelle un « anti-américanisme culturel
d’État » et l’affirmation du « droit à la
différence (culturelle) ». La droite identi-
Dire la France. Culture(s) taire sera plus tard vent debout contre
et identités nationales. ce droit, mais son premier opposant sera
1981-1995 un républicanisme de gauche « intégra-
Vincent Martigny tionniste ». L’ouvrage a, entre autres,
Presses de Sciences Po, 2016, le mérite de dégager clairement, belle
376 p., 27 € documentation à l’appui, les lignes de
force et les enjeux « nationaux » d’une
Le titre de ce livre est quelque peu res- politique culturelle dont les effets sont
trictif par rapport aux sujets qu’il aborde. toujours présents – même si, depuis
D’abord parce qu’une longue première 2007, l’obsession identitaire à droite
partie revient sur la période qui précède (à cause du Front national) donne le la
celle qu’il traite. Entre 1968 et 1981 en dans les débats autour de la culture.
effet, commence à se mettre en place la J.-L. S.
« construction du récit culturel national »
– entendez : le récit de l’impérialisme et
de l’anti-américanisme culturels –, où La question juive
l’on découvre a contrario que la gauche des modernes. Philosophie
socialiste, en tout cas celle de François de l’émancipation
Mitterrand et de Jack Lang, n’oubliait pas Bruno Karsenti
la célébration de la nation et de la patrie. Puf, 2017, 288 p., 20 €
Le début du septennat n’omet pas cette
dimension « nationale » et le marque à Écrit au cours d’une « période de
travers trois politiques emblématiques : dégradation », ce livre constitue un
celles du livre, du cinéma et des Grands exercice de philosophie politique. Il
Travaux (pyramide du Louvre, Opéra soulève la question : que suis-je ? Et
Bastille, Arche de la Défense…). Les pose le problème de l’« institution sociale
motivations et la réalisation de cette de l’individualité en contexte démocratique
/260
européen 1 ». Y répondre requiert tous connaissent, l’exploitation capita-
d’articuler de manière originale le
liste, doit ainsi être ramenée à sa contin-
problème juif et la modernité euro- gence historique, à son déplacement et
péenne, entendue comme un projet son occultation par l’antisémitisme, à
d’émancipation : « La liberté, également la fois « exutoire » et « écran ». À travers
distribuée dans l’ensemble des sphères de vie la lecture de ces différents juifs éman-
que subsume un État libre. » Cette articu- cipés se dégage un enseignement pour
lation passe par une « constellation » de la philosophie politique moderne :
portraits : Joseph Salvador, Heinrich « L’histoire de l’émancipation fait partie de
Heine, Émile Benveniste, Leo Strauss, l’émancipation », autrement dit, « l’individu
Émile Durkheim, Marc Bloch, Bernard n’existe que qualifié, quand bien même il est
Lazare. Irréductibles à une commu- émancipé ».
nauté, ils dessinent toutefois une expé- J. C.
rience sociopolitique singulière. Le
livre trouve ainsi son point de départ
dans une énigme : dans les condi- L’encyclopédie critique
tions de la modernité européenne, les du genre : corps, sexualité
juifs se sont émancipés, ils ont donc et rapports sociaux
été reconnus comme citoyens égaux Juliette Rennes (sous la dir. de)
indépendamment de leurs sphères La Découverte, 2016, 752 p., 35 €
d’appartenances, et pourtant, « les juifs
sont demeurés juifs » – non par un caractère Cette première encyclopédie française
propre, mais par « un dérèglement de la diffé- du genre traite de notions aussi diverses
renciation démocratique elle-même ». Bernard que la mondialisation, la prostitution,
Lazare a lu dans la figure de Job « le secret la voix ou la nudité, en faisant appel à
traditionnel d’une politique moderne des quinze disciplines différentes et avec
juifs », donc une explication de ce dérè- pour objectif de « dépoussiérer l’épaisseur
glement. Ce secret est traditionnel, mais historique au cours de laquelle se sont
d’une tradition reprise depuis le présent sédimentées des inégalités durables entre groupes
de l’antisémitisme (Lazare écrit au sociaux ». Deux axes retenus, la sexualité
moment de l’affaire Dreyfus) : il est celui et les rapports sociaux, ont trait à la
de l’« éternelle persécution ». L’injustice que reproduction des rapports traditionnels
de pouvoir (dans la pornographie par
1 - De ce point de vue, Bruno Karsenti applique exemple) et au défi que présente l’étude
aux sujets juifs modernes le détour par les sciences de l’intersectionnalité. L’ouvrage
sociales dont il a démontré l’importance dans
D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et
s’intéresse à la manière dont les femmes
la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013. et les minorités sexuelles se font une
261/
place dans la société et réussissent à faillite de l’« utopie carcérale », c’est-à-dire
retourner les stigmates qui leur sont la volonté philanthropique de réhabiliter
assignés. L’axe du corps fait l’objet d’un les détenus. Si, en façade, elles semblent
traitement original, soulignant l’apport améliorer les conditions de détention,
de l’anthropologie biologique dans les expériences carcérales se révèlent
l’analyse de la voix et de la taille, sans désastreuses en pratique. Alors que
tomber dans l’opposition stérile entre le tournant sécuritaire contemporain
génétique et environnement social. Le recouvre le « suremprisonnement » par
concept de sélection naturelle permet le terme pudique de « surpopulation »,
de montrer que des pratiques culturelles l’enfermement des corps et la privation
peuvent influencer les génomes humains de liberté reproduisent « la gestion
en valorisant certaines caractéristiques différentielle des illégalismes » dénoncée
ou pratiques : on apprend ainsi que la par Foucault. L’auteur considère ainsi
moindre taille des femmes vient de la l’échec de l’utopie carcérale comme la
valorisation sociale de l’appariement réussite de la domination de classe. Dans
matrimonial entre femmes petites ce contexte, le discours sur les prisons
et hommes grands. Finalement, cet modèles sert à détourner l’attention de
ouvrage fragilise la d istinction entre la fonction politique de la prison vers ses
sexe et genre en montrant comment cer- conditions de fonctionnement interne :
taines différences « naturelles » peuvent une « distraction » en somme.
résulter de pratiques sociales genrées Rémi Baille
et comment celles-ci influencent notre
perception des corps comme étant
« féminins » ou « masculins ». Indiens et conquistadores
Elyne Etienne en Amérique du Nord
Jean-Michel Sallmann
Payot, 2016, 347 p., 24 €
L’utopie carcérale.
Petite histoire Parmi les chapitres de la colonisation
des « prisons modèles » espagnole des Amériques au xvie siècle,
Grégory Salle les conquêtes de Cortès au Mexique et
Éditions Amsterdam, 2016, des frères Pizarro au Pérou sont mieux
232 p., 16 € connues du public que les tentatives
désastreuses d’implantation en Amé-
À travers son histoire internationale rique du Nord. Jean-Michel Sallmann
des « prisons modèles » depuis la fin du met en lumière ces événements ; il étudie
xviie siècle, Grégory Salle montre la les expéditions organisées vers le pays
/262
pueblo (Arizona, Nouveau-Mexique), les Mais au lieu des empires florissants et des
plaines du Sud-Est (Floride, Géorgie, mines d’or, ils rencontrèrent des peuples
Carolines) et la vallée du Mississippi, adeptes de la guérilla et des immensités
insistant sur leurs motifs géopolitiques, au climat rude, en ces temps de « petit âge
leurs modalités pratiques et les raisons glaciaire ». Sur les six cents hommes de
de leur insuccès. L’ambition des l’expédition Narváez en Floride, quatre
envahisseurs était double : d’abord en revinrent, après sept ans de marche !
s’enrichir par le pillage, la mise au travail Si les conquistadores se signalèrent par
forcée des Indiens et l’exploitation de leur cruauté et leur incompréhension
ressources minières, puis découvrir un des cultures locales, le récit de Cabeza de
détroit moins dangereux que celui de Vaca décrit sa captivité dans un monde
Magellan, afin d’ouvrir une nouvelle karankawa « brutal mais empreint d’une
route commerciale vers la Chine et ainsi grande humanité ».
concurrencer le commerce portugais. Pierre Lefebvre
En écho
la puissance de la réaction qui attaque
IWMpost les droits des femmes. Jan-Werner
no 118, automne-hiver 2016 Müller souligne que le pluralisme est la
meilleure réponse au populisme. Irina
Mark Lilla juge que nous vivons dans un Borogan et Andrei Soldatov écrivent
âge réactionnaire et, curieusement, que que la Russie fait appel à la Chine pour
la réaction se manifeste au moins autant regagner sa souveraineté nationale dans
à gauche qu’à droite : pour lui, les grèves le cyberespace.
en France contre la loi Travail sont liées
au vote Trump et au vote Brexit par un
même sentiment de dépossession. Miloš Inflexions
Vec évoque les polémiques suscitées par no 34, 2017
le refus de certains religieux de serrer la
main des femmes. Une poignée de main La revue du dialogue entre civils et mili-
fait pourtant partie des bonnes manières taires livre un dossier sur les rapports
et reconnaît l’égalité entre les sexes. Il de la culture militaire française à
considère qu’il n’y a pas là matière à l’étranger. Rappelant l’histoire de la
légiférer et recommande d’ignorer les Légion étrangère, l’unité Nueve de la
malpolis. Une table ronde s’interroge sur division Leclerc, composée de réfugiés
263/
espagnols, ou le maquis Montaigne,
composé d’Allemands ayant fui le Vacarme
nazisme, mais aussi les chants militaires, no 78, janvier 2017
la « force noire » et les harkis, le dossier
se demande si la fraternité d’armes entre La revue Vacarme saisit « Le Brésil
nationaux et étrangers ne présente pas depuis ses marges ». Dans un contexte
des enseignements pour la société dans de crise protéiforme du pays, le dossier
son ensemble à l’heure où cette dernière coordonné par Alexandre Charrier et
semble se fracturer. Elena Lespes Muñoz donne la parole
aux initiatives marginales. Les minorités
ébranlées par les tensions sociales
La Revue nouvelle persistantes s’organisent et ripostent.
janvier 2017 En se réappropriant certains territoires
et à l’aide de pratiques de résistance,
Le dossier de La Revue nouvelle, « Papiers les femmes, les Noirs, les minorités
pour tous ou tous sans papiers ! », coor- indigènes, les Lgbt ou les artistes
donnée par Andrew Crosby et Youri Lou proposent des horizons communs.
Vertongen, constitue une contribution Reconquérir sa terre, défendre ses droits
bienvenue au débat sur les migrations et créer de nouveaux espaces sociaux : la
dans un contexte de « crise européenne de puissance des marges est une puissance
l’accueil ». Il met en avant les travaux du d’occupation. Du côté de Paris, Gaëlle
groupe de réflexion Migrations et luttes Krikorian évoque le thème du droit à la
sociales (Mls), composé de chercheurs ville dans une série de photos intitulée
et de militants associatifs. La première « Des grilles pour les migrants ».
partie cherche à déconstruire la figure
de l’étranger produite par l’État, c’est-à-
dire par les distinctions juridiques, les Rapport du Coe
frontières et l’action humanitaire. 2017
La deuxième partie étudie différents
acteurs : les juges, les chargés d’entre- Le Conseil d’orientation pour l’emploi
tiens dans les demandes d’asile et les (Coe) a publié, en janvier dernier, un
acteurs associatifs. La troisième partie rapport consacré aux conséquences
est consacrée aux migrants sur les îles de l’automatisation et de la numéri-
de Malte et de Lampedusa. Le dossier sation sur le volume, la structure et
parvient à produire un contre-discours la localisation de l’emploi. Parmi les
face à « la déferlante réactionnaire » pour conclusions, on retiendra que moins
soutenir les mobilisations de migrants. de 10 % des emplois existants sont
/264
menacés, que la moitié des emplois sont lement la parole à Federica Mogherini,
susceptibles d’évoluer de manière signi- Haute Représentante de l’Union pour
ficative et que le progrès technologique les affaires étrangères, et à Ehud Barak,
favorise l’emploi qualifié. ancien Premier ministre israélien.
265/
Avis
Prochains numéros populiste », autour de Pierre Rosan-
Après ce numéro double, la rédaction va vallon et de Jan-Werner Müller. Le
faire une pause, avant de vous retrouver 18 avril dans l’après-midi, un deuxième
en mai avec un numéro spécial sur les débat, autour de Robert Darnton et
États-Unis, qui accueillera des intellec- Roger Chartier, portera sur l’accès à
tuels américains pour comprendre la connaissance et l’avenir des biblio-
comment s’organise la résistance à thèques. Tous nos abonnés et lecteurs
Donald Trump et s’ils ont le sentiment sont évidemment les bienvenus !
d’être entrés en dissidence. Au mois de
juin, le dossier portera sur « La fin du Souscription
jugement ». Jusqu’au 31 mars 2017, il est possible de
commander un exemplaire des Entretiens
Esprit du temps d’Emmanuel Mounier au tarif préfé-
Esprit s’associe à l’Institut d’études rentiel de 25 €. Les commandes sont
avancées de Paris (www.iea-paris.fr), à adresser aux Presses universitaires
qui accueille des chercheurs étrangers de Rennes, au 02 99 14 14 01 ou par
en résidence, pour organiser une série courriel, pur@univ-rennes2.fr. Un
de débats publics sur des questions bulletin de souscription est également
d’actualité. Le 24 mars à 19 heures, le disponible sur notre site internet, www.
premier débat portera sur « Le moment esprit.presse.fr.
/266
Auteurs
Jean-Michel Besnier Tristan Garcia
Professeur émérite à l’université Paris- Auteur de plusieurs romans publiés aux
Sorbonne et directeur du pôle de éditions Gallimard et d’essais sur les
recherche « Santé connectée et humain images, la souffrance animale, les séries
augmenté » à l’Institut des sciences de la télévisées, l’électrisation de la vie ou le
communication du Cnrs. Il est l’auteur « nous », ainsi que d’un traité de méta-
de la Sagesse ordinaire (Le Pommier, physique, Forme et objet. Un traité des choses
2016), Les robots font-ils l’amour ? Le trans (Puf, 2011). Il enseigne la philosophie à
humanisme en 12 questions (avec Laurent l’université de Lyon-3.
Alexandre, Dunod, 2016) et Demain les
posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de Xavier Guchet
nous ? (rééd. Pluriel, 2017). Enseignant-chercheur en philosophie
et en éthique des techniques à l’univer-
Philippe Bihouix sité de technologie de Compiègne. Il
Ingénieur centralien, il a travaillé dans est l’auteur de Philosophie des nanotechno-
différents secteurs industriels comme logies (Hermann, 2014) et de la Médecine
ingénieur-conseil ou dirigeant. Il est personnalisée. Un essai philosophique (Les
l’auteur de plusieurs ouvrages sur la ques- Belles Lettres, 2016).
tion des ressources non renouvelables
et des enjeux technologiques associés, François Jarrige
notamment de l’Âge des low-tech. Vers Historien des techniques, des mondes
une civilisation technologiquement soutenable ouvriers et de l’environnement.
(Seuil, 2014). Maître de conférences à l’université de
Bourgogne et membre de l’Iuf, il est
Élie During l’auteur de Technocritiques. Du refus des
Maître de conférences à l’université machines à la contestation des technosciences
de Paris-Nanterre et membre junior (La Découverte, 2016) et de la Modernité
de l’Institut universitaire de France désenchantée. Relire l’histoire du xixe siècle
(Iuf). Ses recherches sur la notion (avec E. Fureix, La Découverte, 2017).
d ’espace-temps le conduisent à la
croisée de la métaphysique, de la philo Maël Renouard
sophie des sciences et de l’esthétique. Écrivain, philosophe et traducteur. Il a
Il vient de réaliser une édition de Paul reçu le prix Décembre pour la Réforme de
Langevin, le Paradoxe des jumeaux : deux l’opéra de Pékin (Payot & Rivages, 2013).
conférences sur la relativité (Presses univer- Il est l’auteur de Fragments d’une mémoire
sitaires de Paris-Ouest, 2016). infinie (Grasset, 2016), un essai littéraire
et philosophique consacré à Internet.
/268
Camille Riquier Bernard Stiegler
Maître de conférences à l’Institut Philosophe, directeur de l’Institut de
catholique de Paris. Spécialiste de recherche et d’innovation (Iri) et pré-
la philosophie de Bergson, il publie sident de l’association Ars industrialis,
prochainement Philosophie de Péguy ou les association internationale pour une
Mémoires d’un imbécile, aux Puf. politique industrielle des technologies
de l’esprit. Il est l’auteur de Dans la
Irlande Saurin disruption. Comment ne pas devenir fou ? (Les
Enseigne la philosophie à l’École Liens qui libèrent, 2016).
n ormale supérieure. Elle a publié
« Simondon et ses objets : philosophie, Jean Vioulac
t echnique, psychologie » (Critique,
Professeur de philosophie. Il est l’auteur
mai 2015). de Science et révolution. Recherches sur Marx,
Husserl et la phénoménologie (Puf, 2015).
269/
www.esprit M
.presse.fr Ad
Vi
Pa
Jean-François Kerléo – Les primaires contre
la Ve République ? Em
J
C
ESPRIT Comprendre le monde qui vient
www.esprit.presse.fr
tél. 03 80 48 95 45
40%
Abonnez-vous d’économie par
numéro
Mme, M.
Adresse
Ville
Pays Code postal
Email
Souscrit un abonnement à partir du mois de
© Esprit – Sauf pour de courtes citations dans une critique de journal ou de magazine, il est interdit, sans la
permission écrite des détenteurs du copyright, de reproduire ou d’utiliser les textes publiés dans cette revue, sous
quelque forme que ce soit, par des moyens mécaniques, électroniques ou autres, connus présentement ou qui seraient
inventés, y compris la xérographie, la photocopie ou l’enregistrement, de même que les systèmes d’informatique.
En application du Code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement, par
photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de
copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).