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APOLLINAIRE (1880 -1918)

La critique et l'histoire littéraires ont eu du mal à situer exactement la modernité d'Apollinaire, c’est
d’ailleurs juste ce qu’il voulait: dans L’esprit nouveau et les Poètes, il se déclare vouloir rester inclassable.
Mais, l'histoire littéraire fait d'habitude le partage entre un Apollinaire qui continue la lignée des symbolistes et
un autre- promoteur et créateur de la modernité, certains spécialistes considérant que la modernité d'Apollinaire
consiste dans l'élaboration d'une „poésie cubiste". D’ailleurs, ami des peintres, avant tout de Picasso et de
Braque, il a une forte contribution au lancement du cubisme; en 1913 il va publier un livre intitulé Les Peintres
cubistes.
Comme en peinture, le cubisme littéraire désarticule l’image et en retient ses éléments constitutifs. C'est
justement cette désarticulation qui va être poussée plus loin encore par le surréalisme. Mais les éléments
désarticulés sont recombinés par la suite dans une superposition des plans, qui offre une synthèse originale de
l'ensemble. Ce second volet caractérise toute la modernité poétique du XX -e siècle et de ce point de vue les
innovations d'Apollinaire sont bien illustratives.
De ses principales œuvres, on peut citer: Alcools, Les Peintres cubistes, Le Poète assassiné,
Calligrammes, posthumes- Il y a, Poèmes secrets à Madeleine, Le Guetteur mélancolique, Tendre comme le
souvenir, Ombre de mon amour.
Dans la première hypostase du poète, domine l'allure mélancolique, voire même élégiaque des vers.
L'expression parfaite de cette création est le poème Le Pont Mirabeau (Alcools), l'un des plus beaux qui soient.
Il chante l'écoulement éternel de La durée, figurée ici par l'eau courante" de la Seine, face à laquelle demeure
monumentale la triste joie du poète: Sous le Pont Mirabeau coule la Seine /Et nos amours /Faut-il qu'il m'en
souvienne /La joie venait toujours après la peiné // Vienne la nuit sonne l'heure / Les jours s'en vont je demeure
Le refrain du poème ainsi que l’emploi du subjonctif sans que apportent une idée d’archaïsme et une
musicalité discrète. La suppression de la ponctuation, par contre, y ajoute une nuance moderne. Un autre
élément de modernité consiste dans la manière d’Apollinaire de construire les images ( dans Le Pont Mirabeau
il construit une architecture à trois niveaux: le pont des bras des amoureux, le Pont Mirabeau où ils se trouvent
et la Seine qui coule en bas). Le propre d'Apollinaire est justement l'élaboration des images assez vastes, que
développent leurs termes agencés(îmbinaţi, combinaţi) dans des relations fort complexes. Il en est ainsi de la
plupart des poèmes d'Alcools.
Le partage entre Apollinaire -mélancolique et Apollinaire -poète de la modernité n'est pas
essentiellement chronologique. Car Alcools démarre avec Zone, poème brutalement moderne, alors que dans un
recueil comme Calligrammes, imbu de modernité, on retrouve des fragments ou des poèmes entiers qui tiennent
plutôt de la première attitude.
Quoi qu'il en soit, Zone représente un tournant dans l'évolution du discours poétique dans son ensemble.
Comme le peintre cubiste, Apollinaire opère une dislocation, mais celle-ci est plus profonde, puisqu'elle touche
l'être même du poète: il s'adresse à lui-même par le pronom tu, se déclarant dès le départ : „À la fin tu es las de
ce monde ancien”. Tout au long du poème il y a un festival compliqué de pronoms où domine ce tu — moi.
Tout se passe comme si le moi se jetait au monde en riant et en pleurant à la fois; ensuite, dans l'acte même de
récriture, il perçoit ce spectacle et se revoit multiplié dans l'espace et dans la durée, tout en concentrant les
segments par une technique simultanéiste. Mais l'effet est plus profond que dans la peinture et ce n'est pas par
hasard que le poète invoque des volumes: „Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois
comme une eau-de-vie […] Adieu /Adieu /Soleil cou coupé”
Cette fin de l’adieu est marquée d'abord par la circularité entre le comparant vie pour alcool et sa reprise
comme comparé, déterminé dynamiquement par le comparant eau-de-vie, lui-même synecdoque pour alcool.
Autrement dit, la peinture langagière d'inspiration cubiste s'enrichit par un vertige à la Van Gogh. Le cri d'adieu
apporte une image démentielle: Soleil cou coupé, qui revient d'une manière obsédante chez Apollinaire.
La structure d'Alcools repose sur l'alternance hétéroclite entre des poèmes très concentrés et d'autres qui
s'étendent sur plusieurs pages; il en est ainsi de la fin de ce recueil.
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Apollinaire est un promoteur de la spontanéité, la surprise est le concept fondamental de sa poétique.
Dans Calligrammes, intitulé initialement Idéogrammes lyriques, Apollinaire donne libre cours à l’imagination
formelle et crée une poésie visuelle. Les Calligrammes, dans leur ensemble, forment un recueil complexe, qui
renferme plusieurs cycles composés. La partie inédite du recueil consiste dans les poèmes disposés
graphiquement sous forme d'images. Ils sont l'aboutissement des tentatives d'exploiter les techniques d'im-
pression rattachées à la mise en page qu'avait entrevues Mallarmé dans Un coup de dés jamais n'abolira le
hasard.
Certains calligrammes reposent sur la simple mise en page. Le poète choisit un seul fragment de texte
qu'il dispose de manière à figurer tel ou tel objet ou même un acte quelconque. On peut mentionner à cet égard
le poème Fumées, qui insère une phrase reproduisant la forme d'une pipe:
„Et je fu / me /du ta bac /zoNE”
Mais après cette notation qui se veut banale, le poète s'adresse à soi-même dans la partie finale et celle-
ci renferme des images imbues de poéticité: „Tu t'étends comme un dieu fatigué par l'amour/ Tu fascines les
flammes/ Elles rament à tes pieds/ Tes feuilles de papier”
Le poète réalise aussi des calligrammes totalement figuratifs. C'est le cas du poème II pleut qui est écrit
sous forme de lignes presque verticales reproduisant la chute des gouttes de pluie. On a l’impression de
regarder un dessin représentant des fils de pluie. La lecture en est difficile, mais bien récompensée. La
première „chute” dit: „il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir”.
L'invention y est totale: le poète rompt avec la tradition de la mise en page routinière; il choque
brutalement par la vue d'une page où effectivement les lettres représentent des gouttelettes d'eau; on a même
l'impression d'y sentir le frais parfum de la pluie. En même temps, le texte se concentre dans des énoncés courts
et très denses au point de vue sémantique. Il a l'air d'une maxime, qui, en l'occurrence est enrichie par une
image inédite, douée d'une force de suggestion extraordinaire.
Mais les calligrammes qui valorisent complètement l'iconicité sont ceux qui reproduisent le contour des
objets. C’est le cas de Coeur, couronne et miroir. Apollinaire choisit des images qui sont pleinement sym-
boliques: le coeur comme métonymie de la vie, la couronne comme métonymie de la royauté et le miroir qui
reproduit „graphiquement” le nom du poète, l'ensemble se rattache au fond à la personne de celui qui écrit.
Quant au sens de la lecture: dans les calligrammes qui renferment des courbures on lit de droite à
gauche, dans le sens des aiguilles d'une montre, donc dans le sens inverse de la lecture linéaire courante.
Le poème La Colombe poignardée et le jet d'eau est plus complexe et il évoque les amours et les
amitiés du poète. Les vers jaillissent d'un centre comme les jets d'eau, ce qui, par rapport à d'autres images,
introduit une forte dose de dynamisme.
Les formes peuvent être plus sophistiquées encore, c'est le cas de La Cravate et la montre. Avec les
calligrammes écrits à la main, le poète ajoute un nouveau élément d'authenticité, cette fois-ci, celle de sa propre
calligraphie, qui apparaît comme une sorte d'autographe, à plus forte raison que le texte s'adresse directement à
quelqu'un.
D'autres poètes se sont essayés, dans ce genre de poésie, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Seulement,
dans le cas d'Apollinaire il s'agit de tout un programme artistique, ses Calligrammes sont le corollaire de la
technique cubiste employée dans ses poèmes - superposition de plusieurs plans et même de plusieurs modes
d'expression artistique. Aux techniques cubistes qui régissent les images d'Apollinaire s'ajoute un rythme
d'ensemble, Apollinaire construisant ainsi une musique cubiste.
La création d'Apollinaire marque un tournant dans l'histoire de la poésie française. Après Baudelaire et
le symbolisme, elle s'institue comme la troisième modernité. Elle vaut par ses qualités intrinsèques, mais aussi
par l'influence sur la poésie qui a suit. Par son caractère contestataire, Apollinaire annonce le mouvement
„dada"; par la force de l'image, par la découverte des zones inédites de sensibilité spontanée, par le discours qui
se veut libre et qui prône la liberté, il anticipe et fonde le surréalisme. D'ailleurs c'est lui qui a forgé le mot
dans le sous-titre de son ouvrage Les Mamelles de Tirésias. Drame surréaliste en deux actes et un prologue.

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