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MABILLON
Revue internationale d'histoire
et de littérature religieuses
International Review for
Ecclesiastical History and Literature
BREPOLS
MOINES ENVAHISSEURS OU MOINES CIVILISATEURS ?
CLUNY DANS L’HISTORIOGRAPHIE ESPAGNOLE
(X IIIe-XXe SIÈCLES)
par
Patrick HENRIET
1. D idici quia perfectionem hujus sancte quam requirebam professionis nemo perfectius
ostendere poterat, quant congregatio monasterii Cluniacensis, que eodem tempore, clarius
ceteris m onasteriis Benedictiperfecta florebat regulari religione, auxiliante Deo et venerando
abbate Odilone am m inistrante : A. B ernard , A. B ruel , Recueil des chartes de l ’abbaye de
Cluny, IV, Paris, 1888 [désormais cité BB], n° 2891, ou mieux, Colecciôn diplom àtica de San
Salvador de Ona (822-1284), I. 822-1214, J. del A lamo éd., Madrid, 1950 (CSIC. Escuela de
Estudios Medievales. Textos XII), n° 26, p. 46-52, ici p. 48. Ce document, qui pose quelques
problèmes de datation (cf. ibid., n° 39, p. 52), existe en original : BNF, pièce orig. 90.
2. San Juan de la Pena : A. U bieto -Arteta , Cartulario de San Juan de la Pena, 2 vol.,
Valence, 1962-1963 (Textos Medievales, 6 et 9), ici I, p. 135-140 (il ne s’agit pas, malgré le titre,
de l’édition d’un cartulaire, mais bien d’une collection documentaire). La date de ce document
(peut-être 1028), très certainement interpolé, est controversée : cf. bibliographie dans P. Segl ,
« Die Cluniacenser in Spanien —Mit besonderer Berücksichtigung ihrer Aktivitäten im Bistum
Leon von der Mitte des 11. bis zur Mitte des 12. Jahrhunderts », dans Die Cluniazenser in ihrem
politisch-sozialen Umfeld, G. C onstable, G. M elville et J. O berste éds., Münster, 1998 (Vita
Regularis, 7), p. 537-558, ici p. 540, note 10. Sahagün : Colecciôn diplom àtica del monasterio
de Sahagün, III (1073-1109), éd. M. H errero , Leon, 1988, n° 781 et 782, p. 68-73 (8 et 14 mai
1080 ?).
xie siècle, Cluny jouit donc auprès des monarques d’un prestige sans équiva
lent. Cependant, Cluny est en Bourgogne et San Salvador de Ona, San Juan
de la Pena ou San Facundo y Primitivo (Sahagun) sont en Hispania. Cette
double dimension de la présence clunisienne, à la fois proche et lointaine,
hispanisée mais de nature étrangère, n’a jamais été oubliée. Avec des hauts et
des bas, qui relevaient souvent des oscillations du discours et des construc
tions idéologiques plus que de la réalité des implantations monastiques, les
Clunisiens en sont même venus à occuper une place à part dans l’historiogra
phie espagnole. De fait, Cluny ne pouvait laisser indifférent : sa présence
maximale, à la fin du xie et au début du xne siècle, coïncide en effet avec une
série de bouleversements, dont le changement de la liturgie et de l’écriture
wisigothiques, qui ont profondément altéré les structures de l’Église et des
sociétés hispaniques 3. D’autre part, Cluny, à partir de la mise en place des
États modernes, c’était la France, et donc un voisin bien encombrant, tantôt
admiré, tantôt détesté. Ainsi s’explique l’intérêt constant de l’historiogra
phie hispanique moderne pour Cluny, intérêt qui, jusqu’à une date récente
au moins, s’est exprimé sur trois modes fort différents mais pas nécessaire
ment exclusifs : adhésion aux valeurs de progrès qu’aurait représentées le
monastère bourguignon, hostilité devant des moines perçus comme des
envahisseurs, enfin, plus rarement, volonté implicite de gommer du passé
« national » une présence perçue comme gênante.
On mesure donc l’intérêt d’une recherche historiographique consacrée au
traitement espagnol de la matière clunisienne. Les sociétés hispaniques ont
depuis longtemps manifesté une sensibilité particulière à tout ce qui relève de
leur histoire. Pas plus que d’autres nations, dira-t-on sans doute à juste titre,
mais tout de même, bien souvent, selon des modalités spécifiques. De l’ins
tallation musulmane de 711 à celle des armées de l’Empire napoléonien, puis
au désastre de 1898 et à la guerre de 1936, les sociétés péninsulaires se sont en
effet volontiers pensées en termes de splendeur et de décadence 4. Dans ce
schéma récurrent, Cluny a souvent occupé une place de choix. Les lignes qui
suivent visent à donner quelques-uns des éléments, voire des textes, permet
tant de comprendre les enjeux d’une histoire monastique particulièrement
« sensible ». Elles ont évidemment leurs limites, qu’il importe préalablement
de souligner afin de dissiper les malentendus qui accompagnent parfois les
entreprises historiographiques. Limites, pour commencer, quant au corpus
retenu : prétendre parcourir un thème depuis le Moyen Age jusqu’aux tra
vaux récents implique quelques choix drastiques. La présente étude se
concentre sur les histoires générales du monachisme, de l’Église espagnole
ou de l’Espagne, écrites dans ce pays à partir du xvne siècle. Elle laisse donc
de côté, sauf exception, la silva oscura des histoires régionales et des
monographies consacrées à tel ou tel établissement, corpus pourtant extra
ordinairement riche et dont seule l’étude permettrait de mesurer les traite
ments différents réservés à Cluny selon les régions : il n ’y a aucune raison de
La lecture des diplômes par lesquels, depuis le roi Sanche III, les souve
rains navarrais, léonais et castillans ont introduit les coutumes clunisiennes
dans leurs établissements, voire ont donné à Cluny tel ou tel monastère, incite
naturellement à ouvrir les grandes chroniques hispaniques afin d’y chercher
les traces de cette alliance nouvelle. Or il faut se rendre à l’évidence : la place
laissée par Cluny dans l’historiographie péninsulaire médiévale est des plus
ténues. Certes, la Chronique de Nâjera (seconde moitié du xne siècle) rap
porte la façon dont, en 1072, le roi Alphonse VI (1065-1109) fut libéré des
geôles de son frère Sanche par les prières d’Hugues de Semur et de ses
moines 6. Cet épisode, qui vient tout droit du dossier hagiographique
d’Hugues, n’a cependant pas été repris par les chroniques ultérieures 7. C’est
sans doute ici la revendication monastique d’une identité clunisienne
- Nâjera avait été donnée à Cluny en 1079 - qui explique cette volonté
8. A d Cluniacum, videlicet a d caput totius monastice religionis. Cluny est « tête de toute vie
monastique », Rome est « tête de toutes les églises » ( U ride romana Ecclesia, que capud et form a
omnium ecclesiarum est) : H istoria Compostellana, I, xvr, éd. E. Falçkje R ey , Tumhout, 1988
(CCCM, 70), p. 38-39.
9. E t sicut in G aliis illu d monasterium precellebat, istu d omnibus m onasteriis eiusdem
ordinis in H ispaniis presideret (R. J iménez de R ada , H istoria de rebus H ispaniae, VI, 24, éd.
J. F ernandez V alverde , Tumhout, 1987 [CCCM, 72], p. 206).
10. Jiménez de Rada précise cependant qu’Alphonse VI avait pris l’habit non proposito sed
timoré (ibid., VI, 15, p. 196).
11. Il n’est pas question de pénétrer ici dans les méandres d’un corpus historiographique
particulièrement complexe et encore très imparfaitement édité. Pour une présentation rapide de
l’état actuel des connaissances, ci. F. G ômez R edondo , H istoria de la prosa m edieval castel-
lana, I. La creaciôn d el discursoprosistico : el entramado cortesano, Madrid, 1998, p. 643-686.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 139
Je me contente ici de citer la version dite « Royale » (1289), éditée par R. M enéndez P idal sous
le titre de Primera Crônica General de Espana, II, Madrid, 1977 [citée désormais PCG].
12. Le lien établi entre Sahagûn et le cens versé à Cluny (cf. note suivante) résulte d’une
lecture rétrospective et complètement faussée des événements, car, sous Ferdinand Ier, Sahagûn
n’était pas encore un établissement clunisien.
13. PCG II, cap. 812, p. 491-493.
14. E t sobresso dio a l monasterio de Crunniego m ill m aravedispora cadanno pora siempre
(:ibid ., p. 492a, 1. 37-39).
15. Présentation du légendier dans M. C. D iaz y D iaz, « La obra de Bernardo de Brihuega,
colaborador de Alfonso X », dans Strenae. Estudios d efilologia e historia dedicados alprofesor
M anuel Garcia Blanco, Salamanque, 1962, p. 145-161. Manuscrits : Salamanque, Biblioteca
Universitaria, ms 2538-2541.
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de Beauvais 16. C’est sans doute dans la bibliothèque royale que notre hagio-
graphe a pu consulter cette œuvre, qui figure dans le codicille du testament
d’Alphonse X 17. Mais il n’y a trouvé, de même que dans les autres bibliothè
ques à sa disposition, aucun texte hagiographique clunisien. Cette lacune
confirme ce que nous savons par ailleurs de la faible diffusion hispanique des
vitae abbatiales clunisiennes 18. Dans le domaine de l’hagiographie comme
dans celui de l’historiographie, la greffe bourguignonne a été superficielle.
Pour les historiographes hispaniques médiévaux, l’appel à Cluny est un
événement de second ordre qui ne pose guère de problème. Comme ailleurs
en Occident, « clunisien » est d’ailleurs, bien souvent, devenu synonyme de
« bénédictin pré-cistercien ». Ainsi, dans le prologue de son Chronicon
mundi, Lucas de Tuy (t 1249) présente-t-il Dominique de Silos (f 1073)
comme Dominicus Cluniacensis ordinis, ce qui est parfaitement faux 19. Or
ledit prologue est une apologie de VHispania, qui brille depuis les premiers
temps du christianisme par ses innombrables martyrs et confesseurs. Le fait
d’être « clunisien » n’enlève donc rien de son hispanité à Dominique, et
l’appartenance à la congrégation clunisienne n ’induit aucune idée de dépen
dance ou d’extranéité. C’est bien à l’époque moderne que, lorsqu’il s’est agi
d’évaluer le passé de la très chrétienne Espagne, Cluny a posé problème aux
historiens.
21. San Pedro de Cluni, de la orden de nuestro padre san Benito, que en estos tiempos era
uno de los sehalados santuarios que avia en el mundo, a quien donaron casi todos los
monasterios de Espana (P. de Sandoval, Primera parte de las fundaciones de los monasterios
d el gloriosopadre San Benito, Madrid, 1601, 3 t. en un volume, III, fol. 55-55v).
22. M onasterios de reformaciôn et monasterios de uniôn (Yepes, IV, fol. 331-331v).
23. Varon de los mas esclaredidos que ha tenido la orden de san Benito (Yepes / P érez de
U rbel , II, p. 149).
24. Y epes, IV, fol. 342-348v. Cf. aussi l’éloge général de Cluny, ibid., fol. 305v (Doy infinitas
gracias a nuestro Senor, que me ha dexado llegar con la historia à este ario de novecientos y
diez...).
25. Y epes/ P érez de U rbel , II, p. 145 sq.
26. Tenia dada la obediencia a l santo abad Hugo (ibid., p. 149).
27. Su devociônfue causa que este convento ( con ser muy ilustre y rico) decayese del titulo
de abadia y viniese a serpriorato (ibid.).
28. Antes ju zgaba que hacia grande honra a todas las casas de Espana en darles tan buena
cabeza e incorporarles y que fuesen tenidas como miembros de una abadia tan grande y tan
religiosa como la de San Pedro de Cluni (ibid.).
29. E sta devociôn que tuvo el rey don Alfonso con este monasterio de Cluni extranjero, ya
venia heredada desde el rey don Sancho el Mayor, su abuelo, y el rey don Fernando el M agno,
su padre que habian sujetado otros de Espana a este de Francia por la grande opiniàn que en
aquel siglo se tuvo de la vida reformada y perfectisim a que a lla seprofesaba (ibid.). Yepes
semble oublier ici la très juste distinction entre monastères « de observancia » et monastères «de
uniôn » dont il a été question plus haut.
142 P . HEN RIET
qui pourraient être accusés d’avoir bradé l’intérêt national. Les donations aux
divers prieurés clunisiens étaient, en effet, faites en faveur du saint Pierre
bourguignon et des moines français présents en Espagne. La conclusion est
on ne peut plus claire :
« Je ne sais si l’on serait aussi libéral à notre époque, ni s’il était bien convenable de
donner tant de pouvoir à des étrangers, étrangers qui abusèrent de la dévotion de nos
rois et eurent une telle influence sur les monastères d’Espagne que leur octroyèrent les
souverains, que, leur ôtant le nom d’abbaye, ils en firent des prieurés tributaires de
Saint-Pierre de Cluny » 30.
Cette dépendance fâcheuse eut selon Yepes des conséquences graves. Les
moines français ne connaissaient pas les particularités agricoles de l’Espagne,
les terres étaient mal gérées, et tout contact avec la tête clunisienne représen
tait une perte de temps et d’énergie. Il fallut donc, progressivement, se rendre
à l’évidence : « Il ne convenait pas de soumettre nos maisons à des établisse
ments étrangers » 31. « Etrangers » : c’est finalement le terme qui, sans doute,
résume le mieux la position de Yepes. Cluny, oui, mais en France... Qu’avaient
en effet à faire en Espagne des prieurs dont les noms, Hugues, Richard,
Geoffroy, « désignaient eux-mêmes leurs maîtres comme français » 32 ? En
réalité, pour Yepes, l’histoire monastique espagnole se devait d’être natio
nale. Elle pouvait bien devoir une partie de sa légitimité à saint Benoît, qui,
en tant qu’italien, n’était guère dérangeant, mais certainement pas à la
France. C’est donc fort logiquement qu’il oppose à Cluny la réforme, beau
coup plus récente, de Saint-Benoît de Valladolid, qui permet tout à la fois
d’exalter la figure des Rois Catholiques et de défendre l’idée d’une réforme
nationale et indépendante 33.
Ainsi, depuis le début du xvne siècle au moins, Cluny gêne. Si personne ne
met alors véritablement en cause la sainteté de ses abbés ou la perfection de sa
vie régulière, son influence en Espagne est désormais perçue comme une
atteinte à l’indépendance nationale. Pour cette raison sans doute, on constate
une certaine tendance à gommer, lorsque cela est possible, la présence des
moines bourguignons dans le paysage hispanique. Yepes lui-même en fournit
un bon exemple. Le premier volume de son œuvre monumentale s’ouvre en
effet par une belle gravure, représentant les saints les plus marquants de
l’histoire du monachisme. Benoît et sa sœur Scolastique entourent une
Vierge à l’Enfant, qui préside. Une colonne donne à droite quatre vignettes
représentant des saints espagnols : Vincent de Leon et les deux cents martyrs
de Cardena, Léandre de Séville et Ildephonse de Tolède, Irène du Portugal et
Émilien de la Cogolla, enfin Ignace d’Ona et Rosendo de Celanova. En regard,
la colonne de gauche propose quatre paires de sanctos estrangeros : Grégoire
30. No sé si en nuestros tiempos se usaba tan ta liberalidad ni si convenia hacer tan duefios
a los extranjeros, Los cuales seaprovecharon de la devociôn de nuestros reyesy tomaron tan gran
mano en los monasterios de Espana, que los reyes les sujetaron, que quitândoles el nombre de
abadias, los hicieronprioratos tributarios de San Pedro cluniacense (ib id ., p. 149-150).
31. A sl, aunque tarde, se vino a caer en la cuenta en Espana que no convenia que nuestras
casas estuviesen sujetas a las extranjeras (ibid., p. 150).
32. Los demâs todos h abian sido Hubertos, Ricardos, Gofredos, que ellos mismos descubrian
a sus duefios que eran franceses (ibid., p. 151).
33. Ibid.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 143
34. Yepes traite longuement le cas de Casimir de Pologne (f 1058), présenté comme un profès
clunisien (VI, fol. 5v-13v). Il est sur ce point victime d’une légende apparue pour la première fois
dans la Vita de Stanislas écrite par le dominicain Vincent vers 1260 (BHL 7832-7838) : cf.
P. D avid , Casim ir le moine et Boleslas le pén iten t , Paris, 1932, et I d., art. « Casimir », dans
D ictionnaire d ’histoire et de géographie ecclésiastiques, XI, col. 1285-1287. Sur la gravure qui
nous occupe, Casimir apparaît de toute façon comme le représentant de la Pologne monastique
et non de Cluny.
35. J. T amayo Salazar, Anam nesis sive commemoratio omnium sanctorum hispanorum,
6 vol., Lyon, 1651-1659.
36. G. de A rgaiz , La soledad laureadapor San Benito y sus hijos en las Iglesias de Espana,
7 vol., Madrid, 1675.
37. Ibid., I, p. 116-127.
38. E l mejor fiancés, quepasso a Espana en muchos siglos (ibid., p. 127).
144 P . H EN RIET
39. Sur l’étonnante histoire de la fausse érudition dans l’Espagne du xvne siècle, cf. J. G odoy
Alcântara , H istoria critica de lo sfa lso s cronicones, Madrid, 1868.
40. F. de B erganza, A ntigüedades de Espana, propugnadas en las notieias de sus reyes en
la coTonica d el real monasterio de San Pedro de Cardena, en historias, chronicones, y otros
instrumentas manuscritos, que hasta aora no han visto la luzpublica, 2 vol., Madrid, 1719-1721
(reprint Burgos, 1992).
41. Ibid., II, p. 77 sq. Il s’agit d’une tentative orchestrée par le souverain Alphonse VII.
42. Pour un exposé moderne des faits, cf. P. S egl , K önigtum und Klosterreform, op. cit.,
p. 102-110.
43. Previendo que la dependencia, y la sujeciôn à monasterio tan distante, y de naciôn
diversa, mas avia de servir de embarazo (F. de B erganza, op. cit., II, p. 78).
44. La régla de san Benito, segûn las constituciones cluniacenses (ibid.).
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 145
5t. Para dar m ajor an tigüedad a sus glorias cluniacenses (ib id ., p. 352).
52. Le fameux document de 1090 se trouve dans BB, IV, p. 809-810, n° 3638. Il est un fait,
indépendamment des visées idéologiques de Masdeu, que ce texte pose divers problèmes : Julia
M onténégro (cf. la note sur les Ateliers clunisiens, 1999, infra, p. 285 sq.) tient cet acte pour
faux. A. G ambra, Alfonso VI. Cancilleria, curia e imperio, t. II. Colecciôn diplom dtica, Leôn,
1999 (Fuentes y Estudios de Historia Leonesa, 63), va un peu moins loin en concluant que la
falsification est une circunstancia que no pu ede excluirse por completo. Sur le cens, et en
particulier sa postérité, cf., outre les travaux classiques de Ch. B ishko cités en note 5, J. L. Senra
G abriel y G alân, « Alfonso XI y Cluny. La restauraciôn de un vinculo tradicional en la primera
mitad del siglo xiv », dans H ispania Sacra, t. 47, 1995, p. 537-558.
53. Sujetandolos a los abades de Cluni y M arsella y de otras ciudades de Francia (Historia
critica, p. 355).
54. V. de La F uente, H istoria eclesiâstica de Espana, Barcelone, 1855-1859, puis Madrid,
1873-1875, 6 vol. C’est cette dernière édition, plus répandue, que nous citons.
55. En 1898, l’Espagne perd les derniers restes de son empire colonial (Cuba, Porto-Rico et
les Philippines) à la suite d’une guerre désastreuse contre les États-Unis. La « génération de 98 »
naît à la suite de ce traumatisme et vise à la régénération d’une Espagne renvoyée à ses anciennes
valeurs (énergie et action créatrice en particulier). Elle est à la fois traditionaliste, nationaliste,
réformiste et radicale. Ses représentants les plus célèbres sont, entre autres, Azorin, Unamuno,
Ortega y Gasset, Maeztu...
56. Remarques sur l’influence de La Fuente jusque dans les années 80 de ce siècle :
P. L inehan, H istory and the Historians o f M édiéval Spain, Oxford, 1993, p. 189.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 147
encore. C’est une affaire grave, qu’il convient de traiter sans précipitation et
avec fermeté » 57. Essayons de lire ce savant auteur sur le même mode.
L’essentiel de son argumentation se trouve dans un chapitre du troisième
tome, sobrement intitulé « Les Clunisiens en Espagne » 58. Or il apparaît très
vite que ces quelques pages sont un véritable morceau de bravoure anti-
clunisienne, dont le ton approche parfois celui de Masdeu sans jamais,
toutefois, aller aussi loin. Les reproches de La Fuente aux hypothétiques
partisans de Cluny peuvent être regroupés autour des quatre points sui
vants :
1) S’il y a bien eu de grands abbés clunisiens, si la vie à Cluny était
vraisemblablement irréprochable, la situation est radicalement différente
pour les moines qui passèrent en Espagne, car ceux-ci étaient « dénaturés ».
Le moine Robert, en particulier, qui joua un rôle assez confus dans le
changement de liturgie et dut affronter, à la fin des années 1070, les foudres
du légat pontifical Richard de Saint-Victor, était « un monstre de méchan
ceté » 59. A l’image de Robert, les pires moines étaient ceux qui se trouvaient
en relation avec la cour, car « les écrivains comparent à juste titre le moine
hors du monastère au poisson hors de l’eau. L’air de la cour est généralement
nocif à la santé spirituelle des moines » 60.
2) Il est scandaleux de présenter le monachisme « français » comme supé
rieur à celui, autochtone, qui s’était développé en péninsule avant le xie siè
cle. Si les documents hispaniques médiévaux le font parfois, c’est que leurs
auteurs avaient « adopté les invectives de certains écrivains étrangers ayant
calomnié nos moines » 61. De fait, les nombreux saints hispaniques des xie et
xne siècles font plus que supporter la comparaison avec Robert et ses confrè
res, surpassés en « pureté et en vertu » 62. La Fuente revient plusieurs fois sur
cette idée que le monachisme hispanique n’avait pas à être réformé : dans son
Histoire ecclésiastique, bien sûr, mais aussi dans ses contributions à
Y Espana sagrada, la prestigieuse collection lancée par le père Florez au
siècle précédent mais qui continuait alors à être publiée 63.
57. D. Sanchofue el que trajo los cluniacenses a Espana, poniendo a cargo suyo los célébrés
monasterios de Leyre, San Juan d e là Pena, y otros, asunto grave, y del que es preciso hablar con
detenciàn y p u ls o (H istoria eclesiâstica, III, p. 286).
58. Ibid., p. 302-307.
59. A lgunos de estos fueron monstruos de m aldad (ib id ., p. 305). Sur Robert et ses relations
avec Richard de Saint-Victor, problème particulièrement complexe, on peut partir de A. K ohn-
le , A b t Hugo von Cluny. 1049-1109, Sigmaringen, 1993 (Beihefte der Francia, 32), p. 97-100.
60. Con razôn los escritores comparan a l monje fuera del monasterio con el p e z fuera del
agua. Los aires cortesanos suelen ser muy nocivos p a ra la salud espiritual de los monjes
{Historia eclesiâstica, p. 307).
61. H e aqui el error de nuestros escritores de la edad m edia, quepor explicar la introducciôn
d e là reforma cluniacense en Espana, adoptaron las invectivas de algunos escritores extranjeros
que calumniaron a nuestros monjes (ibid., p. 302).
62. La Fuente cite, p. 305, une demi-douzaine de saints, sans trop s’occuper de savoir quand
a commencé leur culte. Il ajoute, p. 307 : j Y eran los Cluniacenses los que con taies ideas y tan
m edianas costumbres venian a reformât a los benedictos espafioles, mas puros y virtuosos que
ellos !
63. ES 50, p. 31 (à propos de la translation des restes de saint Emilien de la Cogolla) : Esta
vulgaridad de la decadencia del monacato en Espana fu e de origen cluniacense, pues los
procedentes de aquella reforma lapropalaban en todos sus escritospara darse importancia, y no
desperdiciaban ocasiôn de ensalzar a don Sancho el Mayor, su granpatrono.
148 P . H EN RIET
3) S’il ne faut pas prendre pour argent comptant les critiques de Masdeu
en matière d’authenticité des documents, il ne faut pas non plus rejeter trop
vite ses arguments :
« En vérité, il y avait en Espagne et les moyens de la réforme et les saints moines,
aussi on ne comprend pas pourquoi il aurait fallu aller les chercher en France. Bien
qu’il ne faille pas prêter foi à toutes les invectives de Masdeu, en particulier quant à
l’intention pernicieuse qu’il prête aux moines étrangers, il est cependant vrai que les
documents relatifs à la réforme clunisienne en cette première moitié du xie siècle ne
peuvent pas ne pas éveiller de sérieux soupçons du point de vue de leur authenticité,
et plus encore quand à ce qu’ils impliquent comme désir de puissance » 6*.
Masdeu n’a donc pas utilisé le ton adéquat, mais il a bien vu la propension
clunisienne à la falsification et à l’hypocrisie.
4) L’introduction des Clunisiens en Espagne a supposé un déséquilibre
pour les sociétés rurales de la péninsule, car les Français apportaient des
coutumes absolument étrangères à la réalité locale. Le premier responsable
en a été Bernard de Sédirac, abbé de Sahagün et responsable du célèbre fuero
accordé à ce monastère :
« Coutumier du féodalisme et des lois tyranniques de la France, il fit signer à
Alphonse VI un fuero si différent de ceux qu’avaient généralement les peuples de
Castille, qu’au lieu de donner franchises et libertés aux habitants, il leur imposait
obstacles et vexations en signe de respect pour la communauté » 646S.
La Fuente peut donc « assurer qu’il s’agit de l’une des chartes de peuple
ment les plus grossières de cette époque » 66. Un Claudio Sânchez Albornoz
n’avait pas encore développé ses thèses sur la liberté essentielle des Castillans,
étrangers au système féodal européen, mais on voit bien tout ce qu’il put tirer
d’un passage comme celui-ci 67.
qu’il y ait aucune différence, de ce point de vue, entre les lettrés modernistes
et les dévots de bon goût » 74 ?
Ces quelques mots donnent le ton du traitement que Menéndez Pelayo
entendait réserver à Cluny. Les moines français n’auraient pourtant pas dû
figurer dans un ouvrage qui, ne l’oublions pas, ne s’intéressait qu’aux héré
tiques hispaniques. Et pourtant... La troisième partie du premier tome prend
en compte les xe-xve siècles. Elle est précédée d’un long préambule sur le
changement de liturgie opéré à la fin du xie siècle 7S. Or, très rapidement, le
discours de Menéndez Pelayo se transforme, dans une perspective très proche
de celle de La Fuente, en une attaque en règle contre les Clunisiens, tenus
pour les grands responsables de cette inutile réforme. C’est l’occasion de
dresser le bilan de leur action en Espagne : « Personne ne pourra sauver
nombre de Clunisiens du soupçon d’ambition et de sécularisation » 76. Les
moines bourguignons n’ont pas seulement falsifié d’innombrables docu
ments, ils en ont communiqué le goût aux Espagnols eux-mêmes, à commen
cer par les évêques Pélage d’Oviedo et Diego Gelmirez de Compostelle.
Imperméables à ce que l’on serait tenté d’appeler 1’ « Esprit de l’Espagne »,
ils ont été, en somme, « de peu ou d’aucune utilité à la civilisation espa
gnole » 77. Ne sont-ils pas responsables, dans le domaine de l’Église, du
« funeste privilège des exemptions » et d’innombrables procès ? Dans le
domaine de « l’Etat », des fueros comme ceux de Sahagun, qualifiés d’ « anti
espagnols et anti-chrétiens » 78 ? Si les Clunisiens ont été les vecteurs de
genres littéraires nouveaux, comme les chansons de geste, ils n’ont heureu
sement pas réussi à enlever son « caractère national » à la culture espa
gnole 79. En échange, l’Espagne a d’ailleurs donné la science et la philosophie
arabes et juives, qui, mal utilisées dans les « écoles chrétiennes » (comprenons
Paris), ont débouché sur un dommageable « panthéisme sémitique » (com
prenons l’averroïsme latin) 80.
74. Pero como en Espafia cualquier librejo escrito en fian cés p a sa p o r un quinto evangelio
sin que en esto haya diferencia entre los literatos modernistas y los devotos de buen tono...
(Historia de los heterodoxos, I, p. 25). La situation était cependant, on s’en doute, plus
complexe... Depuis 1880, des moines français, expulsés de Solesmes, avaient « repeuplé » le
monastère de Saint-Dominique de Silos, haut lieu du monachisme castillan. Ce qui rendit
possible les grands travaux de dom Férotin, aussi bien sur l’histoire de l’abbaye que sur la liturgie
dite mozarabe.
75. Ibid., I, p. 559-571.
76. De la tacha de ambiciosos y aseglarados nadie podrd salvar a muchos cluniacenses
(Ibid., p. 569).
77. Poco o ningûnprovecho trajeron a la civilizaciôn espanola (ib id .). Paradoxalement, seul
le changement de liturgie, hecho en s i doloroso, pero conveniente y aun necesario, trouve à peu
près grâce aux yeux de Menéndez Pelayo, prisonnier de sa logique catholique romaine.
78. En el Estado, fueros como el de Sahagûn, duros, opresores, antiespanoles y anticristia-
nos (ibid.).
79. [La Httérature], lejos de perder nacionalidad (souligné par M.P.) con el transcurso
de los siglos, ha ido depurândola y arrojando de su seno los elementos extranos (ibid.,
p. 570).
80. La heterodoxia, representada a qu ipor elpanteism o semitico, ta l como fu é interpretado
en las escuelas cristianas (ibid.). L’auteur place au premier rang des responsables l’archevêque
de Tolède Raymond, un cluniacense. Le premier chapitre de la troisième partie, qui suit ces
lignes, est précisément consacré à La entrada delpanteism o sem itico en las escuelas cristianas
(p. 573-624).
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 151
81. Sur Fidel Fita y Colomber (1835-1918), cf. l’article d’A. O rive du Diccionario de
H istoria Eclesiâstica de Espana, Madrid, 1972, II, p. 937-938, et surtout, pour une présentation
de l’homme et de l’œuvre, J. M. Abascal P alazôn, Fidel Fita. Su legado documentai en la R eal
A cadem ia de la H istoria, Madrid, 1999. Menéndez Pelayo rend hommage à Fita dans le prologue
de 1910 à VHistoria de los heterodoxos, I, p. 27-28.
82. Relations avec la France : Fita est par exemple ami de Marius Férotin, grand spécialiste de
la liturgie wisigothique et du monachisme hispanique, cf. M. F érotin , Le Liber ordinum en
usage dans l ’E glise w isigothique et mozarabe d ’Espagne du Ve au X I e siècle, Paris, 1904,
col. 45, note 2.
83. U. R obert, « Etat des monastères espagnols de l’ordre de Cluny aux xme-xve siècles,
d’après les actes des visites et des chapitres généraux », dans B oletin de la R eal A cadem ia de la
H istoria, 20, 1892, p. 321-431, suivi de F. F ita , « La provincia cluniacense en Espana », p. 431-
432.
84. Las diatribas del hipercritico y alucinado M asdeu (ibid., p. 431).
85. Se equivocôpor completo (ibid., p. 432).
86. Lbid.
87. Un craso nacionalismo que les atrajô m ales sin cuento (ibid.).
152 P . H EN RIET
Ramôn Menéndez Pidal s’est peu occupé de Cluny. Son grand livre sur
L ’Espagne du Cid, publié pour la première fois en 1929, a cependant eu une
telle influence pendant le demi-siècle suivant qu’il n’est pas possible de
l’ignorer totalement ici 8S. Pour Menéndez Pidal, le Cid est l’âme de la
Castille et donc de l’Espagne. Ses exploits sont un exemple, au xxe siècle
encore, pour tous les Espagnols. Les événements se déroulant à la fin du
xie siècle (le Cid meurt en 1099), il était évidemment impossible de passer
totalement sous silence la présence clunisienne. Celle-ci, signale Pidal, est un
signe de catholicité autant que d’universalité. Le fait que les moines français,
sous Sanche III, se soient d’abord installés en Navarre, a permis à ce royaume
de prendre de l’avance sur le Leôn, d’avantage marqué par un substrat
mozarabe 889. Mais l’influence française, somme toute bénéfique, est cepen
dant implicitement entachée par une action politique trop ouvertement
« grégorienne » : les Clunisiens auraient eu pour tâche de combattre « le
nationalisme espagnol », exactement de la même façon qu’ils combattaient le
nationalisme allemand lors de la querelle des Investitures 90. De là le thème
de 1’ « infiltration » dans les monastères et sur les sièges cathédraux, qui est
un peu une version atténuée du complot cher à Masdeu. Pidal ne peut
cependant pousser trop loin cette hostilité, plus suggérée qu’affirmée. Non
seulement il voit Cluny comme fer de lance d’une universalité catholique qui
lui convient assez bien, mais encore il doit composer avec le personnage de
Jérôme de Périgord, l’un des héros de son livre. D’origine censément cluni
sienne, Jérôme a été l’ami du Cid, qui a fait de lui le premier évêque de
Valence reconquise 91. Du coup, le Cid a montré sa capacité à accepter les
bonnes influences extérieures et a donné une bonne leçon, toujours valable,
88. R. M enéndez P idal, La Espana d el Cid , 2 vol., Madrid, 1929. Présentation rapide de la
figure de Menéndez Pidal, dans son contexte intellectuel, par J. L. A bellân, H istoria critica del
pensam iento espanol, VII. La crisis contemporânea II (1875-1939), Barcelone, 19932, p. 203-
207, et par J. V arela , La novela de Espana. Los intelectuales y elproblem a espanol, Madrid,
1999, p. 238-250.
89. La Espana del Cid, op. cit., I, p. 119.
90. Ibid., p. 273.
91. Ibid., II, p. 648. Sur Jérôme de Périgord, dont on a toujours fait un clunisien d’après le
seul passage, déjà cité, de Jiménez de Rada, cf. P. Segl , K önigtum und Klosterreform, op. cit.,
p. 112-114, qui relève le caractère aléatoire de cette affiliation clunisienne mais la tient tout de
même pour vraisemblable. Il n’est en revanche pas question de Jérôme dans J. M ehne , « Clu-
niacenserbischöfe », dans Frühmittelalterliche Studien, t. 11, 1977, p. 241-287.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 153
92. Citation complète : E l héroe mas espanolpuede dar algo quepensar a aquellos dirigeâ
tes que con cerriles doctrinas de casticismo e xenôfobo hostilizan las provechosas influencias
extranaspor considerarlas depresivaspara los « hijos de Pelayo y d el Cid », cuyapersonalidad,
creen, exige que antes se esfuercen en no ser influidos que en hacerse capaces de influir a su vez
(La Espana d el Cid, op. cit., II, p. 648).
93. J. P érez de U rbel , L os monjes espanoles en la edad m edia, 2 vol., Madrid, 1933-1934.
J’utilise la 2e éd., Madrid, 1945.
94. Soit jusqu’à l’œuvre d’Antonio Linage Conde dont il est question infra. Parmi les grosses
erreurs « clunisiennes » de Pérez de Urbel, on peut retenir la donation de Carriôn à Cluny en
1045, au lieu de 1076, ce qui en ferait le premier établissement juridiquement clunisien
d’Espagne, bien avant Saint-Isidore de Duenas (1073) (Los monjes espanoles, op. cit., II, p. 426).
Relevons également que la tentative avortée de « clunifier » Saint-Pierre de Cardena est datée de
1114, sous le roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, alors qu’elle doit être située en 1142, sous
Alphonse VII de Castille et Leôn (ibid., p. 434-435).
95. Alfonso no supo comprender laprudencia que guiaba a su abuelo, Sancho el Mayor, al
u tilizar todo lo bueno que p o d ia tener el m ovimiento cluniacense,pero sin dejarse absorber por
él (ibid., p. 427).
96. Ibid., p. 395-481. « El Cister » n’a ensuite droit qu’à un chapitre.
97. En este canon no aparece el nombre de Cluny, pero era el espiritu de Cluny el que le
inspiraba (ibid., p. 412). La date de 1050 donnée par l’auteur doit être rectifiée.
98. Esos cuatro santos son, en cierto modo, hijos de Cluny (ibid., p. 437). Consciemment ou
non, Pérez de Urbel prend donc le contre-pied de La Fuente, qui donnait ces mêmes noms et
quelques autres, pour montrer que l’Église d’Espagne n’avait rien à attendre des Français.
154 P . HEN RIET
99. Estas condiciones debieron parecer muy aceptables, puesto que lo rriismo en torno de
Sahagûn que de Silos se formaron importantes poblaciones de castellanos y franceses , m ows y
ju dios (ibid., p. 457). Dans ce passage, Pérez de Urbel évite soigneusement de mentionner la
rébellion des burgenses de Sahagûn, en 1111-1117, laquelle n’est tout de même pas une vue de
l’esprit !
100. Entonces em pieza una verdadera invasiôn de cluniacenses en la peninsula. En ade-
lante los encontramos en todaspartes : en la corte, en los cabildos, en los ejércitos,presidiendo
las abadias [Pérez de Urbel se garde de dire « prieurés »] y gobernando las diocesis (ibid.,
p. 428).
101. En realidad, hay que reconocer que los cluniacenses trajeron a Espafia la reorganiza-
ciôn religiosa que se necesitaba, una reorganizaciôn que comunicô una savia nueva a nuestros
monasterios y dio bellosfrutos de san tidad (ibid., p. 438).
102. Présentation de Castro et Sânchez Albornoz dans J. V arela , La novela de Espafia,
op. c i t respectivement p. 259-292 et 293-321. Les « systèmes » concurrents de Sânchez Albornoz
et Castro ont été synthétiquement présentés par leurs auteurs dans deux livres monumentaux et
sans cesse réimprimés : A. C astro , La realidad histôrica de Espafia, Mexico, 1954 (trad. fr.
sous le titre R é a lité de VEspagne : Histoire et valeurs, Paris, 1963), et Cl. Sânchez Albornoz ,
Espafia, un enigm a histôrico, op. cit.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 155
gique, Cluny pouvait difficilement être jugé de la même façon par Castro et
par Sânchez Albornoz. Cependant, c’est surtout dans le degré d’exécration
envers les moines bourguignons que se marque la différence. Et à ce petit jeu,
Castro l’emporte largement sur un Sânchez Albornoz contraint de composer
avec la vieille tradition d’excellence clunisienne mise en place par Yepes.
Pour Sânchez Albornoz, en effet, et quoi qu’il en eût, Cluny a été le vecteur
d’une culture authentiquement chrétienne à une époque, les xie et xne siè
cles, où l’Espagne en avait bien besoin : le Leôn et la Castille « se virent
obligés de chercher au-delà des Pyrénées, dans un contexte dramatique,
un soutien culturel indispensable afin de pouvoir se défendre de la menace
de contagion que représentaient les valeurs spirituelles hispano-musul
manes » 103. Quelles étaient donc ces (non-)valeurs ? Si l’on en juge par les
conférences données en Andalousie par Sânchez Albornoz à la fin de sa vie,
peu après la mort de Franco, les musulmans d’Espagne n’étaient pas seule
ment musulmans. Ils étaient aussi fourbes, cruels et efféminés, voire homo
sexuels. La sympathie pour la civilisation très surfaite d’al-Andalus, que
Sânchez Albornoz découvrait avec consternation dans la jeune Espagne
démocratique des années 80, devait donc être remise à sa place par quelques
conférences bien senties, ultérieurement réunies dans un petit livre-
testament 104. Dans ce schéma d’une Espagne espagnole car chrétienne,
Cluny avait donc sa place. Il ne s’agissait cependant pas de taire les nombreux
défauts des Cluniacenses, finalement présentés comme un moindre mal et
justifiés par la seule urgence de la conjoncture. Les Clunisiens étaient en effet
largement responsables de l’introduction du féodalisme dans la péninsule.
Contraire aux traditions hispaniques, celui-ci était par nature opposé à l’idée
de guerre sainte 10S. Les moines français étaient également des faussaires
invétérés, comme le rappelle un court mais très révélateur article, consacré à
un document suspect de Cardena (1045) 106. Passons sur les détails de la
démonstration 107. Sânchez Albornoz pose en conclusion la question de
l’identité du ou des faussaires :
« Ceux-ci pourraient bien être des Clunisiens ultra-pyrénéens. Alphonse VII leur
avait donné Cardena en 1142. Or ceux qui osèrent mettre le monastère à sac purent
bien commettre les délits constatés. N’oublions pas, en tout cas, que la colonisation de
l’Église hispanique par les moines de Cluny coïncida avec l’époque des grandes
falsifications documentaires ecclésiastiques » 108.
103. Se vieron forzados a buscar con a n siedad dram âtica, allende el Pirineo, la apoyatura
cultural indispensable p ara poder defenderse del am enazador contagio de los valores espiri-
tuales hispanomusulmanes (ib id ., IV, p. 1318).
104. Cl. Sânchez A lbornoz, De la A ndalucîa islâm ica a la de hoy , Madrid, 1998 (lere éd.
1983).
105. Id ., Espana, un enigm a histôrico, op. cit., I, p. 280-281.
106. Id ., « Falsificaciones en Cardena », dans Cuadernos de H istoria de Espana , t. 37-38,
1963, p. 337-345.
107. Démarche qui semble légitime dans la mesure où la démonstration « scientifique » est à
peu près sans rapport avec la conclusion « clunisienne ».
108. Los falsariospu dieron ser cluniacenses ultrapirenaicos. Alfonso VII les entregô Car
dena en 1142. Quienes osaron saquear el monasterio bien pudieron intentar los amanos
registrados. No olvidemos, en todo caso, que la colonizaciôn de la iglesia hispana p or los
monjes de Cluny coincidiô con la época de las grandes falsificaciones documentales eclesiâs-
ticas, a lo menos, qu eyo sepa, en el reino de Leôn y C astilla (Id ., « Falsificaciones en Cardena »,
156 P . HENRIET
art. cit., p. 345). La mention d’un pillage du monastère fait allusion à un épisode brièvement
rapporté par la Chronique de Cardena, datée de 1327 : ES, 23, p. 373.
109. La intervenciôn religiosa y p o litic a de los cluniacenses fu e m otivada tan topor el idéal
de catolicidad de aquellos monjes, com opor el deseo de los reyes cristianos ( en N avarra , Leôn
y C astilla) de contrarrestar la inévitablepresiôn cultural de los musulmanes (A. C astro, La
realidad histôrica, op. cit., p. 297).
110. Una reliquia de to i volumen significaba en el siglo X —cuando lo espiritual y lo
m aterial confundian sus lim ites —lo que elpetrôleo del Iraq en el X X ; es decir, un incentivo
p ara inteligentes y esforzadas empresas. La de los cluniacenses consistio en canalizar .; para
bien de las aim as , la devociôn de quienes ansiaban ir en peregrinaciôn a Compostela (ib id .,
p. 297). Sur la question de saint Jacques, l’opposition de Sânchez Albornoz et de Castro est
totale : cf. les articles polémiques du premier, réunis dans Estudios sobre G alicia en la temprana
edad m edia , Instituto « P. Sarmiento » de Estudios Gallegos, s.L, 1981, p. 377-548, en particulier
« El culto de Santiago no dériva del mito dioscôrido », p. 443-480.
111. Los cluniacenses estaban ante todo a l servicio de los interesespoliticos d el ducado de
Borgona (A. C astro, La realidad histôrica , op. cit., p. 304). Pour Castro, qui revendique sur ce
point l’influence d’A. B rackmann, Zurpolitischen Bedeutung der kluniazensischen Bewegung ,
Darmstadt, 1958, les Clunisiens sont également les serviteurs de la politique théocratique de
Grégoire VII.
112. Los designios franceses , en lo que hace a su esquema , eran en 1100 anâlogos a los de
1800, el N apoleôn de entonces era el abad de abades, Hugo de Cluny (A. C astro , La realidad
histôrica, op. cit., p. 304).
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 157
118. Cf. J. Y arza , « El infierno del beato de Silos », dans E studios pro Arte, t. 12, 1977,
p. 26-39 (repris dans I d ., Formas artisticas de lo im aginario, Barcelone, 1987, ici p. 94 sq.),
L’enluminure en question est celle du Beatus de Silos, British Library, Add. Ms. 11695, fol. 2. Il
est également fréquent de traiter la fameuse « Garcineide » (en réalité Tractatus Garsiae
Toletani Canonici de A lbino et Rufino, éd. E. Sackur , M GH, L ibelli de lite, II, p. 423-435,
début du XIIe siècle) comme un pamphlet hispanique anti-clunisien sous prétexte qu’elle s’en
prend à l’archevêque de Tolède. Or Cluny n’est jamais mentionné. L’origine hispanique de ce
texte éveille par ailleurs, lorsqu’on examine la tradition manuscrite, bien des soupçons.
119. Cf. la collaboration Valladolid/Münster dont il est question infra dans la Chronique,
p. 285-286.
120. F. Sanchez D ragô , Gdrgoris y Habidis. Una historia m âgica de Espana, 4 t., Madrid,
19781. L’essentiel de ce qui concerne Cluny se trouve dans la partie consacrée au chemin de
Saint-Jacques, laquelle vient d’être rééditée sous le titre H istoria m âgica d el camino de
Santiago, Barcelone, 1999.
121. Il existe à l’inverse tout un discours anti-hispanique chez les clercs « français », contemp
teurs de l’ancienne Église hispanique, qui sont sur ce point en parfait accord avec Grégoire VII
et son discours de la superstitio toletana. C’est un autre champ d’études.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 159
Patrick H e n r ie t
Université de Paris IV-Sorbonne