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REVUE

MABILLON
Revue internationale d'histoire
et de littérature religieuses
International Review for
Ecclesiastical History and Literature

Nouvelle série, 11 (t. 72), 2000

BREPOLS
MOINES ENVAHISSEURS OU MOINES CIVILISATEURS ?
CLUNY DANS L’HISTORIOGRAPHIE ESPAGNOLE
(X IIIe-XXe SIÈCLES)

par
Patrick HENRIET

« N o convenia que nuestras casas


estuviesen sugetas a las extrangeras. »
A. de Y epes, Coronica general de la orden
de san B enito , IV, Madrid, 1609, fol. 201.

Les premiers textes hispaniques mentionnant Cluny remontent aux


années 1020/1030. Dans un document daté de 1033, le souverain Sanche III
(1000-1035), qui règne alors sur la plus grande partie des territoires chrétiens
de la péninsule, réforme le monastère castillan d’Ona. Il prend résolument
Cluny pour modèle et explique, non sans emphase, pourquoi :
« J’appris que personne ne pouvait témoigner plus parfaitement de la perfection de
cette sainte profession [i.e. la profession monastique] que la congrégation du monas­
tère de Cluny, lequel s’épanouissait alors, avec l’aide de Dieu et sous l’administration
du vénérable abbé Odiion, dans un parfait mode de vie régulier et avec plus de
prestige que tout autre monastère bénédictin » L

Sanche ne donne pourtant pas ce monastère, dans lequel il se fera enterrer


peu après, à Cluny, pas plus qu’il ne lui avait confié, quelques années aupara­
vant, San Juan de la Pena, premier établissement hispanique réformé selon les
usages clunisiens. Un demi-siècle plus tard, son petit-fils Alphonse VI
n’agira pas différemment pour l’abbaye de Sahagun 2. Dès le début du

1. D idici quia perfectionem hujus sancte quam requirebam professionis nemo perfectius
ostendere poterat, quant congregatio monasterii Cluniacensis, que eodem tempore, clarius
ceteris m onasteriis Benedictiperfecta florebat regulari religione, auxiliante Deo et venerando
abbate Odilone am m inistrante : A. B ernard , A. B ruel , Recueil des chartes de l ’abbaye de
Cluny, IV, Paris, 1888 [désormais cité BB], n° 2891, ou mieux, Colecciôn diplom àtica de San
Salvador de Ona (822-1284), I. 822-1214, J. del A lamo éd., Madrid, 1950 (CSIC. Escuela de
Estudios Medievales. Textos XII), n° 26, p. 46-52, ici p. 48. Ce document, qui pose quelques
problèmes de datation (cf. ibid., n° 39, p. 52), existe en original : BNF, pièce orig. 90.
2. San Juan de la Pena : A. U bieto -Arteta , Cartulario de San Juan de la Pena, 2 vol.,
Valence, 1962-1963 (Textos Medievales, 6 et 9), ici I, p. 135-140 (il ne s’agit pas, malgré le titre,
de l’édition d’un cartulaire, mais bien d’une collection documentaire). La date de ce document
(peut-être 1028), très certainement interpolé, est controversée : cf. bibliographie dans P. Segl ,
« Die Cluniacenser in Spanien —Mit besonderer Berücksichtigung ihrer Aktivitäten im Bistum
Leon von der Mitte des 11. bis zur Mitte des 12. Jahrhunderts », dans Die Cluniazenser in ihrem
politisch-sozialen Umfeld, G. C onstable, G. M elville et J. O berste éds., Münster, 1998 (Vita
Regularis, 7), p. 537-558, ici p. 540, note 10. Sahagün : Colecciôn diplom àtica del monasterio
de Sahagün, III (1073-1109), éd. M. H errero , Leon, 1988, n° 781 et 782, p. 68-73 (8 et 14 mai
1080 ?).

R evue M abillon, n.s., t. 11 (= t. 72), 2000, p. 135-159.


136 P . HENRIET

xie siècle, Cluny jouit donc auprès des monarques d’un prestige sans équiva­
lent. Cependant, Cluny est en Bourgogne et San Salvador de Ona, San Juan
de la Pena ou San Facundo y Primitivo (Sahagun) sont en Hispania. Cette
double dimension de la présence clunisienne, à la fois proche et lointaine,
hispanisée mais de nature étrangère, n’a jamais été oubliée. Avec des hauts et
des bas, qui relevaient souvent des oscillations du discours et des construc­
tions idéologiques plus que de la réalité des implantations monastiques, les
Clunisiens en sont même venus à occuper une place à part dans l’historiogra­
phie espagnole. De fait, Cluny ne pouvait laisser indifférent : sa présence
maximale, à la fin du xie et au début du xne siècle, coïncide en effet avec une
série de bouleversements, dont le changement de la liturgie et de l’écriture
wisigothiques, qui ont profondément altéré les structures de l’Église et des
sociétés hispaniques 3. D’autre part, Cluny, à partir de la mise en place des
États modernes, c’était la France, et donc un voisin bien encombrant, tantôt
admiré, tantôt détesté. Ainsi s’explique l’intérêt constant de l’historiogra­
phie hispanique moderne pour Cluny, intérêt qui, jusqu’à une date récente
au moins, s’est exprimé sur trois modes fort différents mais pas nécessaire­
ment exclusifs : adhésion aux valeurs de progrès qu’aurait représentées le
monastère bourguignon, hostilité devant des moines perçus comme des
envahisseurs, enfin, plus rarement, volonté implicite de gommer du passé
« national » une présence perçue comme gênante.
On mesure donc l’intérêt d’une recherche historiographique consacrée au
traitement espagnol de la matière clunisienne. Les sociétés hispaniques ont
depuis longtemps manifesté une sensibilité particulière à tout ce qui relève de
leur histoire. Pas plus que d’autres nations, dira-t-on sans doute à juste titre,
mais tout de même, bien souvent, selon des modalités spécifiques. De l’ins­
tallation musulmane de 711 à celle des armées de l’Empire napoléonien, puis
au désastre de 1898 et à la guerre de 1936, les sociétés péninsulaires se sont en
effet volontiers pensées en termes de splendeur et de décadence 4. Dans ce
schéma récurrent, Cluny a souvent occupé une place de choix. Les lignes qui
suivent visent à donner quelques-uns des éléments, voire des textes, permet­
tant de comprendre les enjeux d’une histoire monastique particulièrement
« sensible ». Elles ont évidemment leurs limites, qu’il importe préalablement
de souligner afin de dissiper les malentendus qui accompagnent parfois les
entreprises historiographiques. Limites, pour commencer, quant au corpus
retenu : prétendre parcourir un thème depuis le Moyen Age jusqu’aux tra­
vaux récents implique quelques choix drastiques. La présente étude se
concentre sur les histoires générales du monachisme, de l’Église espagnole
ou de l’Espagne, écrites dans ce pays à partir du xvne siècle. Elle laisse donc
de côté, sauf exception, la silva oscura des histoires régionales et des
monographies consacrées à tel ou tel établissement, corpus pourtant extra­
ordinairement riche et dont seule l’étude permettrait de mesurer les traite­
ments différents réservés à Cluny selon les régions : il n ’y a aucune raison de

3. Résumé dans J. F ernandez C onde, H istoria de la Iglesia en Espana, I I / l, Madrid, 1982,


p. 262-285 (J. F aci et J. F. R ivera R ecio ).
4. Cf., pour les x v n e-xxe siècles, M. A. L adero Q uesada, « La ‘decadencia’ espanola como
argumento historiogrâfico », dans H ispania Sacra, 1996, p. 4-50, repris dans Lecturas sobre la
Espana histôrica, Madrid, 1998 (Clave Historial, 9), p. 213-285.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 137

penser a priori que le jugement porté sur le monachisme « français » était


nécessairement le même à Barcelone, à Burgos, à Saragosse et à Pampelune.
Limites, également, d’un point de vue géographique : c’est seulement l’his­
toriographie espagnole qui nous retiendra, et non l’historiographie relative à
Cluny en Espagne. Les études classiques de Pierre Boissonnade, d’Émile
Mâle ou de Marcelin Defourneaux, les percées historiographiques décisives
de Charles Bishko, aux États-Unis, ou de Peter Segl, en Allemagne, les
apports récents d’Herbert E. J. Cowdrey ou de Giles Constable, sont autant
de travaux qui nous échappent 5. C’est là, nous semble-t-il, le prix d’une
certaine cohérence dans le propos : il s’agit en définitive de comprendre un
peu mieux, à partir d’un cas d’espèce, comment l’histoire monastique a pu
être un enjeu majeur dans la lente délimitation d’une identité espagnole
propre, que l’on ne peut appeler nationale que par défaut.

Au Moyen Age : vers une exclusion de la mémoire hispanique

La lecture des diplômes par lesquels, depuis le roi Sanche III, les souve­
rains navarrais, léonais et castillans ont introduit les coutumes clunisiennes
dans leurs établissements, voire ont donné à Cluny tel ou tel monastère, incite
naturellement à ouvrir les grandes chroniques hispaniques afin d’y chercher
les traces de cette alliance nouvelle. Or il faut se rendre à l’évidence : la place
laissée par Cluny dans l’historiographie péninsulaire médiévale est des plus
ténues. Certes, la Chronique de Nâjera (seconde moitié du xne siècle) rap­
porte la façon dont, en 1072, le roi Alphonse VI (1065-1109) fut libéré des
geôles de son frère Sanche par les prières d’Hugues de Semur et de ses
moines 6. Cet épisode, qui vient tout droit du dossier hagiographique
d’Hugues, n’a cependant pas été repris par les chroniques ultérieures 7. C’est
sans doute ici la revendication monastique d’une identité clunisienne
- Nâjera avait été donnée à Cluny en 1079 - qui explique cette volonté

5. P. B oissonnade, « Cluny, la papauté et la première grande croisade internationale contre


les sarrasins d’Espagne. Barbastro (1064-1065) », dans Revue des questions historiques , 3e série,
t. 21,1932, p. 257-301 ;É .M âle, L ’art religieux du X IIe siècle en France. Etude sur les origines
de l ’iconographie du M oyen A ge, Paris, 1998 (lère éd. 1922), p. 288 sq. ; M. D efourneaux , Les
Français en Espagne aux X Ie et X IIe siècles, Paris, 1949 ; Ch. J. B ishko, « Liturgical Interces­
sion at Cluny for the King-Emperors of Leôn », dans Studia M onastica, 3,1961, p. 53-76 et Id .,
« Fernando I y los origenes de la alianza castellano-leonesa con Cluny », dans Cuadernos de
H istoria de Espaha, t. 47-48, 1968, p. 31-135 ; P. Segl , K önigtum und Klosterreform in Spa­
nien. Untersuchungen über die Cluniacenserklöster in K astilien-Leon vom B eginn des 11. bis
zur M itte des 12. Jarhunderts, Kallmünz, 1974, et I d ., « Die Cluniacenser in Spanien », art. cit. ;
E. H. J. C owdrey , The Cluniacs and the Gregorian Reform, Oxford, 1970, p. 214-247 ;
G. C onstable, « Cluny and the First Crusade », dans Le concile de Clermont de 1095 et l ’appel
à la croisade, Rome, 1997 (Coll, de l’École française de Rome, 236), p. 179-193. Il faut par
ailleurs souligner la vraisemblable fécondité d’une étude historiographique portant sur le
Portugal.
6. Chronica Naierensis, III, 15, éd. J. A. E stévez Sola, Turnhout, 1995 (CCCM, 71A),
p. 173.
7. Hagiographie clunisienne : cf. la Vita Hugonis de Gilon (BHL 4007), éd. E. H. J.
C owdrey , « Memorials of abbot Hugh of Cluny (1049-1109) », dans Studi Gregoriani, t. 11,
1978, p. 45-109, ici p. 59, avec renvoi aux autres Vitae Hugonis mentionnant l’épisode.
138 P . H EN RIET

d’intégrer l’efficacité des prières clunisiennes dans un projet historiographi­


que d’envergure. Quant à YHistoria Compostellana, si elle accorde, au début
du xiie siècle, une place importante au monastère bourguignon, c’est avant
tout pour souligner la portée d’une alliance jugée vitale par le siège galicien
dans sa lutte pour la suprématie religieuse en péninsule. Cluny est « capitale
de toute vie monastique » et se situe vis-à-vis de Rome dans une relation de
grande proximité, ce qui facilite l’obtention du pallium 8. Cependant, la
politique pro-clunisienne des souverains hispaniques n’intéresse guère Diego
Gelmirez, le grand promoteur de YHistoria Compostellana, dès lors qu’elle
ne sert pas les intérêts de son siège.
L’archevêque de Tolède, Rodrigo Jiménez de Rada, a écrit sa chronique
dans les années 1230-1240. Les Clunisiens y occupent une place pratique­
ment négligeable, avec cependant une exception : Rodrigue est en effet dans
l’obligation de présenter assez longuement Bernard de Sédirac, premier
archevêque de Tolède après la reconquête de la ville (1085). Or celui-ci a
d’abord été moine clunisien. Le chroniqueur met en particulier l’accent sur
l’intérêt porté par le souverain Alphonse VI au monastère de Sahagûn, dont
Bernard avait été abbé au début des années 1080. Ce monastère réformé sur
le modèle clunisien devait être, apprenons-nous, « le premier de tous les
monastères de cet ordo en Espagne, de même que cet autre monastère [i.e.
Cluny] l’était en France » 9. Cluny est donc reconnu comme modèle, et les
deux passages mentionnant Hugues de Semur le présentent comme un
homme vénérable. Mais en refusant de placer Sahagûn dans une situation de
dépendance envers Cluny, qui reste cantonné dans un cadre « français »,
l’archevêque de Tolède a parfaitement raison. Il montre qu’au xm e siècle
encore, on ne confond pas reproduction d’un modèle et dépendance juridi­
que. Cependant, en rapportant parallèlement une histoire extrêmement
douteuse selon laquelle Alphonse VI aurait été moine à Sahagûn, Rodrigue
donne aussi pied à tout un courant de l’historiographie ultérieure, qui devait
présenter le souverain comme un homme pieux mais faible, trop soumis à
l’influence de moines étrangers dont les intérêts n ’étaient pas ceux de l’Espa­
gne 101. Malgré lui sans doute, il lègue donc aux historiens modernes l’idée
d’une subordination de la royauté à Cluny.
Cette idée de subordination est encore absente de YEstoria de Espana,
immense entreprise historiographique commencée sous le souverain
Alphonse X (1252-1284), puis continuée sous ses successeurs n . En ce qui

8. A d Cluniacum, videlicet a d caput totius monastice religionis. Cluny est « tête de toute vie
monastique », Rome est « tête de toutes les églises » ( U ride romana Ecclesia, que capud et form a
omnium ecclesiarum est) : H istoria Compostellana, I, xvr, éd. E. Falçkje R ey , Tumhout, 1988
(CCCM, 70), p. 38-39.
9. E t sicut in G aliis illu d monasterium precellebat, istu d omnibus m onasteriis eiusdem
ordinis in H ispaniis presideret (R. J iménez de R ada , H istoria de rebus H ispaniae, VI, 24, éd.
J. F ernandez V alverde , Tumhout, 1987 [CCCM, 72], p. 206).
10. Jiménez de Rada précise cependant qu’Alphonse VI avait pris l’habit non proposito sed
timoré (ibid., VI, 15, p. 196).
11. Il n’est pas question de pénétrer ici dans les méandres d’un corpus historiographique
particulièrement complexe et encore très imparfaitement édité. Pour une présentation rapide de
l’état actuel des connaissances, ci. F. G ômez R edondo , H istoria de la prosa m edieval castel-
lana, I. La creaciôn d el discursoprosistico : el entramado cortesano, Madrid, 1998, p. 643-686.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 139

concerne la présentation de Bernard de Sahagün/Tolède, les historiographes


alphonsins et post-alphonsins suivent de près Jimenez de Rada. Ils insistent
par ailleurs sur la dilection particulière de Ferdinand Ier (1037-1065), père
d’Alphonse VI, pour Cluny, car le souverain aurait déjà été déjà proche de
Sahagûn 12. En matière clunisienne, l’essentiel du discours alphonsin se
trouve dans un chapitre consacré aux bonnes œuvres réalisées par le roi à
l’approche de sa m o rt13. Sont d’abord citées, dans l’ordre, les donations au
siège de Compostelle, au monastère de Saint-Isidore de Leôn et à la cathé­
drale de cette même ville. Vient ensuite l’aide aux établissements nécessi­
teux, et en particulier à Sahagûn, où Ferdinand —et non son fils Alphonse —
menait souvent la vie d’un moine. C’est à la fin de ce passage que se trouve
l’allusion au cens versé à Cluny par le monarque : « Et de plus, il donna
chaque année et perpétuellement au monastère de Cluny la somme de mille
maravedis » u . Mais il ne s’agit là que d’une étape dans le discours. Le
chroniqueur rapporte ensuite comment Sancha, la reine, poussait pieuse­
ment son époux à réprimer les Maures mauvais payeurs, et il termine en
rapportant comment saint Isidore apparut au roi pour lui annoncer le jour et
l’heure de sa mort. En définitive, tout ce chapitre vise à exalter la piété de
Ferdinand, spécialiste en matière de donations pieuses. Il commence par
Compostelle et Leôn, et se termine par l’apparition d’Isidore, dont Ferdinand
avait justement fait transférer les reliques à Leôn en 1063. Cluny n’est qu’un
objet de donations parmi d’autres et se trouve intégré dans un mouvement
circulaire menant de Compostelle et Leôn à Leôn.
Le faible rôle accordé par l’historiographie médiévale hispanique à Cluny
s’explique essentiellement par l’apparition rapide de nouvelles congrégations
plus attrayantes (Cisterciens, ordres militaires). Un légendier historique
composé sous Alphonse X montre bien comment Cluny ne s’est effective­
ment vu attribuer qu’une place très réduite dans la mémoire hispanique.
Compilée par Bernard de Brihuega, un chanoine sévillan proche du roi, cette
collection hagiographique mêle dans un ordre à la fois thématique et chrono­
logique des vies de saints et des notices relatives à l’histoire des empereurs 1S.
Chaque fois qu’il le peut, Bernard donne le texte intégral des vitae. Lorsqu’il
manque de matière, il lui arrive de recopier certaines œuvres des saints
auxquels il entend rendre hommage : Bernard de Clairvaux et Hugues de
Saint-Victor sont à cet égard particulièrement privilégiés. Or il est frappant
de constater qu’en ce qui concerne les saints clunisiens, Bernard se contente
de mettre bout à bout les courtes notices du Spéculum, Historiale de Vincent

Je me contente ici de citer la version dite « Royale » (1289), éditée par R. M enéndez P idal sous
le titre de Primera Crônica General de Espana, II, Madrid, 1977 [citée désormais PCG].
12. Le lien établi entre Sahagûn et le cens versé à Cluny (cf. note suivante) résulte d’une
lecture rétrospective et complètement faussée des événements, car, sous Ferdinand Ier, Sahagûn
n’était pas encore un établissement clunisien.
13. PCG II, cap. 812, p. 491-493.
14. E t sobresso dio a l monasterio de Crunniego m ill m aravedispora cadanno pora siempre
(:ibid ., p. 492a, 1. 37-39).
15. Présentation du légendier dans M. C. D iaz y D iaz, « La obra de Bernardo de Brihuega,
colaborador de Alfonso X », dans Strenae. Estudios d efilologia e historia dedicados alprofesor
M anuel Garcia Blanco, Salamanque, 1962, p. 145-161. Manuscrits : Salamanque, Biblioteca
Universitaria, ms 2538-2541.
140 P . HEN RIET

de Beauvais 16. C’est sans doute dans la bibliothèque royale que notre hagio-
graphe a pu consulter cette œuvre, qui figure dans le codicille du testament
d’Alphonse X 17. Mais il n’y a trouvé, de même que dans les autres bibliothè­
ques à sa disposition, aucun texte hagiographique clunisien. Cette lacune
confirme ce que nous savons par ailleurs de la faible diffusion hispanique des
vitae abbatiales clunisiennes 18. Dans le domaine de l’hagiographie comme
dans celui de l’historiographie, la greffe bourguignonne a été superficielle.
Pour les historiographes hispaniques médiévaux, l’appel à Cluny est un
événement de second ordre qui ne pose guère de problème. Comme ailleurs
en Occident, « clunisien » est d’ailleurs, bien souvent, devenu synonyme de
« bénédictin pré-cistercien ». Ainsi, dans le prologue de son Chronicon
mundi, Lucas de Tuy (t 1249) présente-t-il Dominique de Silos (f 1073)
comme Dominicus Cluniacensis ordinis, ce qui est parfaitement faux 19. Or
ledit prologue est une apologie de VHispania, qui brille depuis les premiers
temps du christianisme par ses innombrables martyrs et confesseurs. Le fait
d’être « clunisien » n’enlève donc rien de son hispanité à Dominique, et
l’appartenance à la congrégation clunisienne n ’induit aucune idée de dépen­
dance ou d’extranéité. C’est bien à l’époque moderne que, lorsqu’il s’est agi
d’évaluer le passé de la très chrétienne Espagne, Cluny a posé problème aux
historiens.

L’époque de Yepes : admiration de Cluny en France, rejet en Espagne

Les premières grandes histoires du monachisme bénédictin en Espagne


remontent au xvne siècle. La plus importante d’entre elles, la plus exhaustive
et aussi, jusqu’à nos jours, la plus lue, est celle d’Antonio de Yepes, parue à
Madrid en six volumes en 1609 et 1610 20. L’importance de Cluny ne saurait

16. Références dans P. H enriet , « Hagiographie et historiographie en péninsule ibérique


(xie-xine siècles) : quelques remarques », dans Cahiers de linguistique hispanique et m édié­
va le , t. 23, 2000, p. 53-85, ici p. 80.
17. M. G onzalez J imenez, D iplom atario andalu z de Alfonso X , Séville, 1991, p. 559 : E los
quatre libros que llam an Espejo Ystorial que m andé fa z e r el rey don Loys de Francia.
18. Cf. les index des répertoires de J. J anini : M anuscritos litürgicos de la bibliotecas de
Espana, I. C a stilla y Navarra, Burgos, 1977 ; II. Aragôn, C atalu n ay Valencia, Burgos, 1980 ;
avec J. Serrano , Manuscritos litürgicos de la B iblioteca N acional, Madrid, 1969 ; avec
R. G onzalez, Catàlogo de los libros litürgicos de la catedral de Toledo, Tolède, 1977. A noter
tout de même l’utilisation de la Vita M a io li de Syrus (BHL 5179) dans un lectionnaire de l’office
provenant de la cathédrale de Tolède (ms 48-10, fol. 130r-v) : cf. D. I ogna-P rat , A g n i immacu-
lati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à sain t M a ieu l de Cluny (954-994),
Paris, 1988, p. 19.
19. L ucas de T üy, Chronicon mundi, éd. A. Schott , Hispaniae illustratae IV, Francfort,
1608, p. 1-116, ici p. 2.
20. A. de Y epes, Coronica general de la orden de san B enito,patriarca de religiosos, 6 vol.,
Madrid, 1609-1610. Le septième tome est posthume. Il est plus facile de consulter la version
abrégée de l’œuvre donnée par J. P érez de U rbel , Madrid, 1959-1960 (Biblioteca de Autores
Espanoles, 123-125), qui donne tous les textes relatifs à la péninsule. Je ne renverrai donc à
l’édition ancienne que pour des passages ne se trouvant pas dans l’édition abrégée. L’œuvre de
Yepes a par ailleurs fait l’objet de traductions françaises : d’abord par dom Obvier M athieu ,
Chroniques générales de l ’ordre de sain t Benoist, patriarche des religieux, 2 vol., Paris,
1619-1624 (les deux premiers tomes), puis par dom Martin R ethelois , 7 vol., Toul, 1646-1684,
qui reprend toute l’œuvre.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 141

désormais être surestimée. Quelques années plus tôt, un autre bénédictin,


Prudence de Sandoval, avait d’ailleurs signalé que « pratiquement tous les
monastères d’Espagne avaient été donnés à Cluny » 21. Yepes, qui sait bien
distinguer entre monasterios de reformaciôn et monasterios de uniôn, ne
tombe pas dans ce travers, mais il n’en est pas moins conscient du tournant
qu’a représenté l’introduction de Cluny dans l’histoire du monachisme
hispanique 22. Tout n’est pas négatif dans la présentation des moines bour­
guignons, bien au contraire. Lorsqu’il traite d’histoire générale, en effet,
Yepes ne tarit pas d’éloges pour Cluny : les premiers abbés ont tous été
exceptionnels, Hugues de Semur a été « l’un des hommes les plus éclairés
qu’ait connus l’ordre de saint Benoît » 23. Par conviction autant que par
étalage d’érudition, l’auteur n ’hésite d’ailleurs pas à réunir en un florilège
divers textes médiévaux faisant l’éloge de Cluny : Pierre Damien, bulles
pontificales, etc. 24 Les choses se gâtent, en revanche, lorsqu’il s’agit de
présenter l’histoire des monastères clunisiens d’Espagne. Le premier à avoir
été rattaché à Cluny étant Saint-Isidore de Duenas (1073), le savant bénédic­
tin livre le fond de sa pensée dans le chapitre consacré à cet établissement 2S.
Dès le début, la relation entre le monarque Alphonse VI, responsable de la
donation, et Cluny a été placée sous le signe d’une dépendance fâcheuse. Le
souverain était en effet fa m ilia r donado de Saint-Pierre de Cluny et, en tant
que tel, « il devait obéissance au saint abbé Hugues » 26. Les conséquences ne
se firent pas attendre. Saint-Isidore, « bien qu’illustre et riche, perdit le titre
d’abbaye et devint prieuré » 27. Il est vrai, ajoute Yepes, qu’Alphonse croyait
bien faire en rattachant cet établissement à « une abbaye si grande et si
religieuse » 28. Il est vrai aussi que Sanche III et Ferdinand Ier, ses ancêtres,
avaient déjà assujetti « d’autres monastères d ’Espagne à l’établissement fran­
çais, en raison de la haute estime qu’on avait en ce siècle pour la vie parfaite
et réformée que l’on y menait » 29. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Cette
profession d’admiration envers Cluny sert d’abord à excuser des souverains

21. San Pedro de Cluni, de la orden de nuestro padre san Benito, que en estos tiempos era
uno de los sehalados santuarios que avia en el mundo, a quien donaron casi todos los
monasterios de Espana (P. de Sandoval, Primera parte de las fundaciones de los monasterios
d el gloriosopadre San Benito, Madrid, 1601, 3 t. en un volume, III, fol. 55-55v).
22. M onasterios de reformaciôn et monasterios de uniôn (Yepes, IV, fol. 331-331v).
23. Varon de los mas esclaredidos que ha tenido la orden de san Benito (Yepes / P érez de
U rbel , II, p. 149).
24. Y epes, IV, fol. 342-348v. Cf. aussi l’éloge général de Cluny, ibid., fol. 305v (Doy infinitas
gracias a nuestro Senor, que me ha dexado llegar con la historia à este ario de novecientos y
diez...).
25. Y epes/ P érez de U rbel , II, p. 145 sq.
26. Tenia dada la obediencia a l santo abad Hugo (ibid., p. 149).
27. Su devociônfue causa que este convento ( con ser muy ilustre y rico) decayese del titulo
de abadia y viniese a serpriorato (ibid.).
28. Antes ju zgaba que hacia grande honra a todas las casas de Espana en darles tan buena
cabeza e incorporarles y que fuesen tenidas como miembros de una abadia tan grande y tan
religiosa como la de San Pedro de Cluni (ibid.).
29. E sta devociôn que tuvo el rey don Alfonso con este monasterio de Cluni extranjero, ya
venia heredada desde el rey don Sancho el Mayor, su abuelo, y el rey don Fernando el M agno,
su padre que habian sujetado otros de Espana a este de Francia por la grande opiniàn que en
aquel siglo se tuvo de la vida reformada y perfectisim a que a lla seprofesaba (ibid.). Yepes
semble oublier ici la très juste distinction entre monastères « de observancia » et monastères «de
uniôn » dont il a été question plus haut.
142 P . HEN RIET

qui pourraient être accusés d’avoir bradé l’intérêt national. Les donations aux
divers prieurés clunisiens étaient, en effet, faites en faveur du saint Pierre
bourguignon et des moines français présents en Espagne. La conclusion est
on ne peut plus claire :
« Je ne sais si l’on serait aussi libéral à notre époque, ni s’il était bien convenable de
donner tant de pouvoir à des étrangers, étrangers qui abusèrent de la dévotion de nos
rois et eurent une telle influence sur les monastères d’Espagne que leur octroyèrent les
souverains, que, leur ôtant le nom d’abbaye, ils en firent des prieurés tributaires de
Saint-Pierre de Cluny » 30.

Cette dépendance fâcheuse eut selon Yepes des conséquences graves. Les
moines français ne connaissaient pas les particularités agricoles de l’Espagne,
les terres étaient mal gérées, et tout contact avec la tête clunisienne représen­
tait une perte de temps et d’énergie. Il fallut donc, progressivement, se rendre
à l’évidence : « Il ne convenait pas de soumettre nos maisons à des établisse­
ments étrangers » 31. « Etrangers » : c’est finalement le terme qui, sans doute,
résume le mieux la position de Yepes. Cluny, oui, mais en France... Qu’avaient
en effet à faire en Espagne des prieurs dont les noms, Hugues, Richard,
Geoffroy, « désignaient eux-mêmes leurs maîtres comme français » 32 ? En
réalité, pour Yepes, l’histoire monastique espagnole se devait d’être natio­
nale. Elle pouvait bien devoir une partie de sa légitimité à saint Benoît, qui,
en tant qu’italien, n’était guère dérangeant, mais certainement pas à la
France. C’est donc fort logiquement qu’il oppose à Cluny la réforme, beau­
coup plus récente, de Saint-Benoît de Valladolid, qui permet tout à la fois
d’exalter la figure des Rois Catholiques et de défendre l’idée d’une réforme
nationale et indépendante 33.
Ainsi, depuis le début du xvne siècle au moins, Cluny gêne. Si personne ne
met alors véritablement en cause la sainteté de ses abbés ou la perfection de sa
vie régulière, son influence en Espagne est désormais perçue comme une
atteinte à l’indépendance nationale. Pour cette raison sans doute, on constate
une certaine tendance à gommer, lorsque cela est possible, la présence des
moines bourguignons dans le paysage hispanique. Yepes lui-même en fournit
un bon exemple. Le premier volume de son œuvre monumentale s’ouvre en
effet par une belle gravure, représentant les saints les plus marquants de
l’histoire du monachisme. Benoît et sa sœur Scolastique entourent une
Vierge à l’Enfant, qui préside. Une colonne donne à droite quatre vignettes
représentant des saints espagnols : Vincent de Leon et les deux cents martyrs
de Cardena, Léandre de Séville et Ildephonse de Tolède, Irène du Portugal et
Émilien de la Cogolla, enfin Ignace d’Ona et Rosendo de Celanova. En regard,
la colonne de gauche propose quatre paires de sanctos estrangeros : Grégoire

30. No sé si en nuestros tiempos se usaba tan ta liberalidad ni si convenia hacer tan duefios
a los extranjeros, Los cuales seaprovecharon de la devociôn de nuestros reyesy tomaron tan gran
mano en los monasterios de Espana, que los reyes les sujetaron, que quitândoles el nombre de
abadias, los hicieronprioratos tributarios de San Pedro cluniacense (ib id ., p. 149-150).
31. A sl, aunque tarde, se vino a caer en la cuenta en Espana que no convenia que nuestras
casas estuviesen sujetas a las extranjeras (ibid., p. 150).
32. Los demâs todos h abian sido Hubertos, Ricardos, Gofredos, que ellos mismos descubrian
a sus duefios que eran franceses (ibid., p. 151).
33. Ibid.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 143

le Grand et Bernard de Clairvaux, Colomban et Boniface, Rupert de Salz-


bourg et Gertrude de Flandres, Casimir de Pologne et Adalbert de
Bohême 34. Cluny, pourtant très présent dans la Coronica general de la orden
de san Benito, se trouve remarquablement absent de ce qui est en fait un
panorama graphique de la sainteté monastique, prétendant couvrir tous les
temps et tous les lieux. On objectera, il est vrai, que la France ne disposait que
d’une seule vignette, à l’égal des autres nations, et qu’il était difficile d’évin­
cer saint Bernard. Peut-être. Mais lorsque Juan de Tamayo Salazar publie à
Lyon, dans les années 1650, une gigantesque Commemoratio omnium sanc-
torum Hispaniae, en six grands volumes in-folio bourrés de textes, il adopte
la même attitude alors que rien ne l’y oblige 35. Dans son désir de montrer
que l’Espagne, au cours des âges, a aspiré vers elle des saints de tous les
horizons, il consacre d’épais dossiers à divers saints prestigieux mais « étran­
gers » : les fondateurs, réels ou supposés, d’ordres représentés en Espagne,
tels qu’Augustin, Jérôme et Benoît, ou, pour le Moyen Age, Bernard de
Clairvaux et Bruno, sont en conséquence longuement traités. Or aucun saint
clunisien n’est pris en considération. Cette fois-ci, ce n’était pas la place qui
manquait. Mais Tamayo, qui n’est pas le premier à penser ainsi, juge que les
Clunisiens n ’ont pas leur place dans la mémoire religieuse de l’Espagne.
Quelques années plus tard, le père Gregorio de Argaiz n’agit pas différem­
ment. Dans sa Solitude illustrée par saint Benoît, ce bénédictin pétri de
fausse érudition poursuivait un projet éminemment national : montrer que
les moines bénédictins avaient été présents en Espagne de toute antiquité, et
qu’en conséquence les monastères espagnols n’avaient jamais rien eu, bien au
contraire, à envier à ceux du reste de la chrétienté. Comprenons, en particu­
lier, à ceux de France 36. Le parti pris est tel qu’Argaiz peut traiter l’histoire
du monastère de Sahagun, présenté au xT siècle comme le Cluny d’Espagne,
sans jamais citer le modèle. Dans le premier tome de son œuvre, il fait
cependant allusion à Cluny en abordant le cas de Bernard de Tolède 3738. La
maison bourguignonne était à la tête d’un immense empire de 2 000 établis­
sements, qui s’étendait « jusqu’à Constantinople ». Quant à Bernard, confor­
mément à une tradition désormais bien ancrée, il est présenté comme « le
meilleur Français qui passa en Espagne en plusieurs siècles » 3S. Argaiz savait
de quoi il parlait : l’une de ses sources principales pour le xie siècle était la
pseudo-chronique de Julian Pérez, personnage inventé par le faussaire
Roman de la Higuera, qui avait fait de lui un secrétaire particulier de

34. Yepes traite longuement le cas de Casimir de Pologne (f 1058), présenté comme un profès
clunisien (VI, fol. 5v-13v). Il est sur ce point victime d’une légende apparue pour la première fois
dans la Vita de Stanislas écrite par le dominicain Vincent vers 1260 (BHL 7832-7838) : cf.
P. D avid , Casim ir le moine et Boleslas le pén iten t , Paris, 1932, et I d., art. « Casimir », dans
D ictionnaire d ’histoire et de géographie ecclésiastiques, XI, col. 1285-1287. Sur la gravure qui
nous occupe, Casimir apparaît de toute façon comme le représentant de la Pologne monastique
et non de Cluny.
35. J. T amayo Salazar, Anam nesis sive commemoratio omnium sanctorum hispanorum,
6 vol., Lyon, 1651-1659.
36. G. de A rgaiz , La soledad laureadapor San Benito y sus hijos en las Iglesias de Espana,
7 vol., Madrid, 1675.
37. Ibid., I, p. 116-127.
38. E l mejor fiancés, quepasso a Espana en muchos siglos (ibid., p. 127).
144 P . H EN RIET

Bernard... 39 Cet hommage appuyé à la personne du premier archevêque de


Tolède, présenté comme l’une des gloires de l’Église hispanique, ne remet
cependant pas en cause le schéma général qui sous-tend la Soledad lau-
reada : en matière d’histoire bénédictine, l’Espagne ne doit rien à personne.
On comprend donc que Cluny, qui, dans la réalité, fut bel et bien l’un des
principaux vecteurs de l’introduction de la règle bénédictine en péninsule, ait
pu être gommé du passé national. Il ne s’agissait pas de critiquer directement
le monastère bourguignon, mais tout simplement de le laisser à sa place, hors
d’Espagne.
Le discours dominant du xvne siècle, celui de Yepes, qui balançait entre
l’admiration et le regret d’une présence étrangère, se perpétue au xvme siècle.
On le trouve ainsi chez Francisco de Berganza qui, dans sa fameuse histoire de
Saint-Pierre de Cardena, donne quantité de matériaux inédits pour l’histoire
du monachisme ibérique 40. L’essentiel du discours « clunisien » doit être
recherché dans le passage relatif à l’année 1142, où Berganza rapporte la
tentative d’incorporation de son monastère à Cluny 41. Il semble, en effet,
que les moines de Cardena aient alors été contraints à l’exil, leur abbé Martin
obtenant finalement gain de cause à Rome. De fait, le monastère nécropole du
Cid ne fut, semble-t-il, clunisien que pour très peu de temps. C’est à la suite
de cette affaire que, contre l’évêque qui avait favorisé l’introduction des
moines français, il aurait obtenu l’exemption d’Alexandre III (1150) 42. Dans
cette affaire, et de façon somme toute paradoxale pour qui connaît l’histoire
de Cluny, le monastère bourguignon est synonyme de tyrannie non seule­
ment étrangère, mais aussi épiscopale, les moines « indigènes » étant les
garants de leur propre liberté. L’abbé Martin, héros et martyr de cette
indépendance menacée, puis retrouvée, n’avait-il pas compris dès le début de
l’affaire que « la dépendance et la sujétion à un monastère si lointain, et par
ailleurs issu d’une autre nation, ne pouvaient apporter que des ennuis » 43 ?
Le discours de Berganza, tout comme celui de Yepes un siècle plus tôt, se veut
pourtant modéré. Pour justifier le refus de la réforme clunisienne de 1142, il
signale en effet que, loin d’être relâchés, les moines de Cardena suivaient déjà
« la règle de saint Benoît selon les coutumes clunisiennes » 44. Encore une
fois, Cluny est admirable et peut servir de modèle, mais à condition de ne pas
franchir les Pyrénées.

39. Sur l’étonnante histoire de la fausse érudition dans l’Espagne du xvne siècle, cf. J. G odoy
Alcântara , H istoria critica de lo sfa lso s cronicones, Madrid, 1868.
40. F. de B erganza, A ntigüedades de Espana, propugnadas en las notieias de sus reyes en
la coTonica d el real monasterio de San Pedro de Cardena, en historias, chronicones, y otros
instrumentas manuscritos, que hasta aora no han visto la luzpublica, 2 vol., Madrid, 1719-1721
(reprint Burgos, 1992).
41. Ibid., II, p. 77 sq. Il s’agit d’une tentative orchestrée par le souverain Alphonse VII.
42. Pour un exposé moderne des faits, cf. P. S egl , K önigtum und Klosterreform, op. cit.,
p. 102-110.
43. Previendo que la dependencia, y la sujeciôn à monasterio tan distante, y de naciôn
diversa, mas avia de servir de embarazo (F. de B erganza, op. cit., II, p. 78).
44. La régla de san Benito, segûn las constituciones cluniacenses (ibid.).
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 145

Masdeu, De La Fuente, Ménendez Pelayo : la diabolisation de Cluny

Cette modération, relative mais réelle, devait disparaître quelques décen­


nies plus tard dans le cadre de la lutte contre l’esprit des Lumières. Désor­
mais, la France n’était plus seulement un voisin trop puissant et parfois trop
présent, mais aussi un foyer d’incroyance qui ne pouvait évidemment rien
enseigner à l’Espagne en matière de religion. Ce discours anti-français atteint
alors, en particulier dans sa dimension anti-clunisienne, des sommets. Il a été
mis au point, pour l’essentiel, par un jésuite aussi savant que rageur, le père
Masdeu. Exilé à Rome après l’interdiction de son ordre (1767), celui-ci écrivit
les six premiers tomes de sa gigantesque Histoire de VEspagne et de la
culture espagnole en italien, puis il la continua en castillan 45. Cluny est traité
dans le second des deux tomes consacrés à 1’ « Espagne arabe » 46. Le titre du
chapitre ccxxi est à lui seul un programme, qui a au moins le mérite de la
clarté : « Les moines français de Cluny, parés du titre de réformateurs,
pervertissent la vie monastique espagnole » 4748.La réforme clunisienne n’est
désormais plus que l’appellation la plus courante d’une « dépravation fran­
çaise » 4S. Quel pouvait donc bien être l’objectif des moines français,
puisqu’il ne s’agissait pas de réformer ? Masdeu situe clairement sa réponse
sur le terrain de la politique : aidés par les épouses françaises des souverains
castillan et aragonais —respectivement Agnès d’Aquitaine et Félicie de
Roucy —, les Clunisiens tiraient en réalité les ficelles d’un complot qui visait
à « soumettre les pieux peuples espagnols, de façon hypocrite et avec toutes
les apparences de la piété » 4950. Ce complot, puisqu’il avait son épicentre en
Bourgogne, impliquait les moines et les pernicieuses reines françaises, mais
aussi le pontife romain Grégoire VII, dont on faisait alors un ancien moine
clunisien. Masdeu présente d’ailleurs celui-ci, sans dissimuler son hostilité,
comme « le nonce pontifical Hildebrand, ami intime desdits moines »so.
Ainsi, sous prétexte de réforme, les Cluniacenses laissaient libre cours à leur
soif de pouvoir. Celle-ci s’appuyait concrètement sur les différents privilèges
de libertas et d’exemption, qui soustrayaient les monastères hispaniques aux
pouvoirs épiscopal et royal. Mais Masdeu ne se contentait pas de laisser libre
cours à sa haine anti-française : il donnait également des arguments « scien­
tifiques ». Dans un domaine au moins, il devait convaincre, même partielle­
ment, nombre d’historiens ultérieurs, et non des moindres. Cet acariâtre
jésuite soutenait en effet que toute pénétration, toute marque d’influence
clunisienne antérieures à la fin du xie siècle, n’étaient que des inventions du

45. J. F. de M asdeu , H istoria critica de Espana y de la cultura espahola, 20 vol., Madrid,


1783-1805.
46. Ibid., X III/2 : Espana arabe, Madrid, 1794.
47. Los m ongesfranceses de Cluni , con titulo de reformadores,pervierten la vida monâstica
de Espana {Ibid., p. 351).
48. La depravaciôn francesa que llam an vulgarm ente nuestros autores reforma monâstica
(iIbid ., p. 351-352).
49. Se form o en Borgona el proyecto de soyuzgar los piadosos pueblos espanoles con
hipocresia y apariencias d e p ie d a d (Ibid ., p. 353).
50. E l nuncio pontificio H ildebrand , intim o am igo de dichos monges (Ibid .).
146 P . HEN RIET

xne siècle, par lesquelles les Français cherchaient à « accroître l’antiquité de


leurs gloires clunisiennes » 51. La fameuse lettre d’Alphonse VI (1090), rela­
tive au doublement du cens déjà versé par son père, était un faux, de même
que tous les textes permettant d’établir la présence de Clunisiens sous
Sanche III, à San Juan de la Pena ou à Ona 52.
Le discours violent, caricatural et souvent hystérique du peu aimable
Masdeu devait en partie disqualifier son auteur aux yeux de la postérité. Son
acharnement nationaliste se doublait d’une franche opposition au mouve­
ment des Lumières, qui lui faisait détester tout ce qui venait du nord des
Pyrénées. A cet égard, Cluny n’était que la partie la plus voyante et la plus
odieuse d’un ensemble qui comprenait aussi, par exemple, « les abbés de
Marseille et d’autres villes de France » 53. Il fut pourtant lu et, directement ou
indirectement, laissa des traces profondes dans l’historiographie hispanique.
Il suffit pour s’en convaincre de parcourir la plus influente histoire ecclésias­
tique de l’Espagne au x ix e siècle, celle de Vicente de La Fuente 54. L’impor­
tance de cette dernière œuvre est sans commune mesure avec le désintérêt
presque général qu’elle suscite aujourd’hui. Publiée dans les années 1850,
puis, à nouveau, dans les années 1870, elle constitua un ouvrage de référence
pour tous les historiens qui commencèrent à écrire dans le dernier tiers du
x ix e et au début du XXe siècle, soit pour tous ceux qui précédèrent, consti­
tuèrent et prolongèrent ce qu’il est convenu d’appeler la « génération de
98 » 5S. La Fuente est donc, malgré les écarts chronologiques, le trait d’union
entre Masdeu et des hommes tels que Marcelino Menéndez Pelayo (né en
1856), Ramôn Menéndez Pidal (né en 1869), Américo Castro (né en 1885) ou
encore Claudio Sanchez Albornoz (né en 1893) 56.
A ceux qui s’interrogeraient sur l’opportunité de traiter longuement le
« cas clunisien », La Fuente apporte clairement une réponse courte et pleine
de promesses : « Le roi Sanche introduisit les Clunisiens en Espagne en leur
confiant les célèbres monastères de Leyre, Saint-Jean de la Pena et d’autres

5t. Para dar m ajor an tigüedad a sus glorias cluniacenses (ib id ., p. 352).
52. Le fameux document de 1090 se trouve dans BB, IV, p. 809-810, n° 3638. Il est un fait,
indépendamment des visées idéologiques de Masdeu, que ce texte pose divers problèmes : Julia
M onténégro (cf. la note sur les Ateliers clunisiens, 1999, infra, p. 285 sq.) tient cet acte pour
faux. A. G ambra, Alfonso VI. Cancilleria, curia e imperio, t. II. Colecciôn diplom dtica, Leôn,
1999 (Fuentes y Estudios de Historia Leonesa, 63), va un peu moins loin en concluant que la
falsification est une circunstancia que no pu ede excluirse por completo. Sur le cens, et en
particulier sa postérité, cf., outre les travaux classiques de Ch. B ishko cités en note 5, J. L. Senra
G abriel y G alân, « Alfonso XI y Cluny. La restauraciôn de un vinculo tradicional en la primera
mitad del siglo xiv », dans H ispania Sacra, t. 47, 1995, p. 537-558.
53. Sujetandolos a los abades de Cluni y M arsella y de otras ciudades de Francia (Historia
critica, p. 355).
54. V. de La F uente, H istoria eclesiâstica de Espana, Barcelone, 1855-1859, puis Madrid,
1873-1875, 6 vol. C’est cette dernière édition, plus répandue, que nous citons.
55. En 1898, l’Espagne perd les derniers restes de son empire colonial (Cuba, Porto-Rico et
les Philippines) à la suite d’une guerre désastreuse contre les États-Unis. La « génération de 98 »
naît à la suite de ce traumatisme et vise à la régénération d’une Espagne renvoyée à ses anciennes
valeurs (énergie et action créatrice en particulier). Elle est à la fois traditionaliste, nationaliste,
réformiste et radicale. Ses représentants les plus célèbres sont, entre autres, Azorin, Unamuno,
Ortega y Gasset, Maeztu...
56. Remarques sur l’influence de La Fuente jusque dans les années 80 de ce siècle :
P. L inehan, H istory and the Historians o f M édiéval Spain, Oxford, 1993, p. 189.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 147

encore. C’est une affaire grave, qu’il convient de traiter sans précipitation et
avec fermeté » 57. Essayons de lire ce savant auteur sur le même mode.
L’essentiel de son argumentation se trouve dans un chapitre du troisième
tome, sobrement intitulé « Les Clunisiens en Espagne » 58. Or il apparaît très
vite que ces quelques pages sont un véritable morceau de bravoure anti-
clunisienne, dont le ton approche parfois celui de Masdeu sans jamais,
toutefois, aller aussi loin. Les reproches de La Fuente aux hypothétiques
partisans de Cluny peuvent être regroupés autour des quatre points sui­
vants :
1) S’il y a bien eu de grands abbés clunisiens, si la vie à Cluny était
vraisemblablement irréprochable, la situation est radicalement différente
pour les moines qui passèrent en Espagne, car ceux-ci étaient « dénaturés ».
Le moine Robert, en particulier, qui joua un rôle assez confus dans le
changement de liturgie et dut affronter, à la fin des années 1070, les foudres
du légat pontifical Richard de Saint-Victor, était « un monstre de méchan­
ceté » 59. A l’image de Robert, les pires moines étaient ceux qui se trouvaient
en relation avec la cour, car « les écrivains comparent à juste titre le moine
hors du monastère au poisson hors de l’eau. L’air de la cour est généralement
nocif à la santé spirituelle des moines » 60.
2) Il est scandaleux de présenter le monachisme « français » comme supé­
rieur à celui, autochtone, qui s’était développé en péninsule avant le xie siè­
cle. Si les documents hispaniques médiévaux le font parfois, c’est que leurs
auteurs avaient « adopté les invectives de certains écrivains étrangers ayant
calomnié nos moines » 61. De fait, les nombreux saints hispaniques des xie et
xne siècles font plus que supporter la comparaison avec Robert et ses confrè­
res, surpassés en « pureté et en vertu » 62. La Fuente revient plusieurs fois sur
cette idée que le monachisme hispanique n’avait pas à être réformé : dans son
Histoire ecclésiastique, bien sûr, mais aussi dans ses contributions à
Y Espana sagrada, la prestigieuse collection lancée par le père Florez au
siècle précédent mais qui continuait alors à être publiée 63.

57. D. Sanchofue el que trajo los cluniacenses a Espana, poniendo a cargo suyo los célébrés
monasterios de Leyre, San Juan d e là Pena, y otros, asunto grave, y del que es preciso hablar con
detenciàn y p u ls o (H istoria eclesiâstica, III, p. 286).
58. Ibid., p. 302-307.
59. A lgunos de estos fueron monstruos de m aldad (ib id ., p. 305). Sur Robert et ses relations
avec Richard de Saint-Victor, problème particulièrement complexe, on peut partir de A. K ohn-
le , A b t Hugo von Cluny. 1049-1109, Sigmaringen, 1993 (Beihefte der Francia, 32), p. 97-100.
60. Con razôn los escritores comparan a l monje fuera del monasterio con el p e z fuera del
agua. Los aires cortesanos suelen ser muy nocivos p a ra la salud espiritual de los monjes
{Historia eclesiâstica, p. 307).
61. H e aqui el error de nuestros escritores de la edad m edia, quepor explicar la introducciôn
d e là reforma cluniacense en Espana, adoptaron las invectivas de algunos escritores extranjeros
que calumniaron a nuestros monjes (ibid., p. 302).
62. La Fuente cite, p. 305, une demi-douzaine de saints, sans trop s’occuper de savoir quand
a commencé leur culte. Il ajoute, p. 307 : j Y eran los Cluniacenses los que con taies ideas y tan
m edianas costumbres venian a reformât a los benedictos espafioles, mas puros y virtuosos que
ellos !
63. ES 50, p. 31 (à propos de la translation des restes de saint Emilien de la Cogolla) : Esta
vulgaridad de la decadencia del monacato en Espana fu e de origen cluniacense, pues los
procedentes de aquella reforma lapropalaban en todos sus escritospara darse importancia, y no
desperdiciaban ocasiôn de ensalzar a don Sancho el Mayor, su granpatrono.
148 P . H EN RIET

3) S’il ne faut pas prendre pour argent comptant les critiques de Masdeu
en matière d’authenticité des documents, il ne faut pas non plus rejeter trop
vite ses arguments :
« En vérité, il y avait en Espagne et les moyens de la réforme et les saints moines,
aussi on ne comprend pas pourquoi il aurait fallu aller les chercher en France. Bien
qu’il ne faille pas prêter foi à toutes les invectives de Masdeu, en particulier quant à
l’intention pernicieuse qu’il prête aux moines étrangers, il est cependant vrai que les
documents relatifs à la réforme clunisienne en cette première moitié du xie siècle ne
peuvent pas ne pas éveiller de sérieux soupçons du point de vue de leur authenticité,
et plus encore quand à ce qu’ils impliquent comme désir de puissance » 6*.
Masdeu n’a donc pas utilisé le ton adéquat, mais il a bien vu la propension
clunisienne à la falsification et à l’hypocrisie.
4) L’introduction des Clunisiens en Espagne a supposé un déséquilibre
pour les sociétés rurales de la péninsule, car les Français apportaient des
coutumes absolument étrangères à la réalité locale. Le premier responsable
en a été Bernard de Sédirac, abbé de Sahagün et responsable du célèbre fuero
accordé à ce monastère :
« Coutumier du féodalisme et des lois tyranniques de la France, il fit signer à
Alphonse VI un fuero si différent de ceux qu’avaient généralement les peuples de
Castille, qu’au lieu de donner franchises et libertés aux habitants, il leur imposait
obstacles et vexations en signe de respect pour la communauté » 646S.
La Fuente peut donc « assurer qu’il s’agit de l’une des chartes de peuple­
ment les plus grossières de cette époque » 66. Un Claudio Sânchez Albornoz
n’avait pas encore développé ses thèses sur la liberté essentielle des Castillans,
étrangers au système féodal européen, mais on voit bien tout ce qu’il put tirer
d’un passage comme celui-ci 67.

De la tradition érudite antérieure à Masdeu, La Fuente a gardé l’idée


que les Clunisiens de France étaient des hommes respectables et éventuelle­
ment saints, mais il le dit vite. Pour le reste, il a lu le jésuite catalan, l’a suivi
dans ses grandes orientations, en le rendant un peu plus présentable, et a
développé le thème du féodalisme étranger aux traditions de liberté ibé­
64. En verdad que cuando estos medios de reforma y estos santos monjes habia en Espafia,
no se comprende p ara que se iban a buscar a Francia ; y aunque no se crean enteramente
las invectivas de M asdeu , ni mucho menos la dan ada intenciôn que este supone en Los
monjes extrangeros, juzgândolos temerariamente, ello es que los documentos relativos a la
reforma cluniacense en esta prim era m itad d el siglo X I, no dejan de infundir harta sospecha en
cuanto a su auten ticidad , y aun mas en sus conatos de prepotencia (H istoria eclesiâstica ,
p. 304).
65. Acostumbrado a l feudalism o y a las leyes tirânicas de Francia , hizofirm ar a D. Alfonso
VI un fuero de poblaciôn tan distin to del que tenian generalmente los pueblos de C astilla , que
en vez de dar franquicias y libertades a los pobladores, les im ponia numerosas trabas y
vejaciones en obsequio d el convento... (i b i d p. 306).
66. Puede asegurarse que es una de las cartas-pueblas mas groseras de aquella época (ibid.,
p. 307).
67. Cl. Sanchez A lbornoz, Espafia, un enigm a histôrico , III, Barcelone, 1991 ( lère éd.
1956), p. 758-769. Pour les références, du même, « La frontera y las libertades de los castellanos »,
dans Investigaciones y documentos sobre las instituciones hispanas, Santiago (Chili), 1970,
p. 537-550, et « Los libertos en el reino asturleonés », dans R evista Portuguesa de H istôria, t. 4,
1949, p. 9-45, repris dans Viejos y nuevos estudios sobre las instituciones m edievales espaholas,
I. Instituciones sociales , Madrid, 1976, p. 327-363.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 149

rique. Sur un point seulement, il se démarque complètement de Masdeu : il


est en effet inconcevable pour lui d’accepter la thèse d’un complot impli­
quant GrégoireVII. Clérical bien que laïque, partisan d’une centralisation
romaine pour lui synonyme de progrès de la civilisation, La Fuente se doit ici
d’affirmer clairement sa différence 68. Mais celle-ci ne doit pas faire illusion.
Grâce à YHistoria eclesiâstica de Espana, Masdeu a sans doute plus forte­
ment marqué les historiens des années 1880-1950 qu’on ne veut bien le
dire.
C’est dans cette même mouvance qu’évolue le plus influent polémiste
catholique de l’Espagne contemporaine, Marcelino Menéndez Pelayo.
Publiée pour la première fois en 1877, son Histoire des hétérodoxes espa­
gnols avait été conçue comme une machine de guerre contre tous les héréti­
ques ayant foulé le sol péninsulaire depuis Priscillien 69. Disciple de La
Fuente, qu’il n’hésitait pas à critiquer pour des raisons stylistiques ou
scientifiques, mais jamais idéologiques, Menéndez Pelayo n’affichait pas une
grande sympathie pour la France 70. Dans la préface de sa seconde édition
(1910), il passe en revue les différents auteurs ayant traité l’histoire ecclésias­
tique de l’Espagne depuis le xvme siècle. Or il ne consacre pas moins de trois
pages à l’ouvrage récent de dom Henri Leclercq sur l’Espagne chrétienne,
présenté comme « inspiré par une haine profonde envers les traditions de
l’Église espagnole » 71. Leclercq a écrit des « atrocités » qui font honte au
monde bénédictin 72. Il est vrai que le codirecteur du Dictionnaire d ’archéo­
logie chrétienne et de liturgie n ’y était pas allé de main morte dans ses
jugements sur le peuple espagnol. Ce petit livre, alors sans équivalent en
français, véhiculait en effet tous les clichés imaginables sur la psychologie de
« l’Espagnol », présenté comme mettant en toute chose « une passion de bête
déchaînée, furieuse, dépourvue de vastes horizons intellectuels et de
réflexion » 73. Derrière la condamnation indignée de dom Leclercq, en réalité
plus que justifiée, c’était toute l’influence culturelle française, alors très
prégnante, qui était visée. Menéndez Pelayo n ’affirmait-il pas qu’ « en Espa­
gne, le moindre livre écrit en français passe pour un cinquième évangile, sans

68. Il le fait, toujours dans le tome III, p. 342-346.


69. M. M enéndez P elayo , H istoria de los heterodoxos espagnoles, 8 vol., Madrid, 1877.
J’utilise la réédition Madrid, 1992, 3 vol., qui donne les deux précieuses préfaces de 1877 et
1910.
70. Jugement sur La Fuente, tipo sim pâtico y original de estudiante espanol de otros
tiempos (H istoria de los heterodoxos, I, p. 23-24).
71. H. L eclercq , L ’Espagne chrétienne, Paris, 1906. Menéndez Pelayo : Està inspiradopor
un odioprofundo contra las tradiciones de la Iglesia espanola, y aün contra el genio y carâcter
de nuestro pueblo (H istoria de los heterodoxos, I, p. 25).
72. j Y quien estas atrocidades escribe es un benedictino y las firm a en la abadia de
Farnborough... ! (ibid., p. 27). Plus loin, comparant dom Henri Leclercq à Mabillon et Mont-
faucon : Corruptio optim ipessim a...
73. H. L eclercq , L ’Espagne chrétienne, op. cit., p. xxvi. Menéndez Pelayo identifiait
d’ailleurs en note le plagiat auquel s’était livré dom Leclercq en citant littéralement A. F ouillée,
Esquisse psychologique des peuples européens, Paris, 1903. Le savant bénédictin ne semble, en
revanche, dépendre de personne lorsqu’il écrit, à propos du poète Prudence, que celui-ci « ne
tarit plus dès qu’il parle gril, tenailles, pinces et chaudières : dix siècles plus tard il partagerait
son temps entre les courses de taureaux et les autodafés. Il faut plaindre ceux qui ont à gouverner
de pareilles gens » (ibid.). Sur l’Espagne chrétienne jusqu’à 711 : <i Cette histoire n’est, dans son
fond, que l’histoire d’une médiocrité » (ibid., p. xn-xm).
150 P . H EN RIET

qu’il y ait aucune différence, de ce point de vue, entre les lettrés modernistes
et les dévots de bon goût » 74 ?
Ces quelques mots donnent le ton du traitement que Menéndez Pelayo
entendait réserver à Cluny. Les moines français n’auraient pourtant pas dû
figurer dans un ouvrage qui, ne l’oublions pas, ne s’intéressait qu’aux héré­
tiques hispaniques. Et pourtant... La troisième partie du premier tome prend
en compte les xe-xve siècles. Elle est précédée d’un long préambule sur le
changement de liturgie opéré à la fin du xie siècle 7S. Or, très rapidement, le
discours de Menéndez Pelayo se transforme, dans une perspective très proche
de celle de La Fuente, en une attaque en règle contre les Clunisiens, tenus
pour les grands responsables de cette inutile réforme. C’est l’occasion de
dresser le bilan de leur action en Espagne : « Personne ne pourra sauver
nombre de Clunisiens du soupçon d’ambition et de sécularisation » 76. Les
moines bourguignons n’ont pas seulement falsifié d’innombrables docu­
ments, ils en ont communiqué le goût aux Espagnols eux-mêmes, à commen­
cer par les évêques Pélage d’Oviedo et Diego Gelmirez de Compostelle.
Imperméables à ce que l’on serait tenté d’appeler 1’ « Esprit de l’Espagne »,
ils ont été, en somme, « de peu ou d’aucune utilité à la civilisation espa­
gnole » 77. Ne sont-ils pas responsables, dans le domaine de l’Église, du
« funeste privilège des exemptions » et d’innombrables procès ? Dans le
domaine de « l’Etat », des fueros comme ceux de Sahagun, qualifiés d’ « anti­
espagnols et anti-chrétiens » 78 ? Si les Clunisiens ont été les vecteurs de
genres littéraires nouveaux, comme les chansons de geste, ils n’ont heureu­
sement pas réussi à enlever son « caractère national » à la culture espa­
gnole 79. En échange, l’Espagne a d’ailleurs donné la science et la philosophie
arabes et juives, qui, mal utilisées dans les « écoles chrétiennes » (comprenons
Paris), ont débouché sur un dommageable « panthéisme sémitique » (com­
prenons l’averroïsme latin) 80.

74. Pero como en Espafia cualquier librejo escrito en fian cés p a sa p o r un quinto evangelio
sin que en esto haya diferencia entre los literatos modernistas y los devotos de buen tono...
(Historia de los heterodoxos, I, p. 25). La situation était cependant, on s’en doute, plus
complexe... Depuis 1880, des moines français, expulsés de Solesmes, avaient « repeuplé » le
monastère de Saint-Dominique de Silos, haut lieu du monachisme castillan. Ce qui rendit
possible les grands travaux de dom Férotin, aussi bien sur l’histoire de l’abbaye que sur la liturgie
dite mozarabe.
75. Ibid., I, p. 559-571.
76. De la tacha de ambiciosos y aseglarados nadie podrd salvar a muchos cluniacenses
(Ibid., p. 569).
77. Poco o ningûnprovecho trajeron a la civilizaciôn espanola (ib id .). Paradoxalement, seul
le changement de liturgie, hecho en s i doloroso, pero conveniente y aun necesario, trouve à peu
près grâce aux yeux de Menéndez Pelayo, prisonnier de sa logique catholique romaine.
78. En el Estado, fueros como el de Sahagûn, duros, opresores, antiespanoles y anticristia-
nos (ibid.).
79. [La Httérature], lejos de perder nacionalidad (souligné par M.P.) con el transcurso
de los siglos, ha ido depurândola y arrojando de su seno los elementos extranos (ibid.,
p. 570).
80. La heterodoxia, representada a qu ipor elpanteism o semitico, ta l como fu é interpretado
en las escuelas cristianas (ibid.). L’auteur place au premier rang des responsables l’archevêque
de Tolède Raymond, un cluniacense. Le premier chapitre de la troisième partie, qui suit ces
lignes, est précisément consacré à La entrada delpanteism o sem itico en las escuelas cristianas
(p. 573-624).
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 151

En cette fin du xdc®siècle, il y avait cependant place en Espagne pour une


vision moins nationaliste et plus sereine des faits. Il convient donc de dire
quelques mots d’un homme connu pour son érudition, qui ne partage guère
avec Masdeu que le fait d’avoir été jésuite. Fidel Fita, auteur de plus de sept
cents articles scientifiques sur les sujets les plus divers, avait pourtant suc­
cédé à Menéndez Pelayo à la tête de la Real Academia de la Historia 81. Fita
n’était pas un homme de synthèse, et il faudrait passer au peigne fin l’ensem­
ble de sa production pour réunir tout ce qu’il put écrire sur la France, qu’il
connaissait bien, et, éventuellement, sur Cluny 82. Tâche immense. Heureu­
sement pour notre propos, en 1892, ce grand érudit écrivit deux pages très
nouvelles sur la « Province clunisienne d’Espagne ». Il s’agissait alors de tirer
les conclusions d’un long travail que l’historien français Ulysse Robert avait
consacré aux monastères clunisiens hispaniques dans la revue de la Real
Academia de la Historia, sorte de fief de Fita 83. La décision d’accueillir un
Français dans une revue qui représentait alors le fleuron de l’érudition
espagnole était en soi un signe d’ouverture notable. Mais c’est dans ses deux
pages de conclusion que Fita montra à quel point il était peu dépendant d’une
tradition historiographique désormais pluriséculaire. Son discours pourrait
être résumé par un « ni Yepes, ni Masdeu », ce dernier étant même qualifié au
passage d’ « hypercritique halluciné » 84. De Yepes, il n’hésite pas à dire qu’il
« se trompait totalement » 85. Selon ce dernier, rappelle Fita, les abbés de
Cluny étaient trop loin pour agir efficacement, les prieurés étaient exploités
pour enrichir la tête bourguignonne et tous les novices devaient professer
dans la maison mère. Pour notre francophile jésuite, au contraire, les grands
abbés faisaient preuve d’une sollicitude paternelle autant que pastorale, et le
centre appuyait la périphérie en punissant les « malfaiteurs » (les moines
fautifs) 86. En réalité, si nombre d’établissements cherchèrent à s’émanciper
de la tutelle clunisienne, ce fut en raison d’un « nationalisme indécrottable »
qui leur attira des maux sans nombre 87. Les raisons profondes de la déca­
dence, qui apparaissait au grand jour dans les actes des chapitres généraux et
des visites étudiés par Robert, étaient donc internes à l’Espagne et devaient,
bien souvent, être imputées aux souverains eux-mêmes. Rejet de l’hypercri-
ticisme et des « diatribes » de Masdeu, du nationalisme monastique de Yepes

81. Sur Fidel Fita y Colomber (1835-1918), cf. l’article d’A. O rive du Diccionario de
H istoria Eclesiâstica de Espana, Madrid, 1972, II, p. 937-938, et surtout, pour une présentation
de l’homme et de l’œuvre, J. M. Abascal P alazôn, Fidel Fita. Su legado documentai en la R eal
A cadem ia de la H istoria, Madrid, 1999. Menéndez Pelayo rend hommage à Fita dans le prologue
de 1910 à VHistoria de los heterodoxos, I, p. 27-28.
82. Relations avec la France : Fita est par exemple ami de Marius Férotin, grand spécialiste de
la liturgie wisigothique et du monachisme hispanique, cf. M. F érotin , Le Liber ordinum en
usage dans l ’E glise w isigothique et mozarabe d ’Espagne du Ve au X I e siècle, Paris, 1904,
col. 45, note 2.
83. U. R obert, « Etat des monastères espagnols de l’ordre de Cluny aux xme-xve siècles,
d’après les actes des visites et des chapitres généraux », dans B oletin de la R eal A cadem ia de la
H istoria, 20, 1892, p. 321-431, suivi de F. F ita , « La provincia cluniacense en Espana », p. 431-
432.
84. Las diatribas del hipercritico y alucinado M asdeu (ibid., p. 431).
85. Se equivocôpor completo (ibid., p. 432).
86. Lbid.
87. Un craso nacionalismo que les atrajô m ales sin cuento (ibid.).
152 P . H EN RIET

et, plus généralement, de la tendance à désigner des responsables étrangers


pour expliquer les problèmes hispaniques, Fita faisait indéniablement preuve
d’une belle indépendance d’esprit. Il n’est pas exagéré de dire qu’il prenait à
contre-courant tout ce qui s’était écrit sur Cluny en Espagne depuis des
siècles. Ce grand érudit ne fut guère entendu, mais son intervention montrait
cependant que le temps d’une appréciation dépassionnée de Cluny était
possible au sein même des milieux catholiques, à condition toutefois de faire
l’économie du nationalisme plus ou moins virulent mis en avant par Masdeu,
La Fuente ou Menéndez Pelayo.

Menéndez Pidal et Ferez de Urbel : uri bilan globalement positif

Ramôn Menéndez Pidal s’est peu occupé de Cluny. Son grand livre sur
L ’Espagne du Cid, publié pour la première fois en 1929, a cependant eu une
telle influence pendant le demi-siècle suivant qu’il n’est pas possible de
l’ignorer totalement ici 8S. Pour Menéndez Pidal, le Cid est l’âme de la
Castille et donc de l’Espagne. Ses exploits sont un exemple, au xxe siècle
encore, pour tous les Espagnols. Les événements se déroulant à la fin du
xie siècle (le Cid meurt en 1099), il était évidemment impossible de passer
totalement sous silence la présence clunisienne. Celle-ci, signale Pidal, est un
signe de catholicité autant que d’universalité. Le fait que les moines français,
sous Sanche III, se soient d’abord installés en Navarre, a permis à ce royaume
de prendre de l’avance sur le Leôn, d’avantage marqué par un substrat
mozarabe 889. Mais l’influence française, somme toute bénéfique, est cepen­
dant implicitement entachée par une action politique trop ouvertement
« grégorienne » : les Clunisiens auraient eu pour tâche de combattre « le
nationalisme espagnol », exactement de la même façon qu’ils combattaient le
nationalisme allemand lors de la querelle des Investitures 90. De là le thème
de 1’ « infiltration » dans les monastères et sur les sièges cathédraux, qui est
un peu une version atténuée du complot cher à Masdeu. Pidal ne peut
cependant pousser trop loin cette hostilité, plus suggérée qu’affirmée. Non
seulement il voit Cluny comme fer de lance d’une universalité catholique qui
lui convient assez bien, mais encore il doit composer avec le personnage de
Jérôme de Périgord, l’un des héros de son livre. D’origine censément cluni­
sienne, Jérôme a été l’ami du Cid, qui a fait de lui le premier évêque de
Valence reconquise 91. Du coup, le Cid a montré sa capacité à accepter les
bonnes influences extérieures et a donné une bonne leçon, toujours valable,

88. R. M enéndez P idal, La Espana d el Cid , 2 vol., Madrid, 1929. Présentation rapide de la
figure de Menéndez Pidal, dans son contexte intellectuel, par J. L. A bellân, H istoria critica del
pensam iento espanol, VII. La crisis contemporânea II (1875-1939), Barcelone, 19932, p. 203-
207, et par J. V arela , La novela de Espana. Los intelectuales y elproblem a espanol, Madrid,
1999, p. 238-250.
89. La Espana del Cid, op. cit., I, p. 119.
90. Ibid., p. 273.
91. Ibid., II, p. 648. Sur Jérôme de Périgord, dont on a toujours fait un clunisien d’après le
seul passage, déjà cité, de Jiménez de Rada, cf. P. Segl , K önigtum und Klosterreform, op. cit.,
p. 112-114, qui relève le caractère aléatoire de cette affiliation clunisienne mais la tient tout de
même pour vraisemblable. Il n’est en revanche pas question de Jérôme dans J. M ehne , « Clu-
niacenserbischöfe », dans Frühmittelalterliche Studien, t. 11, 1977, p. 241-287.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 153

aux nationalistes bornés : « Le héros le plus espagnol peut donner à penser à


ces dirigeants qui, au nom de doctrines bornées sur le casticisme et la
xénophobie, sont hostiles à des influences étrangères profitables, car ils les
considèrent néfastes aux ‘fils de Pélage et du Cid’ » 92. Cette appréciation
vaut, derrière Jérôme, pour Cluny.
Quatre ans après Pidal, Justo Pérez de Urbel publiait la première édition
de son histoire du monachisme espagnol au Moyen Age 93. Cette somme, très
dépendante des grandes histoires écrites aux xvne et xvm e siècles, contenait
nombre d’erreurs, y compris relatives à Cluny, mais elle fut longtemps de
consultation obligée et s’imposa comme la première référence en la matière
jusqu’aux années 1970 94. Pérez de Urbel reste donc, globalement, très
proche de Yepes, mais il atténue sa clunisiophobie. Certes, Alphonse VI a été
mal avisé, en donnant divers établissements au monastère bourguignon, de
ne pas suivre l’exemple de son grand-père Sanche III : « Alphonse ne sut pas
comprendre la prudence qui avait guidé son grand-père Sanche le Grand,
lequel avait utilisé tout ce qu’il y avait de bon dans le mouvement clunisien,
mais sans se laisser absorber par lui » 95. Cette phrase, désormais convenue,
est cependant la seule critique à la politique cluniophile des souverains
hispaniques. Pour le reste, Pérez de Urbel accorde à Cluny une importance
aussi grande, voire illimitée, que bénéfique. Quelques exemples. Toute la
période des xie et début xne siècles se trouve dans deux chapitres qui ont
respectivement pour titre « Cluny » et « La réforme de Cluny » 96. Lorsque le
roi Ferdinand Ier réforme « son Eglise » au concile de Coyanza (1055), la
décision d’imposer la règle de saint Benoît s’explique car « le nom de Cluny
n’apparaît pas, mais c’est l’esprit de Cluny qui inspire ce canon »97. Les
grands saints hispaniques de la fin du xie siècle, Inigo de Ona, Dominique de
Silos, Garcia d’Arlanza, Sisebut de Cardena, sont « fils de Cluny » 98. Le fliero
donné à Sahagün par Alphonse VI, si âprement critiqué par Masdeu, n’était

92. Citation complète : E l héroe mas espanolpuede dar algo quepensar a aquellos dirigeâ­
tes que con cerriles doctrinas de casticismo e xenôfobo hostilizan las provechosas influencias
extranaspor considerarlas depresivaspara los « hijos de Pelayo y d el Cid », cuyapersonalidad,
creen, exige que antes se esfuercen en no ser influidos que en hacerse capaces de influir a su vez
(La Espana d el Cid, op. cit., II, p. 648).
93. J. P érez de U rbel , L os monjes espanoles en la edad m edia, 2 vol., Madrid, 1933-1934.
J’utilise la 2e éd., Madrid, 1945.
94. Soit jusqu’à l’œuvre d’Antonio Linage Conde dont il est question infra. Parmi les grosses
erreurs « clunisiennes » de Pérez de Urbel, on peut retenir la donation de Carriôn à Cluny en
1045, au lieu de 1076, ce qui en ferait le premier établissement juridiquement clunisien
d’Espagne, bien avant Saint-Isidore de Duenas (1073) (Los monjes espanoles, op. cit., II, p. 426).
Relevons également que la tentative avortée de « clunifier » Saint-Pierre de Cardena est datée de
1114, sous le roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, alors qu’elle doit être située en 1142, sous
Alphonse VII de Castille et Leôn (ibid., p. 434-435).
95. Alfonso no supo comprender laprudencia que guiaba a su abuelo, Sancho el Mayor, al
u tilizar todo lo bueno que p o d ia tener el m ovimiento cluniacense,pero sin dejarse absorber por
él (ibid., p. 427).
96. Ibid., p. 395-481. « El Cister » n’a ensuite droit qu’à un chapitre.
97. En este canon no aparece el nombre de Cluny, pero era el espiritu de Cluny el que le
inspiraba (ibid., p. 412). La date de 1050 donnée par l’auteur doit être rectifiée.
98. Esos cuatro santos son, en cierto modo, hijos de Cluny (ibid., p. 437). Consciemment ou
non, Pérez de Urbel prend donc le contre-pied de La Fuente, qui donnait ces mêmes noms et
quelques autres, pour montrer que l’Église d’Espagne n’avait rien à attendre des Français.
154 P . HEN RIET

pas si dur, car en ce cas il n’aurait pu attirer les importantes populations de


« Castillans, de Français, de Maures et de Juifs » qui s’installèrent autour du
monastère 99. Plus généralement, l’ensemble des réalisations artistiques et
intellectuelles de cette époque se trouve placé sous l’influence plus ou moins
directe de Cluny. Rien d’étonnant à cela, puisque l’on retrouve les Clunia-
censes « de tous côtés : à la cour, dans les chapitres, dans les armées, à la tête
des abbayes, au gouvernement des diocèses » 10°. Il y a donc bien eu invasion,
mais c’était là un moindre mal, car « il faut reconnaître que les Clunisiens ont
amené en Espagne la réorganisation religieuse dont celle-ci avait besoin,
réorganisation qui communiqua une nouvelle sève à nos monastères et donna
de beaux fruits de sainteté » 101.

Sanchez Albornoz et Castro :


Cluny, la culture espagnole et YH om o hispanicus

A la question implicite de savoir si Cluny a retiré quelque chose d’essentiel


à la culture et à la religion hispaniques, Pidal aussi bien que Pérez de Urbel
répondent donc clairement par la négative. Est-ce à dire que, dans les années
30, la diabolisation de Cluny appartient au passé ? Bien au contraire. Les
stéréotypes ont la vie dure, comme le montrèrent aussi bien Américo Castro
que Claudio Sânchez Albornoz lors des diverses étapes de leur virulente
querelle. Les données de cet affrontement, qui a marqué jusqu’à une date
récente les études médiévales espagnoles, sont connues et peuvent donc
n’être rappelées que brièvement. Pour Sânchez Albornoz, l’identité espa­
gnole s’est forgée une fois pour toutes avant l’invasion de 711. Structurée
ensuite par l’idéal de Reconquête et le culte de saint Jacques, elle est
catholique ou n’est pas. Le judaïsme et l’islam ne sont donc, fondamentale­
ment, que des épiphénomènes qui, s’ils ont pu menacer l’identité hispanique
dans son existence, n’ont jamais atteint son essence. Pour Castro, au
contraire, l’Espagne naît en 711. Elle a joué le rôle de creuset des trois
cultures et des trois religions, dont la rencontre a permis le développement
d’une culture aussi riche que spécifique 102. Avec un tel arrière-plan idéolo­

99. Estas condiciones debieron parecer muy aceptables, puesto que lo rriismo en torno de
Sahagûn que de Silos se formaron importantes poblaciones de castellanos y franceses , m ows y
ju dios (ibid., p. 457). Dans ce passage, Pérez de Urbel évite soigneusement de mentionner la
rébellion des burgenses de Sahagûn, en 1111-1117, laquelle n’est tout de même pas une vue de
l’esprit !
100. Entonces em pieza una verdadera invasiôn de cluniacenses en la peninsula. En ade-
lante los encontramos en todaspartes : en la corte, en los cabildos, en los ejércitos,presidiendo
las abadias [Pérez de Urbel se garde de dire « prieurés »] y gobernando las diocesis (ibid.,
p. 428).
101. En realidad, hay que reconocer que los cluniacenses trajeron a Espafia la reorganiza-
ciôn religiosa que se necesitaba, una reorganizaciôn que comunicô una savia nueva a nuestros
monasterios y dio bellosfrutos de san tidad (ibid., p. 438).
102. Présentation de Castro et Sânchez Albornoz dans J. V arela , La novela de Espafia,
op. c i t respectivement p. 259-292 et 293-321. Les « systèmes » concurrents de Sânchez Albornoz
et Castro ont été synthétiquement présentés par leurs auteurs dans deux livres monumentaux et
sans cesse réimprimés : A. C astro , La realidad histôrica de Espafia, Mexico, 1954 (trad. fr.
sous le titre R é a lité de VEspagne : Histoire et valeurs, Paris, 1963), et Cl. Sânchez Albornoz ,
Espafia, un enigm a histôrico, op. cit.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 155

gique, Cluny pouvait difficilement être jugé de la même façon par Castro et
par Sânchez Albornoz. Cependant, c’est surtout dans le degré d’exécration
envers les moines bourguignons que se marque la différence. Et à ce petit jeu,
Castro l’emporte largement sur un Sânchez Albornoz contraint de composer
avec la vieille tradition d’excellence clunisienne mise en place par Yepes.
Pour Sânchez Albornoz, en effet, et quoi qu’il en eût, Cluny a été le vecteur
d’une culture authentiquement chrétienne à une époque, les xie et xne siè­
cles, où l’Espagne en avait bien besoin : le Leôn et la Castille « se virent
obligés de chercher au-delà des Pyrénées, dans un contexte dramatique,
un soutien culturel indispensable afin de pouvoir se défendre de la menace
de contagion que représentaient les valeurs spirituelles hispano-musul­
manes » 103. Quelles étaient donc ces (non-)valeurs ? Si l’on en juge par les
conférences données en Andalousie par Sânchez Albornoz à la fin de sa vie,
peu après la mort de Franco, les musulmans d’Espagne n’étaient pas seule­
ment musulmans. Ils étaient aussi fourbes, cruels et efféminés, voire homo­
sexuels. La sympathie pour la civilisation très surfaite d’al-Andalus, que
Sânchez Albornoz découvrait avec consternation dans la jeune Espagne
démocratique des années 80, devait donc être remise à sa place par quelques
conférences bien senties, ultérieurement réunies dans un petit livre-
testament 104. Dans ce schéma d’une Espagne espagnole car chrétienne,
Cluny avait donc sa place. Il ne s’agissait cependant pas de taire les nombreux
défauts des Cluniacenses, finalement présentés comme un moindre mal et
justifiés par la seule urgence de la conjoncture. Les Clunisiens étaient en effet
largement responsables de l’introduction du féodalisme dans la péninsule.
Contraire aux traditions hispaniques, celui-ci était par nature opposé à l’idée
de guerre sainte 10S. Les moines français étaient également des faussaires
invétérés, comme le rappelle un court mais très révélateur article, consacré à
un document suspect de Cardena (1045) 106. Passons sur les détails de la
démonstration 107. Sânchez Albornoz pose en conclusion la question de
l’identité du ou des faussaires :
« Ceux-ci pourraient bien être des Clunisiens ultra-pyrénéens. Alphonse VII leur
avait donné Cardena en 1142. Or ceux qui osèrent mettre le monastère à sac purent
bien commettre les délits constatés. N’oublions pas, en tout cas, que la colonisation de
l’Église hispanique par les moines de Cluny coïncida avec l’époque des grandes
falsifications documentaires ecclésiastiques » 108.
103. Se vieron forzados a buscar con a n siedad dram âtica, allende el Pirineo, la apoyatura
cultural indispensable p ara poder defenderse del am enazador contagio de los valores espiri-
tuales hispanomusulmanes (ib id ., IV, p. 1318).
104. Cl. Sânchez A lbornoz, De la A ndalucîa islâm ica a la de hoy , Madrid, 1998 (lere éd.
1983).
105. Id ., Espana, un enigm a histôrico, op. cit., I, p. 280-281.
106. Id ., « Falsificaciones en Cardena », dans Cuadernos de H istoria de Espana , t. 37-38,
1963, p. 337-345.
107. Démarche qui semble légitime dans la mesure où la démonstration « scientifique » est à
peu près sans rapport avec la conclusion « clunisienne ».
108. Los falsariospu dieron ser cluniacenses ultrapirenaicos. Alfonso VII les entregô Car­
dena en 1142. Quienes osaron saquear el monasterio bien pudieron intentar los amanos
registrados. No olvidemos, en todo caso, que la colonizaciôn de la iglesia hispana p or los
monjes de Cluny coincidiô con la época de las grandes falsificaciones documentales eclesiâs-
ticas, a lo menos, qu eyo sepa, en el reino de Leôn y C astilla (Id ., « Falsificaciones en Cardena »,
156 P . HENRIET

Nous l’avons vu, si Cardena fut effectivement confié à Cluny en 1142, la


donation se solda par un échec total. Lorsque le monastère obtint l’exemp­
tion en 1150, les moines français étaient déjà repartis. En somme, bien
qu’aucun indice ne désigne les années 1140 comme époque de falsification du
document (celle-ci est indéniable), la présence clunisienne devient en soi un
élément de datation fiable. Et qu’importe si à cette même époque, à Oviedo
comme à Compostelle, un peu partout en Espagne, on falsifiait allègrement
les documents !
Face à la « retenue » de Sanchez Albornoz, Américo Castro réserve un sort
beaucoup moins clément à Cluny. La raison en est simple : dans le contexte
d’une Espagne plurielle assumant totalement ses influences orientales et
sémitiques, la venue des moines clunisiens remettait en cause l’hispanité la
plus authentique. En d’autres termes, Castro se trouvait pleinement en phase
avec Sâncbez Albornoz quant à l’influence culturelle du monachisme fran­
çais, mais il la valorisait de façon radicalement différente 109. Le désaccord
portait aussi sur les motifs de la présence bourguignonne. Ce qui aurait
poussé les Clunisiens à intervenir aurait en effet été la volonté de maîtriser le
pèlerinage de Compostelle, source de profits que Castro, dans les années 50,
comparait au pétrole irakien de son époque no. Cette théorie assez particu­
lière du « complot clunisien » n’est pas sans rappeler quelques-unes des pages
les plus virulentes de Masdeu : pour Castro également, les Clunisiens étaient
« avant tout au service des intérêts politiques du duché de Bourgogne » m .
Quant aux desseins d’Hugues de Cluny, « abbé des abbés », ils étaient, « en
1100, analogues à ceux de Napoléon en 1800 » 112. Cependant, chez Castro, le
rejet résolu et total de la présence clunisienne n’est pas, ou pas seulement, le
fait d’un sentiment national humilié. Par son opposition totale à la véritable
hispanité, celle des trois cultures, le monachisme franc a sa place dans une
histoire métaphysique de l’homme espagnol. Il est en effet l’une des racines
séculaires, ou pour le moins un indice fort, de ce sentiment d’insécurité

art. cit., p. 345). La mention d’un pillage du monastère fait allusion à un épisode brièvement
rapporté par la Chronique de Cardena, datée de 1327 : ES, 23, p. 373.
109. La intervenciôn religiosa y p o litic a de los cluniacenses fu e m otivada tan topor el idéal
de catolicidad de aquellos monjes, com opor el deseo de los reyes cristianos ( en N avarra , Leôn
y C astilla) de contrarrestar la inévitablepresiôn cultural de los musulmanes (A. C astro, La
realidad histôrica, op. cit., p. 297).
110. Una reliquia de to i volumen significaba en el siglo X —cuando lo espiritual y lo
m aterial confundian sus lim ites —lo que elpetrôleo del Iraq en el X X ; es decir, un incentivo
p ara inteligentes y esforzadas empresas. La de los cluniacenses consistio en canalizar .; para
bien de las aim as , la devociôn de quienes ansiaban ir en peregrinaciôn a Compostela (ib id .,
p. 297). Sur la question de saint Jacques, l’opposition de Sânchez Albornoz et de Castro est
totale : cf. les articles polémiques du premier, réunis dans Estudios sobre G alicia en la temprana
edad m edia , Instituto « P. Sarmiento » de Estudios Gallegos, s.L, 1981, p. 377-548, en particulier
« El culto de Santiago no dériva del mito dioscôrido », p. 443-480.
111. Los cluniacenses estaban ante todo a l servicio de los interesespoliticos d el ducado de
Borgona (A. C astro, La realidad histôrica , op. cit., p. 304). Pour Castro, qui revendique sur ce
point l’influence d’A. B rackmann, Zurpolitischen Bedeutung der kluniazensischen Bewegung ,
Darmstadt, 1958, les Clunisiens sont également les serviteurs de la politique théocratique de
Grégoire VII.
112. Los designios franceses , en lo que hace a su esquema , eran en 1100 anâlogos a los de
1800, el N apoleôn de entonces era el abad de abades, Hugo de Cluny (A. C astro , La realidad
histôrica, op. cit., p. 304).
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 157

tellement espagnol, de ce « vivir desviviéndose » qu’il serait bien hasardeux


de traduire 113.
Si les échos de la polémique Castro/Sânchez Alhornoz se font parfois
encore entendre, ici ou là, ils n’en appartiennent pas moins, fort heureuse­
ment, au passé. Depuis les années 70, Cluny a fait l’objet, en péninsule
même, d’études sérieuses qui ont accompagné de nombreuses éditions de
documents bien faites 114. Le nom qui domine les études monastiques et
clunisiennes depuis bientôt trente ans est celui d’Antonio Linage Conde,
lequel a su situer la présence clunisienne au cœur d’un lent processus de
bénédictinisation du monachisme ibérique. Commenter les différents replis
de son œuvre, aussi abondante que savante, nous amènerait beaucoup trop
loin 115. Contentons-nous donc de relever, sans vraiment l’analyser, le rôle
central d’un terme qui revient souvent sous sa plume : « européanisation ». Il
s’agit là, à n ’en pas douter, de l’une des notions vedette de l’historiographie
médiévale espagnole depuis les années 60. Peter Linehan a montré comment
elle devait être située dans un contexte précis, celui de l’ouverture espagnole
à l’Europe à partir de la fin de la période franquiste 116. En matière cluni­
sienne, la notion d ’ « européanisation », qui n’est pas le privilège de Linage
Conde, désigne à l’évidence une réalité 117. Tout le problème est de ne pas en
faire, comme cela a parfois eu lieu, un refrain quasi incantatoire qui dispen­
serait d’une réflexion approfondie sur le renouveau monastique péninsulaire
aux xie et xne siècles. Ce renouveau est en effet au cœur d’une histoire que
l’on pourrait sans doute définir comme celle d’une société se donnant alors,
plus encore que par le passé, des légitimités la définissant comme chrétienne.
Asunto grave, comme disait La Fuente.
Le temps de la sérénité clunisienne est-il enfin venu ? A une réponse, pour
l’essentiel, positive, il convient sans doute d’apporter quelques nuances. Ici
ou là, dans tel ou tel travail par ailleurs fort estimable, les Clunisiens sont
encore les méchants de l’histoire. Lorsqu’un manuscrit enluminé du Com­
mentaire de l ’Apocalypse de Beatus, composé à la fin du xie siècle, nous
montre un avare tourmenté par d’horribles démons, est-il vraiment néces­
saire d’y voir une allusion au changement de rite sous prétexte que toute
critique contre l’avarice dans l’Espagne de cette époque aurait pour corollaire

113. Ibid., p. 76.


114. Citons par exemple, pour le monastère de Sahagün, la Colecciôn diplom àtica del
monasterio de Sahagün, publiée depuis 1976 dans la série « Fuentes y Estudios de Historia
Leonesa » (7 tomes parus jusqu’en 1997).
115. L’opus magnum est A. L inage C onde, L os origenes del monacato benedictino en la
pen in su la ibérica, 3 vol., Leôn, 1973 (Cluny : II, p. 863-997). Du même auteur, sont également
de consultation obligée : « L’influsso di Cluny nella storia spagnola », dans L ’Ita lia nel quadro
delVespansione europea del monachesimo cluniacense. A tti del Convegno internazionale di
Storia m edievale, Pescia, 26-28 novembre 1981, C. V iolante , A. Spicciani, G. Spinelli éds.,
Césène, 1985 (Italia Benedettina, 8), p. 353-388, et « Los caminares de la benedictinizaciôn »,
dans E l reino de Leôn en la a lta edad m edia, IX, Leôn, 1997 (Fuentes y Estudios de Historia
Leonesa, 65), p. 40-217.
116. P. L inehan , H istory and Historians, op. cit., en particulier p. 195-198.
117. Cf. aussi L. V âzquez de P arga , « Cluniacenses », dans Diccionario de H istoria de
Espaha, G. Bleiberg dir., 3 vol., Madrid, 1968-19692, ici I, p. 853-854. Le chapitre « El movi-
miento cluniacense en Espana », dans J. F ernandez C onde dir., H istoria de la Iglesia en
Espana, op. cit., I I /l, p. 171-191, est dû à Antonio Linage Conde.
158 P . HENRIET

un sentiment anti-clunisien1181920? Ici et là, quelques relents de « pan-


clunisme » flottent encore, et le cluniacense n’a pas tout à fait perdu son
omniprésence. Ceci étant, des remarques du même ordre, adaptées aux
situations nationales, pourraient être formulées dans bien d’autres pays, à
commencer par la France. A côté de ces quelques ratés, les entreprises
véritablement scientifiques se multiplient et devraient permettre des progrès
importants dans les années à venir U9. Les historiens doivent donc se sentir
réellement consternés lorsqu’ils découvrent le fossé qui existe entre des
travaux sérieux mais, par la force des choses, peu diffusés et des livres à fort
tirage qui ignorent tout de la notion même de recherche historique. Il est
difficile ici de ne pas citer, certes à contrecœur, les livres de Fernando Sanchez
Dragô sur « l’Espagne magique » et le chemin de Saint-Jacques. Dans une
sorte de délire ésotérico-nationalo-libertaire, cet auteur reprend Masdeu et
l’assaisonne de Castro, à moins que ce ne soit l’inverse, pour accuser Cluny de
tous les maux. Comploteurs, dévorés par le goût du pouvoir, les moines
français ont joué les promoteurs touristiques corrompus pour faire perdre à
l’Espagne une grande part de son identité 12°. Si de telles théories restaient
confidentielles, il n’y aurait pas lieu de les mentionner ici. Malheureusement,
les livres en question sont régulièrement réédités, se vendent à des centaines
de milliers d’exemplaires et sont lus par un public culturellement influent. Il
y a là un réel problème.
Compte tenu des mouvements d’hommes et d’idées qui caractérisent
l’Espagne des xie et xne siècles, il n’est pas surprenant qu’un sentiment
« anti-français » soit apparu très tôt, sentiment dont on peut retrouver la trace
dans différents textes à partir du xne siècle. Il est d’autant plus frappant de
constater la rareté, voire pendant longtemps l’inexistence, d’un discours
anti-clunisien. Une xénophobie plus ou moins latente, qui n’était en aucun
cas le privilège de la péninsule ibérique, pouvait sans doute aller de pair avec
la valorisation d’un Cluny symbolique, parangon de toute expérience monas­
tique 121. Bien des clercs, bien des aristocrates influents, pouvaient alors
combiner sans état d’âme une certaine exécration du « français » avec un
attrait sans borne pour le modèle monastique clunisien, non seulement tel
qu’il s’était développé en Bourgogne, mais aussi tel qu’il s’était construit

118. Cf. J. Y arza , « El infierno del beato de Silos », dans E studios pro Arte, t. 12, 1977,
p. 26-39 (repris dans I d ., Formas artisticas de lo im aginario, Barcelone, 1987, ici p. 94 sq.),
L’enluminure en question est celle du Beatus de Silos, British Library, Add. Ms. 11695, fol. 2. Il
est également fréquent de traiter la fameuse « Garcineide » (en réalité Tractatus Garsiae
Toletani Canonici de A lbino et Rufino, éd. E. Sackur , M GH, L ibelli de lite, II, p. 423-435,
début du XIIe siècle) comme un pamphlet hispanique anti-clunisien sous prétexte qu’elle s’en
prend à l’archevêque de Tolède. Or Cluny n’est jamais mentionné. L’origine hispanique de ce
texte éveille par ailleurs, lorsqu’on examine la tradition manuscrite, bien des soupçons.
119. Cf. la collaboration Valladolid/Münster dont il est question infra dans la Chronique,
p. 285-286.
120. F. Sanchez D ragô , Gdrgoris y Habidis. Una historia m âgica de Espana, 4 t., Madrid,
19781. L’essentiel de ce qui concerne Cluny se trouve dans la partie consacrée au chemin de
Saint-Jacques, laquelle vient d’être rééditée sous le titre H istoria m âgica d el camino de
Santiago, Barcelone, 1999.
121. Il existe à l’inverse tout un discours anti-hispanique chez les clercs « français », contemp­
teurs de l’ancienne Église hispanique, qui sont sur ce point en parfait accord avec Grégoire VII
et son discours de la superstitio toletana. C’est un autre champ d’études.
CLUNY DANS L ’H ISTO R IO G R A PH IE ESPAGNOLE 159

in situ. C’est semble-t-il à l’époque moderne, essentiellement à partir du


xvue siècle, que Cluny est irréductiblement devenu synonyme de « français ».
La formation d’un Etat-nations espagnol (au pluriel) a certainement joué un
rôle de premier plan dans ce tournant, qui empêchait désormais des savants
bénédictins aussi favorables à Cluny que Yepes de juger positivement l’arri­
vée des moines français sur le sol national. Si cette attitude est bien, comme
on le suggère ici, moderne, il faut consciencieusement l’ignorer au moment
de lire les textes médiévaux. D’où il ressort, et ce n’est pas une surprise, que
les recherches historiographiques peuvent aider à décoder non seulement les
travaux contemporains, mais aussi les sources elles-mêmes.

Patrick H e n r ie t
Université de Paris IV-Sorbonne

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