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Joachim LACROSSE

Cours de PHILOSOPHIE

Support écrit (SE)


(notes provisoires, octobre 2013)

Avertissement
— La matière du cours de philosophie est celle abordée au cours et reprise dans la table des
matières (TDM), laquelle se réfère au support écrit (SE) chaque fois que c'est possible. Le
présent fascicule (SE) doit être considéré comme un complément à ce cours et à cette
matière. Dans les pages qui suivent, on trouvera des développements beaucoup plus détaillés
que ceux du cours sur certains sujets, et d'autres notes plus synthétiques. Par exemple, la
partie sur les philosophes grecs contient nombre d'informations qui ne seront pas abordées
au cours, tandis que les notes sur les philosophes modernes sont plus ramassées (et
provisoires) que les autres chapitres. Le présent fascicule n’est donc pas un « syllabus » au
sens strict, mais plutôt un support provisoire destiné à vérifier ou compléter vos notes
manuscrites. Il s’agit avant tout d’un outil de référence, non d’un référent à étudier par
cœur. Bref, ce fascicule n’a pas vocation à remplacer à lui seul les notes manuscrites prises
lors des séances orales.

— Aucune connaissance préalable, si ce n’est une compréhension correcte de la langue


française orale et écrite, n’est nécessaire pour suivre ce cours de philosophie. Toutefois, la
philosophie n’étant pas une matière obligatoire dans l’enseignement secondaire en Belgique,
certains risquent d’être quelque peu « perdus » face à une démarche qui, par nature, est
difficile, abstraite et mouvante. D'autant que ce cours met l'accent sur certaines philosophies
exotiques et peu familières, Inde et Chine en tête. Cette situation sera vite retournée à votre
avantage si elle suscite un effort de votre part. Afin de préparer au mieux votre examen, je
vous conseille donc :
a) de venir au cours le plus souvent possible ;
b) d’y prendre des notes manuscrites pour suivre le mouvement des idées, noter les
concepts développés, garder une trace des discussions, etc. (inutile de recopier les
"transparents" projetés au cours, les informations qui s'y trouvent étant reprises dans la table
des matières) ;
c) de lire le support écrit (avant et après le cours), ainsi que d’autres sources comme
des ouvrages ou des articles philosophiques, dictionnaires, etc. ;
d) de réaliser vous-mêmes vos synthèses et résumés, afin de mieux maîtriser et vous
approprier la matière.

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— L'objectif de ce cours n’est pas de vous faire apprendre « par cœur » toute l'histoire de la
pensée, ni de vous assommer avec un ensemble de termes techniques, mais bien de vous
familiariser avec la pratique d'un langage abstrait et conceptuel et de stimuler votre goût
pour la réflexion et le questionnement philosophiques. En d’autres termes, lors de votre
étude, il s’agira surtout, chaque fois, de comprendre le mouvement de la question, les
arguments en présence, etc., bref de comprendre le cours dans les grandes lignes, à votre
manière, pas de le connaître par cœur et dans les moindres détails.

— La première partie de l’examen portera sur la matière du cours (QCM +1-1, par exemple
questionnaire "vrai ou faux"), tandis que la seconde partie consistera en une question
ouverte (commentaire de textes, réflexions sur un thème vu au cours, comparaison entre
plusieurs philosophies...). Deux tuyaux :
a) Etudier sans comprendre, notamment un résumé fait par quelqu'un d'autre, risque
de vous faire commettre des erreurs dans la première partie (QCM).
b) Les critères d’évaluation pour la deuxième partie (question ouverte) sont
l’originalité de vos réponses et la clarté de vos arguments ou analyses. Evitez donc les
réponses « toutes faites », ou de restitution, ou encore confuses, ou bavardes…

— Si vous avez la moindre question relative à la matière ou au déroulement de l’examen,


n’hésitez pas à me contacter par mail (joachimlacrosse@hotmail.com). Evitez toutefois de le
faire en dernière minute, vous risqueriez de ne pas recevoir de réponse… Bon travail !

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Avant-Propos
Le protagoniste (« personnage principal ») de ce cours est le concept de Logos. Ce terme, qui
a façonné le destin de la philosophie européenne, signifie de multiples choses : « langage »,
« parole », « récit », « discours », « énoncé », « argument », « définition », « rapport »,
« proportion », « calcul », « raison humaine », « raison d'être » d’une chose, « raison
universelle », « Verbe divin », etc.

Autant de « figures du Logos », où s’élabore chaque fois une « mise en rapport » (déjà une
des traductions possibles de « logos ») de la pensée (raison), du langage (parole, récit,
discours, définition, etc.) et de la réalité (raison d’être et organisation des choses), mise en
rapport qui se présente tour à tour comme mythique, physique, ontologique, psychologique,
rhétorique, dialectique, logique, anthropologique ou encore cosmologique. En faisant la
promotion— et en combinant plusieurs — de ces différents « logoi », les Thalès, Pythagore,
Héraclite, Parménide, Anaxagore, Démocrite, Gorgias, Protagoras, Socrate, Platon, Aristote,
Pyrrhon, Diogène, Epicure, Epictète et autres Plotin ont, chacun à sa façon, balisé le champ
du connu et de l’inconnu, du pensable et de l’inintelligible, de l’énonçable et de l’indicible.

La suite de l’histoire de la pensée européenne et occidentale peut être lue comme le


développement multiple de ces figures du Logos, jusqu'à l’avènement progressif d’une figure
mondialisée et standardisée de la « rationalité », qui en constitue l’un des principaux
héritages. D’abord, le logos grec se transmet chez les Latins et les Médiévaux (y compris les
Arabes), avec, entre autres, les traductions par verbum et ratio ; ensuite, chez les Modernes,
avec la promotion d’une rationalité physico-mathématique qui se décline sous les formes
antagonistes du rationalisme (Descartes, Spinoza, Leibniz) et de l’empirisme (Hobbes, Locke,
Berkeley, Hume), puis de la philosophie critique (Kant et sa Raison tantôt « pure », tantôt
« pratique ») et de la philosophie de l’Histoire (Hegel et ses « ruses de la Raison ») ; enfin,
chez les Contemporains, qui oscillent entre une tentation de déconstruction du Logos
(Nietzsche, Heidegger) ou de déplacement de son champ d’activités (logos comme « sens »
qui se dérobe dans la phénoménologie et l’herméneutique, ou comme « Langage-monde » et
« langue-forme de vie » dans la philosophie analytique).

L’étude de cette grande tradition européenne, celle des « héritiers du logos », doit être, enfin,
ré-« orientée », complétée par celle de traditions qui, tout en « pratiquant » quelque chose de
l’ordre du logos, ont mis en valeur d’autres modes de rationalité, d’autres plis et d’autres
ressources de la pensée (Inde, Chine), comme une sorte de « dehors » du Logos 1 qui
permettrait, par un jeu de reflets, de mieux comprendre ce dont il est le dehors. Car l’Inde et
la Chine, ces deux autres « berceaux » importants mais souvent ignorés — et d’ailleurs très
différents entre eux — de la pensée philosophique, , nous tendent un miroir pour comprendre
qui nous sommes — nous autres, « héritiers » du logos grec — et comment nous raisonnons,
parlons, représentons le réel… Ce qui est peut-être bien le point le plus important.

11
Les termes issus de langues utilisant un alphabet ou une écriture spécifiques (grec, arabe, sanskrit, chinois,
etc.) seront chaque fois translittérés en alphabet latin, pour la commodité des étudiants.

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Bibliographie sélective
— La lecture des textes originaux des philosophes étudiés ou mentionnés dans ce cours en
constitue évidemment le prolongement le plus naturel. La plupart des œuvres philosophiques
importantes — des Fragments des Présocratiques aux Investigations philosophiques de
Wittgenstein en passant, par exemple, par la République de Platon les Méditations
métaphysiques de Descartes, les trois Critiques kantiennes, ou encore par les Entretiens
confucianistes, le Laozi, la Baghavad Gîtâ ou le Traité du Milieu de Nagarjuna — ont été
publiées en traduction française dans diverses éditions de poche (GF, Folio-Essais, Livre de
Poche, Points, etc.), dont la lecture, avant ou après l’examen, permettra à chacun de
poursuivre son cheminement intellectuel en fonction de ses affinités et de ses centres d’intérêt.

— Par ailleurs, il existe un grand nombre de dictionnaires, d’introductions, d’histoires de la


philosophie, d'essais sur la philosophie, et autres ouvrages de vulgarisation ou de synthèse
sur les philosophies occidentales (y compris arabe), dont voici une brève sélection.

AUROUX, Sylvain (1990), dir., Les notions philosophiques (Encyclopédie philosophique


universelle, II), 2 volumes, PUF. [avec une rare ouverture vers les philosophies orientales et
les cultures traditionnelles]

BREHIER, Emile (1931-1964-1981), Histoire de la philosophie, 3 volumes, PUF.

CASSIN, Barbara (2004), dir., Vocabulaire européen de la philosophie. Dictionnaire des


intraduisibles, Seuil.

CORBIN, Henri (1964), Histoire de la philosophie islamique, des origines jusqu’à la


mort d’Averroës (1198), Gallimard.

COULOUBARITSIS, Lambros (1992), Aux origines de la philosophie européenne, De


Boeck.

COULOUBARITSIS, Lambros (1998), Histoire de la philosophie ancienne et médiévale.


Figures illustres, Grasset.

DELCOMMINETTE, Sylvain (2007), Grands courants de la philosophie. Antiquité et


Moyen Âge, syllabus ULB, Presses Universitaires de Bruxelles.

DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Felix (1991), Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions


de Minuit.

GAARDER, Jostein (1995), Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie,


trad. fr., Seuil.

HADOT, Pierre (1995), Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, Folio/Essais.

HUISMAN, Denis, et VERGEZ, André (1996 rééd.), Histoire des philosophes illustrée
par les textes, Nathan.

JASPERS, Karl, Introduction à la philosophie, trad. fr. (2001), 10/18.

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JOLIVET, Jean (1995), Philosophie médiévale arabe et latine, Vrin.

de LIBERA, Alain (1993), La philosophie médiévale, PUF.

50 Fiches-Philo parues (en 2007-2008) dans le quotidien La Libre Belgique

PARAIN, Brice et BELAVAL, Yvon (1969, 1973, 1974), dir., Histoire de la philosophie,
3 volumes, Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade (rééd. Folio/Essais, 1999).

TOZZI, Michel (2002), Penser par soi-même, Chronique sociale.

— Au sujet de l'Inde et de la Chine, on consultera notamment :

AUROUX, Sylvain (1990), dir., Les notions philosophiques, volume 2 (voir ci-dessus).

BIARDEAU, Madeleine (1995), L’hindouisme. Anthropologie d’une civilisation,


Flammarion.

BILLETER, Jean-François (2002), Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia.

CHENET, François (1998), La philosophie indienne, Armand Colin.

CHENG, Anne (1997), Histoire de la pensée chinoise, Seuil.

JULLIEN, François (2000), Le Nu impossible, Seuil (2005 pour l’édition de poche).

LACROSSE, Joachim (2005), dir., Philosophie comparée. Grèce, Inde, Chine (Annales
de l'Institut de Philosophie de l'ULB), Vrin.

LAVIS, Alexis (2010), L’espace de la pensée chinoise. Confucianisme, taoïsme,


bouddhisme, Oxus.

ZIMMER, Heinrich (1953), Les philosophies de l'Inde, trad. fr. (1978), Payot.

— Sur le Logos grec et son héritage médiéval/moderne :

ADORNO, Theodor W., et HORKHEIMER, Max (1944-1967), La dialectique de la


raison, trad. fr. (1974), Gallimard.

COULOUBARITSIS, Lambros (1984), « Transfigurations du Logos », dans Annales de


l’Institut de philosophie de l’ULB, Vrin, p. 9-44.

JULLIEN, François (2006), Si parler va sans dire. Du logos et autres ressources, Seuil.

PANOWSKI, Erwin (1924), Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’antique


théorie de l’art, traduction française (1983), Gallimard.

STENGERS, Isabelle (1993), L’invention des sciences modernes, La Découverte.

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Introduction : origines et commencements
a) Origines et définition de la philosophie
Commençons, avec le philosophe allemand Karl Jaspers (XXè siècle), par distinguer trois
origines de la démarche philosophique : l’étonnement, le doute et le bouleversement.
1. Le point de départ de la philosophie, c’est la faculté de s’étonner devant des choses, des
phénomènes qui paraissent généralement « normaux ». L’étonnement, qui nous permet de
prendre conscience de notre ignorance, nous ouvre alors au savoir désintéressé.
2. Le doute, ensuite, quand il devient méthodique, permet de conquérir de nouvelles
certitudes, comme par exemple le doute généralisé de Descartes (=cartésien), qui, on le verra,
lui permet, en fin de compte, de tenir pour certaine sa propre existence et celle de l'univers
entier.
3. Certaines situations incontournables ou « limites », bouleversantes (mort, souffrance,
échec, hasard, existence spatio-temporelle, etc.), enfin, nous forcent également à penser et
nous plongent dans les questionnements existentiels les plus profonds et les plus
bouleversants.
Le mot grec philosophia a été inventé il y a quelque 2500 ans en Grèce, par Platon ou par
Pythagore. La philo-sophia, d’un point de vue étymologique, c’est littéralement l’« amour de
la sagesse ». Pour les Grecs, seuls les dieux possèdent la vraie sagesse (sophia), tandis que les
hommes, eux, s’efforcent de l’atteindre et de l'aimer, sans la posséder pleinement.
Le sens commun associe le terme « philosophie » à un questionnement (sans réponses
déterminées), une quête du sens, une recherche (jamais assouvie), impliquant l'autonomie et la
réflexivité de l'esprit humain, ayant recours à l'abstraction conceptuelle et à la dialectique
(confrontation et synthèse de points de vues divergents), un art de vivre en ayant le bonheur
pour objectif, ou encore une vision du monde.
On consulte aussi le dictionnaire (Petit Robert) : « Philosophie. Ensemble des études, des
recherches visant à saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi que les fondements des
valeurs humaines, et envisageant les problèmes à leur plus haut degré de généralité. Par ext.
1° Ensemble des conceptions philosophiques communes à un groupe social. 2° Conception
générale, vision plus ou moins méthodique du monde et des problèmes de la vie ».
La recherche philosophique, qui est transversale et touche à de nombreuses disiciplines,
porte sur des questions générales, ultimes, autrement dit des problèmes. La philosophie ne
propose des réponses que pour mieux donner un sens à la question qui fait problème.
L’essentiel, c’est de construire un problème, et non d’y apporter des solutions définitives. Car
c’est le mouvement de la question, et non le repos de la réponse, qui permet à l’esprit de rester
éveillé. La valeur de la philosophie vient ainsi de son incertitude elle-même.
Kant, à l'époque moderne (XVIIIè siècle) affirme que les trois grandes questions de la
philosophie sont :
1. Que puis-je connaître ?
2. Que dois-je faire ?
3. Que m'est-il permis d'espérer ?
Il ajoute que ces trois questions peuvent être résumées par une quatrième :
4. Qu'est-ce que l'homme ?

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b) Triple naissance de la philosophie
Si l’on pose la question, non plus de l’origine mais du commencement de la philosophie,
qui est un événement historique, il faut préciser de quoi l’on parle. Une tradition tenace en
Occident tend à associer le commencement de la philosophie exclusivement à la tradition qui
a inventé le mot philosophia, c’est-à-dire la tradition philosophique des Grecs. Cette
perspective (que l'on peut qualifier d'européo-centriste) consiste à affirmer qu'il y aurait eu en
Grèce (et nulle part ailleurs) un « miracle » qui aurait consisté dans l'invention de la Raison,
ou le « passage du muthos au logos » et aurait coïncidé avec l’origine de la tradition
philosophique telle qu’elle se transmettra chez les Latins, puis dans les langues européennes
modernes (français, allemand, anglais etc.)
Cette vision des choses n’est pas fausse, dans la mesure où la Grèce a effectivement été le
théâtre d'innovations et de bouleversements intellectuels majeurs à l’époque des premiers
philosophes, vers le sixième sièce avant notre ère (voir ci-dessous). Mais il s’agit d’une vision
incomplète et étriquée du commencement de la philosophie, et ce au moins pour deux raisons.
Tout d’abord parce que la « philosophie », sous certaines formes, était déjà présente,
notamment dans les grands mythes de toutes les civilisations humaines, dans les proverbes,
les sagesses populaires, etc., et est donc aussi vieille que l’humanité. Ensuite, parce que la
Grèce n’est pas le seul lieu de naissance de la « philosophie » — si l’on veut bien signifier par
là non pas le mot grec philosophia, mais bien la chose philosophie : une recherche autonome
et réflexive de l’esprit humain, envisageant les choses au plus haut degré de généralité, et
s'exprimant dans un langage plutôt abstrait (pour en donner une définition minimaliste).
La philosophie est une démarche universelle et transculturelle. D’un point de vue textuel,
cependant, seules trois civilisations peuvent revendiquer le statut de « berceau de la
philosophie » : l’Inde, la Grèce et la Chine. Les autres civilisations ont certes, elles aussi,
« philosophé », mais ce sont ces trois-là qui ont produit les corpus de textes les plus
importants (point de vue quantitatif), les plus systématiques et les plus continus — ce qui
n’est d’ailleurs pas un jugement sur la valeur intrinsèque de ces traditions. Cela veut
simplement dire que les conditions y étaient chaque fois réunies pour développer une tradition
de recherches philosophiques, impliquant notamment des débats argumentés, thèse contre
thèse, entre plusieurs penseurs ou courants de pensée rattachés à des maîtres fondateurs.
La perspective retenue dans ce cours concernant le commencement de la philosophie est
donc celle d’une « triple naissance » : les Grecs, les Chinois et les Indiens ont tous les trois
« découvert » ou « inventé » le continent philosophique, à peu près à la même époque, mais
en y accostant par des rivages différents. Les Grecs sont « entrés en philosophie » par le biais
de la physique et de la cosmologie (en cherchant l’origine de l’univers dans les éléments
naturels qui le composent), ce qui les a conduit ensuite à l’ontologie, à l’épistémologie, puis à
la philosophie morale et politique, l’esthétique, la logique, etc. Les Chinois, eux, ont accosté
par le biais de la philosophie politique (notamment à partir d’une réflexion sur le statut du
« Fils du Ciel », l'autorité politique, et la façon de construire un ordre social viable), qui les a
conduits ensuite vers la cosmologie, l’éthique, la logique et l’épistémologie, etc. Quant aux
Indiens, c’est une réflexion sur les sacrifices védiques et sur le principe de la transmigration
qui les ont amenés sur le « continent philosophique » en les obligeant à développer une
ontologie, une épistémologie, une logique, etc.
L’absence de certaines « découvertes » chez les uns ou les autres (la philosophie politique
en Inde, l’ontologie en Chine) ne signifie d’ailleurs pas que l’exploration du continent
philosophique y fut moins poussée qu’ailleurs. De nombreuses philosophies occidentales ne
se sont pas vouées, elles non plus, à toutes les facettes du continent philosophique.
Ceci étant précisé, avant de revenir plus tard sur la philosophie en Inde et en Chine,
examinons en détail ce qui s’est passé en Grèce…

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Première partie : Figures du Logos grec

1. Les philosophes présocratiques


a) Du logos mythique au logos philosophique
La philosophie européenne est née avec les cosmologies dites « présocratiques », au VIè
siècle av. J.-C., et ce à la fois en opposition et en continuité avec la tradition ancestrale des
mythes. Le mythe est une pratique commune à de nombreuses civilisations, même si nos
références culturelles nous conduisent à l’associer principalement aux dieux grecs et romains.
Dans le dictionnaire (Petit Robert), il est défini comme un « récit fabuleux qui met en scène
des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature [par exemple le mythe
de Zeus ou celui de Déméter] ou des aspects de la condition humaine [par exemple le mythe
de Prométhée ou celui de Sisyphe] ».
Chez Hésiode, par exemple, dans la Théogonie (littéralement « naissance des dieux »), il y
a un Chaos primordial (indéfini), d’où naît progressivement une différence qui débouche sur
l’union conjugale entre le ciel (Ouranos) et la terre (Gaïa). Mais Ouranos n’aime pas les
enfants issus de cette union, les titans, et il leur interdit l’accès à la lumière du jour. Cronos,
son fils cadet, encouragé par sa mère, coupe alors le sexe de son père, séparant ainsi pour de
bon le Ciel et la Terre. Cronos épouse alors Rhéa, sa soeur, et enfante à son tour les dieux.
Cependant, pour échapper à une prédiciton de ses parents selon laquelle il serait détrôné par
l’un de ses enfants, Cronos (Saturne pour les Latins) les mange tous (voir ci-dessous la
version de cet épisode de cannibalisme chez Goya) ! C’est alors que Zeus, sauvé par sa mère,
lui fait vomir tous les autres enfants : Poseidon, Hadès, Héra, ... Quant à Aphrodite, elle naît
du sexe d’Ouranos, qui était tombé dans la mer. Les dieux (menés par Zeus) renversent alors
les titans (menés par Cronos) lors d’une bataille appelée la « Titanomachie ».

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Situés en un temps originel et mettant en scène des histoires exemplaires, les récits (logoi)
mythiques présentent les enchaînements de causes et d’effets sous la forme de successions
généalogiques (théogonies, cosmogonies, anthropogonies, etc.) En général, ils rapportent
chaque fois ce qui est visible (les astres, les hommes, les animaux, les lieux, les objets) à un
invisible habité par des dieux (polythéisme), des démons, des morts ou des héros (animisme).
Ce faisant, ils introduisent une distorsion entre un sens « littéral » et un sens « figuré »,
distorsion qui invite à redresser le récit pour en interpréter le « sens caché », redressement qui
passe souvent par une initiation ou une révélation de ce sens caché, réservée à quelques élus.
En d’autres termes, il y a dans le mythe une sorte de « mensonge vrai » (les Muses déclarent,
aux vers 27-28 : « Nous savons dire des mensonges semblables à des réalités, mais quand
nous le voulons, nous savons faire entendre des vérités »), qui permet de comprendre une
vérité par le redressement du sens.
On parle souvent, pour caractériser la naissance de la philosophie, d’un passage du muthos
(fable, récit) au logos (raison, argument), mais il faut rappeler que la philosophie grecque est
née d’une réflexion sur le sens profond et la fonction des mythes, que les philosophes ont
toujours continué à faire usage des mythes (comme Platon, par exemple, mais en cherchant à
expliciter le sens figuré du récit au lieu de le « révéler ») et que le terme grec le plus utilisé
pour désigner ceux-ci, du reste, n’est autre que le terme logos. Il serait donc plus exact de
parler d’un passage d’une certaine forme de logos, mythique, à une autre, argumentative ou
scientifique, ces deux formes n’ayant jamais cessé de coexister par la suite sans se confondre.
En d’autres termes, le mythe n’est pas quelque chose « d’irrationnel », mais répond plutôt
à une logique particulière. Cette logique du mythe se caractérise par son ambivalence : le
monde est structuré par des oppositions complémentaires, les héros et les dieux ne sont jamais
tout-à-fait bons ou mauvais mais ils ont un aspect positif et un aspect négatif (les pères sont à
la fois des géniteurs et des destructeurs, etc.), là où la logique des philosophes se caractérisera
par sa bivalence : on ne peut exprimer à la fois une chose et la chose contraire, c’est soit l’un
soit l’autre (voir ci-dessous : Parménide, à propos de l’Être et du non-Être).
Le logos mythique consiste donc en une pensée traditionnelle, collective et sans auteur,
qui se transmet oralement de génération en génération (avant d’être consignée, plus tard, par
écrit), qui recourt à des explications généalogiques, à une logique ambivalente, et met en
scène des forces surnaturelles. Le logos philosophique va lui substituer une pensée novatrice,
individuelle, écrite, fondée sur la confrontation des idées et des arguments (comme dans
l’école de Milet, par exemple), ayant recours à une logique bivalente et faisant appel à
l’expérience, à des explications mécanistes et mettant en scène des éléments naturels.

Logos mythique Logos philosophique


Traditionnel, collectif, sans auteur, oral Novateur, argumenté, individuel, écrit
Êtres surnaturels, recours à la parole ancestrale Eléments naturels, recours à l’expérience
Causalité généalogique Causalité mécanique
Sens implicite, distorsion Sens explicite, description
Logique ambivalente (complémentarité) Logique bivalente (non-contradiction)

Malgré ces différences nettes, on peut dire que la pensée philosophique poursuit avec
d’autres moyens le projet de la raison mythique, et qu’il y a donc une continuité entre le logos
mythique et le logos philosophique, comme le reconnaît Aristote lui-même — pourtant l’un
des seuls philosophes grecs qui n’a jamais recours au mythe — lorsqu’il dit que le
« philomythe » (l’amoureux des mythes) est en quelque sorte « philosophe » (amoureux de la
sagesse) :

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« Ce fut l’étonnement (thaumazein) qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers philosophes aux
spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis,
s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes
de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner,
c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi le philomythe est en quelque sorte philosophe, car le
mythe est composé de merveilleux). » (Aristote, Métaphysique, A, 982b).

b) Le logos des premiers « physiciens » grecs : un empirisme moniste


La naissance de la philosophie, d’abord dans les colonies en Ionie (Turquie actuelle) et en
Grande Grèce (Sicile et Sud de l’Italie actuelle), puis à Athènes, est due à un ensemble de
facteurs favorables, politiques, sociaux et économiques : l’avènement de la cité, qui réserve
un espace public à la discussion, les conditions d’existence très favorables dans les colonies
grecques (la plupart des philosophes grecs étaient des aristocrates), etc.
Aux VIIè et VIè siècles avant J.-C., à Milet en Ionie (région de la Turquie actuelle, à l’est
de la mer Egée), ces premiers philosophes (que l’on nomme souvent aussi les « physiciens »
ou « physiologues ») ont voulu expliquer le monde et l’homme en se passant de la référence
aux dieux, à la « surnature ». Il y a bien une réalité invisible, comme dans les mythes, mais
qui fait partie de la « nature » (phusis). Lorsque ces penseurs parlent de « nature », il s’agit
d’autre chose que ce à quoi nous pensons aujourd’hui : la phusis, c’est très précisément un
processus de croissance ou d’épanouissement à partir d’un germe initial, comme une fleur qui
se développe à partir d’une graine.
On ne connaît les penseurs de Milet que par la doxographie (témoignages ultérieurs,
conservés sous la forme de fragments). Pour Thalès, fondateur de cette école de philosophie
(la toute première), tout vient de l’eau, qui est le fondement de toute chose et la source de la
vie. Pour Anaximène, c’est l’air (ou le brouillard) qui est le principe de l’univers.
Anaximandre, dont l’activité se situe entre ces deux philosophes, parle aussi d’un principe
naturel mais le déclare « indéterminé » (apeiron, qui signifie aussi « infini », « illimité ») :

« C’est lui [Anaximandre] qui introduisit le premier ce terme de principe (arkhè), entendant ainsi, non pas
l’eau ou quelque autre des éléments que nous reconnaissons, mais une certaine nature infinie différente, de
laquelle se seraient formés tous les ciels et tous les mondes que ceux-ci ont contenus ; c’est de là que
proviennent les êtres c’est en cela aussi qu’ils se dissipent selon une loi nécessaire. » (Simplicius, Physique, 24,
13)

Le monde est donc chaque fois interprété comme le déploiement d’un seul (monisme),
principe (arkhè), en appliquant comme raisonnement une sorte d’empirisme sauvage : on
observe (par exemple de l’eau qui s’évapore, qui gêle, qui se « concrétise » dans l’écume
marine ; de l’air qui se condense ou se raréfie) et on tire tout de suite des conclusions, sans
vérifier.
Ces pensées sont cependant très proches des mythes cosmogoniques, dont elles ne font
que remplacer les dieux et le Chaos par des éléments naturels. Thalès, d’ailleurs, ne dit-il pas
quelque part que « tout est rempli de dieux » ? La différence, c’est que l’on raisonne ici en
termes mécaniques, en extrapolant les caractéristiques de l’élément posé en principe. Ces
philosophes-physiciens veulent ainsi trouver des causes naturelles et mécaniques aux
phénomènes, des réponses rationnelles aux questions ultimes, en formulant des lois de la
nature et en cherchant à expliquer le changement.
Pour comprendre l’épistémologie présocratique, il faut renoncer à utiliser des catégories
de pensée familières, telles que l’oppostion entre matière et esprit, ou celle entre sujet et objet
de connaissance. Pour ces premiers physiciens, tout « être » est un être concret, et la question
de la connaissance consiste surtout à rapporter des choses lointaines à des choses proches.
Il y a aussi une réflexion cosmo-poétique sur la condition humaine, une conception de la
Terre qui précarise l’aspect sécurisant que lui donnaient les mythes : Thalès se représente la

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Terre, séjour des humains mortels, comme une embarcation flottant sur l’eau, Anaximène se
la représente comme une feuille qui vole dans les airs, etc.

Au VIè-Vè siècle, à Ephèse, toujours en Ionie, Héraclite, surnommé « l’Obscur » car il


s’exprimait par aphorismes, influencé par l’école de Milet, propose de faire du feu l’élément
primordial. Le feu, qui vit en tuant (génération et destruction réunies en un seul mouvement),
est le symbole du paradoxe que constitue le monde, où toute chose devient son contraire : la
mort succède à la vie, la nuit au jour, la veille au sommeil, etc.
Les choses sont ainsi dans un devenir perpétuel : « tout coule (panta rhei) et rien ne
reste », « on ne se baigne jamais deux fois dans même fleuve ». Héraclite veut ainsi penser le
devenir universel : toutes choses sont prises dans un flux, ne sont jamais stables. Même les
montagnes, symboles de perennité, s’érodent lentement, et le soleil renaît tous les matins…
Ce sont les mots qui, plaqués sur le réel, donnent l’illusion d’une certaine stabilité, d’une
certaine permanence : le même mot, « fleuve », désigne une réalité en mouvement permanent.
Tout, derrière les apparences, vient donc du feu et revient au feu, qui est comme un Logos,
c’est-à-dire une loi universelle de développement, une « raison » mécanique universelle qui
organise le flux du réel en fonction d’une série de couples d’opposés structurés par des
rapports de complémentarité (jour/nuit, paix/guerre, vie/mort, mâle/femelle, grave/aigu, etc.),
« raison » qui n’est pas sans rappeler le logos mythique dont il a été question ci-dessus, fondé
sur l’ambivalence.
Notons cependant que cette référence au Logos, comme loi universelle du devenir en
fonction d’opposés complémentaires, est interprétée par certains commentateurs comme une
contamination, ou plutôt une réinterprétation de la pensée d’Héraclite dans une optique
stoïcienne (voir ci-dessous).
En tout cas, l’harmonie du monde résulte d’une tension instable de ces couples
complémentaires (qui peut être schematisée par le symbole chinois du dao, où le yin et le
yang, eux aussi, se complètent en s’opposant). Vie et mort sont inséparables, mâle et femelle
sont tous deux nécessaires à la génération des animaux, c’est la rencontre du grave et de l’aigu
qui produit l’harmonie musicale, etc. Cependant, la plupart des hommes ne voient pas cette
polarité et cette complémentarité des contraires (en effet, « La nature (phusis) aime à se
cacher ») et veulent obtenir un seul pôle : le plaisir sans la douleur, le bonheur sans le
malheur, la vie sans la mort, etc.
« La guerre (Polémos) est le Père de toutes choses », dit encore Héraclite : autrement dit,
le conflit est le moteur qui régit le monde et le jeu du devenir. Ce jeu est comparé à celui
pratiqué par un enfant : « Le temps est un royaume dont le Prince est un enfant qui joue aux
osselets ». La mission du philosophe, ou du sage, est de donner sens à un monde en devenir
permanent, malgré le fait que la foule, la multitude est « sourde » à la vérité.
Il s’agit donc d’accorder le logos humain (parole, raison) au logos de la Nature, qui
« parle » par ses œuvres. D’où un style très particulier du discours héraclitéen, qui cherche à
suivre l’équilibre des contraires, où chaque notion appelle son opposé, créant des « bouquets
de sens » toujours éphémères, navigant de contraire en contraire.

c) Les sectes mystiques : noms et nombres


Au VIIè siècle av. J.-C. naissent aussi des sectes mystiques (c’est-à-dire liées aux cultes
des « mystères ») telles que l’orphisme et le pythagorisme, dont l’enseignement est tenu secret
pour les non-initiés. Ces courants religieux vont privilégier une approche purement
intellectuelle qui, au contraire de la pensée des premiers physiciens, ne recourt pas (ou très
peu) à l’expérience pour expliquer la structure de l’univers.

11
Pour les Orphiques, les noms sont en rapport avec l’essence même des choses. A l’instar
du Dieu judéo-chrétien, le personnage mythique d’Orphée détient le pouvoir de faire exister
les choses en les nommant. Il faut donc, pour ses fidèles, être initié à la signification véritable
des noms pour accéder à la connaissance des choses et, de là, connaître l’extase mystique. En
un sens les Orphiques sont les premiers à mettre l’accent sur le pouvoir des noms et du
langage, leur capacité à structurer et articuler le réel.

Pour Pythagore (qui vient de l’île ionienne de Samos et s’est exilé en Grande Grèce = sud
de l’Italie et Sicile actuelles) et ses disciples (triés sur le volet et, par ailleurs, très actifs sur le
plan politique), les nombres sont les principes de l’univers tout entier, de son équilibre et de
son harmonie. On pourrait y voir une préfiguration de la physique moderne, basée sur les
mathématiques, mais les nombres sont considérés par les Pythagoriciens comme des réalités
divines, ce ne sont pas « simplement » des nombres.
Derrière tout phénomène (à l’instar du son harmonieux produit par la corde d’une lyre), il
y a des relations numériques : ainsi, du point de vue spatial, 1 est un point, 2 est une droite, 3
est un plan et 4 est un solide. Le nombre 10 (1+2+3+4 : c’est la Tetraktys) est le plus parfait
d’entre tous. D’où l’intérêt pour l’astronomie, l’architecture, la musique, et tout ce qui fait
appel aux rapports harmoniques.
En outre, les Pythagoriciens semblent avoir proposé une vision de l’univers fondée sur
une table de 10 opposés (Limite/Illimité, Impair/Pair, Un/Multiple, Droite/Gauche,
Mâle/Femelle, En repos/En mouvement, Droit/Courbe, Lumière/Obscurité, Bien/Mal,
Carré/Rectangle), dont, à la différence d’Héraclite (qui critique ces « dualismes »
pythagoriciens), un terme est valorisé au détriment de l’autre. Au moins deux grands
philosophes, Parménide et Empédocle, semblent avoir fait partie des sectes pythagoriciennes.
Les Pythagoriciens croient aussi à la métempsycose, idée selon laquelle l’âme est
prisonnière du corps pour un certain temps (son incarnation n’est qu’une incarcération
provisoire). Cette croyance est associée ches les Pytagoriciens à des principes étranges
comme l’interdiction de consommer des fèves (de peur que l’âme ne s’enfuie…) L’âme peut
migrer après la mort vers un autre corps d’homme, ou d’animal (d’où la pratique du
végétarisme), voire de plante. Purifiée par la vertu et la pratique des rites initiatiques, elle
cherche à atteindre le stade où elle sera libérée de tout corps.

d) Les Eléates : naissance de l’ontologie


Aux VIè et Vè siècles, les philosophes d’Elée (en Grande Grèce) vont s’opposer aux
Ioniens en affirmant l’éternité et l’immuabilité de l’Être. Au VIè s., Xénophane, venu de
Colophon (Ionie) en exil, critique l’anthropomorphisme divin que l’on trouve dans les mythes
polythéistes : les Ethiopiens les voient noirs et, si les chevaux pouvaient s’inventer des dieux,
ces dieux auraient la forme de magnifiques chevaux...
Or, le dieu du Sage, lui, ne ressemble pas aux hommes ! Xénophane préconise une
conception de Zeus tout-puissant qui préfigure le monothéisme (le dieu est unique) et et le
panthéisme (il est tout) :

« Il n’y a qu’un seul dieu, maître souverain des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le
corps ni par la pensée. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. Mais c’est sans aucun effort
qu’il meut tout par la force de son intellect. Il reste toujours, sans bouger, à la même place et il ne lui convient
pas de passer d’un endroit dans un autre. » (Xénophane, fragments 23 à 26).

Il propose également la première physique du mélange (voir ci-dessous), fondée chez lui
sur deux éléments : l’eau et la terre.

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Parménide, disciple de Xénophane, s’oppose à Héraclite pour déclarer qu’il n’y a pas de
devenir du principe, mais qu’il s’agit de l’« être », immobile, éternel (inengendré + sans passé
ni futur), parfait, un, continu, etc. Parménide est ainsi considéré comme le « père de
l’ontologie (discours sur l’être) ». Il s’exprime en vers, imitant les discours prophétiques des
mystères orphiques.
Le but de Parménide est de rendre possible la connaissance d’une réalité stable, qui
échappe au « flux » héraclitéen. Rien ne naît de rien et, pour devenir, il faut d’abord être.
Puisque la connaissance sensible ne nous apprend rien d’autre que l’écoulement perpétuel, il
vaut mieux suivre la voie de la vérité et se fier à la pensée. « L’être est, le non être n’est
pas » : voilà ce que nous apprend la pensée. Cette permanence de l’être est la condition d’une
continuité dans la connaissance que nous pouvons avoir de l’être : sans l’être, la pensée n’est
pensée de rien. Car seul l’être peut être pensé, tandis qu’on ne peut concevoir le non-être (dire
que « le non-être est », voilà le paradigme de l’erreur et le contraire de la vérité).
Parménide met ainsi en chemin un mode de pensée binaire, ou « bivalent », fondé sur la
contradiction entre des arguments ou des chemins de pensée opposés, et non plus sur la
complémentarité (comme chez Héraclite et dans les mythes). Plusieurs chemins ne mènent
nulle part, un seul mène quelque part. Ce nouveau mode de pensée débouchera bientôt, chez
Aristote, sur les principes logiques fondamentaux de l’identité (a = a), du tiers exclu (a v -a) et
de la non-contradiction (-[a . -a]).
Mais Parménide reconnaît tout de même une autre voie que celle de l’être ou de la
pensée : la voie de l’opinion (doxa), qui correspond à la connaissance sensible — faite de
mélanges, de variations et d’instabilité — et où Parménide refoule les oppositions
héraclitéennes. Parménide, comme Xénophane, ouvre ainsi la voie à une physique
« pluraliste » fondée sur le mélange de deux éléments, la lumière et l’obscurité, associés à
l’air et la terre.

Reste que, du point de vue de la pensée, tout changement est une illusion, car on ne peut
passer du non-être à l’être. D’où les paradoxes célèbres de son disciple Zénon, qui veulent
démontrer l’impossibilité logique du devenir et du mouvement (paradoxe de la flèche,
paradoxe d’Achille et la tortue). Ces paradoxes sont en réalité fondés sur deux coneptions
simplistes de l’espace/temps : un continuum divisible à l’infini, d’une part, et une addition de
points et de moments, d’autre part. Les paradoxes de Zénon fonctionnent en jouant sur
l’alternance de ces deux représentations simplistes.

e) Les « physiciens » pluralistes : doctrine des quatre éléments et atomisme ancien


Nous avons déjà vu que Xénophane (eau et terre) et Parménide (air et terre) proposaient
une physique basée sur le mélange de deux éléments primordiaux. Au Vè s., d’autres penseurs
leur emboîtent le pas pour dépasser le monisme des premiers physiciens et proposent des
explications qui font interagir plusieurs éléments. Un autre trait commun de ces pensées, suite
à l’opposition entre le devenir héraclitéen et l’être parménidien, consiste chaque fois à faire
coexister une explication en termes de devenir (la phusis, c’est, par excellence, ce qui change
et se modifie sans cesse) et une pensée « ontologique » centrée sur l’être, sur ce qui perdure à
travers toutes les modifications (les éléments, les lois, les forces de la nature ou les âmes).

Ainsi, Empédocle d’Agrigente (en Sicile actuelle) défend l’idée selon laquelle la
naissance et la mort (caractéristiques du devenir) n’ont pas vraiment lieu (rien ne se perd, rien
ne se crée) :

« Quand les éléments mélangés viennent à la lumière du jour sous la forme d’un homme, ou d’une bête
sauvage, ou d’une plante, ou d’un oiseau, alors on dit qu’il y a naissance ; quand ils se séparent, on emploie le
mot de mort douloureuse. Mais ce nom ne se justifie pas, et pourtant moi aussi je suis en ce point la coutume.

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[…] Car il est impossible que rien puisse naître de ce qui n’existe pas et on n’a jamais constaté ni ouï dire que
ce qui est doive périr ; ce qui est sera toujours, en quelque lieu qu’on le place. » (Empédocle, fragments 9 et 12)

Empédocle propose, plus explicitement que ses prédécesseurs, de poser le problème de la


nature en fonction d’une physique du mélange et de la séparation qui constitue un compromis
entre le mouvement héraclitéen du devenir (l’univers est en constante métamorphose) et le
repos de l’être cher à Parménide (les principes et les lois de cet univers restent pourtant les
mêmes).
Il est le fondateur de la doctrine des quatre éléments (le feu, l’eau, l’air et la terre) et
reconnaît en outre deux forces ou « énergies », l’Amitié et la Haine, Philia et Neikos, qui
rassemblent et séparent alternativement ces éléments. Notre époque, d’après lui, est dominée
par la Haine ou la Discorde. Empédocle associe ainsi éléments physiques et figures mythiques
(Amitié/Aphrodite et Haine) dans l’explication de l’univers. Au cours des cycles cosmiques,
des membres épars sont divisés puis rassemblés continuellement par ces deux forces.
Empédocle imagine aussi une sorte de sélection naturelle avant la lettre, avec des êtres à deux
visages, des bras sans épaules, etc., qui périrent pour ne laisser que les plus harmonieux. Sa
conception a également pour conséquence de penser une parenté entre tous les êtres vivants.

Mais certains philosophes ont voulu aller plus loin que ces quatre éléments, et ont proposé
que l’on divise le réel jusqu’à ce qu’on arrive à des éléments atomiques, c’est-à-dire à « ce qui
ne peut être divisé (a-tomon) ».
Démocrite d’Abdère (près de la frontière actuelle entre la Grèce et la Turquie), disciple de
Leucippe, passe aujourd’hui pour avoir inventé la théorie scientifique moderne des
« atomes », mais il s’agit chez lui d’une doctrine uniquement spéculative. On peut parler,
comme pour les autres présocratiques, d’un matérialisme radical, au sens où l’âme et la
pensée sont autant composés d’atomes que la matière.
Pour Démocrite, la réalité est composée de vide et d’atomes, et les atomes ont diverses
formes et configurations: les crochus se rassemblent, les lisses s’évitent, etc. C’est donc la
qualité des atomes qui détermine leurs rapports, d’où le nom d’ « atomisme qualitatif » donné
à cette doctrine. Il y a aussi des atomes « intellectuels », les sphéroïdes, les seuls qui ne se
mélangent pas aux autres, et grâce auxquels la pensée humaine peut appréhender toutes les
combinaisons d’atomes qui forment les corps et, par là, l’organisation de l’univers.
Les atomes, en nombre infini, tantôt s’assemblent, tantôt se séparent : il y a à la fois
hasard des rencontres (les atomes qui composent un corps auraient pu ne pas se trouver là où
ils sont, leur réunion est purement mécanique) et nécessité des combinaisons (on ne peut pas
assembler n’importe quels atomes les uns avec les autres). Quant aux rapports entre l’être et le
devenir, les éléments atomiques sont éternels, immuables, indivisibles, pleins (comme l’être
de Parménide), mais leurs configurations, elles, sont changeantes, et ils se déplacent dans le
vide, lieu du devenir continuel.
A cette désacralisation de l’univers physique, vide de pensée et purement mécanique,
s’ajoute chez Démocrite une éthique qui fait la promotion de l’homme en insistant sur sa
faculté langagière (le logos), sur son sens de l’amitié, et sur la précarité de sa condition qui le
différencie du divin.

Anaxagore de Clazomènes (Ionie), un peu auparavant, avait même envisagé la possibilité


d’un nombre infini d’éléments divisibles à l’infini. Il conçoit ainsi des mondes immenses,
infiniment grands, et d’autres infiniment petits :

« Dans ce qui est petit, il n’y a pas de dernier degré de petitesse, mais il y a toujours un plus petit. En effet,
il n’est pas possible que ce qui est cesse d’être (par la division). De même, par rapport au grand, il y a toujours

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un plus grand et il est égal au petit en quantité et, par rapport à elle-même, chaque chose est à la fois petite et
grande. » (Anaxagore, fragment 3)

C’est que l’Être anaxagoréen est conçu, à l’inverse de l’Être parménidien, comme
hétérogène, constitué de germes qui sont riches d’une infinité de parties différentes. Tout est
dans tout, dit-il, le semblable contient en lui son contraire (par exemple, la sensation
fonctionne par contrastes, entre le froid et le chaud, le clair et l’obscur, etc.). C’est la
prédominance quantitative de telle ou telle qualité qui détermine l’organisation de la matière,
d’où le nom donné à sa doctrine par certains historiens : « atomisme quantitatif » (à
strictement parler, il ne s’agit d’ailleurs pas d’un atomisme, puisque les particules sont
divisibles à l’infini).
Là où les atomes de Démocrite s’organisent par conglomération, les particules
d’Anaxagore, au contraire, se séparent donc en fonction de telle ou telle prédominance ; du
côté de l’atomisme qualitatif, il y a un vide infini, des atomes infinis en nombre mais finis du
point de vue de leurs formes et constitutions, et un mouvement spontané qui organise la
matière ; au contraire, l’atomisme quantitatif conçoit une plénitude infinie, des particules aux
possibilités infinies (et infiniment divisibles), et un principe intelligent qui ordonne la matière.
En effet, il y a chez Anaxagore un Noûs, intellect cosmique (lequel, comme les « sphéroïdes »
de Démocrite, permet à la pensée humaine d’appréhender le réel dans sa complexité),
aveugle, qui organise l’univers en procédant, par un mouvement de rotation, un tourbillon, à
des discriminations mécaniques (plus de chaleur, plus de légèreté, etc.) dans la matière du
« tout-ensemble ». On a là, en germe, l’idée de providence divine (en grec, littéralement, une
« prépensée », pronoia), mais cet intellect est un pur génie opérationnel, aveugle, qui ne
semble pas agir de façon consciente ou « intelligente », c’est-à-dire en vue du meilleur (ce qui
sera reproché à Anaxagore par Platon). Loin de toute forme de « transcendance » divine, cet
intellect est plutôt une sorte de matière universelle, immanente et omniprésente.

Le disciple d’Anaxagore, Diogène d’Apollonie, par contre, introduira les prémisses de


l’idée de providence divine en ajoutant que cet intellect qui sépare et rassemble « est un dieu »
— terme soigneusement évité par Anaxagore… —, que Diogène identifie par ailleurs à l’air
(faisant ainsi une synthèse historique entre la physique moniste d’Anaximène et celle,
infiniment pluraliste, d’Anaxagore) :

« A mon avis, la substance primordiale qui contient l’intelligence est ce que les hommes appellent l’air ;
c’est lui qui gouverne tout et qui régit tout ; c’est encore lui qui, à mes yeux, est dieu ; il est partout présent et
ordonnateur de tout, et en tout existant. » (Diogène d’Apollonie, fragment 5)

Ainsi, des premiers physiciens, qui font reposer le réel sur l’épanouissement d’un seul
élément, à Anaxagore, qui envisage un nombre infini d’éléments primordiaux divisibles à
l’infini, tout se passe comme si la pensée présocratique avait, de l’un au multiple, exploré
toutes les possibilités de penser la phusis.
Anaxagore se rend à Athènes, à l’époque de Périclès (dont il fut le professeur), et il y
introduit la philosophie. L’histoire de la philosophie européenne s’apprête à connaître un
nouveau tournant…

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2. Les philosophes grecs classiques. Des Sophistes à Aristote
a) La rupture sophistique
Athènes est souvent considéré comme le lieu de naissance de la démocratie ou
« gouvernement du peuple » (au Vè s. av. J.-C.). En réalité, les citoyens n’y représentaient
qu’une petite partie de la population réelle, mais il est vrai que le pouvoir y était plus partagé
que dans la civilisation aristocratique en plein déclin : on y réglait les litiges devant des
tribunaux et on y prenait les décisions importantes suite à une délibération collective. La loi
du plus fort, ou du plus riche, y était remplacée par celle du plus grand nombre.
Dans ce contexte juridique et politique, la parole est devenue très importante (il faut
persuader, expliquer, argumenter), et l’homme est au centre de la réflexion. Ainsi, les
Sophistes et Socrate rompent à la fois avec la pensée mythique (qui explique tout en ayant
recours à des généalogies divines) et avec la pensée des physiciens (qui se tournent d’abord
vers les lois de l’univers). Mythe et cosmologie sont ainsi supplantés par l’anthropologie, la
psychologie et la théorie du langage. L’homme doit se connaître lui-même en tant que
« microcosme » avant de se tourner vers les dieux ou vers l’univers (= le « macrocosme »).

Le terme « Sophiste », suite aux critiques de Socrate, Platon et Aristote, est devenu
largement péjoratif : il désigne un marchand de savoir, un pseudo-savant qui ne vise que le
profit personnel en enseignant la rhétorique, c’est-à-dire l’art de persuader n’importe qui à
propos de n’importe quoi. Quant au terme « sophisme », il désigne un raisonnement qui a
l’apparence de la vérité mais qui parvient surtout à dissimuler l’erreur logique qu’il contient.
C’est principalement dans le but de réfuter systématiquement les sophismes qu’Aristote a mis
au point sa logique prédicative (voir ci-dessous).
Pour donner une idée de ce que sont les sophismes, racontons une anecdote à propos de
Corax et Tisias, deux rhéteurs siciliens — le maître et le disciple — qui passent pour les
inventeurs de la rhétorique, l'art de bien parler et de convaincre tout interlocuteur. Au terme
de son enseignement, le professeur est capable de prouver qu’il doit obtenir un salaire (car il a
rempli son contrat en apprenant la rhétorique à Tisias) tandis que l'étudiant est capable de
prouver exactement le contraire (car, s’il a vraiment appris la rhétorique, il doit être capable
de persuader son maître de ne pas accepter de salaire) ! (Corax soutient également qu’il doit
être payé si Tisias n’arrive pas à le persuader d’y renoncer, tandis que Tisias soutient que, s’il
n’y arrive pas, c’est que Corax n’a pas rempli son contrat… et ne doit donc pas être payé).
Paradoxe apparemment insoluble, mais qui s'explique par l'existence de deux critères de
rémunération très différents : le travail presté par le professeur, d'une part, et les compétences
acquises par l'étudiant, d'autre part.
On a reproché aux Sophistes d'avoir promu l'éloquence pour elle-même. Il est vrai que ces
professeurs, qui faisaient partie de la classe moyenne, faisaient payer leurs cours et
constituaient à ce titre les premiers enseignants professionnels. Il est vrai aussi que les
démagogues et les beaux parleurs ont très vite précipité le déclin de la démocratie athénienne.
Dans leurs écoles, les Sophistes apprenaient à défendre indifféremment une thèse et la thèse
contraire (c’est le sens de l’éristique, art de la controverse), sans autre finalité que la
persuasion elle-même. Mais il semble aussi que les premiers Sophistes (qui, ne l’oublions pas,
sont surtout connus par l’intermédiaire de leur farouche adversaire Platon) visaient surtout à
former et éduquer les citoyens d’Athènes. Il convient donc de les « réhabiliter » en tant que
représentants de la première école de pensée humaniste et démocratique.
C’est le cas, en particulier, du plus célèbre d’entre eux, Protagoras. Il est l’auteur d’une
thèse célèbre, selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en
tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas », thèse dont il résulte
une série de conséquences : relativisme, conventionnalisme, utilitarisme et agnosticisme.

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Du point de vue de la connaissance, tout d’abord, il apparaît que la vérité est toujours
relative à celui qui parle, d’où une forme de « perspectivisme » et de « phénoménisme » dans
la conception protagoréenne de la vérité. Ainsi, un homme malade aura froid là où un homme
en bonne santé aura chaud. Aucun des deux ne dit vrai, il n’y a pas de vérité indépendante de
ce qui leur apparaît à chacun. De même, si les physiciens sont tous en désaccord sur ce qu’il
faut entendre par phusis, c’est parce qu’ils ne font qu’exprimer la façon dont l’univers
apparaît à chacun d’entre eux. Et, de façon générale, toute vérité est antilogie, ce qui veut dire
que nous pouvons tenir à tout propos deux discours contradictoires (majorité/opposition dans
le contexte de l’assemblée, défense/partie civile dans le cadre d’un procès, etc.). Cette thèse
rappelle évidemment la pensée d’Héraclite, mais elle fait aussi écho à celle de Parménide : si
l’on ne peut dire le non-être, alors tout ce que l’on peut dire « est » !
Ensuite, du point de vue politique, la vérité collective n’est rien d’autre que ce sur quoi la
majorité tombe d’accord, c’est-à-dire une convention. C’est la thèse du « discours fort » : la
« loi du plus fort » est celle de la majorité (thèse que d’autres Sophistes utiliseront plus tard
pour démontrer, au contraire, que les conventions sont la justice du faible et que, par nature,
les plus forts doivent dominer les plus faibles). Pour Protagoras, le domaine politique est
différent du domaine technique en ce qu’il n’est pas réservé à des spécialistes, et cela
implique donc de mettre l’accent sur l’éducation des citoyens, dès l’adolescence, afin de
développer leur aptitude à la prise de décision collective.
Néanmoins, si tout est relatif au sujet qui parle et si toute vérité collective est convention,
cela ne veut pas dire que toutes les opinions ou toutes les lois se valent. De même qu’il vaut
mieux être en bonne santé qu’être malade (et se laisser persuader de prendre un remède plutôt
que de ne pas en prendre !), certaines opinions et certaines lois sont meilleures (bien que ni
plus vraies ou plus fausses) que d’autres en ce qu’elles sont bénéfiques, c’est-à-dire utiles à
l’individu ou au corps social. L’utilitarisme est ainsi la troisième conséquence de la thèse de
« l’homme-mesure ».
Quatrième conséquence, l’agnosticisme (c’est-à-dire le fait de ne pas choisir entre la
croyance et l’incroyance religieuse), exprimé dans un des rares fragments conservés de
Protagoras :

« Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à
leur aspect ; bien des choses empêchent de le savoir, d’abord leur invisibilité, ensuite la brièveté de la vie
humaine » (Protagoras, fragment 3).

Gorgias, représentant de la sophistique littéraire et spéculative, antérieur


chronologiquement à Protagoras, est l’auteur de discours célèbres où il tentait de démontrer la
puissance du langage en défendant des causes apparemment désespérées. Ainsi, dans son
Eloge d’Hélène de Troie, il prend la défense de la célèbre femme adultère en montrant qu’elle
n’est qu’une victime de la toute-puissance du discours (Logos) que lui tient le beau Pâris.
Gorgias présente aussi le Sophiste comme un magicien, capable d’envoûter les âmes par la
parole. La persuasion, selon lui, n’est pas bonne ou mauvaise en elle-même, tout dépend de
l’utilisation qu’on en fait.
Par ailleurs, dans son Traité du non-être, Gorgias émet trois propositions : 1) Il n’y a rien :

« S’il y a quelque chose, ce sera l’être ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Mais d’un côté, l’être
n’est pas, comme il l’établira, non plus que le non-être, comme il le confirmera ; non plus encore que l’être en
même temps et le non-être, comme la suite le montrera. Il n’y a donc rien » (Gorgias, d’après Sextus Empiricus,
Contre les mathématiciens, 65).

2) S’il y avait quelque chose, on ne pourrait pas le connaître par la pensée ;


3) Si même on pouvait le connaître, on ne pourrait pas le communiquer par un discours.

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Ainsi il établit successivement (contre Parménide, et dans un texte teinté de scepticisme,
voir ci-dessous) 1) l’existence du non-être; 2) la différence entre la chose et la pensée de la
chose ; 3) la différence entre la pensée de la chose et le discours sur la chose. Cette séparation
du réel, de la pensée et du langage obligera les philosophes des périodes classique et
hellénistique à déterminer très précisément leurs rapports, enrichissant encore un concept de
Logos qui devient désormais l’un des objets principaux de l’attention des philosophes. En
effet, il convient de rappeler que, sans le défi majeur lancé par la sophistique, les philosophies
de Socrate, Platon et Aristote n’auraient jamais atteint le degré de précision qui est le leur.

b) Socrate
D’un certain point de vue, Socrate est lui aussi un Sophiste (peut-être même le plus
redoutable d’entre eux !), car il part des mêmes prémisses (primauté de l’âme humaine et du
langage), mais il s’oppose aux Sophistes, d’un point de vue pratique en ne faisant pas payer
ses leçons, et d’un point de vue doctrinal en professant qu’il existe malgré tout des vérités
morales telles que le « bien » ou le « juste ».
N’ayant rien écrit, il nous est connu par les témoignages de ses contemporains, parmi
lesquels celui du poète comique Aristophane (dans Les Nuées) diffère de tous les autres en le
présentant, d’une part, comme un Sophiste faisant triompher par la persuasion l’impudeur et
l’irrespect (alors que Socrate passe pour avoir été l’adversaire des Sophistes) et, d’autre part,
comme un personnage ridicule perché sur une nacelle et perdu dans la contemplation des
étoiles (alors qu’il entend dépasser le questionnement des Physiciens pour se centrer sur les
questions morales et éthiques). Ce témoignage est aux antipodes du portrait de Socrate qui a
été dressé par ses disciples, Platon et Xénophon en tête.
En vérité, le personnage de Socrate est surtout un modèle controversé, celui du philosophe
par excellence, célébré à toutes les époques par des philosophes divers revendiquant son
héritage. Il fût condamné à mort en 399 av. J.-C., accusé par les Athéniens d’avoir cherché à
introduire de nouveaux dieux (cette accusation d’impiété est très grave dans la société
athénienne, où la religion a avant tout une fonction de cohésion sociale) et de corrompre la
jeunesse. Socrate, en effet, prétendait entendre la voix d’un démon (qu’il appelle parfois « le
dieu », mais qui n’est autre que sa conscience morale), et il semble que certains de ses
disciples, notamment Alcibiade, se soient distingués par leurs frasques. Ayant le choix de
s’exiler, comme d’autres avant lui, il acceptera cependant la mort en disant que l’intérêt
général et le « bien commun » (incarnés par les lois de la Cité athénienne) passent avant
l’intérêt et le bien individuels. Cultiver la vertu commence donc par le respect des lois
collectives.
Socrate, qui ne se présente pas comme un professeur mais comme quelqu’un qui veut
apprendre quelque chose de la personne avec laquelle il s’entretient, se donne pour tâche
d’aller trouver tous les gens qui se prétendent « sages », Sophistes en tête, et à leur montrer
qu’ils en savent beaucoup moins que ce qu’ils disent, en les obligeant à définir très
précisément tous les mots qu’ils emploient au moyen de la question « qu’est-ce que (ti
esti) ? ». Ainsi l’artisan, le politicien, le médecin ou encore le Sophiste, interrogés par
Socrate, s’avèrent-ils incapables de définir l’objet de leur savoir.
Voici un bref aperçu de ce à quoi ressemble un dialogue socratique. Socrate questionne,
flatte même son orateur, jusqu’à ce que celui-ci s’aperçoive qu’il se contredit ou répond à côté
de la question. Il s’agit de définir, avec Hippias, ce qu’est la beauté :

« Socrate : dis-moi maintenant ce que c'est que le beau. — Hippias : le questionneur, n'est-ce pas, Socrate,
veut savoir quelle chose est belle ? — Socrate : je ne crois pas, Hippias, il veut savoir ce qu'est le beau. —
Hippias : et quelle différence y a-t-il de cette question à l'autre ? — Socrate : tu n'en vois pas ? — Hippias : je
n'en vois aucune. — Socrate : il est évident que tu t'y entends mieux que moi. Néanmoins, fais attention, mon bon
ami : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu'est le beau. — Hippias : je comprends, mon cher

18
ami : je vais lui dire ce que c’est que le beau, et il n’aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu’il faut te dire
la vérité, que le beau, c’est une belle jeune fille. — Socrate : par le chien, Hippias, voici une belle et brillante
réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu juste à la question, et n’aura-t-on rien à répliquer ? — Hippias :
comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te
rendront tous témoignage qu’elle est bonne ? — Socrate : permets, Hippias, que je prenne à mon compte ce que
tu viens de dire. Lui va me poser la question suivante : allons, Socrate, réponds. Toutes ces choses que tu
qualifies de belles ne sauraient être belles que si le beau en soi existe ? Pour ma part, je confesserai que, si une
belle fille est belle, c'est qu'il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses. » (Platon, Hippias
majeur, 287d sq.)

On comprend qu’une telle radicalité, par laquelle Socrate tournait en ridicule les
personnages les plus en vue de la cité, n’a pas dû plaire à tout le monde ! C’est ce qu’on
appelle l’« ironie » socratique : je ne sais pas, mais toi, tu sais. En conséquence de quoi
l’Oracle de Delphes (sur le fronton duquel était inscrite la maxime qui allait devenir celle de
Socrate : Connais-toi toi-même) aurait dit à l’un de ses amis que Socrate était le plus sage des
hommes, lui qui déclarait pourtant ne rien savoir. Mais lui, au moins, savait qu’il ne savait
rien.
La mère de Socrate était une sage-femme, et Socrate entendait pratiquer le même métier
en faisant accoucher les âmes pour les aider à acquérir une meilleure connaissance de soi.
C’est ce qu’on appelle la maïeutique (art d’accoucher), qui a été interprétée de deux façons
par la postérité : soit on entend par là (comme Platon) qu’il s’agit de « faire sortir » de l’âme
tout ce qui n’est que préjugé et opinion, afin de se purifier par la redécouverte de sa propre
ignorance (la métaphore n’est pas très flatteuse pour les nouveaux-nés !) ; soit on y voit
(comme de nombreux commentateurs et pédagogues) l’idée selon laquelle la vraie
connaissance vient de l’intérieur et qu’il s’agit alors, pour l’âme, de « faire sortir » ou
d’enfanter des choses qu’elle sait déjà (idée qui se rattache au thème platonicien de la
« réminiscence » — voir ci-dessous).
Comparé chez Platon à une torpille qui s’échappe des filets de pêche, ou encore à un taon
qui pique là où ça fait mal, Socrate a une démarche très concrète qui s’apparente à la fois à
celle d’un pédagogue et d’un thérapeute. Son point de départ, c’est tout le monde, et
n’importe qui : l’artisan, le pilote, l’esclave, le médecin… C’est, de façon très pragmatique, à
partir du bavardage environnant, de la communication omniprésente, que Socrate entend, par
le jeu purificateur des questions et des réponses, faire émerger l’essence des choses.
Dans quel but ? Le bonheur, pardi ! L’homme heureux étant, par définition, celui qui
possède le « bien », celui-ci doit être défini en retour comme l’objet du désir de tout homme.
Or les hommes n’arrivent pas (comme le voudrait Protagoras) à se mettre d’accord sur ce
qu’est le bien : est-ce le plaisir, la richesse, l’utile, la sagesse, etc. ? Il faut donc mettre au
point une « science du bien » (une « agathologie ») qui, seule, rendra les hommes heureux.
Car Socrate est convaincu que, si l’on fait le mal, c’est involontairement, par ignorance du
Bien, parce que l’on recherche son bonheur là où on ne le trouvera pas. Celui qui sait ce qui
est juste fera ce qui est juste.
Pour Socrate, le dialogue en vue de consolider la vertu (c’est-à-dire la maîtrise de notre
nature aveugle) et de chercher ainsi le bien vise donc rien moins que le bonheur, lequel
s’identifie finalement au fait de poser des questions pour reconnaître sa propre ignorance. En
d’autres termes, les questions sans réponse sont capables par elles-mêmes de nous rendre
vertueux, et par là même heureux.

« Tant que j’aurai un souffle de vie, tant que j’en serai capable, soyez sûrs que je ne cesserai pas de
philosopher, de vous exhorter, de faire la leçon à qui de vous je rencontrerai. Et je lui dirai comme j’ai coutume
de le faire : « Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune
autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le
plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs. Quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme,
qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! Et si quelqu’un vous conteste,

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s’il affirme qu’il en a soin, ne croyez pas que je vais le lâcher et m’en aller immédiatement ; non, je
l’interrogerai, je l’examinerai, je discuterai à fond. Alors s’il me paraît certain qu’il ne possède pas la vertu,
quoi qu’il en dise, je lui reprocherai d’attacher si peu de prix à ce qui en a le plus, tant de valeur à ce qui en a le
moins. Jeune ou vieux, quel que soit celui que j’aurai rencontré, étranger ou concitoyen, c’est ainsi que j’agirai
avec lui ; et surtout avec vous, mes concitoyens, puisque vous me tenez de plus près par le sang. Car c’est là ce
que m’ordonne le dieu, entendez-le bien ; et de mon côté, je pense que jamais rien de plus avantageux n’est échu
à la cité que mon zèle à exécuter cet ordre. Ma seule affaire, en effet, c’est d’aller par les rues pour vous
persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que
de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible ; oui, ma tâche est de vous dire que la fortune ne fait pas
la vertu, mais que de la vertu provient la fortune et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à
l’Etat. » (Platon, Apologie de Socrate, 29d-30b).

c) Les Socratiques
On désigne par ce terme une série de courants philosophiques « marginaux », fondés par
des disciples de Socrate dont la pensée ne nous est parvenue que de façon très incomplète. En
plus de son disciple le plus célèbre, Platon, Socrate avait pour compagnons de route
Antisthène (aîné de Platon et fondateur présumé du courant dit des « Cyniques », dont il sera
question plus loin, voir ci-dessous), Xénophon (par lequel nous connaissons un peu mieux le
personnage de Socrate), ainsi que Euclide de Mégare (fondateur de l’école dites des
« Mégariques », dont Eubulide et Clinomaque, au IVè s., et Diodore Cronos, aux IVè-IIIè s.,
sont les autres représentants) et Aristippe de Cyrène (le premier des « Cyrénaïques », suivi par
son petit-fils portant le même nom).

Les Mégariques sont réputés pour avoir exploré le fonctionnement et les limites de la
raison humaine (logos), au moyens de paradoxes et d’analyses logiques. Certains de ces
« paradoxes logiques » apparaissent certes plutôt comme des jeux de mots ou de simples
sophismes, tel celui du « Cornu » : « Ce que tu n’as pas perdu, tu l’as. Or tu n’as pas perdu de
cornes. Donc tu as des cornes ».
Le plus célèbre de ces paradoxes, toutefois, donne à penser en ce qu’il pose un véritable
problème logique. C’est le paradoxe du « Menteur » : si je dis « Je mens », cet énoncé est-il
vrai ? Si oui, alors je mens, donc il est faux. Si non, alors je dis peut-être la vérité, etc. Ce
paradoxe intemporel, encore étudié par les logiciens contemporains, met en évidence la
dimension « performative » du langage, la question de savoir ce que je « fais » en parlant. Il
est également connu dans une variante « crétoise » : « Tous les Crétois sont des menteurs »,
énoncée par un… Crétois.
Par ailleurs, les Mégariques auraient mis au point, à la suite de la logique prédicative
d’Aristote (fondée sur des attributs ou « prédicats », voir ci-dessous), une logique
propositionnelle, qiu sera développée ensuite par les Stoïciens (et fondée sur des
« propositions », voir ci-dessous), en définissant certaines constantes logiques telles que
l’implication (p > q = « si p, alors q »), ainsi que des notions modales (possible, impossible,
nécéssaire, non nécessaire, etc.) Par ailleurs, ils ont émis une série de critiques des autres
courants philosophiques mettant notamment en évidence les contradictions internes de leurs
raisonnements, à l’instar de Zénon d’Elée (voir ci-dessus).

Les Cyrénaïques, eux, sont connus comme les promoteurs d’une philosophie hédoniste
beaucoup plus radicale que l’épicurisme (voir ci-dessous) en ce qu’elle fait passer le plaisir du
corps avant celui de l’âme. En réalité, seul le plaisir vécu dans l’instant est proprement un
plaisir. La vertu, pour eux, ne consiste pas dans l’abstinence mais bien dans la maîtrise des
plaisirs. Quant à la connaissance, ils la considèrent comme entièrement subjective, car nous
ne pouvons saisir la réalité que par l’intermédiaire de nos « affections » (pathè, pluriel de
pathos).

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d) Platon : le sensible et l’intelligible
Platon (427 — 347 av. J.-C.), malgré le fait qu’il exprime parfois des préoccupations à
mille lieues des idées de notre époque, est sans doute le plus grand philosophe de tous les
temps. Son œuvre a eu une telle portée que l’on a dit au siècle passé que l’ensemble de la
philosophie européenne n’était qu’une série de « notes de bas de page » à ses écrits ! Avec
son disciple Aristote, il a configuré pour très longtemps la manière dont la civilisation
occidentale appréhende une série de questions touchant à l’épistémologie, à la psychologie, à
la cosmologie, à l’esthétique à l’éthique ou encore à la politique.
Doué dans sa jeunesse, et plus tard, pour la poésie (sa langue est, d’un point de vue
littéraire, un véritable bijou) et pour l’art politique (sa philosophie est tournée en dernière
analyse vers la question du bien commun et de la cité idéale), Platon aurait choisi de se vouer
à la philosophie après avoir rencontré Socrate puis assisté à son procès et à son exécution.
Après des voyages en Egypte et en Italie (où il a peut-être été en contact avec des
Pythagoriciens), il fonde son école de philosophie à Athènes, l’Académie, sur le fronton de
laquelle la légende raconte qu’on avait gravé l’inscription : « Nul n’entre ici s’il n’est
mathématicien ».
Comme Socrate, Platon est à la recherche du bien commun et des critères qui permettent
d’atteindre le bonheur. Mais il va substituer à l’ignorance socratique un savoir positif fondé
sur la méthode dialectique. Si la sensation et l’opinion ne nous permettent pas de savoir ce qui
est bon ou juste, il faut rechercher ces critères ailleurs, dans des objets différents. Ces objets,
qui ne peuvent être appréhendés que par la pensée ou l’intellect, Platon les appelle les
intelligibles ou les idées (d’où le nom d’idéalisme parfois associé à sa philosophie).
Comme l’« être » de Parménide, l’idée est stable, éternelle, toujours identique à elle-
même, et ce contrairement aux choses qui sont soumises au devenir héraclitéen. Sur cette
base, Platon va construire une distinction radicale entre un monde sensible (objet des sens et
siège du devenir) et un « monde » intelligible (objet de la pensée et siège de l’être). Ce
faisant, il réconcilie en quelque sorte les positions d’Héraclite et Parménide en les rendant
complémentaires.
Cependant, ces deux plans, l’intelligible et le sensible, ou l’être et le devenir, n’ont pas le
même statut : le premier est le modèle ou la cause du second, lequel ne fait que participer à ce
modèle. Pour clarifier ce point, Platon a recours, dans son ouvrage intitulé la République, à
une mythe, à une allégorie, celle de la caverne :

« Figure toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la
lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris
dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à
cause du lien, de tourner la tête ; leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux ;
entre le feu et les hommes enchaînés, il y a une route élevée, le long de laquelle on a élevé un muret, à la façon
dont les montreurs de marionnettes dressent des cloisons entre eux et leur public. […] Figure toi maintenant le
long de ce muret des hommes qui portent des objets fabriqués de toute sorte qui dépassent du mur, des statues
d’hommes et d’autres êtres vivants, en pierre, en bois, et en toutes matières ; parmi ces porteurs, les uns parlent,
les autres se taisent. — Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers. — Ils nous ressemblent. […] Il est
indubitable que pour ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres ainsi confectionnés. —
Nécessairement. » (Platon, République, 514a-515b).

Ce mythe signifie que notre rapport aux objets sensibles et au monde qui nous entoure
(que nous tenons pour vrai) est analogue à celui de ces hommes qui prennent des ombres pour
des réalités ! Cette signification peut être explicitée par une image célèbre, celle de la ligne,
qui propose une analogie entre l’intelligible (a), objet de la science (epistémè) et de la pensée,
d’une part, et le sensible (b), objet de l’opinion (doxa) et de la sensation, d’autre part.
Chaque domaine se subdivise à son tour selon le même rapport (logos) : ainsi,
l’intelligible (a) et le sensible (b) sont l’un envers l’autre dans le même rapport, à l’intérieur

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du domaine sensible, que les objets sensibles ou concrets (a’) envers leurs ombres (comme
dans la caverne) et leurs reflets (dans un miroir, dans l’eau, etc.), c’est-à-dire leurs copies ou
leurs « imitations » (b’).
Notons au passage que Platon disqualifie ainsi les arts figuratifs, considérés comme des
activités « mimétiques », qui ne font que copier des objets sensibles, lesquels sont eux-mêmes
des copies d’objets intelligibles (ce qui fait des œuvres d’art des « copies de copies » ayant le
même statut que les ombres ou les reflets…). Il faut dire que les œuvres d’art ne sont pas
forcément programmées pour répondre au critère platonicien, celui de la conformité au vrai,
qui n’a rien d’un critère artistique ! Le terme grec mimêsis (latin imitatio) est ainsi compris
sur le mode de la « ressemblance », selon un modèle pictural (peinture, sculpture), ce qui
implique que les œuvres d’art son conçues comme ayant le même statut que des ombres ou
des reflets. Cette théorie « mimétique » de l’art aura, malgré la condamnation platonicienne
des arts picturaux, une énorme influence sur l’histoire de l’esthétique, mais l’œuvre d’art sera
plus tard revalorisée (notamment chez Plotin, voir ci-dessous) en disant que le modèle
« imité » par l’artiste, ce n’est pas un objet sensible mais bien une idée, qui est dans la tête de
l’artiste.
Dans un autre texte (Sophiste 235d-236e), Platon va plus loin et distingue deux sortes
d’arts mimétiques : la mimêsis « icastique » désigne le fait de reproduire le modèle en
respectant ses proportions et en donnant à chaque partie les couleurs qui lui conviennent (c’est
l’art de la « copie conforme ») ; tandis que la mimêsis « phantastique » (qui concerne
notamment les œuvres de grande dimension, par exemple l’utilisation de la perspective en
architecture) déforme les proportions exactes et utilise des couleurs non-réelles, ne
reproduisant par l’être mais l’apparaître (comme le font, au niveau du discours —logos , les
Sophistes). Cette seconde mimêsis est l’art du simulacre, de l’illusion ou de la tromperie.
En outre, pour revenir à la ligne, ce rapport (a-b) est aussi, dans l’intelligible cette fois,
analogue à celui des objets intelligibles ou idées (a’’) envers les objets mathématiques (b’’) —
qui sont comme les « ombres » des idées parce que, si leur objet est bien intelligible, il ne peut
être atteint que par l’intermédiaire d’une image sensible (par exemple, l’idée de triangle ne
peut être saisie que par le recours à un triangle sensible), et parce qu’ils se basent sur des
« axiomes » ou des hypothèses, contrairement aux idées qui sont « anhypothétiques ».

INTELLIGIBLE (a) — SENSIBLE (b)


Idées (a’’) — Objets mathématiques (b’’) Objets sensibles (a’) — Imitations (b’)

La suite du mythe de la caverne montre d’ailleurs l’importance des mathématiques dans


l’éducation (paideia), en tant que première étape pour appréhender le niveau des idées
intelligibles. Eduquer, dit Platon, c’est accoutumer progressivement l’âme de l’élève à la
lumière de l’intelligible (= à la vérité), en l’orientant progressivement vers des objets « de
plus en plus lumineux », c’est-à-dire de plus en plus vrais et ayant de plus en plus d’être,
jusqu'à l'idée suprême du Bien, qui est au monde intelligible ce que le Soleil est au monde
sensible. L’entraînement aux mathématiques était, dans l’Académie, la première étape avant
de s’atteler à la dialectique, c’est-à-dire à l’abstraction proprement dite.
Ainsi donc, dans la perspective « idéaliste » de Platon, les tortues sensibles ne sont que les
copies dérivées d’une « idée de la tortue », et les choses que nous jugeons bonnes ou justes
« imitent » l’idée du Bien ou celle de la Justice. Le modèle idéal apparaît aussi, chaque fois,
comme ce qui fait l’unité de la multiplicité des objets sensibles, ou le critère unique d’une
multiplicité de jugements, de même qu’un moule à patisserie ou un prototype de voiture est le
modèle unique derrière une multiplicité d’exemplaires. Or, si la multiplicité des « images »
sensibles font l’objet des opinions les plus diverses parmi les hommes (comme l’ont montré

22
les Sophistes), les modèles ou archétypes intelligibles sont précisément, eux, ce qui peut faire
l’objet d’une science (epistémè). Cette science, Platon l’appelle la « dialectique ».

e) Platon : réminiscence et dialectique


Dans le dialogue qui porte son nom, le personnage de Ménon propose le paradoxe
suivant :

« Il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il connaît ni ce qu’il ne connaît pas ; en effet, ce qu’il
connaît, il ne le chercherait pas, puisqu’il le connaît et n’a donc pas besoin de le chercher ; mais ce qu’il ne
connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, car il ne saurait même pas qu’il devrait chercher. » (Platon,
Ménon, 80e).

Pour répondre à l’embarras suscité par cette aporie, Platon introduit un nouveau mythe,
celui de la réminiscence. Selon ce mythe, l’âme est immortelle et passe par de nombreux
cycles de morts et de renaissances, au cours desquels elle peut faire l’expérience du visible et
de l’invisible. Socrate introduit ce mythe parce qu’il est bon d’y croire afin de nous inciter à la
recherche : en effet, si les âmes ont gardé un souvenir, même obscur, de leur rapport avec les
idées entre deux réincarnations successives, si l’âme peut contempler les idées, c’est qu’elle
doit elle aussi être éternelle et divine, malgré son incarcération dans un corps. En d’autres
termes, c’est l’incarnation dans le corps qui est source d’oubli, et la recherche ne porte donc
pas sur un objet qu’on ne connaît pas, mais plutôt sur un objet qui a été « oublié » par l’âme
de celui qui cherche. La dialectique est donc possible, en tant qu’elle nous aide à nous
ressouvenir des idées que nous avons déjà contemplées…
Ainsi, toute connaissance est réminiscence, mais au sens où connaître, c’est (ré)activer
notre capacité à appréhender les idées. Comment faire en sorte de réactiver cette capacité ?
C’est là que la dialectique platonicienne renoue avec la question socratique « qu’est-ce que (ti
esti) ? » : en définissant précisément les mots que nous employons et les choses dont nous
parlons, nous pouvons rechercher une telle connaissance des essences (ousiai). Platon, dans ce
but, a écrit des dialogues dans lesquels il met en scène Socrate s’entretenant avec divers
personnages athéniens. Cette méthode d’écriture s’accorde parfaitement avec la méthode
dialectique, qui envisage la pensée comme un dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, un
travail de recherche et de définition procédant par questions et réponses. De plus, on l’a vu, le
dialogue permet à Platon d’intégrer d’autres formes de discours dans l’exposition de sa
doctrine, en particulier les mythes.
La dialectique proprement dite consiste ainsi à définir une notion le plus précisément
possible en ayant recours à une méthode de rassemblement et de division, dans laquelle on
commence par poser le genre auquel appartient ce que l’on cherche à définir (l’homme, par
exemple, appartient au genre « animal »), pour ensuite diviser ce genre en différentes espèces
ou différences spécifiques à ce qu’il s’agit de définir par un jeu d’oppositions « dialectiques ».
Ainsi, en appliquant cette méthode dans le Politique, Platon en arrive à définir l’homme, par
le jeu des questions et des réponses, comme un animal terrestre (et non aquatique), marcheur
(et non volatile), sans cornes, ne pouvant se reproduire par croisement (contrairement à l’âne
et au cheval, par exemple) et bipède (et non quadrupède) !
Ce procédé dialectique repose uniquement sur une déduction à partir d’idées telles que
« animal », « terrestre », etc., sans recours à l’expérience sensible, ce qui suppose que ces
idées sont multiples et toutes en rapport les unes avec les autres. Cette conception de l’être
sous la forme d’une multiplicité d’idées, en outre, conduit Platon à commettre ce qu’il appelle
son « parricide » à l’égard de Parménide (le « père » de la philosophie) : en effet, il est
désormais possible de concevoir le non-être, non pas de façon absolue, mais bien de façon
relative. En d’autres termes, le non-être n’est pas le contraire de l’être mais ce qui est autre
que l’être : l’idée de cheval est différente de celle de l’homme, ce qui implique qu’un homme

23
« n’est pas » un cheval. Puisque les idées sont pour ainsi dire « entrelacées » les unes aux
autres, on peut, en bravant l’interdit posé par Parménide, penser le non-être, sur ce mode-là,
celui de l’altérité. Et, par suite, l’erreur, que les Sophistes avaient déclarée impossible en
utilisant l’argument de Parménide selon lequel on ne peut « dire » le non-être, redevient
possible : se tromper, c’est avoir recours dans un jugement au mauvais critère, à la mauvaise
idée, à celle qui « n’est pas » parce qu’elle est autre que l’idée dont il est effectivement
question (par exemple, si je confonds un homme et un cheval, ou si je juge un argument
d’après sa beauté et non d’après sa vérité).
A côté de la méthode dialectique, basée sur la déduction, Platon conçoit une autre
méthode pour approcher l’intelligible, méthode ascendante qui consiste à partir des corps
sensibles pour s’élever jusqu’aux idées. Ainsi, par exemple, dans le Phèdre et le Banquet,
celui qui veut appréhender l’idée de la beauté doit partir de la beauté des corps pour s’élever
par « échelons » à la beauté des actions, puis à la beauté des âmes, ensuite à celle des
sciences, pour connaître finalement le Beau tel qu’il est « en soi », dans son essence. Cette
dialectique, qui est celle de l’amour (erôs) montre que ce que nous appelons « amour
platonique » repose en réalité sur un malentendu, l’amour « platonicien » n’excluant pas
l’amour charnel dont il fait le premier échelon de l’ascension dialectique vers l’idée de la
beauté.

f) Quelques mythes platoniciens


Platon, on l’a dit, n’hésite jamais à compléter la démarche dialectique par des mythes,
lesquels occupent chez lui une place absolument prépondérante et, pour tout dire,
indispensable. De même que les objets ou réalités sensibles peuvent nous amener
progressivement à la connaissance des intelligibles, de même les mythes peuvent nous donner
une représentation imagée des idées et servir de tremplin vers la connaissance dialectique.
Ainsi, par exemple, la question de l’amour, dont il vient d’être question, a été abordée sous
forme mythique par Platon dans le Banquet, à travers les discours de différents personnages à
propos d’Erôs, discours qui s’enchaînent selon une progression rigoureusement orchestrée par
l’auteur.
Un de ces personnages n’est autre que le poète comique Aristophane, qui raconte le
célèbre mythe de l’androgyne (Banquet, 189d-191d), selon lequel il y avait autrefois chez les
humains trois genres, le mâle, la femelle et l’androgyne (« homme-femme », c’est-à-dire à la
fois mâle et femelle). Chaque être humain avait alors quatre mains, quatre jambes, deux
visages formant une tête unique, quatre oreilles, deux organes sexuels, et ainsi de suite. Mais
les humains, continue Aristophane, s’attaquèrent aux dieux, et ceux-ci décidèrent de les punir.
Zeus coupa alors les humains en deux. Chacun, regrettant sa moitié, tentait de la rejoindre, et
c’est de cette époque lointaine que date l’amour des humains les uns pour les autres, celui qui
rassemble des parties de notre nature ancienne, qui de deux êtres essaye d’en faire un seul, et
de guérir la nature humaine. Chacun est en quête perpétuelle de sa moitié. Ceux des hommes
qui sont une part de ce composé des deux sexes qu’on appelait alors androgyne sont
amoureux des femmes. Les femmes qui aiment les hommes proviennent aussi de cette
espèce.Quant aux femmes qui sont une moitié de femme, leur inclination les porte plutôt vers
les femmes. Ceux des hommes qui ont une part de mâle recherchent, quant à eux, les mâles, et
ils n’aiment que les hommes.
Ce joli mythe, qui explique pourquoi l’amour est une souffrance (en lui donnant comme
origine une punition divine qui pousse chaque être humain à se mettre en quête de sa
« moitié ») et qui, par ailleurs, donne un fondement « naturel » à la différence entre
l’homosexualité (qui était une institution importante dans la société grecque ancienne) et
l’hétérosexualité (représentée par la figure mythique de l’androgyne), n’est cependant pas,

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loin s’en faut, le dernier mot de Platon. Il n’est qu’un moment dans l’enchaînement des
discours sur Erôs.
Le mythe proprement platonicien est celui que raconte plus loin le personnage de Diotime,
une vieille femme incarnant la sagesse et dont Socrate rapporte le récit à propos de la
naissance d’Erôs : selon cette fable (Banquet, 203bc), le jour où naquit Aphrodite, les dieux
faisaient un banquet, et, parmi eux il y avait Poros, le fils d’Invention. Or, quand ils eurent
fini de dîner arriva Pénia, dans l’intention de mendier, car on avait beaucoup mangé, et elle se
tenait contre la porte. Poros, qui s’était enivré de nectar, boisson des dieux, pénétra dans le
jardin de Zeus et, complètement saoul, il s’endormit. Pénia décide alors de se faire faire un
enfant de Poros. Elle s’étend auprès de lui, et c’est ainsi qu’elle tombe enceinte d’Erôs. Voilà
aussi pourquoi Erôs est le compagnon d’Aphrodite et son serviteur : parce qu’il a été conçu
pendant la fête de la naissance de cette déesse, et aussi parce que l’amour est par nature amant
de la beauté, et qu’Aphrodite est belle.
La signification de ce mythe est multiple. L’association Erôs-Aphrodite, d’abord, rattache
la question de l’amour à celle de la beauté. Ensuite, la généalogie d’Erôs, fils de Pénia (qui
veut dire « pauvreté », et qui est représentée comme une mendiante privée de tout) et de Poros
(qui veut dire « richesse », mais aussi « chemin », « expédient ») exprime le fait que l’amour
est plus qu’un simple désir (le désir étant seulement une privation) mais inclut aussi en lui la
« richesse » qui répond à la « pauvreté » du désir, la « solution » au problème du désir, et le
« chemin » permettant de sortir de l’embarras suscité par le désir. Par ailleurs, Platon dit
encore d’Erôs qu’il est « philosophe » : Erôs est ainsi présenté comme un « démon » au sens
grec (c’est-à-dire une créature intermédiaire entre les dieux et les hommes, comme le seront
les « anges » dans le christianisme), ce qui permet de situer la philosophie elle-même
(« amour de la sagesse ») dans un « entre-deux » entre l’ignorance des mortels et le savoir
universel des dieux. Cette interprétation permet de faire du philosophe, incarné par Socrate,
l’« amoureux » par excellence, dont l’objet d’amour, les idées, est largement supérieur à ce
qui est visé par celui qui confond la beauté charnelle et la beauté idéale, incarné par le
personnage d’Alcibiade (le dernier à parler dans le Banquet).
Dans le Phèdre (244a-245a et 265b), Platon complète cette analyse de l’amour
philosophique, en présentant celui comme une « folie », un « délire » (mania). Tout d’abord,
il y a deux types de folie : la première est la dé-raison, la dé-mence, c’est-à-dire le contraire
du logos et de l’intellect (noûs, d’où par exemple le terme français paranoïa) ; l’autre est la
folie inspirée par les dieux, c’est-à-dire le génie ou l’enthousiasme (possession divine). Or, il
y a quatre façons différentes d’être « divinement fou », quatre types de « bons délires » :
l’inspiration divinatoire, la « mantique », c’est-à-dire l’art de prédire le futur (placée sous
l’autorité d’Apollon) ; la mystique, c’est-à-dire l’initiation aux « Mystères » (de Dionysos) ;
l’inspiration poétique (placée sous le patronnage des Muses) ; et, enfin, l’inspiration érôtique
(placée sous le patronnage d’Aphrodite), qui correspond au « bon délire » qu’est la
philosophie, amour de la sagesse…
Un autre mythe fort intéressant est le mythe de Theuth, issu du Phèdre (274c-275b), qui
porte sur l’invention de l’écriture. Theuth est le nom grec du dieu égyptien des sciences et des
arts et, surtout, l’inventeur de l’écriture. Par cette invention, explique Platon, les Egyptiens
ont reçu un « remède » (pharmakon) pour leur mémoire et leur connaissance : en effet, l’écrit
leur donnera plus de mémoire, il pourront stocker les informations dans des livres, eux-mêmes
rangés dans les rayons d’immenses bibliothèques. Mais ce « remède » est aussi un « poison »
ou une « drogue » (pharmakon) pour la mémoire et la connaissance des Egyptiens : car
l’écriture « développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence
de la mémoire ; se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du
dedans, et grâce à l’effort personnel, qu’on rappellera ses souvenirs ». De plus, critique
Platon, le discours oral répond aux questions et aux attaques, et il s’adapte à son interlocuteur,

25
là où le discours écrit ne répond pas aux questions et attaques, et dit toujours la même chose,
ignorant à qui il s’adresse.
Ainsi l’écrit, s’il aide à se souvenir, risque de donner aussi l’impression qu’il remplace la
mémoire personnelle. Celle-ci sera minimisée au profit d’une mémoire externe et passive ;
l’effort personnel sera ruiné au bénéfice de l’oubli et de l’ignorance ! Situé dans passé
lointain, le mythe platonicien de Theuth résonne étrangement avec l’actualité la plus
brûlante… Ne pourrait-on, en effet, transposer aisément ce récit dans notre monde
contemporain, marqué par la « révolution cybernétique » et l’apparition du web, avec ses
« banques de données » et autres « mémoires virtuelles », qui, si elles rendent l’information
plus disponible et plus complète que jamais d’un point de vue virtuel, ont aussi créé des
dégâts et des manquements irréversibles dans la mémoire active et interne de chacun de nous
et de tous nos contemporains ? Par contre, si l’on pousse plus loin la comparaison, on pourrait
voir dans le caractère interactif du web une réponse à l’autre critique de Platon contre l’écrit,
celle de ne pas s’adapter et de ne pouvoir répondre à son interlocuteur.
Ces exemples choisis parmi d’autres (l’anneau de Gygès, l’Atlantide, etc.) montrent que
les mythes, en plus d’être simplement un ornement littéraire, jouent un rôle important dans
l’exposé de la pensée de Platon, et ce pour diverses raisons : notamment, et la plupart du
temps, parce qu’ils ont une fonction pédagogique importante et permettent de se représenter
de façon imagée une idée, un problème ou une distinction difficiles à saisir par la seule pensée
déductive (comme le mythe de la caverne, le mythe de la naissance d’Erôs ou le mythe de
Theuth), ou alors parce qu’ils permettent de sortir d’une impasse (aporia) suscitée par un
problème difficile à résoudre par la dialectique (par exemple, le problème de la participation
du sensible à l’intelligible, dont on verra ci-dessous que Platon le résoud par un recours au
mythe de la création de l’univers par un Démiurge), ou encore parce qu’ils peuvent avoir une
fonction incitatrice, fournir une stimulation pour le chercheur de sagesse ou un modèle
d’action fondée sur la justice (comme le mythe de la réminiscence, qui est introduit, comme
on l’a vu ci-dessus, pour encourager la recherche de la vérité et des idées, ou comme les
mythes « eschatologiques » ou encore le mythe de l’attelage ailé — voir ci-dessous — qui
concernent la structure de l’âme et son immortalité).

g) Platon : cosmologie et problème de la participation


Comme on l’a vu, l’intérêt des philosophes, depuis les Sophistes et Socrate, s’est
clairement déplacé de la cosmologie vers des questions touchant à l’anthropologie (étude de
l’homme) : questions éthiques, psychologiques, épistémologiques, etc. Ceci dit, Platon et
Aristote continuent tous à accorder une (petite) place à la cosmologie, c’est-à-dire à
l’explication de l’univers. Dans le Timée, Platon a mis au point une cosmologie dans le seul
but de résoudre un problème suscité par sa théorie des idées : le problème de la participation
du sensible à l’intelligible.
Ce problème est le suivant : si l’idée est la « cause », l’« essence », le « modèle » et
l’« unité » des choses sensibles, comment passe-t-on d’un plan à l’autre, comment les choses
sensibles « participent »-elles aux êtres intelligibles ? Comment tel homme participe-t-il à
l’Homme-en-soi, comment telle chose belle participe-t-elle à la Beauté-en-soi ? Pour Platon,
une telle relation échappe autant à la sensation (qui porte sur le sensible) qu’à la science (qui
porte sur l’intelligible) et ne peut donc faire l’objet que d’un mythe.
Dans le Timée, le monde est créé par un dieu bienveillant, le Démiurge (c’est-à-dire
« l’artistan », le « producteur »), qui prend pour modèle les idées et les notions mathématiques
pour organiser l’ensemble de l’univers. Il commence par fabriquer une « âme du monde », et
ensuite le « corps du monde », reflet des idées dans « l’espace » (khôra). Il crée le temps
(khronos), « image mobile » de l’éternité, etc. Ensuite, il se tourne vers les êtres vivants et
termine par l’homme. Sont but est chaque fois de « réaliser les choses de la meilleure façon

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possible » (les idées sont, à ce titre, le meilleur modèle possible) tout en étant « limité par la
nécessité ». Ainsi, on trouve aussi dans le mythe du Timée la première formulation claire de
l’idée de providence divine (dont, pour rappel, on trouvait les prémisses chez Anaxagore et
surtout chez Diogène d’Apollonie) : Dieu crée le monde, l’univers (kosmos) en vue du
meilleur.
Platon présente son récit comme un « mythe vraisemblable » (eikôs muthos), c’est-à-dire
un récit qu’il s’agit de « redresser » pour en comprendre la signification et la portée… Il
semble donc impossible d’interpréter littéralement ce récit de la création de l’univers (pour
Platon, c’est « de tout temps » que l’univers a été, qu’il est et qu’il sera), de même qu’il
semble impossible de prendre la figure du Démiurge à la lettre comme décrivant l’action
véritable d’un Dieu créateur. C’est pourquoi la plupart des successeurs de Platon (à
l’exception notable d’Aristote) interpréteront ce récit de façon allégorique : il s’agit d’une
façon de parler pour manifester la « dépendance » ou l’infériorité du monde sensible par
rapport à son modèle intelligible, modèle dont l’antériorité n’est pas chronologique mais
« logique ». D’autres, par contre, choisiront l’interprétation littérale et donc créationniste,
notamment la plupart des penseurs monothéistes qui voient dans le Timée une occasion
unique de confirmer par la philosophie grecque le récit de la Genèse et de réconcilier ainsi la
foi (en la Bible) et la raison (incarnée par Platon, le philosophe grec par excellence).

h) Platon : psychologie et philosophie politique


Pour introduire la psychologie de Platon, c’est-à-dire sa conception de l’âme, on peut
recourir à un autre mythe, celui de l’attelage ailé, issu du Phèdre (253a-254b) et
correspondant à la classification des parties de l’âme dans la République (livre IV). L’âme, dit
Platon, est composée de trois parties, la partie désirante (qui rassemble tous les désirs liés au
corps tels que la faim ou la pulsion sexuelle) et la partie ardente (qui concerne les élans et les
émotions) pouvant être représentées par deux chevaux, tandis que la partie rationnelle peut
être figurée par le cocher qui maîtrise l’attelage.
Cette division de l’âme en trois parties vise en fait à rassembler toute une série de
mouvements psychiques (vouloir, examiner, délibérer, juger, avoir une opinion, avoir de la
peine, se réjouir, avoir confiance, etc.) sous des espèces générales, et part d’une conception de
l’âme, non seulement comme principe de vie et de mouvement, mais aussi comme un principe
automoteur, « qui se meut lui-même », et qui, finalement, n’« est » elle-même rien d’autre que
l’ensemble de ses propres mouvements.
On a souvent reproché à Platon le caractère simplificateur de cette tripartition de l’âme.
Cette classification doit cependant être comprise dans un contexte éthique, où il est question
de notions telles que le bien ou la justice ; elle cherche à définir des « vertus » éthiques et ne
vise donc nullement à épuiser le spectre des possibilités (scientifiques, artistiques, affectives,
etc.) de l’âme humaine. En effet, tant que le cocher maîtrise les chevaux, tout se passe bien.
Mais les chevaux sont parfois indisciplinés, car ces parties de l’âme sont souvent en conflit les
unes avec les autres… C’est là que l’âme peut se comporter ou non de façon « vertueuse ».
Qu’est-ce en effet que la justice ? Réponse de Platon : c’est l’harmonie des trois parties de
l’âme, lorsque les désirs et les émotions sont soumis à des critères rationnels (l’injustice a lieu
quand l’intérêt personnel ou la passion prévaut sur de tels critères). Qu’est-ce que le courage ?
C’est lorsque la partie ardente est dominée par la partie rationnelle (la lâcheté consistant à se
laisser guider par une émotion telle que la peur). Qu’est-ce que la tempérance ? C’est, de
façon similaire, le fait de soumettre ses désirs à sa raison (l’intempérance consistant à se
laisser guider par ses seuls désirs). Et qu’est-ce que la sagesse ? C’est le commandement de la
partie rationnelle, un commandement qui ne doit cependant pas être tyrannique mais
bienveillant, la raison « lâchant la bride » de temps à autre aux parties ardente et désirante.
Platon peut ainsi montrer que les quatre vertus cardinales (justice, courage, tempérance,

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sagesse), qui sont présentes dans l’âme et qui découlent de sa tripartition, s’impliquent
mutuellement dans l’interaction de ses trois parties, contribuant toutes ensemble à nous faire
saisir ce qu’est l’idée même de « vertu », la Vertu idéale.
De plus, si notre âme est immortelle et si la mort consiste en la séparation de l’âme et du
corps, le fait de fortifier la partie rationnelle de l’âme nous entraîne à fortifier toute notre âme
pour la rendre plus indépendante du corps et nous préparer ainsi à cette séparation : c’est le
sens de la célèbre formule du Phédon selon laquelle « philosopher, c’est apprendre à
mourir », c’est-à-dire se préparer à l’immortalité. Car notre existence actuelle détermine la vie
que nous mènerons par après, selon un principe de rétribution des actes (comparable à la loi
du karman en Inde) qui nous échappe, et que Platon décrit toujours en ayant recours à des
mythes « eschatologiques », c’est-à-dire concernant la « fin » ou la « destinée » de l’âme, dont
la fonction est d’encourager les hommes à se laisser guider par la justice et par la philosophie.
Mais il y a plus. Car la tripartition de l’âme et la définition de la justice qui en découle
(comme harmonie des trois parties) ne concerne pas uniquement l’âme individuelle, mais
touche également à la question politique de savoir ce que serait une cité idéale incarnant l’idée
de la justice. On passe alors de la question du salut individuel à celle du salut collectif. Si la
justice individuelle est l’harmonie entre les parties rationnelle, ardente et désirante de l’âme,
la justice collective consistera elle aussi en une telle harmonie et sera définie comme le fait
d’accomplir sa fonction propre. Platon, dans la République, va donc faire correspondre à
chacune des trois parties de l’âme une « fonction » politique et sociale, qui lui est homologue
au niveau collectif : ainsi, les philosophes correspondent-ils à la partie rationnelle, les
gardiens de la cité à la partie ardente, et les artisans/producteurs à la partie désirante (selon un
système de fonctions sociales complémentaires propre aux cultures indo-européennes, qui
n’est pas sans rappeler le fameux « système des castes » propre à l’Inde, où les trois premières
castes sont, de façon similiare, celle des prêtres ou brahmanes, celle des rois et des guerriers,
et enfin celle des commerçants, des producteurs et des artisans, la quatrième caste réunissant
les « serviteurs » des trois premières, voir ci-dessous).

Parties de l’âme Vertus éthiques Fonctions sociales

Partie désirante Tempérance Producteurs / Artisans

Partie ardente Courage Gardiens / Guerriers

Partie rationnelle Sagesse Philosophes (rois)

Dans une telle cité, chacun doit exécuter les tâches qui lui conviennent le mieux. Ainsi,
Platon préconise la communauté des biens, des femmes et des enfants (afin de supprimer
jalousies et privilèges), et il recommande aussi de sélectionner ces enfants le plus tôt possible
en fonction de leurs aptitudes pour les orienter vers les tâches qui leur conviennent et de leur
permettre ainsi de s’épanouir utilement. Par ailleurs, de même que l’âme n’est en harmonie
avec elle-même que lorsqu’elle est dirigée par la partie rationnelle, la cité idéale devra être
dirigée par des « rois-philosophes », les seuls qui « sauront » diriger la cité en vue du bien
commun et en fonction des idées intelligibles qu’ils ont la chance de contempler.
Ce thème a valu a Platon d’être identifié comme le précurseur des totalitarismes
modernes, en particulier ceux d’Hitler et de Staline. Pour sa défense, on peut dire que Platon
n’a jamais présenté sa cité autrement que comme une cité « idéale », c’est-à-dire comme une
utopie. Car, s’il semble avoir eu l’espoir de « réaliser » une telle communauté politique à
Syracuse lors de ses voyage en Sicile (expérience qui s’est soldée par un cruel échec), le texte
de la République présente clairement la situation du roi-philosophe comme une situation

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aporétique, sans issue : en effet, il faudrait qu’un philosophe accepte de devenir roi (c’est-à-
dire de retourner dans la caverne obscure), il faudrait en plus que les autres hommes
l’acceptent comme dirigeant (alors que les hommes de la caverne préféreront se moquer de
lui, ou même le tuer comme Socrate), ou alors il faudrait qu’un roi soit capable de renoncer à
ses privilèges pour philosopher de façon authentique (ce qui est difficile à imaginer). Ainsi, la
domination de la cité par des rois-philosophes est, pour Platon, à la fois nécessaire et
impossible :

« Tant que les philosophes ne seront pas des rois dans les cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois
et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la
philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures qui poursuivent
actuellement l’un ou l’autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l’impossibilité d’agir ainsi,
il n’y aura pas de terme […] aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain, et jamais la cité que
nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu’elle peut l’être, et ne verra la lumière du jour. » (Platon,
République, V, 474a)

De plus, s’il est vrai que Platon était plutôt hostile à la démocratie, il était surtout un
farouche adversaire de la tyrannie. La cité idéale décrite dans la République n’est pas une
« tyrannie des philosophes » mais c’est plutôt, littéralement, une « aristocratie », c’est-à-dire
un « gouvernement des meilleurs » (non pas les plus fortunés ou les « bien nés », selon le sens
moderne du terme, mais les plus doués intellectuellement, c’est-à-dire les philosophes).
Par après, Platon proposera autre chose, une typologie des gouvernements où il reviendra
à une conception un peu plus « réaliste » du gouvernement idéal. Il y a, selon cette typologie
(qui est parfois attribuée à Aristote, mais dont on trouve l’ébauche chez Platon, dans la
République, le Politique et les Lois), trois formes de gouvernements possibles : soit c’est un
seul homme qui dirige (monarchie), soit ce sont quelques hommes — de préférence les
« meilleurs » (aristocratie), soit c’est tout le monde, le peuple (démocratie).
Quant tout fonctionne correctement, quand on chante les louanges de ces systèmes
politiques, le premier système, la monarchie, est le meilleur gouvernement (un seul homme
prend en connaissance de cause les décisions qui sont favorables à la collectivité, n’étant
guidé que par l’intérêt général et le bien commun : c’est ce que l’époque moderne appellera le
« despotisme éclairé », à l’image de la devise de Joseph II, « tout pour le peuple, rien par le
peuple »…) et le troisième est le moins bon gouvernement parce que le moins efficace (on
perd beaucoup de temps en débats et en délibérations, pour n’accoucher finalement que de
lois timorées, amendées de toutes parts et souvent contre-productives…).
Par contre, si l’on envisage les effets pervers de chacune de ces formes de gouvernement,
la situation change complètement : la monarchie dégénère en une tyrannie, qui est le pire
régime politique (le monarque ne se laisse plus guider que par ses désirs et ses émotions :
c’est le règne de l’arbitraire, de l’avidité et des passions ; le tyran lui-même est malheureux
car il n’inspire aucun autre respect que celui qui résulte de la crainte et du malheur qu’il
suscite) ; l’aristocratie dégénère, quant à elle, en oligarchie (gouvernement des « peu
nombreux », d’une petite « clique » qui n’est pas forcément constituée par les meilleurs),
terme utilisé aujourd’hui par les journalistes pour désigner de petits émirats où règnent des
familles riches (les « oligarchies pétrolières ») ou encore des partis uniques où les promotions
sont accordées sur des critères obscurs (les « oligarques » du parti communiste chinois) ;
quant à la démocratie, elle dégénère en démagogie (les vils flatteurs, à l’image des Sophistes,
remportent l’adhésion de la foule par des discours enflammés ; là aussi, inutile de dire que
l’analyse de Platon conserve toute son actualité) ou en ploutocratie (« règne de l’argent », où
le pouvoir économique est proche des sphères dirigeantes, ce qui n’est pas sans rappeler,
encore une fois, certains dirigeants actuels de pays démocratiques…) En fin de compte, pour
Platon et Aristote, si la démocratie est le moins bon régime politique dans un monde où tout

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fonctionne bien, elle est par contre, dans une optique « réaliste », où l’on tient compte des
effets pervers de chaque forme de gouvernement, le moins mauvais régime politique !

Monarchie —> Tyrannie

Aristocratie —> Oligarchie

Démocratie —> Ploutocratie


Démagogie

i) Aristote, critique de Platon


L’école de Platon, l’Académie, est une sorte d’Université où l’on enseignait les
mathématiques, la philosophie, l’art de gouverner, etc. Aristote (384-322 av. J.-C.) y fit ses
études, avant d’être le précepteur d’Alexandre le Grand (grâce auquel il put collecter toute
une série d’informations, de specimens, etc., dans tous les domaines scientifiques). A la fin de
sa vie, il fonda une nouvelle école, le Lycée (qui tire son nom d’un temple consacré à Apollon
Lycien) ou le Péripatos (on appellera les disciples d’Aristote « péripatéticiens » ou
« promeneurs », parce qu’il donnait cours en se promenant avec eux sous les arbres). Il meurt
un an après Alexandre le Grand. Aristote est un penseur universel qui nous a laissé un
ensemble de traités vraisemblablement tirées de ses cours au Lycée, traités qui ont ensuite été
rassemblés selon un ordre systématique : Logique, Physique, Psychologie, Biologie,
Métaphysique, Ethique et Politique, Rhétorique et Poétique.
Aristote, s’il a suivi Platon sur de nombreux points, est en désaccord radical avec son
maître sur le statut des idées. Celles-ci désignent un type d’être différent du sensible, un
« autre plan », et, si Platon n’a jamais dit que les idées devaient être situées dans un « arrière-
monde » ou un « ailleurs » (elles qui, précisément, ne sont en aucun lieu, ni aucun temps), il
n’a pas expliqué en quoi consistait la participation du sensible à l’intelligible, se contentant de
fabriquer un mythe créationniste. L’objection la plus fameuse d’Aristote (dérivée d’une
objection que Platon se faisait lui-même) est l’argument du troisième homme : si les idées
sont ce qu’il y a de commun à un ensemble d’objets sensibles qui se ressemblent sous un
certain rapport (Aristote qualifie ce rapport d’« homonymie »), la question de la participation
devient celle de savoir ce qu’il y a de commun au modèle intelligible et aux copies sensibles,
c’est-à-dire comment l’idée elle-même ressemble, à son tour, à ces objets sensibles. Quelle est
la cause de l’« homonymie » entre le modèle intelligible et la copie sensible ? Or, pour
répondre à cette question, par exemple de la ressemblance entre l’idée d’Homme et les
hommes sensibles, il faudra invoquer une nouvelle idée (un « troisième Homme »), à propos
duquel se posera de nouveau la même question, et ainsi de suite à l’infini.
Pour Aristote, le problème vient de la séparation du sensible et de l’intelligible. Les idées
ne sont pas à l’extérieur du monde sensible, mais bien plutôt dans chaque individu sensible :
les corps sensibles comportent en eux une spécificité (eidos) ou une forme (morphè) qui se
mélange à une matière (hulè) (d’où le nom de cette théorie, l’hylémorphisme). Si les idées
permettent de conférer une certaine intelligibilité au réel (car, pour Aristote comme pour
Platon, « il n’y a de science que du général » et le but de la science est la connaissance de
l’universel), la philosophie théorique a pour vocation première d’expliquer le monde sensible,
physique. Autrement dit, les idées ne sont que des concepts destinés à fonder la science, mais
elles ne sont pas des modèles supérieurs ou antérieurs à leurs actualisations dans les corps
sensibles.
Il y a d’autres différences entre Aristote et son maître (l’institution d’une science du
devenir = la physique, le refus du mythe, la distinction tekhnè/phusis, la distinction

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praxis/theoria, etc. : sur toutes ces différences, voir ci-dessous), mais retenons pour l’instant
qu’Aristote-le-biologiste est en désaccord avec la théorie des idées de Platon-le-
mathématicien : le réel, pour lui, c’est l’individu concret et particulier, et non les concepts
abstraits : cette tortue-ci précède l’idée de la tortue, et non l’inverse ! Par suite, les idées ne
sont pas innées mais acquises par l’observation de la nature sous toutes ses formes. Aristote
étudie donc les grenouilles, les planètes, le corps humain, mais aussi les actions, les discours,
les régimes politiques, et tout ce qui fait partie du monde en devenir. C’est ce qu’illustre cette
partie d’un célèbre tableau de Raphaël où l’on voit Platon indiquer le ciel et Aristote lui
répondre en montrant la terre :

j) Langages, logique et dialectique chez Aristote


Cependant, pour étudier le devenir, il faut d’abord clarifier le langage (logos), ou plutôt
les langages, afin d’éviter les impasses suscitées par la sophistique. Aristote distingue ainsi
plusieurs formes de langage en fonction du but ou de l’effet recherché. Par exemple, il faut
distinguer le langage des poètes et celui des rhéteurs, qui ne poursuivent pas le même but, et a
fortiori il faut les distinguer tous les deux du langage de la science.
La poétique est un discours qui vise à produire une certaine émotion chez l’auditeur, un
effet « cathartique » (c’est-à-dire purificateur). La représentation de passions telles que la pitié
ou la frayeur permet, considère Aristote, de « purger » l’âme, le plaisir esthétique étant
l’opérateur de cette catharsis (terme qui désignera, dans la psychanalyse, la décharge
d’affects liés à un événement traumatique). Par ailleurs, Aristote, comme Platon, définit cet
art poétique comme une « imitation » (mimèsis), mais précise qu’il ne s’agit pas (comme chez
Platon) de l’imitation d’une réalité préalable. Le plaisir de la re-connaissance, qui est la
source de la connaissance, permet de donner une fonction thérapeutique à la mimêsis
artistique, qui n’est donc plus disqualifiée comme chez Platon. Par ailleurs, envisageant cette
notion de mimêsis à partir d’un modèle théâtral (et non plus pictural comme chez Platon),
Aristote comprend la mimêsis sur le mode de la « représentation » (et non plus de la
« ressemblance »). Le langage poétique se subdivise à son tour en deux genres : le drame
(poème tragique) et le récit (poème épique). On a perdu le deuxième livre, sur la comédie.
La rhétorique, elle, cherche à convaincre, à persuader, et se subdivise également en
différents sous-genres. Car la persuasion est différente selon qu’elle porte sur des faits passés
(rhétorique judiciaire, dont l’objet est le vrai ou le faux, et dont le but est d’établir la
responsabilité d’un accusé), présents (rhétorique littéraire, dont l’objet est le beau ou le laid,

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et dont le but est de déterminer le talent et l’honorabilité d’un orateur) ou futurs (rhétorique
politique, dont l’objet est le bien ou le mal, et dont le but est la délibération ou la propagande).
De plus, le logos n’est pas le seul élément qui entre en ligne de compte pour la rhétorique, qui
met également en jeu l’ethos (honorabilité, prestance et réputation de l’orateur) ainsi que le
pathos (les « passions » de l’auditoire).
Quant au langage de la science, enfin, il doit exprimer la vérité de façon objective, sobre
et simplement descriptive, ce qui implique pour Aristote l’exclusion du mythe (qui appartient
au sous-genre du récit, c’est-à-dire au langage poétique), dont on a vu que Platon faisait un
usage permanent.

Aristote considère ainsi la seule logique comme l’instrument (organon), la forme de toute
science, dont la connaissance porte sur les catégories communes à des classes d’individus. Cet
instrument qu’est la logique se caractérise par sa structure prédicative : il s’agit chaque fois
d’« attribuer » (kategorein) un prédicat (P) à un sujet (S) au moyen du verbe « être », ce qui
donne des énoncés du type « S est P ».
Aristote distingue ainsi 10 « catégories ». La première catégorie est l’ousia ou « essence »,
qui correspond à l’« être par soi ». Il définit cette essence comme « le sujet ultime de toute
prédication » : « sujet », car cette catégorie (qui correspond aux genres, aux espèces et aux
individus) n’est pas attribuée à autre chose ; « ultime », parce que d’autres catégories peuvent
êtres prises comme sujet grammatical (par exemple si je dis : « le blanc est une couleur »),
mais renvoient en fin de compte à des essences. D’ailleurs, les genres et les espèces renvoient
eux aussi, ultimement, à des essences individuelles, contrairement à ce que voulait Platon. Les
9 autres catégories, par contre, n’ont d’être que « par accident », en tant qu’elles sont attribués
à un sujet : il s’agit de la quantité, de la qualité, de la relation, du lieu, du temps, de la
position, de la possession, de l’action et de la passion qui sont attribuées à un ou plusieurs
sujets. Là encore, il y a rupture avec Platon, chez qui tout intelligible était une « essence » et
un « être par soi », sans distinction entre, par exemple, une qualité (comme le rouge) et une
essence (générique, spécifique ou individuelle).
Aristote a classé tous les énoncés prédicatifs et les déductions immédiates que l’on peut en
tirer d’un point de vue formel : c’est le carré logique, qui permet de distribuer les différents
énoncés prédicatifs selon la quantité (propositions universelles ou particulières) et la qualité
(propositions affirmatives ou négatives) pour mettre en évidence les relations entre ces
propositions (contraires, contradictoires et subalternes) :

A = affirmative universelle (ex : « Tous les hommes sont mortels »)


I = affirmative particulière (ex : « Socrate est mortel »)
(AffIrmo)
E = négative universelle (ex : « Aucun homme n’est mortel »)
O = négative particulière (ex : « Socrate n’est pas mortel »)
(nEgO)

A contraire E

sub con toire sub


al tra dic al
ter tra dic ter
ne con toire ne

I contraire O

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Cette classification permet de repérer quelles déductions sont valides et lesquelles ne le
sont pas : si une proposition A est vraie (« Tous les hommes sont mortels », par exemple),
cela implique la vérité de I (« Socrate est mortel ») et la fausseté de E (« Aucun homme n’est
mortel ») et de O (« Socrate n’est pas mortel »).
Si une proposition O (« Socrate n’est pas Belge ») est vraie, par contre, on ne peut rien en
déduire concernant E (le fait que Socrate n’est pas Belge n’entraîne pas comme conséquence
qu’aucun homme ne l’est), mais on peut conclure à la fausseté de I (« Socrate est Belge ») et
de A (« Tous les hommes sont Belges »).
La fausseté des énoncés permet, elle aussi, de faire des déductions immédiates. Certes, si
la proposition E (par exemple « Aucun homme n’est méchant ») est fausse, on ne peut en tirer
aucune conclusion, ni concernant A (« Tous les hommes sont méchants » reste possible), ni I
(« Socrate est méchant »), ni O (« Socrate n’est pas méchant »), qui peuvent toutes être vraies
ou fausses. Mais si c’est la proposition I qui est fausse, dans le même exemple, cela implique
la fausseté de A (puisqu’il y a au moins un homme — Socrate — qui n’est pas méchant) et la
vérité de O, mais ne permet pas de tirer une conclusion au sujet de E (ce n’est pas parce qu’il
est faux que Socrate est méchant qu’aucun homme ne l’est), et ainsi de suite.

Voilà pour les inférences immédiates entre énoncés. Mais il y a plus, car un raisonnement
scientifique est une déduction constituée par une suite d’énoncés, ou une inférence médiatisée
par un terme qui fait le lien entre deux énoncés et permet d’en tirer une conclusion qui
constitue un nouvel énoncé. Aristote étudie donc ce que sont les « syllogismes », c’est-à-dire
les formes de raisonnements valides, qu’il distingue des « sophismes », non-valides. Aristote
cherche à définir dans quelles conditions un syllogisme est concluant : il faut un moyen terme,
commun aux prémisses du raisonnement, mais qui ne figure pas dans la conclusion : « Socrate
est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Socrate est mortel » (le moyen terme est
« homme »). Certains modes sont valides, d’autres pas : par exemple, « Socrate est un
homme ; Napoléon est un homme ; donc Socrate, c’est Napoléon » est clairement non
valide… Il n’y a, à vrai dire, que quatorze syllogismes concluants, sur deux cent cinquante-six
combinaisons possibles, d’où l’importance de les répertorier.
Cette classification permet donc surtout d’identifier les déductions qui fonctionnent et
celles qui ne marchent pas, souvent à la base des sophismes. Aristote a également mis en
évidence d’autres règles logiques permettant de disqualifier les sophismes. Par exemple, pour
qu’un syllogisme soit considéré comme valide, il faut pouvoir identifier un moyen terme qui
est alternativement sujet et prédicat. Autre règle : il convient de faire attention à l’extension
des termes utilisés dans les prémisses et dans la conclusion. Dans le sophisme « Tout ce qui
est rare est cher ; un cheval bon marché est rare ; donc un cheval bon marché est cher », c’est
le mot « rare » (le moyen terme) qui pose problème. Il suffit de montrer que l’extension de
« rare » n’est pas la même dans les deux prémisses (la première extension du terme exclut, par
définition, les éléments qui seraient à la fois rares et bon marché, contrairement à la seconde)
pour disqualifier un tel sophisme.
Aristote met donc au point, avec la syllogistique, une méthode pour disqualifier les
raisonnements non valides. Mais cette clarification logique de la science est entièrement
formelle : il s’agit de déterminer si un raisonnement est valide indépendemment de son
contenu. Ainsi, « Tous les hommes sont des courgettes ; or, toutes les courgettes sont des
légumes ; donc tous les hommes sont des légumes » est un raisonnement valide formellement
(c’est la première prémisse qui rend la conclusion fausse), de même que « Tous les hommes
sont des lampadaires ; or, tous les lampadaires sont des êtres vivants ; donc tous les hommes
sont des êtres vivants » (où l’on obtient une conclusion vraie à partir de deux prémisses
fausses) !

33
Logique prédicative d’Aristote :

Enoncés prédicatifs :
Sujet (S) auquel il s’agit d’attribuer (kategorein) Prédicat (P) : « S est P »

10 « catégories » :
1. L’être « par soi » ou « essence » (ousia) : genre, espèce ou individu.
2 à 10. L’être « par accident » : quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession,
action, passion.

Syllogisme (inférence médiatisée par un moyen terme) :


Socrate est un homme
Tous les hommes sont mortels (prémisses)
Donc Socrate est mortel (conclusion)

Cette clarification du langage est donc exclusivement formelle. Pour obtenir un


raisonnement scientifique, il faut ajouter à la validité logique la vérité des prémisses elles-
mêmes. Aristote détermine trois cas dans lesquels une prémisse est nécessairement vraie : (1)
lorsque le prédicat est le genre du sujet (« la tortue est un animal ») — le genre représente
pour Aristote le point où le logos signifie le plus de choses sans cesser d’avoir un sens
univoque ; (2) lorsque le prédicat est la définition (genre + différence spécifique) du sujet
(« l’homme est un animal rationnel ») ; (3) lorsque le prédicat est le propre du sujet
(« l’homme est un être qui rit », « le chien est un être qui aboie »).

Cas où une prémisse est nécessairement vraie (induction) :


1. P est le genre de S
2. P est la définition de S
3. P est le propre de S

Ces propositions sont universellement vraies, certes, mais d’où vient finalement cette
vérité ? De ce qu’Aristote nomme l’induction, qui consiste à tirer une règle générale à partir
d’une multiplicité de cas particuliers. Cette démarche, si elle n’a pas la rigueur d’un
syllogisme et des axiomes de la pensée logique (voir ci-dessus : principes de l’identité (a = a),
du tiers exclu (a v -a) et de la non-contradiction (-[a . -a]), est autrement plus féconde. Et c’est
un fait : il y a assez peu de syllogismes dans l’œuvre scientifique d’Aristote ! Avant d’opérer
des déductions formelles, c’est finalement notre expérience et celle des hommes qui nous
précèdent qui garantit la vérité scientifique.
Or la dialectique selon Aristote sert précisément, d’une part, à confronter des opinions
admises aux règles de la logique (pour les confirmer ou les infirmer sur un plan formel), et,
d’autre part, à confronter rigoureusement les opinions de ses prédecesseurs (méthode
« aporétique ») pour en faire surgir la vérité. Les ouvrages conservés d’Aristote prennent
généralement comme point de départ une enquête visant à dresser un « état de la question » et
à confronter une série d’opinions à l’observation des faits et aux règles de la raison, pour
proposer une nouvelle manière de s’intéresser au problème traité, souvent au moyen d’un
discours de type classificatoire où l’on cherche à définir, conformément au projet de Platon
mais par d’autres voies, l’essence des choses ou des phénomènes.

k) Aristote : physique et cosmologie


Reste maintenant à appliquer ce discours qui porte sur des prédicats, lesquels désignent
des essences, pour expliquer le changement et instituer la science physique en tant que science

34
du devenir (genesis). Pour que la pensée scientifique puisse appréhender ce devenir en ayant
recours au langage de l’être, Aristote met en avant les notions d’acte (energeia) et de
puissance (dunamis), qui expliquent le passage du non-être à l’être et vice-versa. Ce faisant, il
ajoute un troisième terme, l’« en puissance », qui se situe en quelque sorte entre l’être (« en
acte ») et le non-être. Ainsi, le bois (matière) est une table (forme spécifique) en puissance,
l’embryon un être humain en puissance, etc. Le devenir du monde apparaît comme l’éveil de
ce qui sommeille, l’actualisation incessante de ces puissances latentes.
Ainsi, il y a 3 principes pour expliquer un être en puissance : la matière (hulè), la privation
(sterèsis) et la forme spécifique (eidos) dont sa matière est privée. Par contre, l’être en acte,
une fois « réalisé », n’a plus besoin que de deux principes : sa matière (le bois) et sa forme
spécifique (la table), laquelle s’identifie dans ce cas à sa forme phénoménale (morphè). Ainsi,
l’idée platonicienne se situe dans les choses en devenir, d’abord comme privation, puis
comme forme spécifique et phénoménale. C’est le sens de l’expression « hylémorphisme »,
appliquée au système d’Aristote.
Mais il y a une différence importante entre la table ou la statue, d’une part, et l’homme ou
l’arbre, de l’autre. Aristote opère ainsi une distinction importante entre le processus de
production artificielle, la tekhnè (« art » ou « technique »), dans lequel ce qui est produit
requiert une présence permanente du producteur, d’une part, et, d’autre part, un processus
naturel, la phusis, où ce qui est produit possède en lui le principe du mouvement par lequel il
devient. En d’autres termes, une réalité naturelle est une réalité qui devient (c’est-à-dire qui
passe de la puissance à l’acte) en vertu d’un principe interne de développement, tandis qu’une
réalité technique a besoin d’un principe externe pour devenir.
La physique, science des êtres « naturels », est donc la science des êtres qui possèdent en
eux-mêmes le principe de leur mouvement. Or, il y a 4 types de mouvements (c’est-à-dire
d’interaction entre un « mobile » et un « moteur » par le contact entre les deux), qui
correspondent à 4 catégories : (1) la génération et la corruption (mouvement selon l’ousia),
(2) l’altération (mouvement selon la qualité), (3) la croissance et la décroissance (mouvement
selon la quantité) et (4) le transport ou la translation (mouvement selon le lieu, c’est-à-dire ce
que nous appelons communément un « mouvement »).
Quant à la cause d’un être physique ou technique, elle peut également s’entendre en 4 sens
différents, les fameuses 4 causes (qui sont posées à partir d’une analogie avec la production) :
cause matérielle (la chair, le bois), cause formelle (l’âme pour le corps, la forme pour la
statue), cause efficiente (le principe du mouvement : l’agent ou l’origine), cause finale (pour
Aristote, tout a une finalité, car « la nature ne fait rien en vain »). Pour connaître un être
naturel, il faut donc découvrir ses quatre causes.
La cause efficiente, en particulier, pose un problème, car la théorie aristotélicienne du
mouvement implique que le principe du mouvement est extérieur et que la continuité du
mouvement, d’un projectile par exemple, est assurée par celle du contact entre le moteur et la
chose mue. Par exemple, pour Aristote, une flèche reste en contact avec sa cause efficiente
par l’intermédiaire de l’air qui diffuse le mouvement imprimé par la cause efficiente (la corde
de l’arc). Aristote est également amené à postuler la non-existence du vide. Cette conception
sera remise en question au profit, d’abord, de la théorie de l’impetus (un corps conserve un
peu de force en lui-même après le contact, thèse défendue par Jean Philopon au VIè s. et par
Jean Buridan au XIVè s.), ensuite au profit du principe d’inertie (le mobile persévère dans son
état de repos ou de mouvement aussi longtemps qu’une force ne modifie pas cet état), propre
à la physique moderne (Galilée, Newton, etc.)
Une autre différence entre la physique moderne et Aristote a trait à l’explication du
mouvement et au finalisme qu’il implique. De cause en cause, Aristote passe de la physique à
la métaphysique en établissant l’existence d’un Premier Moteur, lui-même immobile, qui est
acte pur (dépourvu de toute matière), et aussi pensée pure (dont l’objet de pensée est l’être le

35
plus parfait, c’est-à-dire lui-même : il est « pensée de la pensée »). Détaché du monde, il est
pourtant la cause de tous les mouvements de l’univers, qui aspirent tous à cette perfection de
la pure actualité : il meut, dit Aristote, « comme un objet d’amour ». Immobile, il est ce vers
quoi tendent les sphères célestes, les saisons, mais aussi les mouvements physiques ou les
actions humaines… Autrement dit, ce Dieu mécanique attire tous les êtres par sa perfection à
laquelle ils aspirent tous, c’est-à-dire non pas en tant que cause efficiente mais en tant que
cause finale. Ainsi, c’est la cause finale, « ce en vue de quoi » un objet est fait, qui apparaît
comme la plus importante, et ce autant pour les objets artificiels que pour les objets naturels.
Pour Aristote, les planètes sont constituées par un corps spécial, l’éther, « cinquième
élément » astral, typique du monde supralunaire (régi par un mouvement de translation
circulaire et échappant aux autres mouvements : de génération, d’accroissement et
d’altération), qui vient immédiatement après le Premier Moteur.
Quant aux hommes, aux animaux et aux plantes, ils font partie du monde sublunaire, siège
du devenir, dont les corps sont composés des 4 éléments traditionnels (le feu s’orientant vers
le haut et la terre vers le bas).

Principes de la physique d'Aristote :

Distinctions entre l’acte (energeia) et la puissance (dunamis)


entre la tekhnè et la phusis
entre le monde lunaire et le monde supralunaire

4 types de mouvement :
a) génération et corruption (mouvement selon l’ousia)
b) altération (mouvement selon la qualité)
c) croissance/décroissance (mouvement selon la quantité)
d) transport ou translation (mouvement selon le lieu)

4 « causes » :
a) cause matérielle
b) cause formelle
c) cause efficiente
d) cause finale

36
l) Aristote : métaphysique et psychologie
La physique ayant débouché sur l’hypothèse d’un Premier moteur, d’un Dieu immobile
qui se situe « au-delà de » ou « après » (méta) le monde physique, Aristote a écrit une série de
traités « métaphysiques » (en réalité, le mot vient du fait que ce sont les éditeurs des traités
d’Aristote qui, plus tard, ont placé ces différents traités « après » ceux qui concernent la
physique). Cette science qui porte sur « l’être en tant qu’être » a également reçu le nom
d’ontologie car elle s’intéresse en particulier à la première catégorie, celle de l’être-par-soi
(l’ousia), mais la métaphysique ne s’épuise pas dans l’ontologie car elle touche également à
d’autres domaines tels que l’hénologie, qui concerne les rapports entre l’un et le multiple, et
notamment la thèse selon laquelle « l’un est la mesure de toute chose », c’est-à-dire que toute
chose peut être mesurée par rapport à une unité qui joue le rôle d’étalon (le mètre, le gramme,
etc. — remarquons au passage que, pour Aristote, l’étalon des couleurs est le blanc, dont le
noir est privation) et la théologie qui concerne l’ousia fondamentale qu’est Dieu (à propos
duquel Aristote ne dit d’ailleurs pas grand chose d’autre).
La psychologie, elle, appartient bel et bien au monde physique : Aristote, en effet,
considère avec Platon que l’âme est le principe des mouvements propres aux êtres animés,
mais il refuse, en revanche, de considérer l’âme elle-même comme un ensemble de
mouvements. L’âme, en somme n’a pas d’autre réalité que celle de donner vie à un corps, elle
est pour ainsi dire simplement la « forme » ou « l’idée » du corps qu’elle anime ! Et, de ce
point de vue, les végétaux, les animaux et les hommes n’ont pas la même âme et ne vivent
donc pas la même vie.
Par rapport à Platon, Aristote distingue plus finement les parties de l’âme, précisément
parce qu’il ne les considère pas comme des mouvements automoteurs mais comme des
fonctions ou facultés (dunameis). Il différencie ainsi la faculté nutritive, siège de la vie (la
seule que possèdent les plantes) ; la faculté désirante, liée chez certains animaux à leur faculté
locomotrice (on se déplace localement pour répondre à un désir) ; la faculté sensitive
(possédée également par les animaux), qui s’exerce par les 5 sens et aussi par un « sens
commun » (permettant d’unifier les différentes sensations et de percevoir des réalités
sensibles « communes » comme le mouvement ou la grandeur) ; la sensation implique ensuite
l’imagination (phantasia) qui est le siège des images et de la mémoire ; enfin la faculté
intellectuelle, qui est propre à l’homme et à lui seul, et qui porte sur les intelligibles.
Or, Aristote distingue dans l’intellect (noûs) un principe actif ou intellect agent qu’il
compare à la lumière qui fait passer les couleurs de la puissance à l’acte, et un principe passif
ou intellect patient, qui est la faculté de « recevoir » simplement les intelligibles. Cette
distinction sera historiquement très discutée, surtout à la fin du moyen âge (lorsque les Arabes
permettront à l’Occident de redécouvrir les textes d’Aristote), le philosophe arabe Averroës
(XIIè siècle) proposant de voir dans l’intellect agent la Pensée divine et dans l’intellect patient
la pensée humaine (ce qui implique que l’intellect est unique et que tous les hommes ont un
point de vue particulier sur une seule et même Pensée transcendante), thèse qui sera
vigoureusement réfutée par l’Eglise et en particulier par saint Thomas d’Aquin (XIIIè siècle),
lequel y voit plutôt une distinction interne à l’âme humaine (ce qui permet de préserver
l’individualité de cette âme et, par là, son immortalité). (voir ci-dessous)

Les facultés de l’âme selon Aristote :


a) faculté nutritive (âme « végétative »)
b) faculté désirante (+ locomotrice)
c) faculté sensitive (5 sens + sens commun)
d) imagination (phantasia) et mémoire
e) faculté intellectuelle (noûs) : distinction entre intellect « agent » et « patient »

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m) Aristote : éthique et philosophie politique
Aristote, contrairement à Socrate et Platon (selon lesquels le Bien ou le Juste sont l’objet
d’une science), pose une distinction radicale entre la « contemplation » (theoria), qui a trait au
nécessaire (ce qui ne peut être autrement) et la praxis, qui porte sur le contingent (ce qui peut
être autrement ou qui peut ne pas être du tout). (Il faut aussi différencier praxis et poièsis : la
première est l’action qui n’a pas de fin extérieure à elle-même, alors que la seconde, liée à la
tekhnè, a en vue un produit extérieur, œuvre ou discours). L’adaptabilité de la vertu aux
situations les plus diverses, qui caractérise l'action humaine, est le domaine la phronèsis,
« prudence » ou sagesse pratique, qui s’acquiert par l’expérience et par l’éducation.
Dès lors, les vertus éthiques doivent reposer elle aussi sur un critère pratique et
contingent, celui du juste milieu entre deux vices (l’un par excès, l’autre par défaut) qu’il
s’agit d’éviter : le courage, par exemple, est le juste milieu entre la lâcheté et la témérité, la
générosité entre l’avarice et la dépense, la tempérance entre la débauche et l’insensibilité, etc.
Avec ce critère « pratique » (et non « théorique »), Aristote évite de devoir donner une règle
morale applicable à toutes les situations, tout en préservant la possibilité d’une norme
objectivable afin de rationaliser les actions humaines.
Aristote définit la justice (dikè) — le juste est ce qui est conforme à la loi (légalité) et ce
qui respecte l'égalité, l'injuste est ce qui est contraire à la loi et manque à l'égalité — selon le
même principe : l'injustice (consistant, par exemple, à s'attribuer à soi-même une part trop
importante d'un bien) est génératrice d'excès et de défauts, là où la justice (consistant, au
contraire, à répartir équitalement un bien) maintient un équilibre entre les parties. Aristote
distingue par ailleurs justice commutative (appelée aussi « corrective »), qui conçoit une
répartition équitable selon un strict principe d'égalité arithmétique, et justice distributive, qui
répartit en fonction du mérite de chacun, celui-ci étant relatif aux valeurs de chaque régime :
la richesse pour l'oligarchie, la vertu pour l'aristocratie, etc.
Aristote reste dans le sillon tracé par Socrate et par Platon en voyant dans la spéculation
philosophique le genre de vie qui, s’il ne concerne que certains hommes, rendra ceux-ci plus
heureux : car, pour cultiver son bonheur, l’homme (qu’Aristote définit, rappelons-le, comme
un animal « rationnel ») doit idéalement chercher à vivre une « vie contemplative », tournée
vers la science et vers la recherche désintéressée, c’est-à-dire se ménager une quantité
suffisante de loisir dans le seul but de fortifier son intellect. Cependant, à ce bonheur
contemplatif qui incarne de façon idéale la finalité de l’homme, animal rationnel, Aristote
ajoute le bonheur que l’on trouve dans les plaisirs et les divertissements, d’une part, et celui
que l’on trouve dans la citoyenneté responsable, d’autre part. Ces trois dimensions doivent
être réunies pour que l’homme mène une vie heureuse.
Car l’homme, pour Aristote, ne se définit/spécifie pas seulement comme animal
« rationnel », mais également — ce qui est présenté comme une conséquence naturelle de la
définition de l’homme — animal « politique ». La cité (polis), en effet, fait partie des choses
naturelles car elle a pour fin de permettre à l’homme de vivre en autarcie (seul un homme
dégradé ou surhumain désire vivre seul), et, rappelons-le, « la nature ne fait rien en vain ». Or,
l’homme est cet être doué de parole qui peut avoir en commun avec ses semblables des
perceptions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, etc., la famille et la cité étant
précisément constituées à partir de ces notions « politiques » communes.
Aristote, on l’a dit, reprend et développe la typologie des régimes politiques qui avait été
proposée par Platon. Il refuse cependant de distinguer comme Platon le meilleur, le pire ou le
moins mauvais régime politique « en soi » : il n’y a pas une seule constitution idéale, mais
celle-ci prend une forme différente relativement à chaque cité. Ainsi, si Sparte a mis au
pouvoir une oligarchie militaire, tandis qu’Athènes a été le berceau de la démocratie, c’est
parce que ces formes de pouvoir sont celles qui convenaient le mieux à la situation
particulière de chacune de ces communautés politiques.

38
Cette philosophie politique, qui refuse d’imposer à tous les hommes un seul modèle de
gouvernement (et, partant, de laisser le pouvoir aux seuls « rois-philosophes ») et préfère, une
fois de plus, appliquer un critère pratique et contingent en fonction de telle ou telle situation, a
néanmoins été critiquée comme n’étant rien d’autre qu’une pure et simple justification de
l’ordre établi… De plus, Aristote ne semble pas avoir pris la mesure des changements
politiques impliqués par le passage de la cité-état à l’Empire, dont il fut pourtant, en tant que
précepteur d’Alexandre le Grand, un témoin privilégié.

Différences principales entre Platon et Aristote

Platon (Académie) Aristote (Lycée)

Réel = universel (idéalisme) Réel = individu (hylémorphisme)

Idées innées (réminiscence) Idées acquises (observations)


(Dialectique = ressouvenir) (Dialectique = confronter les opinions)

Recours aux mythes Pas de recours aux mythes


Logique = seul instrument (organon) de la science

Dieu = Démiurge créateur Dieu = Premier Moteur immobile


(Point de vue mythique) (Point de vue physique)

Science physique impossible Science physique possible


(+ distinction tekhnè/phusis)

Mimêsis = ressemblance Mimêsis = représentation

Parties de l’âme : Facultés de l’âme :


Partie rationnelle Faculté intellectuelle (intellect agent/patient)
+ Imagination et mémoire
Partie ardente Faculté sensitive (cinq sens/sens commun)
+ Faculté désirante-locomotrice
Partie désirante Faculté nutritive-végétative

Praxis dépend de Theoria Praxis se distingue de Theoria


(+ distinction praxis/poièsis)

Les vertus se conforment à un idéal Les vertus se conforment à un critère pratique


théorique

Constitution politique idéale Constitutions politiques relatives aux différentes cités

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3. Philosopher à l’époque hellénistique et impériale
a) Les « ascèses » cynique et sceptique dans le contexte hellénistique et romain
Aristote pense encore comme un citoyen, c’est-à-dire comme quelqu’un qui appartient à
une petite communauté politique, la cité, et qui recherche le bien qui est commun à l’intérêt
de chacun des membres de cette communauté. Toutefois, dans les Empires (macédonien, puis
romain), caractérisés par leur pouvoir centralisé, par l’étendue géographique importante des
nouvelles entités politiques, et, donc, par le déclin des cités-états, les hommes auront
l’impression d’être dépossédés de leur action politique. Dès lors, dans les écoles de
philosophie qui naissent à Athènes pendant la période hellénistique (de 323 — mort de
l’empereur macédonien Alexandre le Grand — à 27 av. J-C. — début du règne de l’Empereur
romain Auguste) et qui se développeront dans l’Empire romain jusqu’à la fin de l’Antiquité,
le salut de l’âme, le bien ou le bonheur deviennent, des préoccupations tantôt individuelles,
tantôt universelles.
L’idéal commun des écoles dites hellénistiques (les Stoïciens, les Epicuriens, les
Sceptiques et les Cyniques) est l’ataraxie ou « absence de trouble ». Pour être heureux, il
suffit de savoir quels sont les bonheurs accessibles (le plaisir, la tranquillité, etc.) et quelles
sont les choses auxquelles on n’échappe pas (la mort, la maladie, etc.). Chaque doctrine
philosophique va ainsi se présenter comme une sorte de thérapie de l’âme et mettre en avant
un certain diagnostic portant sur la cause du trouble et sur le moyen de vaincre ce trouble.
Ainsi, pour les Stoïciens, ce qui nous trouble, ce sont des passions (telles que l’orgueil,
l’envie, la jalousie, la haine, etc.) qui nous empêchent d’accepter le monde tel qu’ils est, et
c’est par un idéal d’action fondée sur la sagesse et la volonté rationnelle que nous
parviendrons à atteindre la sérénité de l’âme.
Pour les Epicuriens, le trouble vient plutôt de la douleur, qui cause une sensation physique
désagréable, et le bonheur consiste à fuir cette douleur pour ne rechercher que le plaisir (mais
de façon modérée, afin d’éviter que le plaisir n’engendre à son tour la douleur, comme dans le
cas d’une indigestion ou d’une gueule de bois…).

C’est dans ce contexte qu’interviennent deux courants marginaux, deux « contre-


courants » en réalité : les Sceptiques et les Cyniques qui, s’ils sont fort différents et presque
opposés au niveau du contenu de leur enseignement, ont aussi un important point commun.
En effet, il ne s’agit pas vraiment, dans un cas comme dans l’autre, d’écoles
« institutionnelles » comme l’Académie (fondée par Platon), le Lycée (fondé par Aristote), le
Portique (école stoïcienne) ou le Jardin (école épicurienne), mais plutôt de « tendances »
radicales au sein desquelles se distinguent plusieurs individualités qui se réclament d’un
fondateur exemplaire et quasi légendaire (Pyrrhon pour les Sceptiques, Diogène pour les
Cyniques) ayant suscité une lignée de vocations.
Ce qui n’a pas empêché ces deux tendances d’avoir un impact important dans l’histoire de
la philosophie (ils étaient reconnus comme des « courants » à part entière même par leurs
adversaires), au point d’avoir engendré deux adjectifs de la langue française, adjectifs qui
désignent cependant aujourd’hui, sur un mode devenu péjoratif, des tendances plus
« pessimistes » et « nihilistes » que leurs homologues anciens (lesquels avaient des
conceptions positives de la philosophie, de l’éducation, du bonheur, etc.) !
Pour les Sceptiques, ce qui nous trouble, ce sont nos opinions et nos jugements sur les
choses. Dès lors, l’ataraxie consistera à pratiquer un examen réflexif (skèpsis) d’une question
pour l’envisager sous tous ses aspects, en ayant pour but l’epokhè ou « suspension du
jugement », qui consiste à fuir toute opinion (doxa) et toute doctrine (dogma) pour atteindre
un idéal d’indifférence conduisant à reconnaître la relativité et l’incertitude des choses, clef du
bonheur.

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Pour les Cyniques, nous sommes plutôt troublés par les conventions socio-culturelles et
les lois, c’est-à-dire le nomos, auquel il convient de préférer la conformité à la « nature » (la
phusis) : si le trouble vient des conventions, le remède viendra du non-respect de ces
conventions, c’est-à-dire de l’impudeur, de la franchise (qui sont deux formes de
provocation), et, en général, de l’autosuffisance qui permet de ne pas être dépendant de ses
semblables. Il s’agit donc de se contenter de ce qui est vital et absolument nécessaire, en se
libérant de toutes les contraintes sociales.
Dans les deux cas, l’idéal de désintéressement prôné par ces philosophes (indifférence
sceptique, désintéressement moqueur cynique) est une véritable « ascèse » (askèsis, en grec,
veut dire « exercice »), rigoureuse, exigeante et permanente, présentée comme une « voie
directe » vers le bonheur et s’appuyant chaque fois sur une critique radicale de la pensée
dogmatique sous toutes ses formes.
Mais ces deux « ascèses » sont radicalement différentes, voire opposées : aux Sceptiques,
intellectuels solitaires et misanthropes, sérieux et austères, prônant en toutes choses la
modération et l’abstention, « plânant » au-dessus des réalités quotidiennes, les Cyniques
opposent leur joyeuse exubérance, leur goût de l’anti-intellectualisme et de la provocation, et
leur apologie de « l’état de nature ».
A la dissidence sceptique, se posant tellement contre toute forme de dogmatisme qu’elle
en devient conservatrice et ultraconformiste (puisqu’il n’y a pas de jugement assuré, la morale
consiste à suivre les coutumes dominantes), on peut opposer radicalement la dissidence
cynique, contestataire voire révolutionnaire, qui, en voulant remettre l’homme en contact avec
une forme de naïveté naturelle, se pose en critique radicale de la culture et de la civilisation.

b) Cyniques et sceptiques : la biographie exemplaire des fondateurs et l’évolution


historique des deux courants
Sceptiques et Cyniques, on l’a dit, rattachent chaque fois leurs enseignements à la
biographie quasi légendaire d’un « fondateur » qui n’a rien écrit mais dont l’exemple suscite
des vocations. Ces biographies édifiantes ne doivent donc pas être prises à la lettre mais plutôt
être lues comme la description d’un mode de vie idéal et exemplaire fondé chaque fois sur
quelques principes élémentaires. Elles cherchent à mettre en avant la primauté du « genre de
vie » philosophique sur les théories abstraites et sophistiquées, en d’autres termes la priorité
des actes sur les discours. Pour la plupart des philosophes grecs, en effet, la vie et la doctrine
doivent être en harmonie, le philosophe dit ce qu’il vit et incarne sa doctrine, et les systèmes
ou les concepts sont au service de cette vie philosophique. Chez les Sceptiques, cette
biographie exemplaire sera complétée par de nombreux traités qui visent à porter le discours
philosophique à un degré de saturation autodestructeur, tandis que, chez les Cyniques, il s’agit
bien de réduire le discours philosophique au minimum en préférant les anecdotes ou les
aphorismes aux longs traités.

Pyrrhon, considéré comme le fondateur de l’« école » sceptique, aurait été tour à tour
peintre et prêtre à Elis. D’après ses biographes, il aurait reçu son idéal de détachement après
sa rencontre avec des sages hindous, les « Gymnosophistes » (« sages tout nus ») au cours de
la campagne asiatique d’Alexandre (326 av. J.-C.). Il voulait être un adoxastos, c’est-à-dire un
individu sans gloire (doxa), retiré du monde, et sans opinion (doxa), ne faisant pas la
différence entre le beau et le laid, le juste et l’injuste, le vrai et le faux, etc. : il ne faut rien
préférer à autre chose, et suspendre son jugement en toutes choses. Sa vie, d’après la légende,
justifiait ses théories : ne se fiant jamais à ses sens, il n’évitait rien, supportait tout, se laissait
heurter par un char, tomber dans un trou, être mordu par des chiens, etc. Alors que son maître
Anaxarque se noyait dans un marais, il aurait même refusé de le secourir !

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La pensée de Pyrrhon nous est connue très sommairement grâce au témoignage de son
disciple Timon (dit « le misanthrope »), auteur de traités satiriques ridiculisant les différentes
écoles philosophiques d’Athènes. Il y aura, après cela, deux tendances sceptiques dans
l’Antiquité : la première est celle, platonicienne et anti-stoïcienne, de la Nouvelle Académie
(IIIè-IIè s. av. J.-C.), représentée notamment par Arcésilas et Carnéade, qui se fonde sur la
relativité des apparences pour prôner la suspension universelle du jugement (mais alors c’est
l’epokhè qui devient paradoxalement un dogme !) et qui enseigne qu’il faut quand même
prendre position dans le domaine de l’action (sous peine de sombrer dans l’inaction pure et
simple) ; la seconde est celle du retour en force des Sceptiques (Enésidème, Agrippa) aux
premiers siècles de notre ère, tendance répercutée par Sextus Empiricus (IIè s. ap. J.-C.),
dont nous avons conservé un nombre important de traités où il a rassemblé sous forme
systématique les arguments sceptiques. Il s’agit cette fois de douter véritablement de tout, y
compris de la méthode sceptique elle-même.
Le scepticisme, examen méthodique de tout ce que l’on tient pour vrai, deviendra pour les
Modernes (à l’image de Descartes) une véritable « posture » philosophique, que Diderot
qualifie de « premier pas vers la vérité ». L’examen (skèpsis) est en quelque sorte une
préfiguration du « libre examen » moderne. Néanmoins, le scepticisme moderne (par
exemple, celui de l’empiriste anglais Hume) ne renouera jamais avec la radicalité méthodique
du scepticisme ancien (qui doute à la fois, et systématiquement, des sens et des vérités
métaphysiques), radicalité dont le seul équivalent est probablement à chercher du côté de la
pensée bouddhique (avec, par exemple, la méthode du tétralemme).

La tradition attribue parfois à Antisthène (un élève de Socrate, aîné de Platon) la


fondation de l’« école » cynique, mais en vérité c’est Diogène de Sinope, contemporain
d’Alexandre le Grand, qui constitue, comme Pyrrhon pour les Sceptiques, le portrait vivant du
Cynique radical et provocateur (surnommé le « Socrate furieux » par ses détracteurs
platoniciens). Fils d’un banquier faux-monnayeur, il aurait fait de cette peu reluisante
paternité une devise, celle de la « falsification des valeurs », au propre comme au figuré
(« monnaie » et « coutume » peuvent traduire le grec nomisma). Le comportement de Diogène
dérangeait tellement ses contemporains qu’ils le traitèrent de « chien », appellation qu’il
revendiqua aussitôt. Le terme « cynique », en effet, vient de kuôn (« chien »), parce que,
comme les chiens, les Cyniques sont sans pudeur, dorment par terre, montent la garde
(gardiens de la philosophie), savent distinguer leurs amis de leurs ennemis, et n’hésitent pas à
mordre ou à aboyer lorsque la situation l’exige ! D’après d’autres sources, le nom de l’école
viendrait du gymnase de Cynosargues où enseignait Antisthène, ce qui permet, sans doute un
peu artificiellement, de rattacher, à l’instar des autres courants philosophiques athéniens, le
nom de l’école à un lieu.
D’après la légende, Diogène, qui se promenait à Athènes avec un bâton et une lanterne en
proclamant qu’il cherchait un « homme véritable » (c’est-à-dire une conception de la vertu
humaine qui ne se trouve réalisée nulle part chez ses semblables), était une sorte de
philosophe-clochard, un va-nu-pieds aux cheveux longs et à la barbe hirsute qui dormait dans
un tonneau, mangeait et se masturbait en public (se plaignant de ne pouvoir se satisfaire de
façon analogue, en se frottant simplement le ventre, lorsqu’il avait faim), et insultait tout le
monde, à commencer par Platon (s’il ne dérange personne, aurait dit Diogène, il n’est
d’aucune utilité) ou Philippe de Macédoine (à la question de savoir qui il était, il aurait
répondu « je suis l’espion de ton insatiable avidité »), faisant chaque fois preuve d’une totale
franchise. On dit aussi, pour insister sur l’idéal de pauvreté et de dénuement cynique, qu’il
renonça à son écuelle le jour où il vit un jeune garçon boire de l’eau dans ses mains. On
raconte encore qu’un jour, alors qu’Alexandre le Grand lui offrait tout ce dont il avait besoin,
Diogène se contenta de lui répondre : « ôte toi de mon soleil » !

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Cet exemple de vie désintéressée et libre de toutes les conventions sera suivi, dans un
premier temps par Cratès (un homme fortuné qui aurait distribué toutes ses richesses afin de
vivre en Cynique), sa femme Hipparchia (la première femme-philosophe, et aussi la
première féministe : elle préfère explicitement le mode de vie cynique aux tâches
ménagères !) et Métroclès (frère d’Hipparchia et disciple de Cratès). Cette première
génération de disciples a donné lieu, elle aussi, à quelques anecdotes croustillantes : Cratès et
Hipparchia étaient connus pour leurs ébats publics et pour la demande en mariage de Cratès,
au cours de laquelle il aurait ôté son vêtement en proclamant que son corps était sa seule
richesse… Métroclès, quant à lui, aurait appris la signification de la « vie conforme à la
nature » et serait ainsi devenu « apte à la philosophie » lors d’une séance de… pets, dirigée
par son maître.
Se contenter de ces exemples inviterait à ne voir dans les Cyniques qu’une bande de
bouffons dépravés et provocateurs. Cependant, dans les Empires macédonien et romain, les
Cyniques constitueront un pan important de la philosophie populaire, qui, se répandant aux
quatre coins de l’Empire, se développe loin des élites. Face à la gloire, à l’ambition et aux
richesses des cercles impériaux, les Cyniques représentent la voie de la contestation (et
parfois d’opposition à la dictature impériale) basée sur les principes de la fraternité humaine
et de la justice sociale, à tel point qu’on a pu parler de « philosophie du prolétariat grec » pour
les caractériser. Dans l’Empire romain, le terme « Cyniques » désigne tantôt des « bandes »
de philosophes errants (qu’on a pu comparer tantôt aux punks, tantôt aux hippies, voire aux
altermondialistes), tantôt des lettrés reconnus pour leur talent (à l’image de Lucien de
Samosate).
Souvent méprisés ou ignorés par leurs contemporains, les Cyniques auront cependant une
grande influence par l’intermédiaire des Stoïciens (avec lesquels ils seront parfois confondus),
notamment en ce qui concerne les thèmes de l’indifférence du sage, du cosmopolitisme ou de
la vie conforme à la nature (le fondateur du stoïcisme était d’ailleurs un élève de Cratès). Le
christianisme assimilera fortement l’idéal cynique de pauvreté (à tel point que les premiers
chrétiens — les « Galiléens incultes » — seront parfois confondus avec les Cyniques par leurs
adversaires païens !), tout en rejetant fermement l’insupportable impudeur prônée par les
Cyniques. La Renaissance et les Lumières verront en Diogène l’idéal du libre penseur, citoyen
du monde libre et indépendant, faisant l’apologie de l’état de nature. Au XXème siècle, on a
proposé de combattre le cynisme (Zynismus) « sérieux » de l’Allemagne d’après-guerre en
faisant retour au cynisme (Kynismus) antique, fait de rire, d’invectives et d’attaques
(Sloterdijk).
Aujourd’hui, on doit constater en tout cas que cette dissidence révolutionnaire et
contestataire que fut le cynisme ancien a préfiguré une série de thèmes très contemporains tels
que le pacifisme, l’égalité entre hommes et femmes, l’agnosticisme, la liberté d’expression,
l’opposition à la dictature, etc., des valeurs presque banales de nos jours, mais
révolutionnaires dans le contexte gréco-romain.

c) Cyniques et sceptiques : les « principes » philosophiques et les voies de l’ataraxie


Les philosophies sceptique et cynique ont en commun le fait de reposer sur une série de
principes, de règles de conduite assez simples qui servent de base à l’ensemble de leur
enseignement.
Chez les Sceptiques, ces règles peuvent être reconstituées à partir du témoignage de
Timon sur l’enseignement de Pyrrhon.

« Celui qui veut être heureux doit considérer d’abord ce que sont les choses ; en second lieu, quelle
disposition (tropos) nous devons avoir envers elles ; enfin, ce qui résulte de cette disposition. Pyrrhon déclare
que les choses sont égales et sans différence, instables et indiscernables, et que par conséquent nos sensations et
nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. Sur le second point il dit qu’il ne faut avoir nulle croyance, mais rester

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sans opinions, sans inclinations, et être fermes dans ces formules : toute chose n’est pas plus (ou mallon) qu’elle
n’est pas ; elle est et elle n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas. Sur le troisième point Timon dit que de cette
disposition résulteront d’abord l’aphasie et ensuite l’ataraxie. » (Pyrrhon, d’après un fragment de son disciple
Timon)

On y pose trois questions : (1) que sont les choses ?; (2) quelle attitude devons-nous avoir
envers ces choses ?; (3) que résulte-t-il de cette attitude ? Première question, celle de la
« nature » des choses (1) : elles sont — comme la pierre qui est tantôt lourde (dans l’air)
tantôt légère (dans l’eau) — instables, indifférentes, indéterminées ; le réel est toujours divers
et fuyant. Ainsi c’est la nature même des choses, le fait que « tout est relatif », qui nous
conduit à ne pas nous y fier et à reconnaître que nos sensations et nos opinions ne sont ni
vraies ni fausses ; c’est l’indifférence des choses elles-mêmes qui conduit à (2) l’indifférence
du sage, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir de croyance, de rester sans opinion et sans désir, et
d’ « être ferme dans ces formules : nulle chose n’est plutôt qu’elle n’est pas ; elle est et elle
n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas ». Notons qu’on trouve ici une formulation qui
correspond au tetralemme bouddhiste (voir ci-dessous) : [(x)] ou [(non-x)] ou [(x) et (non-x)]
ou [non-(x et non-x)]. De cette disposition résultent (3) d’abord l’aphasie, c’est-à-dire le
silence en tant qu’absence d’affirmation à caractère « définitif », et ensuite l’ataraxie,
autrement dit le bonheur du sage qui peut tout supporter.
Les Sceptiques ultérieurs se réclament de Pyrrhon tout en poussant encore plus loin sa
méthode : en effet, l’argumentation de Pyrrhon repose encore sur une affirmation initiale,
celle de la relativité universelle des choses — d’ailleurs, la plupart des disciples de Pyrrhon
semblent avoir malgré tout (afin de ne pas devenir fous ?) privilégié un critère de vérité, le
« phénomène » (« ce qui apparaît ») : les choses, même si elles ne « sont » rien de façon
absolue, sont telles qu’elles m’apparaissent (cf. les Sophistes). Toutefois, le véritable
sceptique considèrera que ce critère de l’apparaître, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle il
n’y pas d’« être » caché derrière les apparences, est encore une forme de dogmatisme ! « De
façon générale, écrira Enésidème, le Pyrrhonien ne détermine rien, pas même cela : que rien
n’est déterminé ».
En plus d’exercices méditatifs tels que le tetralemme, il s’agit alors de proposer non plus
des doctrines affirmatives mais des tropes ou « modes d’argumentation » (des « manières
d’appréhender » plutôt que des « lieux » — topoi — argumentatifs) qui aboutissent chaque
fois à la suspension intégrale du jugement. Sextus nous apprend qu’Enésidème a dressé une
première liste de 10, avant qu’Agrippa n’élabore une liste de 5 tropes (autrement dit 5
manières d’aboutir inévitablement à la suspension du jugement), à savoir le désaccord (la
contradiction des opinions — qui entraîne les conflits et la confusion — justifie déjà la
suspension du jugement), la régression (toute proposition exige une preuve, et ce à l’infini),
l’hypothèse (les raisonnements sont toujours suspendus à une incertitude initiale, on ne sait
pas ce que sont les choses « en elles-mêmes »), le cercle vicieux (on justifie cette hypothèse
par ses conséquences, par exemple on justifie la valeur de la Raison en ayant recours à un
raisonnement), et la relativité (par exemple du jugement à la personne qui juge, ce qui
empêche de postuler des principes universels).
Pour bien comprendre ces tropes sceptiques, il faut se souvenir qu’il s’agit de mener un
examen complet du problème aboutissant chaque fois à la conclusion selon laquelle il ne reste
plus d’autre solution que de suspendre son jugement, ce qui correspond, pour ainsi dire, à une
« méditation » purificatrice, dont le but est chaque fois la sereine guérison et la bienheureuse
tranquillité de l’âme (l’ataraxie) :

« Celui qui affirme que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel.
Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il estime qu’il est persécuté par les maux naturels
et il court après ce qu’il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait
qu’il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas

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perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les maux selon la nature
ne fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille. » (Sextus Empiricus, Esquisses
pyrrhoniennes, I, 27-28).

Dans le cas des Cyniques, de même, l’ensemble de la philosophie repose sur quelques
règles de conduite simples supposées les mener à l’ataraxie. Cependant, là où les Sceptiques
privilégient l’examen réflexif et la méthode intellectuelle, les Cyniques vont mettre en avant
des notions à caractère pratique et existentiel. Ces « concepts » cyniques sont l’apathie
(apatheia, idéal de sérénité totale qui permet d’affronter l’adversité sans éprouver le moindre
trouble, cf. l’ataraxie), l’indifférence (adiaphoria, qui permet de renoncer aux désirs de gloire,
de richesse, et même de salut de l’âme), l’endurance (karteria, vie rude et simple qui ramène
l’homme au plus près de la nature, passant par des actes de la vie quotidienne et non par des
connaissances ou des discours) et l’autarcie (autarkeia, le fait de se suffire à soi-même,
privilège de celui qui ne possède rien !).

« Quelqu’un demandait à Cratès quel avantage il pourrait retirer de la philosophie. Cratès lui répondit :
Tu pourras délier plus facilement ta bourse et de la main en extraire le contenu pour le distribuer aisément aux
autres, non pas comme tu le fais à présent, calculant, hésitant et tremblant comme les gens aux mains nerveuses.
Mais si ta bourse est pleine, tu la verras telle, et si elle est vide, tu ne t’en plaindras point. Si tu te proposes de
mettre ton avoir à profit, tu pourras facilement le faire et si tu n’as rien, tu ne seras pas dévoré de désirs, mais tu
vivras en te contenant de ce qui se présente, sans rêver de biens absents ; en un mot, tu ne seras jamais contrarié
par les événements. » (Stobée, IV, 33, 31).

Il s’agit chaque fois de pratiquer une ascèse simple, dure et exigeante (qu’on a pu
rapprocher de certaines pratiques ascétiques indiennes), en menant une vie faite de frugalité et
de pauvreté (se laver à l’eau froide, ne boire que de l’eau, etc.) et en ne craignant pas
d’affronter les souffrances (Diogène se roule dans la neige, brûle dans le sable au soleil, etc.),
avec l’idée directrice que le véritable bonheur — la vertu, qui, comme chez Socrate, peut
s’enseigner et constitue la seule richesse — consiste à se contenter de rien : en effet, à celui
qui ne possède rien, on ne peut rien enlever !
De ces règles de conduite, les dieux constituent le modèle théorique (en effet, ils n’ont
aucun besoin) et les animaux le modèle pratique (ils se contentent de peu, boivent l’eau à la
source, savent s’adapter aux circonstances, etc.), tandis que l’homme (être de tous les désirs,
recherchant ce qu’il n’a pas, toujours en train d’espérer et de craindre) est placé au plus bas de
la hiérarchie des êtres animés ! Remarquons au passage que les dieux, pour les Cyniques, sont
surtout une référence culturelle, dont ils cherchent à se passer dans leur quête de la vertu. Par
ailleurs, Héraklès (qui s’oppose aux puissants, préfère l’action aux discours et n’hésite pas à
accomplir de basses besognes) et Ulysse (symbole de la ruse, voyageur solitaire et opposé aux
jouisseurs prétentieux) sont considérés comme les héros cyniques par excellence.
L’ascèse cynique s’appuie sur une critique du platonisme : pour Antisthène, selon lequel
les définitions sont toutes, par nature, des « tautologies » (= fait de dire « la même chose » —
tauton : on ne peut rien attribuer à un être que sa nature propre : le bien est le bien, Socrate est
Socrate, un chien est un chien, etc.), la vertu ne relève donc pas de la connaissance du bien
(comme le voudrait Platon, chez qui celui qui sait ce qu’est le bien ne peut plus faire le mal)
mais s’acquiert bien plutôt par l’effort (ponos) et l’exercice (askèsis). Cette critique de la
dialectique au nom de l’action est mise en pratique par Diogène dans certaines anecdotes
biographiques : face aux arguments de Zénon d’Elée (le disciple de Parménide) contre le
mouvement, il se lève et se met à marcher en guise de réponse ; par ailleurs, à Platon qui
définit l’homme comme un « bipède sans plumes », Diogène amène un poulet déplumé !
Sans cité (citoyen du monde, exilé volontaire), sans maison (préférant les grottes),
refusant la tekhnè (il ne recourt pas à l’agriculture et préfère les aliments crus aux cuits),
vivant de mendicité et au jour le jour, récusant les règles élémentaires de la vie en société

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(politesse, propreté, discipline, etc.) afin de désinhiber ses semblables, préférant en général la
nature (phusis) à la loi (nomos) — parce que la loi du kosmos est au-delà de la loi de la
civilisation —, et s’abstenant donc de tout engagement politique (notamment pour ne pas être
conduit à faire la guerre), social, professionnel ou même familial, le philosophe cynique veut
pour ainsi dire « ensauvager la vie » : s’efforçant, selon la devise de Diogène, de « faire le
contraire de tout le monde » (= vivre conformément à la nature), il veut être la « mauvaise
conscience » de son époque !
Pour comprendre le sens de cette « ascèse » cynique, il faut se débarasser de la
connotation chrétienne de ce terme, qui exclut la jouissance du moment présent et
l’hédonisme. Pour les Cyniques, l’ascèse (qui consiste, d’une part, à s’exercer à affronter les
souffrances et, d’autre part, à fuir les artifices de la civilisation) est simplement une
préparation au bonheur, lequel consiste à ne jouir de rien. Les plaisirs véritables sont faits de
sérénité, de liberté, de joie : être couché au soleil, observer le train du monde, ne rien attendre,
etc. Il n’y a donc aucune contradiction entre l’ascèse et la jouissance.
C’est au profit de cette ascèse bienfaisante que Diogène veut récuser tous les systèmes,
toutes les idéologies. La vocation de la philosophie est de subvertir, de déranger, de choquer,
d’aboyer, de mordre, mais chaque fois dans un but pédagogique (et donc philanthropique).
Dans une République (dont on ne sait si elle a réellement été écrite) aux antipodes de celle de
Platon, véritable manifeste anarchiste avant la lettre, Diogène aurait prôné le renversement
systématique de toutes les valeurs en allant jusqu’à légitimer l’anthropophagie et l’inceste,
recommandant la communauté des femmes et des enfants, la liberté sexuelle totale, ainsi que
le refus des armes et le remplacement de l’argent par des osselets disponibles partout !

Quel que soit le jugement que l’on porte sur ces deux courants philosophiques marginaux,
force est de reconnaître la vertu « tonifiante » de ces empêcheurs de penser en rond, qui, à
l’image des Sophistes précédant Platon et Aristote, ont servi chaque fois de détonateur et de
stimulation critique pour une « grande » pensée systématique : le stoïcisme pour les Cyniques,
le néoplatonisme pour les Sceptiques.

d) Deux écoles matérialistes « vaincues » : les Stoïciens et les Epicuriens


Contrairement aux Cyniques et aux Sceptiques, les Stoïciens et les Epicuriens sont deux
écoles constituées, dont les enseignements matérialistes ont eu un énorme impact, autant à
Athènes que dans l’Empire romain, où ils ont complètement supplanté ceux de l’Académie et
du Lycée. Toutefois, ces deux écoles ont connu un destin assez paradoxal à la fin de
l’Antiquité puis surtout au Moyen Âge, où ils ont été « vaincus » en retour par le platonisme
et l’aristotélisme (dont les doctrines étaient sans doute mieux « exportables » dans les
philosophies monothéistes en devenir), et il en résulte que les textes de leurs principaux
représentants héllénistiques ne nous sont finalement connus aujourd’hui que de façon très
lacunaire, sous forme de fragments et de témoignages, souvent polémiques, à l’image des
textes rédigés par ces autres penseurs matérialistes que sont les Présocratiques.
N’oublions jamais que, de même que notre compréhension de Platon ou Aristote serait
fort lacunaire si nous n’avions gardé un très grand nombre de leurs traités, notre connaissance
de ces penseurs hellénistiques serait fort différente si nous avions conservé les nombreux
textes de cette période. A cet égard, les dialogues philosophiques de Cicéron (qui mettent en
scène des représentants des diverses écoles) constituent une source majeure mais parfois
imprécise.
Par ailleurs, cette époque est caractérisée par la spécialisation de la recherche
philosophique, qui devient avant tout, on l’a vu, une quête du bonheur individuel identifié à
l’ataraxie. Chaque école (hairesis) va subdiviser son enseignement en fonction de trois
champs interdépendants (logique, physique, éthique), les Stoïciens étant les premiers à avoir

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revendiqué une continuité et une cohérence systématique entre ces trois champs, selon la
célèbre métaphore de l’œuf : la logique et l’épistémologie (qui donnent les bases permettant
de différencier le vrai du faux dans tous les domaines) correspondent à la coquille, la
physique (qui détermine le cadre dans lequel s’accomplit l’existence humaine) au blanc et
l’éthique au jaune (ce qui signifie que l’éthique, lieu de la quête du bonheur, est la finalité
ultime du système).
D’un point de vue historique, Epicure a fondé son école, le Jardin, où l’on enseignait rien
d’autre que la philosophie du maître, en 306 av. J.-C. à Athènes. Il s’agissait d’une école assez
fermée, au sens où l’enseignement s’y écartait volontairement et résolument de toute
implication dans les affaires de la cité, mais plutôt ouverte en ce que cette communauté
fondée sur l’amitié accueillait aussi des femmes et des esclaves. Epicure ne nous a laissé que
trois lettres ainsi que des maximes et des sentences. Le plus célèbre de ses disciples est
Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), qui a résumé en vers latins les principes de la physique
d’Epicure et transmis sa pensée à Rome.
Quant à l’école stoïcienne, le Portique (Stoa), elle a été fondée par Zénon de Cittium vers
301 av. J.-C. Parmi ses successeurs immédiats, Chrysippe semble avoir été le penseur le plus
important du stoïcisme dit « ancien », auquel succèdera le « moyen » stoïcisme (caractérisé
par un rapprochement avec certains thèmes platoniciens), représenté notamment par
Posidonius (IIè-Ier siècle av. J.-C.), puis enfin le stoïcisme « impérial » ou « romain »
(caractérisé par la prédominance quasi exclusive des préoccupations éthiques) qui aura
beaucoup d’influence politique et comptera dans ses rangs des personnages aussi divers et
célèbres que le conseiller Sénèque (Ier s. ap. J.-C.), l’esclave affranchi Epictète (Ier-IIème s.
ap. J.-C.) ou l’empereur Marc-Aurèle (IIè siècle ap. J.-C.).

e) La canonique et la logique : les critères de vérité des Epicuriens et des Stoïciens


Pour Epicure, la logique au sens d’Aristote (art du raisonnement valide et méthodologie
de la définition) risque de nous éloigner de la signification « naturelle » du langage et il faut
lui préférer une « canonique » (de kanôn, « règle ») dont le but est de déterminer les critères
(kritèrion = faculté de discrimination) pour distinguer le vrai du faux. Il y a trois types de
critères : les sensations (c’est le critère principal), les préconceptions et les affects.
Pour une pensée matérialiste et empiriste comme celle d’Epicure, le critère, c’est avant
tout (1) la sensation (aisthèsis), qui comporte en elle une parfaite clarté ou évidence
(enargeia), car elle est toujours vraie et représente fidèlement un objet extérieur qui la cause.
Cet « objet extérieur » n’est cependant pas l’objet perçu lui-même mais un ensemble
d’« images » qui en proviennent, les eidôla (ou simulacra en latin), qui sont de fines
pellicules matérielles constituées d’atomes et projetées à la surface des choses. Bref, si nos
sensations sont toujours vraies par rapport à leurs objets, ce sont nos jugements qui rendent
possible l’erreur (par exemple si je crois qu’une tour carrée est ronde, ou qu’une corde est un
serpent). Pour éviter ou corriger l’erreur, il faut donc s’appuyer sur d’autres sensations qui
viennent confirmer ou infirmer le jugement initial.
Les jugements, eux, s’appuient sur (2) des notions préalables (« tour », « carré »,
« corde », etc.) qui nous permettent de reconnaître les choses et qu’Epicure nomme des
préconceptions (prolèpseis), qui, à la différence des Idées de Platon, sont issues de la
répétition de plusieurs sensations et non de la saisie intellectuelle d’une notion abstraite, et
qui, à la différence de l’induction d’Aristote, ne présupposent pas la présence d’une forme
(eidos) dans la chose perçue. Si elles trouvent toutes leur origine dans la sensation, les
préconceptions peuvent aussi être dérivées par analogie, ressemblance, composition,
raisonnement, etc. Mais pour qu’elles puissent être des critères de vérité, il faut rechercher des
préconceptions universelles, communes à tous les individus et tous les peuples (l’homme
parle, l’eau est transparente, etc.), ou alors, à défaut, adopter la méthode dite des

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« explications multiples » ou encore celle de la « non-infirmation » (par laquelle Epicure
justifie l’existence des atomes et du vide, voir ci-dessous).
Quant à (3) l’affect ou le sentiment (pathos), il s’agit en premier lieu du plaisir ou de la
douleur : à ce niveau également il est impossible de se tromper, ce qui servira de base à
l’éthique épicurienne (fondée sur la recherche du plaisir).

Pour les Stoïciens, qui, de façon analogue, prennent pour point de départ la perception
sensible, le critère principal de vérité (1) est l’ « impression » (phantasia) laissée à l’âme par
un corps, impression qui (contrairement à la sensation chez les Epicuriens) peut être vraie ou
fausse et requiert d’emblée, à ce titre, l’assentiment de l’âme. Autrement dit, les Stoïciens ne
distinguent pas la sensation et le jugement que nous portons sur celle-ci : nos sensations sont
d’emblée mises en forme et en sens par notre âme. Cependant certaines impressions sont
tellement « évidentes » qu’elles suscitent nécessairement l’assentiment de l’âme et ce sont ces
impressions-là qui constituent le véritable critère (de vérité). La croyance nécessairement
vraie qui résulte de ces impressions évidentes par elles-mêmes est appelée « saisie » ou
« cognition » (katalèpsis). A ce premier critère, Chrysippe ajoute (2) celui des « notions
communes » résultant de l’association de plusieurs impressions évidentes.
Chez l’homme, les impressions peuvent être traduites rationellement, soit dans un langage
(logos) qui est « proféré » de façon externe (objet de la rhétorique), soit dans une rationalité
(logos) qui demeure « interne » à l’âme (objet de la logique ou, selon la terminologie
stoïcienne, de la « dialectique »). La logique est la science de ce qui est susceptible d’être vrai
ou faux, c’est-à-dire non pas les choses mais notre discours sur les choses, et en particulier la
signification de ce discours, le lekton, « dicible » ou « exprimable » (ce que nous appelons
aujourd’hui le « signifié », par opposition au « signifiant »). La logique est importante chez
les Stoïciens car elle permet non seulement de raisonner correctement mais aussi de découvrir
par là la structure du monde physique, gouverné par le Logos divin, comme on va le voir.
Les Stoïciens poursuivent ainsi le travail d’Aristote dans le domaine de la logique, mais en
étendant la structure prédicative (S est P) à une logique propositionnelle (les « propositions »
— axiômata — sont des « exprimables » susceptibles d’être vrais ou faux), logique basée non
plus sur des catégories (« homme », « blanc », « plus âgé », etc.) mais sur des propositions
désignant des actions ou des événements (« Socrate marche », « il pleut », etc.). Là où les
prédicats désignent des catégories ontologiques, des états de choses, des essences, les
propositions renvoient à des actions, des mouvements, des processus. L'être stoïcien désigne «
quelque chose » (ti), un événement qui se passe ici et maintenant.
Les Stoïciens ont ainsi étudié les combinaisons entre ces propositions simples en fonction
d’opérateurs qui sont le conditionnel (si p alors q), la conjonction (p et q) et la disjonction (p
ou q), à partir desquels ils peuvent déterminer à quelles conditions formelles une proposition
complexe (ou composée) telle que « p et q » est vraie. Ils ont notamment mis en avant
quelques indémontrables de base (modus ponens : si p alors q, or p, donc q ; modus tollens : si
p alors q, or non p, donc non q ; modus ponendo tollens : p ou q, or p, donc non q ; modus
tollendo ponens : p ou q, or non p, donc q) permettant de critiquer de nombreux sophismes et
raisonnements fallacieux.

f) Les physiques épicurienne et stoïcienne : atomisme et panthéisme


Epicure reprend à son compte l’atomisme matérialiste de Démocrite, selon lequel
l’univers est composé uniquement d’atomes et de vide, et régi par un mélange de hasard et de
nécessité. Or ces principes, les atomes et le vide, ne sont pas « évidents » car ils échappent à
la sensation (qui est pourtant supposée être le critère de vérité principal), mais ils sont « non-
infirmés » et leur existence est dérivée d’un raisonnement (ils appartiennent donc au registre
des « préconceptions ») selon lequel rien ne naît pas de rien ni ne disparaît complètement

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(rien ne se perd, rien ne se crée). Et puisqu’il y a du mouvement, ce que nous constatons de
façon évidente, il y a du vide (kenos), qui n’est rien d’autre qu’une étendue spatiale
inoccupée, qui reçoit le nom de « lieu » (topos) une fois occupée par un corps. Quant aux
atomes, il s’agit des composants ultimes de toutes choses, qui ont pour seules propriétés leur
forme, leur taille et leur poids.
Mais Epicure nuance Démocrite sur plusieurs points : si le nombre des atomes est infini,
le nombre de formes des atomes est limité ; si les atomes sont insécables physiquement, on
doit y distinguer par la pensée des parties « minimales » qui rendent compte de la diversité de
leurs formes ; les qualités sensibles des corps ne sont pas « irréelles » comme chez Démocrite,
même si elles ne sont que de simples effets « macroscopiques », des accidents résultant de la
combinaison des atomes ; enfin et surtout, les atomes ont la possibilité de dévier légèrement
de leur trajectoire. Ce dernier point est fondamental : si les atomes se meuvent sans résistance
dans le vide, ils ne se rencontreront jamais ; il faut donc poser que chaque atome est capable
par lui-même d’opérer une « déclinaison » (clinamen en latin), thèse qui aura des
conséquences importante au niveau de l’éthique puisqu’elle garantit rien moins que la liberté
humaine dans le mécanisme universel des atomes.
Quant aux dieux, la « préconception » que nous avons d’eux comme des êtres éternels et
bienheureux nous oblige à dire qu’ils ne s’occupent pas de l’organisation de l’univers. Si les
dieux existent, cela n’implique donc pas la moindre providence divine : ils s’occupent de leur
propre bonheur sans se soucier de nous. Et si certaines créatures paraissent trop bien
organisées pour admettre cette absence de providence divine, c’est parce qu’elles ont survécu
en tant que viables. On retrouve ici, plus développée, l’idée de sélection naturelle déjà
présente chez Empédocle.
Par ailleurs, l’âme étant elle aussi matérielle comme le corps, il en résulte qu’elle est
destructible au sens où les atomes qui la composent se dispersent à la fin de la vie humaine,
idée qui aura également de fortes conséquences du point de vue éthique : si la mort est
simplement destruction d’atomes, elle n’est ni à craindre ni à espérer.

La catégorie de base de la physique stoïcienne n’est plus l’atome mais le « quelque


chose » (ti), qui désigne les choses particulières, les individus. Parmi les « quelques choses »,
les seuls « êtres » à proprement parler (c’est-à-dire les seuls capables d’agir et de pâtir) sont
les corps. A côté d’eux, il y a des choses qui subsistent mais qui ne « sont » rien
indépendamment des corps : les incorporels, dont les Stoïciens distinguent quatre espèces,
l’exprimable (qui n’est rien sans le mot dont il constitue la signification), le temps (qui n’est
que la « dimension » du mouvement des corps), le lieu (qui ne sub-siste qu’en tant qu’il est
occupé par un corps) et le vide (qui n’est vide que parce qu’il n’est pas occupé par un corps).
Ce dernier, contrairement à ce que dit la physique d’Epicure, n’est pas à l’intérieur mais à
l’extérieur du monde.
Si les corps sont définis comme capables d’agir et de pâtir, ils ont donc un principe actif,
qui est appelé le Logos ou Dieu, et un principe passif, qui est appelé ousia ou matière.
L’action du premier tend à étendre la matière, d’abord concentrée sur une masse très petite.
Cette extension produit les 4 éléments traditionnels, qui vont du plus dense au plus subtil :
terre, eau, air, feu. La terre et l’eau sont dits « passifs » car réagissent peu à l’action du
principe actif. L’air et le feu sont dits « actifs » parce que leur matière s’est davantage étendue
sous l’action du principe actif. Le feu est donc, comme chez Héraclite, l’élément le plus subtil
et le plus proche du principe actif.
Les éléments se mélangent ensuite deux à deux et donnent lieu à de nouvelles entités, le
souffle (pneuma, terme qui sera traduit en latin par spiritus, « esprit ») constitué de feu et
d’air, et la matière constituée d’eau et de terre. Ainsi, le pneuma ou l’« esprit », qui est encore
une forme de matière, plus subtile, est la forme que prend le Logos divin lorsque la matière

49
passive a été étendue au maximum, mais il comporte encore en lui une toute petite part du
principe passif. Il est traversé par un double mouvement d’intension (sous l’action de l’air) et
d’extension (sous l’action du feu), double mouvement qui est appelé le tonos, ou « tension »,
et qui assure l’équilibre dynamique de l’univers et l’interdépendance de ses parties (sympathie
universelle).
On voit comment les Stoïciens cherchent à assurer une continuité entre le principe actif ou
divin et le principe passif ou matériel, c’est-à-dire entre la matière et l’« esprit ». Par ailleurs,
les Stoïciens sont des défenseurs de la providence divine (le monde est organisé par Dieu dans
ses moindres détails, et ce Dieu n’est autre que le Logos, la Raison universelle) et leur
doctrine est nommée « panthéisme » (pan = tout ; theos = dieu) parce qu’elle identifie Dieu au
monde (ou, plus exactement, à la structure rationnelle du monde), qui est en quelque sorte un
être vivant rationnel.
L’action du pneuma peut encore prendre différentes formes selon le degré d’unité qu’elle
donne à la matière : la « cohésion » (hexis) appartient à tous les solides, la nature (phusis) à
tous les êtres vivants, et l’âme (psukhè) à tous les animaux (= êtres animés). Comme chez
Epicure, l’âme n’est pas immortelle et elle se fond dans le pneuma, même si elle peut survivre
un certain temps. Par ailleurs, ces degrés d’unité ne doivent pas s’entendre en un sens
générique ou spécifique mais ils sont bien le lieu de la différence individuelle : c’est par son
âme propre que tel homme diffère de tel autre, c’est par sa nature propre qu’une courgette
diffère non seulement d’une aubergine mais aussi d’une autre courgette, et c’est par sa
cohésion propre que tel caillou diffère de tel autre.
Ici encore, les Stoïciens cherchent à penser la continuité du pneuma, tout comme ils
cherchent à penser celle du Logos divin. Celui-ci se manifeste sous la forme de raisons
séminales ou « spermatiques » (logois spermatikoi), qui sont comme les formules rationnelles
ou les germes (les gênes !) de chaque être vivant.
Ce processus s’accomplit selon des cycles réguliers : lorsque l’extension de l’univers
atteint sa limite, il se produit un « embrasement » (ekpurôsis), une sorte d’« incendie
cosmique » dans lequel tout devient feu. La matière se recontracte alors en un point
minuscule, les logoi retournent dans le Logos universel et tout recommence exactement
comme dans la phase précédente ! Cette théorie de l’éternel retour du même sera reprise par le
philosophe allemand Nietzsche, au XIXème siècle, dans un contexte éthique, pour insister sur
l’importance que nous devons accorder à chaque instant de notre vie : comment agirions-nous
si chacun de ces instants devait se reproduire encore et toujours à l’identique ? Cette pensée
de l’éternel retour ne nous obligerait-elle pas à assumer chacun de nos actes, chaque seconde
de notre existence ?

g) L’éthique chez les Epicuriens et les Stoïciens : calcul des plaisirs et amour du destin
Nous avons vu que les systèmes (les « œufs ») stoïcien et épicurien ne voient dans la
logique (ou canonique) et dans la physique, respectivement, rien d’autre que les bases (la
coquille) et le cadre (le blanc) de la vie éthique et de la recherche du bonheur (le jaune).
Ainsi, par exemple, dans le cas d’Epicure, le critère de l’ « affect » (pathos) fonde la
recherche du plaisir, la préconception des dieux bienheureux et la « déclinaison » (clinamen)
des atomes fondent la liberté humaine, tandis que la dispersion matérielle de l’âme engendre
un rapport serein à la mort.
De façon similaire, chez les Stoïciens, la thèse de l’assentiment fonde la liberté humaine,
tandis que la providence divine et la sympathie universelle (qui font que le mal n’existe qu’en
vue du bien) donnent lieu au fait de supporter la souffrance, à la « vie conforme à la nature »,
au cosmopolitisme et à l’amour du destin (amor fati).

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On résumé souvent la morale d’Epicure au moyen du précepte d’Horace : Carpe diem !
(« Cueille le jour ! », profite du moment présent). L’éthique épicurienne est certes fondée sur
le plaisir (hédonè) : plus que tout les autres biens, il est « évident » que le plaisir est bon, donc
à rechercher, et que la douleur est mauvaise, donc à fuir ; mais il y a une différence entre les
« hédonistes » anciens et les épicuriens : la recherche compulsive du plaisir, caractéristique de
l’hédonisme, peut entraîner parfois des douleurs, or il faut fuir la douleur autant qu’il faut
rechercher le plaisir. Pour arriver à l’ataraxie (absence de trouble, donc de douleur),
l’épicurien, lui, jouit du moment présent (il boit la coupe de vin), mais avec modération et en
pensant aux conséquences, pour ne pas souffrir ensuite du plaisir reçu (il évite d’avoir la
gueule de bois).
Il s’agit donc de se livrer à un calcul des plaisirs. Epicure distingue ainsi les plaisirs
naturels et nécessaires (par exemple, manger lorsqu’on a faim), les plaisirs naturels mais non
nécessaires (par exemple, boire du vin au lieu de boire de l’eau) et les plaisirs ni naturels ni
nécessaires (tout ce qui touche, par exemple, au luxe ou à la débauche), ces derniers étant à
éviter à tout prix, tandis que les premiers peuvent être poursuivis s’ils sont exempts de
douleur.
Toutefois certaines souffrances semblent incontournables : vieillesse, maladie, deuil,
crainte de la mort. Mais Epicure pense, de façon très optimiste, que toutes les souffrances et
les douleurs peuvent toujours être contrebalancées par des plaisirs plus intenses ou même par
le souvenir de ceux-ci. Quant à la mort, il s’attache à montrer qu’elle n’est pas à craindre,
précisément parce qu’elle consiste en la dispersion totale de l’âme :

« Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la
sensation ; or la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est
rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce
qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d’immortalité. En effet, il n’y a
plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi
considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu’elle nous afflige quand elle
arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause
aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des
maux qui nous fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que
quand la mort est là nous ne somme plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec
les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. La foule tantôt fuit la
mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie. Le sage, par contre,
ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la non-
existence comme un mal. » (Epicure, Lettre à Ménécée, 124-126)

En d’autres termes, avant l’heure il n’est pas encore, et après l’heure il n’est plus temps de
nous inquiéter de notre mort ! De même, si la religion nous cause de l’inquiétude, il suffit de
penser que les dieux ne se soucient pas de nous. Quant à la politique, elle se résume à des
conflits, des problèmes et de l’orgueil, et il est préférable de ne pas s’y livrer et de rester entre
amis. Et, de façon générale, Epicure rassemblait son éthique dans la formule du « quadruple
remède » (tetrapharmakos) : les dieux ne sont pas à craindre, la mort ne crée pas de souci, le
bien (plaisir) est facile à obtenir, et le mal (douleur) est facile à supporter…

Là où l’épicurisme apprend à « faire avec » les passions, le stoïcisme veut les dominer.
Pour les stoïciens, le bonheur est une attitude de la volonté. Je suis heureux si je décide de ne
pas vouloir que les choses soient autres que ce qu’elles sont. Il faut accepter le monde tel qu’il
est (c’est l’amor fati, l’« amour du destin ») et vivre en harmonie avec la nature. C’est
précisément la définition de la liberté : vouloir ce qui arrive et seulement ce qui arrive. Zénon
aurait été le disciple de Cratès le Cynique, ce qui explique la proximité entre morale cynique
et morale stoïcienne, à cette différence près que le stoïcisme cherche à concilier la radicalité

51
de la vertu et le conformisme social, d’où une conception très différente de la « conformité à
la nature », qui devient ici conformité à la Raison universelle, au Logos divin.
Tout ce qui arrive dans le monde est conforme au destin (fatum, en latin) : c’est donc une
vision « fataliste » du monde. Cela implique-t-il que nous ne sommes pas libres ? Non, car si
chacune de nos actions est prise dans un enchaînement de causes et d’effets (le destin), c’est
quand même nous qui décidons d’agir de telle ou telle manière dans telle ou telle
circonstance. De même que nos impressions ne dépendent pas de nous mais qu’il nous revient
de leur donner ou non notre assentiment, de même les circonstances nous donnent (ou non)
une impulsion (hormè) qui nous mène à désirer ou à rejeter ce que nous considérons comme
bon ou mauvais. Cette impulsion nous porte vers des choses conformes à la nature, c’est-à-
dire qui nous sont « appropriées », telles que la conservation de soi-même (confort minimum,
santé), de son entourage (vivre dans une société juste et libre) et de la communauté
universelle des êtres rationnels (cosmopolitisme : les hommes sont égaux car participent tous
également à la Raison universelle).
La vertu consiste donc à faire tout ce qui est en notre pouvoir (y compris par l’action
politique) pour obtenir ces choses conformes à la nature, ce qui explique qu’il y eût de
nombreux politiciens et même un Empereur stoïciens. Par ailleurs, c’est l’effort vertueux lui-
même qui conduit au bonheur, et non l’efficacité de l’action vertueuse… Ainsi c’est la visée
ou l’intention elle-même qui est le but (telos) de l’action, et non la cible ou le but (skopos) au
sens d’ « effet » de l’action, dont beaucoup d’aspects ne dépendent pas de nous. Cette
distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, que l’on trouve déjà
dans le stoïcisme ancien, sera développée par Epictète dans son Manuel :

« De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, et les autres n’en dépendent pas. Celles qui en
dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot toutes nos
actions. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot,
toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.
Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire
obstacle ; et celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à
mille inconvénients, et entièrement étrangères.
Souviens-toi donc que si tu prends pour libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et pour tiennes en
propre celles qui dépendent d’autrui, tu trouveras partout des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te
plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu prends pour tien ce qui t’appartient en propre, et pour
étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera de faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de
faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas la plus
petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras point d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de
nuisible. » (Epictète, Manuel, I, 1, 2, 3)

h) Le néoplatonisme
La dernière grande « école » de philosophie grecque est le néoplatonisme, dont le
représentant le plus célèbre est un Egyptien qui a fondé une école de philosophie à Rome,
Plotin (IIIème siècle de notre ère). Au début de l’ère chrétienne, en effet, le stoïcisme était
encore la philosophie dominante dans l’Empire, mais, peu à peu, certains, comme Plotin, ont
voulu en revenir à la philosophie de Platon, en l’adaptant au contexte : recherche d’un point
de vue universel, émergence de cultes liés au salut et au bonheur de l’âme individuelle, etc. Il
en résulte une synthèse magistrale de la pensée grecque qui se présente comme n’étant rien
d’autre que « l’exégèse » de Platon, mais qui inclut également des notions aristotéliciennes et
stoïciennes, entre autres, ainsi que des objections sceptiques.
Ainsi, dans une perspective polythéiste, Plotin conçoit un principe, l’Un ou le Père, qui,
est au-delà de la multiplicité des dieux, mais qui n’est pas lui-même un « Dieu », d’où le nom
d’hénologie donnée à cette doctrine qui n’est pas vraiment une « théologie ». De ce point de
vue, notons d’ailleurs que l’Un néoplatonicien est beaucoup plus proche d’une conception
indienne, polythéiste, de l’Absolu inconditionné (brahman, voir ci-dessous) que du

52
monothéisme, à tel point que l’on s’est demandé (comme pour Pyrrhon) si Plotin n’a pas été
influencé par des doctrines indiennes, hypothèse suggérée par un passage de sa biographie où
il est question d’un voyage manqué vers l’Inde et la Perse. Quoi qu’il en soit, la philosophie
néoplatonicienne va d’abord être utilisée, tout naturellement, pour faire l’apologie du
polythéisme grec contre le monothéisme naissant, auquel il est reproché de confondre le
Principe, l’Un, avec un « Dieu artiste » ou un « Démiurge », qui lui est secondaire. Toutefois,
d’un point de vue historique, les idées néoplatoniciennes vont surtout avoir un grand impact
sur les philosophies monothéistes, puis sur la Renaissance et un certain nombre de
philosophes modernes.
Plotin part de l’idée que toute chose aspire à l’unité dont elle provient : tout vient de l’Un
et retourne vers l’Un. Tout ce qui est, de la pierre aux Idées, en passant par le corps ou l’âme,
doit d’abord être un pour exister. Le mal ou le non-être ne sont rien d’autre, comme l’avait dit
Platon, que l’absence du bien ou l’absence de l’être, c’est-à-dire un éloignement par rapport
au principe. L’Âme, à un premier niveau, est le principe qui unifie et fait vivre les corps
sensibles, elle qui garantit l’équilibre de l’Univers tout entier, auquel elle donne un cadre
spatio-temporel. Mais l’Âme n’est pas l’Un, elle est l’unité d’une multiplicité d’âmes
individuelles, qui font vivre les corps animés, et elle se distribue dans l’univers sous la forme
des « raisons séminales » stoïciennes. De plus, tant au niveau universel qu’au niveau
individuel, l’âme est composée de plusieurs parties (végétative, sensitive, rationnelle).
Au-delà de l’Âme, il y a un l’Intellect, qui constitue un niveau d’unité supérieur. En fait,
tout ce que l’Âme contient sur un mode extensif (spatio-temporel), l’Intellect l’accomplit sur
un mode intensif, qu’il s’agit de se représenter par la seule pensée, en retranchant tout ce qui
est spatial, temporel, corporel, etc. Ce niveau est celui de l’Être de Parménide, des Idées de
Platon ou du Dieu d’Aristote. C’est le niveau des « dieux intelligibles », où tout est parfait,
lumineux, hors du temps et de l’espace. L’Intellect pense toutes les idées en même temps et il
est à la fois Pensée et Être : sans la pensée, l’être n’existerait pas, et sans l’être, la pensée
serait vide. Mais ce faisant, cet Intellect éternel est encore deux : il est pensée et chose pensée
(être), pour ainsi dire « sujet » (intellect) et « objet » (intelligible). De plus, il est multiple, et
même infini (Plotin est le premier penseur à donner une connotation positive à la notion
d’infinité), lui qui est traversé par la multiplicité infinie des Idées, chacune de ces dernières
étant conçue sur le même modèle, comme un intellect qui se pense lui-même.
Il faut donc, si l’on veut appréhender l’Un véritable, rechercher un niveau d’unité
suprême, qui est au-delà de l’Être, au-delà de la Vie et de la Pensée : l’Un-en-tant-qu’Un. Un
tel principe, « ineffable » (qui ne peut être dit ni pensé, c’est-à-dire qui ne peut recevoir
aucune détermination, sans quoi il deviendrait multiple), ne peut être appréhendé que sur un
mode négatif, en disant tout ce qu’il n’est pas : il n’est pas l’Être, la Vie ou la Pensée, mais
chaque fois « au-delà ». Cette méthode négative (la via negativa) — qui s’appuie sur le
Parménide (dialogue où Platon cherchait à appréhender la notion d’unité selon diverses
perspectives) et la République (où Platon voyait dans le Bien « au-delà de l’essence » l’Idée
suprême) — sera reprise par les grands mystiques, notamment chrétiens, si bien que de
nombreux historiens considèrent Plotin comme le « père de la mystique occidentale ». S’il
arrive aussi de parler de l’Un de façon positive, précise encore Plotin, c’est toujours sur le
mode du « comme si » (nous lui attribuons des déterminations qu’il n’a pas mais dont il est la
condition) : ainsi, par exemple, nous pouvons dire que l’Un est libre plutôt qu’esclave, non
parce qu’il est « libre » en lui-même (l’Un est « au-delà » de la Liberté), mais parce qu’il est
ce qui rend possible la liberté. En d’autres termes, le Principe est nommé à partir de ce qu’il
suscite de meilleur dans ses dérivés.
Ce mouvement de conversion vers l’Un, dont le moteur est érôs (l’amour platonicien,
voir ci-dessus), ramène donc le centre individuel de l’âme vers le centre universel, dans un
mouvement de concentration/purification méditative qui rappelle encore, par certains traits,

53
les philosophies indiennes. Ce mouvement de conversion répond à un mouvement en sens
inverse, celui de la procession du Multiple hors de l’Un, dont la première étape est l’Intellect,
identifié à l’Être, et la seconde l’Âme, principe de Vie. En d’autres termes, si nous devons
nous « purifier » et nous convertir vers l’Un, c’est parce qu’il s’agit de la source de toutes
choses.
Dans un premier temps, l’Un « engendre » (éternellement !) l’Intellect lorsqu’il cherche à
se connaître lui-même. Se séparant de lui-même, il devient double, pensée (intellect) et chose
pensée (intelligible). Mais on peut dire aussi que c’est l’Intellect qui s’autoconstitue comme
objet intelligible, si on envisage les choses du point de vue de la « seconde » hypostase. C’est
que l’Intellect se met à exister en se séparant de l’Un, en se faisant autre que lui, à travers la
multiplicité des Idées qui sont comme autant de points de vue intellectuels sur l’Un. La
pensée est donc le fruit d’un écart, d’une « audace ».
Ce mouvement « audacieux » de la procession est poursuivi par l’Âme, qui, n’arrivant
pas à saisir la totalité intellectuelle en une fois, est obligée de la saisir sur le mode de la
succession spatiale et temporelle. En contemplant l’Intellect, l’âme tombe pour ainsi dire
« enceinte » des raisons séminales (logoi spermatikoi), dont elle se sert pour façonner le
monde sensible, bref pour agir, pour produire, pour créer. Ce déploiement spatio-temporel des
idées s’exprime dans les discours, les mythes, les raisonnements (tous des « logoi »), mais
aussi dans les corps sensibles et même dans l’activité de la Nature (phusis), qui crée aussi en
contemplant les Idées.
Notons ici que Plotin revient sur la condamnation platonicienne de la mimèsis, en
donnant à l’artiste une fonction de médiateur entre l’intelligible et le sensible ; ainsi, dit-il,

« si quelqu’un méprise les arts sous prétexte que c’est en imitant la nature qu’ils produisent, il faut d’abord
lui dire que les réalités naturelles sont aussi des imitations ; ensuite il faut qu’il sache que les arts ne se bornent
pas à imiter ce qu’on voit, mais qu’ils sont à la poursuite des raisons dont est faite la nature. Ajoutons encore que
les arts produisent beaucoup de choses par eux-mêmes et que, possédant la beauté, ils suppléent les défauts des
choses. Car ce n’est pas pour avoir contemplé quelque chose de sensible que Phidias a sculpté son Zeus, mais
parce qu’il l’a saisi tel qu’il serait s’il consentait à paraître à nos regards. »
(Plotin, Ennéades, V, 8 [31], 1, 33-39)

L’art n’est donc pas une « imitation d’imitation » comme le voulait Platon, mais bien un
processus fondé sur l’expressivité et analogue à la Nature : tout comme l’Âme de l’univers
crée les objets sensibles en contemplant les objets intelligibles, de même l’artiste cherche à
« saisir » l’Idée à travers une représentation sensible.
Finalement, le double mouvement, entre procession et conversion, praxis et theoria,
logos et erôs, garantit un équilibre et une continuité entre l’Un et le Multiple, tout en
permettant à chaque « hypostase » (niveau de réalité intérieur et extérieur) d’être relativement
autonome. Il s’agit d’un double dynamisme en lequel mystique et métaphysique coïncident,
les « trois hypostases » (expression que l’on doit en réalité au disciple de Plotin, Porphyre,
234-305) correspondant autant à des degrés de « réalité » qu’à des niveaux d’intériorité
« spirituelle ».
Les idées néoplatoniciennes vont être diffusées dans le moyen âge chrétien, mais sans
que leurs auteurs (Plotin, Porphyre, mais aussi Proclus et Damascius au Vè siècle, dont la
pensée est plus « religieuse » que celle de leurs prédécesseurs) soient cités explicitement,
notamment par l’intermédiaire de saint Augustin, et elles circuleront dans le monde arabe
sous la forme de traités anonymes attribués à Aristote (par exemple, un traité intitulé la
Théologie d’Aristote).
Il suffira aux philosophes monothéistes, juifs, chrétiens et arabes, de dire que l’Un n’est
autre que Dieu, que l’Intellect n’est autre que la pensée divine ou le « Verbe » créateur, et que
l’Âme n’est autre que la Nature ou le Monde, pour adapter ces idées dans le contexte

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théologique qui est le leur, en interprétant la « procession » néoplatonicienne comme une
émanation/création divine. L’identification de l’Intellect au « Verbe » est d’ailleurs facilitée
par le fait que Plotin considère le Logos comme un « acte » (energeia), par lequel le Multiple
procède (éternellement) de l’Un. Le logos néoplatonicien, sous toutes ses formes (langage,
raison séminale, acte, etc.), est en quelque sorte « l’expression » multiple de l’Un dans sa
procession vers le Multiple.
L’idée centrale des philosophes monothéistes, à travers ces « récupérations » de la pensée
grecque, consistera à dire que les philosophes (Platon et Aristote, en particulier, qui sont les
grands représentants du logos grec) ont anticipé ou reconnu la Vérité du Livre sans en être
conscients, en utilisant des moyens exclusivement rationnels. Assimiler les philosophies de
Platon ou d’Aristote, par l’intermédiaire de la pensée néoplatonicienne, c’est donc
« démontrer » que la révélation trouve sa confirmation dans l’exercice de la raison. Cette
constante tentative pour accorder la foi et la raison jouera un grand rôle dans le devenir et
l’héritage du logos dans les monothéismes…

Fin de la Première Partie

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Figures du LOGOS grec

[Legein = rassembler, cueillir, compter, (ra)conter, dire]

[Logos = terme polysémique, signifiant « parole », « langage », « récit »,


« discours », « énoncé », « argument », « définition », « thèse », « calcul »,
« rapport », « proportion », « ordre », « rassemblement », « expression »,
« raison » (faculté humaine), « raison » (d’être, c’est-à-dire « principe »),
« Raison » (universelle), « Verbe » (divin), etc.]

Mythes : logos comme « récit » généalogique ; êtres surnaturels.

Physiciens : logos argumenté concernant la causalité « naturelle ».

Héraclite : logos humain unifié à la Nature (phusis) et au Feu, c’est-à-dire au Logos comme
« loi » du Devenir universel.

Parménide : logos « ontologique », discours sur l’Être stable, continu, un, éternel, immobile,
etc., condition de la pensée et du langage.

Sophistes : caractère tout-puissant de la « parole » (logos) humaine, développement de la


rhétorique.

Platon : logos « dialectique » ; pensée (dianoia) = « dialogue » de l’âme avec elle-même ;


science = « rendre compte » (logon didonai) des Idées par la « rectitude » des énoncés et
définitions (logoi) (cf. Socrate).

Aristote : logos comme « ordonnance » et « raison d’être » d’une chose ; classification des
types de discours (logoi) ; mise au point d’une logique prédicative et d’une science du devenir
(physique) ; définition de l’homme comme « animal qui possède le logos ».

Stoïcisme : Logos universel, cosmique, identifié au Pneuma (Souffle, Esprit) et aux « raisons
séminales » (logoi spermatikoi) des choses ; mise au point d’une logique propositionnelle ;
sagesse guidée par le logos (raison et destin).

Scepticisme : examen rationnel (skèpsis) en vue d’aboutir à l’autodestruction/déconstruction


du logos.

Pensée judéo-chrétienne : Logos comme « interprète » de Dieu et comme « Verbe » divin,


Dieu tel qu’il est perçu au niveau humain et terrestre (parole créatrice, révélation, figure du
Christ, raison humaine, raison d’être, etc.)

Plotin et le néoplatonisme : Logos (dans tous les sens du terme) comme « acte » de la
procession de l’Un vers le Multiple ; l’Amour (Erôs) comme « acte » complémentaire de la
conversion du Multiple vers l’Un ; la philosophie comme exégèse du Logos des Anciens.

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Seconde partie :
L’« héritage » et le « dehors » du Logos

4. Philosophies monothéistes
L’histoire du Logos ne s’arrête pas en Grèce et à Rome. Les philosophies monothéistes
sont les premières à le recevoir pour ainsi dire en « héritage », favorisé par le fait que la
situation vécue par les peuples du Livre — Juifs, Chrétiens et Musulmans — est une situation
« herméneutique » (c’est-à-dire une situation d’interprétation : on pratique la philosophie à
partir d’un Texte dont le sens est à déchiffrer). Le langage philosophique dominant est celui
de l'exégèse.
Si les trois monothéismes comportent un certain nombre de différences significatives
(voir ci-dessous), qui sont d’ailleurs une richesse du point de vue de leur productions
philosophiques, ils s’inscrivent dans une démarche commune, et continue, par rapport à la
tradition philosophique grecque. Il s’agit pour eux d’accorder les idées grecques, notamment
celles de Platon et Aristote, avec une interprétation de la révélation divine et de la Création où
le Logos remplit la fonction de « verbe divin », c’est-à-dire de « parole » créatrice ou révélée,
et de « raison » divine et providentielle.

a) Le Logos judéo-chrétien
La pensée judéo-chrétienne va à la fois reprendre et transformer les idées grecques sur le
Logos en faisant de celui-ci l’ « interprète » et le « Verbe » de Dieu. Dans la Torah, c’est la
Parole créatrice de Dieu qui est au commencement, à la naissance (genèse) de l’univers. La
parole créatrice fait émerger des différences, qui font exister les choses (dâvâr, en langue
hébraïque, qui signifie à la fois « parole » et « chose » — au sens d’« événement »). La parole
divine sépare le jour et la nuit (temps), le ciel et l’eau, puis l’eau et la terre (espace), puis les
êtres vivants et enfin l’homme, qui reçoit le pouvoir de nommer les autres animaux (ce qui le
rend à l’image de Dieu et maître de la création).
Philon d’Alexandrie (Ier siècle de notre ère) est le représentant le plus connu du
« judaïsme hellénisé », qui se base sur la traduction grecque de la Torah, la « Septante ».
Inspiré par le platonisme et le stoïcisme (qu’il veut rapprocher de Moïse), Philon a mis au
point une méthode d’interprétation allégorique (qui distingue le sens littéral et le sens figuré
des récits bibliques). Pour Philon, faisant la synthèse de la pensée grecque et du judaïsme, le
Logos en général est Dieu tel qu’il est perçu par l’homme (il est l’« interprète » de Dieu),
c’est-à-dire tour à tour comme faculté rationnelle propre à l’homme, comme Vérité révélée
reflétant la Parole divine (en particulier celle transmise à Moïse, ce qui inclut une parole
prophétique et aussi la pratique de l’allégorie), comme Raison divine capable d’une action
démiurgique (cf. Platon) ou encore comme un ensemble de raisons d’être des choses (cf. les
raisons spermatiques stoïciennes). On retrouve, organisées en système autour de la parole
biblique, pratiquement toutes les figures grecques du Logos.
Notons que Philon est tellement « hellénisé » qu’il est l’un des seuls penseurs
monothéistes à considérer que le monde est éternel. Le récit de la Genèse, comme le mythe du
Timée de Platon, dit donc de façon engendrée des choses inengendrées, c’est-à-dire décrit
quelque chose d’éternel en termes temporels (le temps, chez Platon, est l’image de l’éternité).

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Philon pense donc le temps comme un Grec, en terme de cycles éternels, là où les
philosophies monothéistes vont promouvoir la conception d’un temps « linéaire », fondé sur
un passé, un présent un futur. Ainsi, beaucoup plus tard, le juif Maïmonide (1135-1204),
confronté au désaccord entre la Bible, (qui enseigne que le monde a été créé ex nihilo,« à
partir de rien »), et la philosophie (qui considère que l’univers est éternel), cherchera à rendre
les deux thèses compatibles en posant que le dynamisme divin est d’un autre ordre que le
dynamisme de la nature.
Ensuite, dans le Nouveau Testament, le célèbre prologue de l’Evangile selon saint Jean,
écrit en grec comme l’ensemble des Evangiles, y fait de la figure du Fils lui-même le Logos
divin. Le prologue johannique permet d’ailleurs différentes interprétations du Logos divin, en
le présentant tour à tour comme « avant le commencement » et comme « Fils Unique » de
Dieu. Venu annoncer l’Evangile, qui signifie littéralement la « bonne nouvelle » (à savoir le
fait que l’humanité est sauvée et reçoit le pardon divin), Jésus sera alors considéré comme cet
aspect de Dieu, le Fils, se faisant chair pour « communiquer » avec les hommes.
La polysémie du terme grec logos permet d’associer subtilement les idées judéo-
chrétiennes et celles des philosophes grecs. Aristote, pour rappel, définissait l’homme comme
un « animal qui possède le logos » (ou « animal rationnel ») et insistait ainsi sur l’aspect
discursif, logique ou rationnel du logos (terme qui désigne également, chez lui, l’organisation
interne d’un être). Les Stoïciens, quant à eux, en faisaient, en plus, la raison d’être des choses
(par l’action des « raisons séminales ») et voyaient dans le Logos divin (identique au tout :
d’où le nom de « pan-théisme ») le lieu de la Providence.
Ainsi, selon un double glissement du sens du mot logos, la parole proprement humaine
d’Aristote est rattachée à la parole divine créatrice (dâvâr) dans le judaïsme, puis à la parole
messianique (du Fils) dans le christianisme, tandis que la Providence stoïcienne devient
Création (dans la Genèse), puis envoi d’un Messie pour racheter les péchés de l’humanité
(Evangiles). Ces interprétations seront également adoptées plus tard par les philosophes
musulmans. Les multiples significations philosophiques et théologiques du terme logos sont
ainsi rendues solidaires.

b) Le statut des « messagers » dans le religions monothéistes


Le Dieu du judaïsme (Yahvé, Jehova, « je suis celui qui suis », ...) est un Dieu vengeur,
qui punit l’humanité (Noé). Mais Dieu a conclu une alliance (l’« ancienne alliance ») avec
Abraham et sa descendance. Vers 1200 av. J.C., Moïse reçoit les dix commandements sur le
mont Sinaï. Puis vers l’an 1000 viennent les rois : Saül, David, Salomon. Le roi recevait
l’onction du peuple (l’« oint » = Masîah, le Messie ; en grec, Khristos, le « Christ » !). Le
royaume d’Israël se divise peu à peu, et vers 750 apparaissent les prophètes, dont certains
prédisent le jugement, d’autres le salut et la venue d’un Messie, nouveau roi de la race de
David. Pour les Juifs, celui-ci est toujours à venir.
Jésus est le contraire de ce Messie-roi qu’attendent les Juifs : il vient du bas de l’échelle
sociale (fils d’un charpentier), et son message révolutionnaire prêche la non-violence et
l’amour. Le « royaume de Dieu » n’est ni Israël, ni un autre endroit ; il s’agit de l’amour du
prochain et de la compassion envers les pauvres et les faibles, ainsi que du pardon pour les
pécheurs (les pécheurs repentis valent mieux que les « pharisiens » qui se pavanent dans leur
bonne conscience en pensant que Dieu est content d’eux). C’est le cœur du message
christique : tu dois aimer ton prochain comme toi-même, et tu dois même aimer tes ennemis !
De plus, Jésus se présente comme le Fils de Dieu, ce qui donnera lieu à de nombreuses
querelles dites « christologiques » : Jésus est-il un homme ou bien est-il Dieu lui-même ? Ces
deux natures sont-elles totalement séparées (c’est la position « nestorienne ») ou bien n’y a-t-
il qu’une seule nature, divine (position des « monophysites ») ?

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L’Eglise tranchera au IVè s., en disant qu’il est entièrement Dieu et entièrement homme,
qu’il est l’incarnation de Dieu en l’homme. Il est l’union de deux substances, celle du Père
(Dieu) et celle du Fils (l’Homme, le Logos), et cette union, c’est le saint Esprit (le terme grec
est Pneuma, le « souffle », qui donnera en latin spiritus).
Quant à Mahomet (570-632), il s’agit d’un messager choisi par Dieu. Il aurait reçu dès
610 sa première révélation par l’archange Jibraïl (Gabriel). Il convertit d’abord ses proches,
puis de plus en plus d’adeptes. Il fut aussi un grand chef politique et militaire qui a réuni les
tribus du monde arabe. En 622 (= an 1 de l’hégire ou « émigration »), il fut presque assassiné
par les notables de la Mecque, mais parvint à s’échapper et à fonder Médine. Il organisa le
droit et tenta de se faire reconnaître par les Juifs, qui refusèrent à cause de l’inexactitude de
ses références bibliques. Il finira par conquérir la Mecque avant de mourir en 632.
Le Coran est composé de 114 sourates classées par ordre de longueurs décroissantes. Les
philologues modernes distinguent les textes adressés entre 612 et 622 aux grandes familles de
la Mecque, où le Prophète annonce le jour dernier et que les grands de ce monde seront
châtiés, et ceux rédigés à Médine entre 622 et 632, qui prennent un ton universaliste et
révèlent la doctrine de l’Islam, appelant les juifs et les chrétiens à suivre Mahomet, le dernier
des envoyés de Dieu.
Contrairement à Jésus pour les Chrétiens, qui constitue rien moins que l’Incarnation du
Seigneur Tout-Puissant, le Prophète de l’Islam, est un élu de Dieu, un homme exemplaire,
simplement choisi par Dieu pour livrer son message. Mais, paradoxalement, le fait que
Mahomet soit totalement humain rend le message divin plus « pur » du point de vue
musulman : le prophète n’est certes qu’un messager, mais il est élu pour livrer la parole de
Dieu à l’état brut, sans traduction. Jésus, lui, précisément parce qu’il est Dieu lui-même se
faisant chair — à la fois totalement humain (Fils) et totalement divin (Père) —, doit
humaniser le message divin et, de ce fait, l’altérer, le transformer, le… traduire.

c) Du grec au latin
Les Romains, à l’image de Cicéron, vont rendre au moyen d’un jeu de mots le double
sens de logos, « raison » et « discours », en jouant sur l’homophonie ratio / oratio (procédé
qu’on retrouve, comme le note Barbara Cassin, dans les langues vernaculaires modernes :
count / account ; compte / compte ; Zahl / Erzählung, etc.) Les premières traductions latines
de la Bible rendent le Logos divin, dans certains cas, par sermo, qui renvoie également à un
discours, une parole. Tertullien, au IIè siècle, reprend la distinction stoïcienne entre logos
intérieur et logos externe ou proféré (voir ci-dessus) en utilisant les termes ratio et sermo pour
traduire ces deux types de logos divin.
Mais la traduction qui va s’imposer, dans l’Europe latine, pour désigner ce que le français
appellera le « Verbe » divin (la parole de Dieu sous toutes ses formes : créatrice, révélée, etc.)
est verbum, qui s’ajoute donc à ratio (la « raison », parfois la « cause », la méthode
rationnelle, le « compte », le « calcul », et la « raison » divine intérieure) et oratio (le
discours, le langage extérieur) comme traduction légitime de logos en latin.
Si bien qu’au IXème siècle, le théologien chrétien Jean Scot Erigène adopte un point de
vue de traducteur latin pour envisager cette polysémie du logos grec, où verbum, ratio et
causa deviennent les différentes facettes de la figure du Fils, Logos de Dieu :

« La raison principale, à la fois simple et multiple, de toutes choses, est le Verbe Dieu. En
effet, il est appelé par les Grecs logos, c’est-à-dire verbum (parole) ou ratio (raison) ou causa
(cause). Ainsi la formule de l’Evangile grec : en arkhei in ho logos, peut être traduite ‘au
commencement était la Parole’, ou ‘au commencement était la Raison’, ou ‘au commencement
était la Cause’. Celui qui prononcera l’une de ces formules ne s’éloignera pas de la vérité car le fils
unique de Dieu est Parole et Raison et Cause. Il est Parole car c’est à travers lui que Dieu le Père a
dit la Création de toutes choses ; bien plus, il est lui-même le dire, l’expression et le discours du

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Père, comme lui-même l’a montré dans l’Evangile […] Il est Raison, puisqu’il est lui-même le
Modèle principal de toutes choses, visibles et invisibles et c’est pour cela qu’il est appelé par les
Grecs idea, c’est-à-dire espèce ou forme ; en effet, en lui, le Père a pensé la création de tout ce
qu’il a voulu faire avant de le créer. Il est Cause aussi, parce que c’est en lui que subsistent de
façon éternelle et immuable les origines de toutes choses » (Jean Scot Erigène, Periphyseon, III,
642a-642c).

D’autres termes grecs vont être associés plus tard à cette histoire des traductions latines
de Logos. Ainsi, en premier lieu, le terme grec qui désigne l’Intellect, Noûs, est traduit en latin
par intellectus, qui désigne un mode de connaissance intuitif, alors que ratio, la « raison » se
réfère plutôt à une méthode discursive (Boèce compare ainsi la ratio au temps, et l’intellectus
à l’éternité).
Mais les langues modernes vont déplacer la question de l’intellectus latin vers celle de
l’« entendement » (Verstand en allemand, Understanding en anglais), opposé par Kant à la
« raison » (Vernunft, terme qui est pourtant formé à partir du grec « noûs ») en tant que la
raison porte sur des idées abstraites, là où l’entendement consiste à organiser les données de la
sensibilité (voir ci-dessous).
Noûs a également une autre traduction latine, plus « spiritualisante », lorsqu’on le traduit
par mens, l’« Esprit » (d’où l’adjectif « mental »), terme fourre-tout qui rend parfois aussi le
latin ingenium ou encore animus. En anglais, « Mind » désigne plutôt l’aspect « intellectuel »
de l’esprit, tandis que Spirit désigne son aspect « psychique », affectif et pratique. Quant au
latin spiritus, lui-même traduction latine du grec Pneuma, il est aussi utilisé pour désigner la
troisième personne de la Trinité (le saint Esprit, que l’anglais rend parfois suggestivement par
Holy Ghost).

d) Le néoplatonisme chrétien : Augustin


En 395, l’Empire romain est divisé en deux. En occident (latin), l’évèque de Rome est le
pape, porte-parole de Jésus sur terre. A l’est (grec), la culture byzantine donnera naissance à
la religion orthodoxe. En Afrique du Nord et au moyen orient (arabe) va bientôt naître l’Islam.
En 529, l’Eglise fait fermer les portes de l’Académie à Athènes. C’est le début du Moyen âge.
La pensée néoplatonicienne a rapidement été adoptée par des Chrétiens des Vè et VIè
siècles, notamment sous l’impulsion de personnalités marquantes telles que que Boèce (à qui
l’on doit en particulier les traductions latines d’Aristote) ou Pseudo-Denys l’Aréopagyte
(l’un des plus grands faussaires de l’histoire, qui a réussi à se faire passer pour le premier
disciple de saint Paul à Athènes jusqu’au XXème siècle, avant que des philologues ne se
rendent compte que de nombreux traités étaient des copies de textes néoplatoniciens).
Mais le plus connu des représentants du néoplatonisme chrétien est certainement saint
Augustin (354-430), qui est né en Algérie dont la mère, Monique, était chrétienne. Dans ses
Confessions, Augustin raconte qu’il est d’abord passé par le manichéisme, doctrine dualiste
selon laquelle deux forces opposées, bénéfique et maléfique, organisent le monde (ce qui lui
permet d’expliquer les pulsions dont il est victime). Voulant saisir plus subtilement le
problème de l’origine du mal, il s’est formé à la philosophie de Plotin (qu’il appelle « les
textes platoniciens »), ce qui lui permettra d’ailleurs d’intégrer les idées de Platon dans la
doctrine chrétienne : les idées sont les « pensées de Dieu », les « vérités éternelles » (le fait
qu’elles soient pensées de Dieu garantit leur vérité). Quant au mal, comme chez Plotin, il n’a
pas d’existence véritable, mais consiste en l’éloignement par rapport à Dieu. Le mal, c’est le
non-Être, l’éloignement par rapport à l’Etre, l’absence de l’Être, qui sont rapportés à l’amour
de soi symbolisé par le péché originel.
Une des idées principales associées à l’augustinisme concerne le problème de la grâce
divine. Pour Augustin, l’homme ne peut se sauver tout seul, sans l’aide de son Créateur. En
réalité, aucun de nous ne mérite vraiment d’être sauvé, et la grâce divine n’est donnée par

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Dieu, dans son infinie bonté, qu’à certains hommes. Cette grâce est héritée d’une justice qui
nous dépasse (les voies de Dieu sont impénétrables : le salut ne conquiert pas et ne se négocie
pas comme le croient les disciples de Pélage). Mais alors, diront les adversaires d’Augustin,
la grâce anéantit la liberté humaine… Non, répond l’augustinisme : la grâce suppose le libre
arbitre, car elle consiste précisément à être capable de bien faire usage de sa liberté (ce qui est
une condition nécessaire, mais non suffisante, pour être sauvé), et le libre arbitre, en retour,
suppose la grâce dont il est un effet (c’est par la bonté de Dieu que nous avons la chance de
pouvoir faire usage de notre libre arbitre).
La philosophie d’Augustin, par certains aspects, préfigure une conception de la
conscience subjective qui sera développée par des philosophes modernes tels que Descartes.
Ainsi, anticipant le Cogito cartésien (le fameux « Je pense donc je suis », voir ci-dessous),
Augustin tire de l’expérience de l’erreur la certitude de sa propre existence : si fallor, sum
(« si je me trompe, je suis »). Par ailleurs, s’intéressant au temps dans sa dimension subjective
(« Qu’est-ce que le temps ? Si on ne me le demande pas, je le sais. Mais une fois qu’on me le
demande, je ne sais plus »), Augustin le définit comme une « (dis)tension » de l’âme entre un
passé qui n’est plus, un futur qui n’est pas encore et un présent qui s’échappe sans cesse. Le
temps est donc défini comme une expérience psychique, il est la « vie de l’âme ».
Par l’intermédiaire de Plotin, on l’a vu, Augustin a adopté les Idées de Platon pour en
faire des pensées de Dieu et, à ce titre, des vérités éternelles. Il y a cependant une dimension
du platonisme qu’Augustin n’admet pas, c’est l’idée d’une « réminiscence » des intelligibles,
qui implique que l’âme se réincarne dans des corps successifs. Pour Augustin, si les idées sont
en nous, ce n’est pas parce que nous nous souvenons de quelque chose que nous avons oublié,
mais c’est parce que nous sommes illuminés par la grâce divine. Le sommet de la sagesse
d’un chrétien n’est pas de comprendre Dieu — c’est impossible —, mais se rendre compte
qu’on ne peut le comprendre par la seule raison : « Crois pour connaître, connais pour
croire », dit saint Augustin.
Saint Augustin propose ainsi une philosophie de l’histoire qui sera utilisée plus tard pour
légitimer le rôle de l’Eglise catholique. Il est le premier philosophe de l’histoire : Dieu a
besoin de toute l’histoire pour réaliser sa cité idéale, qui éduquera l’homme et anéantira le
mal. Saint Augustin distingue ainsi l’histoire humaine et temporelle, symbolisée par la cité
terrestre qui semble en pleine décadence (à l’instar de Rome, pillée par les Wisigoths à
l’époque d’Augustin), et le Royaume spirituel symbolisé par la cité de Dieu, une communauté
mystique (plus tard assimilée à l’Eglise catholique) dont la réalisation donne sens à l’histoire.
La cité terrestre se caractérise par l’amour de soi et le mépris de Dieu, tandis que la cité de
Dieu implique, au contraire, l’amour de Dieu et le mépris de soi.
Pour beaucoup d’adversaires de l’Eglise catholique, l’augustinisme sera longtemps
associé à la justification du pouvoir politique de l’Eglise et des papes en Europe, pouvoir qui
sera ensuite remis en cause, successivement, par les Eglises chrétiennes orthodoxe,
protestante et anglicane.

e) Philosophie arabe et musulmane


A partir de la fin de l’Antiquité, de nombreux textes touchant aux mathématiques, à la
médecine, à la chimie, à l’astronomie et à la philosophie sont traduits du grec vers le syriaque
et l’arabe. Du VIIIème au XIIème, Bagdad (vers 850) puis Cordoue (vers le XIème siècle)
deviennent les centres de la vie intellectuelle et scientifique. Les Arabes ont joué un rôle
capital dans la transmission des textes de Platon et surtout d’Aristote, lesquels avaient été tous
perdus dans le monde latin.
Pour un musulman, on l’a vu, le Coran est la parole de Dieu transmise par le Prophète.
Les sunnites (qui se rattachent à la Sunna, « tradition », et acceptent les califes comme
successeurs du prophète) interprètent la loi révélée ou le « chemin à suivre » (shari’a) dans un

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sens plutôt exotérique, juridique. Il y a au sein de l’islam sunnite quatre écoles principales de
jurisprudence, qui se divisent surtout à propos des méthodes utilisées (analogie avec d’autres
lois, recherche du consensus, etc.) pour trancher les nombreux cas qui ne figurent pas
explicitement dans la loi.
Les shi’ites, eux, considèrent comme successeur légitime du Prophète son fils adoptif et
beau-fils, Ali. Le chef de la communauté, l’imâm, doit être un membre de la famille du
Prophète. Cette branche shi’ite de l’Islam sera adoptée par les Perses. Elle se divisera en deux
autres branches (duodécimains et ismaéliens, qui reconnaissent respectivement des lignées de
12 et de 7 imâms). Le shi’isme, plus que le sunnisme, met l’accent sur le sens ésotérique,
caché, mystique de la parole coranique. On y trouve des spéculations sur la nature de cette
parole : le Coran est-il créé, ou incréé ? Ne faut-il pas distinguer un point de vue éternel, celui
de la parole de Dieu, et un point de vue temporel qui est celui de la parole de l’homme ?
On distingue par ailleurs un Islam « oriental », dont le plus célèbre représentant est
Avicenne, et un Islam « occidental », celui d’Averroès. D’origine iranienne, Avicenne ou Ibn
Sinâ (980-1037), médecin et philosophe, traduit en latin, a initié tout l’Occident médiéval à la
science et à la philosophie d’Aristote, à tel point qu’il n’est pas exagéré de dire que la
physique « d’Aristote » au moyen âge est en réalité celle d’Avicenne. Avicenne est également
l’auteur de la distinction entre l’essence et l’existence (l’existence est un « accident » de
l’essence, seule l’Existence de Dieu est identique à son Essence).
L’islam, sunnite et shiite, occidental et oriental, enseigne l’unité et la transcendance de
Dieu. Pas de trinité ni d’incarnation comme dans le christianisme. « De l’Un ne procède que
l’Un ». Le problème des penseurs musulmans va donc être de dire comment on peut créer une
multiplicité à partir de l’Un. Chez Avicenne, le Dieu unique est (néo)platonisé : c’est lui qui
« donne les formes » (les idées) dans le procès de Création (comme le Démiurge du mythe de
Platon). La « Première Intelligence (‘aql) » est identifiée au « Verbe divin créateur (kalâm
Allah)».
Ce terme, kalâm, la « parole », est particulièrement important puisque c’est la traduction
principale, en arabe, de logos. Par une extension progressive, le même terme va devenir le
mot pour désigner une « théologie » spéculative, le kalâm, chargé d’interpréter des versets
obscurs, ou d’assimiler certaines thématiques au contexte musulman. Ainsi, par exemple, il y
a une doctrine atomiste islamique, selon laquelle tout être est lié au Créateur, jusqu’à la plus
petite et la plus insécable des parcelles de l’Univers. Contrairement à l’atomisme ancien, les
parcelles de matière sont toutes unies dans leur Créateur, ce qui permet au kâlam d’affirmer
l’unité de Dieu.
Le kâlam n’est pas la philosophie, falsafa. Celle-ci consiste dans une utilisation
systématique et quasi-exclusive de la philosophie grecque, et en particulier la cosmologie et la
psychologie d’Aristote, complétées par la perspective néoplatonicienne. Par exemple, la
pseudo-Théologie d’Aristote, qui a eu un grand succès dans le monde arabe, identifie Dieu à
la cause finale, l’Intellect à la cause formelle, l’Âme à la cause efficiente, et la Nature à la
cause matérielle. Les fameuses « quatre causes » d’Aristote sont ainsi identifiées aux
« hypostases » du néoplatonisme.
A côté du kâlam et de la falsafa, le sûfisme, né au VIIIème siècle en terre shi’ite,
constitue une autre approche du divin, où l’on recherche à intérioriser la révélation coranique,
à réaliser une conversion par l’anéantissement de son individualité, à atteindre un état
mystique d’« inhabitation » de Dieu en l’homme, bref à se mettre dans un état de
« théopathie » qui constitue le terme d’un itinéraire du « moi » passant par sept étapes, de
l’homme « serviteur de son ego » à l’homme qui s’est fondu dans le divin. L’influence du
sûfisme, malgré les persécutions (comme en Arabie sahoudite) ou la réduction à un folklore
national (comme au Maroc) au cours des deux derniers siècles, est diffuse dans le monde
musulman, shi’ite et sunnite.

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Selon les cas, ces trois composantes importantes de la spéculation islamique se sont
affrontées ou combinées.
Averroès ou Ibn Rushd (1126-1198) est le plus éminent représentant de la falsafa. Il
voyagea fréquemment entre l’Espagne et le Maroc, et fut nommé Commentator par les Latins.
Avant Averroès, les commentaires étaient plutôt des paraphrases. Lui découpe le texte pour en
décortiquer le sens.
Averroès préfère clairement la « dialectique » à la théologie. En effet, selon lui, les
théologiens sont responsables de l’intolérance, des guerres, des famines. Or, le kâlam n’a
aucune valeur, du point de vue des masses comme du point de vue de la falsafa :

« Dans les méthodes qu’ils ont suivies pour fonder leurs exégèses, ils n’ont jamais été
d’accord ni avec les masses ni avec l’élite : ni avec les masses, parce que leurs méthodes étaient
obscures comparées à celles de la majorité des hommes, ni avec l’élite car il suffit d’examiner ces
méthodes pour voir qu’elle pèchent par rapport à ce qu’on attend d’une démonstration — toute
personne tant soit peu familiarisée avec l’art de la syllogistique peut le voir au premier coup d’œil.
[…] La conséquence de tout cela, c’est qu’ils ont précipité les gens dans la haine, l’exécration
mutuelle et les guerres, qu’ils ont déchiré les Ecritures en lambeaux et qu’ils ont entièrement
divisé le peuple » (Averroès, Fasl al-maqâl, passage cité par A. de Libera, p. 167-168).

L’attaque d’Averroès contre la théologie a été répercutée (et amplifiée) dans tout le
monde latin, avec les autres idées d’Averroès, qui professait notamment la théorie de l’unité
de l’intellect agent (que Leibniz qualifiera plus tard de « monopsychisme »). Tout part de la
distinction un peu mystérieuse faite par Aristote (voir ci-dessus) entre un intellect « agent » ou
« en acte » (faculté comparée à la lumière qui éclaire les couleurs et les fait passer à l’acte) et
un intellect « patient » ou « en puissance » (faculté de « recevoir » les intelligibles). Averroès,
qui cherche à penser l’unité de Dieu, son omniprésence dans la Création, y voit la distinction
entre Pensée divine et universelle, d’une part, et pensée humaine, d’autre part. La pensée
apparaît ainsi chez l’homme par un prolongement de l’activité intellectuelle de Dieu. La
pensée n’est jamais seule : il y a toujours quelqu’un pour la recevoir, et il y a toujours
quelqu’un qui pense. Il n’y a donc pas d’idées platoniciennes figées, mais une pure Pensée,
universelle et transcendante, qui ne s’arrête jamais. Être homme, c’est s’unir à ce processus
universel.
Averroès a énormément influencé les intellectuels de son temps, y compris juifs et
chrétiens. Il sera suivi, par exemple, par Siger de Brabant (le premier philosophe belge
connu !), qui l’enseigne à Paris, et auquel s’opposera le fameux saint Thomas d’Aquin
(XIIIè siècle, voir ci-dessous), lequel lit plutôt dans le passage controversé d’Aristote une
distinction interne à l’âme humaine : l’intellect agent est certes « illuminé » par Dieu mais il
est individuel, comme l’âme, dont il constitue la part immortelle.
Après la mort d’Averroès, tout se passe comme si l’islam avait considéré que la
philosophie, du moins au sens de la falsafa, a terminé sa tâche…

f) Deux querelles célèbres : les « icônes » et les « universaux »


Pendant la même période, la philosophie chrétienne a été jalonnée par une série de
« disputes » ou « querelles » qui opposaient partisans et adversaires d’une thèse,
philosophique ou théologique. Deux des plus célèbres de ces débats sont certainement les
querelles dites « des icônes » (en orient) et « des universaux » (en occident).

Dans le monde byzantin, aux VIII et IXèmes siècles, la lutte des icônes, portant sur la
question de la possibilité d’une représentation picturale (eikôn = image) de Dieu a opposé les
« iconoclastes » (littéralement « briseurs d’images »), d’une part, et les « iconophiles »
(« amis des images ») ou « iconolâtres » (d’après leurs adversaires), d’autre part. La position
iconoclaste est influencée par la pensée arabe et juive (qui refuse la représentation des figures

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sacrées) et par les idées monophysites (qui posent la nature entièrement divine du Christ, voir
ci-dessus). Pour les iconoclastes, il est sacrilège de vouloir ramener l’infinité du Verbe divin à
la finitude d’une visibilité iconique que l’on trouve ci et là dans le monde temporel. Ce rejet
de la prolifération des icônes va de pair avec une revendication politique, qui tend à délimiter
le rôle temporel de l’Eglise et à limiter son pouvoir dans les seuls temples consacrés à la
liturgie. Les arguments des iconoclastes ne sont connus que par leurs adversaires.
En effet, l’iconoclasme a été « vaincu » historiquement par les représentants de la thèse
« iconophile » (dont le plus connu est Jean Damascène), qui ont été amenés, ce faisant, à
proposer une justification théologique de l’art figuratif. Leurs arguments (inspirés par le
Pseudo-Denys) sont les suivants : les figures sacrées peuvent non seulement jouer un rôle
pédagogique, mais elles constituent aussi des symboles qui permettent d’atteindre le prototype
ineffable, au-delà du représenté. Ce qui est représenté, c’est la figure humaine et charnelle de
Jésus et, à travers elle, le mystère incompréhensible et invisible du Dieu-homme. Le système
canonique qui régit l’art byzantin (sphéricité comme symbole de la perfection, couleur dorée
comme symbole de la lumière invisible, etc.) est hérité de cette conception positive du
symbole. S’en prendre aux icônes, dès lors, c’est attaquer le Christ dans son incarnation, et
l’Eglise dans sa mission de rédemption. En d’autres termes, si le Verbe divin est l’image
charnelle du Père, sa représentation figurée réitère l’incarnation de Dieu. L’icône manifeste
ainsi l’omniprésence du Logos divin dans le monde des hommes.

Une autre querelle célèbre allait éclater plus tard, dans le monde latin cette fois. A Paris,
au XIIème siècle, apparaissent des écoles de dialectique. Une des grandes questions débattues
dans ces écoles est la célèbre « querelle des universaux ». Ce débat porte sur le statut des
vérités universelles telles que « l’Homme », « le Rouge », « la Justice », etc. La position
réaliste (qui rejoint celle d’Aristote) consiste à poser que ces concepts sont des choses qui
« existent » dans les objets, les individus. La position nominaliste (qui rejoint plutôt le
stoïcisme ancien) considère que les universaux ne sont rien d’autre que des noms pour
exprimer un rapport d’analogie entre plusieurs choses, et qu’à la rigueur ce ne sont que des
« bruits vocaux », des sons. La position conceptualiste, enfin, considère que les rapports entre
des choses ne sont ni des choses, ni des bruits : il s’agit de « prédicables » qui expriment la
réalité d’un concept (lequel exprime lui-même des rapports entre les idées de Dieu), qui n’est
pas la réalité d’une chose.

g) La foi et la raison : Anselme et Thomas


Saint Anselme (XIè s.), évèque de Canterbury, se rattache à saint Augustin et à Platon.
Sa devise est Fides quaerens intellectum. Il est surtout connu pour sa preuve de l’existence de
Dieu. La conception idéaliste d’Anselme l’amène à démontrer que l’on ne peut penser Dieu

64
sans poser son existence : en effet, si Dieu est ce que l’on peut concevoir de plus parfait,
c’est-à-dire un Être auquel rien ne manque, alors on est obligé de poser son existence, sans
quoi il lui manquerait quelque chose (l’existence, justement). Si Dieu est parfait, il doit donc
exister. Il s’agit d’une preuve a priori, par la pensée uniquement.
« L’insensé, lui aussi, doit convenir qu’il y a au moins dans l’intellect quelque chose dont on
ne peut rien concevoir de plus grand, puisque, lorsqu’il l’entend, il le comprend et que tout ce qui
est compris est dans l’intellect. Mais certainement, ce dont rien de plus grand ne peut être conçu ne
peut exister seulement dans l’intellect. En effet, si cela existait seulement dans l’esprit, on pourrait
le concevoir comme étant aussi dans la réalité, ce qui serait supérieur. Donc si ce dont on ne peut
concevoir rien de plus grand est seulement dans l’esprit, cela dont on on ne peut rien concevoir de
plus grand est quelque chose dont on peut concevoir quelque chose de plus grand — ce qui est
certainement impossible. Il existe donc, sans aucun doute, quelque chose dont on ne peut rien
concevoir de plus grand, et dans l’intellect et dans la réalité. » (Saint Anselme, Proslogion, II)

Quelques siècles plus tard, Kant contestera le point de départ du raisonnement, qui est
que l’existence ou la non-existence de l’objet de la pensée modifie cette pensée. Il n’y a pas
de différence, objectera Kant entre 100 thalers réels et 100 thalers virtuels (la monnaie
allemande de son époque) du point de vue du concept. Je suis plus riche si j’ai 100 thalers
dans ma poche que si je ne les ai pas, mais le concept de « 100 thalers », lui, n’est pas
différent.

Saint Thomas (1225-1274) est un Italien qui enseigna à Paris, après avoir été l’élève
d’Albert le Grand. Thomas critique la preuve a priori d’Anselme et y oppose une preuve par
les effets ou a posteriori : l’homme, la nature, toutes choses nous montrent que Dieu existe et
qu’il est tout-puissant. Le monde est à l’image de Dieu, et la Bible est en quelque sorte
l’autobiographie de Dieu. Il y a une hiérarchie des êtres, qui aspirent tous à la perfection :
plantes, animaux, hommes, anges, Dieu. Et nous pouvons connaître Dieu par analogie à partir
de ce qui vient de lui, en particulier — pour nous — par notre intellect agent, individuel,
illuminé par Dieu. On a vue dans la conception thomiste de l'intellect agent (comme part
immportelle de l'âme individuelle, voir ci-dessus) la naissance de l'individualisme moderne.
Qu'en est-il du statut de la philosophie ? Saint Thomas « christianise » constamment
Aristote, qu’il appelle « le Philosophe ». Il ne manque pas, quand c’est possible, de traduire le
vocabulaire grec dans un latin qui déplace le sens du texte original. On peut le voir avec un
exemple qui concerne la philosophie pratique. Chez Aristote il y a un terme, bouleusis, qui
désigne la « délibération », c’est-à-dire soit une délibération politique, dans une Assemblée
(Boulè, l’Assemblée, devient le Senatus à Rome), soit une délibération individuelle, avant
d’agir (délibération qui porte sur les moyens en vue d’une fin et sur l’applicabilité des
principes). Chez saint Thomas, bouleusis est traduit par consilium, le « conseil ». Les
Romains avaient favorisé ce glissement de sens avec l’institution du Sénat, où l’on consulte
des citoyens honorables pour leur demander « conseil », consilium. Mais chez Thomas, ce
consilium implique de demander conseil même pour un choix individuel. Ce glissement de
sens permet à Thomas d’inclure dans une « délibération » des phénomènes tels que le sermon
dominical ou la confession !
Selon lui, il n’y a aucune contradiction entre la foi et la raison, et chacune doit se
développer selon ses critères propres (d’où une plus grande autonomie de la raison). La raison
et la foi disent qu’il existe un Dieu, comme le présuppose la physique d’Aristote. Il y a une
théologie révélée et une théologie naturelle, une morale révélée et une conscience morale
propre à chaque individu, etc. Par contre, s’il y a un conflit entre les deux, c’est que la raison
se trompe. Cependant, en soumettant la raison à la foi, en affirmant nettement la supériorité de
la foi, Thomas tend à rendre la raison plus autonome, à exercer son activité rationnelle
indépendamment de la révélation, comme pour mieux venir « confirmer » cette dernière.

65
Résumé

Plotin et le néoplatonisme :
— Logos (dans tous les sens du terme) comme « acte » de la procession de l’Un vers le
Multiple ; l’Amour (Erôs) comme « acte » complémentaire de la conversion du Multiple vers
l’Un.
— Les néoplatonismes chrétiens et musulmans vont interpréter cette idée en référence au
Verbe divin (verbum, kâlam) et à la Création de l’Univers.

Philosophies monothéistes :
— Le Logos est l’« interprète » de Dieu et son « Verbe », il est Dieu tel qu’on le perçoit
au niveau humain et terrestre, c’est-à-dire comme Parole créatrice (hébr. dâvâr), Raison
divine, parole révélée prophétique ou messianique (Torah, Evangiles, Coran), figure du Fils
(St-Jean), mais aussi raison d’être, faculté rationnelle, faculté discursive, etc.
— Les traductions latines rendent la polysémie du terme logos au moyen de différents
termes : ratio (ou causa), oratio, verbum (ou sermo).
— Recherche d’un accord entre fides et ratio, la « foi » et la « raison ». Celle-ci doit
confirmer la révélation, notamment en « prouvant » l’existence de Dieu. Chez les Arabes,
opposition et complémentarité entre kalâm (la « parole » divine, puis la « théologie »), falsafa
(la philosophie) et sûfisme. Paradoxe : plus la raison est déclarée « inférieure » à la révélation,
plus elle devient autonome (cf. Thomas). Développement des sciences et de la philosophie
après la redécouverte des traités d’Aristote, transmis par les Arabes.

66
5. Philosophies indiennes et chinoises

a) La philosophie comparée et le « dehors » du Logos


Pour beaucoup de philosophes occidentaux, les « pensées » chinoise et indienne doivent
être considérée comme des « sagesses » ou des « spiritualités », et non comme des
philosophies. La raison, dit-on, n’y serait pas autonome ; la méthode, peu assurée ; le
discours, peu argumenté, etc.
Pourtant, si l’on examine de plus près les traditions philosophiques en question, on se
rend compte que l’Inde et la Chine livrent un corpus de textes qui est non seulement
gigantesque, mais aussi truffé de débats argumentés, de raisonnements méthodiques et de
questionnements impliquant une certaine autonomie de la pensée humaine.
Il ne faut donc pas confondre le mot grec philosophia et la chose philosophie. Si les
Indiens et les Chinois ne sont pas, à proprement parler, des « héritiers du logos » au même
titre que les Latins, les Arabes, les Allemands, les Français, les Anglais, etc., ce n’est pas
parce qu’ils sont inaptes ou peu enclins à philosopher, mais bien parce que la pratique de la
philosophie est passée chez eux par d’autres dispositifs, d’autres « nœuds » conceptuels, qui
peuvent nous éclairer en retour sur les partis pris de notre propre tradition philosophique.
Cette démarche est celle de la « philosophie comparée », qui consiste à confronter des
traditions philosophiques appartenant à des univers culturels et géographiques différents, pour
dégager les ressemblances et les différences entre ces traditions, étant entendu que
comprendre une philosophie étrangère ou exotique, c’est toujours la comprendre de notre
point de vue.
Le comparatisme doit, pour cela, éviter deux tentations. La première est celle du
relativisme culturel, consistant à dire que chaque « culture » a son propre univers intellectuel
et que ces univers sont « incommensurables », qu’ils n’ont pas de comune mesure et ne
peuvent donc pas communiquer les uns avec autres (ce qui implique notamment qu’une
traduction de l’un à l’autre est impossible). La seconde est celle de l’universalisme, l’idée
selon laquelle tous les philosophes, d’où qu’ils proviennent, ont recherché et pensé la même
chose et sont les témoins multiples d’une seule et même philosophia perennis.
Entre ces deux excès, la philosophie comparée travaille sur la commensurabilité des
contenus de signification appartenant à deux philosophies différentes, elle cherche leur
« commune mesure » contre le relativisme, sans procéder pour autant à leur
« uniformisation ». Il y a là un travail de traduction conceptuelle, permettant un dialogue et
un éclairage mutuel : certaines choses qui paraissent évidentes d’un côté s’avèrent
« géographiquement situées » au niveau européen (par exemple des notions telles que
l’« être », « dieu » ou le « temps » ne se retrouvent guère dans la pensée chinoise), tandis que
d’autres sont plus universelles qu’on ne le pense (l’idée d’une indépendance de la pensée
humaine, ou le caractère adversatif — thèse contre thèse — de la pensée, réputés typiquement
« occidentaux », se retrouvent en Inde et en Chine, parfois sous des formes beaucoup plus
développées qu’en Occident).
Il faut, en outre, distinguer plusieurs échelles du comparatisme, en fonction des rapports
entretenus par les cultures que l’on compare. Si les termes de la comparaison ont été
historiquement en contact (on sait par exemple que les philosophes grecs ont été massivement
lus et commentés dans les traditions médiévales hébraïque, latine et arabe), on a affaire à un
comparatisme d’héritage, qui cherche à clarifier les contacts historiques entre les termes de la
comparaison. Lorsqu’ils sont manifestement issus d’un univers sémantique commun (comme
les philosophies s’exprimant dans des langues « indo-européennes » telles que le sanskrit,
l’iranien, le grec, le latin ou la plupart des langues européennes modernes), on se trouve en
présence d’un comparatisme « de ramification » (par exemple si l’on compare les idées de

67
l’Inde et de la Grèce). Le troisième type de comparatisme est un comparatisme
d’« étrangéité », qui porte sur des univers culturels et sémantiques sans aucun lien entre eux
(ou alors des liens très récents), comme la Grèce et la Chine. Ce dernier type de
comparatisme, défendu par François Jullien, permet d’avoir le plus grand recul, d’accomplir
un « grand écart » qui éclaire les impensés de la philosophie européenne.

b) Les upanishad : sacrifice mental ; l’âtman et le brahman


Les Indiens sont entrés en philosophie à partir de réflexions de brahmanes sur certaines
pratiques rituelles, d'une part, et sur la croyance en la réincarnation, d'autre part. Ces
questionnements ont donné lieu à ne longue tradition spéculative, enrichie notamment par les
débats avec les penseurs bouddhistes et jaïns portant sur des questions telles que les rapports
entre l'individu et l'universel, la permanence et l'impermanence, ou encore l'action humaine et
ses conséquences. Une démarche philosophique à part entière, mais qui peut désarçonner
l'observateur occidental, tant ses fondements originaux et ses méthodes sont radicalement
différents de ceux des héritiers du logos grec.
Le terme « hindouisme », créé au XIXè siècle par les Britanniques, vient d’un mot
d’origine persane se rapportant à « ceux qui vivent de l’autre côté de l’Indus ». Son acception
première n’avait donc pas de connotation religieuse. Il sert aujourd’hui à désigner l’ensemble
des pratiques et orientations issues des Veda, textes sacrés en langue sanskrite, considérés
comme une auto-révélation de l’Absolu divin. L’autorité des Veda, qui n’est pas reconnue par
les Bouddhistes et les Jaïns, constitue le point commun entre les diverses traditions dites
hindoues.
Les premiers textes proprement « philosophiques » de l’Inde sont les upanishad, qui
appartiennent à la tradition védique et ont été composées à des époques très différentes (entre
700 et 300 avant notre ère, mais sur base de traditions remontant peut-être au seconde
millénaire avant notre ère). Les Veda portant presque exclusivement sur les rites, ils
permettent une grande liberté spéculative ! On a parlé à propos des upanishad de
métaritualisme.
Certains brahmanes renonçants se mirent notament à interpréter la notion de sacrifice,
(omniprésente dans les Veda, et qui reproduit en quelque sorte un sacrifice cosmique, celui de
l’homme primordial, le Purusha) en tant que dénotant un sacrifice mental (renoncement à la
perspective « égocentrée » de l’individu).
En effet, là où les Grecs préconisent la connaissance de soi pour l’acheminer vers la
connaissance de l’ordre cosmique, l'Inde, ne différencie pas ces deux niveaux : la
connaissance de soi est identique à la connaissance de l’ordre cosmique et divin ; on ne peut
se connaître soi-même si l’on ne connaît pas le divin.
La connaissance de soi consiste donc avant tout à dépasser le point de vue de l’Ego
empirique (ahamkâra, « le fait de dire Je » ou sujet grammatical), pour s’attacher au Soi
transpersonnel (âtman), souffle de vie, qui est un principe à la fois moral, psychologique et
spirituel, et à l’Absolu (brahman), qui est le « réel du réel » (et correspond à l'énergie
inhérente à la formule rituelle).
L’un des enseignements principaux des upanishad est l’idée selon laquelle nous nous
cachons à nous-même notre véritable essence : l’unité profonde de l’Être est voilée et
dissimulée au regard par la diversité et le chaos des apparences. Il y a une continuité et une
homogénéité de l’Être qui est voilée par un ensemble de déterminations et de différenciations
résultant du « nom-et-forme » (nâmarûpa), de la rencontre d’un nom et d’une forme. De
même que les rivières se jettent dans l’Océan, les noms et les formes (tigre, sanglier, homme,
etc.) s’effacent dans le silence de l’Être indifférencié et sans forme. On verra le bouddhisme

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s'opposer à l'hindouisme en récusant cette dimension ontologique, et la permanence du réel
qu'elle implique.
Les upanishad enseignent également (Mandukya-up.) qu’il y a quatre états du brahman
(qui correspondent chaque fois à des états de conscience individuels). Ces quatre niveaux
métaphysico-psychiques sont le Monde (qui correspond à l’éveil, attitude du moi empirique
qui croit que les choses sont telles qu’elles apparaissent) ; le Créateur (qui trace les contours
du réel tel un dormeur en état de sommeil paradoxal) ; le Seigneur (dieu personnel tout-
puissant, objet d’un culte, qui correspond à un état psychique de sommeil profond) ; et enfin
l’Absolu inconditionné (« être-pensée-béatitude », expression qui désigne l’extinction de
toute conscience individuelle dans le brahman).
Pouvoir reconnaître que ces quatre niveaux de conscience n’en font qu’un, comme
l’univers ne fait qu’un, est la grande affaire de la pensée des upanishad. Notons, dans cette
hiérarchie, que ce que nous entendons par « Dieu », au sens de l’objet d’un culte, le Seigneur,
n’est que le second état de l’Absolu, et qu’au sens de Créateur il n’en est que le troisième. La
Réalité ultime est donc au-delà même du divin !
La philosophie hindoue originaire est ainsi basée sur une interprétation « mentale » du
sacrifice védique et sur la méditation de l’enseignement des upanishad, rassemblé autour d’un
nombre limité de « grandes paroles ». Une de ces « grandes paroles » est la proclamation
suivante : « Tu est cela ». Par cette profération, le « tu » est délesté de ses qualités empiriques
ou individuelles, et le « Cela » est délesté de ses qualités de dieu, objet d’un culte. A partir du
moment où l’on pose l’identité entre le Soi ou l’âtman (essence du microcosme) et l’Absolu
ou brahman (essence du macrocosme), les termes âtman et brahman deviendront presque
synonymes, notamment dans l’évolution que leur fera connaître le Vedânta.

c) Karman et transmigration ; les quatre castes


Le concept de samsara (transmigration), qui est « panindien » puisqu’on le retrouve aussi
dans le Bouddhisme et je Jaïnisme, dénote l’idée que la vie individuelle et corporelle est un
passage, une transition qui n’a pas de valeur en elle-même. La pensée indienne tente ainsi de
concilier le changement perpétuel qui caractérise l’expérience empirique et la permanence du
Soi (âtman), principe vital et organisateur, qui s’incarne dans des corps différents. C’est
comme s’il n’y avait pas de mort, mais une série d’existences sans commencement ni fin de
ce principe qui n’est ni « corporel » (désignant chaque fois le corps actuel, par opposition aux
membres, aux parties du corps), ni « psychique » (il n’est pas différent ni supérieur au corps
où il se manifeste le temps d’une existence éphémère).
Il y a donc un lien entre l’idée de réincarnation et celle d’une permanence du Soi, qui est
également à l’origine de la démarche philosophique en Inde. Le passage d’une existence à
l’autre s’effectue en fonction de la qualité des actions, selon la fameuse « loi du karman »
(prononcez « karma » !). Karman désigne tout acte humain (à l'origine, le terme a surtout une
connotation rituelle) en tant qu’il laisse une empreinte, l’idée étant que toute action aboutit tôt
ou tard à un « fruit de l’acte » (phala) qui la sanctionne. Autrement dit, les actes déterminent
les types d’incarnations : il existe des « résidus karmiques » liés aux actes antérieurs, qui sont
portés par l’embryon lors de l’existence suivante. Les mauvaises actions peuvent entraîner
comme fruit une réincarnation sous forme animale, mais les animaux eux-mêmes n’ont pas la
possibilité de produire eux-mêmes de nouveaux résidus karmiques, se contentant de les subir.
Cette « loi du karman » dépasse l’entendement humain : un peu à l’image de ce que dira
saint Augustin en Occident à propos de la « grâce » divine, on ne peut pas « calculer » la
rétribution de ses actes, qui correspond à un équilibre global dont on ne maîtrise pas
l’ensemble. Nous pouvons seulement voir les conséquences (le « fruit ») à court terme, mais
la maturation des « fruits » est lente et étalée sur plusieurs vies, si bien que la « rétribution »
des actes est plus ou moins différée.

69
A côté de ce aspect quelque peu déterminant et « aliénant » (l’Hindou est « acteur »
plutôt qu’« auteur » de ses actes), qui peut entraîner une forme de fatalisme, il y a aussi une
grande place pour la liberté et la responsabilité individuelle, puisque l’homme doit choisir lui-
même, chaque fois, les actions bonnes ou mauvaises.
Cette idée de rétribution karmique est très ancrée dans la mentalité indienne. La qualité
d’une action humaine, elle, est déterminée dans l’hindouisme par les paramètres de la caste (il
y a 4 castes : les brahmanes = prêtres, les rois-guerriers, les producteurs-commerçants-
artisans-agriculteurs, et les serviteurs des trois premiers, auxquels il faut ajouter les « hors-
castes » appelés « intouchables » par les Anglais), des étapes de la vie (il y a 4 étapes
théoriques dans la vie d’un Hindou : étudiant, maître de maison, ermite forestier, renonçant) et
des buts de l’homme (voir ci-dessous). En d’autres termes, il faut concilier les impératifs liés
à la condition sociale, à l’âge et à la condition humaine en général. Les Lois de Manu voient
dans le sacrifice du Purusha (ou Macranthrope) l'origine des quatre castes (varna) :

Les quatre castes (varna)


Lois de Manu, I, 87-91 « Pour la propagation de la race humaine, de sa bouche, de son bras, de sa
cuisse et de son pied, il [le Purusha] produisit le Brahmane, le Kshatriya, le Vaishya et le Shudra [cf.
Rig-Veda, X, 90]. Pour la conservation de cette création entière, l’Être souverainement glorieux
assigna des occupations différentes à ceux qu’il avait produits de sa bouche, de son bras, de sa cuisse
et de son pied. Il donna en partage aux Brahmanes l’étude et l’enseignement des Veda,
l’accomplissement du sacrifice, la direction des sacrifices offerts par d’autres, le droit de donner et
celui de recevoir. Il imposa pour devoirs au Kshatriya de protéger le peuple, d’exercer la libéralité, de
sacrifier, de lire les Livres sacrés, et de ne pas s’abandonner aux plaisirs des sens. Soigner les
bestiaux, donner l’aumône, sacrifier, étudier les Livres saints, faire le commerce, prêter à l’intérêt,
labourer la terre, sont les fonctions allouées au Vaishya. Mais le souverain Maître n’assigna au Shudra
qu’un seul office, celui de servir les classes précédentes, sans déprécier leur mérite. »

— Le système des quatre castes ou « couleurs » (varna) :


1. Brahmane
2. Roi / guerrier (kshatriya)
3. Producteur-commerçant (vaishya)
4. Serviteur des trois premiers (shudra)

— Les quatre stades de la vie (âçrama) :


1. Etudiant (brahmacârin)
2. Maître de maison (grhastha)
3. Ermite forestier (vânaprastha)
4. Renonçant (samnyâsin)

d) Les quatre buts de l’homme hindou


Dans la vie d’un homme, l’hindouisme recommande de poursuivre trois « buts » : la
satisfaction des désirs, la recherche d’une certaine prospérité et le respect de l’ordre social et
cosmique. A ces trois buts « terrestres », complémentaires, qui ne doivent pas être poursuivis
au détriment les uns des autres, s’oppose le but ultime : la délivrance du cycle des
réincarnations.
(1) Kâma désigne le désir en général, y compris le désir sexuel. Ce but est la base de tous
les autres, dans la mesure où on « désire » la prospérité, l’ordre, la délivrance. Il est aussi à la
racine du samsara. Dans les célèbres Kâma Sutra (ouvrage écrit par un renonçant à l’attention
des couples mariés), dont le but est de codifier les rapports généraux entre les sexes, la femme
joue un rôle important et la réciprocité des époux est de mise. Si l’on compare avec les formes
d’amour que nous connaissons en occident, il y a une différence avec l’amour chrétien car la

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fonction reproductrice est subordonnée à la satisfaction du désir des époux, mais aussi une
différence avec l’amour courtois parce que le « sentiment » amoureux est subordonné au
plaisir corporel.
(2) Artha est à la fois l’ « utile », le « bénéfique », et la richesse matérielle ou la
prospérité. Il n’y a pas de tabou autour de l’argent et de l’enrichissement en Inde :
l’enrichissement est presque un impératif « moral », à condition d’être encadré par le
Dharma. On peut même concilier l’enrichissement et le détachement (puisque l’un peut être
le versant de l’autre). Dans l’Arthaçastra, traité d’art politique attribué à un certain Kautilya
(le Machiavel indien, en quelque sorte), sont consignées une série de recettes visant à
maximiser la puissance d’un Etat. Il n’y a pas, à proprement parler, de « philosophie
politique » en Inde, au sens d’une réflexion sur la légitimité du pouvoir politique, sur les
différents types de régimes, etc. Toutes les questions sociales et politiques relèvent plutôt du
Dharma.
(3) Dharma signifie « ordre » et « devoir » (différent du devoir moral). C’est un ordre
cosmique et socio-religieux, à la fois nature et culture, phusis et nomos. L’ordre naturel doit
être préservé grâce au « devoir propre » (svadharma) effectué par chaque individu, en
fonction de sa caste et du stade de sa vie. Même les dieux sont soumis au Dharma. On a
regroupé sous le nom de Dharmaçastra une série de textes, parmi lesquelles les Lois de Manu
(texte cité ci-dessus).
Les trois valeurs terrestres (dharma, artha et kâma)
Kâma-Sûtra, Chapitre 2 (extrait) « […]L’application pratique du dharma, qui est d’abord le respect
de l’ordre cosmique, doit conduire logiquement à la stricte observance des lois religieuses. Mais
celles-ci ne sont pas toujours respectées (quand elles concernent par exemple les sacrifices) parce que
l’on ne constate pas réellement leurs résultats dans notre monde visible. Par contre, un interdit tel que
s’abstenir de viande sera respecté parce que sa transgression se remarque. Dharma est consigné dans
la révélation (çruti), et enseigné par les érudits. Artha consiste à rechercher la perfection des arts, la
possession de la terre, du bétail, de l’or et des richesses, et à acquérir serviteurs et amis. C’est aussi la
défense de la propriété et l’accroissement des biens. Les experts en cette matière sont les officiers
royaux et les négociants. Kâma est la satisfaction des sens, ouïe, toucher, vue, goût et odorat, contrôlés
par le mental, lui même dirigé par la conscience du Soi (âtman). La sensation du plaisir qui naît de la
coïncidence entre l’objet des sens et l’organe récepteur se nomme kâma. L’art de jouir est consigné
dans les kâma-sûtra et divulgué par les connaisseurs.
Dharma est préférable à artha, et artha à kâma. Mais cette règle d’antériorité souffre des
exceptions : ainsi, le roi doit faire prévaloir artha, en raison de ses devoirs pour assurer le bien-être du
peuple. Les courtisanes, quant à elles, donneront la préférence à kâma, puisque donner du plaisir est
leur métier. »

(4) Enfin, il est souhaitable pour le brahmanisme et l'hindouisme de s’arracher au cycle


des réincarnations et de se fixer dans un état stable et heureux, celui de la délivrance (mokça).
Cette étape suprême ne s’atteint qu’au bout de milliers de réincarnations :

« Veuille me délivrer, je suis dans ce flot perpétuel (samsâra) comme une grenouille dans un
puits sans eau. […] Comme les vagues dans les grands fleuves, ce que l’homme a fait antérieurement
ne peut être refoulé ; semblable à la marée montante de l’océan est son avancée vers la mort. »
(Maitry Upanishad, I,4 ; IV,2)

Concernant le chemin vers la délivrance, l’hindouisme connaît deux tendances : celle au


renoncement, à la désindividuation et à la vie d’ermite, d’une part, dans la majorité des
courants philosophico-religieux, qui consiste à être dans le monde sans y être ; celle de
l’ascèse intramondaine, d’autre part, représentée notamment par la Bhagavad Gîtâ (qui
préconise de renoncer au « fruit de l’acte », mais non à l’action) et par les courants tantriques
(où l’on canalise le plaisir, la jouissance et les autres aspects de l’existence terrestre).

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e) La Bhagavad Gîtâ
La Bhagavad Gîtâ (ou « Chant du Seigneur bienheureux »), dont la composition a
commencé au IIè siècle av. J.-C., est considérée comme une partie fondamentale des écritures
de l'hindouisme, et est l’œuvre la plus lue aujourd’hui dans le monde hindou, peut-être parce
qu’elle permet de concilier le changement moderne et le cadre référentiel de la tradition. Cette
portion du Mahâbhârata se présente comme un dialogue entre Krishna — un brahmane,
avatar de Vishnou, identifié peu à peu, au cours du dialogue, comme une manifestation de
l’Absolu — et Arjuna — un prince guerrier, en proie au doute et qui refuse la bataille car elle
entraînera la mort de membres de sa famille. Au début de ce dialogue philosophique, Krishna
est simplement le cocher d’Arjuna, mais il va très vite se manifester comme un maître de
sagesse pratique, puis comme le brahman lui-même.

Dans la Bhagavad-Gîtâ, Krishna enseigne à Arjuna l’action désintéressée, le


renoncement au fruit de l’acte. Cela veut dire que l’action n’est pas guidée par la quête du
résultat ou du profit immédiat (en théorie…), mais plutôt par le « devoir propre »
(svadharma) de chacun. En l’occurrence, il s’agit pour le roi-guerrier Arjuna, tiraillé entre son
affection et son sens du devoir, de combattre des membres de sa famille qui ont usurpé son
héritage. Le message est que l’action, si elle est dissociée de son « fruit », peut être la voie
d’un renoncement intra-mondain : s’il regarde avec détachement les effets de ses actes,
l’homme obtient la sérénité. Ce texte est l’un des plus lus à l’époque contemporaine, car il
permet de concilier le « détachement » traditionnel hindou et la vie moderne, active et
trépidante. En voici quelques extraits compilés :

L’acte (karma) et le fruit de l’acte (phala)


Bhagavad Gîtâ, Chant II « […] 46-53. Un réservoir est abondant où l’eau afflue de tous les côtés ; de
même un brahmane éclairé fait son profit de tous les vedas. Ne te préoccupe que de l’acte (karma),
jamais de ses fruits. N’agis pas en vue du fruit de l’acte (phala) ; ne te laisse pas non plus séduire par
l’inaction. N’agis qu’en disciple fidèle du yoga, en dépouillant tout attachement, en restant indifférent
au succès et à l’insuccès : le yoga est indifférence. Car l’acte est inférieur infiniment au détachement
intérieur : c’est dans la pensée (buddhi) qu’il faut chercher le refuge. Ils sont à plaindre ceux qui ont le
fruit pour mobile. Pour qui réalise le détachement intérieur, il n’est plus ici ni succès ni échec.
Efforce-toi donc au yoga ; le yoga est, dans les actes, la perfection. Car les sages qui ont réalisé le
détachement intérieur, esquivant le fruit qui naît des actes, libérés des liens de la renaissance, vont au
séjour sans douleur. Quand ta conscience aura traversé les ténèbres de l’erreur, tu te détacheras de tout
ce que t’aura enseigné, et tout ce que pourrait t’enseigner encore la révélation (çruti). Quand, détaché
de la révélation, ta pensée sera fixée, stable, inébranlable dans la contemplation (samadhi), alors tu

72
seras en possession du yoga. […] 71-72. L’homme qui, chassant tout désir, vit sans passion, sans
poursuites personnelles, sans égoïsme, celui-là entre dans le repos. C’est là s’établir en brahman ; à ce
point, plus d’incertitude ; qui y est parvenu, fût-ce à la dernière heure, atteint la délivrance en
brahman. » Chant III « […] 27. Les actes procèdent uniquement des qualités dynamiques (guna) du
monde. Si l’homme imagine en être l’agent, c’est qu’il est égaré par son principe d’individuation
(ahamkâra) […] 35. Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement, son devoir propre (svadharma) que
remplir, même parfaitement, le devoir d’une autre condition ; plutôt périr en persévérant dans son
devoir ; assumer le devoir d’une autre condition n’apporte que malheur. […] » Chant IV « […] 5.
Nombreuses sont les existences que j’ai traversées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ;
cependant, moi, je les connais toutes, ô héros, et toi tu ne les connais point. […] 13. J’ai créé la
division en quatre castes, chacune avec son dosage particulier de qualités dynamiques (guna) et
d’actions qui lui sont propres. J’en suis l’auteur, sache pourtant que je suis inagissant, immuable. […]
18-20. Celui qui sait voir l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction, celui-là est sage entre les
hommes ; tout en agissant sans restriction, il reste fidèle au yoga. Celui qui, quoi qu’il fasse, n’obéit
jamais au désir ni à un calcul d’espérance, les gens sensés le considèrent comme un sage dont les
actions sont brûlées au feu de la connaissance. Indifférent au fruit de l’action, toujours satisfait, libre
de toute attache, si affairé qu’il puisse être, en réalité il n’agit pas. […] » Chant VII « 4-5. Terre, eau,
feu, vent, éther, sens interne (manas), pensée (buddhi), principe d’individuation (ahamkâra), telles
sont les huit manifestations de ma nature. Cela, c’est ma nature inférieure ; mais sache que j’en ai une
autre, supérieure, qui est le support de cet univers. […] » Chant IX « […] 4-5. Tout ce monde est
sous-tendu par moi dans mon état de non-manifesté ; tous les êtres se tiennent en moi et moi je ne suis
pas contenu en eux. Et, à vrai dire, les êtres ne se tiennent pas en moi. Vois ma puissance souveraine :
porteur des êtres et non inclus en eux, c’est par mon Soi (âtman) qu’ils existent. […] » Chant XIII
« […] 7-12. L’humilité, la loyauté, la douceur, la patience, la probité, le respect du maître, la pureté, la
fermeté, la maîtrise de soi, l’indifférence aux objets des sens, l’affranchissment de tout égoïsme, la
claire vision des maux qu’apportent la naissance et la mort, la maladie et la vieillesse, le renoncement,
le détachement de tout, fils, femme, maison, et la constante égalité d’âme devant tous les événements
agréables ou pénibles, l’uion avec moi exclusive et incessante, la pratique de la solitude, le
détachement de la société des hommes, la recherche assidue de la science du Soi (âtman), et le vif
sentiment du prix de la vérité, — voilà ce qu’on appelle la connaissance ; l’ignorance en est le
contraire. Quant à l’objet de la connassance, je vais te le révéler, cet objet dont la connaissance
provoque l’immortalité : c’est le brahman suprême qui n’a pas de commencement, dont on dit qu’il
n’est ni l’être ni le non-être. […] »

f) Les six darçana traditionnels


Par ailleurs, à partir des premiers siècles de notren ère se sont mis en place six écoles ou
« points de vue » (darçana) traditionnels de la philosophie hindoue, qui vont débattre à partir
de points de départ différents. S’il y a une seule Réalité, il peut y avoir des approches diverses
de cette Réalité.
Ces six « perspectives » peuvent ainsi être regroupées en trois « duos » à la fois opposés
et complémentaires, dont seul le premier (Mîmâmsâ / Vedânta) est réellement investi par
l’autorité védique :

Mimâmsa / Vedânta
Sâmkhya / Yoga
Nyâya / Vaiçeshika

1. Mimâmsa. Cette école se porte sur l’exégèse « primaire » des Veda, fondée sur la
mémoire et l’oralité. Elle relève les injonctions des textes sacrés, les rituels et sacrifices à
pratiquer, et répertorie les méthodes d’interprétation appropriées. Cette discipline est réservée
à la formation des prêtres officiants.

2. Vedânta (ou « achèvement du Veda »). Cette école fait de la spéculation métaphysique
sur l’enseignement des textes sacrés, une exégèse « secondaire » des Veda. Le courant
dominant se définit comme « non-dualité » (advaita).

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Le Vedânta, dans le sillage immédiat de la philosophie des upanishad, va développer
l’idée selon laquelle nous opérons une série de « surimpositions » sur le Soi et l’Absolu. Nous
« surimposons » à la Réalité des limitations factices et extrinsèques (par exemple le « moi »,
c’est-à-dire le fait de dire « je suis cela » ou encore « c’est à moi ») qui empêchent de le voir.
L’Ego est un principe d’individuation qui peut être nommé « moi factice ». Il s’agit de notre
foi perceptive dans les choses et le monde, y compris la croyance en l’existence d’un moi
individuel défini. Le Soi rassemble tous les Ego déterminés, c’est une instance
transpersonnelle. L’Ego doit suspendre son attitude naturelle afin d’atteindre le Soi puis, de
là, l’Absolu source créatrice universelle et indifférenciée qui est, en dernière analyse, la seule
réalité.
Pour le plus illustre représentant de ce courant, Çankara, le monde phénoménal n’est pas
une transformation réelle mais bien illusoire du brahman, sous l’action de la Maya (magie ou
illusion cosmique), ce qui signifie que le monde est dépourvu de réalité et, à proprement
parler, n’existe pas : cette thèse acosmique qui défend la non-dualité (advaita) du Réel sera
nuancée par les successeurs de Íankara, lesquels voudront reconnaître au monde une relative
existence (en tant que « corps » du brahman ou en tant que « différent » du brahman).

3. Sâmkhya (ou « dénombrement »). Cette école s’astreint à dénombrer les tattva,
catégories et distinctions présentes dans la réalité, en recourant à une foule de divisions
binaires, d’où la qualification de « dualiste ». Les dualités présentes dans la conscience
mettent en évidence un dualisme fondamental entre deux principes, le Purusha (qui dénote la
stabilité de l’Être ou de l’« Esprit ») et la Prakriti (Nature perpétuellement en devenir). De la
connexion de ces deux principes émergent progressivement les autres tattva.

4. Yoga. C’est avant tout une discipline de purification, considérée comme une mise en
pratique des tattva dénombrés par le Såµkhya. Le terme yoga signifie, au sens large, « union »
et, dans un sens général, un moyen de libération et d’ascèse qui comporte une progression de
« moyens » pour accéder à la délivrance : les abstinences, les observances, les célèbres
postures physiques (âsana), la maîtrise de la respiration (prânayama), la maîtrise des sens, la
fixation de l’attention sur un objet, le recueillement méditatif, et enfin l’arrêt lumineux de
toute activité psychique (« enstase » plutôt qu’« extase »).

5. Nyâya (« analyse »). C’est la discipline de la logique et de l’analyse des opérations


mentales, qui fonde une théorie de la connaissance par la déduction. Remarquons que la
logique indienne se base sur la grammaire sanskrite et non sur les mathématiques, ce qui la
rend très difficile d’accès. Le Nyâya a répertorié les inférences valides et les arguments qui
permettent d’emporter l’adhésion. Il se fonde sur le pluralisme ontologique du Vaiçeshika.

6. Vaiçeshika (« particularités »). C’est un courant « athée », au sens où on y fait


l’économie du divin pour classer les substances et les qualités en catégories. Le parti pris de
cette école est la pluralité du réel, d’où un travail pour différencier toutes les réalités
connaissables et nommables. On y professe un atomisme radical, fait de cycles de création et
de dissolution.

C’est donc en se répartissant les tâches, en quelque sorte, que les philosophies de l’Inde
vont se mettre à explorer des domaines aussi différents que la physique, la logique ou la
philosophie pratique.

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g) Grammaire et esthétique
Il convient de mentionner, en outre, les grammairiens, qui ont très tôt (Pânini, Patanjali)
cherché à comprendre le statut métaphysique de la parole. La réflexion de certains
grammairiens, notamment Bhartrihari, les a conduit à faire de l’« Energie-parole » la réalité
originaire, le brahman impérissable d’où émerge le sens.
Ils ont également promu un réflexion sur ce qu’ils appellent le sphota, c’est-à-dire la
relation entre le son et le sens, entre le mot matériel et sa signification, qui sera un leitmotiv de
nombreuses spéculations philosophiques.

Autre élément constitutif des productions philosophiques de l’Inde, l’approche esthétique


liée à la dramaturgie et au théâtre donne lieu à une véritable métaphysique des émotions selon
laquelle il existe huit rasa (« saveurs » esthétiques), qui peuvent être regroupées deux par
deux, et aussi être associées chaque fois à huit sthâyibhâva (« émotions » stabilisées)
correspondantes : l’Erotique / le plaisir d’amour ; le Furieux / la colère ; l’Héroïque / la
fougue ; le Repoussant / l’aversion ; le Comique / le rire ; le Pathétique / affliction ; le
Merveilleux / l’admiration ; le Terrible / la peur.

h) L’hindouisme et le bouddhisme
Tout au long de l’histoire de la pensée hindoue, le bouddhisme a joué un rôle important,
celui du contradicteur ou du repoussoir obligeant les écoles traditionnelles à préciser et
sophistiquer leurs arguments. On peut opposer hindouisme et bouddhisme sur plusieurs points
fondamentaux.
Tout d’abord, le bouddhisme, d’un point de vue religieux, refuse l’autorité des Veda (les
textes sacrés de l’hindouisme, parmi lesquels on trouve les upanishad) et, en général,
n’accepte pas l’idée d’une révélation divine, préfèrant suivre l’enseignement d’un homme, le
Bouddha (ci-dessous, un portrait issu de l’art dit « gréco-bouddhiste » du Gandhara).

Les Bouddhistes n’acceptent pas non plus, d’un point de vue sociologique, la hiérarchie
produite par le système des castes, eux qui enseignent l’égalité fraternelle entre tous les
hommes (ce qui explique, au début, la conversion massive d’Hindous de basse caste au
bouddhisme).
Par ailleurs, sur le plan « métaphysique », si l’hindouisme enseigne que la délivrance
passe par une reconnaissance de la plénitude de l’Absolu divin au-delà de toutes les
différences, le bouddhisme, lui, enseigne que la voie de la délivrance implique de reconnaître
la « Vacuité » de l’Absolu, en-deçà de toutes les différences. Ce « Vide » ne doit d’ailleurs

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pas être confondu avec le « Rien » ou le « Néant » : il s’agit d’un voie moyenne entre le
« nihilisme » (culte du Néant) et la pensée dite « de la permanence », autrement dit un refus
de choisir entre l’être et le non-être (à comparer avec les Sceptiques).
Enfin, alors que l’hindouisme enseigne la continuité et l’homogénéité du Réel, le
bouddhisme enseigne la discontinuité et l’impermanence (du moi, de l’âtman, du monde, des
objets, etc.). Le « Réel » est vu par les Bouddhistes comme n’étant rien d’autre qu’un agrégat
de perceptions discontinues, une suite d’enchaînements éphémères entre des causes et des
effets. Si nous disons « Moi » ou « le Réel » ou « le Soi », il s’agit chaque fois d’une
construction mentale qui cherche à fixer une réalité toujours en mouvement (à comparer avec
Héraclite).

i) Les « quatre nobles verités »


Ayant grandi à l’abri de toutes les souffrances humaines, au VIè s. avant notre ère (ou un
peu plus tard, selon certains historiens) le prince Siddharta Gautama la découvre
brutalement, jeune adulte, par l’intermédiaire de quatre rencontres : un veillard, un homme
malade, un cortège funéraire et un ascète. Il prend conscience de l’immense souffrance qui
résulte du cycle infini des réincarnations, et commence un parcours spirituel qui, entre l’Inde
et le Népal, fera de lui le Bouddha, c’est-à-dire l’« Eveillé ».
Le bouddhisme se présente comme une discipline mentale d’auto-délivrance, autrement
dit comme une médecine ou une thérapie dont le but est de vaincre la souffrance pour
atteindre l’extinction dans la vacuité qu’est le nirvâna, la délivrance. Cet itinéraire spirituel
s’accomplit par la compréhension de quatre « nobles vérités » :
(1) La souffrance (dukha) : c’est le symptome de la maladie, elle souligne le caractère
décevant de la vie, de la mort, de la naissance ou de la vieillesse, de l’union ou de la désunion,
ou encore de la non-obtention de ce que l’on désire.
(2) L’origine ou la cause de cette souffrance (diagnostic) est le « désir » ou la « soif »
(trishnâ) qui ne cesse d’être inassouvie, telle un « vase percé ». Ce qui nous fait souffrir, c’est
non seulement du désir physique, mais aussi du désir intellectuel, le désir de persister dans
son être, voire même le désir de mort du suicidaire, etc.
(3) La cessation de la souffrance (guérison) passe obligatoirement par l’extinction de la
soif. Celle-ci ne peut s’accomplit qu’en s’extirpant du cycle interminable des existences
succesives (samsara), pour atteindre le nirvâna.
(4) La voie de la cessation de la souffrance (prescription du remède) qui permet
d’éteindre la soif est constituée par l’Octuple sentier de la rectitude (rectitude dans les
attitudes suivantes : pensée, intention, parole, action, moyens d’existence, effort, attention et
concentration), qui constitue une « voie du milieu » entre l’ascétisme et la vie charnelle.

j) Le Petit Véhicule et le Grand Véhicule


Au bouddhisme assez austère des origines (Hinayana, « Petit Véhicule ») s’ajoutera, vers
le début de notre ère, un autre bouddhisme, celui du « Grand Véhicule » (Mahayana), qui va
promouvoir l’idée de compassion universelle, ou plutôt d’une « ouverture du cœur » en
direction de tous les êtres vivants.

Petit Véhicule Grand Véhicule

Sage = arhat (« méritant ») Sage = bodhisattva (« héros pour l’éveil »)

Libération personnelle Libération de tous les vivants (« compassion »)

Bouddha = saint Bouddha quasi divinisé

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Sri Lanka, Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge Tibet, Vietnam, Mongolie, Chine, Corée, Japon

Les écoles philosophiques du Petit Véhicule ont posé la question de l’apparence, de la


manifestation : si tout est Impermanence, quel est le statut de ces instants d’apparaître ? Ont-
ils une « nature propre » ? Le Grand Véhicule répond en développant la doctrine de la vacuité
universelle : les choses n’ont aucune existence substantielle… autrement dit tout est vide,
illusion et apparence !
L’Ecole du Milieu, fondée par Nâgârjuna vers le IIè-IIIè s., met en œuvre une méthode
dialectique radicale, dont la fonction est de déconstruire tout type de connaissance, d’opinion
ou de position dogmatique, pour établir la vacuité universelle. Cette dialectique ne propose
pas de nouvelle thèse, mais cherche la voie du milieu entre nihilisme et dogmatisme.
Parmi les moyens mis en œuvre, le tetralemme, par exemple, relève d’une logique qui
détruit la logique. Il s’agit d’un « dilemme », mais à quatre branches, permettant d’envisager
toutes les manières de traiter un problème angoissant afin de s’en débarasser (cf. Sceptiques)
selon le modèle suivant :
(1) x : « la cruche existe », « cette personne me désire »
(2) non x : « la cruche n’existe pas », « cette personne ne me désire pas »
(3) x et non x : « la cruche existe d’un certain point de vue, mais n’existe pas d’un
autre », « cette personne me désire d’une certaine façon, mais ne me désire pas d’une autre »
(4) non (x et non x) : « il n’est pas vrai/pas possible que la cruche existe d’un certain
point de vue, mais pas d’un autre », « il n’est pas vrai/pas possible que cette personne me
désire d’une certaine façon, mais pas d’une autre ».
Les Jaïns, afin de montrer que le réel est inépuisable par l’intelligence humaine, ont repris
le modèle du tétralemme, mais en portant le nombre de possibilités à 7 : x (cf. 1), non x (cf.
2), x est faux, non x est faux, x et non x (cf. 3), non (x et non x) (cf. 4), il est faux que non (x
et non x). Cette démarche corrrespond à la doctrine de la « multilatéralité » du réel, selon
laquelle toute réalité appelle un pluralisme de perspectives, de même que des aveugles invités
à décrire un éléphant en donnent des descriptions contraires. La vérité toute nue, elle, est au-
delà du champ de notre connaissance.

Le bouddhisme du Grand Véhicule a également engendré un courant dit « idéaliste »


(peut-être lié à la fréquentation des yogins qui expérimentaient différents niveaux de
conscience), selon lequel les phénomènes ne sont rien d’autre que ce chaque conscience
produit et perçoit. Même la dualité du sujet et de l’objet est interne à la conscience, engendrée
par elle. La conscience comporte elle-même trois niveaux, à la fois subjectifs et objectifs :
réceptacle / nature imaginative, esprit (manas) / nature dépendante, et conscience en acte /
nature absolue.
Quant à l’école dite des logiciens bouddhistes, dont on pourrait, au contraire, qualifier la
position de « nominaliste » (en tout cas entre réalisme et idéalisme), elle a questionné le
domaine de la « connaissance droite », notamment en distinguant la connaissance directe et la
connaissance indirecte (inférence, construction mentale). Toute perception implique la
coopération de ces deux types de connaissance, un élément sensible et un élément de
raisonnement.

Il y a, enfin, une différence importante entre l’hindouisme et le bouddhisme au niveau de


la théorie du karman : pour le bouddhisme, c’est l’intention d’agir, en pleine connaissance de
cause, qui laisse des résidus karmiques, alors que pour l’hindouisme c’est l’action concrète
qui est sanctionnée ou non par un « fruit » (= résultat, sanction). Le bouddhisme du « Grand
Véhicule » envisage aussi la possibilité, pour le bodhisattva, de transférer ses résidus

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karmiques à d’autres individus. Quant au jaïnisme, il classe les différents karma en fonction
de tout qu’ils empêchent de faire, ou pervertissent.

k) Jaïns et Parsis
Les Jaïns et les Parsis sont deux communautés indiennes très minoritaires (ensemble, ils
constituent moins de 0,3 % de la population indienne) mais très influentes (notamment sur le
plan économique).

Les Jaïns, commes les Bouddhistes, rejettent l’autorité des Ecritures védiques et le
système des castes. Ils cherchent la délivrance par des pratiques de mortification ou de
recueillement et par ce qu’ils appellent le « Triple Joyau » (rectitude de la foi, de la
connaissance et de la conduite). On distingue depuis le 1er siècle de notre ère les digambara
(« vêtus des espaces ») qui sont représentés totalement nus et pratiquent un ascétisme très
rigoureux, et les svetambara (« vêtus de blanc »), qui acceptent les femmes. Les vœux
majeurs (réservés aux religieux) sont la chasteté et la pauvreté, les vœux « mineurs » (pour
tous) sont l’interdiction de mentir et de voler ainsi que la non-violence (ahimsa = refus de
poser des actes violents ou mal intentionnés contre des êtres vivants), valeur commune à tous
les Indiens (et popularisée par Gandhi au XXème siècle) mais particulièrement importante
dans le jaïnisme.

Les Parsis, quant à eux, sont des adeptes de Zoroastre (Zarathoustra) qui ont fui la Perse
(Iran actuel) pour l’Inde lors de l’extension de l’Islam vers le VIIème siècle de notre ère. Leur
théologie est dualiste à la façon du manichéisme (un principe du Bien et un principe du Mal).
Ils vénèrent les quatre éléments (en particulier le feu, chaque famille entretenant une flamme
sacrée), éléments qui ne peuvent être souillés (notamment par les cadavres, raison pour
laquelle ils préfèrent livrer ceux-ci aux vautours que de les enterrer, les brûler ou les
immerger dans l’eau).

l) La Chine et l’Europe
« Orientons » et aventurons-nous maintenant encore un peu plus loin, en Chine, cet Autre
fondamental sans la rencontre duquel l'occident ne saurait devenir conscient de son Moi
culturel, selon la jolie expression de Simon Leys. Dès le départ, on peut opposer la Chine et
l’Europe du point de vue de la langue : les idéogrammes chinois ne sont pas des
« représentations » des choses, ils n’obéissent pas à la structure prédicative « S est P » ; le
verbe « être » n’y existe pas sous sa forme « ontologique », qui consiste à faire du participe
présent « étant » (on en grec, sat en sanskrit, being en anglais, par exemple) un prédicat
universel ; la pratique de la philosophie n’y a rien à voir avec le projet grec et européen d’une
mise rapport systématique du réel et du langage. Si Confucius, par exemple, pose la question
de la « rectitude des noms », il ne s’agit pas de peupler le monde avec du langage, comme
dans les traditions du Logos, mais bien de déterminer tous les moments où il est plus prudent
de se taire…
De plus, les différents « courants de pensée » chinois sont chaque fois un Dao (prononcer
« tao » !), une route, un chemin, une méthode, où le « savoir marcher » est plus important que
fait d’atteindre un but ; la pensée est conçue comme un processus, un développement
continu ; les oppositions ne sont pas conçues sur le mode de la logique européenne (identité,
tiers exclu, non contradiction) mais bien en tant que révélant des polarités complémentaires
(cf. le diagramme taoïste du yin et du yang). Ainsi, pour dire le mot « chose », le chinois écrit
« Est-Ouest », décrit une polarité là où les langues indo-européennes décrivent une entité.

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Pour dire « paysage », l’esthétique chinoise dit « montagne-et-eau » (shan-shui), c’est-à-dire
le Haut et le Bas, l’Immobile et le Mobile.
Par ailleurs, dans la pensée chinoise, l’homme n’est pas « hors » du monde ou différent
de lui (sur le mode de l’opposition sujet/objet, nature/culture, etc.) : la Chine pose une unité
du souffle (qi, prononcer « t’si »), c’est-à-dire l’influx, l’énergie vitale, le courant de vie qui
circule constamment et partout, faisant de l’opposition Ciel/Terre une sorte de « dualisme
ternaire », dans la mesure où le qi circule continuellement entre ces deux pôles. Il en résulte
que notre dualisme âme/corps n’a pas non plus de raison d’être : la Chine pense une
« physiologie » de l’émotionnel et du mental, de même qu’elle pense une « spiritualité » du
corps et de la matière. Ce n’est même pas un « psychosomatisme », mais bien une pensée qui
se situe en amont de la distinction entre l’âme (psukhè) et le corps (sôma).

m) Confucianisme et taoïsme
La pensée chinoise se présente sous une forme assez homogène (substrat commun, motifs
récurrents : par exemple le culte des ancêtres, ou la divination), tout en comportant une grande
diversité. On peut distinguer deux orientations différentes et complémentaires, représentées
respectivement par le confucianisme (qui enseigne que la connaissance doit déboucher sur
l’action, d’où un intérêt pour la philosophie politique et sociale) et le taoïsme (voie du Dao,
qui refuse que la connaissance débouche sur l’action, d’où une vision plus « artistique » du
monde). Petit à petit, le bouddhisme jouera également un rôle important dans la pensée
chinoise et se mêlera souvent aux traditions déjà présentes (ainsi, dans l’illustration ci-
dessous, on voit Laozi et Confucius accueillir avec bienveillance le « bébé » Bouddha).

Confucianisme Taoïsme

Religion civile, Influences multiples :


examen officiel des lettrés chinois médecine, sexualité, arts martiaux,
à la cour de l’Empereur calligraphie, alchimie, etc.

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Pas de temple en activité, Temples à l’imagination débridée,
étaient centrés sur les rites civils panthéon très diversifié

La pensée débouche sur l’action La pensée ne débouche pas sur l’action


(morale et politique) (efficacité du non agir, wuwei)

Ritualisme (li) de l’« homme de bien » Ivresse du sage immortel,


appliqué à tous les aspects de la vie quotidienne au-delà de toute norme ou projet

Conception hiérarchique de la société Liberté, insouciance, spontanéité

Accomplir un « mandat céleste » (ming) Vivre au gré de l’En-deçà (tao, t’si)

Confucius (forme latinisée — par les Jésuites — de Kongfuzi, « maître Kong ») aurait
vécu vers les VI-Vèmes siècles avant notre ère. Le plus célèbre disciple (lointain) de
Confucius est Mencius (IVè siècle, qui fait de la « compassion » du prince le fondement de la
légitimité du pouvoir politique). Petit à petit, le confucianisme a été adopté comme
philosophie officielle pour l’éducation des classes dirigeantes (la classe des lettrés-
fonctionnaires avait le vent en poupe), et a eu un énorme impact en Chine jusqu’à nos jours.
Cette pensée est centrée sur l’« homme » en tant qu’il est capable d’apprendre (donc
perfectible et doté d’un sens moral), d’être un « homme de qualité » (faisant preuve de
bienveillance — ren — à l’égard de sa famille, de sa communauté et de l’humanité entière)
par opposition à l’« homme de peu », et d’avoir l’esprit rituel (li) qui le pousse à élever
toujours plus haut sa propre humanité (en particulier dans sa relation à autrui).
Ce « ritualisme », li, dont l’idéogramme est formé à partir du vin de riz qui servait aux
libations, concerne tous les pans de la vie en société et pas seulement les rites de type
religieux ; il est sans équivalent ailleurs dans le monde. L’importance de cette notion explique
pourquoi la société chinoise est tellement attachée au respect des formes dans les rapports
humains, ce respect des formes renvoyant à une adhésion du cœur.
Les modèles de conduite prennent eux-même pour modèle les normes de l’univers entier,
l’homme cherchant à opérer la jonction entre ce ritualisme (li) et son homophone désignant le
« sens », la « norme ». Cet autre li, structure intime des choses, se rattache par le langage à
l’idée de polir le jade : là où la tradition du logos, de Platon aux monothéismes, tend plutôt à
adopter, pour expliquer la création, le modèle du potier (qui travaille à partir d’une masse
amorphe), la Chine pense plutôt selon le modèle du lapidaire (qui tire parti du sens des strates
de la pierre de jade pour en dégager peu à peu quelque chose comme une « forme », et que
Zhuangzi compare même à un boucher trouvant « le bœuf dans son esprit », lorsqu’il le
découpe !) De même que le sculpteur avec le jade, le li en tant que « norme » doit suivre le
mouvement du qi, souffle vital, « pour établir des distinctions conformes à la réalité ». Du
point de vue humain, la cohésion et le sens des choses relèvent du ritualisme (l’autre li).
Ainsi, dans le modèle de société confucianiste, patriarcal et hiérarchique (on doit aux
puissants le respect dû aux pères dans les familles), tout est ritualisé, toutes les conduites et
les émotions (attirance, souffrance, mépris, etc.) sont formalisées. Le confucianisme enseigne
notamment comment une action mal exécutée peut avoir des répercussions en chaîne, comme
ici à propos de la rectitude des noms, qui doivent dire adéquatement la réalité :

« Quand il ne sait pas de quoi il parle, un homme de bien préfère se taire. Si les noms sont
incorrects, on ne peut tenir de discours cohérent. Si le langage est incohérent, les affaires ne
peuvent se régler. Si les affaires sont laissées en plan, les rites et la musique ne peuvent s’épanouir.
Si la musique et les rites sont négligés, les peines et les châtiments ne sauraient frapper juste. Si les
châtiments sont dépourvus d’équité, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Voilà pourquoi

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l’homme de bien n’use des noms que s’ils impliquent un discours cohérent, et ne tient de discours
que s’il débouche sur la pratique. Voilà pourquoi l’homme de bien est si prudent dans ce qu’il dit »
(Confucius, XIII, 3).

Le confucianisme va faire l’objet de plusieurs critiques. Notamment de la part de Mozi


(Vè s. avant notre ère), qui, lui aussi, a donné son nom à un corpus important (le « canon
moïste »), et reproche à Confucius de faire de l’Etat une sorte d’extension de la famille
(fondée sur la piété filiale), ce qui risque de conduire à séparer les « proches » et les
étrangers2, là où il faudrait plutôt uniformiser les critères et valeurs de la société en instituant
un ordre commun à tous les hommes et de type hiérachique (mais encore plus « totalitaire »,
donc, que celui de Confucius). D’autres critiques viendront de l’école dite des légistes, qui
s’opposent à l’idée confucéenne selon laquelle une société ultra-ritualisée peut se passer de
code pénal, ayant intériorisé la norme.

Mais les critiques les plus radicales sont venues du taoïsme, dont l’opposition au
confucianisme tourne parfois à la farce. Par rapport au confucianisme, focalisé sur l’action
individuelle et collective, le taoïsme se situe d’emblée à un tout autre niveau, celui de
l’origine du cours des choses… Il veut dépasser toutes les normes, faire éclater toutes les
distinctions et oppositions, jusqu’aux plus fondamentales, comme celle entre rêve et réalité :

« Un jour, Zhuang Zhou rêvait qu’il était un papillon : il en était tout aise, d’être papillon ;
quelle liberté ! quelle fantaisie ! il en avait oublié qu’il était Zhou. Soudain, il se réveille, et se
retrouve tout ébaudi dans la peau de Zhou. Mais il ne sait plus si c’est Zhou qui a rêvé qu’il était
papillon, ou si c’est un papillon qui a rêvé qu’il était Zhou. Mais entre Zhou et le papillon, il doit
bien y avoir une distinction : c’est là ce qu’on appelle la transformation des choses » (Zhuangzi, 2).

La pensée taoïste se rattache à deux maîtres quasi légendaires, qui ont, comme la plupart
des penseurs chinois, donné leur nom à un corpus de textes. Le premier dans l’ordre
chronologique, sinon dans l’ordre de la doctrine, est Zhuangzi (fin IVè s. av. J.-C.), qui
préconise de « laisser agir » le Dao, en-deçà de tous les mouvements du monde. Inutile de
s’immiscer dans le cours des choses et de vouloir le contrôler, mieux vaut se fondre en lui.
Ainsi, tandis qu’un Confucius déclare que les larmes sont un devoir rituel lors de
funérailles, on voit ici Hui Shi, le maître de Zuangzi, retrouver son dernier en train de taper
sur un pot et de chanter, juste après le décès de sa femme !

« Hui Shi lui dit : Quand on a vécu avec une personne, élevé des enfants et veilli avec elle,
c’est déjà un comble de ne pas pleurer sa mort, mais que dire de cette façon de taper sur un pot en
chantant !
Zhuangzi répondit : « Vous vous trompez. Au moment de sa mort, comment n’aurais-je pas
senti l’immensité de la perte ? Je me mis alors à remonter à son origine : il fut un temps où il n’y
avait pas encore la vie. Non seulement il n’y avait pas la vie, mais il fut un temps où il n’y avait
pas de forme. Non seulement il n’y avait pas de forme, mais il faut un temps où il n’y avait pas de
qi. Mêlé ensemble dans l’amorphe, quelque chose se transforma, et il y eut le qi, quelque chose
dans le qi se transforma et il y eut les formes, quelque chose se transforma dans les formes, et il y
eut la vie. Or, maintenant, après une autre transformation, elle est allée à la mort, accompagnant
ainsi le cycle des quatre saisons, printemps, été, automne, hiver. Au moment où elle se coucha
pour dormir dans la plus grande des demeures, je ne pus que la pleurer mais la pensée me vint que
je ne comprenais rien au destin aussi ai-je cessé de pleurer. » (Zhuangzi, 18).

2
« Dans ce sens, le moïsme représente une réaction à la perversion des sentiments moraux d’affection pour les
proches — népotisme, favoritisme, intrigue, brigue, ligues, factions —, autant de tares qui constituent la face
sombre du confucianisme et grèvent le fonctionnement des institutions chinoises depuis leur commencement »
(A. Cheng, p. 103).

81
L’opposition de Zhuangzi à Confucius est fortement théâtralisée, taoïsme et
confucianisme se situant aux pôles extrêmes de l’espace philosophique chinois, ce qui les
rend à la fois antagonistes et complémentaires. Dao, la « Voie », désigne pour Confucius le
fait de respecter les rituels, tandis qu’il désigne dans le taoïsme l’origine indifférenciée de
toutes choses, l’en-deçà (plutôt qu’un « au-delà ») où se situent tous les mouvements de
l’univers.
Ce Dao a un aspect yin (féminin, passif, obscur, froid) et un aspect yang (masculin, actif,
lumineux, chaud), qui sont comme l’envers et l’endroit de toutes choses, et dont
l’entrelacement dynamise l’univers et régénère constamment la source originaire.
La méthode taoïste, c’est l’humour, parfois poussé jusqu’à l’absurde, et la critique d’un
langage qui voudrait maîtriser ce Dao indifférencié et insaisissable, en opérant des
distinctions du types « c’est cela… ce n’est pas cela… », lesquelles opèrent un découpage
artificiel de la réalité ineffable :

« La sagesse des anciens a parfois atteint des sommets. Quels sommets ? Ceux qui pensent
qu’il n’a jamais commencé d’y avoir des choses distinctes ont atteint la sagesse suprême, totale, à
laquelle on ne peut rien ajouter. Ensuite viennent ceux qui pensent qu’il y a des choses, mais qu’il
n’a jamais commencé d’y avoir des délimitations entre elles. Enfin viennent ceux qui pensent qu’il
y a des délimitations, mais qu’il n’a jamais commencé d’y avoir des oppositions entre « c’est
cela » et « ce n’est pas cela ». Lorsque sont mises en avant de telles oppositions, c’est le Dao qui
est éclipsé » (Zhuangzi, cité par Anne Cheng, p.121).

Laozi (début IIIè s. av. J.-C.), lui aussi amateur de paradoxes, a notamment développé
l’idée importante selon laquelle on peut agir sur le mode du non-agir (wuwei): « ne rien faire,
de sorte qu’il n’est rien qui ne se fasse ». Ce non-agir ne doit pas être interprété comme une
pensée de l’inaction, mais bien au sens de quelque chose qui a plus d’efficacité que l’action,
comme une sagesse qui consiste, par exemple dans l’art militaire, à être capable d’évaluer le
potentiel d’une situation pour en tirer le plus grand avantage en vue de la victoire finale. Il
s’agit donc de faire confiance au dynamisme « naturel » des choses, au cours spontanément
réglé de l’univers. En effet, au « non-agir » (wuwei) répond le « il n’y a rien qui ne se fasse »
(bu wuwei).
Prôné également, dans le domaine politique, par les légistes (qui font de la loi — simple
et universelle, intériorisée par tous — le principe du non-agir, au sens où le respect d’une telle
loi est comme une seconde nature) et les confucianistes (qui assignent ce rôle régulateur aux
rites, lesquels traduisent l’ordre cosmique en termes humains), le non-agir taoïste apparaît
presque, en contraste, comme une forme de posture anarchiste, dans la mesure où cette notion
entraîne le rejet de toute intervention du pouvoir dans la vie sociale, le non-agir étant capable
de briser le cercle vicieux des actions violentes :

« Un pays se gouverne par la droiture. Une guerre se mène par surprise. Mais c’est par le
non-faire que l’on gagne le monde. Comment le sais-je ? Ainsi ! Plus règnent au monde tabous et
interdits, et plus le peuple s’appauvrit. Plus le peuple possède d’armes tranchantes, et plus le
désordre dans le pays sévit. Plus abondent ruse et habileté, et plus se voient d’étranges fruits. Plus
se multiplient lois et décrets, et plus foisonnent les bandits. Aussi le saint : je pratique le non-agir,
le peuple évolue de lui-même. Je porte amour à la quiétude : de lui-même il se redresse. Je reste
sans rien faire : de lui-même il prospère. Je reste sans désir : de lui-même à la simplicité il
revient. » (Laozi, 57).

n) La fondation d’un ordre social et politique


Si même le taoïsme s’interroge sur le meilleur gouvernement possible — et même
si c’est pour répondre que ce gouvernement est celui qui n’intervient jamais nulle part !
—, c’est que la philosophie chinoise est née de la nécessité de fonder un ordre social et

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politique, en particulier à l’époque dite des « Royaumes combattants » (481 à 221 avant
notre ère), qui se mettent en place à partir d’un vide politique, laissé par la société
féodale antérieure.
Les Chinois sont donc, pour ainsi dire, à l’instar de Confucius, entrés en
philosophie par le biais de la réflexion politique et économique. La plupart de ceux qui
exerçaient une activité de type philosophique étaient d’ailleurs des philosophes de cour,
faisant partie de l’entourage des princes. La question de la viabilité d’un Etat organisé
est au centre des spéculations de ces philosophes, comme par exemple dans ce passage
de Mozi :

« L’époque actuelle est un retour à l’antiquité des temps où l’humanité venait à peine de
naître et où il n’y avait encore ni chef ni recteur. On disait alors : Sous le Ciel, à chacun son sens
du juste. Si bien que pour un homme il y avait un sens, pour dix hommes il y en avait dix, pour
cent hommes il y en avait cent. Et plus les hommes proliféraient, plus les idées qu’ils se faisaient
du juste proliféraient en proportion. C’est que chacun considérait son propre sens comme juste, et
non celui des autres, si bien que tous se jugeaient mutuellement dans l’erreur.
Dans les familles, le père et le fils, les aînés, les cadets nourrissaient des griefs entre eux.
Tous avaient des sentiments différents qu’ils ne parvenaient pas à harmoniser, au point de laisser
perdre les excédents d’énergie plutôt que de s’entraider, de cacher les bonnes techniques plutôt que
de se les enseigner, et de laisser pourrir les surplus plutôt que de les partager. Dans le monde
entier, c’était le désordre jusqu’à la quasi-sauvagerie.
Du fait qu’il n’existait pas de distinction entre souverains et sujets, supérieurs et inférieurs,
vieux et jeunes, ni de relations ritualisées entre pères et fils, aînés et cadets, le désordre régnait
dans le monde. De toute évidence, c’était du fait que le peuple était sans chef ni recteur pour
unifier le sens du juste que le monde était dans le désordre. ? Voilà pourquoi on finit par se choisir
un homme doué des meilleures qualités, de la plus grande sagesse du jugement et de l’intelligence
la plus perspicace pour l’établir comme le Fils du Ciel, de telle sorte que toutes les actions se firent
en vertu d’un sens du juste unique et commun à tout l’univers. » (Mozi, XIII)

Comme Hobbes, Mozi justifie le pouvoir absolu (un véritable pouvoir totalitaire, dans
le cas de Mozi) à partir d'une scène primitive dans laquelle la société des hommes est
chaotique et sans harmonie entre les individus. Mais, à la différence de Hobbes, il n'est pas
question ici d'un choix de se soumettre volontairement, opéré par un sujet politique, mais bien
d'établir une harmonie dans la société des hommes qui se conforme à l'harmonie de l'univers
entier et sa structure ternaire Terre-Espace intermédiaire-Ciel. Le souverain est le Fils du Ciel,
pour ainsi dire sa délégation dans l'ordre socio-politique.

o) Le logos philosophique à l’épreuve de l’Inde et de la Chine


Les pensées chinoises et indiennes, on l’a dit, ne font pas partie des « héritiers » du logos
grec. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas conçu ou thématisé des choses telles que
l’organisation rationnelle de l’univers ou des individus, la parole divine créatrice, la logique,
la dialectique, les rapports entre les noms et les choses, etc. Simplement, elles n’ont pas
articulé ces idées sur le même mode que les Grecs et leurs héritiers, si bien qu’elles
permettent, par contraste, de mettre en évidence la spécificité du parti pris du logos dans la
pensée européenne et occidentale.

Un premier aspect, commun aux deux, est qu’elles n’ont pas séparé, comme les héritiers
d’Aristote, le langage de la « sagesse », sophia (découplé du « vivre selon la sagesse » et
réduit à celui de la connaissance, epistémè), de ceux de la rhétorique, de la poétique ou encore
de la mystique. La Bhagavad Gîtâ en Inde et le Zhuangzi en Chine, sont de bons exemples
d’une alliance entre langage poético-mystique et investigation rationnelle. Cette séparation
quelque peu schizophrénique entre le langage de l’art ou de l’émotion, d’une part, et celui de

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la connaissance, d’autre part, a d’ailleurs été remise en question, en Europe, par des penseurs
plus « contemporains » comme Nietzsche ou Heidegger (voir ci-dessous).

Dans la pensée indienne, le terme brahman (mot neutre) désigne, au départ, l’énergie
inhérente aux formules rituelles prononcées par le prêtre, le brahmane (mot masculin). Il
s’agit donc de la parole rituelle, opératoire, liée au sacrifice védique, qui va être peu à peu
conçue comme une force créatrice universelle, à la fois source indifférenciée de tout et
identique à tout. Dans son aspect rituel, comme brahman, la parole est donc à la fois parole
humaine et principe universel, à tel point que la logique indienne fondée sur les structures
grammaticales du sanskrit (langue des dieux, et de la révélation védique), et non sur les
mathématiques comme la logique européenne.
Pourtant, on a vu, par ailleurs, que, une fois qu’il s’agit du langage humain « naturel »,
quotidien, les « noms et formes », sont conçus par l’Inde comme des voiles qui empêchent de
voir cet absolu et qui doivent être effacés au profit d’un recentrement méditatif silencieux. On
ne « connaît » pas la Réalité, en Inde, on la devient. En tant que suite de mots et de phrases, la
parole perd son contact initial avec le principe universel, elle devient même ce qui empêche
d’y accéder. Ainsi, la dialectique bouddhique a pour objectif de lever toutes les illusions
créées par le langage conceptuel, afin de dégager le chemin qui mène à la vacuité universelle.
Le logos se situerait donc, dans les pensées de l’Inde, à deux niveaux distincts, d’une part
celui qui voile la vraie nature de la vérité, au même titre que la sensation : il n’y a pas de
coupure (platonicienne) entre les différents « modes de connaissance », la seule coupure est
celle qui passe entre l’absolu et tout ce qui empêche de le « voir » ; d’autre part, et en même
temps, une certaine parole s’identifie parfois au « Réel du réel » : le Vedânta considère par
exemple, l’union avec le principe de toutes choses comme le résultat d’une méditation portant
sur des « Grandes paroles », et les grammairiens ont introduit une spéculation sur l’Energie-
Parole créatrice, à l’origine du réel.
Il y a donc une corrélation entre le rituel védique et l’ordre du monde. Mais, à aucun
moment, la pensée hindoue — ni, à plus forte raison, bouddhique, pour laquelle tous les noms
sont des illusions plaquées sur la vacuité et l’impermanence universelles — ne conçoit une
corrélation stricte entre la « rationalité » du monde et celle du langage humain comme tel,
dont les « idées », les « formes » ou les « essences » seraient le dénominateur commun. Cette
corrélation apparaît en creux comme une caractéristique propre au logos philosophique
inventé par les Grecs.

Dans la pensée chinoise, on rencontre aussi une certaine méfiance par rapport à une
parole qui prétendrait maîtriser le réel. La parole la plus « appropriée » est aussi la plus
silencieuse, c’est une parole indicielle et suggestive, qui évoque sans chercher à cerner, qui
« parle » sans forcément « dire » quelque chose. Le langage « dit à côté » ou « dit à peine »,
comme le peintre qui suggère le mouvement en tenant son pinceau de biais. C’est que la
parole n’a rien de « central » ou de fondateur ; le Ciel ne parle pas, dit Confucius ; celui qui
sait ne parle pas, dit Laozi :

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« Le Maître dit : J’aimerais tant me passer de la parole.
Zigong lui objecte : Mais si vous ne parliez pas, qu’aurions-nous, humbles disciples, à
transmettre ?
Le Maître : Le Ciel lui-même ne parle-t-il jamais ? Les quatre saisons se succèdent, les cent
créatures prolifèrent : qu’est-il besoin au Ciel de parler ? »
(Confucius, XVII, 19)

« Qui sait ne parle pas


Qui parle ne sait pas
Garde la bouche fermée »
(Laozi)

Quant à la « rationalité du réel », elle consiste pour la Chine en des transformations


silencieuses, des processus mettant en jeu des « facteurs » discrets, une réalité fuyante,
mouvante, énergétique, etc. La réalité d’une vallée, par exemple, ce n’est pas la montagne, la
rivière ou les prés verdoyants et les différentes formes qui font partie du décor, mais bien le
vide qui circule entre tous ces éléments. Cette réalité, le Dao pour Laozi, est une réserve sans
fond, le lieu de l’indétermination par excellence. Et chez Confucius, on ne trouvera nulle
théologie, nulle ontologie, nulle épistémologie !
Là aussi, en creux, on peut retracer un autre parti pris de la tradition du logos
philosophique : une sorte de présupposé « onto-logique » selon lequel celui qui parle, en
philosophie, parle de quelque chose, et de quelque chose qui « est » ; le logos recherche
toujours un point de départ (arkhè) sur lequel s’appuyer ; au moyen du dialogue ou de la
dialectique, il se pose dans un rapport de force par rapport à ce « réel » qu’il s’agit de
connaître. Tel est bien le parti pris du logos philosophique européen : dire le réel, c’est le
« définir », le « signifier », et, par là, le modéliser, l’informer, le rationaliser, pour finalement
le « maîtriser » (autrement dit, le dominer) complètement.

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