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Leurs patrons

« Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Nous nous comprenons ? »


Le propriétaire du Figaro, François Coty, s’adresse à l’un de
ses lecteurs. Dans les colonnes de son journal.
Nous sommes le 2 avril 1933. Les lecteurs du Figaro, et
l’opinion mondiale avec eux, viennent de découvrir la journée
de boycott des commerçants juifs organisée par les nazis.
Milliardaire de la parfumerie, Coty a acheté Le Figaro en
1922. Il y a englouti des fortunes, rêvant d’en faire un organe
d’influence en faveur de ses convictions d’extrême droite. Mais
cette crise d’extrémisme a heurté le lectorat bourgeois du jour-
nal. Le tirage a plongé. Coty devra vendre à l’automne 1933.
Pour l’heure, en avril, donc, il est toujours en position de
s’amuser avec son jouet.
Et, face à un événement de cette importance, il faut que ce
soit le propriétaire qui prenne la plume (habitude maison, qui a
perduré jusqu’à nos jours) pour exprimer la position du journal.
L’éditorial s’étale sur deux colonnes à la Une. Il est titré :
« EN FACE D’UNE INVASION ALLEMANDE ».
Une invasion ? Quelle invasion ?
« Les troubles dont l’Allemagne est le théâtre à propos
des Israélites, nous les avons prévus depuis longtemps. Nous
les avons annoncés. Ils vont avoir une répercussion en France,
puisque notre pays commence à recevoir en masse les fugitifs
d’outre-Rhin. Les événements se précipiteront. »
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LEURS PATRONS

Voici les lecteurs fixés : « l’invasion » dont il est question,


c’est celle des Juifs qui commencent à fuir l’Allemagne.
« Un député de Paris, M. Malingre, poursuit le propriétaire
du Figaro, interpelle le gouvernement “sur les mesures qu’il
compte prendre pour venir en aide aux Juifs allemands chassés
de leur pays”. Les associations juives de France ont tenu des
réunions dans plusieurs grandes villes, elles annoncent une
grande manifestation à la salle Wagram pour le 5 avril. Sur
tous les points du globe, les Juifs “dispersés” mais fortement
unis engagent une action dont il est impossible de prévoir les
développements. Et voici qu’un des plus importants journaux
de province demande “si l’on ne va pas faire appel à des troupes
françaises pour assurer l’ordre (c’est-à-dire pour protéger les
Israélites) dans la Sarre”.
Cela va loin !
Cela peut aller vite.
En ce qui concerne les Israélites de France, la position de
la presse Coty a été maintes fois fixée. Elle est précisée à nou-
veau, sans équivoque possible, avec autant de clarté que de
force, dans une lettre privée que j’ai adressée, avant les troubles
d’Allemagne, en réponse aux franches questions d’un notable
israélite. »

Quelle méthode plus simple que de se citer ? Coty reproduit


donc sa propre réponse à ce « notable israélite » :
« Le 12 décembre 1932.
Monsieur,
Je ne connais ni ne veux connaître rien qui ressemble à
l’antisémitisme, c’est-à-dire à une hostilité préconçue, à un
préjugé contre les Israélites […].
Comment peut-on me soupçonner d’antisémitisme, alors
que je compte de nombreux collaborateurs israélites, et des
plus importants, à la fois dans mes entreprises industrielles ou
commerciales, et dans mes entreprises de presse ? […]
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BERLIN, 1933

Je demande seulement une liberté, que vous allez tout de suite


trouver légitime, et que vous persuaderez vos coreligionnaires
de m’accorder : n’avoir pas plus de parti pris en faveur des
Israélites que de parti pris contre eux.
Je juge, et j’entends juger toujours avec une entière indépen-
dance, les partis politiques, les hommes politiques, les simples
particuliers, uniquement par rapport à la cause que je sers,
c’est-à-dire à la cause française. […]
Quiconque agit dans l’intérêt de la France et de son peuple,
je ne lui demande pas quelle est son origine ou sa confession,
pour moi, c’est un bon Français.
Quiconque menace ou compromet l’intérêt de la France et
de son peuple, je ne veux pas savoir davantage d’où il vient, à
qui ni à quoi il se rattache pour moi, c’est un mauvais Fran-
çais, un ennemi.
Voilà mon seul critérium.
Si j’ai fait une exception un peu plus marquée pour les
financiers judéo-germano-américains, c’est que j’ai constaté,
avec preuves à l’appui, qu’ils sont à l’origine d’un fléau funeste
à l’Europe, dévastateur du monde en général.
Ils ont commis, dans leur champ d’opérations, de tels excès,
qu’ils ne pouvaient pas ne pas provoquer une réaction humaine
en tout cerveau civilisé. Et encore, même parmi eux, j’estime
qu’il y a des discriminations à faire, car ils n’ont pas tous le
même degré de responsabilité.
Chaque point ainsi précisé, vous ne pouvez qu’approuver
mon critérium et, en bon Français, vous y rallier.
Vous particulièrement, Monsieur, dont la famille vit avec
nous depuis si longtemps, vous qui êtes par conséquent francisé,
qui êtes un des nôtres. »

Et c’est ici que le parfumeur-propriétaire prend à témoin


son lecteur-notable :
« La question que vous formulez ne se serait jamais posée si
la position des Israélites francisés depuis des générations n’avait
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LEURS PATRONS

été brouillée et compromise par tant d’alluvions récentes, dont


vous êtes les premiers à ne pas vous réjouir.
Je n’insiste pas, vous me comprenez, nous nous comprenons.
Vous reconnaîtrez que les Israélites sont quelquefois un peu
exigeants quand ils revendiquent ou sollicitent une sorte d’impu-
nité ou d’irresponsabilité pour des gens qui se parent du nom
de Juifs comme d’un bouclier, et que les honnêtes Israélites
feraient mieux de répudier hautement, ou plutôt de condamner
et d’exécuter eux-mêmes. Cela préviendrait des malentendus
comme celui que nous sommes en train de dissiper. Ou plutôt,
que nous venons de dissiper.
Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes parfaits
sentiments.
François COTY. »

C’est clair et net. Le propriétaire attend des « bons Juifs »


qu’ils condamnent clairement les « mauvais Juifs ».
Coty n’a pas terminé sa démonstration. La citation de sa
lettre achevée, il en tire les conclusions :
« Mais, en ce qui concerne les Juifs d’Allemagne, la question
n’est plus la même.
Les Juifs d’Allemagne sont des sujets allemands, ils sont des
Allemands, comme les Juifs de France sont des sujets français,
sont des Français. Les Juifs d’Allemagne ne peuvent pas se
présenter chez nous en disant qu’ils ne sont pas des Allemands
mais des Juifs, parce qu’une telle prétention se retournerait
logiquement contre les Juifs de France qui entendent bien être
des Français.
Donc, c’est une immigration, une invasion d’Allemands qui
se prépare, qui se produit déjà, qui va se développer.
Nous sommes très assurés que les Israélites de France ne s’en
réjouissent pas et même, qu’ils en sont les premiers inquiets.
[…]
Voilà quinze ans, dix-sept cent mille Français se sont fait
tuer pour empêcher une invasion allemande armée.
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BERLIN, 1933

Quelle attitude et quelles mesures va prendre le gouvernement


de M. Daladier en face d’une irruption allemande d’aspect dif-
férent, mais de conséquences également redoutables ?

NOUS VOULONS ÉVITER LA GUERRE, ET GARDER


L’HONNEUR.
FRANÇOIS COTY. »

Ainsi se découvre pleinement le sens du titre. L’invasion


allemande que redoute Le Figaro, ce serait donc celle des Juifs
déjà persécutés.
Voilà l’état d’esprit, en avril 1933, de la bourgeoisie française.

***
Moins visibles sont les éditoriaux du patron du quotidien
concurrent, le Temps. Il faut dire qu’à la différence du Figaro,
et de la plupart des quotidiens français, les articles y sont rare-
ment signés. Pas de vedettariat ! Aucune tête ne doit dépasser.
Avantage annexe : cela permet d’exercer une influence plus
discrète.
Le 13 décembre 1933, le directeur du Temps, Jacques Chaste-
net de Castaing, est reçu par Hitler à Berlin. À l’occasion
d’un déjeuner de vingt-deux couverts offert par l’ambassadeur
François-Poncet, « en l’honneur de M. Goebbels », il a ensuite
un long entretien avec le ministre de la Propagande.
Ce n’est pas seulement en tant que directeur du Temps que
Chastenet vient à Berlin. C’est aussi – et surtout ! – en tant que
dirigeant du Comité des forges, le lobby des patrons français
de la sidérurgie, dont plusieurs membres éminents contrôlent le
journal par l’intermédiaire d’un consortium. À noter que cette
prise de contrôle, en 1929, n’a été rendue publique que deux
ans plus tard, en 1931, renforçant la conviction populaire que
ce journal est vendu au patronat et aux influences souterraines
en général…
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