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Notes

théâtre
Qu’importe la barque. Nous c’est l’océan qu’on
veut atteindre.

suivi de
Fragments Théâtraux
(en cours d’écriture)

Yaël Bacry

1
Notes théâtre
(2008-18)

Un journal écrit loin du bruit, dans ce temps de solitude après le travail.


Juste des petits cailloux blancs qui aident à ne pas se perdre...

2
DEDICACES

Ils sont uniques, profonds, entiers, passionnés, immenses,


travailleurs et toujours joyeux.
Ils n'ont pas froid aux yeux, ils sont exigeants et infatigables.
Avec eux, oui, l'Ecole est le plus beau théâtre du monde.
Ce sont
les fabuleux comédiens amateurs
des Ateliers du Théâtre des Quartiers d'Ivry.

Cela fait plus de douze saisons que j'ai la chance de travailler avec eux.
Ensemble, nous avons relevé les paris les fous, les plus audacieux, nous avons traversé
les océans les plus incroyables.
Parmi les plus mémorables: L'Orestie, Le Roi Lear, Hamlet, Matériaux
Shakespeare,Andromaque, Don Juan, Les Bas Fonds, Calderon, Cabaret Levin,
le Cabaret Monde et enfin Quai Ouest.

Ce journal leur est dédicacé,


ainsi qu'aux comédiens passionnés, fidèles et infatigables
de La Compagnie des Pas.

Et Elisabeth Chailloux et Adel Hakim,


directeurs du Théâtre des Quartiers d'Ivry

Et bien évidemment
à Jean-Claude Fall
lequel, le premier, m'a initiée au plateau
et dont l'enseignement a été capital
et sans lequel toute cette aventure n'aurait jamais vu le jour.

3
Dialogue entre Cordelia et le monde

- Où es-tu, toi dont je ne vois plus que le dos ?


- Pas avec toi. Lâche ma main.
- Je t'ai vu de face, un jour
Ceci n'est pas ton vrai visage.
- Illusion ! Tu as rêvé je te dis
C'est toi le mensonge.
Toi qui, dans ta folie, t'obstine à me tordre le cou
afin, dis-tu, de me faire avouer ma beauté
Va-t-en maudite sirène
Je suis né boiteux et te jette ton or
à la figure.
- Retourne-toi et regarde-moi. Tu es beau.
- Reprends ton bien, ton rêve fumeux et ensorcelant
et fais-toi en une corde et tord-toi le cou avec.
Que je n'entende plus ta poésie.
- Je chanterai et lèverai une armée contre toi.
Et bataillerai jusqu'à ce que tu cèdes
- Des guerriers, ta misérable troupe ?
- Des soldats vaillants.
Et même si je devais rester seule,
je ne cesserai
de te faire face.

4
Combat avec l’ange
Je me surprends à être de plus en plus exigeante, au fur et à mesure que ma foi
grandit.
Car oui, ma foi - je n’ai plus peur de ce mot - devient de plus en plus aiguë et explose
parfois comme la lame d’un couteau.
Si ça ne brûle pas, je ne vois pas l’intérêt.
Je ne sais si c’est à cause du monde à feu et à sang ou à cause du temps qui me reste à
vivre, qui raccourcit de jour en jour. Mais oui, je me surprends à être de plus en plus
impatiente - mais de cette impatience même qui autorise cette patience de celle qui
aide à naître.

Dans l’espace de l’atelier, nous défaisons le chaos du monde et ses paroles fumeuses.
Je me souviens qu’à mes débuts, je cherchais l’émotion, le tremblement de l’être. A
présent, je sors mon couteau. Envie furieuse de vie et de précision.
Nommer les choses, les faire apparaitre, donner aux mots un contour, un volume, une
couleur: tout à coup, l’essentiel.
Le souffle et la parole.
L’émotion arrivera, nécessairement.
Sensation d’être sculpteurs.
Nous nous battons, à l’aide de l’auteur, avec la matière du texte, avec le monde jusqu’à
lui faire cracher son sens.
Et c’est ce combat même qui nous le rend aimable.

Combat avec l’Ange.

Ma route
Continuer à dénicher la beauté - sous peine de mourir.
Y croire.
Les nuages, on dirait qu'ils savent où ils vont.
De tous temps, mettre mes semelles dans les leurs.

La Peur
La principale tâche du metteur en scène, en fait, se résume à éliminer la peur des acteurs.
Le reste ne compte, en fait, que très peu.

Ne pas avoir peur de la peur.

La peur ne se vainc pas par un combat. Plus on s'arme, plus on l'arme. La peur ne se vainc
que par le courage de l'accepter. C'est là où nous atteignons une invincibilité.

Le savoir et se le rappeler aussi souvent que cela est nécessaire: la peur surgit lorsque
nous voulons colmater une blessure.

5
Lettre aux comédiens (répétitions Peer Gynt)
LA SEULE RÉPONSE QU'IL NOUS RESTE : NE PAS DÉSESPÉRER DE CRÉER DE LA
BEAUTÉ

Tout texte est initiatique. Toute traversée de rôle est une histoire. Tout vrai travail est
forcément initiatique. Tout travail qui ne l'est pas n'est pas un travail mais une
agitation vaine, absurde, aveugle, obscène et menteuse. Un costume étriqué, un vol.

Vous n'avez d'autres outils que vous même. Le reste n'est que technique. S'il n'y a pas
vous d'abord, la technique n'est que le piètre masque de votre manque et de courage à
être.

Revenir toujours à cet endroit là: celui de l'Origine. Ce moment où chacun s'est dit
intimement: "C'est ici que je veux être. Et nulle part ailleurs". Ce moment
d'éblouissement où chacun s'est senti unifié à soi-même, dans une pure liberté à soi.
Que la force de "la première fois" soit notre carburant. Notre bannière.
"Là est le lieu du vrai courage. Fini la planque et le camouflage et les mensonges. Là je
peux inventer un monde vrai. Là est mon impatience. "

Le bateau sur lequel nous naviguons n'est pas un paquebot de luxe. Et nous ne
sommes pas des surhommes: qui l'est ? Je ne peux rien sans vous et ne sais rien - sans
vous. Je ne sais pas ni masques, ni quels costumes de soi il faut enlever pour être dans
cette justesse là. Sûr qu'avec tout ceux-ci seront déposés toutes vos armes.

Si ce pourquoi vous êtes là n'est pas aussi grand qu'une montagne, alors sortez du
cercle. Ici, ça doit brûler. Brûler de dire. Brûler d'être.

Lettre à M.
Ce qui nous est demandé à tous, là, dans ces temps chaotiques où les fondamentaux
sur lesquels notre société s'était fondée semblent s'effacer, c'est de préserver des ilots
d'humanité dans lesquels ces fondamentaux font encore loi et donne un sens à la vie.
Le théâtre, qu'on le pratique en amateur ou en professionnel est un de ces espaces.
J'aime à penser que c'est ceci qui nous a réunis là tous ensemble.

Je ne parle pas du théâtre qu'on fait pour gagner notre vie, mais du théâtre que l'on
pratique parce qu'on sait que la vraie vie, selon tes mots, se trouve là.
C'est parce que le dehors ne nous convient pas qu'on est là.

Penser à l'origine, à ce double mouvement : cette déception où le monde nous a mis:


"ce n'est pas cela" et cet éblouissement : "c'est là où je veux être".

6
Matériaux Shakespeare

Hamlet - Shakespeare
L’Orestie - Eschyle
Don Juan / Molière - Mozart
Calderon / Pasolini
Cabaret Levin - Inauguration CDN Manufacture des Oeillets - Ivry 2017

Cabaret Monde/Richter
Cette année
Cette année, je ne peux plus travailler les tragédies. Dehors, l’air est devenu
irrespirable.
Alléger, alléger, au fur et à mesure que le monde courbe sous son propre poids., sous
sa propre cacophonie - ses pleurs et ses cris.

Le clown fait entendre l’os: l’essentiel. Le clown déshabille le roi. Se souvenir de


Hamlet

Cette année et les prochaines: du Cabaret. Cabaret Monde.


Le rire à la pointe de l’épée.
Guerriers du rire.

Combat avec l’ange


Je me surprends à être de plus en plus exigeante, au fur et à mesure que ma foi
grandit.
Car oui, ma foi - je n’ai plus peur de ce mot - devient de plus en plus aiguë et explose
parfois comme la lame d’un couteau.
Si ça ne brûle pas, je ne vois pas l’intérêt.
Je ne sais si c’est à cause du monde à feu et à sang ou à cause du temps qui me reste à
vivre, qui raccourcit de jour en jour. Mais oui, je me surprends à être de plus en plus
impatiente - mais de cette impatience même qui autorise cette patience de celle qui
aide à naître.

Dans l’espace de l’atelier, nous défaisons le chaos du monde et ses paroles fumeuses.
Je me souviens qu’à mes débuts, je cherchais l’émotion, le tremblement de l’être. A
présent, je sors mon couteau. Envie furieuse de vie et de précision.
Nommer les choses, les faire apparaitre, donner aux mots un contour, un volume, une
couleur: tout à coup, l’essentiel.
Le souffle et la parole.
L’émotion arrivera, nécessairement.
Sensation d’être sculpteurs.
Nous nous battons, à l’aide de l’auteur, avec la matière du texte, avec le monde jusqu’à
lui faire cracher son sens.
Et c’est ce combat même qui nous le rend aimable.

Combat avec l’Ange.

Quai Ouest - Notes


Une histoire à se flinguer - malgré la formidable vie qui suinte à chaque parole.
Un combat à chaque page.
Jamais nous avons été sommés à ce point de nous débarrasser de nos masques,
costumes et autres fariboles - de tout ce qui provient de la civilisation.
Revenir aux besoins vitaux: bouffer, survivre, ne pas mourir. Mais aussi: rêver et aimer.

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Racine est proche: même beauté, sophistication de la langue portés par des corps à
vifs.
Tout comme chez Racine, on sent que ça va mal se finir. Il n'y a pas tant de chemins
que ça. Ici, pour ceux qui sont démunis de tout.

Diction, rythme. La langue se fait musique. Temps, contre-temps. Profération.

Charles rigole beaucoup dans la pièce. Jusqu'à la fin, juste avant de mourir.
Isaac de Bankolé est allé monter la pièce dans des villages africains, il rapporte que le
public riait.

Trouver la légèreté du texte. Ne pas le dramatiser, l'alourdir. Chéreau s'y est cassé les
dents.
Penser à Barbes. A tous ces types, au fond du trou, qui plaisantent. L'humour si
particulier des blacks. La "tchache" des rebeux.

Traiter l'énigme au coeur de plusieurs personnages n’est pas une mince affaire.

Du théâtre
J'essaie en vain d'écrire sur l'unique raison et le seul moteur qui fait que je "fais du
théâtre": une soif incommensurable de Beauté.
Mais... j'abandonne: les mots sont trop prétentieux, voire parfois simplistes. Tant pis.

Il y a sans doute des pensées qui ne se disent qu'à l'oral.

Et pourtant:
"Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit et c'est à moi de le rétablir."
Ambition folle ? sûrement... mais de l'ordre du possible, n'est-ce pas, car il ne s'agit ici
que de théâtre...

Ou encore: "Le théâtre est le piège où je prendrais la conscience du Roi".

L’appel
L'atelier: le premier jour est important: qu'il mettent des mots sur pourquoi ils sont là
et pas ailleurs. Dans ces mots, dans ces corps, déjà pointe l'appel exprimé ou pas à
mon égard, à l'égard du théâtre.

Souci de savoir de quelle part d'eux-même part cet appel, comment il varie, se
transforme, grandit ou diminue au fur et à mesure du travail, car le théâtre, n'est-ce
pas avant tout ce besoin, ce désir formidable de sortir - de soi, des chemins tous
tracés, des catégories préfabriquées et mortifères, des empêchements de toutes
sortes, des caricatures et grimaces, des histoires déjà écrites, des lâchetés consenties,
des renoncements, des paysages tristes à force d'être visités, de la populace, afin de
nous inventer avec la même insolence qu'ont les enfants lorsqu'ils courent face au
vent.

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L'élève comédien est là, cela veut dire qu'il appelle.
Etre là, disponible, attentive à chacun des chemins inventés, à chacun de leurs
paysages et montagne. Et à chacune de leur forêt. Leur inconscient.
Mettre nos forêts en commun. C'est cela aussi le travail.

Dans cet espace, le plateau, nous nous racontons des histoires, occupons des places
jamais occupées totalement. Espace de l'utopie, le rêve est possible.

- C'est ça, le plateau ?


Oui, c'est cela le travail du plateau.

Ta guerre
Je veux voir pourquoi tu es là. Que tu nous le racontes - même mal. Je veux te voir, toi.
Voir ce que tu joues de ta vie quand tu es là, le laisser transparaitre, comme je le fais,
avec la mienne lorsque je suis là, à te regarder et t'écouter.
Sur le plateau, qu'il y ait quelqu'un.
Sinon, cela n'est pas la peine.

Je veux entendre ta guerre. Si tu ne me racontes pas pourquoi tu es là, tu ne


m'intéresses pas. Intéresse-moi.

Qu'as-tu envie de faire entendre ?


Cela passera aussi par là: de qui veux-tu te faire entendre ? Mais de cela, nul besoin
que nous le sachions, ni même toi - cela se fera.

Pour moi: je suis ici, avec vous, parce que ça ne me plait pas dehors.

Le commencement
Avec chacun des élèves: commencer, tel le peintre, à préparer la toile.
Nettoyer, nettoyer. Cela peut durer longtemps.
Lorsque la toile est prête, nous pourrons enfin commencer à travailler les couleurs et
oser le premier trait.

L’Atelier - portraits
J. se déplace avec cette arrogance qu'ont les enfants quand ils ont gagné la marche.
Tout en plaisir, tout feu tout flamme, en générosité, passant d'une scène à l'autre, avec
une grâce pasolinienne - celle de la 1ère fois - sans véritable souci de structurer tout
cela. En improvisation permanente. Le théâtre comme bain de liberté.

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Aucune colonne vertébrale, pas de sol: un oiseau. Sa soif est telle que je lui donne
encore plus d'espace et quand vient le moment où - ô stupeur - il se rétracte sur une
scène, la seule, je respecte sa pudeur.

M. est "lisse". Pas de faille ouverte dans laquelle je puis me glisser, travailler. Renvoie le
même sourire, sourde à mes paroles. Elle se sent belle et on le lui dit. La beauté
comme barricade.

R. fluet, ne s'est pas développé. Trop civilisé. Trop moral. Un mec bien. "On ne fait pas
du théâtre avec de la morale. Le théâtre se situe au-delà". Il n'y a aucune provocation
dans mon propos, ils en sont d'autant plus choqués.
Se donner la permission d'être impoli, sauvage. Ne pas bien se tenir: ce petit bout qu'il
reste à lâcher: insolence, faire la nique. Aucune crainte de perdre quoi que ce soit.
"Que voudriez-vous perdre ?"

La sincérité. S. ne voit pas qu'en s'installant là-dedans, elle ne fait que se complaire
dans l'image idéale qu'elle s'est constituée d'elle-même. "Je suis sincère !" Je lui dis
que, personnellement, je m'en fous.

K. triste comme un moine, sérieuse et obéissante. Alors que jouer, c'est s'amuser
d'abord et avant tout. Ou: pour pouvoir jouer, il faut s'amuser. Rire.
Je ne dis plus: "prendre du plaisir" car je remarque que c'est justement cette
souffrance (la crispation, la grimace, la "prise de tête", le côté laborieux) qui leur en
procure, du plaisir: Plaisir mal placé. Complaisance. A fuir. S'amuser.

Toujours dans cet ordre: je connecte (je regarde) puis le geste et enfin la parole

Tu cherches à émouvoir le public. Et nous, on ne te suit pas, on n'entend rien.


L'émotion est ce qui arrive, c'est quelque chose qui se produit, à ton insu ou pas. La
cerise sur le gâteau, une musique qui naît quand tout est là.

L. arrive bourrée de sentiments, sensations. Elle a déjà tout visualisé dans sa tête. Elle
voit tout, mais dans sa tête. Le regard est flottant. Ca ne marche pas. Nous ne voyons
rien.
"Ce que tu veux visualiser, vois-le, place le en dehors de toi. Précise tout, chaque
détail, précise l'emplacement". Elle s'exécute. Le jour et la nuit.

I. n'arrive pas à faire le silence en elle, le vide. Ecouter l'épuise. Jamais d'arrêt. Bruits
du monde, bruits-écran, parasites.
S. une générosité sans pareil. Une vraie bonté. Lumineuse, à fleur de peau, elle est une
alliée. La mort ne lui fait pas peur. Ni les crêtes et précipices. Elle s'y promène à chaque
fois avec l'oeil qui brille.

La première fois
Dehors, c'est difficile. Les risques encourus sont réels: perdre son boulot, sa petite
amie etc...

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Ainsi, nous bidouillons, composons, inventons des masques de nous-mêmes -
protections indispensables, au gré des obstacles ou des "objectifs" à atteindre. Qui
d'entre nous ne se protège pas ?
Ici, c'est autre chose. Ici, c'est le contraire du dehors.
Ici, il est permis de ne pas se protéger car de risques réels, il n'y en a pas. Tout ce que tu
risques est de l'ordre de l'apparence: le ridicule.
Ici, il est permis d'être vous-même.

Voici ce qui se dit, lorsque je les vois pour la première fois.

L’intuition (1)
Parler de soi, de sa pratique. Se séparer de ses notes. Faire confiance à son savoir et
l'oublier, une fois arrivée à la répétition pour être disponible à ce qui arrive -
improviser, comme un comédien.
J'ai appris à faire confiance à mon intuition. Je me "branche" directement sur l'invisible
de l'autre. D'inconscient à inconscient. J'ai déjà suffisamment réfléchi lorsque
commence la répétition.
Ca a avoir avec mon désir. Embarquer l'autre. Repérer là où il est - et prendre un
chemin ensemble. Promettre l'impossible.

Qu'importe la barque. Nous, c'est l'océan qu'on veut atteindre.

Les mots - comme des cailloux


Aller lentement. Ne pas considérer la phrase ou le vers comme unité: nous le ferons
plus tard.
Mais auparavant, faire le tour de chaque mot, comme s'il était un caillou. Lui rendre sa
sonorité, son organicité, son odeur, sa saveur, son mystère, sa matérialité, son rêve -
sa vérité.
Lui rendre son espace, ainsi il pourra devenir projectile

Texte en main
Nous reculons le moment d'apprentissage du texte un maximum.
La feuille à la main peut-être porteur d'une grande liberté à condition que l'on veuille
bien se promener avec elle, sur le plateau, comme dans une forêt.
Le comédien va lentement, la tête haute et plonge, lorsqu'il sent le moment juste, son
regard sur la feuille, découvrant, par là, la phrase suivante. L'étonnement produit est
alors délicieux et l'ouvre à ses propres sensations. Il cherche alors le mouvement
intérieur qui puisse fonder cette nouvelle phrase.

C. et A. sont pressés, ils veulent "trouver" leur scène et "appliquer".


Je leur dis: "Allez lentement. Ce que vous avez dans les mains n'est qu'un ensemble de

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signes visibles, d'îlots. A vous de planter le paysage en son entier. Et pour cela, il faut
enquêter. Chez vous, assis et lisant. Et sur le plateau, en oubliant: en vivant."

Le collier de perles
Cette année, je mesure le chemin parcouru et les années derrière moi me paraissent
lointaines et fumeuses. Je découvre, à présent, la saveur du travail accompli dans la
précision.
Cette précision amarre le comédien décidément plus solidement qu'aucune autre
démarche au jeu. Bonheur de découvrir combien celle-ci nous entraine dans une joie
sûre et décontractée, un calme intérieur, le labeur disparaissant: nous avançons !
Tout prend forme plus facilement et l'horizon noir du plateau s'éclaircit plus
rapidement qu'autrefois. Oui, la précision amène clarté et lente vitesse. Confiance et
sérénité.

Préciser: fragmenter autant de fois qu'il est nécessaire le texte et le geste (action) qui
le fonde. Repérer les multiples articulations, travailler à la seconde près.

N'est-ce pas la vie qu'on essaie de trouver sur le plateau ? Le vivant ?


Décomposer pour mettre ses pas dans sa pulsation. Trouver le juste rythme, le rythme
du jeu.
Traquer l'anticipation, le flou des sentiments, fuir les "états", les flottements qu'on
camoufle avec plus ou moins de talent ou de panache. Flottements: moments où le
comédien n'est amarré à rien de tangible, de palpable, de concret, et surtout pas au
rythme du temps, de chaque seconde qui s'écoule.

La précision, le détail, voilà le secret.

Tel un horloger, tout dé-faire pour construire chaque rouage.


Fragmenter chaque scène, chaque phrase. Les désarticuler. Chacun des fragments
(mot, groupe de mots) est une perle.

La goûter, en profiter, la visiter le plus loin possible, en faire le tour. Arrêt entre les
perles. Mini-séquences.

A la fin, nous aurons le collier.


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Faire tout cela, à partir de l'ensemble de ses sens, ce que j'appellerai: le Grand Corps,
L'esprit ou l'âme, les organes, les émotions, l'imagination et la chair.

Oui, c’est violent


Ca ne m'intéresse pas, ce que tu sais faire. Cette vérité-là a quelque chose à voir avec
la mort, l'arrogance de soi-même, la falsification.
Comment peux-tu savoir à l'avance ?
Si ce n'est en te - et en nous racontant des histoires. De fausses histoires.

Tu déformes la seule réalité: l'écriture du poète.

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Tu te sers de celle-ci comme paillasson: tu y mets les pieds, sans regarder.
Les blancs entre les mots, tu ne les vois pas. Tu les piétines.
Tu ne les inventes ni ne les habites.
Les mots, tu en fais des baudruches et te mire dedans.
Et nous, public, nous nous emmerdons ferme. Nous ne comprenons rien. Nous
n'entendons rien.

Oui, c'est violent ce que je te dis là mais tu dois connaitre les conséquences
insoupçonnables et irréversibles de cette place où tu es. Tu en seras horrifié. Car tu ne
veux pas de tout cela, n'est-ce pas ?
C'est pourtant ce qui arrive lorsque le comédien reste à l'endroit où il pense être là et
sait trop vite.

Je te propose de ne plus rien savoir. De vivre au présent l'écriture qui est entre tes
mains. De ralentir ton corps et ton imagination et de goûter chaque seconde. Que
chaque mot soit un émerveillement, chaque phrase, un paysage. Que chaque blanc le
soit, également.

Que tu essaie de créer, à la place de chaque blanc après un mot, un chemin neuf lequel
te permettra de te conduire au mot d'après. Avec tes propres mots. Sans tricher.

Puis, une fois le chemin construit, de les effacer. De re-créer de l'invisible.


De faire entendre l'invisible du texte. Le blanc entre les mots, entre les phrases.
Ainsi, tu seras dans le vivant: épouser le flux continu (et souterrain) de la vie et en
même temps la discontinuité qui est propre à toute parole.
Ainsi, tu seras poète car sur le plateau, c'est toi et toi seul le poète.
C'est toi qui écris.

Oui, je te parle d'un autre endroit, lequel entrainera un autre type de "confort", tu
verras: le plaisir de jouer. Une jubilation dont tu n'as pas idée...
Tu ne peux rien faire sans plaisir, sans joie. Le vrai plaisir va avec le vrai vertige (et la
vraie peur - libératrice): vivre intensément le moment présent, sans connaitre le
moment d'après.
C'est sur ce chemin-là que je te propose de nous aventurer: il n'y a pas d'autre
aventure, il n'y a pas d'autre théâtre que celui-là.

Tout le reste n'est que falsification.

Etre ou ne pas être


Hier, dans l'atelier, c'était beau cette falaise sur laquelle chacun de nous se tenait.
Comme quoi, toujours la même question: "Y a-t-il quelqu'un ?" ou: "Qui est là ?".
Ou bien: "Y suis-je ?"

Hamlet veut dire “cyclone” en danois


« Qui va là ?": tout est dans ces mots.
Qui suis-je ? Quel est mon nom ? Qui va là ? Y a-t-il quelqu'un ? Poser le pied sur un
plateau, c’est à chaque fois passer l’épreuve de la question de l’être.

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Et y répondre.
Personne n’y échappe. Jouer sous peine de mort.
Qui va là ? : le Vengeur. Claudius pourrait le dire à l'issue de la souricière
Le fantôme, point de départ de toutes nos histoires de vie, d'être - à soi-même
Qui va là ? le théâtre.

Le Spectre et Hamlet
Le Spectre parle de l'horreur de ce qu'il vit: ni mort ni vivant, bloqué dans un no man’s
land, sans repos. Il ne peut que passer et repasser indéfiniment. Hanter les vivants.
Hamlet seul voit le fantôme et, pour vérifier son existence, le touchera. Il en sera
contaminé.
L’emprise du père. Ses révélations sont énormes mais ce qui écrasera le plus Hamlet,
c'est cette injonction, cette exigence de "réparer le monde". Héritage trop lourd pour
un fils unique, jeune de surcroît. Drôle de couronne.
"Sors moi de là" = enterre-moi une bonne fois pour toutes = ne m'oublie pas, ne me
laisse pas seul sinon... je te poursuivrai éternellement.
« Sois un homme" "sois comme moi, Hamlet". Hamlet se bouche les oreilles, ne
pourra pas entendre.
Interdiction du suicide par le Père. To be or not to be
Comme si le compte à rebours avait commencé

Hamlet
- Pas triste ! comme un papillon se cognant contre la vitre: terriblement vivant, rapide,
lucide. Insolence, rage, humour, aimant passionnément, haine, fuite etc...
- Surveillé des deux côtés: par le pouvoir (Claudius) et par le Père.
Il est dans cet espace là, à devenir fou.
- La folie est la seule issue pour rester vivant dans un monde devenu fou.

L’investiture de Claudius
- Une scène politique, publique donc mais aussi intime: totalement obscène. Le couple
ne se cache plus. Grand appétit sexuel des deux côtés. La main au cul.
- Bling bling. Le pouvoir pour Claudius: il a la Rolleix et la Reine
- Gertrude vient de découvrir la jouissance. Elle parle de son orgasme et Hamlet vomit
- De la musique italienne: cigares, rires, champagne. Jets de billets de banque ou on
les brûle. Cocaïne ou extasy. Presque une boîte: Hamlet refuse d'entrer dans la danse
- Faut que ça avance, gai, vivant, tempo rapide. La victoire de Claudius = victoire de la
vie sur la mort (le discours ne parle que de cela)
- Hamlet le silence dans la tête et le bruit au dehors.
- Tout va trop vite: indécence. Hamlet a les pieds dans la terre encore - ou bien un
bocal de cendres ?
- Gertrud: « Viens Hamlet avec moi, sois avec nous. Etre vivant: cette nouvelle chose
est si agréable !" Elle souffre pour lui et le comprend mais elle choisit Claudius et la
force qu'il incarne à ce moment là: on s'éclate, on jouit, on consomme, on brûle la vie
par les deux bouts: c'est le NOUVEAU RÉGIME - société de consommation: on vit au
PRÉSENT. USA

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- Claudius: la couronne, ne doit pas coller au personnage (Hamlet le dit)
- Gertrud: elle trouve en lui une nouvelle jeunesse, pour la première fois, regardée
comme jamais un homme l'a regardée.
L'amour de Claudius est affiché sans pudeur, autorisé.
Celui d'Hamlet a toujours été caché. Ils ont toujours été proches, très proches. Je
pense que le père était souvent absent. Ils se retrouvaient seuls, souvent le petit
grimpait dans le lit de la mère.
- Claudius rêve depuis toujours de tuer/détrôner son frère. Il trouve là le courage car il
plaît à Gertrud. Sa façon d'être a séduit Gertrud. il se sent vaillant et passe à l'acte,
sans rien lui dire. Il peut enfin vivre son rêve

Hamlet - folie
Hamlet, mélange de prince (subtilité de l'esprit) et de voyou (postures de racaille)
L’ère de la bouffonnerie: l'ancien monde est mort, le nouveau monde est là: rien n'a
plus de sens, tout est à l'envers: le sourire = une grimace; le blanc = le noir etc..
Etre le Fou de ce nouveau monde, miroir déformant (ne pas avoir peur de tout d'un
coup grimacer: faire le con)
Après la visite du spectre: le monde = désordre, le cerveau aussi (globe détraqué). Je
vais le mimer ce désordre, puisque ça m'a mis le foutoir dans la tête.
Pas le couteau, mais les mots qui font office de couteau. Envie de frapper en
permanence mais se retient.
La folie comme protection.
La folie est là la fois le masque et le révélateur des vérités cachées de la pièce.
Il n'y a pas d'autre monde en dehors de celui-là, donc je dois m'y "adapter" de quelque
manière que ce soit = ce monde est devenu mon monde... peut être un bon guide de
lecture de l'ensemble de la pièce pour Hamlet.
La seule porte de sortie étant évidemment le suicide...
Le suicide est constant chez Hamlet car il ne peut croire en personne.

Ophélie
- Important travail corporel: quasi danse - liberté totale du corps traversé par plusieurs
sentiments
- La folie d'Ophélie ressemble à un enterrement
Les fleurs: à partir de là, la série des morts est annoncée. Il ne fallait pas sacrifier les
enfants (Ophélie, Hamlet). Ils vont mourir et les parents aussi.
- Cassandre

Hamlet, Gertrud et le Spectre


- Penser aux "Damnés" (Visconti)
- Rétablir dans le bon sens: le désir incestueux vient plus de la mère, qui ne sait pas ce
qu'elle fait, en le convoquant en tenue légère: pour elle, c'est encore et toujours un
enfant
- Scène à deux puis au moment de l'inceste, apparition du père:
trio: voir comment les 3 corps se trouvent s'évitent... corps à corps

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Finir par le cri d’Horatio et Heiner Muller
Le rôle de Horatio est primordial, la colonne vertébrale de la pièce. C'est lui qui est le
témoin de ce carnage: ce que le pouvoir et la famille peuvent faire avec ses enfants et
ses idéaux.
Finir par le cri d'Horatio, au milieu de tous ces cadavres.
Un cri ininterrompu de plusieurs minutes. "Non !"
Un "Non !" répété, hurlé, jusqu'à ce que le corps n'ait plus de voix.
En esseyant de réveiller un à un les cadavres, corps inertes des acteurs. Les dévêtir de
leurs costumes, de ce qui les a conduit au drame. Les déplacer. Déplacer aussi les
décors. Mettre le plateau sens dessus dessous. Ouvrir grand les rideaux qui masquent
les coulisses. Défaire la scène par tous les moyens. Et à chaque fois, ce cri, hurlé:
"Non !"
Puis, enfin, les pieds dans ce chaos, ruisselant, impuissant: "Je ne veux plus jouer".
Heiner Müller.

Shakespeare: les monologues


Les monologues ne sont ni de la pensée ni de la philosophie. Des actions, et rien
d'autre.

"Pauvre Tom..." (Le Roi Lear)


Ici, paradoxe: le monologue déploie les masques, cache, sourires devant le spectacle
de ce moi qui ruse: toute l'énergie tendue vers les multiples arrangements. Image. On
se rhabille, on s'empresse de mettre des costumes.

Le monologue, face public, est toujours une séance d'habillage ou de déshabillage. Le


"moi" en route: Richard III.
Le moment du moi qui se donne à voir est alors métamorphose voulue et assumée ou
impossible (Hamlet).

Presque toujours une conversation avec soi-même, une pièce à elle-seule, dans
laquelle toutes ces parties qui me constituent dialoguent. De l'ordre du combat. Une
seule l'emportera - ou pas .

Le monologue demande du temps. Ralentir. Et se souvenir qu'il se jouera toujours face


public - face au monde. Ce monde désorganisé, dans lequel le moi, mû par le seul désir
de vivre (même pour Hamlet), s'isolera pour mieux se ré-organiser.
Se refaire.
Entre deux combats.

Coltrone
L'an prochain, à l'atelier, ce sera LES GÉANTS DE LA MONTAGNE.
Ne serait-ce que pour cette réplique de Coltrone: "Et moi, j'invente toujours la vérité,
cher Monsieur. Et tout le monde a toujours cru que je disais des mensonges. On n'a
jamais l'occasion de la dire aussi bien, la vérité, que lorsqu'on l'invente."

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Hamlet encore
En mode Hamlet: difficile de faire autre chose à côté... cette pièce a la force d'un trou
noir

De la joie: qu’il y ait quelqu’un


Un élève: "Tout est dans la confiance. Tout part de là"
Lâchez prise. Mettez votre moi au vestiaire. Débarrassez-vous de tous vos sacs: ils
vous alourdissent, vous encombrent, vous cachent. Vos sacs sont vieux, ils savent trop.
Les expériences ont déjà été faites. L'enfance est loin.

Ici, on ré-expérimente le premier pas, le premier mot, le premier sourire. Ici, vous êtes
protégés. Ici, rien que de la bienveillance. Laissez tomber les masques du dehors.
Jouez ! Le parc d'enfant.

Faire tout comme pour la première fois. Faire de chaque chose, chaque geste, chaque
mot un évènement. Etre sans cesse dans l'étonnement. Avoir tout oublié. Enfance.
Forcément joyeux, quelque ce soit le sentiment, le texte qu'on joue. La joie est notre
boussole.

La joie et non pas le bonheur. La joie est proche de la très grande colère: affirmation,
revendication, combat contre la mort. Les empêcheurs d'existence. La joie comme la
colère libère.

Non seulement se donner le droit d'être là, mais aussi l'obligation d'y être. La
première règle: qu'il y ait quelqu'un. Sinon, il n'y a personne.

Le corps est poreux, de toute part. Ne pas chercher à faire, se laisser faire.

Lâcher, oui, mais en même temps: tout est choix. Chaque geste, chaque mot est
affirmé parmi des milliers d'autres. La pensée a parcouru puis rejetté, en un millième
de seconde, des centaine de mots pour n'en retenir qu'un seul. Précision du
vocabulaire. Ce choix est joyeux.
Passer par la négation pour affirmer. Oser. Chaque respiration, un risque, un pari, un
combat. Une joie.
L'essence de celui qui est vivant: la joie.

Aller jusqu'au bout de chaque mot, de chaque geste.

Sentiment que ce qu'on cherche, c'est cette position: une continuité joyeuse, apaisée
et profonde entre la tête et le corps.

Soyez joyeux et confiant. Rilke

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C’est vous qui décidez
Ici, c'est vous qui décidez jusqu'où vous voulez aller. Personne ne peut prendre cette
décision à votre place.

Dépassez vos limites: toujours plus haut ! telle est la vraie ambition. Visez l'homme en
vous.

L’intuition (2)
A soi-même: "Suis ton désir, il est juste": au diable les sentiers pré-établis de la
pédagogie et de la direction d'acteur ! Suis ta route, invente avec chacun d'eux une
manière de travailler, unique. Il n'y a pas de Méthode, juste de l'écoute. Et de la
confiance.
Et une soif inlassable de beauté.
Ce bricolage là est puissant. C'est de la dynamite.

Elle s'est construite d'ailleurs autour de ce désir: ne rien savoir à l'avance, plutôt sentir,
avancer à tâtons à l'intuition de ses sentiments et sensations. Rien d'autre. Et elle ne
transmet que ce que l'autre a ou sait déjà. Et ce qu'elle donne, elle ne peut pas le
posséder. Une place.

Ne te repose pas sur celui qui te regarde. Ne lui délègue aucun pouvoir de direction
dans le sens: "Il va me dire ce qu'il faudra que je fasse".
Il ne s'agira pas de faire mais d'être. Et sur ce sujet, toi seul sais de quoi il en retourne !
Je ne suis pas là pour te diriger, mais pour t'accompagner.

Mais la "mise en scène", me diras-tu ? A la limite, le comédien n'a pas besoin de


metteur en scène. Si tu acceptes de ne rien décider à l'avance et de vivre tout
simplement l'endroit où tu te tiens et si tu as suffisamment bien travaillé avant
(situation, concrétude du texte, enjeux), le plateau sera alors le meilleur lieu pour voir
et sentir ce qu'il convient de "faire". Ou plutôt: ça se fera tout seul (les mouvements,
gestes etc.)

Ton rôle est de dire le texte le plus concrètement possible. Que chaque mot te parle -
totalement. Et de l'adresser - vraiment. Point barre.
A partir de là, confiance: quelque chose va advenir (le sentiment, la mise en scène) et
cette chose sera juste. Ce que tu cherches parfois laborieusement, à savoir le
"personnage" (lequel n'existe d'ailleurs que pour le public), se révèlera tout à coup
avec une facilité déconcertante.
Et ce que tu as cherché à ressentir, en te mettant dans un état, adviendra tout aussi
miraculeusement.

Ne te pose pas de questions en jouant. Ne réfléchis pas. Réfléchis avant et après, mais
pas pendant.
Ce qui t'est demandé, en tant que comédien, c'est de vivre pleinement.
C'est au public de réfléchir et de penser.

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Ne pas oublier que la réalité est infiniment plus riche que n'importe quelle pensée
qu'on peut avoir sur elle.

Fuyez toute pensée. Vivez.

Diamant
De ce qui n'a pu se développer, j'aime à penser que le diamant - éclos de l'enfance,
contient l'Univers tout entier.
Tous les "rôles".

Pas dans une recherche


Pas dans une recherche, mais dans une quête. Laquelle traverse tous les espaces de
ma vie: un même fleuve.

La comédie du monde m'irrite au possible. Je fais ma "boiteuse": un pied dehors, un


pied dedans. Avant, il n'était pas question que je trempe là-dedans: je faisais mon
"Antigone".
Maintenant: plus le temps de gaspiller les années qui me restent.
Ma vie aura donc été sans cela.

Le travail ? déterrer des trésors et les organiser. L'inconnu au dedans de soi au dedans
de l'autre

Notre tâche, c'est cette pêche derrière le masque.


L'homme nu comme le ver (Roi Lear).
La nudité, le plus riche de nos costumes.

Nous ne savons pas, toi et moi, ce que nous ramènerons à la surface - l'étonnement
sera quotidien. Au fur et à mesure, cela te fera grandir, toi comme moi.
Nous grandissons toujours depuis les profondeurs.

Mon retard légendaire: une certaine lenteur, une manière décalée d'être au monde.
Pas forcément de la douceur, mais il faut du temps pour déposer les couches une à
une. Archéologie reconstituée - comme du temps accumulé, seule condition pour
l'oubli: ainsi de l'inconscient même est préservé, voire créé.

Le contact
Tout est dans la connexion, le contact. C'est le secret du jeu.

Cherche le contact à l'autre, non pas à ce qu'il renvoie de lui-même, son image, sa
"personnalité", mais cherche le point d'accroche le plus profond, le plus intime que tu
puisses trouver. Cela demande, si tu ne l'as jamais fait, du temps et du silence. Après,
cela ira plus vite: tu en auras pris l'habitude.

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Adresse-lui chacun de tes mots, dans sa précision (image, concrétude, sensation) la
plus forte et assure-toi qu'il reçoit bien tout ce que tu lui donnes. L'émotion arrivera
toute seule. Pour toi comme pour lui.

Pareil en ce qui concerne la beauté. Ne pas vouloir en produire. Ne t'installe pas dans
le théâtre (le lyrisme, le maniérisme, la musique, etc.). La beauté c'est ce qui advient
quand tout est là. Un cadeau.

Le miracle de la dé-responsabilisation
Nous pataugeons. Nous sommes dans l'effort. Sentiment d'impuissance et d'échec et
de labeur des deux côtés. Nous n'y "arrivons" pas. Stress.
Je lâche, en blaguant: "Bon, écoute, tu n'y arrives pas ? tu crois que cela vient de toi ?
mais dis-toi que ce n'est absolument pas de ta faute ! Si tu n'y arrives pas, c'est que
mon idée est naze, qu'elle ne marche pas. C'est à cause de ce fichu metteur en scène
qui ne sait pas diriger, qui fait mal son boulot. Vas-y, décharge-toi sur moi. Maudis-moi
sans retenue ! Sans quoi, à quoi ça sert, d'avoir un metteur en scène ? Si je suis là, c'est
pour vous permettre de vous délester sur moi. Faites-moi porter tout le poids, votre
poids de responsabilité. Toi, tu dois être le plus léger possible. Te dé-responsabiliser,
comme un gosse. T'amuser."
Chaque fois que je suis intervenue dans ce sens, le miracle est advenu.

Le poids
Partir du manque, du vide: point de départ de tous les personnages et privilégier l’écoute.
Tout est réaction à - .
Ne pas porter tout le poids de son texte, personnage.
Ne pas se dire: j’entre et je commence.
Il n’y a pas de commencement. Ca a déjà commencé.

Les lois du vivant


Si tu n'es pas étonné par tout ce qui t'arrive, tout ce que tu reçois, tu ne seras jamais
vivant.
Aucune vie ne pulsera en toi.
Tels ces chercheurs en blouse blanche, dans cet espace vierge de tout, dans ce lieu
totalement artificiel, nous travaillons inlassablement à chercher à recréer du vivant.
Tel est notre unique point d'horizon. Telle est notre seule utopie. Notre folie.
La loi n°1, c'est l'étonnement: ne jamais savoir ce qui va suivre. Avoir tout oublier.
Surtout le texte (mot) à venir.

La loi n°2: être toujours relié à - , en contact - avec une chose précise, concrète. Et ce, à
chaque mot, chaque seconde.
"En général", cela n'existe pas. Ou bien, l'on est mort.

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Pas de regard flou, dans le vague, flottant. Le regard, le corps, en perpétuelle
connexion.

Ces deux lois : l'étonnement et la connexion sont la base de la reconstitution du vivant.

De la distance
P. n'a aucune distance dans son jeu. Tout pèse tragiquement, tout devient
catastrophe. Sa parole (surtout les monologues) est à peine audible, l'articulation
disparait, la poitrine devenant le réceptacle trop étroit, de ses émotions. Nous restons
de marbre, très vite, l'ennui s'installe.

"Invente-toi un "pote" qui t'accompagne partout dans tes déplacements. Tu ne seras


jamais seul, il sera là, tout le temps avec toi".
La transformation est radicale. P. retrouve clarté, précision, justesse, humour. En qq
secondes, il est proche du clown. L'émotion, de notre côté, revient.

Mouvement
"On ne transmet que ce que l'on cherche" (Deleuze) C'est-à-dire, soi-même: son
propre désir. Un mouvement donc, une tentative, une folie, une flèche qui rate
toujours son but ultime, une faim à jamais rassasiée, un échec, une ambition, un rêve.

Les "objectifs" ? mot banni, appelant une binarité (atteint/pas atteint), donc ce qui va
avec: le jugement et la crainte - de ne pas y arriver.

Ne parler que "d'enjeux".

Le vrai apprentissage: on vise une chose que l'on va nécessairement rater, manquer et
faire naître une beaucoup plus vaste que l'on n'avait pas imaginé.

Nous travaillons à l'aveugle le plus souvent et nous nous quittons chaque semaine en
l'attente de la suivante: une promesse sans cesse rejouée. Mais parfois, au milieu du
travail, sans prévenir, surgissent des éclats d'être.
Sans prévenir: ainsi nous vérifions la qualité de ce qui vient d'advenir: du réel.
Le miracle ne peut être que réel.

Aller à l'essentiel: l'être.


Le monologue de Hamlet prend à chaque répétition tout son sens: "Etre ou ne pas
être".

Les Phéniciennes - Euripide


Pourquoi ?
Que faut-il faire ?

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Ces questions, hier, résonnaient avec une terrible clarté.
Nous sommes renvoyés, tous, qu'on le veuille ou non, au silence, lequel fonde
justement l'espace de ces destinataires invisibles que sont les dieux - dans la tragédie.

Le jeu “jazzy”
"Jouez jazzy". Cela revient souvent. Essentiel.
Jouer de ses sentiments, sensations. Toujours être deux. Toujours, l'un (le comédien)
s'amuse. Souplesse du corps, détente. Que ça ne se crispe jamais.
Tout en courbe, bannir les lignes droites, même lorsqu'on plante une flèche: l'élan est
courbe.

Atteindre la cible: précision de l'élan et du geste. Chaque mot, une flèche.

La diction: les consonnes claquent (les flèches, précision de là où elles se fichent), c'est
de la matière. Les voyelles ? un espace de liberté infinie. Ce sont les voyelles qui sont
"jazzy".

Afin de projeter le son, faire rebondir les consonnes sur le sol, puis projeter au loin le
mot et recommencer. Nous nous aidons du bras. J'appelle ça "la machine à
coudre". "Creuse le sol ! et projette le plus loin possible le son. Lâche-le, ne cherche
pas à l'accompagner jusqu'au bout ! Puis reviens et creuse à nouveau."
Le corps ainsi danse et se délie - et toujours se déploie alors une voix jamais entendue,
d'une puissance insoupçonnable.
La musique est un merveilleux alcool

Les Bas Fonds - Gorki


"La vérité ! la vérité !"
Beau comme l'alliance du feu et de la glace.

Mentir
F. fait du théâtre pour exprimer sa "sincérité". Manque de chance, dans sa scène, elle
interprète une femme qui invente un mensonge pour tromper son mari. Et elle se
prend les pieds dans le tapis: on n'entend pas le mensonge.
Je lui dis que ce n'est pas ça.

- "Mais il faut que je mente le mieux possible ! il doit pouvoir me croire ! Je ne


comprends pas."
- "Notre boulot ici, c'est de faire voir comment un mensonge se fabrique. C'est de
mettre à jour le processus de la construction de la réalité. Donc de faire entendre le
mensonge et sa construction. Les deux ensemble."
- "Mais tout cela est trop compliqué et puis je vais fabriquer comme tu dis ! Je croyais
que c'était mal."

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- "Reviens à la situation. Ne cherche pas à jouer le mensonge mais cherche l'action qu'il
y a derrière. Que cherches-tu à faire ? quelle est la menace ? que veux-tu sauver ?"

Son visage s'illumine. Elle se remet en jeu. Invente le mensonge et du coup, comment
et à partir de quoi, il s'invente.

"Tu vois ? nous avons enfin la vérité de ce mensonge-là"

Raconter
M. vit intensément sa scène. Tout y est, tout est juste, concret et subtil. Elle est vraie
et l’émotion est là. Mais cela “ne passe pas”. Nous ne sommes pas touchés. Nous nous
sentons exclus. Je lui demande recommencer - mais cette fois-ci, en nous racontant
tout ce qu’elle venait de vivre. Je lui explique l’exercice de Brecht: à chaque réplique,
commencer par “elle dit”.
Elle recommence: c’est magnifique, la scène toute entière devient lumineuse mais M.
me lance, en colère: “Mais enfin, ce n’est pas cela, jouer ! C’est complètement nul !”.

Je lui réponds que raconter est le stade suprême du jeu. Vivre n’est pas suffisant. Il faut
vivre en racontant, toujours.

Le microcosme
"Tout homme est une nuit. Le travail de l'artiste est de mettre cette nuit en plein jour."
Jean Cocteau

Le théâtre ? Un espace dans lequel chacun des rouages est mis à nu, amoureusement.
Un microscope fabuleux de l'humain.
La beauté ne peut surgir que d'un regard "de près".

Un regard bienveillant est producteur de grandes richesses. De vraies colères aussi.

"Votre talent, c'est votre générosité !"

Les mots du texte


C., texte en main, articule la phrase toute entière, d'un bloc.
Je l'arrête: "Nous cherchons ici à reproduire le vivant. Or dans la vie cela ne se passe
pas comme cela."
Le cerveau, à la vitesse de la lumière, trie, compare, pèse et soupèse des centaines et
milliers de mots avant de choisir le bon.
La phrase se construit ainsi, pas à pas. Ainsi l'écriture du poète.

Texte en main, mettre ses pas dans ceux de celui qui parle ou écrit.
Aller lentement. Tout visualiser. Choisir les mots pour agir sur l'autre. Celui-là et pas un

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autre. Son synonyme ou son contraire.
Affûter la glaise, découper et rejeter celui qui n'est pas adéquat.

Au fur et à mesure des années de répétitions, cet exercice trouvé, qui produit des
miracles: passer par le contraire.
Lorsqu'il s'agira de dire: "noir", dire: "Non pas blanc, mais noir". Miraculeusement, la
sonorité et l'essence du mot: "noir" se fera entendre à sa puissance maximale.

Les mots - comme des cailloux


Aller lentement. Ne pas considérer la phrase ou le vers comme unité: nous le ferons
plus tard.
Mais auparavant, faire le tour de chaque mot, comme s'il était un caillou. Lui rendre sa
sonorité, son organicité, son odeur, sa saveur, son mystère, sa matérialité, son rêve -
sa vérité.
Lui rendre son espace, ainsi il pourra devenir projectile

Plus grand que soi


Il en est de certains comédiens (et metteurs en scène) comme des hommes politiques.
Qui ne sont traversés d'aucun souffle, d'aucune mission.
Il faut entendre des voix, "être parlé", traversé par qq de plus grand que soi, relié sans
cesse à cette folie que fut la naissance du premier homme, ainsi l'humilité et la claire
conscience pourront avoir pour compagne la poésie.

Notre époque ne se prête pas à l'émergence d'une telle aptitude. Qui parle lorsque je
parle ? Personne d'autre que mon Moi-je, dont je connais hélas le moindre recoin et
qui tambourine par coeur, dans une caisse de plus en plus vaine, vide et bientôt
guerrière.

Transmets !
Ne pas se "shooter" à ses propres émotions.
Ne pas éprouver pour soi, mais pour l'autre - pour ce faire, néanmoins, passer
obligatoirement par soi.

Ce que tu éprouves intimement, donne le à partager ! ne le garde pas pour toi, invente
le rôle et fais-le goûter au public. Fais bouger le sentiment en toi, prend la mesure de
sa couleur, de sa forme et de sa matière. Fais-le jouer en toi, circuler en toi.

Tout jeu est délivrance - même et surtout la tragédie: stade suprême du jeu.

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Renversement
Bonheur lorsqu'un mouvement irréversible se produit chez l'autre. Plus jamais cela ne
sera pareil !

Le ciel
Si la question du ciel n'est pas posée, cela ne m'intéresse pas: je reste au sol.
Si tu n'interroges pas le ciel, tu n’as aucune raison d’être là, sur le plateau. Tu restes
dans le petit et la complaisance de toi-même.
Si tu n'interroges pas le ciel, il n’y a pas d’énigme, ni d’Histoire. Pas d’espace vierge,
d’espace à écrire. Pas de création, pas de rêve.

Le sol, par contre: c'est le territoire, l'état des lieux.

Cette salle de répétition est décidément trop basse.


Difficulté de construire les lignes de force.

Simplicité
Il n'y a pas un seul moment, au théâtre, qui ne soit action.
Le jeu ? une série d'actions et c'est tout.
Nommer chacune d'elles permet d'être au plus près de l'écriture et de jouer notre rôle
d'interprètes, de serviteurs - de l'auteur, de la pièce.
Etre dans le concret. Ne négliger aucun détail. Etre bête. Très bête. Ne pas chercher à
faire le malin, montrer qu'on a bien pigé. Ne pas se mettre à la place du spectateur.

La simplicité est notre but ultime.


Celle-ci est infiniment plus vraie, subtile, émouvante, complexe, belle et profonde que
cette soi-disante "intelligence" dont la plupart de nos contemporains aiment à se
gargariser.
Si loin de la vie.

Si proche de leur petit moi: un cul assis sur un trône, redoré en permanence. Et des
écouteurs vissés aux oreilles.

Du corps - en vrac
Ton bassin est l'endroit de ta combustion, de ton désir, de ton moteur.
Images, pensées, visions, rêves, fictions, paroles, tout cela est - dans l'état dans lequel
tu te trouves actuellement: vivant (plus tard, tu verras bien...) - tout cela est matière.

Attraction terrestre. C'est le poids, la gravité et la contrainte, qui va permettre le saut -


atteindre le ciel.
Nous rêvons par les pieds.

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Vérifié souvent: le thorax, en Occident, est, après la tête, le lieu du grand stockage.
Trop plein. Là vont se nicher les émotions, les sentiments. Prison. Tendance à jouer
avec le haut.
Descendre l'énergie, la libérer et la faire circuler partout.

Il y a des goulots d'étranglements: en bas, avant d'arriver au sexe. En haut: le cou, la


gorge.
Parfois, la gorge est fermée comme si l'animal ne voulait pas devenir homme.

Libérer la voix, c'est libérer sa peur et rien d'autre, en s'autorisant -

Exercices sur les animaux. Observer la vie des félins. Tranquillité vigilante, souplesse
des articulations, le corps devenant entièrement regard. Dialogue permanent de tout
le corps avec l'espace qui l'environne. Enfance. Vive lenteur.
Le jeu de l'acteur n'a pas d'autre modèle.

Les Bas Fonds - Gorki


Un carré de lumière sur le grand plateau d'Ivry.
Parqués là, les oubliés du monde. Un abri-radeau, trop petit pour eux. Un trou. Tout
autour le noir, le vide.
Leur sortie, à chaque fois: une petite mort. La boisson. Marquer un temps avant de
traverser la frontière et deux mesures de Stravinski balancées, à la limite de la
saturation.
La dernière sortie de l'acteur avant sa pendaison dans le vide du plateau nous glace
tous.

Je leur demande d’être, dans ce fond du puits, les derniers hommes - ou plutôt de
s’essayer à l’être, nostalgiques, utopiques et

Pour ces abandonnés qui ont tout perdu, jusqu'à leur nom, ne reste que "l'homme dans
sa nudité" dira Boubnov.
Le peuple des Pauvres Toms.

Surgira alors un drôle de vagabond: le vieux Louka qui viendra, à sa manière, à coup
d'histoires et de mensonges, leur apporter à chacun un peu de lumière, avant de
s'éclipser.
Et c’est au sein même de ces oubliettes du monde, qu'adviendra une parole inouïe,
une pensée nouvelle, totalement révolutionnaire, renversante…

Puissance du texte de Gorki: arriver à nous faire entendre, depuis l’enfer, le choeur de
Sophocle à la gloire de l’homme.

Les grands espaces


"Les grands espaces sont toujours justes" Nova (Par les Villages)

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Bannir la petite histoire: le plateau la rejette, d'emblée. Ce n'est pas l'espace pour.
Chercher toujours la "grande dimension"

Le boucher de Lao Tseu découpait sa viande en plaçant la lame de son couteau entre
l’os et la viande. Mettre de l'air entre soi et soi, entre soi et l'autre.

Ne pas être happé par l'autre. Les paroles ne naissent que du vide qu'il y a entre vous.
Agrandir, exagérer l'espace qui me sépare de l'autre. Jamais de petits espaces sur un
plateau. Planter un océan entre soi et le monde.

Le soleil - plus fort chaque fois - n'autorise aucune fuite.

Nous sommes des promesses de vie.

Le palais
Viser le petit pour atteindre le grand. Etre dans le détail.

La richesse est toujours tapie derrière une petite porte. Derrière chaque petite porte
poussée, un magnifique palais comme jamais aucun de nous ne pourra l’imaginer.

Chaque pas après un autre. Joie

La salle jaune
Ils sont là, tous, vulnérables, en mouvement. Le temps est suspendu. Chacun est dans
sa vraie respiration. Moment de grâce, moment fugitif, mais cela a du moins existé.

Dans cette salle trop petite, trop basse, éclairée par des spots borgnes, il y eut de la
poésie.

Peut-être que le théâtre ce n'est que cela: être dans sa vraie respiration.

“Y aller”
La peur et l'injonction d'être bon: les deux éternels ennemis de l'homme.
Ne pas dire: "Il faut que j'y arrive". Y aller.

Courir nu
"Courir nu" disait Vitez: viser à chaque fois une renaissance, une innocence
radicale, éblouissante.
Et à chaque fois donc, ce pied de nez - nique à la vérité officielle de soi, ce mensonge
que l'on croit vital.

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L'art est ce qui oeuvre en dehors de tout pouvoir, de toute loi. N'admettant aucune
espèce de limite, ni aucun jugement, il est cet endroit de liberté infinie qui est le but
secret de tout homme.

Lâcher: abandonner tout ce qui nous limite et nous fait peur, toutes les sortes
d'empêchements intériorisés depuis la sortie de la vraie enfance, paroles et gestes qui
nous rétrécissent, qui ont travaillé à ce que la vie se vide de la vie, qu'elle ne devienne
qu'une peau-costume. Vêtement toujours trop étriqué, mais si douillet...
Abandonner le moi-doudou, "le faux ami", celui qui nous plaint et nous protège si mal
en nous aveuglant sur nous-même. Fiction dérisoire et hypocrite, ennemi du vrai
courage.

Lâcher. Faire le deuil de cette fausse enfance, fabriquée par d'autres.

Le théâtre n'a de pire ennemi que lui-même: cette mise en scène de soi, du "je sais qui
je suis, je le maitrise et je vous le fait goûter ". Séduction creuse. Aucune place pour
l'énigme, ce qui doit naître.

La vraie enfance s'invente au présent, les bras ouverts au monde, toujours dans
l'étonnement.

Le texte invisible
Au fur et à mesure des répétitions, j'invente une méthode: celle du "texte invisible".
Cette méthode est imparable pour traquer les mauvais chemins, les routes déviantes.
Elle devient de plus en plus incontournable pour le travail des scènes.
Il s'agit de parler les blancs de l'écriture, avec son propre langage, ses propres mots.
C'est terriblement ambitieux et follement inatteignable car des blancs (de l'invisible,
de l'inconscient du secret jamais mis en mots) il y en aura toujours...

Parler à haute voix donc pour articuler les phrases du texte, les mouvements du texte.
Ainsi l'on s'assure de ne jamais "trafiquer", que les mots que nous a laissé l'auteur
partent toujours d'un endroit juste, soient toujours fondés. Et non pas balancés parce
que le texte nous ordonne de le faire.

Il n'y a jamais de commencement, d'origine première dans la vie. Ca a toujours


commencé.
La vie, ce long fleuve interrompu qui bat, souterrain et parfois jaillissant.
Lorsque ça jaillit, c'est du visible. Discontinu. Gestes. Mots.
Ce n'est que la partie visible de l'iceberg.

Rétablir le fleuve souterrain.

Ainsi l'acteur mêlera ses propres mots au texte de l'auteur. Tâtonnera jusqu'à ce qu'il
trouve enfin les ponts justes entre les répliques écrites. Ponts qui lui permettront de
faire naître les mots du texte.
Les inventer.

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Tout cela suppose, pour le comédien, d'allier une imagination puissante, fortement
nourrie à une rigueur sans faille: il s'agira toujours de "retomber" sur les mots écrits.

Non pas improviser autour du texte mais improviser avec lui.

Lettre à J. (Peer Gynt)


Tu peux te dire que c'est une sacrée aventure que tu démarres avec ce rôle (le plus
"surfeur" des personnages qu'on ait inventé) et qu'avec ce travail, tu sois parfois
ramené (lorsque tu as le sentiment que tu n'y arrives pas) à ce que quelqu'un te dise :
"tu n'es pas, là, totalement toi-même".

Mais ne tombons pas tous les deux dans les circonvolutions de "l'oignon". Ne
m'emmène pas dans l'illusion, ni dans le "s'amuser pour s'amuser". Il faut trouver la
nécessité. Ta nécessité vitale de jouer Peer, de l'interroger, de le remettre en question,
de raconter son histoire. Soyez deux - ensemble : le conteur et son personnage.
Fusionne et prends de la distance, sois dupe et pas dupe, enfin le défend le et
"démonte"-le avec la même fureur ! (...)

Enfin, j'imagine n'importe quel comédien à qui est donné ce rôle et je ne peux
m'empêcher de penser aux bouleversements intimes et irréversibles que ça peut
engendrer: c'est un rôle qui questionne tellement le fondement même de ce qu'on est,
de la "machine humaine" - le moi, le rêve, l'image du moi, la construction de soi et de
sa vie, le mensonge de soi, la vérité, la responsabilité, les démons intérieurs, la
lâcheté, le courage, l'aveuglement, les multiples points qu'on fait avec soi-même, la
faute par rapport à l'autre, la liberté, l'indépendance et la relation avec autrui, la parole
donnée ou retirée, ce qu'on fait du don venant de l'autre, et puis surtout l'engagement
de soi, le rapport au monde, et aussi la petitesse et la grandeur de l'homme, cette
"crête" qui ouvre la pièce: le rêve, la fiction de sa vie, ce ciel qui toujours nous
accompagne, et aussi la désillusion, la limite de soi, le temps qui passe, ce qu'on en
fait, la mort, le trop court, l'agitation vaine devant cette chose qui nous dépasse,
l'énigme, ce qu'on ne saura jamais, le "pourquoi ?" et le "où en suis-je ?" et le "qui suis-
je ?" et le fait qu'on n'a jamais vraiment la réponse et que c'est cela même qui fait que
c'est intéressant et qu'on est vivant, vivant oui jusqu'au bout, jamais mort parce que,
jusqu'au bout, l'on cherchera toujours - qu'un comédien donc, qui travaille ce rôle, sera
nécessairement lui-même travaillé, traversé par tout cela.
De tout cela, il ne pourra en faire l'économie, sinon le rôle lui glissera entre les doigts,
aussi bon comédien soit-il. Il l'aura manqué.
Donc la technique oui, mais pas pour la technique, la prouesse - mais pour créer.
Créer ce Peer qui n'appartiendra à personne sauf à toi, qui portera ton empreinte, ta
patte, ton histoire, tes démêlés avec ton toi - car c'est bien de cela dont il s'agit, non ?
Il sera à toi. Ce sera ta création. A toi seul.
Moi, je ne suis là que pour accompagner, une espèce de sage femme si tu veux, tout ça
pour dire très trivialement et avec humour que je ne peux pas pousser à ta place...

De tout cela, tu as tout à gagner. Rien à perdre: ce que tu perds / tu lâches, c'est
précisément ce "rien du tout" dont parle le Fondeur: la partie de soi qui ne vaut rien,
qui fait illusion, qui est recyclable, celui qui nous fait ressembler à tous - sauf à nous-
mêmes.

29
Lettre à P.
Je découvre à quel point mon choix de textes est de l'ordre de l'autobiographie. C’est
toujours une partie de ma vie que je raconte. Je ne m’en aperçois qu’après-coup.

A chaque fois, la plongée émotionnelle est d’une intensité incroyable car mon
implication extrême devient alors un appel impérieux - à l’autre, sommé, du même
coup, d’occuper sa place à lui. C’est cela ou... rien.

Ou il n'y a pas de « travail ».

Les choses que nous avons touchées, parce que nous les avons travaillées à se laisser
être nommées par le poème, iront faire leur chemin dans la « vraie vie », à présent
lumineuses et cependant toujours porteuses de l’énigme qui les a vu naître un jour.
Dans ce travail, nous rejoignons le monde.

****

“Je me souviens” (allocution)


Aux élèves des ateliers du Théâtre des Quartiers d’Ivry
Je me souviens de TOUT
Je me souviens du terrible éclat de rire de Luce au moment d’assassiner la Petite
Maleine et du bruit du chien, derrière la porte et de ma peur aussi au moment de ce
baptême du feu.
Je me souviens du Roi Lear et de la danse d’Ophélie dans la lande.
Je me souviens des réveils de Rosaura et de la musique de Chaplin.
Je me souviens du carré de lumière des Bas Fonds et de la grande tirade de Satine sur
l'Homme.
Je me souviens de la folle et magnifique aventure que cela a été de jouer toute
l’Orestie en une heure
Je me souviens du café de Don Juan et de la statue du Commandeur, faite de bric et de
broc - clin d’oeil à Ensor et jugé révulsant esthétiquement par un de mes collègues qui
se reconnaitra.
Je me souviens de la voix d’outre tombe du fantôme d’Oedipe.

Je me souviens de TOUT

Mais je me souviens particulièrement d’un tour de table d'octobre 2011 où chacun


devait dire pourquoi il était là.
Je me souviens de toutes les réponses données - en tout 13 - tant elles étaient aussi
inouïes aussi INTIMES et bouleversantes les unes que les autres et de chacun des
visages et de la qualité du silence qui régnait dans cette salle jaune.
Je me souviens de mon tremblement, et du leur aussi.
Je me souviens de m’être dit que rien que ce tour de table était déjà un théâtre
puissant

30
Je me souviens de m’être dit qu’il fallait que je sois à la hauteur de ce groupe
extraordinaire - unique. A la hauteur de la quête, personnelle, exprimée de chacun.
Je me souviens m’être dit que c’était cela le théâtre: pousser la porte et appeler la
chose immense et inconnue qui nous bousculera à un degré si intime que plus jamais
notre vie serait pareille.
Je me souviens du défi, de la folie que c’était de prétendre à mettre en scène la plus
belle pièce du monde.
Je me souviens de notre acharnement à déchiffrer la moindre parcelle de cette pièce
sans fond.
Je me souviens de notre bras de fer avec le non-sens de la vie. Et surtout avec la
grande faucheuse. Et de la question posée à chacun: « être ou ne pas être».
Je me souviens du concerto en Do majeur de Bach.
Je me souviens du « Je ne joue plus ! Je ne joue plus » de Cécile, hurlé, en boucle, à la
fin du spectacle.

Je me souviens des morts sur le plateau, se relevant un à un.


Je me souviens du plus beau retour que nous avons reçu ce jour-là: « Ce soir, vous avez
réveillé les morts ».
Je me souviens de Hamlet.

Je me souviens de TOUT
Je me souviendrai toujours de ce coup de fil d’Elisabeth, reçu dans la soirée, il y a
douze ans, pour me proposer d’intégrer les ateliers du TQI.
Je me souviens de Dominique Bertola, disparue trop tôt, trop vite et de son infini
amour pour les êtres et le théâtre et le cinéma et Deleuze.
Oui, je me souviens de Dominique car j’occupe à présent sa place et j’espère que là-
haut elle n’est pas trop mécontente de mon travail. Je me souviens d’elle et je la salue
profondément et respectueusement. Je salue sa colère, elle qui était tout sourire et
aimait l’ombre. Oui, je salue sa colère et son combat.

Je me souviens de TOUT
Je me souviens que le temps est hors de ses gonds.
Que les gens vivent pour qu’un jour naisse un homme meilleur, mon gars.
Je me souviens que les prédictions, je ne les entends pas.
Que chaque homme est une énigme
et que souvent l’oiseau s’en fout
et aussi qu’il faut protéger sa tête avant d’abriter sa queue.
Je me souviens que je suis ici avec vous parce que cela ne me plait pas dehors.
Et que ma quête est une soif infinie de Beauté et que la nudité est notre costume le
plus riche.
Je me souviens que le lieu de l’atelier est un lieu incroyable de recherche, de
métamorphoses, de fulgurances, de bienveillance et de vérité.
Qu’il est aussi le lieu où le corps vit ses expériences les plus incroyablement
irréversibles. Que l’on n'en sort jamais pareil - à moins de ne pas le désirer.
Qu’il est ce lieu qui nous fait grandir d’une manière aussi forte que la vie, sinon plus.
Ce lieu de joie et non pas de bonheur car la joie est très proche de la très grande
colère.

Je me souviens de TOUT

31
Je me souviens de ces prochaines années, que j’espère très nombreuses, où cela va
être chouette de se souvenir d’avantage encore…

******

Nova, “Par les Villages” - P. Handke


Cet article provient de l'enseignement de Jean-Claude Fall.
Qu'il en soit ici grandement remercié.
Ce texte magnifique (en gras) de Par les Villages de Peter Handke remplace tous les livres
et enseignements sur le jeu de l'acteur qui existent...
Un guide de travail (et de vie pour tous)

Joue le jeu. Si ton partenaire te fait une proposition, accepte-la d'emblée: "Joue le
jeu". Que cela vienne de ton partenaire ou du metteur en scène ("et si..." / "essayons
cela"). Dans le cas d'une proposition de jeu venant du metteur, outre la justesse (on y
croit à fond), ça permet une chose basique et très précieuse: la dé-responsabilisation.
Si la proposition de jeu ne tient pas la route, c'est le metteur en scène qui en porte la
responsabilité. La légèreté produite permet la liberté et surtout à la peur ("faut que je
sois bon") de ne pas s'installer. Le jeu est alors possible...

Menace le travail encore plus. Ne fais pas ce que tu sais faire. Met ton faux moi au
vestiaire. Pars à la recherche de ton être essentiel: celui que tu ne connais pas.
Connais-toi toi-même. Sors de tes (faux) rails. Jouer, c'est risquer. Le travail du
comédien est forcément un pas vers une plus grande connaissance de soi-même et
donc de l'inconnu - de ce qu'on va y découvrir. Et aussi: ce sera pas facile tous les
jours... C'est un vrai travail - lequel apportera une intensité de joie jamais connue

Ne sois pas le personnage principal. Outre l'humilité et une bonne lecture des enjeux
de la scène, cela veut dire: ne te charge pas d'un poids - d'une responsabilité qui n'est
pas la tienne. Ne pense pas que tu es en danger - de réussir, d'"assurer", ne crois pas
que tous les regards convergent vers toi.

Cherche la confrontation, mais n'aie pas d'intention. La confrontation avec ce qu'on


évite habituellement dans la vie: ses peurs, son obscurité etc. Le danger est
intéressant, source de plaisir. Le comédien doit aller là où il y en a: la matière sera de
l'or. Il faut s'amuser avec la peur, en faire un partenaire. Lorsqu'on est dans la
confrontation, il faut lâcher, ne pas avoir d'intention, car elle nous ramènerait dans ce
qu'on sait faire, la fuite devant l'obstacle. Rester dans l'inconnu. Faire confiance à ce
qui va se déclencher et apparaitre: en général que du bon !

Évite les arrière-pensées. Jouer et penser sont incompatibles. Ce sont deux moments
distincts. Deux espaces distincts: le plateau et le "hors plateau". Si je pense, je m'arrête
de jouer. Penser avant ou après. Par contre, j'ai une conscience quand je joue.

Ne fais rien. "Il ne faut pas faire mais se laisser faire": règle n°1 du jeu ! Faire, c'est
appliquer un programme, une pensée, obéir à une injonction. On dit que le comédien
"fabrique".

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Sois doux... De la douceur. Il faut aimer, aimer, aimer beaucoup lorsqu’on joue:
savourer le moindre instant, la moindre parole qu'on te donne, d'où qu'elle vienne.
Aimer l'autre sans conditions et soi-même aussi sans conditions. Jouer = un grand OUI
permanent. Quelque soit le sentiment (colère etc...). Pas de jugement de soi ni de
l'autre, pas d'agressivité. Il faut beaucoup beaucoup d'amour pour s'adonner à l'art.

et fort. Tout est possible. On ré-invente le monde. Une parole plante un paysage.
Nous sommes des géants. Mais aussi: n'aie pas peur face au danger. Rien de réel ne
risque de t'arriver, tout cela n'est qu'un jeu. Aucun risque (sauf celui d'être ridicule). Le
plateau ? le seul endroit qui n'est pas réellement dangereux. Les peurs ne sont
qu'imaginaires.

Sois malin. Comme les enfants: malicieux

Interviens... Rebondis à chaque fois. Ne laisse rien mourir. N’interrompt pas le flux de
la vie (du plateau). Donne-toi le droit et le devoir d'exister, d'être là, à chaque instant.

et méprise la victoire. Ne t’arrête pas à la victoire, ne la commente pas, n’en fait pas
toute une histoire. La victoire est fugace, cet infime instant qui permet le rebond. Ne
te mire pas dans elle.

N’observe pas, n'examine pas, mais reste prêt pour les signes,
vigilant. Disponibilité totale pendant le jeu. Ouverture du corps qui capte. Des
fenêtres partout.

Sois ébranlable. Je reçois, je prends et ça me fait bouger au plus profond. Je ne refuse


rien. J'accepte tout car je suis à la recherche du mouvement permanent alors je suis
dans la vie: vivant et non pas tendu, inconfortable, paralysé, cloué sur le plateau ou en
train de penser (prise de tête). Si je ne suis pas "inébranlable", c'est que j'ai été touché,
j'ai perdu, abandonné quelque chose. Parfois on croit que c'est une faiblesse, mais là
est notre force.

Montre tes yeux... Ne les ferme pas, ne rentre pas dans ta bulle. Ne joue pas pour te
“shooter” à tes sensations. Tes yeux sont le miroir du monde que tu donnes à voir.

entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l'espace... Tout est dit.

et considère chacun dans son image. Dans sa totalité, des pieds à la tête. Dans
"comment il se donne à voir". Dans "ce qu'il te donne à voir de lui, entier, à toi".
Forcément on prend tout de l'autre. Pas de jugement. Le partenaire (ou le monde) est
inséparable de l’espace qu’il habite.

Ne décide qu'enthousiasmé. Sois entier et fais que la chose qui te traverse soit la plus
puissante possible afin que tu ne puisses plus faire autrement que -. Si ce "pourquoi je
suis là" ne déborde pas de vie, de joie impérieuse, alors ne monte pas sur le plateau, ne
décide rien.

Échoue avec tranquillité. Ca c'est peut-être la règle n°2. Accepter l'échec est
fondamental: pas de jeu possible sans cela. Lâcher. Ne pas dire: "Il faut que j'y
arrive" (tu seras bloqué) mais "J'y vais !" en étant tranquille avec l'échec. Les clowns

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sont les plus grands comédiens de tous les temps: ce sont nos modèles et ils ne
travaillent qu'avec cela: l'échec. Le comédien est un funambule. Plaisir de prendre le
risque de chuter, plaisir de sentir ce vertige là. Chuter permet de rebondir encore plus
loin. Chéreau a écrit un magnifique livre qui porte le titre: "Un jour, j'y arriverai peut-
être".

Surtout aie du temps... Régle n°3: savourer chaque seconde, prendre le temps
d’explorer chaque pas, ne pas anticiper. Ralentir, ralentir, ralentir.

et fais des détours. Laisse-toi distraire. Engage-toi là où tu n'es jamais allé. Nous
ferons de nombreux détours qui te sembleront incongrus pour arriver à destination.
Oublie-toi ! Ne pense pas au "but": personne ne le connait.

Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ca c'est génial !

Ne néglige la voix d'aucun arbre, d'aucune eau. Chaque chose, chaque être qui
t'entoure peut-être un trésor dont tu vas pouvoir te remplir, matière à jeu...

Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux
inconnus, fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur, apaise les conflits de
ton rire. Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit, et que le bruit des feuilles
devienne doux. Ca aussi: magnifique !

Passe par les villages, je te suis. A présent, mets-toi en route, ouvre les chemins: les
tiens. Moi, qui te regarde et t'accompagne, je te suis...

34
Fragments théâtraux
*
- La Peur

- La Famille du Pouvoir
LA PEUR

Clac clac clac clac clac Tu dis avoir vaincu la Peur mais tu ne sais pas
qu'elle aura bientôt ton visage. Il y a à peine un instant tu disais que c'était
elle l’Ennemi tu la prenais au sérieux tu l’écoutais tu lui donnais tout son poids
ton poids d’homme à elle la cannibale la-pas-belle-à-voir il y a à peine un
instant tu disais l’avoir vaincue clac clac clac mais à présent la-celle-que-tu-as-
engloutie t'habite et a ton visage.

Ah Ah Ah Ah Ah Ah. Clac Clac Clac Clac

Un matin sans crier gare elle t'a choisi toi et tu t'es mis à avoir si peur si peur
elle a crié à ton oreille si tu ne me donnes pas de quoi BOUFFER c'est moi qui
te dévorerai tout entier donne donne donne et tu lui as donné hein n'est-ce
pas tu lui as donné ce que tu avais sous la main tu lui a donné en vitesse là
n'importe quoi un petit bout de toi ce petit bout inachevé de toi : l'enfant qui
trépigne l'enfant jamais parfait qui voudrait tellement mais qui n'a pas pu -
l’enfant qui a fauté l’enfant qu’on a désigné et qui doit payer et tu lui as donné
tout cela sans voir que c'est tous tes anciens rêves que tu lui as fourgués
entre les dents et ta lumière aussi mais la bête s'en ait régalé ça lui a ouvert
l'appétit à la bête la chair ta chair était si délicieuse si tendre ENCORE et
ENCORE a dit la Bête ce que tu m'as donné ne pèse pas assez lourd rien qu'un
petit os de poulet DONNE ENCORE ! Clac Clac Clac Clac Clac. Mais plus tu lui
donnes plus elle a faim et réclame sa part encore et encore et encore et alors
du haut de ta hauteur d’homme tu as déclaré un beau jour que c'était assez,
que tu allais RESISTER. RESISTER.

HA HA HA HA HA Tu dis vouloir vaincre la Peur mais tu ne sais pas qu'elle aura


bientôt ton visage.

C’est terminé-fini-assez as-tu déclaré Ah ! tu ne me fais pas peur la Peur !


cries-tu et ton visage se plisse tu te rétractes pour la prendre de front tu
inventes des armes nouvelles redoutables semblables dis-tu à sa propre image
tu es inspiré et tu te sens devenir le héros l’empereur de toi-même et tu n’en
reviens pas de ton COURAGE et t’en repais jusqu'à avoir le tournis. Ah Ah Ah
Ah Ah Ah. Tu te bats contre Goliath mais tu n'es plus David. David tu l'as jeté
en pâture toi le Grand Résistant plus de malice plus de rire en toi rien que du
SÉRIEUX de guerrier rien que du lourd. Tu te sens devenir un géant à présent
que tu as jeté l'enfant avec ses chimères et ses cailloux tu te sens enfin
devenir l'Homme avec tout l'attirail qui va avec le Mâle mais tu ne sais pas
qu’à cet instant-même tu n'es déjà plus qu'un mort-vivant que tes agitations
la font hurler de rire qu'elle t’a déjà englouti qu'elle t'a tout entier dans sa

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gueule. Ne vois-tu pas insecte morveux que ce que tu prends pour tes armes
ne sont en réalité que mes propres DENTS ton sol si ferme ma LANGUE et ton
ciel mon propre CRÂNE ne le vois-tu pas AH AH AH AH AH ? Mais toi, occupé à
tes occupations stériles tu ne vois rien de tout cela car tu es rentré dans le
monologue de la Noble-Résistance tu n'as que ce mot là à la bouche et tu te
médailles à tour de bras et tu clames ta nouvelle liberté ton nouveau costume-
armure-sans-couleurs qui fait sérieux et impression en groupe tu t'appuies sur
tes BOULES dans ton pantalon qui te donnent une voix puissante et bientôt tu
n'as plus de peau plus d’épiderme plus de pores ni de membranes rien qu'une
carapace rien que des os à l'intérieur et à l’extérieur: un SQUELETTE. Au
moins ça c'est du solide te répètes-tu rien que du minéral plus de nerfs plus de
douleur tu deviens plastique matériau synthétique imperméable au monde tu
ne respires plus que par les sourcils tu es le plus fort le plus puissant et tu n'as
plus que ce mot là à la bouche RESISTANT tu fais de beaux discours avec des
mots qui bandent et claquent et sur tes os et CA FAIT IMPRESSION ça en jette
partout où tu passes et les têtes se courbent devant toi mais la Bête rit de
plus belle en entendant tes os qui claquent claquent claquent clac clac clac AH
AH AH AH AH et toi tu appelles ça ta fierté ton moi ta personne et les dents de
la Bête et sa langue rient et claquent avec toi et tous deux vous faites clac clac
clac ensemble ça fait un boucan d'enfer clac clac clac tu te sens exister enfin
on te remarque quand tu entres quelque part on te craint on t’admire normal
tu dégages une telle puissance: voyez-vous comme j'ai apprivoisé la Bête ? Je
n'ai plus peur à présent voyez je ris avec elle AH AH AHA AH AHA AH AH.

Mais ça ne dure qu'un temps la rigolade et la Bête en réclame encore plus en


réclame encore et encore elle qui t'a déjà ingurgité sans que tu le saches et de
nouveau ce petit frétillement de rien du tout à ton ventre ce petit frisson au
milieu de ton creux du ventre encore encore encore encore réclame-t-elle et
pour éviter qu'elle te prenne tes os ton dernier rempart ton dernier visage tu
lui donnes L’AUTRE qui vient passer par là, ça c'est du consistant c’est du
tendre ça c'est de la chair toi qui n'es plus qu'os. Tu lui donnes l'autre tout
entier qui vient passer par là sans même prendre le temps de lui demander
pardon tu le lui donnes tout entier tiens c’est moi qui te tiens à présent
puisque je te nourris.

Et tu te dis que tu as jeté l'ennemi à l'ennemi et ça te calme un bon moment


tous les deux toi et la Bête. Oui n'est-ce pas l'ennemi ça ne peut être que
l'ennemi celui que tu as jeté c'est pas possible autrement comment ce serait
possible autrement mais pourquoi tu me regardes comme ça toi arrête de me
regarder comme ça tu hurles tu m'entends NE ME REGARDE PAS COMME CA je
ne vais pas me laisser ATTENDRIR par ce que tu es toi qui est passé tout près
de moi fallait pas passer tout près de moi tu m'entends tu n'es RIEN pour moi
toi qui tremble devant ma colère HA HA HA HA. Sache-le je n’ai plus peur de
ce qui à présent toi te fait peur c’est TOI maintenant la prochaine victime tu
dis et tu en prends l’autre qui passe par là sans même lui demander pardon tu
le prends et tu le sacrifies sans trembler sans prendre le temps de lui
demander pardon. La Bête rit à nouveau AH HA HA HA ce qu’on rigole dis donc
avec toi je m’en mets plein la panse AH AH AH AH AH AH AH AH et ça fait à

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nouveau un bruit d’enfer les dents claquent CLAC CLAC CLAC CLAC ta main est
sûre CLAC CLAC CLAC CLAC et tu saisis l'autre qui passe sans demander
pardon et tes yeux sont vides tu n’as plus de peau tu n’as plus que tes
os CLAC CLAC CLAC CLAC CLAC CLAC tu as pris la place de la Bête et c’est toi
maintenant qui est la Peur.

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LA FAMILLE DU POUVOIR

Sois un homme comme moi. Viens dans mes bras que je te serre enfin. Que le
désir ne te porte pas ailleurs que là où tu te tiens. Arrête-toi. Tu es arrivé à
cette putain de place que tout le monde nous envie et qui t'apportera bonheur
et liberté bienvenue au club de ceux qui sont les premiers de la classe. Ce que
tu cherchais à être tu l'as gagné: la place de la perfection de l'achèvement de
la glorification de soi et de celui qui y est c'est-à-dire moi. Je te reconnais
comme un des miens un des nôtres ce que tu as trouvé c'est toi-même c'est
moi qui te le dis j’en sais quelque chose je suis le père et te récompense pour
cela. Je suis ta récompense la sens-tu viens dans mes bras nous sommes de la
même chair ton nom doit briller tu n'as plus de manques plus de vide plus de
doutes. Tu es arrivé à cette putain de réalisation de toi-même cette utopie que
tu cherchais: la vérité de toi-même. La Grande Famille du pouvoir est là pour
t'aider à la conserver en elle tu peux te fondre ton bonheur est entier sois
enfin toi-même dans ta plénitude la plus éclatante. Ne crains plus rien des
hommes ici tu es protégé des méchants. Plus de cauchemars tes failles sont
désormais invisibles et secrètes d'ailleurs si tu es arrivé c'est que tu n'en as
plus de failles ici tu es dans la réussite de ce que tu fais ici tu es chez les
gagnants.

Viens dans mes bras goûte à ma joie ton rêve est devenu Réalité il n'y a plus
d'autre rêve à atteindre ton rêve c'était moi et c'est moi qui te le dis en toi je
contemple ma réussite tu es mon miroir c'est moi qui t'initie et bientôt tu
accueilleras celui qui deviendra le tien. Chez nous plus de manque. Bienvenue
dans la Grande Confrérie de la Consommation et du Pouvoir. Tu deviens à
présent célèbre on te reconnait car je t'ai reconnu. Tu es connu tu deviens à
présent totalement connu à toi-même plus de mystère ni de questions vaines.
Viens mon fils entre rentre ne va plus te perdre au dehors bienvenu dans notre
Grande Famille l'Institution. Signe ! Enfin tu es devenu libre. Enfin tu es toi.
Ici, pas de place pour les manques à être, les rêveurs, les qui échouent.
Signe ! Entre et prend place dans notre Grande Maison. Signe ! sois et reste
toi-même. Signe ! La place que je te donne conserve-la que ce soit là ton
unique désir. Sois parfait. Recherche l'excellence et regarde les-ceux-d'en-bas
mendier notre approbation notre reconnaissance. Vous avez aimé M. le
directeur ? Vous avez vu mon travail M. l'inspecteur ? Tu as vu mes notes
PapaMaman ? Pas suffisant ! Encore un effort voyons ! vous pouvez toujours
faire mieux pour me contenter vous n'êtes pas assez bons pas assez méritants
ah ah retournez à la masse ! Vous ne méritez pas d'entrer chez nous. Tu les
entends comme ils ne rêvent que d'une chose prendre notre place la renverser
palper notre secret. Ne les laisse pas faire. Pas de place pour tout le monde
notre famille est si petite notre royaume si étroit. Emploie dorénavant toute

ton énergie à ne pas te faire renverser par le premier petit merdeux venu.
Pèse de tout ton poids sur ton siège. Déploie toute ta violence pour le garder.

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Sors tes griffes. Pas de compassion. C'est TA place, TON territoire. Rien ne
saurait t'ébranler de tes certitudes.

Et toi le-qui-ose-ne-pas-se-cacher lorsqu'il échoue à - approche tu le sens


mon moi comme il existe dis tu le sens ? Regarde-toi à présent que je mette
ton nez dans ton caca regarde et plie l'échine tu n'es pas à la hauteur sale
petit merdeux ton échec m'est insupportable chacune de tes failles est une
insulte à la perfection un crachat à ma gueule entends-le bien sale petit
merdeux. Ce n'est pas moi qui t'insulte mais toi qui es une insulte au monde.
Je te massacre. Tu ne mérites pas de vivre mais seulement de recevoir ce que
tu mérites car tu es un danger pour moi qui n'est que hauteur. Tes larmes petit
merdeux me renvoient à ma propre mortalité à mon propre inachèvement.
Tu mérites la peine de mort à moins que tu ne veuilles m'être toujours attaché
toi et tes enfants et les enfants de tes enfants et me servir à quatre pattes,
microbe, vivant ou à l'état de cadavre, afin de contempler et glorifier ma
perfection. Dans ce cas je saurais t'éduquer pour que tu me sois exemplaire je
te garderai auprès de moi et te protégerai contre toi-même et ta propre
liberté.
Mais toi qui insiste et quémande à ma porte tu peux retourner d'où tu
viens. Tu aurais pu te hisser vers moi mais tu ne l'as pas voulu n'est-ce
pas tout était possible avec un peu de bonne volonté nous sommes dans une
économie libérale les hommes naissent libres et égaux. Dommage que je doive
te tuer te faire disparaître te massacrer te guillotiner te faire retourner dans la
vérité qui te constitue: le rien. Car tu n'es rien tu ne comptes pas. Personne
ne pleurera ta disparition chacun est si occupé à gérer la sienne n'est-ce pas ?
Dommage. Notre Grande Maison est si petite enfin de compte si peu
d'élus. J'étais heureux de te serrer la main de passer un moment et de blaguer
avec toi. Tu peux partir. Le monde est solide et vieux il tourne depuis si
longtemps il n'a pas besoin de toi. De ta disparition il ne s'en apercevra pas et
continuera de tourner. Tu peux partir microbe et retourner d'où tu viens je ne
te donnerai rien de moi, tu ne recevras rien.

27
SEPTEMBRE 2018

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