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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE V
Laboratoire de recherche IReMus

THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Discipline : Musicologie

Présentée et soutenue par :


Virginie DEJOS
le : 06 Octobre 2014

Analyse et interprétation des six dernières sonates


pour piano d’Alexandre Scriabine

Sous la direction de :
Mme. Danielle COHEN-LEVINAS – Professeur, Université Paris 4 – Sorbonne.

Membres du jury :
M. Jean Marc CHOUVEL – Professeur, Université de Reims
Mme. Danièle COHN – Professeur, Université Paris 1 – Sorbonne
M. André LISCHKE – Professeur, Université d’Evry
M. Bernard SEVE – Professeur, Université Lille 3
M. Bernard VOUILLOUX – Professeur, Université Paris 4 - Sorbonne

1
Analyse et interprétation des six dernières sonates
pour piano d’Alexandre Scriabine

2
Remerciements
Je remercie en tout premier lieu ma directrice de recherche, Danielle Cohen-Levinas.
Je tiens à lui exprimer ici très sincèrement toute ma gratitude pour sa constante attention, ses
conseils et la richesse des échanges pendant toute la durée de ce travail.

Je remercie ensuite tous ceux qui ont contribué et se sont intéressés à cette thèse. Tout
d’abord Anne-Lise Benard, pour sa relecture attentive et ses précieux conseils, le pianiste
Gérard-Marie Fallour, pour m’avoir mis en relation avec Jacques Michaut Paterno, spécialiste
de la littérature symboliste et de la poésie russe, à qui je dois la traduction des poèmes de
Viatcheslav Ivanov. Je remercie également mes collègues pianistes de la Schola Cantorum :
Marina Primatchenko pour m’avoir communiqué un article sur l’interprétation de Scriabine et
Anna Tcherkassakaïa pour avoir passé plusieurs soirées après ses cours à traduire des articles
rédigés en russe.

Cette thèse est le résultat de recherches menées ces cinq dernières années mais aussi
des années d’apprentissage de la musique. Je tiens à remercier Anne-Marie Quinque,
professeur au conservatoire de Bordeaux, qui m’a appris à jouer du piano, mais aussi transmis
dès l’enfance le regard sur la musique d’une musicienne complète, pianiste, organiste et
compositrice. Je dois également citer la pianiste Muza Rubackyte auprès de qui je me suis
perfectionnée et qui m’a mis entre les mains la Valse opus 38 de Scriabine. Mes études
musicales se sont poursuivies au conservatoire royal de Bruxelles dans la classe de Evgeny
Mogilevski, musicien génial, élève de Heinrich Neuhaus, qui transmettait à ses élèves la
tradition russe ainsi que ses interprétations toujours très inspirées du répertoire. Je n’oublie
pas Olga Roumchevitch et Alexander Mogilevski ainsi qu’Alexander Madzar. Je remercie
aussi la pianiste Elisabeth Leonskaja avec qui j’ai travaillé les dernières sonates de Scriabine
lors de deux sessions passionnantes de masterclasses en Allemagne.

Au cours de ces cinq années de thèse, deux rencontres déterminantes auront


profondément modifié mon approche de la musique. Les rencontres avec le chef d’orchestre
Dominique Rouits avec qui j’ai étudié la direction d’orchestre et avec Nadine Denize, mezzo-
soprano, auprès de qui j’ai le bonheur de travailler en tant que pianiste depuis deux ans. Leur
expérience a nourri mes réflexions sur l’interprétation.

Je remercie également mes parents pour leur soutien pendant la durée de ce travail.

3
Introduction

L’intitulé de cette thèse : Analyse et interprétation des six dernières sonates pour
piano d’Alexandre Scriabine, pose une interrogation fondamentale à la croisée d’une méthode
d’investigation - l’analyse - et d’une pratique, jouer l’œuvre. L’analyse musicale consiste à
comprendre l’œuvre, la dé-composer, revivre le travail du compositeur, et l’interprétation
implique d’avoir, dans un moment donné, une spontanéité face à cette œuvre. Le travail du
musicologue qui analyse l’œuvre et la resitue dans les enjeux de son temps, dans le contexte
de pensée ou en relation avec l’évolution des savoirs techniques, a été souvent dissocié de
celui de l’interprète, supposé avoir dans sa relation à l’œuvre une immédiateté acquise à force
de fréquentation du répertoire, d’heures de pratique et d’assimilation inconsciente de
traditions d’interprétations. Cette thèse propose d’aborder la question essentielle du style et
plus précisément de la spécificité de la forme sonate chez Scriabine en suivant le travail de
l’interprète. Jouer une œuvre suppose d’en restituer tous les paramètres dans un moment
donné alors que l’analyse souvent les dissocie. Le mot interprétation a été entendu comme
l’exigence de considérer l’œuvre dans tous ses paramètres, ce qui s’applique particulièrement
bien au répertoire étudié. Le choix s’est porté sur les six dernières sonates en ce qu’elles
constituent un ensemble homogène par leur forme en un seul mouvement et sont
représentatives de l’évolution du style de Scriabine. Leur composition s’étend de 1907 à
1913. Autour de l’année 1910, des œuvres majeures, nouvelles sur le plan du langage sont
composées. Largement étudiées sur le plan des bouleversements harmoniques et structurels,
ces œuvres requièrent cependant une analyse globale pour échapper à l’appauvrissement du
regard porté sur l’œuvre où mène une analyse se limitant à étudier les rapports structurels et
harmoniques. La notion de forme, comprise comme forme dynamique, sera le sujet
fondamental de la thèse. La progression dans la forme sonate chez Scriabine se traduit sur
tous les paramètres de l’écriture, et non plus seulement sur le plan structurel ou harmonique,
sur la relation tonique/dominante ou tension/détente.

Le plan suit le dévoilement qui s’opère lorsque le musicien apprend une partition. Ce
dévoilement, souvent inconsciemment, fait appel à des processus de reconnaissance hérités de
la fréquentation du répertoire - le musicien, particulièrement en situation de déchiffrage, voit
l’œuvre comme une suite de signes déjà connus - puis se poursuit par un questionnement sur
le style, qui rejoint les travaux historiques des musicologues, et par l’analyse (notamment
dans les œuvres longues où le travail de mémorisation et d’interprétation est, à mon avis,
indissociable d’une reconstruction mentale de la forme). Enfin, la partie la plus importante du
4
travail d’interprète, qui ne saurait être qu’artificielle sans l’élucidation des autres, le travail
instrumental et d’interprétation évoque les paramètres de technique instrumentale, de
construction de l’œuvre dans le temps (tempi, rubato, rythme) et de travail sur le son (nuance,
couleur, phrasé). Si le premier de ces paramètres, la technique instrumentale, a été
abondamment traitée par les musicologues, les deux autres ont été laissés, pour la question
difficile du temps, aux philosophes, et pour le timbre, aux compositeurs et aux physiciens.
Ces deux paramètres demanderaient de nouveaux modèles d’analyse, extrêmement difficiles à
conceptualiser dès lors qu’il ne s’agit plus de rendre compte de l’écoulement du temps ou du
timbre en-soi, ce que font les analyses d’interprétations en modélisant les changements de
tempi, et l’agogique, mais bien de la perception du temps et du timbre, ce que seuls pourront
réaliser des travaux menés conjointement par des musiciens, des phénoménologues, et des
chercheurs en sciences cognitives.1

Les études menées sur la musique de Scriabine sont relativement peu nombreuses en
France et se limitent presque exclusivement à la thèse de Manfred Kelkel, Alexandre
Scriabine, Sa vie, l'ésotérisme et le langage musical dans son œuvre, qui a effectué un travail
complet de biographie et d’analyse.2 Ce travail daté de 1979, très marqué par les analyses de
Messiaen, se rapproche parfois des analyses rythmiques de Pierre Boulez qui radicalisent les
conceptions de Messiaen. Les analyses rythmiques et formelles de Manfred Kelkel seront
discutées en partant d’une approche moins marquée par la nécessité absolue de rendre
cohérents tous les paramètres du matériau musical comme dérivant d’une seule idée, qui porte
la marque des préoccupations des compositeurs dans les années 1970.3

Les témoignages directs de Boris de Schloezer et de Marina Scriabine, beau – frère et


fille du compositeur, tous deux chercheurs et musicologues, ont été précieux pour comprendre
la pensée du compositeur. Marina Scriabine a traduit et publié en français les carnets de notes
de Scriabine sous le titre Notes et réflexions.4 Boris de Schloezer a écrit un ouvrage à partir de
ses souvenirs personnels et de ses discussions avec le compositeur.5 Parmi les témoignages
directs, il faut citer les souvenirs de Leonid Sabaneev non encore traduits du russe, et les cinq
articles du penseur et poète symboliste Viatcheslav Ivanov publiés après la mort de Scriabine

1
Voir travaux réalisés spécifiquement sur la musique par David Lewin. Le laboratoire Brahms à Montréal mène
des expériences sur les musiciens « en action » et non pas sur la perception de la musique.
Les expériences réalisées ne prennent pas suffisamment compte, à mon avis, de la complexité des phénomènes
de perception tels qu’ils ont été analysés par des philosophes comme Husserl ou Merleau-Ponty.
2
Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, Sa vie, l'ésotérisme et le langage musical dans son œuvre, éd. Librairie
Honoré Champion, Paris 1984.
3
Les analyses de Manfred Kelkel montrent une organisation symétrique dans les œuvres de Scriabine. Il la
justifie par l’intérêt de Scriabine pour les théories ésotériques.
4
Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, carnets inédits, traduction et présentation de Marina Scriabina,
éd. Klincksieck, Paris, 1979.
5
Boris De Schloezer, Alexandre Scriabine, préface de Marina Scriabina, éd. Librairie des cinq continents, Paris,
1975.
5
entre 1915 et 1920. Ces cinq articles sont Les vues de Scriabine sur l’art (1915), Le national
et l’universel dans la création de Scriabine (1916), Scriabine et l’esprit de la révolution
(1917), Scriabine (1919), Un discours à la mémoire d’Alexandre Scriabine (1920). Le
premier de ces articles, le plus important, a été traduit en anglais et regroupé avec d’autres
essais d’Ivanov.1 Les témoignages d’Alexander Pasternak et d’Elena Bekman-Scherbina
renseignent sur le jeu et les interprétations de Scriabine. La pianiste Elena Bekman-Scherbina
raconte notamment ses séances de travail avec Scriabine.2

En revanche, les études sur la musique de Scriabine sont nombreuses en langue


anglaise. La biographie de Faubion Bowers (Scriabin, a biography, 2nde édition, 1996) 3 reste
incontournable ainsi que l’ouvrage de Hugh MacDonald (Skrjabin, 1979). Le remarquable
ouvrage d’Anatole Leikin, The Performing Style of Alexander Scriabin, paru en 2011,4
parvient, grâce à des moyens techniques importants à réaliser des analyses d’interprétation
historiques de Scriabine et à développer une réflexion sur les traditions d’interprétation à
partir de données vérifiées par une méthode rigoureuse et fiable. La plupart des thèses
publiées dans le cadre des troisièmes cycles d’interprétation aux Etats-Unis font l’analyse
d’une ou plusieurs œuvres de Scriabine en appliquant la Set-Theory. Cette méthode d’analyse,
assez peu développée en France, s’applique bien à la musique de Scriabine et permet de
percevoir des relations harmoniques structurantes à l’intérieur des oeuvres. La plupart de ces
thèses sont relativement récentes : Nataliya Sukhina, Alexander Scriabin (1871 – 1915) :
Piano miniature as chronicle of his creative evolution ; complexity of interpretive approach
and its implications, (2008) ; Kee Soonbok, Elements of continuity in Scriabin’s musical
language, an analysis of selected preludes (2008) ; Elizabeth Barany-Schlauch, Alexander
Scriabin’s ten piano sonatas : their philosophical meaning and it’s musical expression,
(1985). La thèse de Herbert Harold Wise, The Relationship of pitch sets to formal structure in
the last six piano sonatas of Scriabin, 1987 m’a paru le travail analytique avec la set – theory
le plus conséquent sur les dernières sonates.5 Il faut bien sûr souligner l’importance des
analyses de George Perle (1984)6 et de James Baker (1986).7 La lecture d’un article de
Susanna Garcia Scriabin's Symbolist Plot Archetype in the late Piano Sonatas (2000) m’a
1
Viatcheslav Ivanov, Selected essays, traduit du russe vers l’anglais par Robert Bird, introduction de Michael
Wachtel, Studies in Russian Literature and theory, Northwestern university Press, Evanston, Illinois, 2003.
2
Elena Bekman-Scherbina, « ob ispolnenii fortepianikh sochinenii A. N. Scriabina. » in Pianisti raskazivaiout,
vsiesoiouznoe izdatelstvo, sovietskii kompozitor, Moscou, 1979.
3
Faubion Bowers, Scriabin, A Biography, 2nd revised edition, Dover publications, New York, 1996.
4
Anatole Leïkin, The performing style of Alexander Scriabin, University of California, Santa Cruz, USA, 2011.
5
Herbert Harold Wise, The relationship of pitch sets to formal structure in the last six piano sonatas of
Scriabin. Doctorat de philosophie dirigé par Dr. Robert Gauldin, University of Rochester, New York, 1987.
6
George Perle, “Scriabin's self-analyses”, Music analyses, Vol. 3, N°2, éd. Blackwell publishing, Juillet 1984.
pp. 101-122.
7
James Baker, The music of Alexandre Scriabin, Yale university Press, New Heaven, London, 1986.
James Baker, Scriabin's Implicit Tonality, Music Theory Spectrum, Vol. 2 (Spring, 1980), éd.University of
California Press on behalf of the Society for Music Theory, 1980. pp. 1-18.
6
guidée vers l’étude des relations entre la musique de Scriabine et la poésie symboliste russe
de l’âge d’argent.

Le champ très large ouvert par la notion d’interprétation sera limité par une
concentration maximale et technique sur le sujet essentiel de la thèse : la forme sonate des six
dernières sonates d’Alexandre Scriabine. Si la trajectoire du travail d’interprète a été prise
pour modèle et si elle est l’occasion de convoquer des méthodes d’analyse et de travail
musicologique, la visée de ce travail ne sera jamais perdue : définir la spécificité des dernières
sonates de Scriabine, même si des incursions, nécessaires parce qu’éclairantes, vers d’autres
œuvres seront permises. Le raisonnement suivra un chemin circulaire qui, partant de la
perception, passera par l’analyse des œuvres pour s’étendre à l’interprétation dans sa triple
exigence de compréhension, de conception et d’exécution et se refermera dans ce qui
constitue la visée1 de l’interprétation - rendre audible l’œuvre dans un travail presque de re-
création - c’est-à-dire depuis la perspective de l’auditeur.

Le risque d’une étude de la musique de Scriabine est d’accorder une importance


prépondérante aux écrits du compositeur et de délaisser la musique. Choisir la perspective de
l’auditeur comme point de départ a permis de reconstituer l’univers de référence de Scriabine
à partir de sa manifestation sonore. J’ai repris l’approche suivie par Danielle Cohen-Levinas
dans le cours intitulé « Atelier d’écoute des musiques du XXe siècle.» Il s’agit de considérer la
perception, l’écoute des sonates comme les prémices de toute analyse ou recherche. Adaptée
de la tripartition de Molino l’écoute se divise en trois temps. Elle passe d’une première
réception neutre à un stade poïétique puis esthétique. Ainsi dans la première partie les figures
thématiques mises en relation avec le contexte de création et la perception de leur
configuration à l’échelle de la forme de l’œuvre seront analysées.2 La seconde partie
délaissera momentanément la perception pour se consacrer à l’analyse la plus rigoureuse
possible des œuvres. L’analyse cherche la cohérence dans le traitement du matériau
thématique, dans le parcours harmonique et produit une représentation démontrant l’équilibre
formel des œuvres.3 Je m’attacherai à découvrir les mécanismes de structure formelle, en
cherchant à discerner, au-delà de l’appellation générale d’atonalité, la logique d’organisation
de l’œuvre, harmonique, thématique, des échelles et des polarités. La cohérence de l’analyse,

1
Terme de phénoménologie employé notamment par son fondateur, Edmund Husserl.
2
J’emprunte ici volontairement deux termes employés par Paul Ricoeur dans Temps et Récit. Avec les termes de
figure, pré-figuration, configuration, refiguration, Paul Ricoeur développe dans le premier volume une pensée
qui, sous le nom de triple mimèsis, lui permet d’envisager globalement l’œuvre, le récit. Mimèsis I correspond à
l’amont de la création, mimèsis II à la création elle-même et mimèsis III à l’aval de la création : « l’activité
mimétique ne trouve pas le terme visé par son dynamisme dans le seul texte poétique, mais aussi dans le
spectateur ou le lecteur. Il y a aussi un aval de la composition poétique, que j’appelle mimèsis III. » Paul
Ricoeur, Temps et récit, vol. 1, éd. du Seuil, Paris, 1983. p. 94.
3
Les analyses de Schenker fournissent certainement l’exemple le plus convaincant. Heinrich Schenker, Five
graphic music analysis, introduction de Félix Salzer, Dover, New-York, 1969.
7
en aboutissant à la représentation d’une forme en arche, entre en contradiction avec ce qui a
précédemment été déterminé dans la première partie, guidée par la perception, et conduit à
une aporie : comment perception et analyse peuvent-elles donner deux représentations aussi
contradictoires de la même œuvre ? Sans conclure à l’insuffisance de l’une ou l’autre des
deux approches, un retour vers la perception sera effectué, mais vers celle particulière de
l’interprète, éclairée par le travail d’analyse précédent. La dernière partie portera plus
particulièrement sur l’interprétation en partant de la technique pianistique de Scriabine et, à
travers l’analyse des enregistrements historiques du compositeur et des témoignages de ses
élèves, se poursuivra par une réflexion sur les traditions d’interprétation de sa musique. En
jouant, l’interprète redonne à l’œuvre sa dimension temporelle et sonore. C’est à l’intérieur de
l’expérience de ce déploiement temporel et sonore que sera finalement recherchée la
singularité de la forme sonate dans les dernières sonates de Scriabine.

8
Partie 1

Scriabine et le symbolisme russe

9
Chapitre I. Les figures musicales

1. Frei aber Einsam ?1 la singularité de Scriabine

La plupart des études ou articles consacrés à Scriabine mentionnent le caractère


éminemment personnel de sa musique ainsi que sa personnalité hors du commun, singulière,
qui semble étrangère à toute influence ou résister à tout rapprochement avec les courants
musicaux de son époque. Dans la préface de son ouvrage sur Scriabine, Boris de Schloezer
s'interroge sur la place réelle de Scriabine dans l'histoire de la musique : son langage musical,
notamment harmonique, est-il révolutionnaire? A quel courant artistique peut-il être rattaché?

A-t-il vraiment réalisé une révolution dans ce domaine [l’harmonie], et est-il sorti
des limites de notre système tempéré, ou bien est-il resté dans ce système, en
essayant seulement de reculer ses limites au maximum ? (…) Sa personnalité et son
œuvre ont été étudiées en elles-mêmes, totalement en dehors de la réalité et de
l’histoire (…) Tout réduisait à indiquer telle ou telle influence : Chopin, Liszt,
Wagner, mais la constatation de ces influences ne résout aucunement le problème de
la parenté de Scriabine avec tel ou tel courant intellectuel et artistique.2

Schloezer transmet dans son livre, par le souvenir de ses entretiens personnels et de
ses discussions passionnées avec le compositeur, le portrait d'un homme et d'un artiste
profondément original, qu’il se plaît à montrer comme étranger à toute influence extérieure.
Scriabine est décrit comme un homme capable de s'intéresser à la philosophie au contact du
prince et philosophe Sergeï Troubetskoï, aux théories socialistes lorsqu'il fréquente Gueorgui
Plekhanov3 ou à la théosophie à travers les ouvrages d’Hélèna Blavatsky, dans la mesure où,
selon Schloezer, cela rejoignait et renforçait ses propres convictions. Scriabine retenait
principalement des œuvres les pensées dont il avait pressenti qu'elles pouvaient s'accorder
avec les siennes ou les renforcer. Tout en s'interrogeant sur la possibilité d'un rapprochement
entre un courant artistique contemporain et Scriabine, le musicologue ne cesse ensuite de
montrer la profonde originalité du compositeur et de démontrer son autarcie culturelle.

1
Libre mais seul. Ce titre en référence à la sonate F. A. E. composée conjointement par Schumann, Brahms et
Dietrich fait écho à Stravinsky qui, dans la cinquième leçon de Poétique musicale, refuse de reconnaître dans le
musique de Scriabine toute forme de filiation et d’héritage musical : « Car enfin, est-il possible de relier à une
tradition quelconque un musicien comme Scriabine ? D’où vient-il ? Et qui sont ces ancêtres ? »
Poétique musicale, Flammarion, Paris, 1997. p. 126.
2
Boris de Schloezer, Alexandre Scriabine, préface de Marina Scriabina, éd. Librairie des cinq continents, Paris,
1975. p. 24.
3 Guéorgui Plekhanov est un des fondateurs du POSDR (parti ouvrier social-démocrate révolutionnaire), il a par
la suite rejoint le mouvement des menchéviks, en opposition à Lénine.
10
Il [Scriabine] n’était pas capable d’assimiler les auteurs qui lui étaient
idéologiquement étrangers : il les mettait tout bonnement de côté dès les premières
pages, convaincu qu’il n’était pas en mesure d’interpréter leurs idées dans le sens
qui l’intéressait et que, de ce fait, il n’en avait pas besoin. (…) Il avait la même
attitude non seulement envers les livres, les systèmes, mais aussi envers la réalité,
les gens et les événements concrets. Je veux dire qu’il n’était pas capable de
considérer un objet de manière désintéressée, qu’il ne voulait pas et ne pouvait pas
le considérer en lui-même, en tant que tel, mais le jugeait et l’appréciait toujours en
fonction de ce que ce fait, cet événement ou cet individu pouvait apporter à ses
projets. 1

Du point de vue musical, cette personnalité "à part" semble en effet ne s'inscrire dans
aucun courant, ne pouvoir être rapprochée d'aucun autre compositeur contemporain, ni russe
ni étranger. Nous savons peu de choses des goûts musicaux de Scriabine, sinon qu'il détestait
Beethoven et Tchaïkovski.2 Il manifeste peu d'intérêt pour les créations de ses contemporains,
qualifie la musique de Rachmaninov, étudiant en même temps au conservatoire de Moscou,
de musique qui "sonne comme du jambon bouilli."3 Après avoir passé son diplôme au
conservatoire, il ne jouera en concert plus que sa propre musique. Les seules œuvres
musicales pour lesquelles il semble conserver de l'estime sont les opéras de Wagner. Nous
verrons que le concept de Gesamtkunstwerk et le langage harmonique de Wagner ont
profondément influencé la musique de Scriabine.

2. A l’audition des sonates

Si l'on se concentre sur l'audition des six dernières sonates, le langage musical paraît tout
à fait singulier. De l'écoute se dégage l'impression d'une musique qui, née du néant,
s'achemine progressivement vers un climax extatique. Schloezer indique un schéma
intéressant qui correspond dans les grandes lignes à sa perception globale de la forme des
sonates ou des œuvres symphoniques de Scriabine. Il définit ainsi sa perception des œuvres :

angoisse - désir - élan mystérieux - envol - danse - extase - transfiguration.4

1
Boris de Schloezer, op. cit. p. 41.
2 Ibid., p. 58 : « Il avait des antipathies très marquées, au nombre desquelles je citerai Beethoven (comme on le
sait Scriabine partageait cette antipathie avec Chopin), dont il reconnaissait toutefois l’énorme importance
historique. Il ne pouvait absolument pas supporter Tchaïkovski ; ses œuvres, surtout celles pour piano, lui
causaient une souffrance physique. Parmi tous les artistes, il réservait une place tout à fait à part à Wagner, peut-
être le seul compositeur qui fût encore capable de l’émouvoir et de lui faire oublier, ne fût-ce qu’un instant, sa
propre création. »
3
cité par Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, Un musicien à la recherche de l‘absolu, éd. Fayard, Paris,1999.
p. 191.
4
Boris de Schloezer, op. cit. p. 60.
11
Ce schéma décrit presque un principe formel dans les dernières sonates :

A partir de sa 3e sonate et jusqu’à la 10e sonate, toutes les œuvres de Scriabine sont
effectivement construites d’après un même schème : angoisse, désir, élan
impétueux, envol et danse, extase, transfiguration. En fait, cette formule est très
simple : une série d’envols qui, tels des vagues, montent de plus en plus haut, un
dernier effort, la libération et l’extase. 1

Schloezer décrit les formes musicales de Scriabine en des termes poétiques. A


l'audition une forme en mouvement générée par l'accord initial se crée. Et pourtant la forme-
sonate est extrêmement précise. En un seul mouvement les six dernières sonates respectent
toutes la forme d'un premier mouvement classique avec exposition, développement et
réexposition. Schloezer qui a assisté de près à la composition de plusieurs œuvres, témoigne
du travail du compositeur. Scriabine débutait par une phase initiale extrêmement précise de
mise au point du plan et de la forme de l'œuvre :

Ainsi il travaillait en même temps à toute l’œuvre qui se construisait à la fois dans
toutes les directions en partant de points différents, selon un plan élaboré dans les
moindres détails. Ce plan, qui déterminait la forme de l’œuvre musicale, la forme
détaillée de la construction d’une sonate, d’une symphonie, d’un poème était
toujours élaboré par Scriabine à l’avance, au moment où il ne faisait que noter sur le
papier le matériau thématique. Et il suivait ce plan avec une exactitude scrupuleuse,
ne le modifiant presque jamais , en aucune circonstance, et le suivant avec une
logique imperturbable. 2

Il ajoute que Scriabine ne modifiait jamais son plan et préférait « sacrifier la


surabondance de son imagination », compensant de cette manière sa nature peu rationnelle.
Scriabine insistait sur la nécessité absolue et primordiale de s'auto - limiter, de s'imposer des
cadres.3 Il était extrêmement précis, ce que révèle la netteté des constructions de ses
compositions qui apparaissent lors de l'analyse.4 Le musicologue Manfred Kelkel a consacré
une partie importante de sa thèse5 à l’étude des formes – sonates de Scriabine en proposant
notamment une analyse schématisant la forme selon des règles très strictes de proportions
numériques et de symétries. Cependant à l’audition, ces proportions ne sont pas identifiables
et la première description de Schloezer s’impose. Les termes poétiques qu’il emploie :

1
Ibid.
2
Ibidem. p. 53.
3
Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, traduction et présentation Marina Scriabine, Klinsieck, Paris, 1979.
p. 28 « Créer quelque chose cela veut dire limiter une chose par une autre. »
4
Voir infra partie II.
5 Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, Sa vie, l'ésotérisme et le langage musical dans son œuvre, éd. Librairie
Honoré Champion, Paris, 1984.
12
« désir » « envol » « danse »... décrivent les thèmes musicaux au plus près de leur réalité
sonore. C’est ainsi que cette musique se laisse entendre : dans le laisser-surgir1 de l’écoute,
les figures et thèmes deviennent métaphores sonores.

3. Idées–images

Le matériau thématique dans les sonates de Scriabine ne se développe pas en de longues


lignes mélodiques, ce fait est suffisamment rare chez un compositeur russe pour mériter d'être
souligné. Il y a d'ailleurs très peu de pièces pour piano de Scriabine dans lesquelles il est
possible d'identifier une véritable mélodie.2 La musique se construit et se structure
principalement à partir et autour de ce que j’appellerai des figures pour souligner l’aspect
métaphorique dans l’élaboration du matériau thématique. Ces figures sont souvent très
courtes, composées de quelques notes et clairement identifiables à l'audition des sonates.
Boris de Schloezer parle d’« idée-image » pour évoquer l’acte de création tel qu’il était vécu
par Scriabine.3 L’œuvre apparaissait au compositeur dans son unité complète, à la fois sous
forme de son et de couleur : « Scriabine définit alors cette image comme un être sonore et
coloré.4 » Si pour Schloezer le terme d’idée-image évoque l’unité globale de l’œuvre,5 je le
reprends ici pour décrire à un niveau plus « local » la nature du matériau thématique. Ce
terme d’idée-image permet de saisir l'importance de l'association entre l'idée musicale des
œuvres, c'est-à-dire les matériaux thématiques, et ce qu'ils représentent, ce qu'ils évoquent,
l'image. Le matériau musical est pensé comme métaphore sonore. Avec ce concept d’idée -
image Scriabine se détourne de la musique pure dont l'idée même lui déplaisait
profondément : « Je n’arrive pas à comprendre comment on peut encore à notre époque écrire
quelque chose qui ne soit « rien que de la musique »? Cela manque tellement d’intérêt ! »6

Six idées-images sont présentées dans l'exposition de chacune des dernières sonates. La
suite de la sonate, construite en ascension progressive vers un final extatique - point
culminant de l'œuvre, - se structure autour de leurs transformations successives. Elles se
superposent l'une à l'autre en formant un contrepoint développé.

Les idées-images sont les figures musicales qui constituent le matériau thématique des
sonates de Scriabine, souvent associées dans les partitions à des indications écrites de nature

1 Roland Barthes, l’Obvie et l’obtus, éd. du seuil, Paris, 1982. p. 229.


2
cf. la critique d’Arenski, professeur d’harmonie et de contrepoint au conservatoire de Moscou : « Il n’y a ici
que des mélodies avortées, sans aucun plan défini. Avec Monsieur Scriabine, nous en sommes à l’improvisation
continue, à la simple incohérence. » cité par Manfred Kelkel, op. cit. p. 39.
3
Boris de Schloezer, op. cit, p. 53.
4
Ibidem. p.52
5
Le texte de Boris de Schloezer laisse une ambiguïté sur ce terme, la présence de guillemets ne permet pas de
déterminer s’il s’agit d’une expression de Scriabine lui-même citée par l’auteur ou le signalement d’un
néologisme.
6
Scriabine cité par Manfred Kelkel, op. cit. p. 191.
13
métaphorique qui rejoignent la description de Schloezer (envol, danse,). Elles ont souvent été
comparées au leitmotiv de Wagner. Ce rapprochement est pertinent dans la mesure où les
modèles de Scriabine ont sans conteste été Wagner et Liszt, mais le leitmotiv et l’idée - image
diffèrent sur certains points. Chez Wagner, le leitmotiv musical est immédiatement associé
soit à la présence de l'un des personnages (par exemple le motif du cor dans Siegfried), soit à
un élément concret (le philtre d'amour dans Tristan - le Walhalla dans la Tétralogie), à un état
d'âme (le désir dans Tristan) ou encore l'évocation d'un élément (le feu dans La Walkyrie). Si
chez Wagner l'association se fait directement par la simultanéité de l'action scénique et de la
musique - du moins lors de la première apparition du leitmotiv (préludes orchestraux
exceptés) - (par exemple le motif des géants dans L'or du Rhin est joué à chaque fois que l'un
des géants apparaît ou que Fasolt ou Fafner sont évoqués), chez Scriabine au contraire, qui ne
compose que pour piano ou orchestre, le support visuel est absent. L'idée - image par sa
morphologie, ses intervalles, son rythme, appelle à une correspondance immédiate. Pour
Schloezer, Scriabine ne cherchait d’ailleurs pas à « imiter » une représentation, mais l’idée et
la musique provenaient de la même intuition. L’image sonore et visuelle s’offrait à lui
simultanément. Scriabine était synesthète et entendait donc la musique en couleurs, en sons-
couleurs. Scriabine parle à propos de la Cinquième sonate d’un « être sonore et coloré » qui
se serait révélé à lui et dont il n’aurait eu qu’à « soulever le voile pour la rendre visible aux
autres hommes » :

Il la voyait et l’entendait de l’intérieur et en même temps séparément, au-dessus de


lui. (...) Il éprouvait en composant le sentiment de projeter sur une surface plane un
corps tridimensionnel qui lui aurait été révélé dans une vision fugitive et qu’il
distendait, aplatissait dans le temps, le simplifiant et l’appauvrissant sous certains
rapports. En effet, il transformait l’image globale, qui était perçue par tout son être
et à la perfection de laquelle participaient tous ses sens, en un système sonore, ne se
détachant de ce fait que de certains de ses éléments. Scriabine indiquait également
qu’il ne se sentait pas seulement passivement récepteur dans l’acte de perception de
cette image, mais activement créateur.1

L’univers de correspondances convoqué par Scriabine fait appel à un référent culturel


commun entre le compositeur et les auditeurs. Certains référents proviennent d’associations
courantes, d'autres ont des fondements plus subtils, une origine musicale. A la première
catégorie appartient par exemple la métaphore sonore de l'idée du vol, communément
associée à la légèreté, l'ascension, la hauteur, la vitesse, la liberté. Elle est musicalement
traduite par des groupes d'appoggiatures rapides et ascendantes dans l'aigu, associées à l’idée

1 Boris de Schloezer, cité par Marina Scriabina, Introduction à : Alexandre Scriabine, Notes et Réflexions,
op. cit. pp. XX – XXI.
14
de "hauteur". Pour la deuxième catégorie des idées - images avec un référent musical, un des
meilleurs exemples se trouve dans la neuvième sonate :

Le sous-titre de la sonate « Messe Noire » engage à associer la figure (les notes


répétées dans le registre grave) à un sentiment angoissant ou à un personnage inquiétant, ceci
d'autant plus facilement qu’elle semble directement inspirée par le thème généralement
associé au personnage de Méphistophélès dans la sonate pour piano de Liszt :

L’idée-image chez Scriabine n’est pas seulement métaphore sonore mais peut avoir,
comme le leitmotiv dans les opéras de Wagner, une valeur de signal. Certaines figures comme
celle de l’appel, ont une valeur structurante dans la pièce tout comme les leitmotiv ont valeur
de signal pour l’auditeur en lui annonçant par exemple l’arrivée d’un personnage. Pour
Scriabine comme pour Wagner, ces figures interpellent l’auditeur lorsqu’elles réapparaissent
dans l’œuvre car leur mémorisation est immédiate. Scriabine semble avoir pensé l’élaboration
du matériau thématique de ses sonates d’après l’analogie entre métaphore sonore et
métaphore poétique. La notion d’idée-image et la résonance particulière qu’elle rencontre
dans les autres arts appelle un rapprochement avec les œuvres des poètes symbolistes russes.
A cette époque, les limites entre son, langage, image, veulent être dépassées et les artistes à la
recherche d’un sens nouveau tendent à faire fusionner les arts.

15
4. Sens–Son1

Leonid Sabaneev2 relate la manière dont Scriabine a été introduit parmi les poètes
symbolistes notamment grâce au poète Jurgis Baltruisatis et l’importance de cette rencontre
pour le compositeur. Baltrusaitis est à l’origine de la rencontre entre Viatcheslav Ivanov et
Scriabine. Selon Sabaneev cette rencontre a été déterminante pour le compositeur.

A cette époque [années 1909 - 1910] Scriabine a commencé une étude sérieuse de la
poésie symboliste russe. Je pense que la rencontre avec Baltrusaitis en est la raison
évidente. Rapidement j’ai remarqué parmi ses livres et ouvrages de référence … une
anthologie d’œuvres, incomplètes bien sûr, de Balmont, Ivanov, et les vers de
Baltrusaitis.3

Scriabine a très largement fréquenté le milieu des symbolistes. Les poètes Alexander
Blok, Andreï Biely et Viatcheslav Ivanov se retrouvaient régulièrement dans l'appartement
moscovite du compositeur à partir de l’année 1912 mais connaissaient déjà leurs œuvres
respectives depuis déjà plusieurs années.4 Les symbolistes vouaient un véritable culte au
compositeur et, plus que leurs relations personnelles, la convergence de leurs intérêts et la
similarité de leur conception artistique est frappante. La similitude des préoccupations
esthétiques du compositeur et des poètes se manifeste dans les œuvres. Pour les poètes, la
musique se situe au sommet de la hiérarchie des arts : Andrei Biély écrit quatre Symphonies,
Alexander Blok recherche obsessionnellement la "musicalité", la sonorité du vers. Les poètes
se proclament à la recherche de « l’ultime musique, » du « rythme primordial »5 de la langue.
Ils partent à la recherche du mot originel, du temps où le sens et le son faisaient corps :

Le son hurle un sens terrible ; mais personne ne comprend ce qu'il s'égosille à hurler.
Il crie, lui, le bon vieux son, qu'il est le son, qu'il fait des pieds et des mains pour
échapper aux crevasses du gosier.6

1
Sens, son et signification. Titre du séminaire de Danielle Cohen-Levinas du 8 octobre 2012. Phénoménologie
de la musique : La musique est-elle un art du sensible ? Archives Husserl, ENS.
2
Leonid Sabaneev, Vospominania o Scriabine, Klassica XXI, Moscou, 2000.
3
Sabaneev, Leonid, Vospominania o Scriabine, citation traduite en anglais par Malcom Brown, “Scriabin and
« Mystic » symbolism” Nineteenth century music, vol. 3 n°1, Juillet 1979. pp. 42-51. p. 48. “At that period
Skrjabin began a close, serious study of russian symbolist poetry. I think the acquaintance with Baltrusaitis
provided the obvious motivating reasons for this. Soon ... I noticed among his reference books and manuals ...
the collected works, still incomplete of course, of Balmont, Ivanov, and the verses of Baltrusaitis”.
4
Manfred Kelkel, op. cit, p. 201. « Certains visages que l’on voyait chez lui étaient connus comme des « poètes
décadents ». On y trouvait Viatcheslav Ivanov et Andréï Biély que le musicien avait connus chez Ivanos, à Saint-
Pétersbourg. Il y avait également Alexandre Blok et Constantin Balmont, le chef du mouvement symboliste et
même Jurgis Baltrusaitis. »
5
Georges Nivat, « Le symbolisme russe », Histoire de la littérature russe – le XX e siècle, l’Age d’argent, éd.
Fayard, Paris, 1987. p. 95.
6 Andreï Biély, La Glossolalie, poème traduit par Georges Nivat, op. cit,. p. 99.
16
Andrei Biely cherche à retrouver l’origine du langage, du sens, dans le son. La glossolalie est
un « poème sur le son », une « improvisation sur quelques thèmes sonores »1 dans lequel
Biély explore poétiquement les ressorts de la langue : des phonèmes à l’émission physique du
son.

Les alliances de sons, de collusions en dispersions et en dessications, ont alourdi les


parlers. Les dictionnaires de sons-images chargent notre mémoire, mais la clarté de
leur ancien geste n'atteint plus notre âme. (…) La nuit du sens sonore gît dans les
dictionnaires dont l'humanité a bâti ses temples de langage.2

Les poètes exaltent "un retour à la langue des dieux de l'époque mythologique de
l'humanité"3. La "langue des dieux" est ici affirmée comme la langue originelle où "tout
coïncide," l'adéquation parfaite entre sens et son, entre rythme et signification. Ils recherchent
le langage naturel primitif des "mots qui adhèrent l'un à l'autre comme des blocs cyclopéens"4
contrairement au langage structuré par la grammaire qui est pour Viatcheslav Ivanov "une
élaboration artificielle du mot." Ivanov oppose dans Les Testaments du Symbolisme le langage
logique et le langage mythologique.5 Mohrenschildt propose en 1938 une synthèse du travail
sur le langage réalisé par les symbolistes :

Le symbolisme a rénové le langage russe. Les vertus du style classique de


Pouchkine, la précision, la clarté et l’usage strictement logique des mots ont été
délaissés. Le sens premier des mots était à présent largement subordonné au son et
les mots ont acquis une nouvelle valeur émotionnelle. Une variété de nouveaux
rythmes, d’arrangements de rimes et de formes de versification ont pris une place
permanente dans la prosodie russe. 6

Georges Nivat montre à travers l’étude de la poésie d’Andrei Biély et d’Alexander


Blok que les poètes symbolistes sont à la recherche d'un sens absolu et premier qui s'impose
d'emblée, à l’opposé du sens, selon eux arbitraire, conventionnel, social, usé, du mot.7 Quel
art autre que la musique correspond à cette quête? Il est toujours question du sens dans la
musique malgré la difficulté d’expliciter cette notion. La musicalité du mot, sa sonorité

1
Andrei Biely, La Glossolalie, Poème sur le son, traduit du russe par Catherine Prigent, éditions Nous, Caen,
2002. Introduction p. 15.
2 Ibid. p. 19.
3 Georges Nivat, “Le Symbolisme russe”, op. cit. p. 88.
4 Ibid.
5 Viatcheslav Ivanov, “The Testaments of Symbolism” in Selected essays, traduit du russe vers l’anglais par
Robert Bird, Studies in russian literature and theory, Northwestern university press, 2003. p. 41.
6 D. S. von Mohrenschildt, “The Russian Symbolist movement”, PMLA, Vol. 53, n°4 (Décembre 1938), pp.
1193 – 1209. Symbolism has renovated the russian language. Gone were the characteristic virtues of Pushkin’s
eighteen - century style – precision, clarity, and the strict logical use of words. The primary meaning of words
was now largely subordinated to sound and words acquired a new range of emotional value. A variety of new
rhythms, rhyme-scheme and verse forms became a permanent part of russian prosody.
7
Georges Nivat, « Andrei Biély », « Alexander Blok », in Histoire de la littérature russe - le XXe siècle, l’Age
d’argent, op. cit. pp. 111 – 153.
17
amplifie sa signification, fait résonner une constellation de possibilités signifiantes. Cette
recherche est particulièrement visible dans les œuvres d'Andreï Biély, dans sa poésie ou dans
ses œuvres en prose, on mesure à quel point le poète sonde la musicalité de la langue. La
musicalité du poème est rythme, répétition du même son, du même mot, mais pas
exclusivement. Cette poésie n'est pas seulement musicale ; comme on peut le comprendre de
manière classique, par assonance ou répétition. Pour Avril Pyman le travail sur le son passe
dans la poésie d’Ivanov par la concentration de mots d’une seule syllabe et l’économie de
verbes. Blok recherche un effet incantatoire par la répétition de certains vers.1 La
préoccupation du musical touche essentiellement au sens, c'est hors de leur sens banal,
quotidien, attendu, que le musical propulse les mots. Les métaphores sonores sont la
promesse d’une possible accession à un sens autre, à une métaphore encore inconnue et
jusqu'à présent proprement inouïe. Dans la poésie symboliste, la métaphore change d'objet,
elle n'est pas comparaison visuelle d'un objet visuel, elle devient parfois, notamment chez
Biély, évocation sonore du visuel. Le poète lui-même d'ailleurs évoque ce lien mystérieux "la
musique est le sommet de l’art (...) on est tenté de croire que les idées musicales sont liées aux
idées poétiques"2. Dans ses œuvres, les exemples sont nombreux où les descriptions sont plus
sonores que visuelles sans qu'il s'agisse pour autant de descriptions d'événements sonores, de
bruits à proprement parler :

une gamme sanglotante de sons retentit quelque part. Katia s'était mise au piano
dans la maison : les sons dansaient le menuet en une succession d'instants fugitifs ;
et le temps se remplit de sons ; et on aurait cru que rien au monde n'existait plus que
le son ; et voilà des accords qui s'élèvent, les années que la vieille dame a vécues,
ruisseaux dorés, fleuves de lait, et cette meute d'hommes avides, répugnants et
friands de caresses...3

Le son pour Biély est un moyen de renouveler l'acte poétique, la langue acquiert une
nouvelle force car la métaphore est insolite et fraîche. C'est aussi une possibilité pour
exprimer ce que les mots sont impuissants à dire. La métaphore du son chez Biély est souvent
liée au temps, quel art est plus lié au temps que la musique ?

personne ne parlait ; une vague de sons épuisés de sanglots retentit quelque part :
c'était comme si quelqu'un courait rapidement de bas en haut ; c'était la course du
temps qui piétinait une vie.4

1
Avril Pyman, A History of russian symbolism, Cambridge university Press, 1994. p. 181, p. 215.
2 Andréï Biély, O teurgii, cité par Maria Cymborska-Leboda, « Le Drame, la Musique et le Théâtre, la
conception symboliste de l'homme », Cahiers du monde russe, Janvier-Juin 1994. pp. 191- 208. p. 195.
3 Andreï Biély, La Colombe d'argent, traduit du russe par A.-M. Tatsis-Botton, éd. l'Age d'homme, Paris, 1990.
p. 119.
4
Ibid., p. 120
18
La recherche des poètes symbolistes est intéressante dans la mesure où elle accorde la
primauté à la forme, aux sonorités avant l'importance du sens même du poème. Cet art
poétique s’apparente au plus près à l'art musical qui « n'a » pour s'exprimer « que » le
domaine des sons. Scriabine affirme au contraire paradoxalement qu’une musique qui n’est
que musique n’a pour lui aucun intérêt et c'est justement en cela qu'il rejoint les poètes
symbolistes : les poètes semblent à la recherche de la musique du vers et le musicien à la
quête du sens des sons. Pour ses œuvres les plus significatives, par exemple pour Le Poème
de l’Extase, l’Acte préalable, ou même la Cinquième sonate, Scriabine rédige en premier lieu
un poème au cours de l’élaboration duquel il ébauche les thèmes principaux de son œuvre à
venir.

La proximité de Scriabine et des poètes se traduit par la recherche commune de


l’adéquation entre le sens et le son. La similarité des métaphores employées, du vocabulaire
est également frappante. Pour Scriabine comme pour les symbolistes, le chant est ailé, le
monde est profondément mystique et doit tendre à l’unité, la figure féminine est
omniprésente.

Il y a le bruit : les bouquets d'arbres - trembles, chênes, ormes, - entrent en


effervescence l'un après l'autre ; au loin le bruit est incessant, il demande pardon au
passé." (...) Ils attendaient que vienne à eux le chant ailé, le chant que personne
n'avait encore chanté : c'était le chant de son âme qui était chanté...1

Le détour effectué par les théories des poètes symbolistes contemporains permet de
cerner les correspondances entre leur approche et celle de Scriabine. Le son de la langue est
entendu par les poètes comme porteur de sens avant même toute articulation de mot ou de
structure grammaticale. Cette préoccupation innerve toute la musique à programme du dix-
neuvième siècle et se retrouve dans les œuvres de Scriabine. L’ambiguïté permanente qui
réside entre langage et musique est soulignée par Danielle Cohen-Levinas en introduction
d’un ouvrage consacré aux relations entre musique, affect et narrativité :

« Elle [la musique] frotte les catégories du langage en instaurant une forme de
philologie du son proprement intraduisible. Et s'il arrive que la confusion des
langues se produise, que l'on oublie momentanément que la musique n'est pas le
langage et inversement, l'ambiguïté demeure. La musique dit des choses sur les mots
que les mots ne soupçonnent pas. Elle les dit dans le retrait de la parole. Autrement
dit, elle agit plus qu'elle ne raconte. »2

1
Ibid., p. 132.
2
Danielle Cohen-Levinas, Prélude, Rue Descartes, No. 21, Musique, affects et narrativité Septembre 1998. pp.
7-9 Presses universitaires de France, p. 7.
19
Comment la figure musicale peut-elle évoquer un mot ou une image ? Paul Ricoeur
cite Fontanier1 pour qui la métaphore évoque le mot par principe de ressemblance et
d’association.2 Le mot disparaît, il reste la métaphore - la figure ou le leitmotiv pour Wagner -
qui à elle seule reconvoque le mot ou l’idée. Dans la musique purement instrumentale de
Scriabine, le principe est le même et indique la méthode qui sera ici retenue. Dans la partition
le mot est associé à sa métaphore sonore. Mot et figure sont reliés, le mot est l’indication
écrite sur la partition destinée à orienter l’interprète. Le problème n’est pas de reconnaître
l’existence de métaphores sonores chez Scriabine, mais de comprendre comment elles se
rendent audibles. Si l’on s’accorde avec Paul Ricoeur à penser que le propre de la métaphore
littéraire est de « placer sous les yeux » c’est-à-dire « re-décrire une réalité inaccessible à la
description directe »3 par la substitution d’une figure à un mot, il faut admettre que la
métaphore musicale est dans un rapport, non plus de substitution, mais dans une relation
d’évocation, de suggestion dont le mécanisme est vraisemblablement à chercher du côté des
associations entre figures et affects entrées dans le référent musical commun. Autrement dit le
sens en musique est autant à chercher et à justifier du côté des auditeurs que de celui du
compositeur. Parler de métaphore sonore est ici une comparaison : Scriabine construit les
thèmes de ses sonates (figures mélodiques) comme des métaphores. Quelque chose dans la
figure (ce peut être le timbre instrumental ou le geste musical) la rattache irrémédiablement à
l’idée qu’elle évoque. Nietzsche parle de « représentations analogiques nées de la musique »4
en excluant une construction mimétique : « et non pas des objets imités par la musique ».5 La
métaphore musicale est dans le répertoire classique et romantique rendue possible par
l’accumulation des affects projetés sur le fonctionnement du langage tonal. Refuser la
métaphore sonore reviendrait à refuser la projection d’un sens métaphorique sur l’œuvre,
c’est-à-dire à refuser le langage tonal. L’ambiguïté de Scriabine réside précisément dans cette
limite. Le langage tonal est considérablement élargi et la structuration de la sonate est
déchargée presque entièrement sur sa capacité de figuration.

1
Pierre Emile Fontanier, rhétoricien du XIXe siècle (1765 – 1844).
2
Fontanier cité par Paul Ricoeur, La métaphore vive, p. 99 « La métaphore consiste à présenter une idée sous le
signe d’une autre idée plus frappante et plus connue. »
3
Paul Ricoeur, op. cit. p. 12.
4
Friedrich Nietzsche, La Naissance de la Tragédie enfantée par l’Esprit de la Musique, traduction Philippe
Lacoue-Labarthe, éd. Gallimard. Paris, 1977. p. 50.
5
Ibid.
20
5. Figures et métaphores musicales.

Les œuvres de Scriabine pour piano ou pour orchestre sont parsemées de remarques très
éloignées du traditionnel lexique musical destiné à guider l’interprétation. Souvent de nature
poétique, elles ont interpellé certains musicologues tels que Hugh Macdonald1 et Susanna
Garcia2 qui se sont interrogés sur une correspondance éventuelle entre l’emploi de ces
formules poétiques et la récurrence de certaines figures musicales. Les six dernières sonates
ont été composées entre 1911 et 1913 à une période où Scriabine fréquentait régulièrement les
poètes symbolistes et Viatcheslav Ivanov. Pour Hugh Macdonald, chaque nouvelle pièce de
Scriabine, notamment dans sa dernière période, constitue une étape vers ce que Scriabine
considérait lui-même comme une réalisation finale :

Il me semble essentiel de regarder la production musicale de Scriabine, relativement


réduite, comme un tout. (…) Je veux dire que chaque œuvre est le maillon d’une
chaîne ou une brique sur un mur. 3

Le matériau thématique est singulier pour chacune des six dernières sonates et pourtant les
images évoquées, lisibles dans les annotations de la partition, sont les mêmes. Le matériau
thématique des sonates apparaît comme l’expression musicalement métaphorique d’idées
présentes dans chacune des œuvres. Le relevé du vocabulaire dans les dernières sonates et les
poèmes symphoniques, en italien ou en français (à partir de la Sixième sonate), fait apparaître
deux types d'indications. Tout d'abord, et c'est à celles-ci qu’elles se limitent dans les trois
premières sonates, il s’agit de termes en italien liés à la structure de la forme sonate. Ce sont
essentiellement des indications de tempo (Allegro con fuoco, Presto, Andante,) ou des
précisions concernant le phrasé ou le caractère que doit donner l’interprète à certaines figures
(marcato, quasi niente, dolcissimo, etc.). Un autre type d’indications présent à partir de la
quatrième sonate, et plus généralement dans la plupart des œuvres de la seconde et troisième
périodes de création, n’appartient plus au vocabulaire usuel des annotations musicales.
Scriabine emploie un vocabulaire élaboré qui entre en résonance avec l'imaginaire de
l'interprète capable alors d’entrevoir une origine poétique ou symbolique. Parmi ces
annotations, une distinction doit être faite encore entre celles qui tout en utilisant un langage
poétique, suggèrent encore assez clairement à l'interprète un mode de jeu, un toucher, un geste
physique : "avec une profonde douceur ," "mystérieusement murmuré," "étincelant,"

1
Hugh Macdonald, Skrjabin, Oxford university Press, 1978.
2
Susanna Garcia, “Scriabin's Symbolist Plot Archetype in the late Piano Sonatas”, 19th century of music, vol.
23, N°3, p. 273-300, éd. University of California Press, printemps 2000. pp. 273-300.
3
Hugh Macdonald, op. cit., p. 7 “It seems to me essential to view Skrjabin’s relatively small output of music as a
whole. (...) I mean that each work is a link in a chain, or a brick on a wall.”
21
"acarezzovole" et remplissent ainsi l’ancienne fonction des indications traditionnelles de
nuances et de phrasé, et d'autre part, des phrases qui reviennent d’une sonate à l’autre et
semblent être notées dans la partition pour évoquer des images ou un drame sous-jacent. Ceci
est particulièrement remarquable dans les sonates 6 et 7 dans lesquelles l’interprète peut lire
par exemple en parcourant la partition de la Sixième sonate : « le rêve prend forme » ;
« l’épouvante surgit » ; « appel mystérieux » ; « épanouissement de forces mystérieuses » ;
« joie exaltée » ; « effondrement » ; « tout devient charme et douceur » ; « l’épouvante surgit,
elle se mêle à la danse délirante. »

Pour Hugh Macdonald, considérer ces indications en relation avec les figures
musicales qu’elles accompagnent, est un moyen de comprendre la manière dont interagit
l’univers de référence de Scriabine avec sa musique, tout en évitant de tomber dans ce qu’il
appelle le « cosmic hocus-pocus » scriabinien.

Il y a une alternative réalisable : distinguer les variations linguistiques dans sa


musique en termes plus larges. C'est-à-dire identifier la représentation des forces
sombres, percevoir la tendance constante de sa musique à évoquer les ailes, la
passion de Scriabine pour les figures palpitantes et volatiles, ou les trilles et chants
d’oiseaux, qui marquent l’intensité émotionnelle de sa musique. Il y a aussi le ton
érotique insinuant, un élément nécessaire à la créativité dans le monde de Scriabine.1

La terminologie spécifique conduit à chercher des correspondances entre les figures


musicales et les indications de jeu qui reviennent d'une œuvre à l'autre. L’étude menée par
Susanna Garcia montre qu’un certain type de vocabulaire présent dans les poèmes du
compositeur revient constamment d’une œuvre à l’autre. Il s’agit de la traduction musicale de
la protestation ou de la lutte, de passages musicaux « hors temps » qualifiés systématiquement
de « languides », de l’idée du vol associée aux ailes, de l’évocation de la lumière et d’une
écriture virtuose qui représente l’extase et la danse. Les figures musicales auxquelles se
référent ces indications poétiques, bien qu’elles soient la transposition musicale d’une même
idée et qu’elles aient un caractère commun, possèdent cependant une identité forte dans
chacune des œuvres. Il n’y a pas chez Scriabine comme on peut le trouver chez Messiaen par
exemple, notamment avec les chants d’oiseaux ou les thèmes des Visions de l’amen ou des
Vingt regards, de véritables rappels de motifs d’une œuvre à l’autre. Les sonates
contrairement aux Visions ou aux Regards ne forment pas une œuvre unifiée ; ce qui fait

1
Hugh Macdonald, op. cit., p. 10, “There is a workable alternative : and that is to learn to distinguish the
linguistic variations in his music in the broadest terms, that is to say, to identify the portrayal of dark and sinister
forces, to perceive the music’s constant tendency to take wing, Skrjabin’s love of fluttering, volatile figures, or
trills and birdsong, and to mark the music’s emotional intensity. There is also the pervasive erotic tone, a
necessary adjunct to creativity in Skrjabin’s world.”

22
l’unité propre de chaque sonate est justement la singularité et l'originalité de ses figures
mélodiques. Un langage proprement scriabinien fondé sur des correspondances entre musique
et imaginaire poétique se dégage de la comparaison directe des mots et de la musique dans la
partition. Ce sont ces correspondances précédemment décrites sous le terme d'idée - image
qui seront étudiées ici. Les images respectent la même chronologie d’une sonate à l’autre.

L’analyse effectuée, transversale sur l’ensemble des sonates et des poèmes symphoniques,
relève les éléments musicaux les plus caractéristiques du langage de Scriabine en concordance
avec les indications qui les accompagnent.

a. L’accord « mystique »

Dans les dernières sonates de Scriabine, le langage harmonique repose sur une
harmonie nouvelle, désignée sous le nom d’accord prométhéen, d’accord mystique par Leonid
Sabaneev ou d’accord synthétique par Scriabine. Cet accord, qui apparaît dans les premières
mesures de l’œuvre, peut être expliqué harmoniquement comme une superposition de quartes
ou comme accord de 13ème altérée.1 Tous les thèmes et figures successifs dérivent de cet
accord, symbole pour Susanna Garcia de l’unité « mystique ».2 Il est considéré par Scriabine,
à partir de la Cinquième sonate, comme un principe générateur qui assure la cohésion
harmonique des œuvres. Deux principes régissent le langage harmonique des œuvres à partir
de l’opus 53 : les harmonies dérivées de l’accord prométhéen et une logique tonale sous-
jacente de plus en plus ténue. Ces rapports seront analysés dans la deuxième partie.

Au début de la Cinquième sonate, les arpèges fulgurants de la main droite et les trémolos de
la main gauche forment une harmonie do#-fa#-si-mi-la-ré#-sol# dont seront issus tous les
thèmes de l’œuvre.

1
Voir infra partie II pour l’analyse de l’accord.
2
Susanna Garcia, op. cit. p. 277.
23
Sonate n°5 op. 53 mesures 1 – 12.

L’accord synthétique formé dans cette introduction écrit sous forme d’intervalles de quartes :

renversé il peut être entendu comme un accord de 13ème augmentée :


24
L’accord synthétique que l’on trouve dans Prométhée a subi quelques modifications. Il s’agit
d’intervalles de quartes et de quintes (par renversement) justes ou altérées :

La Sixième sonate et la Septième sonate débutent également par le même accord synthétique
ou l’un de ses dérivés.

Sonate n°6 op. 62 mes 1 - 2.

25
Sonate n° 7 op. 64 mes 1 -2.

b. La figure de la protestation

Le texte du Poème de l’Extase permet clairement d’assimiler la figure suivante à la


protestation, jouée par les cuivres graves dans le Poème de l'Extase. Dans la Cinquième
sonate pour piano elle est indiquée "quasi trombe," "imperioso," "menaçant." C’est la figure
de la révolte, symbole de la lutte que doit livrer l’homme pour s'élever et s'extraire de sa
condition. La protestation, la révolte, la lutte sont des mots d’un usage fréquent chez
Scriabine, aussi bien dans ses carnets, ses poèmes, que dans sa correspondance ou dans ses
entretiens rapportés. Ainsi dans le Poème de l’Extase :

« Laissant exploser sa colère


Et son indignation,
Il lance un défi audacieux

26
Et la lutte s’enflamme. »1

Poème de l’Extase op. 54. cors et trompette solo.

Dans la Sonate n° 5 la même idée est notée « imperioso. » L’annotation « quasi


trombe » dans la partition pour piano demande un timbre cuivré qui correspond au choix de
l’orchestration pour le passage concordant dans le Poème de l’Extase.

Sonate n° 5 op. 53. Mesures 96 – 97.

Ces deux exemples ne sont similaires ni par les intervalles ni par le mouvement
mélodique, mais le rythme, les trois notes ou accords, font la singularité de la figure et
rendent son identification et sa mémorisation immédiates en tant qu'image de la protestation.

1
Alexandre Scriabine, texte du Poème de l’Extase cité par Manfred Kelkel, op. cit. p. 128.
27
c. La figure de l’appel

Le mouvement d’accords ou d’octaves brisées est l’un des gestes pianistiques de


Scriabine les plus courants. Le meilleur exemple est le début de la Troisième sonate : là
encore il s’agit de la suggestion de la lutte. Cette figure peut être rattachée aux figures de la
protestation.

L’âme libre et farouche se précipite avec passion dans la douleur et dans la


lutte. 1

Sonate n° 3 op. 23. Début.

Scriabine déploie tout le potentiel de résonance de l’instrument par ce procédé. Le


rythme très reconnaissable double, croche pointée est présent dans presque toutes les œuvres.
Cette figure a valeur de signal, elle réapparaît notamment dès la première mesure de la
Sixième sonate où elle est qualifiée d’ « appel mystérieux ».

Sonate n° 6 op. 62. Début.

Le même rythme produit une rupture dramatique à la fin de l’exposition.

1 Note de programme publiée en 1915 dans la revue Muzykalny Sovremennik, le contemporain musical. cf.
Manfred Kelkel, op. cit., Fayard p. 272.
28
Sonate n° 6 op. 62. Mesure 113.

Dans la Septième sonate elle figure à nouveau l’élément de protestation :

Sonate n°7 op. 64.

Sonate n°7 op. 64. Mesures 105 – 107.

d. La figure du vol

L’évocation du vol est l’un des éléments les plus aisément reconnaissables, Scriabine
écrit généralement dans la partition une indication en italien ou en français : "volando" (dès la
Quatrième sonate) ou "ailé". Le vol évoqué par Scriabine est de nature insaisissable, il s'agit
d'un vol rapide "prestissimo volando," léger et impalpable "leggierissimo volando" "animé,
ailé". Cette figure est toujours caractérisée par un rythme irrégulier, presque chaotique, de
mouvements rapides brusquement interrompus. Le vol est l’ascension vers un monde spirituel
idéalisé. Dans la représentation symbolique traditionnelle, les ailes, le vol, l'air symbolisent la
29
libéralisation des forces créatrices, l'élévation vers le sublime, et le dépassement de la
condition humaine. Dans le poème de l’Acte Préalable, c’est la voix du féminin qui exhorte
l’homme à s’élever : « je t’appelle des hauteurs rayonnantes des divins envols. »1 Les ailes
sont le symbole hérité de la tradition platonicienne développé dans le Phèdre « [donner] des
ailes pour reconquérir l’amour »2.

Extrait du Poème de l'Extase, exemple du motif indiqué "allegro volando" :

L’esprit
Heureux de vivre, déploie ses ailes
Et prend son envol
Jusqu’aux sommets de la négation. 3

Дух,
Жаждой жизни окрыленный,
Увлекается в полет
На высоты отрицанья.

L'emploi de la flûte relayée par le piccolo, deux instruments à vent suggérant l’air en laissant
entendre un peu de souffle n’est certainement pas fortuit.

Poème de l’Extase op. 54. 13ème mesure après 1.

Le vol est évoqué dès la Quatrième sonate dont le second mouvement est précédé de
l’indication "allegro volando." Le second mouvement dans son intégralité est placé sous le
signe de la métaphore du vol. Le compositeur a donné à cette œuvre un programme contenu
en une phrase : "Le vol de l'homme vers l'étoile, symbole du bonheur."4

Le vol est dans la Quatrième sonate exprimé par des mouvements d'accords rapides et
saccadés, pianissimo et léger :

1
Alexandre Scriabine, Poème de l’Acte préalable, trad. du russe, Marina Scriabine, Alexandre Scriabine, notes
et réflexions, op. cit., p. 88.
2 Ibid. p. 88.
3
Alexandre Scriabine, Poème de l’Extase, traduit par Manfred Kelkel, op. cit., p. 126.
4
Cf. Manfred Kelkel, op. cit. p. 273.
30
Sonate n°4, opus 30, 2nd mouvement. Mesures 1-2.

Dans les sonates suivantes, l'évocation du vol n'est plus seulement le caractère donné à
un mouvement d'œuvre, mais le "Vol" devient une véritable figure condensée en idée - image.
Dans la Sixième sonate, il est « étrange », « ailé » :

Dans la Septième sonate op. 64 sous-titrée « messe blanche », il devient « vol joyeux ».

Dans la Dixième sonate, op. 70, il est « frémissant, ailé »

31
e. La figure de la langueur, de l’Eros

L’évocation de la langueur se retrouve spécifiquement indiquée dans plusieurs œuvres.


Dans ses carnets, Scriabine note : "le désir, tant qu'il n'est pas converti en action, est lancinant,
et donne l'impression d'une longue durée"1, le traducteur précise que le mot russe
Томительно traduit par « lancinant » contient l'idée d'attente et de langueur. Les thèmes
musicaux traduisent tous l'idée d'une suspension du temps. Le rythme de ce thème est
toujours fluide, souvent en triolet, toute sensation métrique est évitée pour favoriser l'idée de
passivité et de langueur. Ces motifs sont assimilés à une représentation de l'éros, ce qui peut
se justifier amplement par le nombre d'indications littéraires qui vont dans ce sens et dont
regorgent les dernières sonates. Désir est d’ailleurs le titre d’une courte page pour piano (op.
57 n°1). Le chromatisme est caractéristique de toutes les figures relevées. C’est dans
l’évocation de la langueur, du désir, de l’érotisme, que se retrouve certainement le plus
explicitement l’influence de Wagner, notamment la réminiscence du prélude de Tristan et
Isolde. Chez Scriabine, cela se traduit invariablement par la prédominance du chromatisme à
toutes les voix, une quasi absence de progression harmonique (retour sur les mêmes accords)
et l'absence de pulsation rythmique définie.

Poème de l'Extase - Andante languido - flûte

L'harmonie des six premières mesures est construite sur le même accord, (accord synthétique)
il n'y a pas de progression harmonique.

1
Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, op. cit. p. 45.
32
Sonate n° 5 opus 53.

Sonate n°9 opus 68 "Messe noire."

Chromatisme à toutes les voix, « avec une langueur naissante. »

Sonate n°10 op.70.

« Moderato, avec une douce langueur de plus en plus éteinte ». L'harmonie dans cet exemple
aussi est statique (pédale.)

33
f. La figure de la Lumière

Si les premières sonates sont sombres et dramatiques (la première sonate opus 6 en fa
mineur se clôt même par une marche funèbre [4ème mouvement]), l'évocation de la lumière
est omniprésente dans les dernières sonates. Toute l'œuvre de Scriabine semble d'ailleurs être
un élan vers cette lumière, dont la dernière sonate est la meilleure expression. Dans le poème
de l'Acte Préalable, le personnage masculin pose cette question : "lumière magique, comment
te rejoindre?" La lumière est à la fois le symbole du divin, de la connaissance, symbole du
centre de la personnalité dépassant le moi individuel. Les indications "con luminosita,"
"étincelant," "lumineux, vibrant," "puissant, radieux", qualifient des éléments musicaux qui
tiennent plus du sonorisme que du motif à proprement parler. Pour évoquer la lumière,
l’irisation, le miroitement des couleurs et des reflets, Scriabine développe toute une technique
pianistique de trilles, gerbes de notes rapides, qui rappelle la technique des compositeurs
impressionnistes comme Debussy ou Ravel.

Sonate n°7 opus 64. « étincelant »

Sonate n°10 op. 70, « lumineux, vibrant »

34
« avec élan, lumineux, vibrant »

g. Danses

L’évocation de la danse, de l’extase, est un autre élément primordial du langage


musical scriabinien. L’écriture de l’extase est une écriture virtuose, souvent en rythmes
irrationnels (4/5, 7/8 etc.), évocation des danses vertigineuses qui accompagnaient les fêtes
dionysiaques. Les œuvres et les poèmes du compositeur sont prodigues en références à la
danse. La danse est le symbole de la libération totale, elle représente et déclenche l'extase ;
presque toutes les sonates culminent avec cette écriture. La danse est tour à tour qualifiée de
« vertigineuse, » «jubilatoire, » « exaltée, » «tourbillonnante, » ou « délirante. » L’acte
préalable évoque le « réveil » qui éclatera « comme une danse aux ailes de flammes ». Il
s’agit de l’évocation des fêtes dionysiaques, telles qu’elles sont célébrées à la fois chez
Nietzsche et dans la poétique d’Ivanov. La danse est le « libre jeu divin » auquel fait
constamment référence Scriabine. Les danses dionysiaques décrites par Nietzsche ont été une
référence constamment évoquée par les poètes symbolistes

Représentons nous dès lors (...) la musique extatique des fêtes dionysiaques
retentissant en accents magiques et ensorcelants et laissant éclater à grand fracas,
jusqu'à la stridence du cri, toute la démesure de la nature exultant dans la joie, la
souffrance ou la connaissance.1

L'extase est miracle dionysiaque de l’éternel renouveau, grâce auquel « chaque instant créé
sera nouveau, primitif et éternel. »

1 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, op. cit., p. 41.


35
Sonate n° 5 op. 53. Coda

Sonate n° 6 op. 62. Coda.

36
37
Chapitre II. Contexte de création

Les musicologues ne s’accordent pas tous sur l’importance à donner aux écrits du
compositeur. Or pour Scriabine la composition n’allait pas sans un travail de pensée,
d’écriture poétique et de réflexion complémentaire ; écarter définitivement ses écrits prive de
l’éclairage qu’ils apportent sur ses aspirations esthétiques. Nous avons un accès direct à la
pensée de Scriabine par ses carnets de notes1, et indirect, par les souvenirs et le témoignage de
Boris de Schloezer qui entretenait une relation privilégiée avec le compositeur. Boris de
Schloezer a été frappé immédiatement par le travail de pensée presque ininterrompu de
Scriabine, qu’il qualifie de « passion métaphysique »2, mais en montre aussi les limites, en
indiquant que les connaissances du compositeur « étaient très limitées en philosophie, en
histoire et dans le domaine des sciences exactes. »3 Si Scriabine aborde dans ses carnets - qui
n’ont jamais été destinés à la publication - de grands thèmes métaphysiques comme Dieu, la
conscience, la création, sa pensée reste souvent incomplète, influencée par un vocabulaire
ésotérique et semble toujours tournée vers une réalisation artistique et créatrice. Ses réflexions
sont néanmoins pleinement ancrées dans son époque et rejoignent largement celles des poètes
du courant symboliste dont les écrits mentionnent Scriabine à de nombreuses reprises.

Les musicologues ont eu à l’égard des écrits de Scriabine deux attitudes opposées. Soit ils
les ont entièrement écartés,4 soit ils ont choisi de fonder toute l’analyse de la musique à partir
de l’interprétation des écrits du compositeur. Le musicologue Manfred Kelkel a ainsi étudié
dans sa thèse les réflexions de Scriabine en recherchant leur origine chez Hegel, Kant, Fichte
ou Schopenhauer. En montrant certains points de jonction avec les grands systèmes
philosophiques de l’idéalisme allemand, Manfred Kelkel paraît chercher à légitimer les écrits
du compositeur pour fonder ensuite entièrement son analyse musicale sur des
correspondances entre matériau musical et symboles ésotériques. Les chercheurs spécialistes
de l’âge d’argent en littérature russe5 ont adopté une attitude qui tend à rester plus objective et
neutre. Cette neutralité vise à rendre accessibles des pensées souvent proches du mysticisme
et de l’ésotérisme, difficiles à cerner aujourd’hui. Il m’a semblé nécessaire de comprendre la
visée esthétique poursuivie par Scriabine et les poètes de l’âge d’argent en étudiant leurs
écrits et le contexte de création, sans exclure un regard critique sur des postulats utopiques

1
Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, traduction et présentation Marina Scriabine, Klincksieck, Paris, 1979.
2
Boris de Schloezer, Alexandre Scriabine, 1975, Librairie des cinq continents, Paris. p. 30.
3
Ibid., p. 40.
4
position la plus fréquemment adoptée dans la musicologie américaine.
5
Les auteurs des articles et ouvrages en langue française et anglaise mentionnés dans la bibliographie.
38
dont la réalisation ou l’interprétation ultérieure ont montré des portées insoupçonnées,
souvent inconscientes au moment de l’écriture. La dimension politique visible un siècle plus
tard oblige à adopter une interprétation critique vis-à-vis d’écrits qui, sans être une œuvre
philosophique, constituent néanmoins une esthétique visant un projet d’utopie sociale.
L'image que nous avons de Scriabine, cent ans après sa mort, a été déformée par les
e
interprétations successives réalisées dans le contexte particulier de l'histoire du XX siècle en
Russie. C'est toute la problématique du contexte qu'il s'agit de ressaisir ici et nous
n'insisterons jamais assez sur la nécessité de replacer l'œuvre et la pensée dans
e
l'environnement particulier du contexte social, historique et artistique au tournant du XX

siècle en Russie, c’est-à-dire dans un contexte pré-révolutionnaire.

1. Contexte artistique et historique


e
Au tournant du XX siècle la crise en Russie est artistique, mais aussi politique. Le
contexte politique et social est fortement troublé. Bien que le tsar Alexandre II ait mené une
politique de réformes dont la plus importante est l'abolition du servage en 1861, il est
assassiné en 1881 par un groupe d'opposants nihilistes. Lorsque son successeur Alexandre III
accède au trône, il applique une série de contre-réformes. Nicolas II mène une politique tout
aussi réactionnaire à partir de l'année 1894 qui conduira à la révolution de 1905 dans un
contexte de crise économique (1901-1903) et de revendications sociales menées par les
groupes socialistes révolutionnaires. La crise est également sensible dans le milieu artistique
des années 1880, qualifiées de "grisaille artistique." Le poète Dmitri Merejkovski1 est le
premier à pressentir l'avènement d'un renouveau littéraire. Dans deux conférences intitulées
Sur les Causes de la Décadence et Sur les Nouveaux Courants de la Littérature Russe
Contemporaine considérées comme le manifeste de la poésie symboliste, il définit les trois
éléments principaux de l'art nouveau qui deviendra le courant symboliste. Il s’agit
premièrement du contenu mystique de l’art qui renvoie à un idéalisme religieux anti-
positiviste, ce qu’Alexandre Ertel (1855-1908) définit dans sa correspondance comme la
« compréhension philosophico-religieuse de la mission personnelle ».2 Le second élément est
l’emploi nécessaire de symboles qui doivent « jaillir naturellement et spontanément des
profondeurs de la réalité" car "si l'auteur les invente sans naturel pour exprimer une idée, ils
se transforment en allégories mortes.»3 Enfin la troisième idée est la nécessité de

1
Dmitri Merejkovski (1866 – 1941), poète, auteur notamment de la trilogie Le christ et l’antéchrist (1905) et du
manifeste du symbolisme russe : Sur les causes de la décadence et sur les nouveaux courants de la littérature
russe contemporaine. (1892)
2
Alexandre Ertel cité par Vittorio Strada, in Histoire de la littérature russe, l’âge d’argent, p. 17.
3 Dmitri Merejkovski, « Sur les Causes de la Décadence et sur les Nouveaux Courants de la Littérature russe
contemporaine », conférence 1892, cité dans Histoire de la littérature russe - le XXe siècle, l’âge d’argent, éd.
Fayard, Paris, 1987. p. 33
39
l’élargissement de la pensée artistique, que Merejkovski précise comme étant « une soif de
nouveau, une chasse aux nuances insaisissables, à ce qu'il y a d'obscur et d'inconscient dans
notre sensibilité"1. Dans ses conférences Merejkovski met en évidence la résurgence de
l’intérêt pour les questions d’ordre spirituel ou philosophique en Russie. Le symbolisme tout
d'abord influencé par le symbolisme français s'oriente ensuite vers le spiritualisme.
e
L’intelligentsia russe dans les dernières années du XIX siècle appelle à une « nouvelle
conscience religieuse. » Initiée par Dostoïevski et Vladimir Soloviev,2 cette quête
philosophico - religieuse est associée à « l’idée d’un bouleversement révolutionnaire et à
l’espérance apocalyptique d’une société et d’un homme nouveau. »3 L'importance de cette
question est parfaitement résumée par Dostoïevski dans Les Frères Karamazov :

A présent, toute la jeune Russie ne fait que disserter sur ces questions primordiales,
tandis que les vieux se bornent aux questions pratiques (...) seulement des questions
essentielles, si Dieu existe, si l'âme est immortelle. Ceux qui ne croient pas en Dieu
discourent sur le socialisme, l'anarchie, sur la rénovation de l'humanité ; or ces
questions sont les mêmes mais envisagées sous une autre face. Et une bonne partie
de la jeunesse russe, la plus originale s'hypnotise avec ces questions.4

Dans sa première forme le symbolisme ressemble à un culte exalté de l’individu et de


la mission personnelle : "il faut substituer la compréhension philosophico - religieuse de la
mission personnelle aux convictions politiques".5 Sous l’influence du philosophe et poète
Vladimir Soloviev, des personnalités telles que les poètes Valéri Brioussov, Konstantin
Balmont, Alexandre Blok, Andreï Biély ou Viatcheslav Ivanov dotent le symbolisme d’une
dimension européenne, ce que lui confère ensuite l’appellation « d’âge d’argent » donnée par
Nikolaï Berdiaev.6

Le monde apparaît aux jeunes poètes symbolistes comme le reflet de la vraie réalité,
de nature mystique. L’image poétique, associée au symbole, doit être transcendée en « un
système symbolique, extra-poétique, de nature philosophique, mythique ou religieuse ; la
poésie devenait l’antichambre de la philosophie ou de la religion. » La connaissance des
symboles doit conduire à créer un pont entre le monde réel et le monde mystique et ce lien
peut s’exprimer par l’art et la poésie. Pour Andreï Biély, le symbolisme, au-delà d’être un
courant artistique, annonce par une « nouvelle conscience religieuse », une vie et une religion

1 Ibid.
2 Vladimir Soloviev (1853 – 1900) philosophe et poète russe.
3 Jutta Scherer, « La quête philosophico-religieuse en Russie au début du XXe siècle » in Histoire de la
littérature russe, op. cit. Chapitre 3. p. 190.
4 Fiodor Dostoievski, Les Frères Karamazov, traduction Henri Mongault, préface de Sigmund Freud, 1935
éd. Gallimard, Paris. chap. 3.
5 Alexandre Ertel, Correspondance avec A. V. Pogojéva, cité dans Histoire de la littérature russe p. 17.
6 En référence au XIXe siècle qui représentait l’âge d’or avec des auteurs comme Pouchkine, Lermontov,
Dostoïevski ou Gogol.
40
nouvelles qui seront celles d’une humanité libérée. Cette véritable quête du religieux trouve
son expression dans une multitude de courants, d’associations philosophiques et religieuses,
mais également dans des courants idéalistes associés à une nouvelle pensée socialiste ou
marxiste. Cet essor de la question religieuse manifeste la volonté de fonder les bases d’une
nouvelle vie :

Nous avons besoin de Dieu. Mais nous aimons aussi la vie. Il s’ensuit que nous
devons vivre aussi. Mais comment vivre? 1

Ces interrogations conduisent les symbolistes à développer le concept central du symbolisme


religieux, la "théurgie"2. L'art est pour les symbolistes étroitement lié à la religion. L'outil
théurgique est évidemment le symbole.

L’art permet de devenir conscient des connections et significations de tout ce qui


existe, non seulement dans les royaumes terrestres de la conscience empirique mais
aussi dans d’autres royaumes. Ainsi, le vrai art symbolique touche au domaine de la
religion ( …) c’est pourquoi on peut dire que le Symbolisme et l’art religieux
comme phénomène sont, dans un certain sens, corrélés.3

Le renouveau de la pensée religieuse prend sa source dans les écrits du poète et


philosophe Vladimir Soloviev qui deviendra une référence constante du courant symboliste.
Ivanov dans ses articles sur le symbolisme4 ou Biély dans Les formes de l’Art5 ou son poème
Premier rendez-vous le citent abondamment. Soloviev propose un programme philosophique
établi sur de solides fondements religieux. Il envisage une fusion ultime de l’homme et du
divin grâce à laquelle les divisions entre le corporel et le spirituel, le terrestre et l’idéal seront
éliminées. Ce Dieu fait homme est inspiré par le modèle du Christ. Soloviev livre également
l‘image de la Sophia, figure féminine mystérieuse, qui a pour mission de conduire l’homme
vers la vérité, vers la sagesse. Cette figure est évoquée dans Trois Entretiens. Le poème relate
l'arrivée imminente de l'antéchrist, l'ange de l'apocalypse, après quoi la Sophia, vision de

1 Zinaïda Hippius « Kritica Ljubi. Dekadenty-poety » dans Mir Iskusstva 1901 cité par ibid. p. 195.
2 Nikolaï Berdiaiev écrit dans La décadence et le réalisme mystique : « la théurgie est un idéal de l’art religieux
qui transforme l’existence et crée un homme nouveau. » cité par Maria Cymborska- Leboda, « Le Drame, la
Musique et le Théâtre : la Conception symboliste de l’homme, ». Les cahiers du monde russe, Janvier – Juin
1994. p. 207.
3
Viatcheslav Ivanov, « Two elements in contemporary Symbolism » in Selected Essays, traduit du russe vers
l’anglais par Robert Bird, introduction Michael Wachtel, Studies in russian literature ant theory, Northwestern
university Press, 2003. pp. 13-14. “Art allows one to become conscious of the connection and meaning of
everything that exists not only in the earthly realm of empirical conciousness but also in other realm. Thus, true
symbolic art touches upon the domain of religion (…) This is why one can speak of Symbolism and religious art
as phenomena that are interrelated in some way.”
4
Viatcheslav consacre un article à Vladimir Soloviev : « The religious task of Vladimir Solovyov » in Selected
essays, op. cit., pp. 189-199.
5
Andréi Biély, The forms of Art, traduit du russe vers l’anglais par Dr John Elsworth, Polygon, Edimburg, 1986.
41
l'éternel féminin inspirée par le second Faust de Goethe, apparaîtra pour annoncer la fin du
monde et le début du royaume de Dieu sur terre :

Mais, tout à coup, l’obscurité nocturne fit place à une splendeur lumineuse, et dans
le ciel le grand signe apparut : une femme revêtue de soleil ayant la lune sous ses
pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles. Le signe demeura quelque temps
au même endroit, puis, lentement, s’achemina vers le Sud. Levant sa crosse, le pape
Pierre s’écria : « Voilà notre étendard ! Suivons-le ». 1

Cette figure de la Sophia a fortement marqué le poète Andreï Biély, qui l’évoque dans
son poème Premier rendez-vous, ainsi que Alexander Blok dans Les Vers de la Belle Dame
« L’horizon est en feu », « l’Apparition est proche2 » L’inspiration de Soloviev se manifeste
chez Scriabine à travers la « voix du féminin » dans le poème de l’Acte préalable qui
« appelle à l’accomplissement d’un haut fait » depuis « les hauteurs rayonnantes des divins
envols » et se réfère sans doute à la Sophia.3

L’apocalypse, le "mystique rendez-vous" décrit dans l’œuvre de Soloviev était pour


Ivanov ou Biély imminent. Les deux poètes espéraient dans les premières années du siècle,
littéralement un « accomplissement des temps » Cette idée était partagée par Scriabine qui
écrit ainsi dans une lettre à sa mécène Morozova :

la révolution politique en Russie telle qu'elle a lieu à présent et ce que je souhaite


sont deux choses différentes, cependant cette révolution annonce l'approche du
moment désiré. 4

Boris de Schloezer rapporte que Scriabine était persuadé qu'il était destiné à jouer un
rôle important : « Il interprétait les événements du monde extérieur dans une perspective dans
laquelle son action serait non seulement naturelle mais encore inévitable. »5 L’interprétation
religieuse des événements politiques extérieurs est à l’origine de la confusion des symbolistes
entre revendications sociales et vision messianique. Cet aveuglement face aux événements
politiques leur sera reproché par la suite. Leur appel à un renouveau de l’humanité transcendé
par le divin semble faire écho aux revendications révolutionnaires d’un ordre social nouveau,
alors qu’il s’agit en réalité d’une toute autre chose, réservée uniquement au domaine de l’art.
e
Les premières années du XX siècle en Russie voient la création et l’expansion de sociétés

1
Vladimir Soloviev, Trois Entretiens, traduit du russe vers le français par Eugène Tavernier, Classics Series
Memphis, USA, 2011. p. 70.
2
Alexander Blok, « Les Vers de la Belle Dame » in Le monde terrible, trad. du russe, Pierre Léon. Gallimard,
2003. p. 39.
3
Alexander Scriabine, “L’acte préalable,” in Notes et réflexions, op. cit., p. 88.
4
Alexandre Scriabine, cité par Francis Maes, A History of Russian Music, from Kamarinskaya to Babi Yar.,
traduction de l’allemand Arnold J. et Erika Pomerans, University of California Press, Berkeley, 2006.
5 Boris de Schloezer, op. cit.,
42
religieuses. Deux thèses s’opposent sur l’importance à accorder à ces mouvements et à leur
impact historique. Nikolaï Lossky soutient que la révolution russe était imprévisible dans un
contexte où la situation économique et l’éducation étaient en progrès constants.1 D’autres
historiens comme Robert Williams pensent que la multiplication de courants religieux a
contribué à créer un contexte révolutionnaire. Pour Robert Williams la révolution russe s’est
confondue dans les milieux religieux et mystiques avec l’idée de la fin du temps :

Jusqu’en 1917 l’idée de la révolution russe à venir reflétait l’apocalypse chrétienne,


l’espérance millénaire d’un royaume à la fin des temps.2

Robert Williams lit dans l’œuvre de Soloviev l’expression la plus directe de cette idée. Dans
le récit de conclusion de Trois rencontres Soloviev décrit la transformation de l’humanité à
travers l’art et l’instauration d’une théocratie dominée par l’église russe orthodoxe. L’artiste,
selon Soloviev, est l’instrument de la révélation de Dieu, son rôle est d’être le lien entre le
monde visible des phénomènes sensibles et le monde des révélations supra-sensibles. Le
symbolisme, plus qu’une philosophie de l’art, était compris comme une méthode destinée à
aboutir à une transformation collective. Pour certains ce changement devait être d’ordre social
ou politique, ou, pour d’autres et Scriabine fait partie de ceux-ci, une transfiguration d’ordre
mystique. Viatcheslav Ivanov définit Soloviev comme le premier des symbolistes, « celui qui
aura ouvert les yeux des poètes et des artistes au vrai et à leur suprême mission »3. Le
symbolisme tel qu’il a été théorisé par Merejkovski et inspiré par les visions poétiques de
Soloviev assimile le symbole à une image poétique concrète exprimant une idée abstraite. Le
symbolisme est une réaction face à l'art utilitaire et à l'art engagé. Les symbolistes
apparaissent plus préoccupés par la forme de l'art que par son contenu même : les vers doivent
être ciselés, hermétiques. Ils élaborent une "théorie de la forme intérieure du mot, de son
énergie poético-mystique.4" C’est "entre la forme extérieure (son) et le sens que se trouve
l’étymologie profonde, l’énergie poétique du mot."5 Cependant, au-delà de la poésie, au-delà
du travail même sur la langue, le poète et philosophe Viatcheslav Ivanov donne une nouvelle
impulsion au symbolisme en s’interrogeant sur la nature du symbole et en œuvrant à son
renouveau. Il élabore la théorie d’un symbolisme religieux ou « réaliste » opposé au
symbolisme « idéaliste » ou « subjectif. » Le symbolisme réaliste « reconnaît comme symbole

1
Nikolaï Lossky, “Reflections on the origins and meanings of the russian revolution”, Russian Review, vol. 10
n°4, oct. 1951, pp. 293-300.
2
Ibid. p. 364 “Until 1917, the idea of a coming Russian Revolution reflected the christian apocalypse, a
millenarian expectation of a kingdom at the end of history.”
3
Viatcheslav Ivanov, “The religious task of Vladimir Soloviev”, in Selected essays, op. cit., p. 198.
4 Histoire de la littérature russe, op. cit..,
5 Claudia Dumont, Le symbolisme russe : Aleksander Blok, op. cit.,
43
toute réalité considérée dans son rapport avec une réalité supérieure, c’est-à-dire encore plus
réelle dans l’ordre de la réalité.»1 Le symbole devient un signe authentique lorsque :

dans les limites de sa signification même, il se révèle inépuisable et infini et qu’il


profère, dans sa langue sacrée, hiératique et magique (…) ce qui reste inadéquat au
mot superficiel. Doté d’apparence et de significations multiples, il garde son
obscurité jusque dans ses profondeurs.2

Le signe-symbole doit devenir dynamique, tendre vers l’expression du mythe et du religieux.


Le mythe "dévoile à l’aide d’images, la vérité immanente de l’identité spirituelle d’un peuple
comme de l’univers."3 C'est par la force expressive du symbole-mythe que l'humanité
recouvrera son intégrité, son principe religieux et mystique et de surcroît sa liberté politique.
L'art est conçu comme acte théurgique et son outil, le symbole-mythe, doit être capable de
traverser "tous les plans de l'Être et toutes les sphères de la conscience."4 Pour Ivanov, l’un
des symboles les plus authentiques est « la définition platonicienne des voies de l’amour [qui
est, par essence] la définition du symbolisme » Ivanov théorise un symbolisme d’inspiration
chrétienne dont nous retrouverons la trace dans les écrits de Scriabine. L’ascension est un
phénomène religieux qu’Ivanov assimile à la figure d’Apollon ou à une figure masculine. La
descente est à la fois principe démoniaque, figure féminine, principe dionysiaque mais aussi
le « symbole du don »5, qu’Ivanov appelle le mystérieux « oui » à la Terre en évoquant la
figure du Christ.

La figure mythique à laquelle s’intéresse le plus Ivanov, sur les traces de Nietzsche,
est celle de Dionysos. Dieu protéiforme, dieu de l’ivresse et de l’extase, il est le représentant
d’une force nouvelle, le principe de la nouvelle vie.6 L’extase, pour Ivanov est l’extase
dionysiaque et orgiaque qui permet d’atteindre un autre « moi », mais c’est aussi la révélation
du divin, l’union du féminin et du masculin dans la commune expérience de Dieu.7 Ivanov
étudie le texte de Nietzsche mais livre une version christianisée, contre Nietzsche, de la figure
de Dionysos. Dionysos est également le dieu de la comédie et de la tragédie, dont Ivanov
appelle le renouveau. C’est par le théâtre, le « théâtre du futur » que se recréera la
communauté humaine, le chœur, le concile. Le théâtre, dans la conception d’Ivanov devait
favoriser l’interaction des acteurs et des spectateurs. Ses deux tragédies, Tantale et
Prométhée, exploitent le thème du défi à Dieu et puisent leur source dans le théâtre antique.

1 Etkind Efim, Histoire de la littérature russe, op. cit., p. 174.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Viatcheslav Ivanov, “Two elements in contemporary symbolism” in Selected essays, op. cit., p. 13.
5
Viatcheslav Ivanov, « The symbolics of Aesthetics principles » in Selected essays, op. cit., p. 8.
6
Viatcheslav Ivanov, « Nietzsche and Dionysos » idem., p. 182. “Dionysus is the symbol of this abundance and
excess, this ecstasy caused by a sudden influx of vital energy.”
7 Viatcheslev Ivanov, Essai « tu es », 1907. cité par Efim Etkind, op. cit., p. 174.
44
Cette interaction du public et des acteurs et la référence au théâtre antique aboutissent à la
nécessité de former une nouvelle communauté. Ce sentiment a été amplifié par la révolution
de 1905 et les théories de « l’anarchisme mystique »1 qui prônent la synthèse entre
l’affirmation de la liberté inconditionnelle de l’individu et sa socialisation.

L’intérêt renouvelé pour le religieux, la volonté de créer un art théurgique par


l’invention de mythes modernes, la figure de l’éternel féminin par Soloviev, et la figure de
Dionysos pour Ivanov entrent en résonance avec les aspirations de Scriabine. Ivanov a
consacré à Scriabine cinq articles et huit poèmes : Les Vues de Scriabine sur l’Art (1915) écrit
lors de la mort du compositeur, Le National et l’Universel dans la création de Scriabine
(1916), Scriabine et l’Esprit de la Révolution (1917), Scriabine (1919), Un discours à la
mémoire de Scriabine (1920). Ivanov décrit Scriabine comme un « mystique-né »2 et résume
son projet ainsi : «l’humanité sera consumée par la flamme et renaîtra sous forme d’une
nouvelle race d’hommes avec une nouvelle conscience et une nouvelle action. »3 Ivanov voit
ainsi dans les poèmes symphoniques, Le poème divin (troisième symphonie - 1904), Le
Poème de l'Extase (1905 - 1907), et Prométhée ou le Poème du Feu (1911) une réalisation du
"mystère syncrétique", "l'aventure extra-muros de l'inspiration théosophique"4. L’art
« synthétique »,5 qu’il faut comprendre comme la création d’un art total, tient une part
importante dans les écrits d’Ivanov. Il reconnaît – et c’est vraisemblablement autour de cette
idée que les deux hommes se sont rencontrés - ce principe dans la musique et dans les idées
de Scriabine. Ivanov appelle l’accord en quartes spécifique à Scriabine « accord
synthétique. » : « Synthétique était le principe de son harmonie, l’intégration d’une série
mélodique de sons en une seule harmonie. »6 Mais la totalité de l’œuvre était aussi de nature
synthétique, Scriabine a réussi à créer un art de la synthèse où poésie, musique et couleurs
forment un même contrepoint. Cette synthèse est destinée à atteindre un but plus élevé et
d’ordre religieux.

L’orchestration, les couleurs et les lignes étaient particulièrement travaillées pour


rendre l’effet artistique total de la création synthétique. (…)

1 Théorie de Chulkov et Ivanov, affirmation de la personnalité individuelle et mystique du moi. Cf. Jutta
Scherrer, op. cit., p. 201.
2
Viatcheslav Ivanov, “Scriabin’s view of Art” in Selected essays, op. cit., p. 212.
3
Ibid. p. 213. “Humanity would be consumed by the flame and reborn as a new race of people, for a new
consciousness and action.”
4 George Nivat, « Le symbolisme russe » chap. 2 dans Histoire de la littérature russe, op. cit., p. 95.
5
Il ne faut pas confondre le terme « synthétique » traduit du russe qui signifie la fusion, synthèse, des arts et le
courant pictural français du nom de synthétisme ( E. Bernard, P. Gauguin, fin années 1880).
6
Viatcheslav Ivanov, “Scriabin’s view of Art”, op. cit., p. 226. “Synthetic was the principle of his harmony, the
enclosing of a melodic series of sounds into a single harmony.”
45
Ainsi Scriabine avait résolu le problème de « l’art synthétique », qui lui était si cher,
en subordonnant tous les arts à un seul but, en dehors et au-dessus de tout art : un
but liturgique et sacré. 1

Le témoignage de Leonid Savaneev2 confirme l’importance qu’accordait Scriabine


aux poèmes et aux écrits d’Ivanov, ceux-ci ayant influencé en partie la direction esthétique
suivie par le compositeur dans sa dernière période. La parenté des idées sur l’art, des
aspirations esthétiques et l’amitié qui unissait Scriabine et certains poètes, trouvent leur
expression la plus directe dans les œuvres des poètes où la figure du compositeur apparaît. Le
poème Premier rendez-vous d’Andreï Biély contient un portrait de Scriabine dans lequel
transparaît sa nervosité extrême, remarquée par tous :

La tache d’un visage aux yeux plissés


S’étend sur une main nerveuse
Scriabine incline le tic pâle
De son inexplicable front. 3

Viatcheslav Ivanov dédie en 1915 trois poèmes au compositeur, dont nous présentons
ici, à la suite de l’original russe, la traduction française de Jacques Michaut-Paterno. Ces trois
poèmes sont inclus dans l’article intitulé Les vues de Scriabine sur l’art paru à la mort du
compositeur (1915).

*
* *

Он был из тех певцов (таков же был Новалис),


Что ведают себя наследниками лир,
Которым на заре веков повиновались
Дух, камень, древо, зверь, вода, огонь, эфир.

Но между тем как все потомки признавались,


Что поздними гостьми вошли на брачный пир,
Заклятья древние, казалось, узнавались

Им, им одним опять -- и колебали мир.


Так! Все мы помнили, -- но волил он, и деял.
Как зодчий тайн, Хирам, он таинство посеял,
И Море Медное отлил среди двора.

1
Ibid., p. 226. “Orchestics, colors, and lines were to be worked out specially, in order to facilitate the integral
artistic effect of the synthetic creation. (…) Thus Scriabin resolved the problem of “synthetic art”, so dear to
him, by subordinating all the arts to a single goal that was set outside and above any single art: to a liturgical and
sacramental goal.”
2
Leonid Sabaneev, “criabin and the idea of a religious art”, The musical times, vol. 72, n° 1063, 1er Sept. 1931.
3 Andreï Biély, Premier rendez-vous, trad. Christine Zeytounian-Beloüs, éd. Anatolia, 2009. p. 50.
46
"Не медли!" -- звал он Рок; и зову Рок ответил.
"Явись!" -- молил Сестру, -- и вот, пришла Сестра.
Таким свидетельством пророка Дух отметил.

*
* *

Развертывалась дружбы нашей завязь


Из семени, давно живого в недрах,
Когда рукой Садовника внезапно
Был сорван нежный цвет и пересажен
(так сердцем сокрушенным уповаю)
На лучшую иного мира пажить:
Двухлетний срок нам был судьбою дан.
Я заходил к нему -- "на огонек";
Он посещал мой дом. Ждала поэта
За новый гимн высокая награда, --
И помнит мой семейственный клавир
Его перстов волшебные касанья.
Он за руку вводил по ступеням,
Как неофита жрец, меня в свой мир,
Разоблачая вечные святыни
Творимых им, животворящих слав.
Настойчиво, смиренно, терпеливо
Воспитывал пришельца посвятитель
В уставе тайнодейственных гармоний,
В согласьи стройном новозданных сфер.
А после, в долгой за полночь беседе.
В своей рабочей храмине, под пальмой.
У верного стола, с китайцем кротким
Из мрамора восточного, -- где новый
Свершался брак поэзии с музыкой, --
О таинствах вещал он с дерзновеньем,
Как въяве видящий, что я провидел.
Издавна, как сквозь тусклое стекло.
И, что мы оба видели, казалось
Свидетельством твоим утверждено;
И, в чем мы прекословили друг другу,
О том при встрече, верю, согласимся.
Но мнилось, -- все меж нас -- едва начало
Того, что вскоре станет совершенством.
Иначе Бог судил, -- и не свершилось
Мной чаемое чудо -- в час, когда
Последняя его умолкла ласка,
И он забылся; я ж поцеловал
Священную хладеющую руку --
И вышел в ночь...

47
*
* *

Осиротела Музыка. И с ней


Поэзия, сестра, осиротела.
Потух цветок волшебный, у предела
Их смежных царств, -- и пала ночь темней
На взморие, где новозданных дней

Всплывал ковчег таинственный. Истлела


От тонких молний духа риза тела,
Отдав огонь Источнику огней.
Исторг ли Рок, орлицей зоркой рея,
У дерзкого святыню Прометея?

Иль персть опламенил язык небес?


Кто скажет: побежден иль победитель,
По ком, -- немея кладбищем чудес, --
Шептаньем лавров плачет Муз обитель?

*
* *

Il était de ces chantres (tel était Novalis)


Qui se considèrent héritiers des lyres,
Auxquelles à l’aube des temps obéissaient
L’esprit, la pierre, l’arbre, le fauve, l’eau, le feu, l’éther.

Mais tandis que tous les descendants avouaient


Etre entrés hôtes tardifs au banquet nuptial,
Les incantations antiques, semble-t-il, étaient connues

D’eux, eux seuls à nouveau, et ébranlaient le monde.


Ainsi ! Tous nous nous en souvenions, mais il voulait, et agissait.
Comme l’architecte des mystères, Hiram, il sema un sacrement,
Et une mer d’Airain fondit dans la cour.

« Hâte-toi » lui lançait le destin ; et à l’appel du Destin il répondit.


« Apparais ! » implorait-il sa Sœur, et voici qu’est venue sa Sœur.
L’esprit l’a marqué du témoignage du prophète.

*
* *

Se déployait de notre amitié le germe


D’une graine depuis longtemps vivante dans les entrailles,
Lorsque par la main du Jardinier soudain
Fut arrachée la tendre fleur et transplantée
(je l’espère d’un cœur affligé)
Dans le meilleur des champs d’un autre monde :
Un délai de deux ans par le sort nous fut donné.
Je passais chez lui « par hasard » ;
48
Il me rendait visite. Attendait le poète
Pour son hymne nouvelle une haute récompense,
Et se souvient mon clavier familier
Des effleurements magiques de ses doigts.
Par la main il m’introduisait par degrés
Comme le prêtre un néophyte, dans son monde,
Dévoilant ces choses sacrées et éternelles,
Des gloires vivifiantes par lui créées.
Instamment, humblement, patiemment
Il initiait le nouveau venu
Aux règles de parfaites harmonies,
Dans le parfait accord de sphères nouvelles.
Puis après, dans une longue conversation au cœur de la nuit.
Dans sa chambre de travail, sous un palmier.
Près du bureau fidèle, avec un doux chinois
De marbre oriental, là où nouveau
S’accomplissait le mariage de la poésie avec la musique,
Il prophétisait avec audace sur les mystères,
Dont j’avais eu la prescience.
Depuis longtemps, comme à travers une vitre ternie.
Et ce que tous deux nous voyions, semblait
Par son témoignage confirmé ;
Et ce que en quoi nous nous contredisions
Nous nous accorderons, je crois, quand nous nous rencontrerons.
Mais j’ai eu l’impression, cela entre nous, que ce n’était que le début
De ce qui bientôt deviendra perfection.
Dieu en a jugé autrement : ne s’est pas réalisé
Le miracle que j’attendais, à l’heure où
Sa dernière caresse s’est tue,
Et où il s’est évanoui ; j’ai baisé
Sa main sacrée déjà refroidie,
Et je suis sorti dans la nuit…

*
* *

La musique est orpheline. Et avec elle


La poésie, sa sœur, est orpheline.
La fleur magique s’est éteinte, au seuil
De leurs royaumes attenants, et la nuit est tombée plus sombre
Sur le rivage de la mer, là où des jours nouveaux

A émergé l’arche mystérieuse. Réduite en cendres


La tunique du corps sous l’effet des éclairs effilés de l’Esprit,
Après avoir rendu le feu à la Source des feux.
Le Destin, tel un aigle planant, a-t-il arraché
Son trésor à l’audacieux Prométhée ?

Ou le doigt a-t-il enflammé la langue des cieux ?


Qui dira s’il est vaincu ou vainqueur,
Sur qui, muet cimetière de miracles,
Pleure en un murmure de lauriers la demeure des Muses ?

49
L’évocation du contexte littéraire entre les années 1890 et 1910 était destinée à
éclaircir les circonstances dans lesquelles les œuvres de Scriabine ont été écrites. La difficulté
de saisir la pensée du compositeur provient en partie des interprétations successives
développées durant la période soviétique. Ces interprétations, plus ou moins malheureuses,
ont largement contribué à la suspicion dont les idées et parfois la musique du compositeur
souffrent encore aujourd’hui. Durant cette période la musique de Scriabine est tour à tour
bannie pour excès de sentimentalisme, accusée de pervertir la jeunesse ou glorifiée lorsque les
autorités y lisent l'annonce du renouveau de l'homme - réalisé par l'homme soviétique.
Nadejda Mandelstam1 fait une relecture a posteriori de l'idéal des symbolistes. Elle se rappelle
dans ses mémoires de leurs idéaux :

Ils voulaient l’unité, la conciliarité, la sobornost’, ils appelaient de leurs vœux, la


résurrection du mythe, fût-ce au prix de la cruauté, ils souhaitaient que l’artiste fût
un « artisan joyeux » au milieu de la communauté, - eh bien! Nous avons eu tout
cela au-delà de leurs souhaits!2

Le constat de Nadejda Mandelstam est éloquent sur la divergence entre des théories
empreintes d’idéalisme, sans réelle préoccupation politique, exprimées dans un contexte
prérévolutionnaire et leur relecture faite dans un contexte social différent.

Nous avons étudié précédemment un texte d’Ivanov sur Scriabine. Un deuxième article
d’Ivanov écrit en Octobre 1917 pendant la révolution russe s’intitule Scriabine et l’esprit de
la révolution. Scriabine est alors immédiatement salué en tant que « génie », personnalité
mystique, libre, peu influencée par l’extérieur. Ivanov établit un parallèle entre ce qu’il
appelle de manière métaphorique le « démon » de Scriabine et l’esprit de la révolution. La
rupture avec la tradition musicale, le passage vers l’inconnu sont analysés sous l’angle du
changement historique. Ivanov écrit en conclusion :

Si cette révolution est la véritable grande révolution, avec ses souffrances et ses
douleurs, les historiens du futur comprendront que Scriabine, avec les premières
mesures de son Mystère, en a été l’un des coupables spirituels.3

Les autorités soviétiques successives accueilleront ensuite l’œuvre de Scriabine de


manière très contrastée. Arthur Lourié, assistant du commissaire à l’éducation s’exprime en
ces termes à la libre association philosophique de Petrograd en 1921 :

1
Nadejda Mandelstam (1899-1980) écrivain russe.
2
Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, Souvenirs, trad. Maya Minoustchine, coll. Tel, Gallimard, Paris,
2013.
3
Viatcheslav Ivanov, « Skriabin i dukh revolutsii », traduction du russe vers le français, Anna Tcherkassakaia.
50
L’influence de Scriabine est « tout à fait néfaste, parce qu’elle empoisonne la jeune
génération de musiciens russes en les menant dans la sphère de la pensée
philosophico - religieuse, qui n’est qu’une idéologie de l’égocentrisme individuel,
1
mâtiné de normes esthétiques.

Pour Lounatcharsky, homme politique bolchévique et théoricien de l’art, Scriabine est au


contraire un « prophète musical, l’expression suprême du romantisme musical de la
révolution. »2 Ces deux commentaires bien que radicaux dans leur expression restent
ambigus. Arthur Lourié compositeur lui-même, admirait en réalité l’œuvre de
Scriabine. Schostakovitch entend dans la musique de son compatriote, un « érotisme
malsain, » « le mysticisme et la fuite des réalités »3 et refuse de faire son éloge lors d’une
conférence pour laquelle il se fait porter malade.

En 1940, la musique de Scriabine est rejetée par le Congrès officiel, pour son « égocentrisme
névropathe, aigu et morbide, totalement non-russe, et plus opposé au peuple que quiconque
dans toute l’histoire de la musique russe. » 4 Cependant, en 1960, revirement de situation : la
musique du Poème de l’Extase accompagne à la radio soviétique, le vol de Gagarine dans
l’espace. Le cosmonaute parade au son de la même musique le 15 Avril 1961 sur la place
rouge. Les autorités ont, certainement pour l'occasion, vu dans l’œuvre l’annonce du
renouveau de l’homme enfin réalisé grâce à l’homme soviétique et au premier voyage dans
l‘espace. En 1973, l’Acte préalable, dont Scriabine a laissé seulement le poème et quelques
fragments musicaux, est reconstitué pour un concert dans la grande salle du conservatoire de
Moscou. L'œuvre est parée d’une double interprétation, à la fois inspirée de la théosophie et
vantant les mérites de l’homme soviétique. L'idéal, à la fois partagé par les poètes symbolistes
et par Scriabine, d'un renouveau de l'homme peut conduire à plusieurs interprétations comme
le montre la réappropriation idéologique de la musique de Scriabine par les autorités
soviétiques. Scriabine, malgré sa fréquentation passagère de Plekhanov, chef des menchéviks,
se tient cependant tout à fait éloigné des questions d'ordre politique.

La récupération politique ultérieure de la musique de Scriabine a été néanmoins


permise par l’ambiguïté du programme esthétique que nous définirons en étudiant ses écrits.
Scriabine prend peu à peu acte dans son travail d’écriture de l’influence de la musique sur les
auditeurs et rêve d’un art total agissant sur les auditeurs. La préméditation de l’effet produit
devient une préoccupation constante que Schloezer décrit comme une obsession du
compositeur :

1 Arthur Lourié, conférence, cité par Frans Lemaire, Le destin russe et la musique, un siècle d’histoire, de la
révolution russe à nos jours, coll. Les chemins de la musique, éd. Fayard, Paris, 2005. p. 50.
2 Ibid. p. 51
3 cité par Frans Lemaire, op. cit., p. 51
4 Ibid., p. 217
51
Dans l’idée du compositeur, toutes ses œuvres tendaient alors vers un but unique,
allaient dans une même direction, et préparaient la transfiguration de l’homme par
leur influence sur les auditeurs. Sur le plan théorique, cette idée se ramenait à
reconnaître la force salvatrice, libératrice de l’art, sa signification non seulement
esthétique mais aussi sociale et métaphysique. Ainsi, déjà alors que Scriabine se
détournait de l’esthétisme plus ou moins consciemment, il voyait déjà dans l’art une
force active, capable de modifier considérablement l’homme.1
L’art est un puissant instrument d’action psychologique, le moyen le plus efficace
pour unir les masses dans une émotion unique. 2
L’art était pensé comme une force capable de transformer profondément l’homme, ce que
Boris de Schloezer indiquait déjà en soulignant l’amoralité et l’absence totale de
préoccupation éthique chez Scriabine,3 sans que jamais, comme le rappelle Nadejda
Mandelstam, le bien-fondé de cette transformation potentielle ne soit interrogé. Il était ainsi
impossible dans un contexte totalitaire que la musique de Scriabine échappe à une
récupération politique et à des réinterprétations de circonstance.

2. Carnets 1900-1913

Les carnets de notes de Scriabine sont la voie d’accès la plus directe à sa pensée. Ils se
présentent sous la forme d’un feuillet rédigé à l’âge de seize ans, puis de quatre cahiers datés
respectivement de l’année 1900 pour le premier, des années 1904 - 1905 pour le second,
1905 – 1906 pour le troisième cahier contemporain de l’écriture du Poème de l’Extase et entre
les années 1906 et 1913 pour le dernier. Scriabine notait ses réflexions, esquissait des poèmes
sans exprimer forcément une pensée aboutie. Ces écrits sont fragmentaires, parfois
interrompus, souvent répétitifs. Leur présentation est chronologique mais la trace d’une même
pensée, d’un même cheminement peut se retrouver à des années d’intervalle. Les carnets
gardent l’empreinte de l’évolution de Scriabine et permettent surtout de dater
approximativement les grandes évolutions de sa pensée afin de les confronter aux œuvres
contemporaines. Plusieurs thèmes obsèdent le compositeur et les mêmes réflexions reviennent
au fil des années sous des formes différentes, parfois plus complètes. Pour cerner sa pensée et
éviter les répétitions, j’ai fait le choix de procéder à une analyse par thème en indiquant
l’évolution de la pensée au cours du temps. Les thèmes sont traités dans l’ordre de leur
importance quantitative dans les carnets. Le thème le plus développé de ces réflexions est
Dieu et la relation des hommes à Dieu, viennent ensuite des pensées sur la création, non pas
comme l’on pourrait s’y attendre, sur la création artistique, mais sur l’acte du créateur, la
création du monde à laquelle la création artistique pour Scriabine est apparentée. Le

1
Boris de Schloezer, op. cit. p. 110.
2
Ibid., p. 118.
3
Boris de Schloezer, op. cit. p. 115 - 116.
52
compositeur s'interroge sur la nature de sa conscience, sur son individualité, sa personnalité
propre et sur sa relation avec les autres hommes. La relation de l’homme à la vérité, la beauté,
la connaissance sont également des thèmes fréquemment examinés.

Le questionnement sur Dieu se trouve omniprésent dès le premier feuillet conservé.


Pour le jeune Scriabine, alors âgé de seize ans, Dieu est la cause première de la totalité des
phénomènes et à l'origine de la morale. Déjà Scriabine écrit que "le sentiment religieux est la
conscience de la divinité en soi."1 Cette affirmation est pour Marina Scriabine le témoignage
de la première expérience mystique du compositeur.2 La foi initiale en Dieu sera cependant
fortement ébranlée par la suite. A vingt ans, une maladie de la main jugée incurable par les
médecins remet en cause sa carrière de pianiste. Cette maladie provoque une révolte de
Scriabine contre Dieu et la fatalité, c’est alors qu’il prend conscience de la puissance de sa
propre volonté. Aux médecins lui assurant que sa main est blessée définitivement, il assure au
contraire qu'il pourra rejouer du piano. Il développe alors une pensée opposant son grand moi,
sa personnalité libre et de nature quasi-divine, à son petit moi, l'individu Scriabine, soumis
aux limitations du quotidien. Cette distinction entre une personnalité puissante, libérée,
capable de créer et une autre, banale et limitée, est fréquente à cette époque en Russie et se
retrouve notamment dans les écrits des poètes symbolistes contemporains, chez plusieurs
penseurs russes, et chez les théosophes. En 1900, Scriabine s’insurge contre Dieu et son
silence :

Dans ma tendre jeunesse, rempli du mensonge des espoirs et des désirs, j’admirais
ton charme rayonnant et j’attendais des cieux une révélation ; mais il n’y eut pas de
révélation. 3

Il affirme dès lors la nécessité de son indépendance et sa force personnelle :

Je te remercie pour toutes les horreurs de tes épreuves, tu m’as donné de connaître
une force infinie, ma puissance illimitée, mon invincibilité, tu m’as donné le
triomphe... 4

Cette idée d’un nécessaire dépassement de soi, de la force de la volonté individuelle, revient
incessamment dans les carnets de notes. Elle est peut-être même à la base de l’œuvre
musicale, qui pour certains musicologues, comme Susanna Garcia, n’est que la continuelle
répétition d’une structure fondée sur une dialectique entre deux principes, l’un humain, l’autre
divin, s’unissant ensuite dans l’extase finale. Les textes dans les carnets sont souvent le reflet

1
Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, op. cit. feuillet séparé, p. 3.
2
Marina Scriabine, introduction, à Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, op. cit., p. 3.
3
Ibid., feuillet séparé, p. 5.
4
Ibid., feuillet séparé, p. 6.
53
des lectures ou de discussions que Scriabine avait pu avoir. Ainsi, il est possible d’y retrouver
l’influence de Nietzsche ou de la psychologie de Wundt,1 sans que toutefois leur pensée
respective soit retracée fidèlement. D'après Schloezer, Scriabine avait une lecture assez
superficielle des œuvres et n’en retenait que les éléments qui concordaient avec sa pensée
personnelle à ce moment-là et la confortaient.

Ces influences sont néanmoins notables. En 1903, Scriabine lit Ainsi parlait
Zarathoustra de Nietzsche et conçoit la même année le livret d'un opéra qui porte la marque
des influences conjointes de Nietzsche et de Wagner mais restera inachevé. Le livret suit les
aspirations personnelles du compositeur que nous venons de décrire : le héros, philosophe –
musicien – poète se libère de la foi religieuse et découvre qu'il possède la puissance
ordinairement prêtée aux dieux, il devient ainsi forme de réalisation du surhumain, un être
idéalisé et affranchi de toutes les contraintes :

Le mensonge enjôleur des religions


a cessé de m'assoupir,
Et leur brume délicatement scintillante
N'obscurcit plus mon jugement
Mon esprit toujours libre
M'affirme : tu es seul
Tu es l'esclave des froids hasards
Tu es le maître de l'univers.
Pourquoi confies-tu aux Dieux
Ton destin, misérable mortel ?
Tu peux, et tu dois, toi seul,
Porter sur ta face rayonnante
Le sceau glorieux de la victoire.

Le héros devient dans la suite du livret une sorte de prophète et partage avec les autres
hommes le bonheur auquel il est parvenu. Scriabine ne composera cependant jamais la
musique de l'opéra. L’identification du compositeur au héros est évidente bien qu’ambiguë :
Marina Scriabine y lit « le thème du héros incompris, persécuté par des hommes stupides et
méprisables, de l’individu solitaire opposé à la multitude qu’il veut plier à ses propres
desseins. »2 Le livret semble être la traduction poétique de la mission personnelle que s'est
attribuée le compositeur à la même époque. L’affirmation incessante de la liberté et sa
recherche permanente sont manifestes dans la presque totalité des pages. La liberté passe par
la création :

1Wilhelm Wundt, (1832-11920) psychologue et philosophe allemand, fondateur de la psychologie


expérimentale cité par Scriabine dans ses carnets.
2
Marina Scriabine, Introduction à Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, op. cit., p. XII.
54
Je ne suis rien,
Je suis seulement ce que je crée.
Je veux créer. 1

elle-même pensée comme libre jeu, libre jeu divin, ce qui conduit Scriabine à écrire :

Je suis Dieu. L’univers est mon jeu, le jeu des rayons de mon rêve. 2

L’état divin est pour Scriabine un idéal auquel il lui est possible d’accéder en lui-même :

Je veux être Dieu. Je veux me vaincre. Je veux retourner vers moi. (…) Le monde
cherche Dieu – je me cherche moi-même, le monde est un élan vers Dieu. Je suis un
élan vers moi-même. Je suis le monde. Je suis la recherche de Dieu, car je suis
seulement ce que je cherche. 3

Ces déclarations ont pu être interprétées comme le signe d’un état mégalomaniaque.
L’identification personnelle à Dieu évolue dans le temps, elle est remplacée peu à peu par
l’affirmation d’un état divin présent dans chaque homme, qui doit être révélé. Scriabine
conçoit alors un projet d’art total - Le mystère - comme l’instrument de cette révélation. Cette
évolution est parallèle aux réflexions récurrentes sur la conscience, conscience individuelle, le
rapport de soi au monde et la possibilité de connaître ce monde. Ces thèmes reviennent
incessamment sur plusieurs années. Le compositeur aboutit à des conclusions différentes en
1904 ou 1906. Scriabine s'interroge sur ce qui fait sa personnalité, son individualité propre et
sur sa relation au monde. Il s'aperçoit qu'il ne peut connaître le monde qu'à travers son
expérience personnelle :

On ne peut sortir de la sphère de la conscience. On ne peut rien affirmer ni supposer


en dehors de la sphère de la conscience. 4

Il en déduit dans un premier temps que s’il ne peut connaître le monde qu'à travers le prisme
de sa conscience, cela signifie que tout ce qui n'est pas sa conscience propre n'existe donc
peut-être pas. Il ne peut en tout cas affirmer l’existence d’autre chose que sa conscience
propre : "On ne peut sortir de la sphère de la conscience. On ne peut rien affirmer ni supposer
en dehors de la sphère de la conscience."5 Cette réflexion le mène vers un solipsisme qui est
en réalité l'expérience de l'impossibilité de connaître le monde autrement que par sa
subjectivité. Il en conclut que si le monde ne peut exister en dehors de sa conscience propre,

1
Alexandre Scriabine, op. cit. Deuxième cahier. p. 29.
2
Ibid., p. 17.
3
Ibid., p. 35.
4
Ibid., p. 42
5
Ibid., p. 42.
55
c'est qu'il doit donc en être lui-même le créateur. "Ainsi le monde est le résultat de mon
activité, de ma création, de ma volonté libre."1

Cependant quelques années plus tard, son enthousiasme de 1904 "Je suis Dieu.
L'univers est mon jeu"2 a disparu, il s'interroge à nouveau sur la nature de sa conscience
personnelle et la met en relation avec la conscience des autres hommes : "Je ne pourrais pas
exister sans le monde extérieur. Ma conscience individuelle qui est relation à d'autres
consciences individuelles cesserait alors d'exister." En 1905-1906 il relève la question de
l'impénétrabilité de la conscience de l'autre, mais également la nature proche des différentes
consciences humaines :

Par les autres hommes j'apprends qu'ils sentent et qu'ils pensent quelque chose, que
moi je ne sens ni ne pense, mais aussi que dans leur conscience il y a beaucoup
d'états (de conscience) pareils à ceux qui sont aussi dans ma conscience. Ils
contemplent le même monde. Eux non plus ne peuvent sortir de la sphère de leur
conscience. Ainsi d'une part je peux constater une certaine fermeture des sphères des
consciences individuelles, et d'autre part leur relation en tant que porteurs d'états
communs, appelés l'univers. Nous tous, hommes, contemplons le même univers.3

De cette contemplation commune, Scriabine tire la certitude d'une conscience


universelle unique : "l'individualité est la relation aux autres individualités ; elle est une
couleur, la manifestation d'un seul et même esprit."4 "Le monde est une série d'états d'une
seule et même conscience universelle." L'histoire de la conscience humaine est élévation,
désir de changement. Pour Scriabine, c'est par la volonté humaine que le monde se crée, et le
facteur historique est important :

Les croyances de chaque époque de l'histoire humaine correspondent à l'errance de


la conscience humaine à cette époque (...) Pour chacun, le monde a été tel qu'il le
voulait (inconsciemment). Au cours des siècles la conscience de l'homme grandissait
et graduellement élevait la personnalité en la libérant. Récemment l'homme s'est
reconnu comme créateur de tout ce qu'il appelait ses sensations, ses perceptions, les
phénomènes. Ce qu'il considérait en dehors de lui s'est trouvé dans sa conscience, et
uniquement en elle. Mais parvenu à cette conscience, il n'a tout de même pas osé se
reconnaître comme la cause de tout.5

Par cette réflexion, Scriabine affirme la liberté absolue de l'homme et sa capacité


créatrice. Pour lui le seul déterminisme est d’ordre historique :

1
Ibid., p. 8
2
Ibid., p. 17.
3
Ibid., p. 70.
4
Ibid., p. 52.
5
Ibid., pp. 59 – 60.
56
Ce que je dis, seul un homme vivant dans les conditions présentes c'est à dire, au
e
XX siècle, sur la terre, etc., peut le dire. Pour que ma pensée soit possible, m'est
nécessaire toute l'histoire de l'univers.1

Une fois établie la pleine liberté humaine et son pouvoir de création, Scriabine
s’interroge sur la nature même de la création. Pour lui la création est indispensable à l'homme,
l'homme est insatisfait de son état présent et désire s'élever. Le désir, la volonté, la
protestation sont des caractères propres à l'homme, le signe même de la vie : "toute l'histoire
de l'humanité est élévation, dans son dernier moment - extase."2 Le nouveau est créé par les
individualités fortes, les génies, dont le point de départ est "l'ordre de choses existant crée par
leurs prédécesseurs." Le développement, l'évolution de la "conscience universelle" est le fait
de l'œuvre des génies :

Le développement de la conscience de l'humanité est le développement de la


conscience des génies ; quant à la conscience des autres hommes ce sont les
éclaboussures, les étincelles de cette même conscience. 3

Pour Scriabine le génie, notamment le génie qui se manifeste par l’art est le véritable
créateur, il est « l’éternelle négation (de Dieu) de soi dans le passé. »4

Ces réflexions sur la conscience, le divin, conduisent Scriabine à concevoir le projet


d’une œuvre qui permettra la communion de tous les hommes dans une union mystique. Cette
mission ultime doit se réaliser dans l'ultime projet musical, le mystère :

Les lois hostiles ont été crées pour être surmontées afin de réaliser le but suprême de
fête grandiose de toute l'humanité, d'extase universelle.5

Pour Leonid Sabaneev, toute l'œuvre de Scriabine, pianistique et symphonique tend vers le
Mystère :

Toutes ses créations sont des fragments du mystère, toutes sont créées à partir de son
matériau, comme esquisses, parcelles d'un seul projet grandiose, toutes sont
pénétrées de ses états d'esprit, reflétant dans leur pure sphère musicale, les états de
conscience, les sentiments qui avaient donné naissance à l'idée du Mystère.6

1
Ibid., p. 52.
2
Ibid., p. 67.
3
Ibid., p. 36.
4
Ibid., p. 22.
5
Ibid.,
6
Leonid Sabaneev, cité par Marina Scriabine dans l’introduction aux carnets, op. cit., p. XVIII.
57
3. Le renouveau du drame

En quoi consistait et quelle forme aurait dû prendre le Mystère, le dernier projet de


composition de Scriabine? Marina Scriabine s’interroge dans l’introduction de sa traduction
des carnets du compositeur : « Mais qu’était dans la pensée de Scriabine, ce « Mystère », ce
pôle qui a orienté toute son activité, toute sa pensée, toute sa vie? Et d’abord, quand est née
l’idée du mystère? » Une œuvre destinée à transfigurer le public, (dont les membres ne sont
plus dès lors envisagés comme de simples spectateurs mais pensés comme des acteurs de
l'œuvre en création) ne peut pas se concevoir comme une représentation traditionnelle. Le
mystère doit au contraire réinventer, renouveler la notion d'art, être à sa manière une œuvre
d'art total, une œuvre ultime, définitive. L' objectif de Scriabine, créer un art théurgique, sa
volonté de transformer profondément l'humanité par l'art et son assurance quant à la
possibilité de la réalisation de ce projet ont été souvent qualifiés de pure folie. Il est cependant
intéressant de relier ce projet du Mystère tel que nous le connaissons avec le questionnement
renouvelé et les perspectives ouvertes à la même époque par les symbolistes sur le drame et le
théâtre.

Le Mystère de Scriabine et les directions données au théâtre par les symbolistes


convergent vers des intentions artistiques communes. La volonté de créer un art suffisamment
puissant, capable d'agir sur l'auditoire, s'oppose très nettement à la théorie de l'Art pour l'Art
et prend sa source dans l'œuvre de Nietzsche. Selon Schloezer, Scriabine avait une conception
romantique de l'art, il voulait "non pas créer le beau en tant que tel mais le vivre. Il voulait
"être."1 L'art doit devenir une expérience commune et partagée : "l'art n'est qu'un moyen pour
s'enivrer, un vin merveilleux"2. Parce qu'elle parle directement à la conscience, au-delà du
langage, la musique a été sentie comme l'art le plus capable de réaliser cet idéal de
communion dans lequel résonne l'appel antérieur de Nietzsche :

Par le chant et par la danse, l'homme manifeste son appartenance à une communauté
supérieure : il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de
s'envoler dans les airs. (...) il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi
qu'il a vu dans ses rêves marcher les dieux. L'homme n'est plus artiste, il est devenu
œuvre d'art.3

1
Boris de Schloezer, op. cit. p. 62
2 Alexander Scriabine, cité par Boris de Schloezer, op. cit,. pp. 62-63.
3 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie,,op.cit., p. 31.
58
a. Le mystère

Il est pour le moins difficile de parler du Mystère tel que Scriabine l’envisageait car il
n’existe pas d’esquisse de l’œuvre, ni sous forme musicale ni sous forme poétique. L’œuvre
est cependant centrale car le projet occupe et traverse une grande partie de la vie de Scriabine
et, si l’on en croit Leonid Sabaneev aussi bien que Schloezer, toutes les œuvres de Scriabine
sans exception tendent vers le Mystère, toutes sont des fragments de l’œuvre ultime rêvée
depuis des années :

Toutes ses créations sont des fragments du mystère, toutes sont crées à partir de son
matériau, comme esquisses, parcelles d'un seul projet grandiose, toutes sont
pénétrées de ses états d'esprit, reflétant dans leur pure sphère musicale, les états de
conscience, les sentiments qui avaient donné naissance à l'idée du Mystère.1

Pour Marina Scriabine, il est possible de trouver des traces du mystère dès l’année
1898, époque à laquelle Scriabine commençait déjà à parler d’une « fête grandiose de toute
l’humanité »2 dont on retrouve également la trace dans le mouvement final de la première
symphonie en Mi Majeur opus 26 composée en 1900. Le compositeur insère ce texte chanté
par le chœur :

Et le plus beau de tous les chants


Ton sacrificateur le chante, inspiré par toi,
Règne, tout puissant sur la terre,
Ton esprit libre et fort.
Elevé par toi, l’homme,
Accomplit glorieusement le plus bel exploit,
Venez, tous les peuples de la terre,
Chanter la gloire de l’art. 3
Il y a synthèse - ou confusion - chez Scriabine entre la création du monde et la
création artistique : « le matériau dont est construit l’univers est la pensée créatrice,
l’imagination créatrice»4. Il saisit la création de l’univers en se référant à sa propre expérience
de création artistique, à ce qu’il ressentait au moment de la composition. L’expérience intime
est pour le compositeur la seule possibilité de connaissance:

A la logique il opposait constamment la psychologie, car il faisait davantage


confiance à cette dernière : « Logiquement, il est vrai que c’est impossible, me
disait-il parfois, mais il faut se placer ici du point de vue psychologique : la

1 Boris de Schloezer cité par Marina Scriabine dans Introduction à Alexandre Scriabine, carnets, op. cit.,
p. XVIII.
2
Leonid Sabaneev cité par Marina Scriabine, Alexander Scriabine, carnets, p. XVIII.
3
Alexandre Scriabine, chœur final de la première symphonie, traduction Marina Scriabine. Introduction aux
carnets, p. XVIII.
4 Alexander Scriabine, op. cit. p. 52.
59
contradiction logique se réalise constamment dans la vie de l’esprit, et en fin de
compte, j’ai surtout confiance en ce que je ressens directement en moi. 1

Les discussions de Scriabine sur son projet, sa « mission », qui doit s’accomplir avec
cette œuvre, permettent d’imaginer Le mystère. Il est pensé comme une œuvre d’art total
réunissant tous les arts : la musique bien sûr et le chant, la poésie, mais aussi des événements
visuels, des projections de couleurs, un orgue à parfum ; les participants doivent même se
toucher, afin que tous les sens sans exception soient sollicités. Scriabine avait imaginé faire
représenter l’œuvre dans un temple spécialement construit pour l’occasion au pied de
l'Himalaya en Inde dont les plans et les esquisses figurent dans les carnets de notes. Ce n'est
pas l'Inde géographique qui l'intéresse, mais l'Inde telle qu'il se l'imagine, telle qu’elle est
évoquée par les théosophes, peuplée de sages, sâdhus2, pratiques magiques et mystiques.

Schéma - reproduction de l’esquisse du temple que Scriabine projetait de faire bâtir


en Inde. Il s’agissait d’une demie-sphère qui devait se situer au dessus d’un plan
d’eau, afin de former grâce au reflet, une sphère parfaite.3

1 Boris de Schloezer, op. cit. p. 35.


2 Homme saint en Inde.
3
Alexandre Scriabine, op. cit. p. 123.
60
Marina Scriabine imagine le Mystère sous une forme de polyphonie multisensorielle :

Dans le mystère, le tissu formel pourrait être comparé à une polyphonie, mais dont
chaque voix serait constituée non par un art autonome (une voix musicale, une voix
chorégraphique, etc.) mais par un matériau contenant tous les registres sensoriels.
Par exemple une voix pourrait entrer dans la trame polyphonique en tant que
projection lumineuse, se continuer par un geste, puis par un son, sans oublier le
goût, l’odorat et le tact.1

Que devait concrètement réaliser le Mystère ? Schloezer montre l’évolution entre le


projet d’opéra de l’année 1902 non réalisé pour lequel Scriabine imaginait la représentation
de ce que Schloezer appelle « la transfiguration », (peut-être dans un sens proche de celui de
Wagner à la fin de Tristan) et le projet du Mystère conçu comme une œuvre d’art agissante
sur les auditeurs. Scriabine glisse donc du projet d’un art représentatif vers le projet d’un art
actif.

A la fin de l’été 1902, Scriabine travaillait encore à son opéra, mais en même temps
d’autres projets mûrissaient déjà en lui, et il rêvait de créer quelque chose d’encore
plus grandiose et – c’est là l’essentiel – de ne pas montrer aux hommes l’image de la
transfiguration, de ne pas leur faire voir l’extase de l’humanité et la fin de ce monde,
représentation capable de susciter uniquement sa propre mort, mais de réaliser
concrètement cette extase et la fin de l’univers. Ici, il passait sur un autre plan, et
c’est justement en cela que consiste la différence essentielle entre le Mystère et tout
opéra, tout drame musical, même s’il est imprégné de ce que j’ai appelé plus haut un
esprit « mystériel. »2

L’obsession du questionnement sur la nature de la conscience dans les carnets – sur la


sienne et celle de l’Autre – paraît a posteriori s’éloigner de la simple « passion
métaphysique » décrite par Schloezer3 et pouvoir être réinterprétée comme une interrogation
fondamentale sur la possibilité même de créer un art agissant. Concevoir un projet comme le
Mystère impliquait de viser directement l’effet produit sur l’auditeur et constitue, il me
semble, un renversement essentiel dans la composition, dont Theodor Adorno a démonté les
mécanismes dans son Essai sur Wagner en 1937. Pour Adorno, la musique devient avec
Wagner le lieu privilégié de manipulation de l’inconscient collectif facilitée par la passivité
naturelle de l’oreille opposée à l’œil, organe actif de la réflexion et de la concentration. La

1 Marina Scriabina, Introduction aux carnets de notes d’Alexandre Scriabine, pp. XIX – XX.
2
Boris de Schloezer, op. cit. p. 121.
3
Ibid., p. 30.
61
musique peut agir directement sur les émotions sans qu’elles soient rétrocontrôlables. Adorno
souligne la constante préméditation de l’effet produit sur le public et la spectaculaire réussite
de Wagner dans ce domaine : « L’inconscient est chez Wagner idéologie »1

La musique de Wagner « conductrice de l’inconscient, devient la première musique


consciente : la première musique régie par la connaissance et que la connaissance
peut employer à ses fins. »2

Scriabine n’est cependant pas Wagner et l’utopie scriabinienne restée à l’état de projet
n’a pas été réalisée. Cette non-réalisation - due évidemment à l’impossibilité d’un tel
programme – était déjà annoncée par l’évolution du langage musical et harmonique dont
Scriabine a poursuivi jusqu’au bout le développement logique. Les derniers opus pour piano
Vers la flamme et les Cinq préludes opus 74 montrent une raréfaction du matériau sonore
concentré sur quelques échelles3 et une concision de l’écriture qui prend le chemin inverse de
la somptuosité harmonique et polyphonique à laquelle Wagner aboutit dans ses derniers
opéras. Il y a presque un antagonisme entre le projet de Scriabine et le développement de son
langage musical. La pensée d’une forme d’art total est cependant centrale pour comprendre la
genèse des œuvres de Scriabine, ceci d’autant plus que les œuvres telles que le Mystère
étaient prises très au sérieux en Russie par de nombreux artistes et philosophes qui se
penchaient sur les moyens d'un renouveau esthétique, notamment du théâtre et du drame
musical. Parmi eux se trouvaient les poètes symbolistes en particulier Viatcheslav Ivanov,
théoricien du renouveau du théâtre.

b. L’influence de Nietzsche, La Naissance de la Tragédie.

L'appel au renouveau du théâtre par Ivanov prend ses sources dans les nouvelles idées
sur le théâtre antique conçues dans les écrits de Nietzsche, notamment La naissance de la
Tragédie. Le poète Andreï Biély, à plusieurs reprises, rappelle dans ses textes l'influence de la
pensée de Nietzsche sur le courant symboliste : "Cet envoûtement qu'exerçait sur nous
Nietzsche était un envoûtement authentique (...) Nous avions adopté Nietzsche avec toutes ses
étrangetés"

Nietzsche explique dans La Naissance de la Tragédie enfantée par l'esprit de la


musique, le lien étroit entre musique et tragédie. Pour Nietzsche, et c'est en cela que les
symbolistes se sont reconnus, le monde et l'existence sont uniquement justifiés en tant que

1
Theodor W. Adorno, Essai sur Wagner, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg,
Gallimard, Paris, 1966. p. 133.
2
Ibid., p. 210.
3
Voir infra partie 2 pour l’analyse des échelles.
62
phénomènes esthétiques. Le monde, tout comme les phénomènes esthétiques, est soumis à
deux forces apparemment contradictoires, de l'union desquelles la véritable œuvre d'art peut
émerger. Ces deux forces sont le dionysiaque et l'apollinien. L'apollinien relève du domaine
de l'apparence, du rêve, du calme, il exige la mesure, "rien de trop," et la connaissance de soi
"connais toi toi-même." Le dionysiaque au contraire est ivresse, abolition de la subjectivité
jusqu'à l'oubli total de soi. Avec le dionysiaque c’est "le lien d'homme à homme qui vient se
renouer", dans "l'évangile de l'harmonie universelle, non seulement chacun se sent réconcilié,
confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous."1 Pour Nietzsche, il est nécessaire que
l’art triomphe du « je » subjectif. La création artistique doit réunir en elle l'instinct et
l'intuition nés du dionysiaque et l’illusion apollinienne. La possibilité de la tragédie naît de
cette alliance. Le dionysiaque (le musical) doit se décharger dans l'apollinien (la
représentation). Le drame à proprement parler est la manifestation, la représentation
apollinienne de tout ce qui peut être ressenti dans l’état dionysiaque. La foule métamorphosée
par le dionysiaque perçoit, extérieure à elle, la représentation. La représentation devient
l’accomplissement apollinien de son état.

La mort de la tragédie provient de la désunion du dionysiaque et de l’apollinien qui


intervient lorsque les auteurs préfèrent le cas particulier, le personnage quotidien à la
généralité et l’universalité, ou lorsque la rationalité s’oppose farouchement à l’instinct de
création. Pour Nietzsche, les deux figures de la désunion d’Apollon et de Dionysos dans l’art
sont Euripide avec sa nouvelle comédie attique et la figure de Socrate. Socrate est l’emblème
de la supériorité de la raison et de l’intellect sur l'instinct et l'intuition. Nietzsche lui prête
cette phrase : « tout pour être beau doit être rationnel2 ». Or pour Nietzsche la musique est
dans son essence purement instinct créateur, il cite Schopenhauer pour qui elle exprime toutes
les manifestations et aspirations de la Volonté.

Nietzsche poursuit en définissant trois civilisations possibles : la civilisation


socratique fondée sur la connaissance et la science, la civilisation artistique et la civilisation
tragique, basée sur la consolation métaphysique. Depuis Socrate nous appartenons à la
première des trois, la civilisation fondée sur la savoir, la science et la rationalité. Pour
Nietzsche une civilisation fondée uniquement sur la science est limitée car la science et la
connaissance ont elles-mêmes des limites. Il se tourne à nouveau vers la figure de Socrate
mais cette fois-ci, c'est le Socrate - musicien qu'il appelle. Avant de mourir, Socrate voit en
rêve une apparition qui lui donne un ordre : "Socrate, fais de la musique." Nietzsche voit dans
cet appel l’hésitation ultime de Socrate : ce que l’on ne comprend pas, est-il

1 Ibid., p. 31.
2
Ibid., p. 80.
63
l’incompréhensible? « Peut-être existe-t-il une région de la sagesse d’où le logicien est banni?
Peut-être même l’art est-il le corrélat et le supplément nécessaire de la science? »1 La figure
du Socrate - musicien préserve du désespoir de Faust qui accable l’homme lorsqu’il entrevoit
les limites de la science sur laquelle il fondait l’unique justification de sa vie.

Fonder une civilisation sur la science a aussi des effets sur l'art. L'art est soumis à la
même critique que l'expérience scientifique. Le public veut voir dans l'art les formes de
logique, de morale, de rhétorique auxquelles il est habitué ; le beau est la norme, est beau ce
qui est logique, moral, clair. L'art, les humanités sont dès lors étudiées sous l'angle de la
science, avec la méthode scientifique qui produit selon Nietzsche une incompréhension totale
de la nature même d'œuvre d'art. Un retour à l’esprit hellénique, à l’esprit de la tragédie
antique, est possible mais nécessite un profond changement de la réception du public, de
l’auditeur. L’auditeur doit se séparer de la critique, devenir artiste lui-même. Devenir un
auditeur-artiste seul capable de comprendre l’esprit de la tragédie et le mythe. Pour Nietzsche
c’est la musique de Wagner qui oblige à son époque un tel auditeur à s’éveiller et à devenir
l’auditeur – artiste.

L’appel de Nietzsche à un renouveau de l’art, presque à un renouveau de la


e
civilisation, rencontre dans le contexte révolutionnaire de la Russie au tournant du XX siècle
un écho et un intérêt particuliers. Pour les poètes symbolistes, le monde et la réalité sont
compréhensibles en tant que phénomènes esthétiques. Les contemporains de Scriabine lisent
dans La Naissance de la Tragédie la possibilité de l'abolition des limitations de l'individu et la
possibilité de créer un art grandiose et universel. La possible dissolution du moi individuel
dans le tout collectif résonne avec les théories socialistes contemporaines et interpelle les
poètes :

Nous avons compris que l'ivresse dionysiaque est une abolition des limites du moi,
qu'elle démolit et supprime l'individualisation, que cette délivrance et cette
immersion dans la trame de l'être engendrent l'effroi, qu'elle est union avec la
volonté et la souffrance cosmique (...) nous avons compris qu'il s'agit là de
phénomènes extratemporels et de nouveaux possibles.2

La référence à la figure apollinienne presque absente des écrits symbolistes se


manifeste essentiellement par le souci de la forme et de la clarté.

L’idéal nietzschéen de l’auditeur - artiste précède ce que les symbolistes tenteront :


supprimer la frontière entre spectateurs et acteurs, entre auditeur et artiste. L’« auditeur-

1
Ibid., p. 90.
2
Viatcheslav Ivanov, La religion hellénique du dieu souffrant cité par Maria Cymborska-Leboda, « Le drame, la
musique et le théâtre, la conception symboliste de l’homme », Les cahiers du monde russe, Janvier-Juin 1994.
p. 192.
64
artiste » est compris comme un artiste potentiellement créateur et non pas seulement comme
auditeur « récepteur » de l’œuvre. L’image nietzschéenne idéalisée d’auditeur – artiste se
dégradera avec Adorno qui y lira le concept d’auditeur manipulé. L’auditeur est pensé par
Nietzsche, les symbolistes et Scriabine comme l'une des clés de la réussite de l’œuvre.
Lorsque l’extase et la sobornost’1 sont visées, l’auditeur se doit d’être réceptif, sinon
coopératif. Le problème de la réception de l'auditeur s'est imposé rapidement à Scriabine
comme l'une des raisons de la nécessité de composition de l’Acte préalable, imaginé comme
œuvre de préparation au Mystère.

c. L’Art grec

A travers l'interprétation nietzschéenne d’une division de l’art entre art dionysiaque et


e
art apollinien, les artistes russes se tournent au début du XX siècle vers l'Antiquité, vers
l'archaïsme, vers l'art jugé immortel d'une époque glorieuse. Viatcheslav Ivanov publie en
1904 La Religion hellénique du dieu souffrant. Il théorise avec cet ouvrage le retour à un art
antique, mythique et conciliaire. Ce retour aux origines, notamment aux sources de la
tragédie, laisse entrevoir à la pensée contemporaine de multiples ressources dont elle pourra
tirer la conception d’un art renouvelé, d’un nouvel âge prospère. Paradoxalement le
renouveau du théâtre, du drame, croise la recherche de l’archaïsme : « Nous avons salué
certains « en arrière » comme des "en-avant »2, Biély parle « d’innovation archaïsante. »
Ivanov voit dans le courant symboliste, un possible "retour à la langue des dieux de l'époque
mythologique de l'humanité." Il est fasciné par le rôle du chœur dans la tragédie grecque. En
commentant, décrivant l’action ou en engageant une discussion avec le héros ou les
personnages, le chœur devient l’intermédiaire entre les spectateurs et le héros, entre
l’individualité et la généralité. Le chœur antique sera un modèle d’une importance capitale
pour Ivanov lorsqu’il développera l’idée d’un théâtre synthétique dans lequel la frontière entre
spectateurs et acteurs disparaît. Il souhaite refonder le théâtre à partir des mythes. Il appelle à
délaisser les allégories usées afin de retrouver et privilégier les symboles, notamment ce qu'il
appelle les symboles actifs, c'est-à-dire potentiellement créateurs de mythes. Merejkovski déjà
dans ses conférences interpellait les poètes sur la nécessité de créer des symboles devant
"jaillir naturellement et spontanément." L'importance accordée au mythe se retrouve
immédiatement chez Scriabine, qui, au delà de la mythologie personnelle étudiée, s'est
intéressé de près au mythe de Prométhée pour son poème symphonique opus 60. Biely voit
dans cet appel, ce retour aux valeurs fondatrices du mythe, un appel à des valeurs
intemporelles :

1
Ce terme slavon traduit habituellement par conciliarité signifie l’idéal d’une communauté fraternelle.
2
Andreï Biély, cité dans Maria Cymborska-Leboda, op. cit., p. 191.
65
De nouveau le cœur a demandé des valeurs éternelles,""le symbole doit devenir
dynamique, se transformer en mythe.1

Comment les symbolistes envisagent-ils le passage du symbole vers le mythe? Ivanov


parle du passage nécessaire de la réalité, au "plus-réel", ce qu'il appelle passer du réalisme au
"réaliorisme". Qu'est ce qu'un symbole? s'interroge Ivanov : "Un signe? Une épiphanie? Un
signe actif? Un mythe? Un phénomène individuel ou collectif? Poétique ou religieux?"2

Quels sont ces nouveaux mythes dont les poètes parlent? Jutta Scherrer dans un article
consacré aux sociétés de philosophie religieuse et au symbolisme russe3, dresse une liste des
principaux thèmes qui apparaissent à la fois dans les sociétés de philosophie et chez les
artistes symbolistes.

 Tout d'abord le mythe de la révolution, associé au mythe de l'apocalypse, le


pressentiment d'une fin prochaine de la vieille Russie, d'une catastrophe imminente à
venir exprimée par plusieurs auteurs et penseurs.

 Le mythe de la théocratie triomphante qui s'oppose à la vision du progrès de l'histoire,


le retour du religieux initié par Soloviev.

 Le mythe de la théurgie qui doit permettre d'entrer en contact avec le "plus réel", l'art
devient le moyen d'accès, le plus court chemin vers la religion.

 Le mythe de la création qui englobe à la fois le mythe du sexe, de l’éros et la


confusion qui se retrouve chez Scriabine entre création artistique et création de
l'univers.

 Le mythe de l'art théurgique qui doit permettre de créer un art en relation avec la vie
elle-même.

 Le mythe de la Sophia, de la sagesse, qui conduit les symbolistes à la théurgie. Le


mythe de la Sophia annonce l'arrivée imminente de l'antéchrist et de l'apocalypse,
après quoi Sophia, appelée aussi l'éternel féminin, proclame la fin de l'histoire et le
début du royaume de Dieu sur terre.4

 Le mythe de l’élite culturelle qui devait conduire à une culture universelle.

1 Alexander Blok cité par Maria Cymborska – Leboda, op. cit. p. 193.
2 Ivanov cité par Georges Nivat, Histoire de la littérature russe op. cit., p. 84.
3 Jutta Scherrer, « Les sociétés de philosophie religieuse et le symbolisme russe » dans Le dialogue des arts
dans le symbolisme russe, actes du colloque tenu à Bordeaux en 2000 et dirigé par Jean-Claude Marcadé, éd.
l'âge d'homme, Paris, 2000.
4
Ce mythe est central dans la pensée de Vladimir Soloviov.
66
 Le mythe de l’individualisme et du collectivisme, de la relation entre l’individuel et le
collectif. L’art symboliste veut une synthèse de l’individu dans le collectif, par la
sobornost’, le conciliaire.

 Le mythe du destin, du Fatum, très présent en Russie, y compris dans les périodes
antérieures et postérieures à l’âge d’argent.

Pour les symbolistes, la réalité, l'existence et le monde sont justifiés lorsqu’ils


deviennent des phénomènes esthétiques. Pour Andreï Biely c‘est "la vie elle-même qui
devient le domaine de l'art"1 dans le symbolisme. Le phénomène esthétique capable de cet
acte théurgique devait nécessairement faire appel à la synthèse de plusieurs arts dont le
modèle est le drame wagnérien. Wagner est l'artiste de la synthèse :

Il s'agit d'un musicien qui, pour la première fois, tend consciemment la main vers la
tragédie, comme pour faciliter sa conversion définitive à la musique (...) Wagner est
un musicien venu à la rencontre de la poésie.2

Les projets artistiques tendent à un "rapprochement entre poésie et musique" qui


doivent converger pour créer ces formes considérées comme supérieures que sont le drame et
l'opéra. Il est amusant de remarquer que l'accueil des opéras de Wagner est unanime parmi les
poètes russes alors que les professeurs du conservatoire de Moscou sont d'un anti-wagnérisme
exemplaire. Sergueï Tanéieff organise même un séminaire anti-Wagner très suivi (notamment
par Rachmaninov, Igoumnov, Goldenweizer, Sabaneef … et Scriabine.)

La musique, "le plus puissant de tous les arts" selon Ivanov, grâce à laquelle le monde
doit sa nouvelle rencontre avec l'esprit hellénique, est considérée comme moyen de
connaissance du monde éternel et universel :

La profondeur et l’intensité des œuvres musicales nous donnent l’impression que le


voile trompeur sur le monde a été retiré. La musique nous livre le secret du
mouvement, l’essence du mouvement qui gouverne le monde. Nous voici en
présence de l'univers en entier. 3

Biély, dans son enthousiasme à affirmer l'art comme "création de la vie," n'hésite pas à définir
la musique comme seule voie capable de révélation. "Biély accorde ici à la musique une force

1
Andreï Biély cité par Maria Cymborska-Leboda, op. cit., p. 194.
2 Ibid., p. 194.
3 Andréï Biély, Les Formes de l’Art, op. cit., p. 178. « Do not the profundity and intensity of musical works give
us a hint that here the deceiptive veil is removed from the visible world? In music the secrets of movement are
opened up to us, the essence of movement that governs the world. We have to do with entire universe.”
67
motrice capable d'ensorceler la réalité, l'ultime but de la musique est donc l'épiphanie, la
sanctification du monde et la renaissance de l'homme."1 :

Ce que symbolise la musique en général s'incarne dans la vie, à partir du moment où


notre culture tend vers l'esprit de la musique. A travers la musique, les forces
célestes ou obscures sont appelées, invitées, à trouver leur "réalisation finale." Voilà
pourquoi la musique est une magie, voilà pourquoi toute magie est musicale (...)
Une musique ordinaire Non! Non et non! Mais elle est une voie. (...) Dans la
musique il y a un nœud, un sommet, une équivoque, un passage, un combat et un
mouvement symbolisé par la sonorité abstraite. De la musique, on passe à
l'épiphanie.2

d. Le théâtre de la synthèse

Les symbolistes, notamment Ivanov, ont imaginé un nouveau théâtre où l’opposition


traditionnelle entre spectateurs et acteurs serait profondément modifiée. Pour Ivanov l’âme de
l’art symboliste est prophétique et conduit à une forme de « conscience collective ».3

Le supraindividualisme mystique construit un pont entre l’individualisme et le


principe universel de sorbornost’. Sur le plan social cela coïncide avec l’anarchie qui
idéalement présente une synthèse de la liberté individuelle absolue avec le principe
de l’unité collective [sobornii]. 4

Le drame doit éviter la passivité du spectateur sommé de s'identifier à un héros


pendant le temps de la représentation. Ivanov souligne le caractère factice du théâtre en
parlant de l’illusion de « l’identification avec le héros du drame. »5 Le drame collectif théorisé
par Ivanov, au contraire, genre vers lequel semblait se diriger le Mystère dans l'esprit de
Scriabine, implique la participation d'un destinataire collectif.

La recherche d’un nouveau théâtre et l’insatisfaction à l’égard de celui existant


indiquent les efforts instinctifs vers l’intuition religieuse. A travers le théâtre nous
voulons approcher l’ultime, l’absolue réalité : d’où notre lassitude de l’illusion. Tout
le théâtre contemporain repose sur l’illusion : non seulement l’illusion extérieure
mais aussi intérieure. 6

1 Maria Cymborska – Leboda, op. cit., p. 197.


2 Andréï Biély, lettre à Alexander Blok, Ibid,, pp. 196 – 197.
3
Viatcheslav Ivanov, “Presentiments and Portents, The new organic era and the Theater of the future” in
Selected Essays, op. cit., p. 95.
4
Ibid. p. 98. Mystical supraindividualism builds a bridge from the individualism to the principle of universal
sobornost’, and in the social plane, it coincides with the formula of anarchy, which in its pure idea presents a
synthesis of absolute individual freedom with the principle of collective [sobornyi] unity.
5
Viatcheslav Ivanov, “Two elements in contemporary Symbolism” p. 33.
6
Viatcheslav Ivanov, “Two elements on contemporary symbolism,” op. cit., p. 33. “In our view, the search for a
new theater and the dissfaction with the existing one indicate the instinctive efforts of religious intuition.
68
Ivanov, helléniste reconnu, rappelle le fonctionnement de l’ancienne tragédie grecque
dans laquelle les spectateurs « participaient au rite en s’identifiant, non pas avec le
protagoniste-héros mais avec le chœur d’où le héros était issu. »1. Le nouveau théâtre, le
drame symboliste, doit s’inspirer du théâtre antique grec et éviter la simple représentation.

Le drame collectif fuit l'illusion de la vie et cherche à "dépasser le cercle des phénomènes
purement esthétiques pour entrer dans le domaine de la vie au sens le plus profond du terme."2
Pour Ivanov la musique est « le guide et l’initiatrice de tout art synthétique ». Reprenant la
formule de Nietzsche, Ivanov indique que toute la création future doit être guidée « par
l’esprit de la musique. »3

Le drame tend vers la musique, car c'est seulement par son aide qu'il peut
pleinement révéler sa nature dynamique, dionysiaque, car seule la musique peut lui
donner un style sublime et faire de lui (...) le porteur de l'art du peuple entier.4

Schloezer montre la volonté de créer un art aussi éloigné que possible de tout caractère de
représentation, de fuir toute convention théâtrale fondée sur l’acceptation - implicite entre
acteurs et spectateurs - du caractère factice de l’événement :

Le Mystère devait vaincre le théâtre, tuer le caractère théâtral, aussi bien


intérieurement qu’extérieurement. Il devait permettre à celui qui aspirait à la liberté
absolue et à la vie infinie et, dans son désir d’échapper aux limites de sa
personnalité, se consolait avec des masques, de se voir dans l’Unique dans lequel
tout s’affirme et, de ce fait même, d’être tout. Il devait révéler son unité profonde à
l’homme écartelé, en conflit avec lui-même, et que sa conscience exacerbée avait
privé de sa sincérité et de son innocence antérieures.5

Pour Ivanov, ce renouveau du théâtre est primordial et doit permettre de dépasser les
limites de l’individualisme humain. Le rêve d’Ivanov et de tous les symbolistes est le
dépassement de la conscience individuelle isolée. Scriabine lui-même ne cesse de s’interroger
sur l’individualité de sa conscience et sur l’impossibilité d’en sortir. Ivanov théorise
cependant une nouvelle relation possible à l’Autre. Pour le philosophe, l’Autre est la
condition même de la possibilité de mon existence :

Through theater we would like to approach supreme, absolute reality : hence our exhaustion with illusionism.
All contemporary theater restes on illusion : not only an outer but also an inner illusion.”
1
Ibid.
2 Maria Cymborska - Leboda,op. cit., p. 200.
3
Viatcheslav Ivanov, « Pressentiments and Portents » op. cit., p. 100.
4 Ivanov cité par Maria Cymborska – Leboda, op. cit., p. 198.
5
Boris de Schlozer, op. cit. p. 130.
69
« Je me reconnais à travers ton existence comme un être existant, Es, ergo sum. En
disant à l’autre « Tu es », on reconnaît par là sa propre existence. »1

Le théâtre - le nouveau drame - doit conduire à une renaissance collective : "Le théâtre est le
témoin fidèle de ce dont une époque vit collectivement. Une seule réponse s'impose :
collectivement nous ne vivons pas, nous mourons peu à peu. Notre salut viendra d'un esprit
communautaire renouvelé."2 La relation à l’Autre compris comme possibilité, justification de
sa propre existence doit se traduire à présent dans l’Art. Dans la relation de dualité du Tu et
du Je, Ivanov inclut la présence du divin, réalise l’union avec Dieu puisque « là où deux ou
trois seront réunis en mon nom, Je serai parmi eux. » Ivanov met en place ici « une relation
triangulaire je/tu/il (Dieu) qui permet de lier le Je et le Tu (érotique) et le Je et le Il (au plan
métaphysique).3» Pour Ivanov, c’est « là [que] commence l’église et sa compréhension dans
la personne.»4 Il faut souligner sur ce point la divergence profonde avec Scriabine. Si Ivanov
fonde son esthétique du théâtre sur la relation à l’Autre et sur une conscience éthique, sur
« une philosophie religieuse de l’altérité »5, cette dimension est absente chez Scriabine et
même inversée. Scriabine nie en 1904 l’existence de l’Autre et du monde extérieur, ils sont
subordonnés à sa propre volonté créatrice :

Il était arrivé à un solipsisme d’un caractère assez singulier. Lui seul existait, il était
Dieu et créateur de l’univers, mais seulement dans l’acte même de la création. Les
expressions ‘je ne suis rien’, ‘je suis Dieu’, ponctuent comme une litanie certains
textes de cette période. Il n’est rien dans le non-acte, dans la non-création. Il est tout,
il est Dieu , dans l’acte créateur.6

Scriabine pouvait affirmer ainsi en 1902 : « Rien n’existe sinon ce que je crée ». Il n’est pas
étonnant dans ces conditions que les écrits de Scriabine aient été considérés avec suspicion7.
Schloezer indique un glissement progressif dans les années suivantes vers le sentiment
religieux et la conscience d’une mission personnelle.

Il ne restait qu'un pas à franchir pour assimiler le drame collectif à l'acte liturgique,
confondre le théâtre dans le religieux. Pour les symbolistes, le théâtre est hors de l'esthétisme
et a le pouvoir d'agir sur les autres. Ivanov l'assimile, le compare à l'acte - mystère, à l'extase
dionysiaque. Le drame collectif doit provoquer la fusion des consciences individuelles dans le

1 Ivanov, cité par Maria Cymborska – Leboda, op. cit., p.200


2 Ibid., p. 201
3 Michel Grabar, « Vjaceslav Ivanov et Vladimir Soloviev », Cahiers du monde russe, Janvier-Juin 1994. p. 394
4 Viatcheslav Ivanov, Ibid., p. 394.
5 Michel Grabar, op. cit., p. 396.
6 Marina Scriabine, « Introduction » Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, op. cit., p. XIV.
7
Henri Barraud cité par Manfred Kelkel, op. cit., livre II p. 2. « Le Poème de l’extase et plus encore Prométhée
étaient, dans son esprit, les premières manifestations d’une liturgie nouvelle (…). Ils revêtent, de ce fait, les
allures d’une musique à programme, basée sur une très mauvaise et fumeuse littérature. »
70
collectif, transformer les acteurs présents, être un grand mystère capable de préparer le
miracle de la transfiguration universelle. La synthèse des arts primordiale pour Ivanov trouve
son modèle dans le service liturgique. L’office divin convie tous les arts et la liturgie réunit,
comme le fait remarquer Leonid Heller1, à la fois le théâtre, le chœur, la poésie, la sculpture,
la fresque, la musique et l’architecture. Tout doit être synthèse, synthèse des arts, synthèse de
la religion et de la philosophie, synthèse de la science, de l’art et de la religion. Les
symbolistes se reconnaissent dans les œuvres du compositeur et peintre lituanien Mikalojus
Konstantinas Ciurlionis ou de Scriabine et sa volonté de créer le « mystère ». Pour Ivanov
« toute l’œuvre de Scriabine constitue une intégration générale, le rassemblement d’éléments
épars en un tout, un synthétisme pur et exceptionnel. » 2

Les écrits théoriques et esthétiques sur le renouveau de l’art sont nombreux au début
e
du XX siècle en Russie et permettent de relever les problèmes essentiels de la création
artistique à travers les questionnements sociaux et philosophiques qu’elle rencontre.
Cependant quelles formes ont pris les drames symbolistes? La théorisation de tels drames
semble avoir été plus aisée que leur réalisation. Si les textes théoriques sur le théâtre du futur
abondent, les œuvres théâtrales sont peu nombreuses ou restées à l’état de projets. Ivanov
décrit avec précision la forme d’un drame symboliste ou « drame synthétique » dans son essai
sur le théâtre du futur.3

Notre formule pour le drame synthétique requiert en premier lieu, que l’action
scénique surgisse de la symphonie orchestrale et se termine avec elle. Cette
symphonie doit être la base dynamique d’une action qui interrompra la musique
avec des épisodes de jeu dramatique enflammés. La vision apollonienne du mythe
surgit des turbulences orgiaques de la mer dionysiaque et disparaît dans ces mêmes
profondeurs d’extase, elle les illumine de son miracle lorsque le cycle de
« purification » musicale est terminé. En deuxième lieu notre formule demande que
le chœur prenne part à la symphonie et à l’action. Troisièmement que les acteurs
parlent au lieu de chanter sur la scène. 4

Ivanov souhaite une restauration de la fosse d’orchestre. L’orchestre doit demeurer invisible
comme à Bayreuth. Il envisage la présence d’un double chœur. Un petit chœur connecté à

1 Léonid Heller, Le synthétisme de Vjaceslav Ivanov, Cahiers du monde russe, Janvier-Juin 1994. pp. 171 – 190.
2 Viatcheslav Ivanov, Les vues de Scriabine sur l’art, cité par cité Leonid Heller, op. cit., p. 177.
3 Viatcheslav Ivanov, « Pressentiments and Portents, The new organic era and the Theater of the future” in
Selected essays.
4
Ibid. p. 107. “Thus our formula for synthetic drama requires, in the first place, that the scenic action arise out of
the orchestral symphony and also end with it, and also that this same symphony be the dynamic basis of an
action that would interrupt the music with inwardly consummate episodes of dramatic play. For the apollonian
vision of myth arises out of the Dionysian sea of orgiastic turbulence and disappears in these same emotional
depths of ecstasy, having completely illuminated them with its miracle, when the cycle of musical “cleansing” is
complète. In the second place our formula demands that the real chorus become part of the symphony and part of
the action. Third it demands that the actors speak rather than sing from the stage.”
71
l’action comme dans les tragédies d’Eschyle et un grand chœur symbolisant la communauté
humaine toute entière et pouvant être rejoint spontanément par de nouveaux participants. Les
deux références musicales évoquées sont les opéras de Wagner et le final de la neuvième
symphonie de Beethoven.

Parmi les tentatives de réalisation de drames symbolistes peuvent être citées les deux
tragédies de Viatcheslav Ivanov, Tantale et Prométhée et l'ouvrage de Nikolaï Vaskevic paru
en 19051, Le Théâtre dionysiaque de l’avenir où tous les arts et tous les sens sont rassemblés,
aussi bien l’ouïe, la vue que les sensations olfactives, tactiles et gustatives. Le Mystère de
Scriabine est resté à l’état de projet, mais son poème symphonique Prométhée réalise en
partie une fusion des arts par l’ajout d’une partie lumineuse. Kandinsky élabore sa théorie
d’un art synthétique dans son traité Du Spirituel dans l’Art et dans la Peinture en particulier
(1910), dans lequel il conçoit une « synthèse scénique » « une composition de lignes libérées
de l’hégémonie de la parole, extérieurement autonomes, mais liées intérieurement, la ligne
musicale, la ligne chorégraphique et la ligne chromatique »2 dont sa pièce Sonorité Jaune
(1909) est une tentative de réalisation.

1 Nikolaï Vaskevic, « L’acte dionysiaque de l’époque actuelle » 1905 cité par Léonid Heller, op. cit., p. 176.
2 Léonid Heller, op. cit., p. 176.
72
Chapitre III. Narrativité et forme – sonate

Le relevé du matériau thématique des dernières sonates et le classement des figures


musicales selon les indications qui les accompagnaient en six catégories

accord mystique - protestation - vol - langueur (désir) - lumière - danses

ont permis de cerner une partie de l’imaginaire de Scriabine. L’étude de ses carnets et du
contexte artistique a montré les nouveaux enjeux artistiques au début du XXe siècle en Russie.

La présence constante d’une pensée poétique semble révéler au-delà de la forme-


sonate, un autre niveau structurel. Y a t-il présence d'une construction, d'un plan qui pourrait
s'apparenter à un schéma narratif à l'intérieur des œuvres et qui sous-tendrait leur structure
musicale? La musicologue Susanna Garcia pense qu’un archétype narratif serait commun aux
six dernières sonates. Cette question est difficile et pose plusieurs problèmes, dont celui de
l'irréductibilité des œuvres à une forme identique dont elles seraient la répétition. Les six
dernières sonates sont des œuvres profondément originales, leur matériau thématique n'est pas
entièrement réductible aux catégories dans lesquelles il a été classé. Cependant à un niveau
plus global des similitudes de construction apparaissent et étayent la thèse de Susanna Garcia.

Schloezer confirme l’hypothèse d’une logique de nature quasi narrative à l’intérieur


des sonates lorsqu’il expose son hypothèse d’une forme organisée selon un programme
psychologisant :

angoisse - désir - élan mystérieux - envol - danse - extase - transfiguration.1


Faubion Bowers se penche également sur cette question et expose sa propre
compréhension des sonates dans le schéma structurel suivant :

Langueur, désir, attente - Lutte, profondeurs/hauteurs, bataille - Vol, danse,


luminosité, extase.
Cette description rejoint la forme de la troisième symphonie opus 43, sous-titrée
"Divin poème" dont les trois mouvements sont respectivement : luttes, voluptés, jeu divin.

Susanna Garcia va plus loin dans cette recherche en posant l’hypothèse d'un archétype
narratif propre aux sonates de Scriabine. Pour la musicologue, « plus qu’un programme, un
archétype narratif "plot archetype" suggère un procédé structurel conduisant à un résultat
prévisible et implique un certain formalisme dans l’approche de la composition. »2 Cet
archétype narratif se rapproche du mythe et serait issu de la théorie de l’éternel féminin
1
Boris de Schloezer, op. cit., p. 60.
2
Susanna Garcia, op. cit., p. 288. « More than a program, a plot archetype suggests a structural procedure
resulting in a predictable outcome and implies a certain formalist approach to composition. »
73
d’Ivanov. Susanna Garcia appuie cette théorie sur le poème de l’Acte Préalable. Dans ce
poème, le féminin appelle le masculin à entendre sa voix propre qui doit lui permettre de la
rejoindre. Par leur union, l’Extase sera réalisée, permettant conjointement leur accession à un
statut divin et la réintégration du monde phénoménal avec son origine divine.

Ce mythe personnel se confondrait pour Susanna Garcia dans la forme sonate toujours
de la même manière. L’exposition présente l’accord mystique puis le premier thème
« masculin, » symbolisé par la volonté, puis le second thème « féminin, » évoquant le désir.
Les sonates, tout comme le poème de l’acte préalable, s’ouvrent par la voix du pré-éternel
(accord mystique) qui annonce la future réconciliation de l’infini et du fini, de l’esprit et de la
matière. Selon ce programme le thème « masculin » appelle à l’action par sa force rythmique
et les figures d’appel et le thème « féminin », rythmiquement fluide, libre, évanescent, attend
passivement sa réintégration avec le divin. Dans le développement, les thèmes subissent des
transformations, qui représentent les « transformations mystiques. »1 La réexposition et la
coda complètent le processus mystique : c’est le triomphe de l’union avec le divin, le thème
féminin a perdu tout caractère de passivité et, transcendé, affirme la joie de la synthèse
réalisée. Dans la musique, l’augmentation du motif de fanfare et la constante utilisation du
thème érotique signifieraient pour Susanna Garcia la transformation et la réintégration de
l’humain dans le divin.2

Dans ce programme, la réexposition est pensée comme un aboutissement, une


synthèse plus qu’une répétition littérale. La tension que l'on perçoit à l'écoute provient de ce
que nous avons appelé une logique "narrative" presque programmatique, comme une
progression qui soutient la forme. Cet enchaînement cohérent débute par l’exposition de deux
« principes » contradictoires, l’un symbolisant la volonté, la lutte, l’action ; l’autre l’éros, la
langueur, la passivité. Ces deux principes subissent des transformations dynamiques dans le
développement et une progression vers un final extatique. Représenter la forme des sonates en
ces termes revient à y appliquer un programme dont Scriabine laisse de nombreux indices à
travers la terminologie employée dans les partitions mais dont il n’a jamais délibérément
explicité le sens. Ce programme, s’il correspond à ce que l’on entend et se fonde sur une
documentation plausible, ne rend pas compte du travail de transformation thématique
extrêmement précis, c'est-à-dire de l’œuvre musicale elle-même réalisée par l’agencement de
sons.

Narration et musique instrumentale : ces deux termes semblent mutuellement


s'exclure. Il ne suffit pas de poser la question de la narration en tant qu'affirmation d'une

1 Susanna Garcia, op. cit., p. 289.


2
Ibidem.
74
signification précise mais plutôt de comprendre si la structure musicale, la construction
formelle est soutenue par une logique narrative. Cette logique est d'ailleurs en partie inhérente
à la forme sonate, tension initiale entre deux entités thématiques, deux polarités tonales,
résolues dans la réexposition. Chez Scriabine la forme - sonate premier mouvement est
respectée, nous le verrons dans les analyses de la cinquième et de la neuvième sonates et dans
la seconde partie par l’analyse harmonique, mais le schéma de résolution dans la réexposition
n'est pas exactement conforme à celui des réexpositions dans les sonates classiques ou
romantiques. A l'audition des œuvres, ce n'est pas le sentiment de résolution, de récapitulation
qui prédomine mais au contraire une formidable progression jusqu'aux dernières mesures de
l'œuvre. Le langage musical se situe aux limites de la tonalité, dans une conception élargie du
langage tonal qui bouleverse le principe de résolution et la fonction de la réexposition. Le
compositeur "réexpose" effectivement les thèmes dans la dernière partie de la sonate mais
métamorphosés, transfigurés.

Martha Grabocz, dans un article sur la forme musicale, ramène à deux ou trois structures
différentes les formes possibles :

Soit elle est construite sur le principe de l’identité et présente une mise en série
(énumération) plus ou moins ouverte ( variation, canon, fugue, rondo).
ou bien elle est construite sur le principe du contraste et crée une structure fermée
dite d’équilibre (sonate, forme cyclique)
Dans l’histoire de la musique, ce n’est que depuis Beethoven qu’apparaît la
formation qui, à l’aide de la forme dite de « déploiement » (évolutive), réunit en un
seul mouvement la forme d’énumération à la structuration du principe dramatique
ou narratif.1

Martha Grabocz place la structure narrative entre la forme « d’énumération » et la


forme « fermée ». Un élément évolue et la perception de cette évolution, de cette modification
assimile la musique à une forme narrative. La structure narrative en musique est liée à la
perception du temps à l’échelle globale de l’œuvre et à l’écart entre la première présentation
d’une figure et sa répétition ou sa variation. Nous reviendrons sur le temps de l’œuvre dans la
troisième partie. Pour Danielle Cohen - Levinas la narrativité en musique s’exprime par les
mécanismes de composition et se situe entre le procédé technique d’écriture et l’affect.

Nous savons qu’en changeant la place d’une note dans une phrase mélodique un
compositeur peut à tout moment provoquer un bouleversement du sens même de
cette phrase. Le principe de permutation et de déplacement est en quelque sorte
inscrit dans la construction et l’articulation sémantique de la musique, comme s’il

1
Martha Grabocz, « Renaissance de la forme énumérative sous l’influence du modèle épique dans les oeuvres
pour piano de Liszt, facteurs de l’analyse structurale et sémantique »,op.cit., p. 199.
75
existait une topique du son qui, de par sa fonction nomade, emportait avec elle ce
que l’on pourrait appeler l’affect conteur. 1

Le principe décrit, en aucun cas arbitraire, permet la construction de la forme musicale


en instaurant, par la mémorisation et la variation, des liens thématiques qui rompent la simple
succession d’événements sonores. L’agencement des sons à l’intérieur d’une phrase musicale
ou des phrases musicales à l’intérieur d’un passage relève de ce que Paul Ricoeur appelle une
configuration de l’œuvre.2 Distincte de la succession chronologique, l’opération de
configuration est ce qui permet à l’œuvre musicale d’être entendue comme un ensemble
cohérent, ce que Ricoeur désigne dans le cadre du récit comme « l’aptitude de l’histoire à être
suivie. » 3

l’arrangement configurant transforme la succession des événements en une totalité


signifiante qui est le corrélat de l’acte d’assembler les événements et le fait que
l’histoire se laisse suivre.4
La notion de configuration, analysée par Ricoeur dans le récit, définit la forme
musicale, du moins dans la période qui s’étend de la fin du dix-huitième siècle au début du
e
XX siècle, comme « l’histoire d’un thème ». Ainsi :

( …) ce n’est pas ce qui est prétendument dit ou suggéré qui instaure une narrativité
exclusivement musicale, c’est la musique elle-même qui s’érige toute entière en
narrativité. Elle explicite un récit qui peut se déprendre du réel, qui peut dire le
monde sans le décrire, déployant des modalités de représentation sans faire
référence à ce qui est représenté.5
Ceci nous conduit à analyser les œuvres, à travers les exemples de la Cinquième et de
la Neuvième sonates, sous l’angle de la transformation du matériau thématique (analyse
paradigmatique) et de la structure formelle c’est-à-dire la configuration du matériau
thématique dans la chronologie de l’œuvre.

1. Analyse thématique de la Cinquième sonate opus 53.

La Cinquième sonate est une œuvre qui se situe à un tournant stylistique dans la
production de Scriabine. Cette œuvre est contemporaine du Poème de l'extase, dont la
composition s'échelonne de 1903 à 1907. Scriabine abandonne définitivement la forme en

1
Danielle Cohen - Levinas, L’opéra et son double, Vrin, Paris, 2013. p. 16.
2
Paul Ricoeur, Temps et récit, vol. 1, op. cit., p. 127.
3
Ibid., p. 129
4
Ibid., p. 130.
5
Danielle Cohen - Levinas, L’opéra et son double, op. cit., p. 16.
76
plusieurs mouvements et structure l'harmonie autour d'un accord construit par superposition
de quartes. Le langage harmonique de toute sa production ultérieure sera issu d'un accord
similaire ou d'une évolution de l'accord de la Cinquième sonate.

L'écriture d'une sonate en un seul mouvement n'est pas une nouveauté dans l'histoire de la
musique. Le premier exemple est celui de la Sonate de Liszt, que Liszt généralise ensuite dans
ses poèmes symphoniques. D'autres sonates pour piano sont en un seul mouvement comme la
sonate de Berg opus 1 composée en 1910 ou la Première (1907-1909) et la Troisième sonates
de Prokofiev (1907-1917). La sonate en un seul mouvement contraint à maintenir une unité
thématique. Dans la Cinquième sonate, ce principe est amplifié par la présence d'un motif
musical générateur unique dont tous les thèmes ultérieurs sont issus. Certains musicologues
analysent cette sonate comme une œuvre monothématique. Cette analyse qui occulte
complètement la dimension narrative de l'œuvre ne sera pas retenue ici, mais a le mérite
d'insister sur ce procédé novateur. Les figures mélodiques se référent toutes à l’accord initial
et à un motif chromatique commun.

La Cinquième sonate peut être rapprochée du poème symphonique, le Poème de


l'extase. Les deux œuvres sont contemporaines et se référent au même poème écrit par le
compositeur. En substance le poème est un éloge de l’esprit créateur de l’homme. Un extrait
de ce poème est mis en exergue sur la partition de la sonate :

Je vous appelle à la vie, ô forces mystérieuses,


Noyées dans les obscures profondeurs
De l’esprit créateur, craintives
Ebauches de vie, à vous j’apporte l’audace. 1

a. Introduction

La sonate s'ouvre par une introduction dans le registre grave du piano sur des trémolos
et des trilles d’où jaillissent des agrégats sonores. Scriabine indique que cette introduction
doit être jouée impétueusement, avec extravagance. Les interprétations de ces quelques
mesures d'introduction sont très différentes selon les interprètes, notamment sur le choix du
tempo. Les différences proviennent du choix d’accentuer le caractère impétueux et fulgurant
des agrégats ou le caractère très mystérieux des trilles dans le registre grave qui semblent être
la traduction des "obscures profondeurs de l'esprit créateur."

1
Alexandre Scriabine, cinquième sonate opus 53.
77
Ces quelques mesures d'introduction donnent la clé de lecture de l'œuvre entière. Les
agrégats forment un accord de quartes superposées à partir duquel la sonate entière est
construite.

Cet accord peut-être considéré de deux manières : comme une superposition de quartes ou
comme un accord de treizième augmentée. Au même moment Schoenberg utilise également
des accords construits par des superpositions de quartes dans sa Symphonie de chambre opus
9, en 1906. Les accords en quartes constituent pour lui "un moyen d'expression
"impressionniste."1

1
Arnold Schoenberg, Traité d’harmonie, p. 491.
78
b. Prologue1

Un thème indiqué "languido" (A) directement issu harmoniquement de l'accord initial


suit après le geste d’introductif.

Le caractère est languide, libre, rêveur, "hors temps,". Scriabine explique dans ses
carnets la notion, si présente dans ses écrits et partitions, de ce qu’il désigne par le terme de
languide : "le désir tant qu'il n'est pas converti en action est attente et langueur. »2

1
Ce terme de Prologue est emprunté à l’analyse de la cinquième sonate par Englefied Hull, A great russian
tone – poet : Scriabin, p. 138.
2
Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, op. cit., p. 45.
79
mesures 13 à 28 : [A]

Pour Scriabine, l'harmonie était une "mélodie condensée" et la mélodie "une harmonie
décomposée."1 Les inventions mélodiques et harmoniques dérivent des mêmes échelles,
jouées simultanément (accord) ou déployées dans le temps (mélodie). Ces quelques mesures
sont un excellent exemple de cette conception. L'harmonie évolue au cours de ce passage par
l'altération progressive (glissements chromatiques) de l'accord initial. Scriabine altère la
plupart du temps les intervalles en les haussant. Dans un entretien avec Leonid Sabaneev, il
explique que le "rayonnement d'un accord" est une idée centrale de sa conception de
l'harmonie : le rayonnement "varie en fonction du nombre d'intervalles abaissés ou haussés."
Ce rayonnement pour lui est "d'autant plus éclatant que les intervalles haussés sont
nombreux."2

1
Alexandre Scriabine cité par Manfred Kelkel, op. cit., Fayard, p.324.
2
Alexandre Scriabine cité par Ibid., p. 323.
80
Transformations de l’accord initial :

c. Premier groupe thématique

J’appelle premier groupe thématique les mesures 47 à 120. Scriabine remplace l’habituel
premier thème d’Allegro de sonate par la présentation de deux figures thématiques
contrastées. Le presto con allegrezza est le thème principal de la sonate (B). Mélodiquement,
il dérive du passage languido précédent. Il est indissociable de la figure suivante (C)
«imperioso » qui introduit une rupture dramatique. Ce thème traduit musicalement l'idée de
liberté, de "libre jeu divin" chère à Scriabine que l'on retrouve dans le Poème de l'Extase et
dans tous ses écrits. Il s’apparente par son caractère et sa morphologie au thème du Vol dans
le Poème de l'Extase.

mesures 47 à 67 : [B]

81
Thème du vol dans le Poème de l'Extase :

Une nouvelle figure [C] est introduite mesure 96. Formée par trois notes forte, elle est
notée "imperioso"et introduit une rupture dramatique :

82
Cette figure s'oppose directement au sotto voce, misterioso qui suit. Ce motif sotto voce
provient de la terminaison du thème principal [B] (mesures 52/58). Il est l'expression, dans le
langage scriabinien, de la protestation. L’oscillation de seconde mineure est une cellule
commune à tous les thèmes de la sonate. Nous l’analyserons par la suite.

83
Une variante de la figure de trois notes imperioso[C] est présente à la mesure 114.
Trois accords qui portent l’indication quasi tromboni traduisent la révolte et l’affirmation et
répondent à la figure correspondante dans le Poème de l’Extase, confiée aux trombones et à la
trompette.

Mesures 114 à 116 :

d. Second thème

Si le premier groupe thématique rassemble trois thèmes ou figures que nous venons
d’identifier, le second thème plus mélodique forme une seule idée. La transition entre le
premier groupe thématique et le second thème est harmonique et mélodique. L’harmonie du
second thème provient de la section précédente, seul le mi bécarre glisse vers le mi bémol.

84
Mélodiquement l’intervalle de seconde mineure reste présent comme contrechant au second
thème :

Le second thème [D] débute mesure 120 dans un tempo meno vivo. C'est en réalité une
superposition de plusieurs figures déjà entendues. L'écriture à quatre voix est quasi
orchestrale. Le soprano est issu de la mélodie des mesures 23 - 24, le chromatisme à l'alto
provient du thème principal (mesure 52).

85
Mesures 120 à 133 : [D]

86
L'allegro fantastico mesure 140 introduit une nouvelle variante de la cellule finale du thème
principal [B] (intervalle de seconde mineure).

e. Développement

Le développement exploite toutes les figures précédemment exposées. Le geste de


l'introduction n'est pas modifié et réapparaît au début du développement transposé un ton plus
haut. Ce geste structure la forme de l’œuvre en instaurant des délimitations clairement
définies entre les parties. Les procédés de développement évolueront d’une sonate à l’autre.
Dans la Cinquième sonate ils consistent essentiellement en la superposition et la juxtaposition
de figures exposées séparément. Ces techniques transforment les figures par amplification,
compression ou distorsion rythmique.

Les figures du thème principal [B] (volando) et [C] (quasi tromboni) font l'objet du
développement le plus intéressant. Scriabine les superpose mesure 184 par exemple. Mesure
191 la figure C s’accompagne elle – même par un rythme amplifié.

Mesures 184 à 194 :

87
La variante sous forme d’accord de la figure C est aussi superposée au motif
chromatique :

Scriabine isole des cellules de (A) pour les juxtaposer dans le développement à
d’autres figures.

Mesures 13 à 19 :

88
Transformations issues de A :

Scriabine transforme les cellules thématiques en variant considérablement l’amplitude


sonore, l’articulation, le phrasé. Dans l’exemple précédent la cellule est dérivée
mélodiquement de A mais revient dans le développement avec le caractère de la figure C
(quasi tromboni). Le thème languido (A) est développé dans le presto giocoso du
développement et surtout dans la coda, climax de l’œuvre. Ce thème à l'origine immatériel
pianissimo est joué fortissimo mesures 433 et suivantes. Scriabine précise qu'il doit sonner de
manière "extatique."

89
Mesures 433 à 438 : [A] modifié.

Scriabine isole des cellules des figures thématiques et les juxtapose ou superpose à
d’autres figures ou cellules précédemment séparément. Le contraste de dynamique (ppp →
fff) s’avère aussi être un moyen puissant de développement pour Scriabine. Comme pour le
thème A dans la coda, le second groupe thématique [D] est développé juste avant la
réexposition dans un immense crescendo entre les mesures 313 et 328. Il était joué pianissimo
et « caressant » dans l’exposition et revient dans une nuance évoluant de forte à fff. Le
contraste dynamique est permis par la variation de la texture sonore, par octaviation des voix
supérieures et intermédiaires. Juste avant la réexposition toutes les voix du second thème sont
doublées à l’octave :

90
Mesures 313 à 328 :

91
Comparaison des textures du second thème :

Exposition :

Développement mesure 271 :

Développement mesure 313 :

92
La cellule chromatique issue du thème principal B est la figure qui subit le plus de
transformations. Elle devient par transformation rythmique une figure angoissante et
provoque des ruptures dramatiques dans le développement. Par ses multiples mutations cette
figure est à l'origine de tensions générées tout au long de l'œuvre qui aboutissent au climax
extatique de la coda.

Transformations successives de la cellule chromatique :

93
f. Forme de l'œuvre :

L’œuvre en un seul mouvement s’ouvre par douze mesures d’introduction puis un


prologue (A). Le premier groupe thématique est composé de deux figures (mesure 47 thème
principal B - thème du vol) et mesure 96 (C - figure de l’affirmation/figure de la protestation)
puis par un second groupe thématique mesure 120 (D - meno vivo, cantabile.) L’exposition se
termine par un passage de transition des mesures 140 à 156, « presto tumultuoso esaltato »
construit sur les figures B et C.

Le développement débute - chose courante dans les sonates de Scriabine - par les
mesures entendues en introduction. Mesure 157 le motif d’introduction est écrit un ton plus
haut. Scriabine réexpose le matériau thématique dans l’ordre de l’exposition.

Introduction mesures 1 à 12 accord initial


Prologue mesures 13 à 46 (A)

EXPOSITION mesures 47 à 119 1er groupe thématique


(B, C,)
mesures 120 à 139 2ème groupe thématique
(D)
mesures 140 à 156 transition vers le
développement (B,C)
DEVELOPPEMENT mesures 156 à 165 Geste introductif
mesures 166 à 184 A
mesures 185 à 246 B / C superposés
mesures 247 à 262 geste initial + A
mesures 263 à 328 D, C, juxtaposés
REEXPOSITION mesures 329 à 376 réexposition du premier
groupe thématique B, C

mesures 381 à 400 réexposition du second


groupe thématique D
CODA mesures 400 à 432 Superposition de C et B
mesures 433 à 440 D, B puis geste initial.

94
Avec la Cinquième sonate (1907) Scriabine inaugure un nouveau style de composition
qu’il approfondira dans les sonates suivantes. Les techniques de transformation thématique
étudiées à propos de la Cinquième sonate se retrouvent six ans plus tard pour la Neuvième
sonate (1913). La fragmentation thématique en courtes cellules se généralise, les figures
thématiques sont exploitées systématiquement et fournissent presque l’intégralité du matériau
de composition en étant répétées de manière obsessionnelle ou comme formule
d’accompagnement.

2. Analyse thématique de la Neuvième sonate opus 68.

Cette sonate est appelée "messe noire." Toutefois, si l’on en croit Manfred Kelkel, ce titre
ne serait pas de Scriabine mais d'Alexeï Podgaetsky, pianiste et ami du compositeur,
rencontré lors d'un séjour à Bruxelles.1 Ce titre donne néanmoins une idée de la signification
de cette œuvre pour le compositeur. Lors d'un entretien avec Sabaneïeff, Scriabine appelle
cette sonate "poème satanique" et explique qu’il s'agit pour lui de l’expression de ce que
ressent un rêveur assailli par des visions démoniaques au cours d'un cauchemar.2

La sonate est construite autour de quatre thèmes principaux et de trois figures dont les
deux dernières apparaissent au cours du développement et prennent une importance capitale
dans le final de l’œuvre. Nous établissons ici une distinction entre thème et figure à la fois
pour la commodité de l'analyse et pour marquer une différence entre ce qui structurellement
remplit clairement la fonction de thème et les groupes très brefs de deux, trois ou quatre notes
facilement identifiables, reconnaissables et répétitifs.

a. Exposition :

Premier groupe thématique :

Le premier groupe thématique est constitué par trois thèmes très différents et joués
l’un après l’autre. Le premier (A) est construit sur une carrure de quatre mesures par un
glissement chromatique descendant de quatre notes harmonisées par des intervalles de tierces
et de septièmes diminuées, puis de quartes diminuées et de sixtes majeures. Ce thème est
accompagné dans la partition de l’indication « légendaire » qui évoque l'atmosphère à créer et
le caractère du thème :

1
Manfred Kelkel, op. cit., Fayard, p. 281.
2
Ibid., p. 282.
95
Mesures 1 à 4 - thème A, légendaire :

Le premier thème de quatre mesures s’enchaîne directement au second (B) construit


sur fragment de gamme ascendante en intervalles de demi-ton et ton en rythmes pointés. Le
thème A perdure et assure la transition (portée du haut) en formant une voix secondaire
dérivée de A.

Mesures 5 à 7 :

Le troisième thème (C) suit immédiatement. Il contraste avec ce qui précède et fait
directement référence avec les notes répétées à la sonate de Liszt. Dans le registre grave et
systématiquement accompagné par des intervalles de triton, c’est un thème diabolique et
angoissant.

96
mesures 7 à 10 :

Ce premier groupe thématique fait aussitôt l’objet d’une répétition intégrale des
mesures 11 à 22 avec des variantes dans la disposition des voix et dans les registres.

Dans le passage de transition vers le second groupe thématique, mesures 23 à 33, une
nouvelle figure thématique (1) apparaît. Je la qualifie de figure car elle est divisible en
plusieurs entités qui sont des répétitions, transpositions de la même idée musicale. Elle est
construite par des groupes de quadruples croches ascendantes et descendantes et des trilles.
André Lischke la qualifie, reprenant le nom de l’école polonaise de composition des années
1950, de « sonoriste » c‘est à dire caractérisée par le timbre et les couleurs. La basse sur des
intervalles de triton dans le grave est la même que pour le thème C.

mesures 23 -24 :

97
Second groupe thématique :

Ce que j’appelle deuxième groupe thématique pour la clarté de l’analyse est en réalité
un seul thème (D), mais qui est en terme de longueur aussi développé que les trois premiers
ensembles. C’est le thème de la langueur construit lui aussi par carrures de quatre mesures.

D mesure 35 à 42 - thème de la langueur.

Ce thème est introduit par un passage de transition avec des trilles. Scriabine fait déjà
entendre dans la résonance du dernier accord de la section précédente l’un des éléments du
thème suivant. La transition entre les deux sections est à la fois harmonique et mélodique. Ce
procédé est déjà présent dans la Cinquième sonate.

98
Ce second thème est répété et développé avec un accompagnement varié jusqu’à la
mesure 60. C’est à nouveau le motif 1 de trilles et de quadruples croches qui assure la
transition jusqu’au développement mesure 69.

Exposition :

1ère partie : 34 mesures 2ème partie 32 mesures


mes. 1- 10 11 - 22 23 - 34 35 - 50 51 - 59 60 - 68
1er 1er Transitio 2nd thème (2nd Transitio
groupe groupe n 16 thème) n
thématiqu répété ( trilles ) mesures suite ( trilles)
e 12 12 4x4 8 mesures 8
10 mesures mesures 4+4 mesures
mesures 4+5+3 3x4 4+4
4+3+3
A A’ transition B B' transition

b. Développement / Réexposition

Deux nouvelles figures apparaissent dans le développement. La première sera appelée


figure de l’appel (2). Son rythme de double - croche pointée lui donne une forte valeur de
signal. Ce rythme se trouve dans toutes les œuvres de Scriabine et apparaît pour la première
fois dans la neuvième sonate mesure 74.

99
La deuxième figure tirée de la désinence du motif diabolique acquiert son indépendance à
partir de la mesure 111 pour devenir une évocation du vol ( 3) :

ce motif est hérité de l’élément final du thème c :

Cette figure est très présente en contrepoint du thème D et favorise l’accélération


progressive de tout le développement jusqu’à la mesure 179. Ces deux figures prendront toute
leur importance dans le final de l'œuvre.

Les thèmes précédemment identifiés sont soumis à de nombreuses variations et


mutations au cours de l'œuvre. Le développement débute par le thème A avec la même
atmosphère légendaire et mystérieuse. Par la suite, ce thème se métamorphose : il y a fusion
des thèmes A et B : les secondes ascendantes du thème B sont mêlées au rythme de croches et
aux intervalles du thème A :

100
Mesures 105 à 109 :

Le thème A perd tout lien avec son caractère légendaire initial à partir de la mesure
155 dans la réexposition et devient un élément virtuose en doubles notes fortissimo et allegro
qui sert d’accompagnement à la figure d’appel et au thème C.

101
Mesures 155 à 162 :

Ce que nous avons identifié en tant que thème B dans l’exposition de la sonate ne
réapparaîtra plus dans l’œuvre, excepté dans sa forme hybride avec le thème A. Le thème C
subit également de très importantes modifications notamment sur le plan rythmique. Dans le
développement, le thème est élargi, joué dans une nuance pianissimo et perd tout caractère
d’agressivité. Il reste reconnaissable grâce aux notes répétées qui répondent aux autres
thèmes, comme un souvenir inquiétant :

Mesures 75 et 76 :

102
Mesures 111 et 112 :

A la fin du développement, les notes répétées sont au contraire dans un tempo très
rapide :

Mesures 143 à 149 - vivo :

Ces quelques mesures sont exemplaires quant à la faculté de Scriabine de construire sa


musique à partir de quelques figures. Dans cet exemple (excepté la montée en arpège de la
main gauche mesure 7 de l’exemple) tout est déduit de l’un des thèmes déjà entendus. Dans la
première ligne le thème C est superposé au thème A ; mesure 7 c’est les figures de l’appel et
du vol, puis à nouveau dans la troisième ligne la superposition des thèmes A et C.

103
Le second thème est omniprésent dans tout le développement. Seul thème
véritablement mélodique, il se déploie sur des harmonies et des accompagnements toujours
variés. Il est entrecoupé par les notes répétées et menaçantes dans le registre grave.

104
La réexposition, comme souvent dans les sonates de Scriabine, est d’une nature
particulière. Il s’agit d’une apothéose, du point culminant de l‘œuvre plus que d’une réelle
réexposition. Le tempo primo de l’œuvre est moderato quasi andante avec une indication de
mesure à 4/8 à la croche. Le développement est construit en accélération progressive jusqu’à
la réexposition [Tempo primo mesures une à 87 puis molto meno vivo, allegro mesure 119 Più
vivo mesure 137.] Le final de l’œuvre est aussi en accélération jusqu’à la coda qui fait
réentendre le thème A « légendaire » du début dans un tempo Moderato quasi Andante.

Réexposition : Allegro molto mesure 155 puis dans une mesure à la noire, donc un tempo
deux fois plus rapide : Alla marcia mesure 179

Più vivo, accelerando Allegro Più vivo, Presto –

Coda : Tempo primo à la croche (retour des premières mesures)].

Nous allons procéder à une analyse détaillée des quatre dernières pages de la sonate à
partir de la mesure 155 afin de précisément montrer les métamorphoses thématiques et
souligner le travail de construction, par superposition et la complémentarité des figures.

Les thèmes sont réexposés dans leur ordre d’apparition : tout d’abord les thèmes A et C, avec
les figures 2 et 3 :

105
Mesures 155 à 179 :

106
Le deuxième thème, originellement thème de la langueur, s’affirme dans le final
triomphalement dans un tempo « alla marcia » :

107
L‘oeuvre se termine avec la résurgence de la troisième figure, précédemment qualifiée de
figure du vol, figure aérienne qui, dans une nuance fortissimo, prend un caractère
d’affirmation.

108
N° Mesures Thèmes
DEVELOPPEMENT 69 - 86 A ; C ; Motif 1
Tempo primo
Molto meno vivo 87 - 104 D; C;
105 - 109 (B/A)
Allegro (mes. 119) 110 - 154 C ; D ; Motif 3 ;

109
REEXPOSITION 155 - 178 A ; Motif 1; C ; Motif 3 ;
Allegro molto
Alla marcia 179 - 199 D ; Motif 2 ; Motif 1 ;
Più vivo - Presto 200 - 208 motif 3 ;
Tempo primo 209 - 215 A;

Le développement est le lieu de tension entre le thème D et la figure du vol (3)


brutalement entrecoupée par des apparitions du thème C. Dans la réexposition, le thème C,
diabolique, fait ses dernières apparitions avant de disparaître totalement lorsque le thème D
est affirmé triomphalement dans une nuance fortissimo. Les tensions sont alors résolues et le
caractère de la musique est extatique. Il n’y a plus de progressions harmoniques mais
seulement l’alternance de deux harmonies :

Scriabine utilise tout le potentiel de résonance de l’instrument dans la coda. Ces deux accords
dans le grave sonnent comme des cloches avant un decrescendo rapide et le rappel des
premières mesures de la sonate.

La perception globale des sonates à travers notamment la description de Boris de


Schloezer a été décrite comme une trajectoire partant du néant pour progresser vers l’extase.
Cette première impression est confirmée par l’analyse des transformations du matériau
thématique dans les Cinquième et Neuvième sonates. L’évolution la plus marquante concerne
dans les deux cas étudiés - mais c’est aussi vrai pour les autres sonates - le second groupe
thématique, tout d’abord exposé calmement puis rejoué triomphalement dans la coda de la
Cinquième sonate ou réexposé avec un caractère martial dans la Neuvième sonate. L’extase,
dont on connaît l’importance pour la musique de Scriabine, signifie « se tenir hors de soi-
même ». Les recherches sur les intentions artistiques des poètes et du musicien ont permis de
comprendre les enjeux de ce mot. L’extase – accomplissement ultime – est aussi l’exigence
de créer un art actif qui prend acte de sa réception à travers le concept central de théurgie.
L’extase est omniprésente dans les poèmes de Scriabine, comme le montre cet extrait de
L’Acte préalable :

110
Je suis l’accomplissement ultime
La béatitude de la révélation,
Le diamant de tous les astres,
Je suis liberté, je suis extase !1

Ces éléments ont conduit à poser l’hypothèse de la présence d’une logique


narrative qui sous-tendrait l’organisation formelle des sonates. Le matériau thématique
évoque sans aucun doute un imaginaire qui a été relevé dans les figures thématiques. Pour
autant peut-on parler d’une logique narrative dans la construction des sonates ? Il semble
difficile de l’affirmer, la transformation thématique étant un principe premier de construction
musicale. Les transformations radicales des figures thématiques font entendre une
extraordinaire progression vers des codas flamboyantes. Cette progression s’oppose à la
forme-sonate classique construite sur l’opposition entre tension et détente. La forme sonate
est à la fois un plan thématique et une logique tonale. Je chercherai à déterminer dans la
seconde partie à travers l’analyse harmonique, si le plan tonal ou l’organisation des échelles
est en concordance avec la trajectoire décrite par la perception des œuvres et l’analyse
thématique, ou si il répond à une forme sonate classique en arche tension/détente.

1
Alexandre Scriabine, op. cit., p. 119.
111
Partie 2
Analyse des sonates

112
Chapitre I. Le langage harmonique

1. Perspectives historiques

Aux alentours de 1909, Scriabine met au point ses nouvelles techniques de


composition. A la même période, plusieurs compositeurs renouvellent par des techniques
diverses le langage harmonique. Ces compositeurs n’ont pas le sentiment de quitter le langage
tonal mais parlent de tonalité « flottante » ou « suspendue » de tonalité « élargie » ou d’écrire
une musique située « entre les tons. » La structure profonde des œuvres reste tonale mais de
longs passages ne répondent plus à l’organisation tonale traditionnelle ou peuvent être
analysés dans plusieurs tonalités. Les lieux de ces profondes mutations sont essentiellement
Paris et Vienne mais aussi la Hongrie avec Bartok, la Russie avec Scriabine ou les Etats-Unis
avec Charles Ives. Pour le musicologue Eric Salzmann, la dissolution de la tonalité est
réalisée à l’est de l’Europe sous l’influence des chants populaires, en France par les
spécificités de la langue libre de tout accent tonique fort qui permet une flexibilité de la
langue, donc une « prose poétique et une musique moins directionnelle et plus coloriste. » 1
L’importance accordée au motif au détriment du thème ou de la ligne mélodique permet un
élargissement du concept de tonalité. Le motif permet une plus grande souplesse harmonique
que le thème.

Les moyens privilégiés qui conduisent à cet affaiblissement de la perception tonale


dans les œuvres sont similaires à ceux employés par Scriabine. La tierce et la quinte des
accords tendent à être remplacées par des intervalles de quartes. Des accords en quartes se
trouvent déjà dans le prélude du premier acte du Fils des étoiles (la vocation) d’Erik Satie
composé en 1891 / 1892.

Erik Satie, Le fils des étoiles, Prélude du premier acte. Début

1
Eic Salzmann, Twentieth century music : an introduction, éd. Prentice Hall, Englewoods Cliffs, New Jersey,
1974. p.

113
Des accords construits par des superpositions de quartes se trouvent chez Schoenberg
dans Pelleas et Mélisande opus 5 (1903), au début de la Symphonie de chambre opus 9, dans
le Second quatuor opus 10 (1907-1908), chez Debussy dans ses œuvres pour piano, La
Cathédrale engloutie (1910), Et la lune descend sur le temple qui fut (1907) ou dans la
musique de Bartok dans Le Château de Barbe-Bleue ou Ravel au début de Daphnis et Chloé.

2. L’accord prométhéen

Il est difficile à partir de l'opus 60 Prométhée ou le poème du feu d'analyser


tonalement les œuvres de Scriabine, les nouvelles œuvres écrites à partir de 1910 recréent
cependant à l'intérieur de leur structure formelle des relations d'unité, de modulations, et de
relations qui constituent une réinterprétation ou un élargissement du langage tonal. James
Baker souligne que l’évolution de l’écriture harmonique de Scriabine provient de l’altération
progressive d’accords fonctionnels :

Je crois réellement que la transition de la tonalité vers l’atonalité chez Scriabine peut
être mieux étudiée et discutée en termes d’altérations et de modifications spécifiques
qu’il introduit dans le système traditionnel.1

James Baker analyse l’évolution du langage harmonique principalement par


l’expansion de la fonction de dominante et par l’importance du second degré altéré dans les
œuvres tonales :

«La fonction harmonique la plus importante dans sa musique, à part celles de


tonique et de dominante qui déterminent l’axe tonal, est le second degré abaissé (b-
II). Cet accord peut se trouver occasionnellement sous la forme d’une sixte
napolitaine traditionnelle en préparation de la dominante, comme dans le climax du
poème opus 32 n°2. Plus souvent le second degré abaissé (b-II) apparaît en position
fondamentale dans son rôle de préparation de la dominante, comme dans la cadence
finale du prélude opus 45 n°3. » 2

1
James Baker, “Scriabin's Implicit Tonality”, Music Theory Spectrum, Vol. 2 (Spring, 1980), pp. 1-18
éd. University of California Press on behalf of the Society for Music Theory, 1980. p. 2 “I believe strongly that
Scriabin’s transition from tonality to atonality can be best studied and discussed in term of the specific
alterations and modifications which he introduced into the traditionnal system.”
2
James Baker, Ibid., p. 2. “The most important harmonic function in this music, aside from those of tonic and
dominant which determine the axis of tonality, is flat-II. Occasionnally this chord may be found as a traditionnal
Neapolitan sixth chord preparing the dominant, as at the climax of the Poem op. 32/2. More often flat-II occurs
in root position in its dominant preparatory role, as in the final cadential progression of the Prélude op. 45/3.”
114
Prélude op. 32 n°2 mesures 21 – 26 :1

L’évolution harmonique est très marquée, cela a été très souvent analysé,2 par la
généralisation des accords formés par des superpositions de quartes. Ils prédominent dans le
langage harmonique de Scriabine après l’opus 60, à l’exception de la dixième sonate opus 70.
Ces accords apparaissent dès la quatrième sonate opus 30 et se généralisent dans Le Poème de
l’Extase et la Cinquième sonate opus 53. L’œuvre symbolique de cette évolution est le poème
symphonique Prométhée. L’œuvre débute par un accord dont seront issus tous les thèmes de
l’œuvre. L’accord prométhéen comporte six sons superposés : la ré# sol do# fa# si (l'œuvre
débute en réalité sur le deuxième renversement de cet accord avec le sol aux contrebasses). A
l’état fondamental l’accord est construit par des superpositions d’intervalles de quartes.
L’intérêt provient de la diversité des intervalles superposés. L’accord est constitué de deux
quartes augmentées, d’une quarte diminuée et de deux quartes justes.

1
Cet exemple reprend l’analyse de James Baker, op. cit., p. 3.
2
G. H. Clutsam déjà en 1913 dans un article publié dans le Musical Times analysait l’accord étagé par quartes
dans l’harmonie de Scriabine et le considérait comme un accord à fonction de dominante.
G. H. Clutsam, « The Harmonies of Scriabine”, The Musical Times, 1er Juillet 1913. pp. 156 – 157. “Taking the
series of notes that are produced from a fundamental tone by vibratory impulse he [Scriabine] evolves a chord-
combination [accord par quartes] which he prefers to call a consonance, overlooking or ignoring the fact that we
already have a great part of his series as a dominant and that his extra constituents, which, theoretically, suffer
from out-of-tuneness, but which also for practical purposes must perforce take refuge in our tempered scale,
have all the elements and essentials leading naturally to a dominant chord.”
115
Accord Prométhéen transposé sur Do.

Une variante altérée de cet accord est composée de deux quartes justes, deux quartes
diminuées et une quarte juste.

Accord Prométhéen altéré

Cet accord appelé accord Prométhéen, accord mystique ou accord synthétique, permet
à Scriabine d'édifier son langage harmonique sur des intervalles de quartes. Considéré et traité
comme une consonance, il remplace l'ancien accord de tonique et occupe la même fonction.
Ainsi pour le musicologue A. Spanuth, « l’accord synthétique est un nouvel accord
fondamental qu’il faut considérer comme équivalent à l’accord parfait. »1 Par équivalent à
l’accord parfait, il faut entendre le matériau musical fondamental à partir duquel l’œuvre est
élaborée.

Le poème symphonique Prométhée repose entièrement sur cet accord. Scriabine


l'emploie sous forme de renversement ou le transpose sur d'autres degrés. Les accords
s'enchaînent entre eux par la conduite des voix, les tensions intervalliques et surtout l'attention
portée aux notes communes qui permettent de passer d'un accord à l'autre. La réduction des
premières mesures de Prométhée montre les notes communes dans les enchaînements
d’accords, indiquées par des liaisons et des flèches. Les crochets indiquent les accords
similaires joués sous d’autres renversements. Trois accords synthétiques sont joués dans ce

1
A. Spanuth, Skrjabin und die Dissonanz, cité par Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, op. cit. Livre 3 p. 25.
116
début. Les deux accords principaux possèdent quatre notes communes, l’accord de la mesure
22 est enchaîné par des mouvements essentiellement chromatiques.

Prométhée, réduction des 25 premières mesures, jusqu’au chiffre 1 :

L’accord de Prométhée se trouve augmenté d’une quarte supplémentaire dès l’opus


suivant, le Poème-Nocturne opus 61, et forme, déplié horizontalement, une échelle de sept
sons identifiée sous plusieurs noms. Stefan Kostka1 note son importance au XX
e
siècle chez
plusieurs compositeurs et le nomme mode "lydien-myxolydien" pour ses caractéristiques de
quatrième degré haussé et septième degré abaissé. Cette échelle est également connue sous le
nom de « gamme Bartók » ou de « mode acoustique » pour sa fréquence dans les œuvres du
compositeur hongrois.

Accord du Poème-Nocturne opus 61 et échelle acoustique :

Cette échelle est présente chez Debussy (par exemple dans L'Isle Joyeuse) ou dans le
tome sept du Traité de rythme, de couleur et d'ornithologie d'Olivier Messiaen.2 Messiaen le

1
Kostka, Stefan, Materials and techniques of twentieth century music, Prentice Hall, Englewoods Cliffs, New
Jersey, 1990.
2
Messiaen, Olivier, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949 - 1992) Tome VII, éd. A. Leduc, Paris,
2002. p.
117
classe dans son tableau des modes hindous en tant que mode à quatrième degré haussé sous le
nom de mode Vaschaspati (n°64).1

3. Analyses historiques de la genèse de l’accord prométhéen.

L’accord prométhéen apparaît dès la fin du Poème de l’Extase opus 54, il est présent
dans la Cinquième sonate et Manfred Kelkel identifie déjà un accord de plusieurs quartes
superposées dans le second mouvement de la Quatrième sonate.2

De nombreux musicologues se sont penchés sur la genèse et l’analyse possible de


l’accord prométhéen. Pour Sofia Lissa3 l’accord de Chopin de septième de dominante avec
sixte ajoutée -à la place de la quinte- serait à l’origine de l’accord de Scriabine.

Léonid Sabaneev4 suggère dans un article sur Prométhée paru en 1912 un an après la
création de l’œuvre, que l’accord est une extension de l’emploi des harmoniques. L’accord
prométhéen résulterait des harmoniques 8, 9, 10, 11, 13, 14 :

N’est ce pas merveilleux de constater que les accords, utilisés par Scriabine de
manière inconsciente à des époques différentes – que tous ces éléments se
subordonnaient subitement à des lois précises qu’on pouvait trouver dans le
cadre d’une échelle composée de six notes et d’un principe musical bien défini.
Il y a cette échelle, composée de six notes, de même que l’harmonie de base,
constituée par les six notes de cette échelle, distribuée en quartes (…) L’échelle
elle-même, do – ré – mi – fa dièse –la – si bémol est justifiée par l’acoustique :
ces notes sont les harmoniques du tableau de la résonance naturelle, c'est-à-dire

1
Scriabine s'était passionné pour l'Inde après sa rencontre avec le musicien Inayat Khan, il n'est pas exclu qu'il
ait eut conscience que son accord de quartes s'inscrivait dans l'un des modes fréquemment joués par les
musiciens indiens.
2
Manfred Kelkel, op. cit. p. 13. L’accord en quartes est dans le second mouvement de la quatrième sonate, à la
mesure 150. C’est un passage entre deux harmonies.
3
Zofia Lissa, « Ueber Verbindungen zwischen der Harmonik von A. N Skrjabin und der Harmonik von
Chopin » in The Book of the First International congress devoted to the works of Chopin, Polish Scientific
Publishers, Varsovie, 1960. pp 335-340. Cité par Manfred Kelkel dans Alexandre Scriabine, Un musicien à la
recherche de l’absolu, éd. Fayard, Paris, 1999. p. 319.
4
Leonid Sabaneev (1881-1968) critique, musicologue et compositeur russe, auteur d’études sur la musique de
Scriabine et d’une transcription pour deux pianos du poème symphonique, Prométhée.
118
ceux dont les fréquences se trouvent entre elles dans un rapport correspondant à
la série des nombres suivants : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12… l’échelle
mentionnée correspond aux harmoniques 8,9,10,11,13,14 d’où l’on peut déduire
qu’on ne retrouvera pas dans ce cas, théoriquement les véritables harmoniques
(fa dièse, la et si bémol) ceux que nous connaissons mais d’autres, c'est-à-dire
qu’ils sonnent tous plus bas que ceux de l’échelle tempérée. Scriabine tient
l’accord qui en résulte pour une consonance et effectivement il représente un
élargissement du concept habituel de l’accord consonant, c'est-à-dire un accord
ne nécessitant aucune résolution.1

L’analyse de Sabaneev développe deux aspects fondamentaux de l’harmonie


prométhéenne, son autonomie ne nécessitant aucune résolution et l’idée d’un accord
dépassant le cadre du tempérament égal. Scriabine avait conscience de jouer « entre les
tons ,» comme il l’explique devant quelques amis en jouant le début de la sonate pour piano
opus 70.

Scriabine dans un entretien avec Léonid Sabaneev raconte comment il trouve ses
agrégats sonores :

Je trouve mes agrégations sonores et mes harmonies de manière purement


intuitive et les acousticiens peuvent bien l’enseigner [la théorie de la résonance]
si cela leur est nécessaire. Il m’est agréable d’apprendre que des principes
théoriques sont en accord avec mon intuition. Après tout, c’est sans doute
obligatoire.2

Olivier Messiaen assure pourtant dans Technique de mon langage musical3 qu’une
oreille fine entend un fa dièse dans la résonance d’un do grave. Il donne l’exemple d’un
accord parfait avec sixte ajoutée enrichi par un fa dièse qu’il résout par un saut de triton sur la
fondamentale :

1
Léonid Sabanéiev, article sur Prométhée publié dans Blaue Reiter en 1912, traduit et cité par Manfred Kelkel,
op. cit., 332.
2
Léonid Sabanéiev, Vospominania cité par Manfred Kelkel p. 334.
3
Olivier Messiaen, Techniques de mon langage musical, Vol 1, Vol 2, éd. Leduc, Paris, 1944. Chapitre VII,
p. 43.
119
Jacques Chailley explique la gamme par tons de Debussy et l’accord synthétique de
Scriabine par l’accord de onzième augmentée.

L’accord prométhéen peut être analysé comme un accord de treizième altérée disposé
par quartes superposées.

Exemple donné par Manfred Kelkel de l’altération progressive de l’accord de neuvième de


dominante :

La théorie de la résonance, après avoir été largement admise, a été ensuite contestée
par Manfred Kelkel qui affirme que :

Le système harmonique de Scriabine doit être considéré comme un système


artificiel, c'est-à-dire le fruit de spéculations diverses et non pas comme l’application
la plus radicale d’une doctrine harmonique basée uniquement sur la résonance. 1

Le compositeur lui-même n’a laissé aucun commentaire théorique sur l’invention de


l’accord. Kelkel critique la théorie de la résonance de Sabaneev en insistant sur le fait que les
harmoniques n’ont rien à voir avec les sons réels du piano. Il apparaît cependant que
Scriabine en avait parfaitement conscience. Scriabine tout comme Messiaen était synesthète et
associait des couleurs aux sons qu’il entendait. Cette particularité l’a certainement guidé dans
la recherche d’harmonies nouvelles. Ce n’est pas un hasard si Scriabine a ajouté une partie

1
Manfred Kelkel Alexandre Scriabine, op. cit. Livre 3. p 32. Cette position de Manfred Kelkel est cohérente
avec sa volonté de trouver dans le langage musical de Scriabine le reflet de spéculations d’ordre ésotérique, qui
est le sujet de sa thèse.
120
pour orgue à lumière (Luce) spécifiquement pour Prométhée. Olga Monighetti rapporte une
conversation avec Scriabine après qu’il a joué au piano une version de Prométhée :

Il voulait construire un nouvel instrument. Le piano ne pouvait pas faire le son


qu’il voulait. Il était extraordinairement déprimé par le scepticisme qu’il
rencontrait autour de lui à propos de son idée de créer un nouvel instrument que
ce soit de la part de ses amis les plus proches ou les représentants du monde
musical. 1

Les harmonies employées par Scriabine, très riches, souvent de six sons, ont posé au
compositeur le problème de la justesse des hauteurs, figées par l’accord tempéré sur un
instrument comme le piano :

Voici un accord. Cet accord sonne de manière cacophonique. Pourquoi ? Parce


que le piano est tempéré et que la seconde augmentée sonne comme une tierce
mineure. Est-ce que cela peut-être exact ?2

Scriabine interroge déjà la place et la possibilité du piano dans la musique du XXe siècle et
à venir : « Il y a un autre accord, je l'entends. L'orchestre peut le faire! »3 Le piano ne paraît
plus adapté aux compositions se détournant du système strictement tempéré pour évoluer vers
la micro-tonalité, les micro-intervalles ou le spectre sonore.

4. Les échelles scriabiniennes, évolution et emploi

L’accord prométhéen et ses dérivés sont indissociables des échelles qu’ils forment.
L’’accord synthétique forme une échelle heptaphonique identifiée sous le nom d’échelle
acoustique :

1
Faubion Bowers, Scriabin, A Biography, 2nd revised edition, Dover publications, New York, 1996. p 202.
2
Ibid., p. 203.
3
Ibid.
121
Cette échelle est extrêmement fréquente dans les dernières œuvres pour piano de
Scriabine. Le Poème – Nocturne opus 61 est la première œuvre dans laquelle ce mode est
employé entièrement, le poème opus 72 Vers la flamme est intégralement écrit à partir de
l’échelle acoustique. La gamme par tons est l’autre échelle heptaphonique employée par
Scriabine.

Analyse des dix premières mesures de Vers la flamme, opus 72 :

Les mesures 1 à 6 forment un premier accord issu de l’échelle acoustique sur Mi.

Les mesures 7 à 10 sont sur la même échelle transposée sur Sol :

Le reste de l’œuvre est intégralement construit sur l’échelle acoustique.

Scriabine délaisse rapidement l’emploi exclusif de modes heptaphoniques pour les


faire alterner avec d’autres échelles de huit sons. Les échelles octophoniques sont fréquentes
dans les derniers opus, notamment l’échelle identifiée par la suite par Olivier Messiaen sous
le nom de mode à transposition limitée n°2. Cette échelle est construite sur l’alternance de
tons et de demi-tons, elle est « trois fois transposable, comme l’accord de septième
122
diminuée ».1 Elle n’est pas nouvelle dans l’histoire de la musique et a déjà été employée au
cours du XIXe siècle. Elle peut notamment être harmonisée tonalement et des exemples se
trouvent déjà chez Chopin, par exemple à la fin de l’exposition du premier mouvement de la
Sonate en Si bémol Majeur opus 35 à la voix médiane.2 Rimsky-Korsakov l’utilise dans son
œuvre Sadko et affirme l’avoir trouvée chez Glinka.3

Chopin, Sonate opus 35. Premier mouvement fin de l’exposition.

Chez Rimsky-Korsakov l’emploi du mode 2 résulte d’une pensée conceptuelle, si l’on


excepte la fonction d’attraction dans le cadre d’une marche harmonique comme chez Chopin,
il s’agit bien plus d’une échelle théorique que d’un véritable mode, bien que Messiaen lui ait
donné ce nom. Cette échelle ou mode à transposition limitée n°2 possède la particularité
intéressante de contenir tous les intervalles de la seconde mineure à la septième majeure.
L’échelle est présente dans de nombreuses œuvres de Scriabine bien qu’aucune ne soit
exclusivement composée à partir de cette échelle. Olivier Messiaen réalise une harmonisation
du mode 2 : « cela donne continuellement des accords de quarte et sixte avec quarte
augmentée ajoutée, alternant avec des accords de septième de dominante avec sixte

1
Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949 - 1992) Tome VII, éd. Leduc, Paris,
2002. p. 110.
2
Cet exemple m’a été communiqué par le pianiste et compositeur Jean-Frédéric Neuburger.
3
Nikolaï Rimski - Korsakov, Mémoires, « [Dans Sadko,] la gamme de Glinka qui descend par tons entiers a été
remplacée par une autre gamme descendante par demi-ton / ton entier / demi-ton / ton entier, une gamme qui a
joué un rôle conséquent dans un grand nombre de mes compositions. »
123
ajoutée. »1 Pour George Perle « l’accord [0,3,4,7] 2
joue un rôle important dans les Cinq
préludes opus 74 et la Septième sonate. »3 :

Dans les Poèmes opus 71 Scriabine va encore plus loin et emploie des échelles de neuf
sons, notamment celle classée par Messiaen comme mode à transposition limitée n°3 : ton -
demi-ton - demi-ton – ton etc., quatre fois transposable.

Mode à transposition limitée n°3 :

Emploi du mode 3 dans le Prélude n°1 opus 71 :

Mesures 1 – 4 :

Mesures 5 – 8 :

Il y a deux échelles ennéaphoniques dans le Prélude opus 74 n°3 :

1
Olivier Messiaen, op. cit. p.110.
2
Cet accord correspond à la forme transposée de l’accord de quarte et sixte avec quarte augmentée analysé par
Olivier Messiaen.
3
George Perle, “Scriabin’s self-analyses”, Music analyses, Vol. 3, N°2, p. 101-122. éd. Blackwell publishing,
Juillet 1984.
124
Mesure 1, mode à transpositions limitées n°3 :

Mesure 3, autre échelle ennéaphonique :

Les premières mesures reviennent transposées une quarte augmentée supérieure à


partir de la mesure 29.

Manfred Kelkel a relevé dans les esquisses de l'Acte préalable des accords de dix,
onze ou douze sons superposés. Certains musicologues, tel John Everett Cheetam,1 ont
cherché à démontrer la similitude de l'évolution de Schoenberg et de Scriabine et ont voulu
voir dans les dernières œuvres pour piano de Scriabine des techniques d'écriture quasi
sérielles. (Quasi serial techniques in the late piano Works of Alexander Scriabin) Cependant
Cheetam élargit simplement sa définition de la série : les œuvres de Scriabine seraient pré-
sérielles dans la mesure où un matériel sonore délimité au préalable sert de matériau unique.

Scriabine peut employer plusieurs échelles distinctes à l’intérieur d’une même pièce :

Prélude n°1 opus 74 : 16 mesures ABA’ Coda (4 carrures de 4 mesures) construit sur le
mode 2.

Prélude n°2 opus 74 : 17 mesures sur pédale de Fa # accords chiffrables de fa # mineur,


Do Majeur ou ré mineur.

Prélude n°3 opus 74 : 26 mesures sur l’échelle acoustique.

1
John Everett Cheetam, Quasi serial techniques in the late piano works of Alexander Scriabin, thèse de doctorat,
université de Washington, 1969.
125
Prélude n°4 opus 74 : 24 mesures à partir de deux échelles ennéaphoniques distinctes, le
mode 3 et une autre échelle : ½ - T - ½ - T - ½ - ½ - ½ - ½ - T

Prélude n°5 opus 74 : 17 mesures sur le mode 2 et l’échelle acoustique.

5. Tonalité élargie

Dans la musique de Scriabine, la généralisation de l’emploi des accords en quartes et


des échelles correspondantes perturbe le traditionnel mouvement de la dominante vers la
tonique. Ce mouvement étant l’assise même du système tonal, les œuvres de Scriabine
postérieures à 1909 sont souvent qualifiées d’atonales. Cette terminologie ne rend pourtant
compte en rien de leur spécificité d’écriture ou de leur esthétique. Le système tonal repose sur
un mouvement en arche partant d’une tonalité principale se dirigeant vers la région de la
dominante et revenant à la tonalité initiale. Le système tonal régule ainsi les tensions et
directions à la micro-échelle d’une phrase musicale ou à l’échelle d’une œuvre entière.1
Toutes les formes classiques telles que la forme sonate, les formes ABA, sont intrinsèquement
liées au système tonal. Les œuvres post-prométhéennes de Scriabine sont, à l’exception des
préludes, la plupart du temps de forme-sonate. (Les sonates 6, 7, 8, 9, 10, le Poème-Nocturne
opus 61, Vers la Flamme opus 72) La forme sonate sous-entend une réexposition dans
laquelle les tensions harmoniques de l’exposition sont résolues. Le qualificatif « atonal »
semble peu approprié pour une musique qui revendique des formes engendrées par la tonalité.

Dans son ouvrage Introduzione all’analisi della musica post-tonale, Mauro


Mastropasqua soutient que certaines œuvres définies habituellement par le terme générique et
global d’ « atonales » contiennent en réalité ce qu’il appelle « un geste tonal. » Il redéfinit
l’atonalité de ces œuvres comme une réinterprétation des fondements de la tonalité. Pour
l’auteur, la technique des « centres sonores » tel l’accord synthétique de Scriabine, dérive
d’une pensée formée par le langage tonal :

L’abolition de la logique tonale (dans un sens strict) ne signifie pas que


l’organisation d’une nouvelle logique structurelle ne se base pas sur une
réinterprétation des principes tonaux, en particulier par le maintien d’une
certaine forme de tonique. 2

L’analyse de Maura Mastropasqua révèle sous l’apparente atonalité la permanence de


certains procédés de composition provenant directement du système tonal.

1
L’analyse schenkerienne montre particulièrement bien ce phénomène.
2
Mauro Mastropasqua, Introduzione all’ analisi della musica post-tonale, coll. harmonie, éd. Cluet, Bologne,
1995. p. 22.
126
Scriabine fait alterner des échelles de sept, huit, ou neuf sons dans ses dernières
compositions. L’alternance dans le Prélude opus 74 n° 5 de l’échelle acoustique et du mode à
transpositions limitées n°2 n’est pas fortuite, mais au contraire structurelle. L’analyse réalisée
par George Perle montre que le mode 2 est employé à la fin de chaque section.1 Dans les
pièces brèves telles que les préludes ou les poèmes de forme bi-partite ou tri-partite, l’analyse
de la forme et des échelles montre toujours un retour à l’échelle initiale à la fin de chaque
œuvre et ceci malgré les différentes transpositions de l’échelle au cours de la pièce. Il est
possible de retrouver des structures tonales si l’on admet que la fonction de dominante puisse
être tenue par un degré à distance de triton par rapport à la tonique. Le langage de Scriabine
postérieur à 1910 est fondé sur un abaissement permanent d’un demi-ton de la dominante. La
fonction de dominante n’est plus tenue par l’intervalle de quinte par rapport à la tonique mais
par la quarte augmentée.

Les rapports de tension/détente et les échelles sont ainsi profondément modifiés et la


sensation d’atonalité domine. Les structures réelles de composition sont pourtant à l’analyse
analogues à celles du langage tonal. Cette continuité est logique dans la mesure où les formes
de composition comme la forme sonate ou les formes ABA, avec lesquelles Scriabine ne
rompt pas, obligent à un retour des éléments musicaux du début donc des mêmes échelles sur
les mêmes degrés. La partie contrastante B ou le développement se font naturellement sur le
cinquième degré dans le langage tonal (intervalle de tension comportant harmoniquement la
note sensible) et à distance de quarte augmentée dans les œuvres de Scriabine (intervalle
structurel de l’harmonie et de l’échelle utilisée : scission de l’échelle en deux tritons.) Le
poème Vers la flamme est de forme tri-partite,2 monothématique, et intégralement construit
sur l’échelle acoustique transposée sur plusieurs degrés.

Partie A mesures 1 à 40. Les mesures sont regroupées par harmonie et échelle
communes. Le premier accord de la main droite mesures 11 et 15 (do # / la bécarre) et le do #
de la mesure33 sont considérés comme des appoggiatures ; le si bécarre des mesures 22, 26,
35 comme une note de passage. L’échelle acoustique est sur Mi dans les premières mesures,
puis transposée principalement sur Si bémol, soit à une distance de triton.

1
George Perle, op. cit., Analyse du Prélude op. 74 n°5 pp.107-109. « Three scale types appear. The complete
octatonic scale occurs only at the close of each part.”
2
Manfred Kelkel note qu’elle « correspond « en gros » au schème sonate ». Manfred Kelkel op. cit. livre 3
p. 142.

127
La partie centrale se divise en deux parties. Les mesures 41 à 80 sont construites sur
l’échelle acoustique sur Sol puis sur Mi. Dans la deuxième partie l’échelle est transposée sur
Si b / Ré b / Mi b / Sol / Si b / Do / Mi.

La partie A revient à partir de la mesure 107 avec le même parcours de transpositions


sur Mi, Sol, Si b et se termine sur Mi. Dans cette pièce l’intervalle de triton tend à remplacer
l’ancienne fonction de modulation à la dominante.

128
Chapitre II Analyse de la sonate n°5 opus 53

1. Analyse

La Cinquième sonate marque un tournant stylistique dans la production des sonates de


Scriabine. Le changement est évident dans l’approche formelle : pour la première fois et
définitivement la sonate est en un seul mouvement. L’œuvre de Scriabine se dirige alors vers
une concision de l’écriture. Dans le domaine symphonique, il évolue de la gigantesque
première symphonie en cinq mouvements vers les deux poèmes symphoniques en un seul
mouvement. Ses sonates pour piano suivent la même tendance. La première est écrite en
quatre mouvements, les six dernières sont en un seul mouvement. Dans la Cinquième sonate
le resserrement formel s’accompagne de l’exploitation précise d’un matériau harmonique
donné dès le début de l’œuvre. Herbert Wise remarque l’affranchissement progressif des
accords de leur fonction tonale, c’est-à-dire d’un impératif de résolution.

La sonate n°5, la première des dernières sonates est une œuvre de transition. Comme
les œuvres antérieures, elle possède une armure. Cependant le langage tonal n’est
plus celui de l’harmonie fonctionnelle. A ce point de l’évolution du compositeur,
l’accord de dominante se résout rarement et se présente souvent comme une sonorité
consonnante. Les centres tonaux ne sont pas clairement présentés. 1

Stefen Zydek partage cet avis et souligne que cette sonate est centrale dans la
production de Scriabine parce qu’elle marque une mutation sur le plan harmonique :

Sur la période de composition des sonates, la sonate n°5 op. 53 (1907) représente un
tournant à partir duquel Scriabine réalise un changement significatif de l’harmonie
2
fonctionnelle traditionnelle vers un nouveau langage harmonique personnel.

Ce que Stefan Zydek appelle le langage harmonique personnel de Scriabine est le


retournement de l’accord de dominante altéré sous forme de quartes superposées considéré

1
Herbert Wise, The relationship of pitch sets to formal structure in the last six piano sonatas of Scriabin.
Doctorat de philosophie dirigé par Dr. Robert Gauldin, University of Rochester, New York, 1987. p. 126.
“Sonata n°5, the first of the late sonatas, is a transitionnal work. Like earlier works, it employs a key signature.
However the tonal language is no longer that of functionnal harmony. At this point in the composer’s
development, dominant-chord seldom resolve but often occur as consonant sonoritie. Tonal centers are not
clearly set-forth.”
2
Stefan Zydek, “The harmonic and melodic language in Alexander Scriabin’s Sonata n°5 op.53”. Music Theory,
2010. “It's apparent that during the time that Scriabin composed his sonatas, Sonata No. 5, Op. 53 (1907)
represents a turning point in which he made a significant shift away from traditional functional harmony toward
a harmonic language all of his own.”
129
comme consonance. Herbert Wise et Stefan Zydek considèrent l’harmonie de la Cinquième
sonate comme dérivant intégralement d’ « ensembles de hauteurs. »1

Les techniques d’ensembles (set procedures ) observées dans les sonates 7 et 8


sont présentes dans la cinquième sonate en tant que techniques importantes de
composition. Ainsi notre analyse de la cinquième sonate se fonde sur l’identification
d’ensembles de hauteurs. (Set identification) 2

La concentration de l’écriture autour d’un accord initial générateur oriente les deux
musicologues vers l’application de la set-theory et les conduit à déterminer les ensembles
« formant des unités pertinentes au sein de l’œuvre. »3 L’application de la set-theory met en
évidence les relations qu’entretiennent les accords entre eux, les processus de concordance et
de transformation. Elle permet de déterminer l’accord à partir duquel le réseau se détermine
mais n’explique pas la nécessité de passer d’un ensemble à l’autre. Pourtant cette sonate
pourrait également être intégralement analysée tonalement. Une telle analyse obligerait
cependant à penser pour quelques passages presque une tonalité par accord.

Dans la conclusion de son analyse, Wise ne néglige pas de relever les structures
tonales :

La cinquième sonate, œuvre de transition, montre des caractéristiques à la fois de la


nouvelle et de l’ancienne technique de Scriabine. L’influence tonale traditionnelle
dans l’œuvre inclut la présence d’une armure, la présence du superset 7-354 et
l’orientation tonale du thème 1 malgré une tonalité vague et temporaire.5

Nous réaliserons une analyse qui s’efforcera de tenir compte de la cohabitation de


deux systèmes dans l’œuvre : la persistance du système tonal et la nouveauté créée par
l’évolution harmonique, notamment sa référence à l’accord initial de la sonate. Les
progressions harmoniques les plus fréquentes sont les mouvements de triton ou de quinte. Les
accords de septième de dominante sont nombreux mais Scriabine substitue un mouvement de
triton au mouvement par quinte de leur résolution attendue. La réduction harmonique montre
néanmoins l’importance des progressions par quinte. Les progressions par quinte trop
évidentes sont masquées par une double interprétation possible. L’analyse conduit à penser de

1
Pitch-Class-Set.
2
Herbert Wise, op. cit., p.126. “The set procedures observed in sonatas 7 and 8 are evident in Sonata 5 as
important compositionnal techniques. Thus, this analysis of Sonata 5 is based on set identification.”
3
IRCAM, Une introduction à la Set-Theory, Les concepts à la base des théories d’Allen Forte et de David
Lewin, Ircam, 2003. http://repmus.ircam.fr/_media/mamux/papers/andreatta-2003-settheorycomplet.pdf p.1.
4
correspond à la gamme majeure dans la classification d’Allen Forte. (Forte number).
5
Herbert Wise, op. cit. p. 165. “Sonata n°5, the transitional work, demonstrates characteristics of both old and
new features of Scriabin’s techniques. The traditional tonal influences of the work include the presence of key
signature, the well defined diatonic superset 7-35, and the tonal orientation of theme 1 even though the tonality
is vague and quite temporary.”
130
manière dissociée les mouvements de basse sur un plan local et sur un plan plus large. La
réduction harmonique effectuée s’attache à relever les grandes articulations présentes dans la
sonate.

a. Introduction et Prologue

Les fusées de l’introduction qui balaient tout le registre du piano appartiennent au ton
de Mi Majeur. Structurellement les notes jouées forment la clé de la lecture harmonique de la
pièce dont les thèmes sont dérivés, comme cela a été montré précédemment.

Accord initial mesures 1 – 11 sous forme de quarte ou dans sa composition par


étagement de tierces, et l’échelle correspondante.

Les notes de l’accord appartiennent à la tonalité de Mi Majeur. Herbert Wise analyse


les deux motifs de fusées comme deux motifs distincts formant deux pentacordes dont l’union
constitue la gamme de Mi Majeur.1 James Baker analyse cette introduction comme une

progression V - I en Mi Majeur ou V / V - V - I en La Majeur.2 Considérer les premières


mesures dans leur aspect purement sensible revient à relever en tant que couleur l’importance
du triton Ré# / La, présent à la basse et du trille sur le Mi, soit en langage tonal l’accord
d’un cinquième degré sans fondamentale en Mi sur tonique.

Double analyse en Mi ou La de l’introduction :

1
Herbert Wise, op. cit., p. 127. “As is Scriabin's frequent compositional procedure, two closely-related sets are
stated early in the piece and exploited in a number of significant ways. (...) The X pentachord, arranged in
ascending pc succession 4 - 9 - 11 - 1 -3, occurs in a quintuplet rhythm in meas. 3. After the X motive is repeated
in meas. 5 in the same rhythm, in meas. 7. The union of the pcsets of motives X and Y _ which is a member of
sc 7-35.”
2
James Baker, The music of Alexandre Scriabin, Yale university Press, New Heaven, London, 1986. p. 175, cité
par Wise, ibidem. p. 128.
131
Analyser cette introduction en Mi ou La n’a de sens qu’à l’échelle de la pièce.
L’analyse en Mi Majeur sera favorisée pour le mouvement logique IV – V – I vers la tonalité
de Si Majeur atteinte dans les premières mesures du thème principal mesure 47.

La section suivante, appelée prologue par Hull,1 installe une longue zone de stabilité
harmonique sur un accord de 13ème renversée. Cet accord est une transformation progressive

1
Englefield Hull, A great russian tone – poet : Scriabin, p. 138, cité par Wise, op. cit. p. 129.
132
de l’accord initial. La majorisation de la tierce de l’accord, de La bécarre à La #, permet
d’interpréter cet accord comme un accord de dominante en SI Majeur.

Prologue mesure 13 à 18 :

Altérations de l’accord initial :

La disposition de l’accord mesure 21 – 22 puis 29 – 30 peut faire penser à une


modulation, les notes sont cependant les mêmes, disposées dans un autre ordre mesure 21, ou
décomposées sur deux mesures, mesures 29 – 30.

Scriabine module aux mesures 40 – 41 par glissement chromatique et enharmonie vers


la dominante de LA b puis la dominante de DO. Les dernières mesures du prologue sont une
transition vers le thème principal de la sonate. Un accord de SI est superposé à l’intervalle Do
# / Sol # à la basse qui perdure en tant que pédale au début du thème principal.

Le prologue annonce le thème principal et le second thème aux mesures 14 et 19 :

133
Exposition

Le premier groupe thématique comprend le thème principal de la sonate, exposé des


mesures 47 à 95, et un deuxième élément thématique des mesures 96 à 119.

Le thème principal qui débute à la mesure 47 est généralement reconnu comme l’un
des passages les plus fonctionnels de la sonate. Jean-Pierre Bartoli1 décrit la présence d’une
progression fonctionnelle visible à l’analyse et l’ambiguïté qui domine dans la perception du
premier et du second thème :

Dans ces deux extraits (qui sont les plus classiquement « fonctionnels » de la
partition) ; l’interprétation tonale est toujours aux limites du perceptible. Les
mouvements de la basse esquissent des repères fonctionnels, mais ils sont
constamment contrariés par les agrégats qui résultent de la conduite des voix. Tandis
qu’à l’audition, seuls les phénomènes de suspension subsistent, le repérage d’un
centre tonal se déduit plutôt à l’analyse comme le commun dénominateur des
2
figurations harmoniques instables.

L’analyse qui suit s’inspire de l’analyse de Jean-Pierre Bartoli. Les deux portées du
haut sont une réduction harmonique du passage. La portée du bas, ajoutée, montre les
progressions de basse fondamentales et les tonalités perceptibles.

Perception tonale dans le thème principal :

1
Jean-Pierre Bartoli, L’Harmonie classique et romantique 1750-1900, Eléments et évolution, Minerve, Paris,
2001. p.185 – 186.
2
Ibid., p.86.
134
Le mouvement V – I en Fa # Majeur est important, il donne sa direction au thème
principal et justifie l’armure présente à la clé depuis le début de la sonate. Sur la pédale Do # /
Sol # les tonalités qui se succèdent suivent le cycle des quintes, à l’exception du Mi bémol à
la « place » du Ré mesure 61.

Le deuxième élément mesure 94 expose trois motifs contrastant les uns avec les
autres. Le passage débute par une montée en fa # mineur puis installe la tonalité de Do
Majeur. Les accords sont majoritairement des neuvièmes en position fondamentale. Les
mouvements de basse privilégiés sont les intervalles de triton et de tierce. L’harmonie dans ce
passage n’est pas fonctionnelle. Le passage est construit sur la juxtaposition brusque de trois
motifs contrastés sur le plan thématique, dynamique ou rythmique. Les mesures 116 à 119

annoncent le second thème. La transition est créée par un mouvement de quinte à la basse (
sur Do conduit à un accord de 9ème sur Fa.) C’est sur cet accord que débutera le second
thème.

Mouvement de basse mesures 96 à 119 : Les flèches représentent les intervalles de


quintes ; les barres, les intervalles de triton.

Le deuxième thème, mesures 120 à 139, est, comme le thème principal, construit sur
un mouvement de quinte à la basse qui peut s’analyser a posteriori comme un mouvement de
dominante à tonique.

L’harmonie des premières mesures, un accord neuvième majeure de dominante,


devrait amener à un accord de Si bémol. Par deux fois ce mouvement habituel est
135
« détourné » par l’ajout d’un Do b à la basse, à distance de triton. L’accord devient donc une
neuvième de dominante qui, au lieu de perdurer sur le premier degré, est posée sur une note
étrangère à la basse le Do b, second degré abaissé en Si bémol. Ces mesures sont répétées
avec une variante mélodique.

Mesures 120 – 123 :

Lorsque la tonique Si bémol est jouée mesure 128, l’accord de neuvième superposé
entretient l’ambiguïté et semble transformer l’accord en dominante. Cette fois-ci le
mouvement de quinte sera assumé, transformant l’accord en neuvième de dominante sur
tonique. Mi bémol Majeur ne sera jamais affirmé comme tonalité car la forme de la section
ABA implique un retour immédiat vers Si bémol Majeur.

Mesures 128 – 131 :

Comme le thème principal, l’harmonie du second thème est structurée par des
relations de quintes. Il y a une dissociation entre ce qui est perçu à l’audition et la technique
d’écriture employée. La structure du langage tonal est respectée mais la richesse harmonique
entretient toujours l’ambiguïté.

136
Deuxième thème, réduction des mesures 120 à 139 :

La transition vers le développement est dans la tonalité de Sol bémol Majeur qui
devient par enharmonie FA # Majeur au début du développement.

La relation de tonalité entre le premier et le second thème, de FA # Majeur à


SI b Majeur, deux tonalités très éloignées, ne peut s’expliquer sans regarder la spécificité
thématique de la sonate. Le premier groupe thématique est divisé entre le thème principal en
FA # Majeur et l’exposition à partir de la mesure 96 d’un nouvel élément thématique. Pour
l’exposition de cet élément thématique, Scriabine utilise presque des procédés de
développement. Deux nouveaux éléments thématiques :

sont juxtaposés au chromatisme sotto voce, déjà exposé en formule finale du premier thème.

En adéquation avec la juxtaposition rapide (par deux mesures) d’éléments


contrastants, voire disparates, cette section (2) est très modulante. Les relations de basse sont
majoritairement des intervalles de triton. Pour la transition vers le second thème, Scriabine
passe plus conventionnellement par la dominante de la dominante de SI bémol Majeur.

137
c. Développement

Le développement très modulant peut être divisé en deux parties symétriques. Chaque
partie développe les thèmes de l’introduction et du prologue, puis les deux thèmes principaux
dans l’ordre de leur apparition dans l’exposition. Le développement du second thème juste
avant la réexposition constitue le premier climax de l’œuvre avant la coda. Il est intéressant de
noter que Scriabine développe le premier thème dans le ton de l’exposition, en SI Majeur sur
une note pédale à la basse (Do #). Une grande section de développement du second thème se
fera également en SI Majeur avant de basculer vers RE bémol Majeur. Le retour à la
réexposition se fait par enharmomie par la dominante de la dominante, comme cela était déjà
le cas dans l’exposition pour la transition entre le premier groupe thématique et le second
thème.

Développement 1ère partie Développement 2ème partie

Intro / Prologue 1er groupe thématique Intro / Prologue 2nd Thème

157 185 247 271 - 328

La réduction montre les principales articulations et modulations. Les petites notes


indiquent les basses d’accords de neuvièmes en position fondamentale dont l’analyse locale
obligerait à considérer presque une tonalité par accord. Il est intéressant de noter que les
mouvements de ces basses progressent par intervalle de tierce descendante. Ces modulations
rapides sont souvent la conséquence de la répétition transposée d’un même élément
thématique. L’essentiel du travail de développement du premier groupe thématique consiste
en la juxtaposition d’éléments joués dans un ordre différent lors de l’exposition. Le
développement du second thème est réalisé par une disposition instrumentale différente qui le
transforme profondément. Il y a en réalité deux sections où le second thème est développé
(mesures 271/288 – 313/328) entrecoupées par le rappel d’un élément du premier groupe
thématique (289/312). Les tonalités sont flottantes dans le développement. L’harmonie riche,

138
d’accords de neuvième le plus souvent, élargit la fonction de dominante sur de larges plages
sonores qui ne font qu’évoquer une éventuelle tonique jamais jouée, sinon dans les passages
de transition et les fins de sections où les progressions de quintes sont majoritaires. La tonique
attendue se révèle souvent être en réalité la dominante de la tonalité de la section à venir.

Développement première partie :

Développement deuxième partie :

d. Réexposition

La réexposition est la symétrie de l’exposition. L’organisation des deux parties est


similaire. Le premier thème est réexposé, abrégé, en SI Majeur, le second thème est en MI
bémol Majeur. Les tonalités des deux thèmes, comme dans l’exposition, sont éloignées à
distance de quarte diminuée. La seconde partie du premier thème est modulante comme dans
l’exposition, la tonalité de Mi bémol Majeur du second thème est introduite par un V/V.

e. Coda

La tonalité de Mi bémol Majeur atteinte au second thème dans la réexposition est aussi la
tonalité de la coda à partir de la mesure 401. La longue pédale de Mi bémol contribue à la
stabilité tonale qui paraît être enfin atteinte. (Accord de dominante en Mi bémol Majeur sur
une pédale de tonique).
139
Le presto final introduit une rupture brusque, à la fois thématique, de tempo, de
nuance, de caractère, et de tonalité. Le presto final est écrit en DO bémol Majeur. La sonate
se termine par le rappel du geste de fusées de l’introduction, dans la même tonalité que
l’introduction, analysée ici en MI Majeur. La transition entre les tonalités de DO bémol
Majeur et de MI Majeur s’explique par la disposition des harmonies. L’accord du premier
degré de DO b est sous forme de premier renversement, les fusées sont basées sur un accord
que j’analyse comme étant une dominante de MI, aussi sous forme de premier renversement,

. C’est donc un procédé d’enharmonie ( Mi b →Ré #). Scriabine a vraisemblablement


préféré revenir en Mi Majeur au lieu de continuer vers FA b Majeur pour des commodités
d’écriture et pour souligner le retour sous leur forme exacte des premières mesures de la
sonate.

2. Réduction harmonique.

140
Le parcours tonal de cette sonate est assez inhabituel, surtout si l’on compare
l’exposition et la réexposition. Le thème principal est réexposé une quinte inférieure par
rapport à l’exposition. Cette sonate constitue une exception par rapport aux sonates
antérieures dans la mesure où la réexposition est une réexposition du matériau thématique
mais pas la réaffirmation de la tonalité de l’exposition. L’armure et la trajectoire du thème
principal permettent de considérer FA # Majeur comme tonalité principale de la sonate. Le
thème principal est pourtant réexposé en SI Majeur. Le second thème dans la réexposition
oriente finalement vers la tonalité de Mi bémol Majeur affirmée dans la coda et qui apparaît
être la véritable destination tonale de la sonate. Un examen plus attentif permet de nuancer
« l’anomalie » relevée. A un niveau large de l’analyse nous avons montré la relation de
dominante à tonique de la basse en FA # Majeur. Au dessus de la longue pédale de Do #, le
thème est écrit en Si Majeur (mesure 47) puis module en MI Majeur (mesure 53). Ce thème
est réexposé (mesure 329) à la quinte inférieure, dans la tonalité générale de SI Majeur
(armure) et sur une pédale de Si à la basse, d’abord en MI Majeur puis en LA Majeur. Dans la
partie du développement le thème principal (mesure 208) et le second thème (mesure 270)
reviennent en SI Majeur. Si la réexposition à la quinte inférieure constitue une anomalie dans
le respect de la forme-sonate, l’unité tonale semble se réaliser plus autour de SI Majeur que de
FA # Majeur sur la totalité de la pièce.

141
Chapitre III. Analyse de la sonate n° 10 opus 70

1. Analyse thématique

a. Introduction mesures 1 à 38

La sonate s’ouvre par 38 mesures d’introduction. Les motifs présentés constituent un


matériau thématique essentiel dans la sonate. Pour éviter la confusion avec les deux thèmes
exposés dans l’allegro les thèmes de l’introduction seront identifiés par une lettre et la
qualification de premier et de deuxième thème sera réservée pour les thèmes de l’exposition.

Introduction mesures 1 à 38 Exposition mesures 39 à 115

Thème A Thème B Motif de trilles C Premier thème Deuxième thème

A1,2,3,4,5

Les quatre premières mesures constituent l’ouverture de la sonate. Ces mesures seront
considérées comme le thème A de l’introduction.

Les quatre premières mesures de l’introduction :

Ce thème forme une phrase et s’inscrit dans une logique de carrure de quatre mesures,
aussitôt répétées. Il est constitué par trois cellules qui seront reprises et développées de
manière autonome par Scriabine au cours de la sonate.1 Ces trois cellules sont identifiées par
A1, A2 et A3.

La cellule A1 est construite horizontalement et verticalement sur des intervalles de tierces


mineures et majeures. La rencontre des lignes forme verticalement un accord de trois sons
avec quinte augmentée sur sol bémol qui s’enchaîne à un accord de quinte diminuée sur mi

1
Ce procédé de fragmentation du thème en cellules traitées indépendamment est un principe d’écriture présent
dans la sonate de Berg et montré par l’analyse d’Adorno. Théodor Adorno, Berg ou le maître de la transition
infime. Gallimard, Paris,1989. Voir l’analyse de la Sonate opus 1 pour piano.
142
bémol. Les trois notes de la première mesure entretiennent un rapport de tierce majeure
particulièrement important pour les enchaînements harmoniques de toute la sonate.

A1:

La cellule A2 formée sur l’intervalle de tierce majeure constitue un développement de


A1.

A2 :

A3 :

La deuxième occurrence de ce thème fait entendre deux cellules supplémentaires.


L’ajout de la ligne contrapuntique A4 modifie l’harmonie. L’harmonie se transforme en un
accord de septième sur do bémol puis un accord de sixte augmentée qui s’enchaîne sur un
accord de quarte et sixte avec mi bémol à la basse.

143
Le thème B de l’introduction mesure 9 se développe dans la résonance du dernier
accord de A sur une pédale mi bémol / la bémol à la basse. Ce thème reprend le mouvement
chromatique de la cellule A4. C’est un exemple de ce que Pierre Boulez appelle, dans son
analyse de l’introduction de la première partie du Sacre du printemps de Stravinsky, un
principe de développement par recouvrement thématique.1 Un nouveau thème est créé à partir
d’une voix secondaire ou une voix secondaire s’émancipe en voix principale. Ce principe
d’écriture permet des transitions fines entre les parties. Leur identification permet à
l’interprète de créer une continuité d’une section à l’autre et « d’effacer » des délimitations
trop brusques entre les différentes sections.2 Le thème B de l’introduction peut être entendu
comme la mise au premier plan et l’accélération d’un contrechant ajouté lors de la répétition
du thème A.

1
Pierre Boulez, Stravinsky demeure, dans Relevés d’apprentis, p. 137. « Je crois que l’Introduction du Sacre
montre un phénomène d’architecture des plus intéressants : une sorte de développement par recouvrement
progressif qu’il est donc très difficile, voire impossible d’analyser en une succession de plans plus ou moins
contrastés comme tous les autres développements du Sacre. » Dans l’introduction du Sacre, à l’exception du
premier thème au basson les thèmes « émergent » des voix secondaires et dérivent d’une cellule présente dès le
premier thème.
2
Les transitions entre les sections sont la clé de l’interprétation des sonates et réfutent en parties les schémas
analytiques qui délimitent par carrures et symétriquement la forme globale. Les carrures sont présentes et
régulières mais le travail de transition effectué par Scriabine masque leur évidence à l’audition. Voir infra
partie 3.

144
Mesures 9 à 12 :

Il est accompagné par un contrechant chromatique en mouvement inverse à la main gauche,


encore sur un intervalle de tierce majeure :

La terminaison mélodique de ce thème 2 générera le thème principal de la sonate


(Thème 1, mesure 39) transposé :

Les mesures 9 à 28 sont construites sur une basse La bémol / Mi bémol. Le


musicologue Herbert Harold Wise considère toute cette section comme un travail
contrapuntique sur le second renversement de l’accord de la bémol.1 L’harmonie créée peut
aussi être analysée comme un accord de neuvième sur La bémol. La septième et la neuvième
majeures peuvent être considérées comme des appoggiatures de la septième et neuvième
mineures. L’harmonie de cette sonate est majoritairement formée par des superpositions de

1
Herbert Harold Wise, The relationship of pitch sets to formal structure in the last six piano sonatas of
Scriabin. Doctorat de philosophie dirigé par Dr. Robert Gauldin, University of Rochester, Rochester, New York,
1987. p. 243.
145
tierces contrairement à l’harmonie des sonates précédentes dont l’accord fondateur est créé
par la superposition d’intervalles de quartes.1

Harmonie mesures 9 à 28 :

Les dernières mesures de l’introduction font entendre une figure constituée


mélodiquement par un accord parfait de la mineur agrémenté d’un trille. L’accord qui soutient
harmoniquement cette figure est une neuvième sur Fa qui s’avérera l’une des harmonies
importantes structurellement dans la sonate. Elle assure la transition avec l’exposition de la
sonate mesure 39.

Figure C :

b. Exposition mesures 39 à 115

Thème 1 mesures 39 à 58 :

Ce thème est le thème principal de la sonate, premier thème de l’exposition. Il est


exposé des mesures 39 à 58, sur cinq carrures de quatre mesures. Il faut dissocier l’exposition
du premier thème sur vingt mesures et l’élément thématique en lui – même qui tient sur deux
mesures. L’élément thématique principal, mesures 39 et 40, est dérivé de la terminaison du
thème B de l’introduction. Les mesures suivantes constituent sinon déjà un développement de
cet élément, au moins une expansion. L’élément principal est aussitôt répété et modifié par
l’ajout d’une cellule dérivée de A1. La répétition de cette cellule conduit un mouvement
ascendant qui ramène l’élément initial du thème interrompu deux fois par le motif C.

1
L’analyse de Wise en appliquant la Set-theory montre clairement la prédominance des rapports de tierces
mineures et majeures.
146
Thème 1 : processus de construction thématique :

Exposition de l’élément thématique principal mesures 39 – 40 :

Ajout d’une cellule finale issue de A1 (mineur) mesures 41 - 42 :

procédé d’extension par répétition et transposition mesures 43 – 46 :

Scriabine isole l’intervalle de quarte apparu mesure 46 et en fait par transposition et


répétition la cellule génératrice d’un mouvement ascendant. L’intervalle de quarte contraste
avec le mouvement chromatique descendant qui caractérisait jusqu’alors le thème.

Mesures 47 à 50 :

Procédé de rupture par juxtaposition du motif C :

147
Réduction du thème principal : La lecture de haut en bas représente le déroulement
temporel et la lecture de gauche à droite montre la parenté des cellules et leur modification.

148
La construction du premier thème tient sur vingt mesures, soit une proportion
exactement similaire à celle du thème B (de l’introduction). La parenté entre ces deux thèmes
ne s’arrête pas au nombre de mesures puisque le chromatisme du thème 1 est issu de la
formule finale du thème B. Scriabine emploie plusieurs procédés d’extension, de
transposition, de répétition, ou de rupture pour la construction du thème, soit des procédés
habituellement réservés au développement. Dans le véritable développement de la sonate, la
seule nouveauté dans le traitement thématique proviendra de différences de registration. Le
traitement du thème A (les quatre premières mesures de la sonate), du thème B et du thème 1
est intéressant à comparer. Le thème 1 n’est entendu comme thème que dans les premières
mesures de l’introduction, les premières mesures du développement et les dernières mesures
de la sonate. Scriabine sépare aussitôt les cellules le constituant pour les traiter de manière
autonome. Le thème 1 au contraire se génère lui-même, chaque micro-variation est justifiée
par le développement suivant. Il y a ainsi deux traitements radicalement différents. Scriabine
pense le thème A immédiatement dans ses possibilités de fragmentation, visibles par
l’éclatement de l’écriture sur plusieurs registres, maintient une grande unité pour le thème B
et une continuité logique pour l’élaboration du premier thème de l’exposition.
149
La section allant des mesures 59 à 72 est une transition construite sur la cellule A2. Le
second thème de l’exposition débute à la mesure 73.

Construction du thème 2 :

Le second thème a la particularité d’être constitué par deux phrases contrastantes par
leur rythme, leur caractère et leur ornementation (les trilles de la seconde) mais construites sur
les mêmes intervalles. L’analyse montre une parenté étroite entre les deux phrases,
indirectement perceptible à l’audition car l’écriture indique deux interprétations totalement
opposées. La grande liaison sous la première phrase et le rythme souple amènent à jouer cette
phrase legato et cantabile. Les trilles et les rythmes syncopés qui accompagnent la deuxième
phrase requièrent un jeu plus vif dans l’attaque.

Thème 2 mesures 73 à 83 :

répétition transposée à la tierce mineure supérieure :

150
modification du début de la deuxième phrase produite par la transposition :

Cette modification engendrera la partie de transition, des mesures 84 à 115 qui conduit
au développement en faisant entendre à nouveau plusieurs éléments thématiques issus des
quatre thèmes déjà exposés. Dans cette partie de transition, Scriabine initie déjà un travail de
superposition des éléments thématiques tout en structurant l’écriture par les procédés déjà
étudiés de juxtaposition de deux éléments.

Analyse des mesures 84 à 99 :

151
Rappel du thème 2 mesures 100 à 102 :

Mesures 103 à 114, reprise des mesures 84 à 92 :

2. Quelques procédés de développement thématique

La particularité formelle de la Dixième sonate est de posséder un double


développement. Le premier développement intervient à sa place habituelle après l’exposition,
des mesures 116 à 223. Les mesures 294 à 347 après la réexposition forment un second
développement dans un tempo plus rapide (Più vivo mesure 306 puis Presto).

Le premier développement peut être lui – même divisé en deux parties débutant
chacune par les thèmes A et B puis par le premier thème pour la première partie et par le
second thème pour la deuxième partie :

152
DEVELOPPEMENT PREMIERE PARTIE 68 mesures
Thème A Thème B Thème A Thème B Transition Thème 1
1c
116 – 123 124 - 131 132 - 139 140 - 143 144 - 157
8 8 8 4 14 26

DEVELOPPEMENT DEUXIEME PARTIE 40 mesures


Thème A Thème B + Thème 2 Motif trille C
A2
184 – 191 192 – 211 212 - 220 222 - 223
8 20 10 2

Le deuxième développement débute mesure 294 par la superposition du thème B et de


A2. Les mesures 306 à 347 font réentendre les principaux thèmes et éléments thématiques de
la sonate dans un tempo più vivo puis presto.

Deuxième développement 54 mesures

Thème B + A2 Thème 2 A1,2,3


294 - 305 306 – 347
16 42

La sonate écrite dans un langage qui, sans renoncer à s’organiser autour de polarités
fortes1, se tient hors du champ des attractivités tonales, exclut un développement dont les
moteurs seraient la modulation et la notion de progression au sens de direction harmonique
forte.2 Le développement est essentiellement thématique et la notion de progression se situe
sur le plan de la transformation thématique dont les paramètres rythmiques et dynamiques
sont primordiaux. Le développement principal est le lieu d’exploitation de procédés d’écriture
courants dans les sonates de Scriabine tels que l’éclatement et la superposition d’éléments
thématiques, leur répétition, leur juxtaposition et leur transposition en « cascade », auxquels
s’ajoutent un travail de contrepoint et la répartition d’éléments thématiques sur différents
plans sonores. L’analyse formelle, à travers la symétrie d’un schéma qui montre le retour de
chaque thème dans un ordre bien précis et cohérent, ne rend pas compte des différences
subtiles de traitement du matériau thématique dans le développement. Si toute la pièce obéit à
une logique de structure par carrures de quatre mesures, cette symétrie révélée facilement par

1
Voir l’analyse harmonique qui suit.
2
Arnold Schoenberg, Structural functions of harmony, éd. Leonard Stein, Faber and Faber, Londres, Boston,
1954.

153
l’analyse est cependant masquée à l’audition de l’œuvre par le travail du compositeur qui en
perturbe la logique par des procédés que je qualifie, en reprenant l’expression de Pierre
Boulez particulièrement appropriée ici, de procédés de recouvrement thématique1. A
l’extrême clarté des huit mesures d’un thème auxquelles succèdent huit mesures d’un autre
thème s’ajoute, en dehors de tout respect de la logique des carrures, une ligne qui subit ses
propres métamorphoses et développements. L’étude de ces procédés tient une part importante
dans le cadre d’une analyse qui a pour objectif d’entretenir un lien étroit avec l’exécution
musicale et de fournir des éléments pour une interprétation de la pièce analysée. Relever ces
quelques procédés a une incidence directe sur l’interprétation. Lorsqu’une ligne évolue
indépendamment des délimitations par carrures, suivre son développement implique
l’exigence d’une attention portée à la conduite des voix, c’est-à-dire au phrasé et à la
continuité par delà les changements de registre, de plan sonore ou de placement dans la
polyphonie. Trois procédés de développement à l’œuvre dans cette sonate vont être analysés.

a. Procédés de développement par recouvrement

Le développement débute mesure 115 avec le thème A joué directement sous sa


deuxième forme avec ajout des cellules A4 et A5.

Thème A mesures 115 à 119 :

Comme dans l’introduction, le thème A est aussitôt répété avec une légère
modification mesure 122. Les cellules A3 et A5 sont remplacées par un nouveau motif sur
l’intervalle d’un demi-ton indiqué par la lettre Y. Le motif Y a pour double origine le motif C

1
Pierre Boulez, Stravinsky demeure, op. cit. Un tel procédé a déjà été relevé pour qualifier l’émergence du
thème B dans l’introduction.
154
trillé et le premier intervalle du thème 1 isolé (1/2 ton descendant). C’est un motif réduit au
plus petit matériau possible, formé de seulement deux notes, ce qui permet à Scriabine de le
superposer à tous les autres éléments thématiques et de le transformer jusqu’à le faire émerger
en voix principale, mesure 128, avant son effacement progressif qui conduit au motif de
second plan A4 mesure 132.

Ce motif se métamorphose deux fois au cours des mesures suivantes.1 Il forme une
ligne nouvelle ajoutée au thème B, qui émerge peu à peu comme voix principale en se
retransformant en trille, puis repasse à un plan secondaire par octaviation, ce que confirme
aussi le changement de nuance de forte à mezzo-forte. Le rythme du motif Y des mesures 122
à 127 est ternaire, il se superpose au thème B binaire (en double croches). Le molto
accelerando mesure 127 lorsqu’il est correctement réalisé permet la transformation presque
imperceptible de Y en trille.

Transformation du motif Y. Mesures 122 à 132 :

1
Herbert Wise considère ici deux motifs distincts, Herbert Wise op. cit. p. 274. J’ai opté pour l’analyse d’un
motif unique en transformation pour souligner la continuité et la progression du développement.
155
156
Mesures 122 – 132 :

Le même procédé est répété quelques mesures plus loin sans changement d’octave. Le
motif Y est un élément souple et transformable qui rend possible toutes les transitions d’un
élément thématique à l’autre. La transition est naturelle avec les mesures 148 à 153 où la
cellule A2 est superposée au motif Y.

Mesures 148 à 153 :

157
Le motif Y permet aussi la transition avec le thème 1 d’autant plus facilement qu’il est
issu de ce thème.

Transition avec le thème 1 :

b. Développement par éclatement thématique, juxtaposition et


superposition.

Certains éléments thématiques reviennent dans le développement mais éclatés sur


plusieurs registres comme les cellules A3 et A5 aux mesures 154 et 156 ou aux mesures 214
et 215. Cet éclatement provoque un geste pianistique spécial qui oblige à un croisement
rapide des mains. Le changement rapide de registre ne constitue pas à proprement parler un
développement mais une variation, et par la nuance indiquée et la puissance sonore permise
par l’écriture, un premier apogée dans la sonate atteint avec le thème A, thème initialement
joué dans la nuance « très doux et très pur ».

Mesures 154 - 155

Un autre procédé d’éclatement se trouve dans le deuxième développement, à partir de


la cellule A2 aux mesures 320, 324, 326. L’éclatement est double, à la fois sur le plan
mélodique et rythmique. Les intervalles de la cellule A2 sont permutés et le rythme régulier
en triolet devient un rythme heurté.
158
Mesures 320 – 321 :

Scriabine superpose habituellement dans les développements des sonates plusieurs


éléments thématiques. Le thème 1 mesure 158 revient modifié par la superposition de la
cellule A1. Il faut rappeler que la première présentation du thème A dans l’introduction était
écrite dans un tempo moderato différent du tempo Allegro du premier thème. La
superposition de la cellule A1 au thème 1 modifie ce thème sur le plan du tempo et du
caractère. Scriabine écrit poco rit. au –dessus du motif A1. La cellule A1 altère le thème 1 en
y introduisant de la flexibilité. Par le procédé de superposition mesures 158 à 171, puis de
juxtaposition mesures 172 à 183, Scriabine substitue au caractère initial du thème 1 un
alanguissement progressif qui conduit par glissement vers la deuxième partie du
développement mesure 184 où est rejoué le thème A en entier. Il ménage ainsi un véritable
effet de retour pour la réexposition mesure 224 lorsque le thème 1 sera réentendu dans sa
version initiale. A l’inverse le second thème est renforcé dans le développement jusqu’à
constituer le climax sonore de la sonate.

Mesures 157 à 161, superposition du thème 1 et de la cellule A1 :

159
Juxtaposition A1 / T1 mesures 172 à 179 :

Dans la seconde partie du développement le thème B mêlé à la cellule A2 conduit des


mesures 192 à 211 en un long crescendo vers le deuxième thème. La superposition de A2 au
thème B était déjà présente dans l’introduction, mais Scriabine amplifie le procédé dans le
développement en jouant sur les différences de registre, en l’écrivant à une voix tantôt
supérieure, tantôt inférieure à celle du thème.

Mesures 192 à 211 :

160
Complexité rythmique dans le développement

Le second développement est entièrement construit sur la juxtaposition de cellules


thématiques réduites à leur plus brève expression. Relever les procédés dans leur intégralité
mènerait à recopier la partition entière. Le principe du second développement est l’altération
rythmique des éléments thématiques, par la modification des valeurs et par la vitesse. Les
éléments sont juxtaposés en accéléré jusqu’à les rendre méconnaissables. Seule l’analyse des
contours mélodiques et de leurs intervalles permet de faire le lien entre les fusées en
quadruples croches et leur origine dans le thème 2.

Deuxième développement, mesures 306 à 309.

Scriabine se livre dans la dixième sonate à un travail de superpositions de strates


rythmiques qui aboutissent à une polyrythmie complexe dans au moins deux passages du
développement. Les mesures 124 à 127 et leur pendant mesures 140 à 143 font cohabiter deux
systèmes, l’un ternaire, l’autre binaire (la mesure est à 9/16 sauf pour la portée centrale à 3/8
avec une subdivision en deux doubles croches) auxquels s’ajoute le rythme irrégulier de la
basse parfois à contretemps, parfois sur les temps. La superposition de rythmes ternaires à des
rythmes binaires est complexifiée par l’ajout d’un accompagnement en quintolet aux mesures
176 et suivantes.

Mesures 140 à 143 :

161
Mesures 176 – 179 :

3. analyse et réduction harmonique

Scriabine dans la Dixième sonate s’éloigne du langage harmonique des sonates


antérieures. L’harmonie des sonates précédentes était constituée essentiellement par des
accords fondés par des superpositions de quartes et sur l’accord prométhéen. Dans la Dixième
sonate les accords sont formés majoritairement par des superpositions de tierces. L’analyse de
Herbert Wise,1 en appliquant la set-theory aux dernières sonates de Scriabine, montre la
prédominance des relations de tierces mineures et majeures dans l’harmonie de la Dixième
sonate (pitch-class 3 et 4).

Harmoniquement les mouvements fondamentaux des accords les plus tendus et aussi
de la macro-structure sont basés sur les intervalles de tierce mineure et de tierce
majeure (ics 3and 4). Ainsi, bien que la technique de Scriabine (Scriabin’s pcset
technique) reste similaire à celle des sonates précédentes, certains aspects de son
style d’écriture sont uniques dans cette œuvre.

Les accords par superpositions de tierces sont formés d’au moins quatre ou cinq sons.
Ce sont des accords de septième ou de neuvième, considérés comme consonance, c’est-à-dire
sans obligation de résolution. Les accords de trois sons sont rares sauf dans les premières
mesures de la sonate.

1
Herbert Harold Wise, The relationship of pitch sets to formal structure in the last six piano sonatas of
Scriabin. Doctorat de philosophie dirigé par Dr. Robert Gauldin, University of Rochester, New York, 1987.
Analyse des dernières sonates de Scriabine inspirée par la set-theory. Analyse de la Dixième sonate, chapitre 7,
pp. 238-290. L’analyse de Wise montre que la dernière sonate, contrairement aux précédentes, est largement
basée sur les pitch-class 3 et 4, ce qui correspond aux intervalles de tierces mineures et majeures.
« Harmonically root movements of the mostly-tension chords and also the macro-formed tonal structure are
based on ics 3 and 4. Thus, while Scriabin’s pcset techniques remains similar to those in the earlier sonatas, there
are aspects of his compositional style which are unique to this work.” p. 238.

162
a. Introduction :

La stabilité harmonique de l’introduction est assurée par la double pédale mi bémol /


la bémol de la mesure 8 à 28. L’accord de quarte et sixte non conclusif par lequel s’achève le
thème A mesure 8 est un accord de transition sur lequel le thème B (mesure 9) se déploie
chromatiquement sur la pédale Mi b/Lab. En prenant pour principe un étagement par tierces
sur la basse fondamentale, l’accord du thème B forme une neuvième majeure sur La bémol
aussitôt transformée en un accord de neuvième mineure par la conduite des voix. Le
mouvement chromatique des voix conduit à un accord de neuvième dont Ré bémol serait la
fondamentale mesure 28.

Introduction, mesures 1 à 38 :

Le dernier accord de l’introduction, introduit par le motif C (trilles) sert d’harmonie de


transition avec le premier thème de l’allegro. C’est un accord de neuvième majeure renversé
dont la fondamentale est Fa. Cet accord sous la forme de deuxième renversement est l’accord
sur lequel débute l’exposition de la sonate. Cet accord est une polarité essentielle à l’échelle
de l’œuvre.

b. Exposition

Le premier thème est harmonisé par des accords de septième dont les basses
fondamentales sont Fa, Ré b et La (mesures 39 à 52), les accords peuvent être majeurs ou
mineurs. (ré mineur mesures 40 et 42, Ré Majeur mesure 43). Les mouvements de basse
fondamentale sont des intervalles de tierces majeures. Cet intervalle représente
fonctionnellement une progression faible,1 la perception d’une alternance entre deux accords

1
Nicolas Meeus, Note sur les vecteurs harmoniques, Musurgia, 2003. Dans cet article Nicolas Meeus présente
rapidement sa théorie des vecteurs harmoniques. Les enchaînements d’accords fonctionnels tonalement (par
exemple de quinte descendante ) sont qualifiés de progression forte ou ascendante (terminologie d’Arnold
163
principaux prédomine. Les mesures 43 et 44 sont une transposition à la tierce majeure
inférieure des mesures 39/40. Le langage harmonique dans les dernières sonates abolit la
notion de progression et de fonctionnalité des accords. L’enchaînement d’un accord à l’autre
se fait par chromatisme et notes communes. L’octave Fa/Fa est divisée en trois intervalles de
tierces majeures. Cet intervalle était l’idée génératrice du premier thème de l’œuvre (A1).

Thème 1 mesures 39 à 52 :

Les enchaînements harmoniques de ce premier thème obéissent à une double


logique : la logique de la conduite des voix, les enchaînements harmoniques privilégiant les
glissements chromatiques et les enharmonies, et le rappel des tierces majeures de la première
partie de l’élément thématique A1 qui établit un principe structurel à la fois harmonique et
mélodique à l’ensemble de la sonate. L’étagement par tierces afin de définir une basse
fondamentale met en évidence la prépondérance des accords sous forme de deuxième
renversement.

Schoenberg) ou de vecteur dominant (Nicolas Meeus) ; les enchaînement non fonctionnels sont des progressions
descendantes (Schoenberg) ou vecteurs sous-dominants (Meeus).

164
Enchaînement harmonique thème 1, mouvement des voix :

La mesure 53 constitue une rupture dans ce qui constituait jusqu’alors un ensemble


cohérent harmoniquement. Par l’accord de Mi Majeur qui soutient le motif de trilles mesures
52 et 53 Scriabine prépare la transition vers le second thème. Les mesures 55 et 56 sont une
transposition au demi-ton inférieur des mesures 39 et 40. Les mesures 58 à 72 harmonisés par
l’oscillation de deux accords à distance de triton (sur mi b et la) sont une transition vers le
deuxième thème.

Thème 1, suite mesures 52 à 57 et transition vers le deuxième thème, mesures 58


à 71 :

Le deuxième thème est constitué par trois phrases de chacune quatre mesures. Pour
respecter la cohérence du texte l’analyse prend en compte les deux mesures préparatoires qui
font entendre le motif des trilles1 mesures 71 et 72 et reviennent aux mesures 76 puis 80. Les
deuxième et troisième phrases sont identiques, elles sont une transposition de la première
phrase. Débutant sur un accord de septième sur La, le second thème s’achève sur un accord de
Mi bémol qui assure la transition avec la section suivante. Dans cette section aussi les
relations de tierce et de triton sont prédominantes.

1
Herbert Wise considère ces deux mesures comme une anacrouse au thème 2, op. cit. p. 259.
165
Thème 2, mesures 71 à 81 :

Fin de l’exposition. Mesures 84 à 115.

Cette section est construite sur quatre harmonies. Le premier accord de septième sur
Mi bémol est un accord de transition entre la fin du second thème et la partie de transition qui
débute mesure 84. Ce même accord revient mesure 96 avant le retour bref sur quatre mesures
du second thème. Les trois autres accords sont un accord de 11ème sur Do, soit un accord de
type prométhéen et un accord qui forme sa broderie. Deux systèmes harmoniques cohabitent
dans cette section. Un accord classé de 11ème dont la fondamentale Do se situe sur un degré
fort par rapport à la polarité générale de la sonate sur Fa et un accord en quartes, signature de
l’harmonie de Scriabine, qui appartient à un autre système. L’articulation entre les deux se fait
par la conduite des voix. L’accord prométhéen peut être aussi considéré comme un accord de
13ème altéré et renversé dont la fondamentale serait La. Cette section de transition fait
réentendre le second thème, mesures 100 à 104. Les mesures 105 à 115 sont une répétition
des mesures 84 à 92. Scriabine modifie uniquement le registre du motif A1 mesure 109 en
l’octaviant.1

1
Manfred Kelkel, op. cit. p. 286 situe le développement à cet endroit, mesure 109, pour justifier ses schémas de
symétrie formelle. L’unique justification de ce découpage maladroit intervient à posteriori par l’élision des six
mesures suivantes lors de la ré-exposition. Les mesures 109 et 110 sont l’exacte réplique des mesures 90 et 91,
seuls sont inversés les registres de l’alto et du soprano, elles appartiennent donc pleinement à la section de
transition et l’équilibrent. Le développement débute à la mesure 115 avec le retour du thème A.
166
Rappel du thème 2 :

Mesures 103 à 114, répétition des mesures 84 à 95 :

c. développement

Le développement est divisé en deux parties commençant toutes deux par le rappel,
dans l’ordre, des thèmes A et B. La première partie fait entendre le thème A puis B et le
premier thème de l’Allegro. La seconde partie reprend le thème A puis B et développe, dans
ce qui constitue le climax de l’œuvre, le second thème.1

1
Herbert Wise analyse le développement en quatre parties. op. cit. pp. 238-290.
167
Forme du développement :

Développement 1ère partie Développement 2nde partie

A+B 1er Thème A+B 2nd thème

Développement 1ère partie. Mesures 116 à 183.

Harmoniquement les mesures 120 à 124 sont une réplique des mesures 116 à 118,
elles apparaissent dans le graphique par le symbole de répétition.

Le thème A est écrit une seconde majeure descendante par rapport à l’introduction.
Comme dans l’introduction le thème B (mesure 124) est harmonisé par un accord renversé
avec Fa# pour fondamentale.

Les thèmes A et B sont rejoués transposés une tierce majeure plus haute (un ton plus
haut par rapport à l’introduction). Les basses fondamentales à partir de la mesure 144
(transition sur A2 et C) oscillent sur un intervalle de quarte augmentée (Ré- La bémol) qui
correspond au mouvement harmonique des mesures correspondantes dans l’exposition
(mesures 59 et suivantes). Dans l’exposition, cette section assurait la transition entre le
premier et le second thème, ici dans le développement, elle conduit au premier thème
(mesures 144 à 158).

168
Le premier thème développé à partir de la mesure 158, outre les modifications qui ont
été montrées dans la partie sur le développement thématique, est transposé une tierce mineure
supérieure par rapport à l’exposition, sur Ré. Les relations de tierces majeures des
mouvements de basse fondamentale sont conservées.

Herbert Wise compare les progressions harmoniques entre le premier thème tel qu’il
apparaît dans l’exposition et tel qu’il est ensuite développé à partir de la mesure 158. Les
trajectoires harmoniques centrées sur l’intervalle de tierce majeure sont exactement les
mêmes. La progression par glissement chromatique est allongée de six mesures dans le
développement. (La b – Sol – Sol b – Fa)1

1
Herbert Wise, op. cit. “The ic-4 relationship of chordal roots in subsection 2 is extended beyond that of theme 1
in the exposition. As shown in figure 7-17, the chordal roots of meas. 39-58 reccur at the T3 relationship in
meas. 158-178. In meas. 179- 183, the descending pitch interval 4, transposed by descending ic 1, continues.”
p. 276.
169
Herbert Wise, schéma de comparaison des progressions harmoniques du thème 1 dans
le développement et dans l’exposition1 :

Développement 2ème partie mesures 184 à 223 :

La deuxième partie du développement débute à nouveau avec le thème A dans le


registre grave répété deux fois, d’abord dans sa transposition un ton inférieur par rapport à
l’introduction puis un ton supérieur, soit le miroir de la première partie du développement.
Les variations proviennent du changement d’octave, registre grave et de la nuance ppp, « en
s’éteignant peu à peu », qui contraste avec le grand crescendo des quatre pages suivantes. Les
variations sont aussi d’ordre harmonique. Scriabine ne termine pas les quatre mesures du
thème A par l’accord de quarte et sixte mais le « résout » sur un intervalle de triton mesure

187 (fa –si) et sur un accord mesure 191.

Le thème B est harmonisé sur une longue pédale de La bémol, comme lors de
l’introduction mais cette fois – ci en position fondamentale avec La bémol à la basse.

1
Ibid., Reproduction du schéma 7-17 p. 277.
170
Le second thème est développé à partir de la mesure 212. Cette section de
développement constitue le climax de la pièce. Le thème est par rapport à l’exposition
transposé au demi-ton inférieur. L’harmonisation est semblable à celle de l’exposition, les
relations entre les accords sont les mêmes. L’harmonie est plus riche dans cette section de
développement grâce à l’ajout des trémolos d’accords comportant jusqu’à neuf notes.
L’accord de la mesure 213 peut aussi être entendu comme une superposition de quartes. La
section se termine sur un accord renversé de Fa. Cet accord, le moment le plus fort de la
sonate, prépare, comme à la fin de l’introduction, le thème 1.

d. Réexposition

Le thème 1 est réexposé à partir de la mesure 224 sans modification par rapport à
l’exposition. Les mesures 224 à 236 correspondent exactement aux mesures 39 à 52 de
l’exposition. On y retrouve les mêmes relations de tierces majeures dans les basses
fondamentales. La mesure 236 marque un changement par rapport à l’exposition, l’harmonie
reste sur un accord de neuvième avec Ré bémol pour basse fondamentale. Le glissement au
demi-ton plus bas intervient plus tard, à la mesure 241. Il prépare la section de transition entre
le premier et le second thème.

171
La section de transition des mesures 244 à 258 sur le motif C et la cellule A2 est
harmonisée comme dans l’exposition par deux accords à distance de triton (fa-si )

Transition vers le 2nd thème. Mesures 146 à 260 :

Le deuxième thème débute sur un accord de Fa. Comme dans l’exposition, la


deuxième et la troisième phrase sont une transposition une tierce mineure plus haute de la
première. La polarité essentielle de la réexposition du second thème, comme dans la partie
immédiatement précédente de transition, s’articule autour de l’intervalle de triton fa – si.

2ème thème mesure 260

172
La partie de clôture de l’exposition revient dans la réexposition, tronquée de sept
mesures. La forme est équivalente à celle de l’exposition avec un rappel du thème 2 mesures
287 – 288. L’accord de la mesure 273 est un accord de type prométhéen. Cette section est
construite autour de la relation de triton fa – si et de tierce mineure fa – la bémol.

Transition vers le nouveau développement :

e. Deuxième développement

Le deuxième développement à partir de la mesure 294 est construit en trois sections.


La première, parallèlement aux mesures 192 – 211 (développement central, partie 2), est
basée sur la superposition de la cellule thématique A2 et du thème B. Les deux sections
suivantes jouées dans un tempo plus vif reprennent le thème 2 puis des éléments modifiés du
173
thème A. Section 2 : mesures 306 – 321, Section 3 : mesures 322 – 347. Harmoniquement les
progressions de basses fondamentales par intervalle de triton autour de Fa - Si sont
prédominantes avec l’intervalle de tierce mineure Fa – La bémol.

Nouveau développement, section 1, (B/A2). Mesures 294 – 305.

Section 2 et 3. Più vivo, Presto. Mesures 306 – 347.

f. Coda

Les dernières mesures de la sonate, moderato, sont le lieu, comme le plus souvent
dans les sonates de Scriabine, du rappel des premières mesures de l’œuvre. Une transposition
par glissement chromatique descendant de la cellule A2 ramène le thème A mesure 360. La
coda est entièrement écrite sur une double pédale Fa / Do à la basse que je considère par
cohérence avec le reste de l’analyse comme un accord sur Fa. Les deux notes Mi bémol et Do

174
mesures 360 et 361 sont analysées comme appartenant déjà la résonance de l’accord de Fa
bien que la note fondamentale arrive plus tard.1

Coda mesures 348 – 366

4. Forme

La réduction harmonique montre un langage élaboré autour d’accords constitués au


minimum de quatre ou cinq sons étagés par tierces et traités comme consonances, c’est-à-dire
sans obligation de résolution ou de préparation. Les relations harmoniques à l’intérieur des
sections sont le résultat de la conduite des voix d’aspect essentiellement chromatique. La
conduite des voix et les renversements des accords (souvent second renversement) masquent
des relations de basse fondamentale très précises, imperceptibles à l’audition de l’œuvre, qui
assurent la cohérence de la trajectoire harmonique. La forme – sonate de type premier
mouvement est parfaitement respectée dans son organisation thématique. Nicolas Meeus
rappelle que la caractéristique de la forme-sonate est d’être à la fois une structure tonale et
thématique :

Peu importe de décider si la forme – sonate est un plan tonal ou un plan


(bi) thématique : ce qui la caractérise c’est que les grandes articulations de sa
structure sont marquées à la fois par la tonalité et par la thématique. 2

Il est impossible à l’écoute de percevoir les relations structurelles harmoniques dans la


Dixième sonate de Scriabine, car ces relations sont loin d’être aussi évidentes que pour une
œuvre tonale. La forme – sonate classique est fondée sur une tension harmonique par
l’introduction d’un second thème, le plus souvent dans la tonalité de la dominante. Cette
tension générée par la modulation est amplifiée dans le développement puis neutralisée dans
la réexposition par le retour à la tonalité initiale, soit par un mouvement de quinte
descendante, donc une progression forte. La Dixième sonate de Scriabine se tient hors du
champ des relations tonales, ce qui pose la question de la structure sur le plan des

1
Concernant le déploiement des harmonies, voir le chapitre sur la technique pianistique partie 3.
2
Nicolas Meeùs, De la forme musicale et de sa segmentation, Musurgia, Vol. 1, No. 1, Radiographie de la
forme: la segmentation (1994), pp. 7-23 éd. ESKA. 1994. p.15.
175
progressions harmoniques. La forme sonate est – elle uniquement une structure de
développement d’un matériau thématique ou y a –t-il une organisation harmonique
structurante forte sous-jacente ?

Les relations harmoniques à l’intérieur des sections sont la conséquence des


mouvements des voix, mais l’analyse des mouvements de basse fondamentale montre aussi
un principe d’organisation autour d’intervalles précis. Dans la Dixième sonate, ces intervalles
fondamentaux sont les tierces majeures et mineures et l’intervalle de triton. Chaque section
est construite autour de l’une ou l’autre de ces relations sur le plan de l’harmonie. Ces
relations ne sont pas fonctionnelles sur le plan de l’harmonie tonale, il est impossible
d’analyser l’œuvre à partir d’une tonalité définie. Nous avons réalisé un second niveau de
réduction harmonique à l’échelle de la sonate entière où ces relations sont notées. Des
« centres sonores »1 ou des polarités fortes sont mis à jour. Les deux thèmes principaux sont
structurés par des progressions de basses fondamentales différentes, le premier thème par des
relations de tierces majeures, le second thème par un intervalle de triton, tout comme la
transition (deux tierces mineures). La réduction harmonique réalisée est inspirée par la
méthode d’analyse schenkerienne. Cette méthode qui permet de mettre à jour les relations
tonales à l’échelle de la grande forme est destinée à l’analyse d’œuvres tonales. Nous avons
appliqué le principe de réduction à plusieurs niveaux pour déterminer si une organisation à
l’échelle de la forme peut être mise à jour dans une œuvre n’appartenant pas pleinement, au
sens strict du terme, au langage tonal. Le musicologue Olli Väisälä s’est penché sur l’intérêt
de l’analyse schenkerienne appliquée au répertoire post-tonal :

La manière dont les analyses éclairent la musique est largement similaire à celle des
analyses schenkeriennes conventionnelles. Les prolongations sont capables de
révéler des aspects de « cohérence organique » d’une manière non atteinte par
d’autres méthodes. Cependant la révélation des structures n’est pas une fin en soi.
De telles structures servent aussi d’encadrement de référence pour des
considérations sur d’autres aspects variés, y compris des clés centrales pour
l’expression musicale.2

1
Terminologie de Wychnegradsky.
2
Olli Väisälä, Prolongation in Early Post-Tonal Music : Analytical Examples and Theoretical Principles,
Department of Composition and Music Theory, Studia Musica 23, 2004. “The way in which the present analyses
illuminate music is largely similar to that of conventional Schenkerian analyses. The prolongational approach is
able to reveal aspects of “organic coherence” in a way not attainable by other methods. However, the revelation
of prolongational structures is not only an end-in-itself. Such structures also serve as frames of reference for
considerations on various other aspects, including central issues of musical expression”. p. 103.
176
Introduction et exposition :

Développement :

Réexposition :

Nouveau développement et coda :

Ce niveau de réduction met en évidence une polarité essentielle sur Fa à l’échelle de


la sonate entière. La comparaison de l’exposition et de la réexposition montre un changement
de polarité dans l’exposition au moment du second thème vers l’intervalle de triton La – Mi
bémol. Dans la réexposition la polarité reste Fa. Le développement fait réentendre différentes
transpositions des thèmes, par exemple le thème A, un demi-ton inférieur puis supérieur à sa
première apparition dans l’introduction. La trajectoire des polarités s’articule entre une zone
de mouvement dans l’exposition puis le développement et une zone de stabilité dans la
réexposition, le nouveau développement et la coda. L’analyse des mouvements de basses
fondamentales montre une organisation proche de celle des sonates tonales construites autour
de la trajectoire tension/détente (dominante/tonique).

177
Cette trajectoire, bien présente dans la dernière sonate de Scriabine, est pourtant différente
d’une œuvre tonale. La notion de tension / détente qui décrit une réalité fondamentale des
œuvres tonales est absente dans la sonate de Scriabine. Les analyses de Nicolas Meeus
montrent que les vecteurs dominants (ou progressions fortes) représentent 70 à 80 % du total
des mouvements de basses fondamentales dans le répertoire tonal.1 Ces mouvements sont
presque totalement absents dans la Dixième sonate, contrairement à la Cinquième sonate,
presque exclusivement construite harmoniquement sur des mouvements de quintes, bien que
difficilement perceptibles à l’audition.

1
Nicolas Meeus, op. cit. p. 14.
178
CHAPITRE IV. FORMES – SONATE. SYNTHESE

1. Analyse formelle

Les six dernières sonates en un mouvement reprennent toutes la forme de l’allegro de


sonate avec exposition, développement et réexposition. Néanmoins Scriabine n’a pas conçu
une forme fixe qu’il réplique à chaque œuvre, leur organisation diffère légèrement de l’une à
l’autre. La présence ou l’absence d’une introduction, d’un second développement après la
réexposition et la nature même du développement en un seul bloc ou en deux parties
constituent des différences importantes.

a. Sonate n° 5 opus 53

Scriabine connaissait la forme-sonate conçue par Liszt, combinaison de l’allegro de


sonate et des quatre mouvements de sonate habituels. Il est possible de voir dans les sonates
en un seul mouvement de Scriabine la persistance des mouvements contrastés que proposait la
forme en plusieurs mouvements. Une telle analyse, suggérée par Bruno Gousset1, a l’intérêt et
le mérite de prendre en compte et d’expliquer les changements brusques de tempi et de
caractère fréquents dans les sonates. Bruno Gousset analyse donc la cinquième sonate en
superposant les deux schémas, plan sonate de type allegro de sonate et forme en plusieurs
mouvements. Je superpose l’analyse formelle faite précédemment (ligne du haut) à celle
proposée par Bruno Gousset :

Intro Expo 2ème thème Dév. Développement Réexpo. Coda


1er thème 1ère 2ème partie
partie
INTRO ALLEGRO MOUVEMENT Mes : 251/262 SCHERZO ALLEGRO
LENT (t. du prologue en scherz
o)
Mes : 263/299 TRIO
Mes : 300/313 SCHERZO

1
Bruno Gousset, compositeur et pianiste, m’a fait part de cette analyse.
179
b. Sonate n°6 opus 62

Pour la Sixième sonate, Scriabine abandonne l’introduction lente et débute directement


avec l’exposition du premier thème. Ce premier thème doit être considéré comme un premier
groupe thématique constitué de deux entités contrastantes (notées T1A et T1B sur la
partition). Les éléments encadrés seront exploités séparément dans le développement. Cette
technique de dislocation d’un thème en plusieurs fragments thématiques deviendra plus
importante encore dans les Sixième et Dixième sonates.

mesures 1 - 4 :

mesures 11/12 :

Le premier groupe thématique est aussitôt répété (mesures 15 à 38). Le second thème
ressemble fortement au thème 1 B, il est exposé des mesures 39 à 81 :

Des motifs de fusées servent de transition vers le troisième élément thématique exposé
mesure 92 :

180
Le développement peut être analysé en trois parties. Les mesures 125 à 157
développent par juxtaposition des éléments du thème 1, le motif de fusées et des éléments du
second thème. A partir de la mesure 158 le second thème est largement développé en
crescendo. Le troisième moment du développement (mesure 180) constitue un premier apogée
de l’œuvre avec le développement du thème 1 B. La réexposition reprend les thèmes dans
l’ordre de l’exposition intégralement transposés un ton plus bas. Le travail de développement
continue dans la réexposition, notamment pour le second thème à partir de la mesure 244. La
coda débute mesure 306.

Schéma formel sonate n°6 opus 62 :

EXPOSITION
1er thème 2ème Transition 3ème thème
thème (fusées)
1 39 82 92

DEVELOPPEMENT REEXPOSITION transition CODA


T1 / T2 / fusées T2 T1 Thème 1 T2 fusées T3
124 158 180 207 244 268 278 306

c. Sonate n°7 opus 64

La Septième sonate débute, comme la Sixième, directement par l’exposition. La


différence formelle majeure consiste en un nouveau développement ajouté après la
réexposition. Le travail de développement dans cette sonate comme dans la sonate précédente
juxtapose de manière resserrée les deux thèmes principaux, à l’inverse de la Cinquième sonate
dont le développement en deux parties faisait entendre les thèmes l’un après l’autre.

L’exposition débute par la présentation du premier thème, des mesures 1 à 16. Les
quatre premières mesures présentent la totalité du matériau thématique. Les éléments entourés
seront ensuite développés isolément dans le développement, et, caractéristique de Scriabine,
dès l’exposition, par exemple dans le pont entre les deux principaux thèmes mesures 24 – 25.
181
L’harmonie qui soutient ce premier thème est un accord de type prométhéen :

Le pont qui suit, des mesures 17 à 28 présente un nouveau motif et développe déjà des
éléments du premier thème. Le travail de développement présent dès l’exposition et déjà dans
l’élaboration de certains thèmes1 conduit Manfred Kelkel à interroger la pertinence des
appellations d’exposition, développement et réexposition pour les sonates de Scriabine :

Le processus de métamorphose thématique qui remplace chez Scriabine le


développement peut commencer avant la section portant ce nom, c’est-à-dire
pendant l’exposition, ou commencer même pendant l’introduction avant que le
thème complet ait été exposé, par une sorte de « dévoilement progressif. On sent une
certaine gêne à employer des termes consacrés comme « exposition » ou
« développement » au sens très précis. 2

1
Voir infra l’analyse thématique du premier thème de la dixième sonate.
2
Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, op. cit. livre 3 p. 158.
182
Pont mesures 17 – 28, les éléments issus du premier thème sont entourés :

Le second thème est exposé des mesures 29 à 46 avec une interruption mesures 36 –
38 par des éléments du premier thème :

La section qui s’étend des mesures 47 à 77 forme une section de transition vers le
développement. Elle présente des éléments nouveaux, gestes pianistiques, presque « a-
thématiques »1. Wise considère que le développement débute à partir de la mesure 60.2 Je
considère cette section comme une transition qui continue l’exposition, les éléments seront
développés (mesures 119 et suivante) puis réexposés (mesures 216 – 236). Le développement
débute à partir de la mesure 77.

1
Herbert Harold Wise, op. cit. “non-thematic, punctuating gesture” p. 58.
2
Ibidem, p. 58.
183
Le développement est en une seule partie, les deux thèmes principaux sont juxtaposés
et transposés. (Le premier thème une tierce majeure plus bas puis une tierce mineure, le
second thème un ton plus haut puis à la hauteur initiale). La réexposition mesure 169 reprend
les thèmes dans l’ordre de l’exposition. La particularité formelle de la sonate consiste en
l’ajout d’un nouveau développement à partir de la mesure 237.1 Ce nouveau développement
pourrait aussi être considéré comme une reprise de la réexposition. Les thèmes sont rejoués
dans l’ordre de l’exposition. L’intérêt de cette section est l’accélération progressive du tempo
« molto accel. » ; « presto » jusqu’à la coda mesure 313.

Schéma formel sonate n°7 opus 64.

EXPO. DEV. REEXPO. Nouveau CODA


T1 transition T2 T1 / T2 T1 Transition T2 Dév.
1 17 29 77 169 183 197 237 313

d. Sonate n°8 opus 66

La Huitième sonate est la sonate en un seul mouvement la plus longue, elle débute par une
section d’introduction, le développement en deux parties et la coda sont particulièrement
développés.

Wise voit six motifs principaux dans l’introduction repris ensuite dans l’exposition
pour la construction des thèmes principaux.2 Je reprends cette analyse en indiquant ces motifs
par des lettres.

Mesures 1 – 5 :

1
Wise analyse toute la fin de sonate à partir de la mesure 237 comme une grande section de coda. Manfred
Kelkel considère le début du nouveau développement à la mesure 245 ce qui lui permet d’obtenir le même
nombre de mesure pour l’exposition et la réexposition mais ne s’explique pas par la cohérence musicale puisque
le premier thème est rejoué mesure 237.
2
Herbert Wise, op. cit. p. 77.
184
mesures 19 – 20 – 21 :

Les motifs E et B issus de l’introduction sont repris pour l’élaboration du premier


thème, exposé des mesures 21 à 81 :

Les mesures 83 à 87 forment un pont vers le second thème. Le second thème est
exposé des mesures 88 à 118, il est introduit par le motif E de l’introduction et apparenté au
motif C :

185
2nd thème Mesures 88 – 92 :

La disproportion entre l’exposition du premier thème, 60 mesures et du second, 9


mesures est évidente. Les mesures suivantes forment une section dans laquelle des techniques
de développement des motifs de l’introduction sont déjà employées.

Le développement débute mesure 124. Il est en deux grandes parties, symétriques,


subdivisées elles-mêmes en quatre sections avec des tempi différents.1 Le second thème est
largement prépondérant dans le développement, ce qui le rééquilibre par rapport à la section
d’exposition.

Dév. Partie 1 Dév. Partie 2


T1 / T2 B / Tr. / A / T1 / T2 B / T2 Tr T2 A / éléments
T2 T2 éléments issus T1
issus T1
124 173 186 214 226 241 264 292
Meno Molto Presto Molto
Allegro vivo più Allegro Meno più Presto
vivo vivo
vivo
Agitato

La réexposition fait réentendre les thèmes dans l’ordre de l’exposition. Ils sont
transposés à la tierce majeure supérieure. La réexposition du second thème ne correspond pas
aux critères normaux d’une réexposition puisque Scriabine traite le second thème en imitation
sur plusieurs voix, utilisant en cela un procédé de développement.

La coda à partir de la mesure 429 reprend les principaux motifs de l’introduction dans
un tempo presto puis prestissimo.

1
Manfred Kelkel analyse ce développement en trois parties. 118 – 172 / 173 –240 / 241 320. Il obtient ainsi une
structure en miroir en comptant les nombres de mesures : 56 / 90 / 56. op. cit. livre 3 p. 148.
Il m’a paru important d’effectuer un découpage en fonction des thèmes développés. Cette division, perceptible à
l’audition de la pièce, fait apparaître non une symétrie du nombre, mais une symétrie interne dans le
développement, ou ce qu’il serait presque permis de considérer comme un double développement.
186
Sonate n°8 opus 66, Schéma formel :

intro Expo Dév. 1 Dév. 2 Réexpo. Coda


T1 T2 Tr. T1 T2 Tr.
1 21 88 97 124 226 319 386 394 429

e. Sonate n°9 opus 68

La Neuvième sonate est la plus courte, son plan formel est aussi le plus simple.
L’élément surprenant n’est pas directement lié à la forme telle qu’elle est écrite sur la
partition, forme la plus classique parmi les sonates de Scriabine, mais à la forme telle qu’elle
se dévoile lors de l’exécution. La réexposition réexpose bien les thèmes et dans leur ordre
d’apparition, mais dans un tempo allegro molto, plus de deux fois plus rapide que le tempo de
l’exposition, ce qui provoque un effet tout à fait inhabituel et même contradictoire avec la
notion de réexposition. La réexposition devient le prolongement du développement et la
conséquence logique de l’accélération progressive initiée par la répétition compulsive du
même motif.

L’exposition présente deux groupes thématiques. Le premier, comme dans les sonates
précédentes, est formé par plusieurs éléments thématiques contrastés. Le premier A est à deux
voix, la partie supérieure effectue un chromatisme descendant, la partie inférieure deux
intervalles de triton. La main gauche répond immédiatement par le même élément transposé.

Mesures 1 – 4 :

L’élément A perdure pendant l’introduction de B, dont la mélodie par chromatisme


ascendant est complémentaire de A. L’élément A est modifié et transposé parallèlement à B
de manière à ce que verticalement la rencontre de B et de la voix supérieure forme toujours un
intervalle de triton. Cet élément ne sera repris ni dans le développement ni réexposé.1
L’élément C est constitué par des notes répétées.

1
Herbert Wise, op. cit, p. 198 le considère comme appartenant à A. « Thématic materials 1A and 1A’ are highly
symetrical ». Ce qui est analysé comme 1A’ est l’élément B.
187
Mesures 5 – 10 :

Les mesures 23 à 33 forment un pont avant le second thème. Le motif de trille


reviendra dans la partie de transition avant le développement. Il est intéressant de remarquer
le travail rythmique. L’élément thématique A donnait la mesure par des croches régulières, B
divisait ces croches en rythme binaire, C par un rythme ternaire, le nouveau motif, introduit
dans le pont, divise encore en fraction plus petite (par des quadruples croches) l’unité de
croche (4/8).

Le second thème est en deux parties. Le rythme contraste avec le premier thème,
l’unité devient la noire et le rythme est en triolet de croches. La première partie est
essentiellement basée sur le chromatisme descendant à la main gauche auquel se superpose un
motif répété quatre fois sur un intervalle de seconde mineure. La seconde partie débute par le
même motif de seconde mineure agrandi à l’intervalle de quarte, le motif formé par deux
quartes consécutives sur l’ambitus d’une octave reviendra séparément dans le développement.

188
Mesures 35 – 44 :

Les mesures 60 à 68 reprennent le motif de trille et forment une transition vers le


développement. Le développement en une seule partie ( mesures 69 – 154) fait réentendre
tous les thèmes à l’exception de l’élément 1B. Il peut être divisé en cinq parties. L’analyse
formelle de Manfred Kelkel fonctionne particulièrement bien pour ce développement puisque
les cinq parties distinctes font effectivement apparaître une symétrie interne.1 L’élément
thématique 1C (notes répétée) est présent dans chacune des parties. Le développement est
construit en accélération progressive.

1A / 1C T2 / 1C 1A / 1C T2 /1C T2 / 1C / 1A
Mes n° 69 87 105 119 137
Nb de mes. : 18 18 14 18 18

La réexposition se situe dans la continuité de l’accélération progressive initiée dans le


développement. Le premier thème est réexposé dans un tempo allegro molto mesures 155 -
178, le second, allegro marcia mesures 179 - 203. Ce type de réexposition est unique dans les
sonates de Scriabine. Il réexpose bien les thèmes et dans leur ordre d’apparition mais de
manière « compressée » jusqu’à les rendre méconnaissables. Le thème 1A est modifié, répété
et transposé pour former une gamme chromatique descendante. Le second thème est
transformé en binaire.

1
Analyse metrotectonique destinée à dévoiler les symétries internes aux œuvres musicales.
Manfred Kelkel, op. cit. livre 3 p. 155.
189
Les sept dernières mesures sont la reprise des premières mesures de la sonate
(thème A).

Sonate n°9 opus 68 – Schéma formel :

EXPOSITION DEVELOPPEMENT REEXPOSITION CODA


T1 T2 T1/T2 T1 T2
1 34 69 155 173 204

f. Sonate n° 10 opus 70

La Dixième sonate, analysée précédemment, est plus développée que la Neuvième.


Elle possède une introduction et un second développement. Le développement est en deux
parties symétriques, reprenant les éléments thématiques de l’introduction et développant le
premier thème dans la première partie puis le second thème dans la seconde.

Sonate n°10 opus 70, Schéma formel :

2. Forme sonate thématique

L’analyse formelle des six dernières sonates de Scriabine montre une organisation
légèrement différente pour chacune des sonates, il n’y a pas de modèle unique de sonate en un
seul mouvement chez Scriabine. Les différences les plus visibles sont la présence ou
l’absence d’une introduction, d’un second développement ou la nature même du
développement. Les six dernières sonates se partagent entre deux grands types d’organisation
formelle sur le plan thématique. Les sonates n° 5, 8 et 10 possèdent une introduction et un
développement en deux parties distinctes et presque symétriques, développant chacune l’un
des groupes thématiques exposés. Scriabine reprend les éléments de l’exposition mais aussi
de l’introduction dans le développement. L’autre type de forme sonate, plus conventionnel, se

190
retrouve dans les sonates n° 6, 7 et 9. Ces sonates débutent directement par l’exposition du
thème principal, le travail de développement mêle et juxtapose les thèmes de l’exposition.

Scriabine réexpose systématiquement dans les dix sonates, les deux ou trois groupes
thématiques dans leur ordre d’apparition dans l’exposition. Dans la Cinquième ou la Dixième
sonate, alors que le développement fait réentendre les thèmes, certes modifiés, dans l’ordre de
l’exposition, la réexposition peut donner l’impression d’une certaine lourdeur formelle. C’est
certainement ce qui poussait Boris de Schlozer à critiquer le statisme formel des sonates de
Scriabine :
Sans qu’il s’en rende compte certainement, Scriabine reste fidèle à une notion
statique et abstraite de la forme sonore et traite celle-ci comme une sorte de moule ;
il agence donc ses idées musicales et les répartit conformément à une règle
générale : elles prennent place dans un cadre préétabli à l’avance. Une forme
distincte de la substance musicale, étrangère à celle-ci, lui est imposée de
l’extérieur. C’est là le point faible, me semble-t-il de l’œuvre scriabinienne : la
méconnaissance de la nature concrète de la forme. En procédant de la sorte il versait
1
du nouveau vin dans de vieilles outres.

Pour Charles Rosen, la forme sonate est irrémédiablement liée à la forme que lui
imprima le début du XIXe siècle et a, de ce fait, toujours constitué une forme rétrograde face à
la mutation du matériau musical :

Avant même d’exister la forme-sonate avait une histoire, celle du style musical du
dix-huitième siècle. Lorsque la théorie du début du dix-neuvième siècle lui a donné
une existence, le droit à l’histoire lui a été retiré ; elle était définie, fixée, inaltérable.
En dehors de quelques petits détails sans importance, la forme-sonate restera pour
l’éternité telle que l’a définie Czerny. (…) La façon dont certains compositeurs sont
venus, depuis 1830 à écrire de la musique avec cette forme aussi puissante est riche
d’enseignement et de pittoresque. (…)
Une telle histoire manque irrémédiablement de continuité car la forme-sonate relève
de l’histoire des styles des styles des 19ème et 20ème siècles ; elle ne les a pas
engendrés et ils ne l’ont pas altérée. (…)
On peut généraliser de la façon suivante : le prestige de la forme a toujours
constitué une force conservatrice dans l’histoire de la musique romantique et post-
2
romantique et a joué un rôle de frein sur les inventions les plus révolutionnaires.

1
Boris de Schloezer, Alexandre Scriabine, dans Musique Russe, pp.243 – 244, cité par Manfred Kelkel,
Alexandre Scriabine, sa vie, l’ésotérisme et le langage musical dans son œuvre, librairie Honnoré Champion
éditeurs, Paris, 1984.
2
Charles Rosen, Formes sonate, essai traduit de l’anglais par Marie Stella et Alain Pâris, éd. Actes Sud, 1993.
p. 393.
191
Chopin avait cherché à dépasser la symétrie de la réexposition de la forme-sonate en
composant une première sonate monothématique et en ne réexposant que le second thème
dans les premiers mouvements de ses Deuxième et Troisième sonates. Scriabine réexpose
systématiquement les deux groupes thématiques et dans l’ordre de l’exposition. La symétrie
évidente qui en découle et le but défini pour ses recherches (l’organisation des idées
musicales dans l’œuvre de Scriabine répond-elle à des impératifs d’ordre ésotérique qui
débordent le domaine de la musique seule ? 1) ont orienté Manfred Kelkel vers la recherche de
symétries et de relations numériques cachées. Manfred Kelkel répond à sa question initiale
par l’affirmative après avoir analysé les quatre dernières sonates avec la méthode d’analyse
métrotectonique de Georges Conyus2 :

L’ésotérisme scriabinien s’exprime dans la structuration musicale, notamment dans


la forme, de la manière la plus éclatante.
L’articulation formelle est toujours basée sur des symétries multiples, s’exprimant
par le même nombre de mesures (ou un multiple de celui-ci) dans différentes
sections d’une œuvre. Dans les petites pièces, ce souci constant de l’agencement
symétrique entraîne le compositeur à répéter parfois des sections entières, soit avec
les mêmes notes, soit transposées. Lorsque l’agencement formel n’est pas
symétrique, l’asymétrie provient d’une articulation de la forme globale selon les
proportions de la section d’or.3

Cette affirmation doit être nuancée au regard des analyses formelles de Manfred
Kelkel. Les schémas formels des quatre dernières sonates présentent une cohérence dans les
symétries et jeux sur les nombres qui est le reflet de l’interprétation de leur auteur. Certains
découpages formels paraissent assez étranges.4 Si la symétrie n’est pas absente des œuvres de
Scriabine, elle provient de la forme sonate elle-même et de la division du discours musical par
carrures de quatre mesures. Insister sur la symétrie formelle serait occulter la formidable
progression à l’œuvre dans les sonates de Scriabine notamment dans les sections de coda. Les
codas sont construites comme étant l’aboutissement de toute l’œuvre. Le dynamisme de la
forme à l’origine provenait dans la sonate de la résolution des tensions, l’œuvre culminait

1
Manfred Kelkel, Alexander Scriabine, op. cit. Livre 1 p.1. Manfred Kelkel précise son interrogation dans la
conclusion du troisième livre, p. 160 : « Existe-t-il une interaction entre la structuration musicale des dernières
œuvres de Scriabine et ses conceptions ésotériques, ou, au contraire, celles-ci ne sont-elles, comme on l’a
souvent dit, que du « fatras philosophique » ou des « ratiocinations de théosophes » sans intérêt pour la
compréhension de sa musique et sans incidence aucune sur l’organisation de ses idées musicales ? »
2
Georges Conyus, inventeur d’une méthode d’analyse présentée dans Diagnose métrotectonique de la forme
des organismes musicaux. Editions Musicales d’Etat, Moscou 1933. Bilingue. La méthode, exposée par Manfred
Kelkel, permet de « déceler des symétries ou des périodicités dans l’agencement formel » en réalisant des
graphiques et en notant le nombre de mesures par partie.
3
Manfred Kelkel, op. cit. Livre 3 p. 170.
4
Par exemple la place du second développement dans la Septième sonate, du développement de la Huitième
sonate, du développement de la Dixième sonate.
192
donc à la fin du développement. Charles Rosen montre que cet équilibre est évité par les
compositeurs romantiques :

La génération de compositeurs qui a vu le jour vers 1810 préfère placer le sommet,


le point de tension extrême, presque à la fin de l’œuvre, ce qui rend la zone de
stabilité de la sonate peu attrayante pour eux. Dans la plupart des cas ils rejettent la
notion du point culminant et de résolution à la fin du développement et au début de
la réexposition.1

Si la fin du développement constitue parfois dans les sonates de Scriabine un premier


sommet (par exemple dans les sonates n°5 et 10), la coda est toujours à la fois synthèse et
point culminant, soit par la nuance, soit par le tempo.

L’apparition d’une coda perturbe toujours la symétrie binaire d’une forme-sonate.


Elle crée un genre d’équilibre différent. (…) On pourrait dire que la coda est un
signe d’insatisfaction vis-à-vis de la forme, une façon d’affirmer, dans chaque cas
précis, que la symétrie ne convient pas aux impératifs du matériel, que le simple
parallélisme est devenu contraignant. 2

Charles Rosen voit dans certaines codas de sonates de Beethoven une « ample section
qui peut servir de contrepoids au développement » et capable en « survolant les thèmes de
l’exposition » de s’ériger comme la « synthèse d’un mouvement entier. » 3

3. Forme sonate et organisation tonale

La forme sonate est un plan d’organisation et de développement thématique, mais aussi un


plan tonal. Historiquement l’exposition introduisait une tension par une modulation qui
entraînait une obligation de résolution, donc de « retour » à la tonalité d’origine qui se faisait
habituellement à la réexposition.

Le principe de réexposition en tant que résolution peut être considéré comme


l’innovation la plus fondamentale et la plus radicale du style sonate. (…) Dans la
sonate il y a réinterprétation du schéma de l’exposition, transformation d’un
mouvement clairement articulé dans un contexte instable qui s’affirme alors dans
une vaste zone de stabilité. 4

1
Charles Rosen, Formes sonate, op. cit. p. 422
2
Ibid. p. 325
3
Ibid. pp. 338/352
4
Ibid. p. 313.
193
Scriabine réexpose bien les thèmes dans les dernières sonates, mais rarement dans le
ton de l’exposition, il privilégie une réexposition transposée, remettant en cause le principe
d’une forme close par une vaste zone de stabilité. La Cinquième sonate opus 53 marque à ce
titre une rupture par rapport aux sonates précédentes. Dans cette sonate, Scriabine réexpose
intégralement les thèmes à la quinte inférieure, alors que les quatre premières sonates
suivaient pour la réexposition le schéma classique de confirmation de la tonalité et de
résolution des tensions. Le premier mouvement de la Première sonate, comme de la
Troisième sonate, réexposent ainsi le premier thème dans la tonalité d’origine et se concluent
vers la tonalité homonyme majeure. Le premier mouvement de la Première sonate en
fa mineur se conclut en FA Majeur, le premier mouvement de la Troisième sonate en fa #
mineur se termine en FA # Majeur. Cette organisation est classique et réserve peu de surprise.
Le premier mouvement de la Seconde sonate, Sonate-fantaisie opus 19 est plus étonnant. Le
premier thème est exposé en sol # mineur puis le second au relatif majeur en SI Majeur, les
deux thèmes sont réexposés en sol # mineur pour le premier et étonnamment en MI Majeur
pour le second. Le mouvement se clôt en Mi Majeur. Cette organisation, justifiée par le titre
de fantaisie accolé à celui de sonate, renverse l’Allegro de sonate dont le principe est de créer
ce que Charles Rosen appelle un « effet de distance »1 dans l’exposition introduisant une
tension normalement apaisée dans la réexposition. Dans la Sonate-fantaisie, l’exposition des
deux thèmes dans deux tonalités relatives n’introduit ni « effet de distance » ni dissonance à
apaiser, par contre la réexposition du second thème et la clôture du mouvement en MI Majeur
est éloigné du sol # mineur initial. Cette tension introduite à la fin du premier mouvement sera
résolue dans le second mouvement en sol # mineur (avec une partie centrale en mi bémol
mineur).

Le modèle de la Seconde sonate a peut-être servi pour la conception des dernières


sonates. Dans les sonates en un seul mouvement, seules les réexpositions des Neuvième et
Dixième sonates se font dans le ton d’origine. La réexposition de la Cinquième sonate fait
entendre les thèmes une quinte inférieure par rapport à l’exposition, la réexposition de la
Sixième sonate est un ton plus bas. La transposition est le procédé de développement le plus
utilisé dans les dernières sonates. Scriabine réexpose le plus souvent les thèmes transposés, ce
qui contredit le principe de la réexposition comme une résolution. Pour autant ce phénomène
n’est pas nouveau. Si la forme sonate est effectivement héritée du style classique, les
compositeurs de la génération romantique ont fait évoluer la forme notamment par le plan
tonal. Le second thème n’est pas réexposé dans la Deuxième et la Troisième sonate de
1
Charles Rosen, Ibid., Charles Rosen parle de « l’effet de distance » à propos des sonates pour piano de
Schumann : « pour Schumann ce n’est pas une opposition ni une polarisation qui définit son exposition ; ce qui
compte pour lui c’est de créer le sens de la distance. » p. 396. « Pour de nombreux compositeurs, comme
Schumann, l’exposition ne crée pas une polarisation mais seulement un sens de la distance. » p. 419.
194
Chopin, et l’unique thème de la première en do mineur est réexposé en si bémol mineur.
Charles Rosen note que « la conception de la réexposition en tant que résolution, telle qu’on
l’envisageait au XVIIIe siècle, disparaît parfois » avant de donner l’exemple des concertos de
Chopin.1

Pour Boris de Schloezer la forme sonate dans les dernières sonates de Scriabine ne
représente plus qu’un schéma :

Les cinq dernières sonates sont construites conformément à la pensée classique :


thème principal, pont, thème secondaire etc. mais la pensée musicale se meut sur un
autre plan et ne reste fixée à cette formule que par habitude. La forme sonate n’est
plus qu’un schème auquel elle essaye de s’adapter, tant bien que mal. (…)
Ce n’est plus l’ensemble qui naît de la coopération des thèmes agissants, ce sont les
motifs qui naissent d’une sorte de dissociation de cette unité. Ce schème de sonate,
d’après lequel Scriabine dispose, donnant ainsi l’illusion d’une construction sonore
et d’un développement là où il n’y a que multiplication, chacune des phrases, chacun
des épisodes ne représentant qu’une seule et même chose sous des aspects
2
différents.

Manfred Kelkel partage cet avis et rappelle que la forme sonate et principalement « le
3
développement est dépendant de la modulation harmonique. » Pour Kelkel, « cet élément
primordial fait défaut aux dernières sonates de Scriabine en raison de l'emploi des échelles
4
artificielles. » et la forme des sonates de Scriabine ne s’explique que par les relations
numériques internes qu’il pense y avoir décelées. Charles Rosen fait le constat similaire d’une
disparition de la notion d’opposition harmonique, mais situe le principe fondamental de la
forme-sonate, deux forces antagonistes, sur le plan, pour les sonates « a-tonales », de ce qu’il
appelle la texture :

A la fin du siècle [19ème] le chromatisme est vraiment de plus en plus prégnant et


tout sens d’opposition harmonique disparaît complètement avec Reger et
Scriabine. (…) Avec les formes sonates non-tonales, bien sûr la polarisation tonale
et la résolution disparaissent complètement ; on retrouve la structure thématique
avec des textures contrastantes, un contraste entre la simplicité relative de la section
externe et le centre plus intense, et un autre au sein de l’exposition pour différencier
le premier thème du second. 5

1
Charles Rosen, op. cit. p. 421. « Le second thème du premier mouvement du concerto pour piano n°2 en fa
mineur de Chopin n’est jamais rejoué à la tonique alors que le second groupe de son concerto n°1 en mi mineur
exposé à la tonique majeure ( !) et réexposé à la médiante. »
2
Boris de Schloezer, Alexandre Scriabine (article) dans la Revue Musicale, cité par Manfred Kelkel, op. cit.
Livre 3 p. 145.
3
Manfred Kelkel, op. cit. livre 3 p.145
4
Ibidem.
5
Charles Rosen, op. cit. pp. 431 – 432.
195
L’analyse de la Dixième sonate a montré que sous l’apparente a-tonalité existait une polarité
forte sous-jacente qui assurait la cohérence harmonique de l’œuvre. La tonalité élargie pose
moins la question de la perte de l’opposition harmonique dans l’écriture que de sa perception
à l’audition de l’œuvre.

Boris de Schloezer voyait dans les sonates de Scriabine une conception scolaire de la
forme, une application stricte avec une prédilection pour les formes symétriques sans réelle
innovation formelle. Je pense au contraire que Scriabine trouve une manière originale de
concilier l’exigence de la forme sonate avec son intuition créatrice. Une réflexion intéressante
sur le problème particulier de la réexposition est soulevée par Adorno à propos de la
réexposition dans les sonates de Beethoven. Il écrit :

La symétrie statique des réexpositions menaçait déjà chez Beethoven de désavouer


l’exigence dynamique. En ce sens, le danger d’une forme académique, qui va
croissant après Beethoven, tient au contenu lui-même. (…) La réexposition était le
problème majeur de la forme sonate. Elle frappait de nullité ce qui était le plus
important depuis Beethoven, le dynamisme du développement, produisant un effet
comparable à celui d’un film sur le spectateur qui reste assis après la fin et revoit
une seconde fois le début. 1

A travers cette critique de la réexposition, Adorno met en avant le réel problème du


dynamisme musical et de la répétition. La répétition est l’anti-thèse de la progression et la
forme musicale ne saurait exister sans répétition. Chez Scriabine, et c'est en cela qu'il est
novateur dans la forme sonate, la tension n'est pas brisée avec la réexposition. La réexposition
ne réexpose pas littéralement mais devient métamorphose, transfiguration. Ni le mot
réexposition, ni l'anglicisme "récapitulation" ne rendent compte de la véritable réalité
musicale du "retour" dans la sonate scriabinienne. Le retour est une avancée, une libération.
Le véritable "retour" devient synonyme d'"éternel retour" chez Scriabine. Les sonates se
terminent ainsi souvent par le rappel du motif initial, transformant la sonate en une œuvre
quasi cyclique.

La progression harmonique qui structurait la forme sonate est remplacée par une progression
sur le plan, comme l’évoquait Charles Rosen, du temps et des textures. La résolution semble
s’être déplacée de la réexposition, qui apparaît dans les dernières sonates de Scriabine comme
une zone de répit après le développement, vers la coda, conçue comme l’aboutissement de
l’œuvre. Les paramètres du temps et du timbre (dynamiques, modes de jeu et textures) seront
e
particulièrement importants pour la musique au cours du XX siècle. Le paramètre du temps

1 Théodor Adorno, Mahler, a Musical physiognomy, tr. Edmund Jeffcott, The university of Chicago Press,
Chicago-Londres, 1996. p. 141-142.
196
recoupe l’organisation rythmique, les tempi et l’agogique, le travail sur la texture sonore
implique des recherches sur l’écriture pianistique, le timbre et les dynamiques.

197
Partie 3
Interprétation

198
La seconde partie a permis d’étudier au plus près les mécanismes de composition – sur
les plans harmoniques et structurels – des dernières sonates de Scriabine. L’hypothèse émise
en conclusion sur l’importance des catégories du timbre et du temps musical nous conduit
plus spécifiquement vers le domaine de l’interprétation. Cette troisième partie consacrée à
l’interprétation se déclinera en trois chapitres abordant trois notions dépendantes les unes des
autres dans l’interprétation mais séparées ici pour faciliter l’analyse. Toute écriture musicale
ne peut être pensée en dehors de la réalité instrumentale et de l’interprète. La technique
instrumentale présente, en tant que possibilité et contrainte, dans l’écriture sera considérée
dans le premier chapitre. Le sujet de la technique instrumentale sera traité sous l’angle du
geste musical. Les influences de Chopin et de Liszt, de nombreuses fois commentées au
niveau harmonique, se retrouvent jusque dans les dernières sonates dans la manière de faire
sonner le piano, dans les gestes musicaux. Si Scriabine s’est peu à peu détaché de l’influence
du romantisme pour élaborer son propre langage harmonique, la tradition du piano
romantique reste présente dans les gestes pianistiques. Pourtant la technique pianistique est en
évolution constante et la découverte de nouvelles harmonies transforment les gestes et, nous
le verrons, en invente de nouveaux.

Le sujet du temps musical en se situant nécessairement du côté de la perception est


directement lié à l’interprétation. Les questions cruciales d’interprétation concernent en
priorité le temps, peut-être moins le tempo que les relations entre les différentes parties d’une
œuvre et la restitution d’un tout cohérent. L’étude des interprétations de Scriabine et les
témoignages de ses contemporains permettent d’approcher les particularités de son jeu
pianistique, à travers les notions du tempo et de ses fluctuations, du rubato et de
l’interprétation de certains rythmes. Les canons de l’interprétation musicale sur ces points en
1910 semblent bien différents de ceux d’aujourd’hui.

Le troisième chapitre consacré au paramètre du timbre définira en s’appuyant sur les


interprétations du compositeur et sur la lecture des partitions d’orchestre quelques principes
sur le phrasé, l’articulation, la polyphonie et cette catégorie du timbre, mystérieuse mais si
importante et entièrement de la responsabilité de l’interprète, que l’on appelle la couleur. Ce
chapitre se terminera par l’analyse sur le plan formel de l’interprétation des sonates.

199
Chapitre I. La technique pianistique

La production pianistique d’un compositeur lui-même pianiste virtuose et


interprète de ses propres compositions se doit d’être examinée sous l’angle de la relation
étroite existant entre composition et interprétation, entre écriture et geste instrumental. La
notion de geste recoupe plusieurs réalités : geste physique du musicien, notation du geste,
geste d’écriture, geste d’interprétation. Le geste entretient un rapport étroit avec la réalité
physique du jeu du pianiste et investit la notation en devenant, par sa récurrence, une figure
qui agit comme un signal pour l’interprète. Né d’une expérience d’interprète chez Scriabine,
le geste du musicien « innerve » l’écriture du compositeur et se matérialise sur la partition.
Bernard Sève fait remarquer qu’« à défaut d’adoucir les mœurs, la musique commence
incontestablement par polir les gestes. »1 Les gestes d’écriture du compositeur sont marqués
par la trace de l’apprentissage de la technique instrumentale. La réalité physique du geste du
musicien est un paramètre qui ne peut être négligé par le compositeur. Bien écrire pour un
instrument demande de bien en maîtriser les gestes, soit par l’expérience - qui dans le cas de
Scriabine est une expérience experte, virtuose du piano - soit par l’étude des possibilités
instrumentales et physiques telles qu’elles sont réunies dans les traités d’instrumentation.

Scriabine a acquis une grande connaissance du répertoire pianistique durant ses années
d’études auprès de Nikolaï Zverev2 puis de 1888 à 1892 au conservatoire de Moscou dans la
classe de Vassily Safonov3. Sa technique pianistique a été forgée par le répertoire joué et
travaillé qui comprenait principalement les œuvres de Liszt, de Schumann et surtout les
œuvres de Chopin. La technique pianistique développée par Chopin et par Liszt est restée
sous forme d’empreinte dans la mémoire de la main de générations de pianistes et constitue le
socle de la technique pianistique telle qu’elle était enseignée à la fin du dix-neuvième siècle
en Russie et telle qu’elle est encore transmise aujourd’hui.4 Scriabine se situe dans cet
héritage et nous verrons comment il réemploie dans ses œuvres des gestes pianistiques hérités

1
Bernard Sève, L’Altération musicale, éd. Seuil, Paris, 2002. p. 131.
2
Nikolaï Zverev, (1832 – 1893) pianiste et pédagogue russe qui eut notamment pour élèves Alexander Scriabine,
Sergueï Rachmaninov, Alexander Goldenweiser, Konstantin Igoumnov. Zverev, assistant au Conservatoire de
Moscou, donnait des cours privés chez lui à une demi-douzaine d’élèves.
3
Vassily Safonov, (1852 – 1918) pianiste et chef d’orchestre, directeur du conservatoire de Moscou de 1889 à
1905.
4
Cf. Heinrich Neuhaus, qui reprend dans son ouvrage L’Art du piano, les principes fondamentaux de
l’enseignement de Chopin comme seules directives techniques. Dans le chapitre sur l’acquisition de la technique
p. 91 il synthétise sa méthode : « Cinq notes mi fa# sol# la# si#, résument la première leçon de l’art du piano de
Chopin. Au fil de mes années d’enseignement, je suis arrivé à la conclusion que ces cinq notes doivent servir de
base à toute méthode, à toute euristique de l’enseignement. »
200
des œuvres de Chopin ou de Liszt et les modifie, soit par élargissement et transposition du
geste sur d’autres intervalles, soit par systématisation d’un procédé sonore.

L’ensemble des gestes instrumentaux est généralement défini par le terme de


technique instrumentale. Il n’existe cependant pas une seule technique instrumentale mais
plusieurs techniques instrumentales et chaque œuvre ou même chaque passage d’une œuvre
requiert une technique particulière. Heinrich Neuhaus dans son ouvrage L’Art du piano
rappelle l’origine du mot technique, technè en grec, qui signifie art et qui ne sépare pas moyen
d’exécution et contenu.

Malheureusement beaucoup de pianistes entendent par technique la rapidité,


l’agilité, l’égalité, le brio (…) qui ne représentent que des éléments de la technique
et non pas son ensemble tel que l’envisageaient les Grecs et tel que doit le concevoir
un véritable artiste. 1

Le geste du musicien ramené à sa plus simple expression consiste à émettre un son. Le


son est produit, comme le note Bernard Sève, par la capacité du corps du musicien à s’adapter
en vue de produire le son.

Le son musical est corporellement et délibérément produit. Quand le corps façonne


musicalement un son, il se façonne lui-même comme corps apte à produire ce son. 2

Toutefois ce processus indéniable se réalise souvent de façon inconsciente chez


l’interprète. Ce qui rend le corps apte à produire le son est l’idée du son qui préexiste
mentalement à la préparation physique. Il faut différencier la production d’un son, même d’un
« beau » son et la production du son dans l’interprétation d’une œuvre. La richesse d’une
palette sonore, d’un phrasé, de couleurs, indique une technique aboutie dans le sens de la
disponibilité d’un large échantillon de possibilités techniques. Des pianistes, comme Joseh
Hoffmann3 ou Walter Gieseking qui co-signera avec son professeur Karl Leimer un ouvrage
pédagogique dont l’essentiel porte sur le mécanisme et l’importance de l’écoute pour la
technique pianistique,4 insistent sur l’importance de la technique de visualisation, c’est-à-dire
de conceptualisation de l’idée sonore par la lecture de la partition, autrement dit par l’écoute
intérieure.

1
Heinrich Neuhaus, Ibid., p.13
2
Bernard Sève, L’Altération musicale, op. cit., pp. 86,87.
3
Josef Hofmann, Piano playing, with piano questions answered, introduction de Gregor Benko, Dover
publications, New York, 1976. p. 36 « Mental technique presupposes the ability to form a clear inward
conception of a run without resorting to the fingers at all. Since every action of a finger has first to be determined
upon by mind, a run should be completely prepared mentally before it is tried on the piano. In other words, the
student should strive to acquire the ability to form the tonal picture in his mind, rather than the note picture.”
4
Walter Gieseking, Karl Leimer, Piano technique, Dover publications, New York, 1972. Karl Leiner donne pour
premier exemple de la technique de visualisation « vizualising technique » un exercice purement technique,
mécanique d’une étude basée sur des gammes descendantes et ascendantes d’intervalles de sixtes. p. 15.
201
La pédagogie essaie habituellement de rationaliser les gestes en définissant certains
gestes types à effectuer. Ces gestes s’avèrent cependant différents et contradictoires selon les
techniques. Si certains principes physiologiques doivent être respectés, la variété de gestes
visibles dans le jeu de grands pianistes laisse penser qu’il existe autant de gestes valables que
de corps différents. L’adéquation du geste réside précisément dans son harmonie avec le corps
du musicien et la justesse de l’expression. L’affirmation que le geste musical ne peut être
réduit à un mouvement théoriquement et techniquement rationalisé mais doit être précédé
d’une idée musicale claire, est appuyée par l’expérience d’interprètes et par la recherche en
neuropsychologie. Théodore Leschetizsky (1830 – 1915), pianiste d’origine polonaise, élève à
Vienne de Czerny puis professeur au conservatoire de Saint Pétersbourg dont l’enseignement
a été pour une large part à la base de l’enseignement du piano en Russie, ne cessait ainsi de
répéter :

Je n’ai pas de méthode, Il y a certaines manières de produire certains effets. (...)


Comment pourrait-on en avoir une? Un élève a besoin de ceci, un autre de cela, la
main de chacun est différente. Il ne peut y avoir de règle. 1

La pianiste Amil Fay2 retire la même expérience de ses cours avec Liszt :

Il ne dit jamais rien à propos de la technique. Vous devez travailler par vous-même.
21 Mai 1873. 3

Le véritable geste musical ne saurait être appréhendé sous la forme d’une simple
analyse de mouvement, par trop réductrice. La recherche en psychologie cognitive sur le geste
démontre l’importance primordiale de l’intention. En prenant l’exemple simple du tracé
d’une droite, L. Henry Shaffer en montre la complexité en terme de rotation des différentes
articulations complémentaires du bras et du poignet. Il déduit de cette complexité que :

(D’une part) Le cerveau représente le mouvement en fonction de la géométrie qu’il


désire contrôler plutôt que directement en terme de contraction musculaire, d’autre

1
Reginald R. GERIG, Famous pianists and their technique, éd. Robert B. Luce., Washington, New York, 1919.
(2nde impression, 1975). Chap. 13
“I have no technical method, there are certain ways of producing certain effects. (...) How is it possible one
should have them? One pupil need this, another that, the hand of each differ. There can be no rule.”
2
Amil Fay, pianiste américaine. 1844-1928.
3
Amil Fay citér par Reginald, R.,Gerig, Famous pianists and their technique, op. cit., p. 192. « He doesn’t tell
you anything about the technique. That you must work out for yourself. » 21 Mai 1873.
202
part, le cerveau doit résoudre un problème complexe de rotations circulaires pour
1
accomplir ce geste.

Ce qui permet le tracé de la droite est la conception mentale de la droite. La


complexité des différentes rotations articulaires en est la conséquence. L’exemple du tracé
d’une droite est une conception mentale simple par rapport à la complexité de certains gestes
pianistiques, mais ressemble fondamentalement dans son processus au geste du musicien
guidé par la notation musicale La notation musicale tient le rôle de ce que Feriel Kaddour
appelle un « signe-pour-un-geste »2.

(…) L’écriture notationnelle est une écriture aux frontières mobiles, dont le régime
d’abstraction déborde toujours sur la réalité de ses réalisations : le signe n’est pas
une identité stable, mais un signe-pour-un-geste, qui n’est pas encore signe s’il n’est
offert à la manière du geste. Le monde spéculatif des signes aura à son tour fait un
pas vers le mouvement singulier des corps.3

Le point déterminant de l’interprétation se situe moins dans la réalisation du bon geste


technique que dans la bonne interprétation du signe musical, de la figure, de ce que nous
appelons peut être de manière imprécise, geste, pour en souligner le lien insécable dans les
œuvres d’un compositeur – interprète avec l’expérience physique de l’instrument. Heinrich
Neuhaus dans son ouvrage l’Art du piano met toute son énergie à affirmer ce point qu’il
considère essentiel : la conception du son doit précéder la réalisation du geste, et il ne saurait
y avoir de bon geste sans idée musicale.

A propos de la technique. Plus le but apparaît clairement (contenu, musique,


perfection de l’exécution) plus le moyen de l’atteindre s’impose de lui-même. C’est
un axiome que je reprendrai souvent par la suite. Le « quoi » détermine le
« comment », bien que finalement le « comment » conditionne le « quoi ». Il s’agit
là d’une loi dialectique.
Ma méthode de travail consiste à faire prendre conscience le plus rapidement
possible à l’exécutant de l’image esthétique ( après une étude préalable de l’œuvre et
son assimilation au moins sommaire), c'est-à-dire du contenu, du sens, de l’essence
poétique de la musique, pour qu’il puisse apprécier (nommer, expliquer) à un niveau
théorique ce à quoi il a affaire. Une claire conception du but offre à l’exécutant la
possibilité de le viser, de l’atteindre et de l’incarner dans son exécution. Tout cela
constitue le problème de la « technique ». 4

1
L. Henry Shaffer, « Cognition et affect dans l’interprétation musicale », dans Célestin Deliège, Musique et
sciences cognitives, Mardaga, Liège-Bruxelles, 1988. p. 535.
2
Feriel Kaddour, pianiste et musicologue. Le geste du pianiste, Étude sur le jeu musicien, thèse en musicologie
dirigée par Joëlle Caullier, soutenue à l’université Lille III, Décembre 2009, p. 9
3
Ibidem, p. 9
4
Heinrich Neuhaus, L’Art du piano, op. cit. p.12.
203
Neuhaus ne cesse d’insister sur l’étroite corrélation entre ce qu’il appelle « l’image
esthétique » ou le contenu et l’exécution technique qui en est une conséquence La technique
pianistique est ramenée à quelques principes simples tels que la souplesse indispensable. La
souplesse est aussi synonyme de disponibilité et d’ajustement au contenu musical :

A mon avis, la meilleure position de la main est celle qui peut être changée le plus
vite et le plus facilement. Pensez donc le moins possible à toutes les positions
imaginables et davantage à la musique. 1

L’affirmation de Neuhaus, si elle démystifie une bonne part de la technique


instrumentale et tient le musicien éloigné de toute tentative d’imitation gestuelle ou
d’application de méthode, déplace le problème à un autre niveau. Ce que Neuhaus appelle
« l’image esthétique », le « contenu musical » ou encore le « sens poétique » reste
particulièrement mystérieux. Il précise que cela consiste à « apprécier (nommer, expliquer) à
un niveau théorique. » Nommer, expliquer, présuppose la reconnaissance de certains procédés
d’écriture. Pour autant la voie d’accès la plus immédiate et spontanée à une partition ne passe
pas par l’analyse, mais par l’exécution de l’œuvre en première lecture. La partition se livre à
l’interprète sous forme de signes qui, lorsque le style du compositeur lui est familier, sont
immédiatement reconnus et traduits en gestes instrumentaux, devenant les « signes-pour-un-
geste » dont parle Fériel Kaddour. Les signes et leur reconnaissance qui se traduit en son
virtuel (écoute intérieure) et presque simultanément en mouvements et en sons réels, forment
ce que j’appelle des « gestes. » Souvent négligés par l’analyse, ils appartiennent toutefois
intégralement à l’identité de l’œuvre. Ils ancrent l’écriture dans la réalité acoustique de
l’instrument et forment les mouvements par lesquels le compositeur déploie sur un clavier ou
à l’orchestre une harmonie ou une mélodie. L’étude des principaux gestes dans les dernières
sonates de Scriabine permet de relier contenu musical et traduction dans la notation. Un
accord que l’on trouve chez Rachmaninov ne sonnera pas comme un accord écrit par Mozart,
bien qu’harmoniquement ils s’analysent de la même manière.

1
Ibid. p.104. Neuhaus rappelle la formule de Michel Ange : « La main se soumet à l’esprit »
204
La seule lecture de ces deux accords et la disposition des notes laissent imaginer deux
œuvres, deux contextes musicaux radicalement différents, deux époques, deux manières de
faire sonner l’instrument. A travers le relevé et l’étude des principaux gestes musicaux qui se
trouvent dans les dernières sonates de Scriabine, se dessine une manière spécifique de faire
sonner le piano et d’exprimer un contenu musical. Le geste peut être un seul accord, il est plus
généralement un regroupement de signes. Le phrasé, souvent visible dans la notation par les
signes de liaison, suggère à lui seul le geste du musicien, et indique « en un seul geste. » Nous
reviendrons sur l’ambiguïté de l’interprétation de ces signes de liaison pour la musique de
Scriabine. Les liaisons dans les partitions pour instruments à cordes signalent que les notes
regroupées sous le signe doivent être jouées avec un seul coup d’archet, un seul geste, poussé
ou tiré. Dans les partitions vocales ou pour les instruments à vents, la liaison indique une
phrase dans un seul souffle. Le geste du pianiste est plus difficile à définir, mouvement latéral
ou vertical, il ne rencontre aucune des limites imposées par la longueur du souffle ou de
l’archet et peut se transformer en mouvement perpétuel. Les compositeurs ont parfois imposé,
dans des passages de virtuosité ou de bravoure, le même geste répété (octaves notamment) sur
une longue période, mettant à l’épreuve la résistance physique de l’interprète. Ces passages
restent cependant exceptionnels et le geste pianistique est déterminé par le phrasé, le poignet
en se soulevant interrompt le geste et fait office de respiration par mimétisme avec la voix.

Alfred Brendel s’exprime sur la difficulté à saisir les indications des compositeurs et
les nuances de la notation selon les compositeurs, les oeuvres, et les périodes de la vie d’un
compositeur.

Comprendre les indications d’un compositeur n’a rien de simple ni d’automatique.


(…) Cette compréhension exige une imagination, une concentration sur chacune des
œuvres, un questionnement permanent sur ce que désignent les signes dans leur
contexte particulier. Ce sont des allusions, et elles confirment souvent ce que la
1
structure vous indique de toute façon.

1
Alfred, Brendel, op. cit., p. 221.
205
(…) Les signes ne sont pas quelque chose d’automatique. Chez des compositeurs
différents, ils ont souvent des significations différentes, et cela arrive aussi chez un
1
seul et même compositeur.

Pourtant Nelson Goodman remarque que les oeuvres musicales de la fin du dix-
neuvième siècle sont intégralement et précisément notées, ce qui n’a pas toujours été le cas
dans l’histoire de la musique. La précision de la notation donne à la partition un statut de
référent absolu et unique dans le répertoire qui nous intéresse.

Une partition qu’on l’utilise ou qu’on s’en passe pour conduire une exécution, a
pour fonction primordiale d’être l’autorité qui identifie une œuvre d’exécution à
exécution. Une partition doit définir une œuvre, séparant les exécutions qui
appartiennent à l’œuvre de celles qui ne lui appartiennent pas. 2

La notation musicale englobe des paramètres fixes, comme les indications de hauteurs,
et des indications qui nécessitent d’être interprétées selon le contexte. Pour autant la totalité
des signes, s’ils peuvent être lus, compris, interprétés différemment, constituent la partition et
sont les seuls gardiens de l’intégrité de l’œuvre. Cette affirmation doit cependant être nuancée
et n’a pas le même degré de pertinence pour tous les répertoires.3 Le contexte dont parlait
Alfred Brendel est donc primordial pour l’interprétation du signe musical. Ce contexte peut
être retrouvé par l’analyse de la genèse des gestes d’écriture. La lecture de la partition est
essentielle pour retrouver le style formé par l’ensemble des gestes. Comment interpréter un
trille ou un arpège dans la musique de Beethoven, dans la musique de Chopin, dans celle de
Scriabine ?

Scriabine, Sonate n° 10.

1
Ibid., p. 233.
2
Nelson Goodman, Langages de l’art, une approche de la théorie des symboles, présenté et traduit de l’anglais
par Jacques Morizot, Hachette littérature, éd. Jacqueline Chambon, Paris, 1990.
p. 165.
3
Aujourd’hui encore la plupart des interprétations des opéras italiens de Verdi, Rossini, Donizetti sont guidées
par des traditions d’interprétation qui perdurent depuis les premières exécutions des oeuvres. L’ajout de
cadences, de points d’orgues, de passages retenus ou accélérés ont été transmis oralement sans jamais être notés
sur la partition.
206
Beethoven, Sonate n° 23.

Le geste spécifique de l’arpège ou du trille traduit des significations différentes, des


« images esthétiques » différentes pour reprendre les termes de Neuhaus, ce qui revient à dire
avec Minsky que « ce que nous apprenons n’est peut-être pas la musique elle-même mais une
façon de l’entendre. »1 Cette écoute de la musique est avant tout pour le musicien interprète
une écoute intérieure, l’élaboration d’une idée sonore à partir des signes de la partition.
Chaque compositeur imprime aux gestes de la technique instrumentale pré-existante une
interprétation nouvelle. Lorsque le compositeur est lui – même instrumentiste, il enrichit la
technique instrumentale par la création de nouveaux gestes instrumentaux, de nouvelles
sonorités. Recherche sonore et création de gestes sont interdépendantes.

L’Ecole russe de piano m’a toujours paru être une esthétique du son et la recherche
d’une couleur sonore spécifique, une manière de lire, d’entendre les partitions et non pas un
réservoir d’astuces techniques. Le « truc » technique n’existe pas. L’ambiguïté du processus
réside dans le fait qu’une fois le geste réalisé de manière adéquate le souvenir du geste et du
son sont intimement liés dans la mémoire de l’interprète. L’élaboration du son provient de la
volonté de l’écoute intérieure, de l’intuition spontanée du geste et de la possibilité, une fois
mémorisé en tant qu’association de geste / son, de sa reconduction, de sa répétition. La
technique pianistique, en tant que totalité des gestes pianistiques, ne s’acquiert pas par
l’application d’une méthode mais par l’expérience. La technique ne s’applique pas, elle se
trouve. Les seuls guides sont l’idée musicale et l’oreille.2 Mstislav Rostropovitch insiste

1
Marvin Minsky cité par Gerald J. Balzano, « Exécutions de commande, commandes d’exécution » in Musique
et sciences cognitives, op. cit., p. 461.
2
Walter Gieseking et Karl Leimer insistent sur l’importance fondamentale de l’oreille en tant que correctrice de
geste. Walter Gieseking, Karl Leimer, op. cit. p. 10. «La capacité de s’écouter avec une oreille critique et de
207
particulièrement sur ce point dans ses entretiens avec Claude Samuel : l’idée sonore définie
comme antériorité nécessaire à toute production de geste se forme lors de la lecture de la
partition1 :

Pour un musicien l’essentiel est de savoir exactement ce qu’il veut obtenir. Avant
même d’avoir pris son instrument, il doit avoir fixé son idéal, il doit connaître les
sons qu’il veut produire. Quant aux muscles, ils accompliront toujours les miracles
nécessaires. Celui qui est obsédé par l’analyse méticuleuse de chaque pression
musculaire risque fort d’être paralysé. C’est l’anecdote du mille-pattes (un quarante-
pattes en russe).2

Ce point est également souligné par le pianiste Alfred Brendel.

Il faut d’abord s’imaginer les sonorités. Quand on a une idée juste, on trouve aussi
une manière de la mettre en œuvre, pour autant que l’on a appris à s’écouter avec
3
précision.

1. Les héritages de Chopin et de Liszt.

a. L’héritage de Chopin : l’écriture de la virtuosité

Si nous devions définir la technique pianistique de Chopin d’un seul mot, telle qu’elle
se manifeste dans ses compositions, ce serait certainement la souplesse qui serait retenue.4 La
souplesse et la facilité obtenues par une position naturelle de la main ont permis à Chopin qui,
tout comme Scriabine, possédait des mains de taille relativement petite, de créer une
technique adaptée aux exigences de son langage musical fortement imprégné du Bel Canto.
La lecture comparée des comptes – rendus et critiques de concerts de Chopin et Scriabine
frappe par la similarité du vocabulaire employé – à quelques dizaines d’années d’intervalle -

garder sous contrôle perpétuel son toucher avec la plus grande concentration devrait être systématiquement
développée. L’entraînement minutieux de l’oreille est un prérequis indispensable à de rapides progrès. »
1
Mstislav Rostropovitch, in Claude Samuel. Entretiens avec Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa, sur
la Russie, la musique, la liberté, éd. Robert Laffont, Paris 1983. p. 41. « Quand je lis une partition j’entends
immédiatement les notes dans ma tête, et ces notes sonnent avec leur timbre propre. (…) Je procède à une
deuxième puis une troisième lecture, tandis que l’œuvre commence à se construire dans ma tête. C’est une
construction mentale qui précède tout contact avec l’instrument. »
2
Mstislav Rostropovitch, op. cit., p. 35.
3
Alfred Brendel, Le Voile de l’ordre, entretiens avec Martin Meyer, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
éd. Christian Bourgeois, Paris, 2002.
4
Chopin : « Ayez le corps souple jusqu’au bout des pieds » Propos transmis par Franchomme et Picquet dans
Jean Jacques Eigeldinger, Chopin vu par ses élèves, Fayard, Paris, 2006. p. 47.
208
pour qualifier leur jeu pianistique. La palette de couleurs sonores dans les nuances piano et la
liberté prise avec le rythme en sont les éléments les plus saillants. Les citations sont
volontairement extraites de témoignages de musiciens reconnus afin d’éviter les
commentaires trop enthousiastes des amis ou des élèves des compositeurs :

Clara Wieck :

Il [Chopin] joua aussi un Nocturne de lui, avec le pianissimo le plus délicat mais par
trop librement. 1

Hector Berlioz à propos de Chopin :

Il y a des détails incroyables dans ses Mazurkas ; encore a-t-il trouvé le moyen de
les rendre doublement intéressants en les exécutants avec le dernier degré de
douceur, au superlatif du piano, les marteaux effleurant les cordes, tellement qu’on
est tenté de s’approcher de l’instrument et de prêter l’oreille comme on ferait à un
2
concert de sylphes ou de follets. Chopin est le Trilby des pianistes.
Chopin supportait mal le frein de la mesure ; il a poussé beaucoup trop loin, selon
3
moi, l’indépendance rythmique. […] Chopin ne pouvait pas jouer régulièrement.

Leonid Sabaneev remarque à propos du jeu de Scriabine :

Des couleurs intimes, tendres et hypnotisantes, défiant la description… comme s’il


déposait des baisers sur les touches. 4
Il ne notait pas le rythme précisément, mais plutôt suggérait ses rythmes, en faisant
entièrement confiance à l’intuition de l’interprète...5

Ces commentaires décrivent un jeu pianistique très expressif, une large palette sonore
dans la nuance piano et une grande liberté sur le plan rythmique. La liberté rythmique est un

1
Clara Wieck, Tagebuch 1835 cité par Jean-Jacques Eigeldinger, idem p. 340.
2
Hector Berlioz, Le rénovateur – 1883 cité par ibid. p.345
3
Hector Berlioz, Mémoires cité par Ibid. p 345.
4
Leonid Sabaneev, Vospominanya o Scriabine, cité par Anatole Leikin, The performing style of Alexander
Scriabine, Ashgate, university of California, 2011. p. 15 « Intimate, tender and mesmerizing tone defied
descriptions … as if he touched the keys with kisses. »
5
Leonid Sabaneev, Scriabin, cité par Anatole Leikin, Ibid. p 37. “He did not write down the rhythm precisely,
but rather hinted at his rhythms , relying entirely on the intuition of the performer ... Those who followed his
performances attentively could notice the habitual inexactitude with which he performed his notated rhythms.
This gave some critics a reason to chide Scriabin for his “arrhythmic” playing. But for careful observer ... it was
clear that Scriabin’s performance was far from arrhythmic, for his inexactness was not capricious. Scriabin
played his rhythms incorrectly, but always the same way, with the same deviations from the notation. That
meant that the rhythmic image in the composer’s mind was absolutely clear, but it was written down
approximately, perhaps because the existing norms of notation were too crude for his rhythmic visions.”
209
débat qui revient périodiquement au sujet de l’interprétation musicale. Elle est étroitement
liée à l’écriture instrumentale, et à ce qui nous intéresse ici, au geste instrumental. Le
commentaire de Clara Schumann à propos de Chopin traduit l’écoute d’une pianiste
allemande, grande interprète des concertos et sonates de Beethoven et des œuvres de Robert
Schumann. Le geste pianistique de Schumann est éloigné de celui de Chopin. Le rythme
omniprésent dans les œuvres de Schumann de croche pointée double-croche croche, rythme
fréquent chez Beethoven (premier mouvement de la septième symphonie) qui se retrouvera
chez Wagner (le motif de la forge ou des Walkyries dans le Ring) est un rythme qui n’admet
aucune liberté dans son exécution. Les gestes pianistiques dans les œuvres de Chopin,
notamment les formules d’accompagnement à la main gauche, sont notés en valeurs égales.
Ces valeurs égales accompagnées d’une indication de legato sont une invitation à phraser. La
liaison - la courbe qui indique le legato - est pour l’instrumentiste à cordes l’indication d’un
geste unique. Le groupement de notes doit se faire en seul geste, en un seul coup d’archet, tiré
ou poussé, laissé au choix de l’interprète ou logique par rapport au caractère de la figure
musicale. Le geste pianistique fonctionne de la même manière : latéralement ou par
mouvement circulaire du poignet ou du bras qui permet le retour au point de départ. « Le
poignet : la respiration dans la voix »1 Le geste implique une continuité sonore, la définition
d’un groupe de note formant un ensemble, un phrasé et une sonorité. Le phrasé est
instinctivement créé par l’hétérogénéité des intervalles qui composent le geste. Si le travail du
pianiste consiste à effacer les irrégularités rythmiques qui peuvent survenir lors d’écarts
d’intervalles inégaux, le travail de l’interprète au contraire redonne aux intervalles choisis leur
expressivité nécessaire. La notion de régularité rythmique n’a pas la même signification entre
l’exécution d’une basse d’Alberti dans une sonate de Beethoven ou une formule
d’accompagnement typique de Chopin. Le geste, par sa nature différente, définit un rapport au
temps différencié. La basse d’Alberti par son oscillation régulière est presque la garantie
d’une stabilité rythmique, la métaphore du temps régulier des horloges, une scansion du
temps. Les formules d’arpèges impliquent le temps du mouvement du corps ; en l’occurrence
selon la distance, du poignet, du bras ou de l’épaule. Lorsque l’écart dépasse l’ouverture de la
main, le geste instrumental nécessite un mouvement plus large et donc a priori plus long dans
le temps. Le développement fulgurant de la virtuosité instrumentale au cours du dix-neuvième
siècle paraît être une course contre l’incompatibilité de l’élargissement des mouvements
(élargissement du clavier, de l’ambitus, des intervalles toujours plus grands) et la compression
du temps. Le développement de la technique pianistique à l’époque romantique tend à
accroître les possibilités sur un clavier de plus en plus large. Cette évolution transforme
profondément le rapport à la main et l’idéal sonore.
1
Jean-Jacques Eigeldinger, op. cit., p. 74.
210
Feriel Kaddour montre dans sa thèse les profonds changements entre la technique des
pianistes classiques et celle des pianistes romantiques. Cette évolution du geste est mise en
regard de l’évolution des formes musicales, du rapport au corps et de l’inscription du geste
comme attitude sociale : le geste romantique conquérant explore les limites physiologiques de
la main, par les écarts, la répétition et la vitesse des mouvements.

Le geste du classique est un geste circulaire, le geste d’un cercle d’initiés, mais aussi
un geste qui tourne autour d’une position fixe (la position dite des « cinq doigts »,
alignés sur les touches blanches du clavier), et qui trouve par là son centre de
gravité, exactement comme la tonique impose sa polarité dans une forme sonate. Le
geste rejoint la forme de son époque en cela que sa règle se mesure à la stabilité
qu’elle a rendue possible. Comme dans une forme sonate, toute envergure du geste
est conditionnée par le retour vers l’identique (…).
Le geste du romantique réinvente cette relation dynamique du mouvement et du
repos : tension et détente seront désormais pensées par simultanéité, non plus selon
la forme dramatique de leur alternance. Il faudra donc user du bras, de l’épaule et du
dos, pour que tout le membre supérieur soit à la fois détendu et actif, souple et
acrobatique. 1

Jean-Jacques Eigeldinger a relevé les innovations de Chopin en matière de technique


pianistique :

- Extension en souplesse de la main droite


- Extension de l’écriture de la main gauche, conjointement à l’emploi de la pédale
- Extension simultanée aux deux mains
- Elargissement de successions conjointes à des formules faisant alterner éléments
conjoints et disjoints
- Extension des accords brisés à tout le clavier
- Extension des accords plaqués ou arpégés très rapidement
- Ecriture en doubles octaves
- Ecriture en doubles notes recourant à tous les intervalles de la seconde à la
septième2

Innovations auxquelles il ajoute la superposition de rythmes binaires et ternaires qui


requièrent de l’interprète une grande indépendance des mains dont Scriabine étend et

1
Fériel Kaddour, op. cit., p109
2
Jean-Jaques Eigeldinger, op. cit., p. 29.
211
complexifie le principe et les cadences en « petites notes » directement inspirées par les
cadences des chanteurs lyriques.

1.1 Arpèges à la main gauche

Toutes ces innovations techniques se retrouvent dans les œuvres de Scriabine. En


premier lieu les formules d’arpèges sur plusieurs octaves qui sont, avec les accords répétés,
les déploiements harmoniques les plus courants dans les sonates de Scriabine :

Exemple Sonate n° 6 opus 62 mesures 108 – 109.

Ce dessin, variante d’arpège sur plus de trois octaves est un geste purement pianistique
qui ne pourrait pas être transposé sur un autre instrument avec le même effet. Il est issu des
accompagnements de main gauche que l’on trouve dans la plupart des œuvres de Chopin ( au
point que Schumann l’emploiera pour sa pièce Chopin dans le Carnaval opus 9) et
correspond à ce que Jean-Jacques Eigeldinger a défini comme un mouvement d’extension de
la main gauche conjointement à l’emploi de la pédale. Ce geste a une fonction harmonique, il
est le déploiement de l’accord joué au premier temps de la mesure. Le geste de l’arpège à la
main gauche donne une consistance à l’accord dans le temps. Les gestes de virtuosité
apparaissent souvent comme des possibilités de persistance dans le temps. Ils contiennent en
cela un paradoxe, expression de la virtuosité, la vitesse, la fulgurance, ils permettent aussi de
créer, au piano, la continuité harmonique. Le geste d’arpège de la main gauche dans
l’exemple de la Sixième sonate permet de nourrir le son de l’accord mi-sol-do tenu à la main
droite et en cela conserver la tension de cette longue note.

Cet exemple a pour origine une formule d’accompagnement courante chez Chopin,
que l’on trouve aussi chez Field, considérablement modifiée techniquement et
fonctionnellement. Techniquement ce faux arpège dépasse dans une seule position de la main
l’ambitus d’une octave (sib la) ce qui est plutôt rare chez Chopin à l’exception de la première

212
étude opus 10 dans laquelle il isole volontairement ce problème technique. L’acquisition de la
technique pianistique est traditionnellement fondée sur l’ouverture de la main sur l’ambitus
d’une octave. Dans l’étude n°1 opus 10, Chopin élargit le geste à l’intervalle de dixième en se
servant de ce que Jean-Jacques Eigeldinger appelle un « doigt conducteur » :

Composée dès 1829/1830 l’Etude opus 10 N°1 n’embrasse t’elle pas d’un coup
toute l’étendue du clavier ? Et ceci à la faveur d’une constatation physiologique
toute nouvelle : dans les écarts le doigt central, le pivot, n’est pas le troisième mais
bien l’index, doigt conducteur par excellence. 1

Chopin étude opus 10 n° 1 Début.

Pour cette Etude Chopin s’est lui-même inspiré de la technique du violon : « cela
élargit la main et cela vous donne des gammes d’accords, comme les coups d’archet. »2Avec
des intervalles différents dus à l’altération des accords et aux intervalles de quartes et quintes,
Scriabine intègre un élément technique premièrement exploité par Chopin dans son étude. Le
geste est similaire dans les deux exemples et requiert ce que Dominique Merlet appelle une
technique de rotation.3 Fonctionnellement l’exemple chez Scriabine modifie la hiérarchie
entre voix thématique, mélodique ou principale et voix d’accompagnement ou secondaire.
L’écriture de Scriabine dans ce passage a plus de lien avec l’écriture orchestrale pour laquelle
les notions de soutien harmonique, de transparence et de relais sont primordiales. La basse en
arpège écrite comme geste instrumental vient soutenir la note tenue qui elle-même par son
registre et son statisme laisse entendre l’activité de la main gauche. L’arpège dans son
mouvement ascendant déclenche l’accord de la main droite suivant. Ce geste extrêmement
fréquent dans les œuvres de Scriabine participe à l’écriture de la virtuosité. Il excède en tant
que mouvement les possibilités de virtuosité permises par le langage tonal. La sensation de
vitesse est accrue en comparaison avec un arpège classique car l’harmonie par quartes et

1
Jean Jacques Eigeldinger, op. cit., p. 28.
2
Chopin, cité par Jean-Jacques Eigeldinger, ibidem. p. 99
3
Dominique Merlet, pianiste, masterclasses. Dominique Merlet pense que cette technique de rotation provient de
Liszt et a été ensuite transmise en Russie par Siloti. Elle permet l’interprétation a un tempo élevé et sans fatigue
notamment de l’étude n°1 op. 10 de Chopin ou de certains traits de la sonate de Liszt.
213
quintes permet de parcourir une plus grande distance sur le clavier en jouant paradoxalement
moins de notes et en prenant moins de temps. Scriabine privilégie une écriture virtuose avec
des intervalles élargis, alors que Rachmaninov développera la virtuosité par l’effusion de
notes sur des intervalles restreints ou par accords.

1.2 Arpèges divisés aux deux mains

Les traits à partager entre les deux mains sont aussi des résurgences de la technique
pianistique de Chopin et de Liszt. La difficulté principale dans ce passage consiste à ne pas
faire entendre l’échange entre les deux mains. Il y a précisément trois gestes dans ce passage
en arche, un geste de la main gauche puis de la droite puis à nouveau de la main gauche.
Geste ici s’emploie dans le sens de mouvement, d’un mouvement circulaire, en arche sur la
partition, un mouvement latéral sur le clavier qui revient à son point de départ. La réalisation
sonore malgré les échanges de mains doit donner l’illusion d’un seul geste. Nous avions
indiqué en introduction la différence entre le geste du violoniste par exemple et celui du
pianiste. Le geste pianistique peut permettre de « tricher » par rapport à celui du violoniste.
Ce mouvement s’il est correctement exécuté ne laisse pas entendre s’il est réalisé à une ou
deux mains, et où s’effectue le changement. Ces illusions sont impossibles aux instruments à
cordes où les changements de coup d’archet sont toujours audibles.

Sonate n°7 opus 64 mesure 3.

Le partage entre les deux mains permet de balayer un large ambitus et de développer
la puissance sonore. La technique construite sur des empreintes d’accords évite le passage du
pouce qui fragilise toujours la main. Il y a un « déphasage » sur le premier temps entre le
rythme et le geste par la séparation en trois notes à la main gauche puis cinq à la main droite.
Le mouvement de cet exemple est en arche alors que les mouvements les plus habituels chez
Scriabine sont en U sur la partition, de l’aigu vers la basse.

214
1.3 Doubles notes

Scriabine reprend toutes les formes d’écriture en doubles notes que l’on trouve dans
les œuvres de Chopin notamment dans les études (tierces, sixtes, octaves) et dans les passages
les plus virtuoses. L’écriture en double notes permet à Chopin de créer un contrepoint comme
dans La Quatrième ballade ou d’isoler ce geste technique comme dans l’Etude en tierces op.
25 n°6. Scriabine reprend cette technique de doubles notes en l’étendant aux intervalles de
quartes.

Chopin, Ballade n°4 op. 58

Chopin, Etude n°6 op. 25

215
Scriabine, Sonate n°8 op. 66 mesure 21

Sonate n°7 opus 64 Mesure 195..

Les descentes en quartes de la huitième sonate de Scriabine sont une conséquence


logique de l’harmonie édifiée sur la superposition de quartes et de tritons. Comme pour les
tierces dans l’étude de Chopin dont son élève Mikuli disait qu’elles permettaient « à un degré
bien supérieur la possibilité du plus beau legato dans un tempo très rapide, en gardant la main
parfaitement tranquille » 1 Les quartes et toutes les doubles notes en général par glissements
permettent d’obtenir une homogénéité du son et un legato naturel en gardant la main dans une
seule direction. Les successions de quartes sont essentiellement jouées à la main droite de
l’aigu vers le grave, ce geste étant bien mieux adapté à la morphologie de la main que
l’inverse. Le geste d’une descente en doubles notes provient de l’écriture de Chopin mais la
couleur spécifique de l’intervalle de quarte au piano est véritablement exploitée au début du
vingtième siècle par Scriabine et Debussy. L’interprète doit parvenir à rendre l’impression
d’un mouvement sonore éphémère et flottant pris dans sa propre résonance grâce à la pédale.
Ces passages doivent être joués le plus legato possible, ce qui est permis par la succession très
naturelle pour la main de l’écriture des doubles notes. Dans la Huitième sonate la cascade de
quartes a une valeur thématique de premier thème. Il s’agit d’une couleur sonore exploitée

1
Mikuli, cité par Jean-Jacques Eigeldinger, op. cit., p. 61.
216
comme thème. Elle s’ancre dans la mémoire comme geste insaisissable et pourtant
reconnaissable à l’instant où elle est rejouée.

1.4 Accords arpégés et motifs de cinq notes

Les accords arpégés que l’on trouve dans les six dernières sonates en particulier dans
les codas ainsi que les motifs de « fusées » gestes très rapides de cinq notes conjointes (cinq
doigts) qui procèdent du même type d’écriture ont pour origine L’Etude n°11 opus 10 en
arpèges aux deux mains dont Scriabine s’était déjà fortement inspiré dans son Prélude opus
15 n°3. L’écriture arpégée permet de jouer des accords plus larges que l’écart habituel d’une
main. Les accords arpégés se différencient d’une harmonie plaquée en créant un effet de
légèreté. Les cinq notes ascendantes sont un geste si fréquent dans les œuvres de Scriabine
qu’elles forment une figure musicale clairement identifiable que nous avons reliée dans la
première partie à l’évocation du vol. Alexander Pasternak garde le souvenir d’un jeu
pianistique aérien :

J’ai immédiatement eu l’impression que ses doigts produisaient le son sans enfoncer
les touches, qu’il les retirait du clavier et les laissait légèrement flotter au-dessus.
Cela créait l’extraordinaire illusion que ses doigts, d’une manière étrange tiraient le
son hors de l’instrument, un son à la fois léger, abrupt et très solide. 1

Anatole Leikin relève l’obsession de l’idée du vol et son importance dans le jeu et
dans l’enseignement de Scriabine. « Selon Maria Nemenova-Lunz, “aérien” était l’un des
termes que Scriabine utilisait le plus dans son enseignement du piano. »2

Accords arpégés, inspirés par L’Etude opus 10 n°11 de F. Chopin et leur


transformation successive dans les œuvres de Scriabine :

1
Alexander Pasternak, op. cit. p. 1173. “I immediately had the impression that his fingers were producing the
sound without touching the keys, that he was (as it were) snatching them away from the keyboard and letting
them flutter lightly over it. This created an extraordinary illusion that his fingers in some strange way were
drawing the sound out of the instrument, a sound at once light, abrupt, and very strong.”
2
Anatole Leikin, op. cit. p. 37, “According to Maria Nemenova-Lunz, “flight” was one of the terms Scriabin
used most frequently in his piano teaching.”

217
Chopin Etude opus 10 n°11- début

Scriabine. Prélude opus 15 n°3 – début inspiré par l’étude de Chopin

Scriabine Exemple Sonate n°6 opus 62 mesure 276 Accords arpégés dans les formules
de danses

Scriabine Sonate n°6 mesure 82.

218
b. L’héritage de Liszt : faire sonner le piano

L’apport de Liszt est essentiel dans l’évolution de la musique en Russie au cours du


dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Cette influence a été déterminante sur les
nouvelles compositions et plus largement sur l’enseignement de la musique en Russie, sur le
développement du conservatoire de Moscou et sur la formation des musiciens – interprètes.
Encore aujourd’hui, souligne Konstantin Zenkin, « Certains professeurs au conservatoire de
Moscou considèrent leur travail artistique et pédagogique dans la continuité de la tradition de
Franz Liszt. Ce fait atteste le pouvoir de l’influence de Liszt en Russie. » 1 L’enseignement de
Liszt s’est propagé en Russie par le biais des cours privés avant même la fondation des deux
Conservatoires de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Anton et Nikolaï Rubinstein, fondateurs
des deux principaux conservatoires, ont été les deux premiers musiciens russes à mesurer
l’importance de Liszt, notamment la nouveauté de sa technique pianistique. Nikolaï
Rubinstein recrute les premiers professeurs du conservatoire de Moscou sur les conseils de
2
Liszt, les pianistes, Joseph Wienawsky, Carl Klindworth, le violoniste Ferdinand Laub, le
violoncelliste Bernhard Cossmann, le chanteur Giacomo Galvani ou Nikolaï Hubert pour la
théorie.

Ainsi, dans les années 1840, le public russe prenait connaissance du jeu pianistique
de Liszt lui-même, et dans la seconde moitié du siècle la tradition de Liszt était
représentée en Russie par des personnalités différentes, l’art des frères Rubinstein,
3
Pabst, Siloti et d’autres.

La nouveauté du jeu pianistique de Liszt réside dans l’apport de plusieurs principes du


piano romantique. Chopin n’a jamais joué en Russie, c’est donc par les concerts de Liszt et
par l’enseignement donné par ses élèves que la notion du jeu rubato est transmise en Russie.
Serge Gut donne une idée de ce rubato « Le rubato lisztien ressemble beaucoup à une retenue

1
Konstantin, Zenkin, The Liszt Tradition at the Moscow Conservatoire, Studia Musicologica Academiae
Scientiarum Hungaricae, T. 42, Fasc. 1/2, Franz Liszt and Advanced Musical Education in Europe: International
Conference (2001), pp. 93-108, éd., Akadémiai Kiadó. p.93
“Even today certain professors at the Moscow Conservatoire consider their artistic and pedagogical work as a
continuation of the Franz Liszt tradition. This fact testifies to the power of Liszt's influence in Russia.”
2
Pianiste élève de Liszt, frère du violoniste Henrik Wienawsky.
3
Konstantin Zenkin, Ibid., p.103 “Thus, in the 1840s Russian audiences became acquainted with the piano art
of Liszt himself, and in the second half of the century the Liszt tradition was represented in Russia in an
essentially different embodiment, the art of the Rubinstein brothers, Billow, Pabst, Siloti, and others”
219
momentanée du temps, avec un léger arrêt par-ci par-là sur une note significative ; et si cela
est proprement fait on obtient un phrasé déclamatoire et remarquablement convaincant. » 1

Konstantin Zenkin explique l’importance et la domination de l’enseignement de Liszt


en Russie par le souvenir qu’il a laissé de ses tournées de concerts et par la nouveauté de son
jeu qui contrastait avec celui de tous les autres pianistes de sa génération :

Liszt était le premier interprète à démontrer les ressources du moderne et


monumental piano de concert aux musiciens russes. Le piano comme un orchestre
complet, non comme l’équivalent d’une harpe – cela était la découverte d’une
nouvelle ère musicale. 2

L’une des particularités des compositeurs russes est d’avoir très tôt intégré le piano
dans l’orchestration de leurs œuvres. Le piano dans l’orchestre se fond très bien avec les
harpes, ce qui explicite la comparaison de Zenkin. Il va de soi que le jeu de Liszt lorsqu’il
interprétait ses paraphrases d’opéra en récital devait fortement contraster avec la sonorité du
piano intégré dans l’orchestration.

Par dessus tout, son art était basé sur le potentiel de l’instrument moderne, prévu
pour de grandes salles. De là l’approche absolument différente, inconnue des écoles
de Field ou Hummel – l’utilisation du poids du bras entier, le poignet flexible et la
mobilité du corps. Tout cela a conduit à une nouvelle manière de phraser, qui se
distinguait par une respiration plus large (broader breathing). Ces nouvelles
particularités ont conduit à un traitement libre du temps musical, contrairement au
mètre strict de l’ancienne manière. 3

Vassily Safonov a été certainement le professeur le plus important pour le


développement et la carrière de Scriabine. Konstantin Zenkin le classe parmi les pianistes qui
ont subi en quelque sorte malgré eux l’influence de Liszt. Safonov est devenu directeur du
Conservatoire de Moscou en 1889, après Tanéïev.

Safonov a étudié à Saint-Pétersbourg avec Louis Brassin, un élève d’Ignaz


Moscheles, et il continuait la tradition de Hummel. Il a fondé sa propre école de
piano, très solide et influente, anti-Liszt dans sa nature. Néanmoins l’impact de Liszt

1
Serge Gut, Les dernières années d'enseignement de Liszt à travers les écrits de Carl Lachmund et August
Göllerich, Revue de Musicologie, T. 90, No. 1 (2004), pp. 55-82, éd. Société française de musicologie, 2004.
p.62
2
Konstantin Zenkin, op. cit. pp. 96-97. “Liszt was the first performer to demonstrate the resources of the modem
monumental concert piano to Russian musicians. The piano as a whole orchestra, not as an equivalent of the
harp - this was a discovery of a new musical area.”
3
Ibid. “Above all, his art was based on the potential of the modem instrument, intended for large halls. Hence
the absolutely different techniques and approaches, unknown in Field's or Hummel's schools - the use of the
entire arm weight, the flexible wrist and mobile body. All those led to a new method of phrasing, which was
distinguished by a 'broader breathing'. The new features resulted in a free treatment of musical time, contrary to
the strict meter of the earlier manner.”
220
était déjà si profond que Safonov lui-même et ses étudiants jouaient les œuvres de
Liszt et appliquaient ses principes généraux d’enseignement. 1

Le geste pianistique de Liszt semble être créé pour faire sonner le piano à l’égal de
l’orchestre. Le geste se libère de toute contrainte2 , il est réinventé selon les nécessités
musicales.

Il (Liszt) remodèle l’organisation spatiale du clavier. Jusqu’alors, une partition en


deux plans organisait l’espace sonore autant que la pratique instrumentale : la main
gauche et la main droite avaient chacune leur territoire, comme leur fonction.
Désormais, ce ne sont plus deux mains autonomes et complémentaires qui jouent du
piano, mais un ensemble de dix doigts aux combinaisons démultipliées, et qui
ouvrent le champ des possibles sonores.3

2.1 Mélodie dans le registre médium jouée avec les pouces

Pour la mise en valeur de lignes mélodiques Scriabine, tout comme Rachmaninov, a


employé la technique de Liszt, elle-même trouvée à force de transcriptions de partitions
orchestrales et de lieder, consistant à jouer une mélodie dans le registre médium du piano en
alternance avec les pouces des deux mains. Les avantages de cette technique sont
considérables car le registre médium du piano est celui qui sonne le plus naturellement. Dans
l’exemple suivant tiré de la Sixième sonate, le contre-chant est au pouce de la main gauche.
Ce contre-chant est une citation, consciente ou non de la part de Scriabine, du début du
premier thème de l’œuvre pour orchestre Prométhée opus 60.

Schubert/Liszt, Sei mir gegrüßt

Scriabine Exemple Sonate n° 6 Mesures 245 et suivantes.

1
Konstantin Zenkin, op. cit. pp. 105-106.
2
Muza Rubackyte, pianiste, indiquait dans une masterclasse que pour jouer Liszt, la main du pianiste doit se
rendre entièrement disponible, « détruire la forme » , la forme de la main, c’est-à-dire la voûte nécessaire pour
jouer Beethoven et les compositeurs classiques. Chopin lui, conserve l’idée d’une main formée mais formée sur
la position la plus naturelle avec les trois doigts centraux sur les touches noires. « Position Chopin » mi fa# sol#
la# si. Cf Eigeldinger.
3
Feriel Kaddour, op. cit. pp. 181-182
221
2.2 Trilles et trémolos

Liszt a créé une technique de trilles et trémolos dans les Jeux d’eau à la villa d’Este
permettant des sonorités quasi impressionnistes qui influenceront fortement Debussy ou
Ravel pour ses propres Jeux d’eau. Scriabine se souviendra des effets du tremolo mais pour
évoquer le feu et la lumière dans sa pièce Vers la flamme opus 72 ou dans la Dixième sonate
opus 70.

222
Liszt, Troisième année de pèlerinage, Les jeux d’eau à la villa d’Este mesure 68.

Scriabine écrit avec une technique similaire en trémolo mesuré afin d’obtenir une
densité sonore conséquente. Le geste sonore est ici différent et le trémolo peut être joué avec
les mains alternées.

Scriabine Sonate n°10 opus 70 Mesure 82 - 83

Scriabine Vers la Flamme opus 72 Mesures 72 et suivantes.

223
2.3 Sonorités orchestrales

Scriabine a été très influencé comme tous les compositeurs russes par la technique
pianistique lisztienne et par la manière dont Liszt faisait sonner le piano comme un orchestre.
Il note précisément la pédale pour le début de la Septième sonate sur la dernière triple croche
de la mesure. Placée directement sur l’accord cette pédale permet de combiner vitesse de
déplacement avec harmonie complète et masse sonore. C’est un procédé courant chez Liszt.

Scriabine, Sonate n°7 opus 64. Début.

Les œuvres de la seconde et troisième période de Scriabine exploitent abondamment la


technique lisztienne des octaves. Les octaves permettent par le redoublement de la note un
renforcement naturel du son. Geste de virtuosité, elles peuvent être mélodiques, permettre
d’obtenir un legato très cantabile comme dans la Valse opus 38 ou au contraire être détachées,
sarcastiques, à l’exemple du Poème satanique opus 36.

Les exemples empruntés aux dernières sonates et leur source dans les œuvres
antérieures ont montré des manières de déployer les harmonies sur le clavier. Les
compositeurs romantiques, a fortiori post-romantiques, aiment le mouvement et n’hésitent
pas à déplier leurs harmonies sur tout le clavier par des gestes instrumentaux. Scriabine en se
situant dans cette filiation du pianisme romantique est plus proche dans son écriture pour
piano de Rachmaninov ou Medtner que de compositeurs tels que Prokofiev ou Stravinsky.
Ces gestes passés par l’expérience des pianistes de la génération précédente tiennent compte
des contraintes non négligeables que sont la réalité de la résonance du piano moderne et les
contraintes physiques de la main, de la vitesse possible de déplacement et de l’espace du
clavier.
224
Les liens entre l’écriture pour piano de Scriabine et celle de Chopin et de Liszt
montrent l’héritage de la période romantique dans l’écriture pianistique de Scriabine et sa
parfaite adaptation à la morphologie de la main du pianiste. De nombreuses œuvres parmi
lesquelles les sonates et les études en particulier demandent une virtuosité réelle qui s’accorde
avec les dispositions naturelles de la main. Tout en bousculant certaines habitudes telles que
l’ouverture naturelle de la main formée sur l’intervalle d’une octave, Scriabine se réapproprie
une technique préexistante qu’il enrichit et prolonge selon les nécessités de ses propres pièces,
de son propre langage musical. Il se situe hors du champ du piano percussif exploré dès le
début et au cours du vingtième siècle en premier lieu par des compositeurs comme Béla
Bartok ou Sergueï Prokofiev. La sécheresse, la brutalité, l’attaque directe et dure du son
n’appartiennent pas au registre pianistique de Scriabine. Le son scriabinien au piano réside
dans l’importance accordée au son et à sa résonance. L’impact sonore se déploie dans un
geste pianistique ou résonne grâce à des artifices tels que le jeu de la pédale.

2. Les innovations techniques de Scriabine

L’écriture pianistique de Scriabine a évolué conjointement au langage musical et à la


recherche de nouvelles sonorités. Elle se rapproche par certains aspects dans les dernières
œuvres de l’écriture de Claude Debussy dans ses Préludes pour piano. La recherche sur le son
a conduit Scriabine à élargir l’utilisation de gestes pianistiques comme les trilles ou les
trémolos, surexploités dans les dernières œuvres. Toutefois le son de Scriabine au piano reste
fondamentalement différent de celui de Debussy. La technique pianistique de Scriabine
s’inscrit parfaitement dans la tradition du piano russe1 qui, dans la lignée de Field,2 accorde
une importance capitale au son cantabile, à la recherche au piano d’un timbre proche de celui
du chant, tel que le relève Anatole Leikin :

L’une des caractéristiques principales du jeu pianistique de Field a été le


développement d’un nouveau style mélodique qui consistait à « chanter » au piano.
Une autre de ses particularités était son inégalable beauté de son (…) une singulière
variété de toucher et de couleur. Cet aspect est devenu la marque de fabrique du

1
Voir annexe n°1
2
Anatole Leikin, op. cit. p. 19 : As unique as Scriabin’s performing style both its origin and its spectacular
growth can be placed entirely within the traditions of the russian piano school. The origins of professional piano
performance in Russia go back to the time when a 20 – year- old Dubliner, John Field (1782-1837), arrived in
Russia, along with his teacher, Muzio Clementi. (..) Among Field’s distinguished students were the composer
Mikhail Glinka (1804-1857) and Alexander Dubuque (1812-97/98), who became one of the leading pianists in
Russia. Dubuque’s numerous students included the composer Mily Balakirev and Nkolai Zverev, who, in turn,
taught the young Serguei Rachmaninov and Alexander Scriabin.
225
piano en Russie. Si l’Italie peut être fière du Bel Canto, le nouveau jeu du piano en
Russie peut être appelé prekrasnoe tooshe, ou le beau toucher. 1

L’analyse des interprétations de Scriabine montre que son attention portée au son,
remarquée par un grand nombre de ses contemporains, à commencer par Vassili Safonov,
ressemble plus à une articulation et à une expression plus proche du parlando que d’un
véritable legato cantabile.2

L’écriture pianistique de Scriabine équilibre parfaitement les moyens techniques


déployés et les effets demandés, en particulier dans le domaine des dynamiques. Scriabine sait
par quels moyens obtenir un fortissimo au piano ou, à l’inverse, des nuances presque
imperceptibles. En concert il jouait uniquement ses œuvres et son écriture est le reflet de ses
qualités pianistiques optimisées. Heinrich Neuhaus3 dans la tentative d’identifier les plus
grandes difficultés techniques au piano parvient à la conclusion que la difficulté principale
réside dans le fait de jouer longtemps, vite et fort. Enlever l’un de ces trois paramètres, la
durée, la vitesse ou la force tend à réduire considérablement les problèmes techniques, du
moins sur le plan de l’endurance. Scriabine aimait en tant que pianiste la virtuosité et jouait
les transcriptions de Liszt notamment celle sur le Don Juan de Mozart. Le travail excessif de
cette transcription lorsqu’il était encore étudiant au conservatoire, lui causera une
inflammation des tendons et des muscles de la main droite qui l’empêchera pendant plusieurs
mois de jouer normalement. Le souvenir de cette expérience a perduré et tenu le compositeur
éloigné de toute tentative de poursuivre le travail lisztien sur l’exploration des techniques et
de la performance physique :

Malgré tous ses efforts, la main droite a continuellement fait souffrir Scriabine
durant toute sa carrière de pianiste. Cela le rendait nerveux avant les concerts et il
s’en est continuellement plaint à ses amis. Des critiques de concert ont souvent noté
la faiblesse relative de la main droite du compositeur ; beaucoup de critiques ont
noté les prouesses techniques qu’il réalisait avec sa main gauche. 4

1
Anatole Leikin, op. cit. p. 19 One of the foremost features of Field’s piano playing was the development of a
new melodic style that seemed to “sing” on the piano. Another distinguishing characterictic was his unrivaled
beauty of tone. (...) “a singular attention to variety of touch and tone. By then, this attribute became a trademark
of piano performance in Russia. If Italy can be proud of the bel canto style, the newly formed Russian style of
piano playing can perhaps be called prekrasnoe tooshe, or le beau toucher.”
2
Cette notion sera développée plus loin dans un chapitre sur l’articulation et le phrasé.
3
Heinrich Neuhaus, op. cit.,
4
Anatole, Leikin,The performing style of Alexander Scriabin, University of California, Santa Cruz, USA, 2011.
p. 25. Even after all his efforts, Scriabin’s right hand occasionnally acted up throughout his entire performing
career and remained weaker than his left hand. He felt extremely anxious before every concert and always
complained to friends that his right hand was hurting. Several critics noted in their reviews of Scriabin’s concerts
in his maturity that the composer’s left hand seemed stronger than the right one; many of them praised Scriabin
for outstanding technical prowess of his left hand.
226
Il est vrai que les parties dévolues à la main gauche sont souvent chargées. Anatole
Leikin remarque que Scriabine a toujours privilégié des accords à seulement trois sons à la
main droite au lieu d’accords complets de quatre ou cinq sons :

Son jeu pianistique est inséparable de son style compositionnel. Même son infirmité
de la main droite est reflétée à la fois dans son jeu et dans son écriture, incluant sa
préférence pour les accords réduits à trois notes (une octave complétée avec une
quarte ou une quinte) au lieu d’un accord complet de quatre ou cinq notes à la main
droite.1

Cette affirmation est partiellement erronée, comme en témoignent de nombreux


passages virtuoses dans lesquels la main droite joue rapidement des accords de trois ou quatre
sons (Cinquième, Sixième sonates par exemple). Scriabine écrit un piano virtuose mais ne
demande jamais à l’interprète de prouesse technique combinant vitesse et force pendant
longtemps, à l’exception de quelques études qui ne dépassent jamais trois ou quatre minutes
d’exécution. Sa musique ne requiert pas de l’interprète une grande endurance physique
comme peuvent le demander certaines œuvres de Liszt ou de Rachmaninov. La technique sert
à traduire la subtilité des nuances demandées, les déplacements vifs et surtout la clarté de la
polyphonie. Cette musique requiert une grande qualité de legato et beaucoup de vivacité pour
les notes répétées ou les déplacements en accords mais il n’y a pas de véritable invention de
nouveaux procédés virtuoses, de nouveaux gestes de virtuosité. Son jeu de pianiste, d’après
les critiques de ses contemporains, se signalait essentiellement par les couleurs qu’il parvenait
à obtenir. Alexander Pasternak2 a pu entendre plusieurs fois Scriabine lors de concerts ou lors
d’auditions privées chez lui. Il décrit un jeu profondément original, inimitable :

Jouer comme Scriabine était parfaitement impossible. Son jeu était unique : il ne
pouvait être imité en produisant les mêmes couleurs, ou la puissance ou la douceur,
etc. Parce qu’il avait une relation entièrement différente avec l’instrument, ce secret
était intraduisible. 3

1
Ibid. p. 25 His performing style is inseparable from his compositional style. Even his right hand affliction is
reflected in both playing and his writing, including his preference for abbreviated three – note chords (an octave
filled in with a fourth or a fifth) instead a full four or five noe chords in the RH part.
2
Alexander Pasternak, frère de l’écrivain Boris Pasternak a écrit ses souvenirs de Scriabine.
3
Alexander Pasternak, Skryabin: Summer 1903 and after, The Musical Times, Vol. 113, No. 1558,
pp. 1169+1171-1174. Royaume-Uni, Déc., 1972.
“To play like Skryabin was absolutely impossible. His playing was unique: it could not be imitated by producing
similar tone, or power or softness, and so on. For he had a special and entirely different relationship with the
instrument, which was his own unrepeatable secret.”
227
Pasternak se souvient d’un jeu original dont les caractéristiques principales sont les couleurs
et une certaine nervosité liée au caractère du compositeur.

Le caractère de son jeu était inséparablement connecté avec la manière dont il


s’asseyait à l’instrument. Il s’asseyait toujours un peu plus loin du clavier
qu’usuellement, en penchant en arrière la tête. C’est pourquoi il semblait que ses
doigts ne touchaient pas les notes. Tout cela assurait la légèreté et la résonance qui
étaient l’essence et le charme de son jeu, et ce gazouillement d’oiseaux qui était si
essentiel. Bien que de nombreux pianistes de première classe jouent les œuvres de
Scriabine de manière excellente, par exemple Sofronitsky et Neuhaus, leur jeu ne
réalise pas la légèreté et le flottement dont je me souviens du jeu de Scriabine, et
dont Sofronitsky doit avoir personnellement connaissance. (Neuhaus n’a pas pu
l’entendre, il n’est arrivé à Moscou que longtemps après la mort de Scriabine) Dans
quelques œuvres Neuhaus réalise presque la même qualité naturelle de
« conversation » et le jeu « nerveux » qui étaient l’une de ses caractéristiques. 1

Le relevé des différents aspects techniques constitutifs de l’écriture pianistique de


Scriabine permet d’étudier la relation entre écriture et recherche sur le son de l’instrument.
Les inventions pianistiques sont des tentatives de dépasser le son du piano romantique. Les
problèmes d’interprétation portent sur l’équilibre sonore, les problèmes d’utilisation de la
pédale, le choix de la meilleure exécution possible pour un problème particulier comme peut
l’être un accord plaqué dont l’écart serait trop grand pour une main de taille moyenne. Les
interprétations diffèrent selon la lecture des détails de l’œuvre. S’agit-il pour tel passage d’un
effet sonore ? Ce passage doit-il être mesuré ? Libre ? Les enregistrements de Scriabine
apportent des réponses partielles à ces questionnements légitimes de l’interprète. Anatole
Leikin et Pavel Vasilyevich Lobanov2 ont reconstruit le jeu de Scriabine tel qu’il a été noté
lors de sessions d’enregistrement sur pianos à rouleaux.3 Cette retranscription permet d’éviter

1
Ibid. The character of his playing was inseparably connected with the way he sat at the instrument. He always
sat somewhat farther from the keyboard than is usual, leaning back, his head up. That is why it seemed that his
fingers were not actually touching the notes. All this ensured the lightness and resonance which were the essence
and charm of his playing, and that twittering of little birds which was so necessary to him. Although many first-
class pianists performed Skryabin's works excellently, for example Sofrenitzky and Neuhaus, their playing never
achieved that lightness and 'fluttering' which I remember to this day in Skryabin's playing, and of which
Sofrenitzky must have had personal knowledge (Neuhaus could not have heard him; he did not appear in
Moscow until long after Skryabin's death). In several works, such as the fourth and seventh sonatas, Neuhaus
almost achieved Skryabin's 'conversational' quality and the 'nervous' playing which was also one of his
characteristics.
2
Pavel Vasilyevich Lobanov, pianiste, élève de Vladimir Sofronitsky, ingénieur du son, spécialiste des
enregistrements historiques réalisés sur pianos à rouleaux. Il est l’inventeur d’une méthode de retranscription du
jeu directement à partir de la lecture des rouleaux disponibles. L’intégralité de la retranscription des
enregistrements de Scriabine se trouve dans le livre d’Anatole Leikin, The performing style of Alexander
Scriabin, Ashgate, University of California, 2011.
3
Sessions réalisées le 15 Janvier 1908 à Leipzig, dans les locaux de la firme Hupfeld Phonola où Scriabine a
enregistré 14 pièces. [Etude op.8 n°8, Feuillet d’album op. 45 n°1, deux mazurkas op. 40 n°2, deux poèmes op.
32 n°1, 2, Préludes op. 11 n°10, 13, 14, Préludes op. 17 n°3,4, Sonate n°3 op. 23, Sonate n°2 op. 19 et en Février
1910 à Moscou pour la firme Welte neuf compositions parmi lesquelles : Deux préludes op. 11 n°1,2, poème op.
228
les marges d’erreurs et l’infidélité des disques réalisés causée par les lacunes techniques et les
imprécisions concernant notamment la manière et la vitesse à laquelle les rouleaux doivent
être joués. Le relevé des inventions techniques, des gestes pianistiques récurrents et leur mise
en relation avec le jeu de Scriabine permet d’avancer quelques hypothèses et possibilités pour
l’interprétation. Certains éléments identifiés dans la première partie se retrouveront ici
analysés sous l’angle du geste instrumental et de ses raisons sonores.

Ecriture en arpèges.

L’élément stylistique le plus marquant de Scriabine est son écriture harmonique de la


main gauche sous forme d’arpèges descendants. Ce geste est inspiré par une technique issue
des accompagnements de main gauche dans les œuvres de Chopin dont Scriabine modifie le
principe en faisant entendre systématiquement la basse en dernier. Chopin et Liszt posaient la
basse en premier, puis l’arpège vers l’aigu en suivant les lois naturelles des harmoniques. Ce
geste, présent dès les premières œuvres, crée une incertitude harmonique et rythmique en
retardant l’arrivée de la véritable basse. Ce geste est naturel techniquement car il est plus
facile de jouer par mouvements contraires et en éloignant les bras du corps.1
Harmoniquement, il est difficilement justifiable et pose de nombreux problèmes
d’interprétation. Il permet souvent au compositeur de réaliser dans le registre médium un
contrechant avec le pouce de la main gauche ou, en évitant de placer la basse sur le temps, de
créer une illusion d’apesanteur et une incertitude harmonique. Scriabine jouait toujours ces
formules en recréant l’harmonie par la pédale. La retranscription de l’enregistrement de la
Troisième sonate par Leïkin est très claire : Scriabine met systématiquement la pédale sur la
durée de l’arpège et la retire après la basse.

Sonate n°6 opus 62. Mesure 27

32 n°1, deux préludes op. 11 n°13, 14, Désir op. 57 n°1, Prélude op. 22 n°1, Mazurka op. 40 n°2, Etude op. 8
n°12.
1
Cf. Elisabeth Leonskaja, Masterclasses, Lübeck.
229
Jouée diminuendo, interprétée comme une désinence telle que l’écriture peut le faire
penser, la basse perd sa fonction harmonique. Dans la Cinquième sonate, tous les
accompagnements à la main gauche effectuent ce mouvement vers la basse. Certains
interprètes1 accentuent légèrement et donnent toute son importance à cette note de basse afin
de rétablir l’équilibre harmonique. Dans les deux exemples ci-dessous où l’harmonie est
répétée et confirmée, le geste permet de désynchroniser l’habituelle simultanéité de la basse et
du temps fort. Le geste traduit une intention sonore dans un mouvement technique.

Sonate n° 5 opus 53. Mesure 47

Sonate n° 5 opus 53 Mesure 120

Dans la pièce Guirlandes, deuxième des Deux danses opus 73, ce geste semble inspiré
par le titre. Les deux mains évoluent par mouvement contraire. L’écriture en arpèges
descendants de la main gauche et le retard ainsi induit de la basse crée un sentiment de temps
flou, indécis, « languissant », inconsistant, vaporeux. Le début paraît presque improvisé. Les

1
Evgeny Moguilevski, Cours, Conservatoire de Bruxelles.
230
guirlandes de la main droite au début de chaque mesure, puis chaque deux temps (dans une
mesure à ¾) forment, pour reprendre un terme du vocabulaire poétique, un « enjambement »
de la mesure. Le déséquilibre rythmique à l’intérieur des temps et des mesures est étudié et
cultivé dans ce début par les hémioles et superpositions rythmiques de triolet contre quintolet.
La pièce reste pourtant structurée par des carrures par quatre mesures.

Deux pièces opus 73. Opus 73 n° 2 Guirlandes – début.

Répétition d’accords.

Les accords répétés sont une autre formule d’accompagnement courante dans les
œuvres de Scriabine, du Poème opus 32 n°2, du Poème tragique aux sonates. La répétition
dans la même pédale d’un accord dans le registre médium permet de développer toutes les
ressources sonores, la capacité maximale de résonance de l’instrument afin d’obtenir
naturellement une grande densité sonore. C’est l’écriture de l’extase dans les sonates dont le
meilleur exemple est certainement la coda de la Cinquième sonate. L’interprète ne doit pas
forcer cet effet naturel à l’instrument. Des problèmes d’équilibre dus à une présence sonore
231
trop importante du registre médium peuvent rendre les aigus durs ou inaudibles. Alexander
Pasternak souligne la puissance particulière que Scriabine pouvait obtenir au piano.

Ses forte, malgré leur légèreté et leur transparence sonnaient comme le fff de
n’importe quel pianiste ordinaire, pourtant il les réalisait sans aucun des tours
habituellement utilisés pour accentuer les difficultés d’un passage, comme l’inutile
lourdeur, l’utilisation excessive de la pédale, etc. Il réalisait simplement cet effet par
le contraste entre une résonance légère, semblable à une cloche et le spécial forte
scriabinien, un contraste qui dans son jeu était si formidable qu’il produisait
immanquablement l’effet nécessaire. 1

Sonate n° 5 op. 53 – Coda

Vassily Safonov expose dans sa méthode New Formula for piano teacher and piano
student la manière de jouer les accords :

A moins qu’un effet spécial de rudesse soit nécessaire, un accord ne doit jamais être
préparé dans une position rigide, sinon le son deviendra dur et raide. L’accord doit,
pour ainsi dire, être caché dans les mains fermées qui tomberont en s’ouvrant sur la
bonne position. C’était le secret de l’incomparable beauté sonore des accords
d’Anton Rubinstein. 2

1
Alexander Pasternak, op. cit. p. 1173. “His forte, however, in spite of its lightness and transparency, sounded
like the fff of any ordinary pianist; yet he achieved this without any of the tricks usually used to emphasize the
difficulties of a passage, such as unnecessary crashing, over-use of the pedal, and so on. He made his effect
simply by the contrast between a light, bell-like resonance and the special Skryabin forte, a contrast which in his
playing was so tremendous that it unfailingly produced the necessary effect.”
2
Vassily Safonov, New formula cité par Anatole Leikin, op. cit. p. 22 “Unless a special effect of roughness is
intented, a chord must never be prepared in a stiff position, for then the sound becomes hard and wooden. The
chord must ; so to speak, be hidden in the closed hand, which opens, in falling from above for the necessary
position, just at the moment of strinking the keyboard. This means that the chord must be ready in the thought of
the player before the hand opens. This was the secret of the incomparable beauty of sound in the chords of Anton
Rubinstein.
232
Trémolos et accords alternés

Scriabine varie le procédé dans la Dixième sonate ou dans le poème opus 72 Vers la
Flamme. L’effet d’accumulation est réalisé dans ces pièces en geste virtuose par l’exécution
rapide d’accords alternés aux deux mains. La Dixième sonate fait se succéder trémolos à une
main et alternance d’accords aux deux mains selon les possibilités permises par la disposition
des autres voix à jouer. L’interprète doit éviter de faire entendre les changements d’exécution,
à une ou deux mains, et maintenir constamment le même tempo d’oscillation et la même
densité sonore. Le poème Vers la Flamme exploite le même geste. L’écriture sur une seule
portée suggère une exécution avec la seule main droite, ce qu’un interprète comme Vladimir
Horowitz ne fait pas et joue à deux mains alternées afin d’obtenir une plus grande puissance
sonore.1 Scriabine privilégie dans sa notation la clarté de la polyphonie et la logique de la
continuité des voix.2 La division des portées ne correspond pas obligatoirement à la division
habituelle entre main droite et main gauche L’interprète peut reconstruire la répartition entre
les mains selon les possibilités techniques et les nécessités musicales.

Vers la Flamme opus 72 mesure 105 le partage des mains tel qu’effectué par Vladimir
Horowitz est indiqué.

1
Vladimir Horowitz joue Vers la Flamme Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=5_FKKIC1oSw
2
Cf. Écriture sur trois portées sonate n° 6, n° 5.
233
Sonate n° 10, mes 212.

Les mesures 260 à 264 de la Sixième sonate sont particulièrement problématiques pour
une répartition entre les deux mains qui ne détruisent pas l’équilibre de la polyphonie et la
conduite des voix. La répartition suggérée mesure 261 par l’édition Peters est certainement la
meilleure solution.

234
L’écriture par doublure est un autre moyen permettant de développer la puissance
sonore du piano. L’octave, intervalle de stabilité et d’ouverture naturelle de la main, est un
geste très pianistique autour duquel la technique du piano romantique s’est créée. Souvent
assimilées à un geste de virtuosité, les octaves ont plusieurs fonctions. L’octave, premier
harmonique naturel du son fondamental, permet d’enrichir la résonance et de renforcer le
son. Ce procédé est courant pour l’écriture de la basse. Scriabine redouble systématiquement
la basse dans quelques préludes (opus 11 n° 6, 14 etc.) et dans l’Allegro de concert opus 18
qui souffre d’un excès de lourdeur.

Dans les dernières sonates, Scriabine développe une écriture plus subtile en
considérant les octaves comme deux voix distinctes. Son écriture orchestrale évolue dans le
même sens, il abandonne progressivement les doublures trop systématiques et détaille toutes
les voix.1 Les octaves seules sont très rares dans les dernières sonates. Scriabine écrit des
accords dont l’une des voix mélodiques est doublée à l’octave. L’équilibre à trouver dans ces
passages est primordial. Les octaves doivent être conduites comme deux voix indépendantes.
Vassily Safonov insistait dans ses cours sur ce point primordial :

1
Voir l’exemple de Prométhée, dernière œuvre symphonique du compositeur.
235
Il [Safonov] insistait pour que les étudiants équilibrent les accords différemment, en
fonction des circonstances : souvent la note aiguë était mise en valeur, mais parfois,
cela pouvait être une des autres notes. La brillance dans les octaves était
généralement obtenue en accentuant la voix extérieure. Quand les octaves
mélodiques étaient divisées aux deux mains, comme dans le finale de la sonate en si
bémol mineur ou dans la mazurka op. 24 n°4, diverses manières de phraser étaient
exigées, et Safonov montrait différentes solutions pour ces passages, tout en
encourageant les étudiants à trouver leurs propres solutions.1

Dans l’exemple tiré de la Sixième sonate, la partie supérieure de l’octave constitue une
des voix mélodique, thématique, la voix inférieure a une fonction d’accompagnement.
L’articulation des deux voix et leur nuance sera par conséquent très différente dans
l’interprétation. La partie supérieure sera jouée cantabile et forte lorsque la partie inférieure
sera moins forte et jouée non-legato.

1
Anatole Leikin, op. cit. p. 22. « He insisted that students voice chords differently, depending on the
circumstances : often the top note was highlighted, but, occasionnally, it could be one of the lower notes.
Brilliance in octaves was usually achived through emphasizig the outermost voices. When melodic octaves were
divided between the two hands, as in finale of Chopin’s Bb minor Sonata or in Chopin’s B-minor Mazurka op.
24 n°4, more varied voicing was required, and Safonov demonstrated diverse voicing effects in such passages,
encouraging his students to find their own voicing solutions.”
236
Sonate n° 6 Mes 180.

Sonate n° 10 Mesure 200.

Les passages en successions rapides d’accords figurent parmi les plus exigeants en
terme de technique et de virtuosité dans les dernières sonates. Cette technique
d’enchaînements rapides d’accords de trois ou quatre sons dans des positions et directions
différentes est propre à Scriabine. Elle se trouve dans les codas des sonates ou dans le premier
thème de la cinquième sonate. Le compositeur utilise cette technique pour l’écriture du délire,
du vertige, de la danse. Synonyme de tension dans les codas, elle requiert une grande
exactitude rythmique. La coda et surtout ce type d’écriture produisent une rupture avec ce qui
précède. Cette rupture se crée par un nouveau rapport au déroulement du temps. L’écriture en
accords génère une tension liée à la vitesse des déplacements et à la brièveté conséquente du

237
son. Dans la Sixième sonate, la difficulté principale consiste à changer l’écart de la main pour
jouer l’enchaînement rapide d’intervalles de septièmes et de neuvièmes. Le passage est
construit par des enchaînements de deux accords, dont les parties extrêmes sont écrites sous
forme d’échange et les notes centrales sont communes. Le geste instrumental suit le principe
d’écriture, techniquement la main du pianiste se déplace latéralement pour atteindre
l’intervalle de neuvième et se rétracte légèrement pour « attraper » le second accord. Le geste
de ce passage à première vue difficile est facilité par les notes communes des accords et la
répétition des mêmes enchaînements.

Sonate n° 6 opus 62 mesure 273

Dans la Septième sonate Scriabine écrit un passage convoquant un geste similaire. Par
le même procédé, le geste du pianiste est guidé par les notes communes aux accords, par le
pouce de la voix inférieure et par la quinte de l’accord.

238
Sonate n° 7 opus 64 mesure 273

Dans la Cinquième sonate l’enjeu est un peu différent et la réalisation du passage plus
difficile. L’écriture est dans ce cas thématique et il n’y a pas de notes communes aux accords,
la main du pianiste est en perpétuel mouvement. La note supérieure de chaque accord doit être
timbrée davantage par rapport au reste de l’accord pour créer une ligne mélodique. Deux
postures d’interprètes existent pour ces passages. Les interprètes qui identifient ce thème
comme une danse et accentuent le travail de superposition rythmique et ceux qui le
considèrent mélodiquement et le phrasent comme dans le deuxième exemple.

Sonate n° 5 opus 53 mesure 47

Sonate n° 5 opus 53 mesure 47 Exemple d’interprétation

Scriabine possédait selon les témoignages des mains de taille relativement petite.
Néanmoins de très grands accords se rencontrent fréquemment dans sa musique. L’interprète
239
est confronté à un choix entre arpéger certains accords, trouver un nouvel agencement dans la
répartition des notes de l’accord entre les deux mains ou supprimer une doublure non
indispensable. A partir de la mesure 89 dans la Dixième sonate l’écriture de la main gauche
pose un problème évident. La partie la plus importante est le chant au pouce de la main
gauche. Les grands écarts que demandent les accords ne doivent pas perturber la ligne
mélodique. Le pianiste peut scinder rapidement les accords problématiques en deux et garder
l’équilibre de la main porté sur le pouce pour conserver la continuité de la ligne mélodique.

Scriabine, Sonate n° 10 opus 70. Mesure 83 et suivantes

Les mesures 59 et suivantes de la même sonate posent un problème similaire pour les
accords de la main gauche. L’interprète peut arranger la distribution des notes de l’accord
entre les deux mains pour les accords mesure 59 et 61 comme cela est suggéré par l’éditeur. Il
est important de conserver l’attaque simultanée de la quinte à la basse mesures 61 et 65 et de
la quarte mesure 63.

240
Scriabine, Sonate n°10 opus 70. Mesure 56 et suivantes

Dans ses interprétations Scriabine privilégiait pour les accords plus larges que l’écart d’une
main les accords arpégés et étalait parfois les notes sur la totalité du temps comme le montre
la transcription par Pavel Lobanov de l’interprétation de la pièce Désir opus 57. 1

Scriabine, Désir op. 57 dernières mesures. Transcription par Pavel Lobanov 2

1
Anatole Leikin, op. cit. p. 132.
2
Ibid.
241
242
Chapitre II. La question du temps musical

La forme de l’œuvre musicale se définit par l’organisation du matériau sonore dans le


temps. Nous avons vu les distinctions que Martha Grabocz1 établit entre trois types de formes.
La première qu’elle appelle forme d’énumération ou de mise en série s’inscrit à la fois dans
un temps linéaire et dans la référence constante au sujet (pour les fugues et les canons) ou au
thème (pour les variations et les rondos). La forme « fermée» construit un temps cyclique,
presque d’éternel retour, qui revient au même. La forme évolutive qui, pour Grabocz se joue à
l’intersection entre construction musicale et modèle narratif, est le temps du déploiement, de
la métamorphose du matériau musical. La durée de l’œuvre est liée au temps d’épuisement de
l’idée initiale, du thème et de ses possibilités de développement. La technique de
fragmentation d’un thème en plusieurs cellules est l’une de ces possibilités.2

En général les formes musicales les plus simples se structurent autour de l’énonciation d’un
thème (partie A) d’une partie contrastante (B) et du retour du thème (A’) ; répétition et
variation. La forme sonate - plus développée – est construite sur un contraste porteur de
tension. Dans le contexte classique le contraste est thématique et harmonique (tension
harmonique créée par une modulation). Les dernières sonates de Scriabine sont élaborées
autour de plusieurs figures et thèmes entretenant de forts liens harmoniques et intervalliques
entre eux. Le contraste se situe moins sur le plan harmonique qu’au niveau du caractère des
éléments thématiques et dans leur rapport au temps.

Le contraste thématique dans les dernières sonates de Scriabine s’exprime par


l’inscription des thèmes dans deux temps différenciés. L’un d’entre eux, celui du premier
thème ou du premier groupe thématique, relève de l’action, du mouvement ; le second
s’inscrit dans le temps de la langueur (écrit languido dans la partition), de l’attente. La vitesse,
la virtuosité s’opposent à la durée et la résonance. L’auditeur perçoit un temps rapide, en
mouvement, voire précipité, et un temps quasiment « hors temps » sans action que Gilles
Deleuze appelle « un petit morceau de temps à l’état pur».3 Les codas sont dans le
temps de l’extase, celui, dans le délire scriabinien, littéralement de « la fin du temps».4 Les
codas des sonates font réentendre superposés, réunifiés, les thèmes de l’œuvre. Elles
1
Martha Grabocz, « Renaissance de la forme énumérative sous l’influence du modèle épique dans les oeuvres
pour piano de Liszt, facteurs de l’analyse structurale et sémantique, » op. cit., Voir infra partie 1. Chapitre III.
2
Voir infra partie 2.
3
Gilles Deleuze, L’Image-temps, l’Image-mouvement, Les éditions de minuit, Paris, 1985.
4
Cette expression employée ici pour Scriabine s’oppose radicalement au sens qu’elle revêt dans le Quatuor pour
la fin du temps de Messiaen. Les codas des sonates de Scriabine condensent tous les éléments thématiques déjà
entendus, presque dans la tentative de donner à entendre la sonate entière, simultanément en un seul instant. Le
final du quatuor de Messiaen à l’opposé tend à la raréfaction et à la dissolution du son dans un tempo très lent.
243
superposent ainsi plusieurs temporalités, celle de la mémoire qui provient de la
reconnaissance du thème répété, le présent de l’audition, et le déjà-entendu qui déclenche une
impression de prévisibilité.

Nous parlons de différents temps sous forme raccourcie et imprécise à propos des
différentes perceptions du temps. Perceptions du temps et du mouvement sont liées dans la
musique. La notion de tempo sur laquelle nous reviendrons est une notion utile à l’interprète
mais ne rend pas compte de la réalité de la perception du temps. Si l’on considère le rythme
harmonique comme un mouvement, une direction, il peut être indépendant du tempo
(pulsation) : lent dans un tempo rapide et rapide dans un tempo lent. Le tempo est une notion
complexe qui dépend de l’unité de mesure considérée, le temps, une subdivision, la mesure, la
carrure ou le rythme harmonique. Le tempo du métronome représente un temps physique
indépendant du temps perçu assimilé au mouvement. Si la notation cherche à fixer le
déroulement dans le temps de l’œuvre musicale et l’inscrit dans un temps physique
mesurable, de la montre ou du métronome par l’indication de tempo, à l’audition l’œuvre
musicale semble pourtant créer son propre temps et l’auditeur entend des mouvements
internes différenciés dans l’œuvre. Danielle Cohen – Levinas montre une évolution de la
conception du temps musical selon le langage et la période musicale :

La rationalité du temps musical classique est à mettre en relation avec les carrures
rythmiques, la tonalité et le thématisme. En revanche le temps musical romantique
est de nature, voire de facture et de texture plus phénoménologiques, dans la mesure
où il tente d’exprimer le devenir immédiat de la conscience. (…) Dans le cas de la
musique romantique, la durée réelle a tendance à céder le pas à la durée
psychologique. D’où l’expression temps musical que le compositeur ordonne par
modification des intervalles, des accents, des rythmes, des hauteurs et des timbres. 1

L’expression de « temps psychologique » renvoie au perpétuel réajustement et à la


comparaison par rapport au temps mesuré. Pierre Souvtchinsky rappelle que « toute cette
variété de types et de modification du temps psychologique serait insaisissable, si à la base de
toute cette complexité d’expérience ne se trouvait la sensation primaire – souvent
subconsciente – du temps réel, du temps ontologique. »2 A l’inverse, certaines œuvres
musicales tel le perpetuum mobile adhèrent au temps physique et cherchent à en imiter la
régularité. La perception du temps est principalement conscience des mouvements
harmoniques. Lorsque le mouvement harmonique contredit le tempo dans les hémioles ou les
zones de statisme harmonique, la conscience du temps musical se détache du temps mesuré.
1
Danielle Cohen – Levinas, « Du temps musical, préparation aux épreuves d’analyse musicale », Musurgia,
Vol. 2 n° 1, 1995. pp. 72 - 73.
2
Pierre Souvtchinsky, second article de 1939, cité par Eric Emery, Temps et musique, éd. L’âge d’homme,
Lausanne, 1998. p. 496.
244
Scriabine conçoit la forme sonate structurée autour de l’antinomie entre temps de
l’action et temps de la langueur. Dans la période classique le premier thème des sonates était
souvent plus rythmique que le second, mélodique. Les traditions d’interprétation s’autorisent
d’ailleurs à jouer dans un tempo légèrement plus relâché les seconds thèmes. Scriabine
exacerbe cette tradition visible dès l’origine de la forme sonate.

1. Le Tempo

Les deux exigences déterminantes dans le choix d’un tempo sont la nécessité de
conserver notamment à la phrase musicale son unité, (ce qui écarte les interprétations dont les
tempi sont si lents qu’elles ne permettent plus de saisir des phrases un peu longues dans leur
ensemble) et l’accord du tempo avec le caractère. Les autres exigences sont d’ordre
acoustique et varient avec les capacités de l’instrument sur lequel l’œuvre est jouée et les
caractéristiques de résonance de la salle du concert. Les divergences d’interprétation se
focalisent généralement sur le paramètre du tempo choisi. Cet élément est pourtant tout à fait
secondaire en dehors des points évoqués précédemment. L’interprétation d’une œuvre se
construit essentiellement sur la structuration du temps de l’œuvre, très différente du simple
choix du tempo. Certains interprètes ont enregistré plusieurs fois la même œuvre en prenant
des tempi considérablement différents d’une version à l’autre sans que les rapports soient
modifiés ou que la conception du temps musical change. Deux manières de concevoir
l’organisation du temps musical ou de la pulsation s’opposent. Une école de la pulsation
constante et égale à laquelle appartiennent des pianistes tels que Glenn Gould ou Friedrich
Gulda pour qui la verticalité, la régularité, la solidité sont primordiales et une école d’un
tempo structuré au niveau de la carrure ou de la mesure (Glenn Gould parle même à propos
d’Arthur Schnabel d’une pulsation du « paragraphe »1) à l’intérieur desquelles la pulsation est
fluctuante. Ces deux conceptions du rythme se retrouvent à une plus grande échelle sur
l’organisation des tempi au niveau de la forme de l’œuvre.

La Cinquième sonate de Scriabine est la sonate la plus enregistrée. Quatre moments


différenciés par des changements de tempi indiqués sur la partition se succèdent dans
l’exposition. Le premier de ces moments est un geste qui balaie tout le clavier, écriture
extravagante du mouvement par excellence. Glenn Gould parle d’effet de zoom.2 A ce geste
inaugural succède une introduction dont la seule indication d’ordre psychologique
est languido. Le thème principal de la sonate, un presto con allegrezza, d’écriture assez
virtuose et polyrythmique en six contre quatre débute à la mesure quarante six. Le second

1
GOULD, Glenn, Entretiens avec Jonathan Cott, trad. de l'américain et préfacé par Jacques Drillon, coll.
Musique et cie, éd. JC Lattès, Paris, 1983. p. 81
2
Ibid., p. 108 – 111. Voir annexe.
245
thème meno vivo contraste par une écriture polyphonique. Le rythme régulier appelle à une
interprétation libre guidée par les indications du compositeur de rallentando et reprise de
tempo. Ces quatre temps auxquels s’ajoute le tumultuoso de la codetta concluant l’exposition
sont clairement définis et lisibles sur la partition. Les enregistrements par de grands
interprètes témoignent pourtant de conceptions très diverses des rapports entre ces différents
moments de l’exposition. La seule exposition a été prise pour objet d’étude car elle
conditionne l’interprétation du reste de l’œuvre. Les enregistrements de Vladimir Horowitz
(1976) Samuel Feinberg (1948) Sviatoslav Richter (1962) Vladimir Sofronitsky (1958) Glenn
Gould (1970) ont été retenus. La durée totale d’exécution de l’œuvre varie énormément d’un
interprète à l’autre. Des cinq enregistrements retenus l’interprétation la plus rapide est celle de
Samuel Feinberg (10’05), la plus longue celle de Glenn Gould (13’14).

L’interprétation la plus radicale sur le paramètre du temps est celle de Glenn Gould.
Gould conçoit l’œuvre dans une pulsation constante malgré les changements de tempo
indiqués sur la partition. Il joue les deux parties de l’introduction dans un tempo relativement
lent. Le geste introductif est conçu comme un rapprochement spatial (zoom). Musicien de
studio, Gould a recherché des plans contrastés de spatialisation sonore plus que de tempo. Le
premier et le second thème sont joués à tempo constant (la croche du 6/8 du premier thème est
égale à la croche du second thème). L’interprétation de Feinberg est la plus éloignée de celle
de Gould en terme de durée de l’œuvre. La différence de choix de tempo n’est cependant pas
la différence la plus notable entre ces deux interprétations. La divergence fondamentale
concerne la conception du temps musical. Réduire ces interprétations au choix d’un tempo
plus lent ou plus rapide ne rendrait pas compte des véritables intentions musicales des deux
interprètes. Pour Gould le temps musical est structuré par une pulsation stable, inéluctable. Il
joue sur les plans sonores, la spatialisation des micros, le montage des plans sonores,
l’accumulation des voix, polyphoniquement ou par montage. Pour Feinberg, le temps est
plastique, la musique est faite de lignes ayant leur propre direction suggérée par l’écriture du
compositeur, par le geste musical. L’introduction lente après la montée d’agrégats sonores sur
l’accord mystique telle que la joue Feinberg est éclairante. Les libertés prises avec le tempo
sont constantes et suivent les gestes de l’écriture. Il s’agit probablement de l’interprétation la
plus fidèle de ce que Scriabine entendait par languido.1

1
Anatol Leïkin, The performing style of Alexander Scriabin, University of California, Santa Cruz, USA, 2011.
citation d’Alexander Ossovky p. 28 : « Les interprétations de Scriabine avaient toujours un caractère
d’improvisation, il semblait qu’il était toujours en train de créer la pièce. » Cette affirmation est complétée par
Boris Yavorsky qui note que les interprétations de Scriabine en concert se différenciaient nettement de la
partition mais n’avaient rien d’improvisé car les mêmes détails étaient joués à l’identique lors de plusieurs
concerts.
246
Vladimir Sofronitsky et Vladimir Horowitz jouent également cette introduction
librement en conservant un mouvement assez allant. Sviatoslav Richter l’interprète plus
lentement en laissant plus d’espace au développement des résonances. Sofronitsky, Horowitz
et Feinberg respectent la différence de tempo entre le thème principal et le meno vivo.
Feinberg est l’interprète qui marque le moins cette différence de tempo et joue le second
thème comme l’introduction. Chaque phrase ou geste d’accompagnement a son propre
mouvement, sa propre flexibilité à l’intérieur d’une structure plus globale de la mesure.
Richter conçoit l’exposition de la sonate avec de plus grands écarts de tempi que les autres
versions écoutées. Il joue le thème principal très rapidement avec peu de pédale. Le second
thème est beaucoup plus lent par contraste. Dans toutes les versions écoutées, il y a un rapport
évident de tempo entre la partie languido de l’introduction et le second thème.

Scriabine a laissé un témoignage des interprétations de ses propres œuvres en


enregistrant sur rouleaux en 1910 quelques-unes de ses pièces pour la firme des pianos Welte-
Mignon. Ces enregistrements qui permettent d’avoir une idée du jeu de Scriabine au piano
doivent être écoutés avec une certaine distance critique. Ces enregistrements ont été publiés
par deux maisons de disques : Pierian Recording Society et Harmonia Mundi qui obtiennent à
partir des mêmes rouleaux des résultats sonores différents. Les tempi du même enregistrement
(même rouleau) ne sont pas les mêmes selon les éditions. L’enregistrement Pierian est
surprenant, les mains sont très décalées, les accélérations sont brutales. Ces décalages ne se
retrouvent pas dans l’édition d’Harmonia Mundi beaucoup plus lissée. Il est en réalité difficile
d’obtenir un rendu sonore fiable à partir de rouleaux, savoir avec exactitude à quelle vitesse
les passer manuellement. Le musicologue Anatole Leïkin avec le pianiste Pavel Lobanov ont
étudié directement les rouleaux et publié une analyse graphique des fluctuations de tempo à
partir de la lecture des perforations. Les fluctuations de tempo sont retranscrites par
annotation graphique au-dessus de la partition. La pièce opus 57 n°1 Désir reste éloquente sur
la gestion par Scriabine du temps musical. Le jeu de Scriabine est « libre » dans la mesure où
aucune croche n’a la même durée mais est jouée en fonction de son contexte. Cette liberté, qui
n’a rien en commun avec une approximation ou avec une distorsion entre notation et
interprétation exprime toute la tension harmonique et intervallique de l’œuvre. La forme de
cette pièce très courte de quinze mesures est un AA’ avec trois mesures de coda. Dans
l’interprétation de Scriabine les deux parties absolument égales en temps durent chacune
trente secondes. Dans chaque partie, trois motifs a b c sont introduits par le même mouvement
mélodique en anacrouse. Ces trois motifs ont des liens de parenté évidents entre eux, le motif
b est une variante de a. Le motif c constitué d’une ligne descendante à la main gauche
contraste par son registre et sa direction mélodique. Ces trois motifs ont le même rythme en

247
triolets de croches mais possèdent leur mouvement propre. Le motif a, de nature statique,
harmonisé par un triton qui s’enchaîne à une septième laissée en suspens, est répété deux fois.
Le motif b dont le mouvement mélodique amène sa propre répétition transposée est porteur
d’une direction (la fin de b est le début de b’ mélodiquement transposé un demi-ton plus
haut.) Le motif c à nouveau de nature plus statique contraste avec les croches de l’anacrouse.
Scriabine dans son interprétation de 1910 donne un mouvement conclusif à l’œuvre en
accélérant sur ces mesures en A’. Il joue les croches en anacrouse non harmonisées en leur
donnant une direction, un élan vers le premier temps. L’interprétation de cette pièce par le
compositeur est un modèle de temps agogique.

Désir opus 57 n° 11

1
Anatole Leïkin, op. cit., enregitrement de Scriabine (1910) transcrit par Pavel Lobanov, pp. 129 – 132.
248
Il me semble souvent voir à la lecture des partitions de Scriabine les efforts du
compositeur pour aboutir à une écriture claire, qui simplifie parfois la richesse des sonorités et
la complexité de la polyphonie qu’il invente. L’étude attentive de la retranscription d’un
enregistrement de Scriabine jouant l’une de ses œuvres permet de prendre conscience de la
distorsion entre l’interprétation réelle et la notation des valeurs rythmiques et des durées sur la
partition. Il peut « déformer » volontairement un rythme. A l’intérieur d’une phrase
mélodique écrite en valeurs régulières, Scriabine décide d’interpréter ces valeurs avec de
légères différences selon les tensions intervalliques et harmoniques.

La notation rythmique ne tient pas compte, en tant que notation conventionnelle par
symboles, de la tension musicale créée par la courbe mélodique ou son harmonisation. La
notation sert à l’information ou à la mémoire et présuppose une connaissance préalable de
l’interprète. La notion de rubato liée à la liberté rythmique est indissociable du paramètre du
son et du timbre. Neuhaus insiste sur cet aspect d’imbrication entre son, timbre et agogique :

Il est impossible de déterminer le degré de liberté rythmique d’une phrase donnée


sans avoir trouvé sa nuance correcte. La sonorité et le rythme vont toujours de pair,
ils s’entraident, et c’est la main dans la main qu’ils arrivent à résoudre les problèmes
1
de l’interprétation expressive.

1
Heinrich Neuhaus, L’Art du piano, traduit du russe par Olga Pavlov et Paul Kalinine, éd. Van de Velde, Paris,
s.d.
249
Anatole Leïkin détermine trois types de rubato : l’altération de notes mélodiques dont
la durée est élargie ou raccourcie durant l’exécution, les modifications rythmiques des
différentes voix qui aboutissent à la désynchronisation des parties et l’expansion et la
contraction des pulsations qui aboutissent à des fluctuations de tempo.1 L’altération de la
durée des notes mélodiques est le procédé le plus courant d’interprétation du rubato. La
désynchronisation des parties, conséquence de la généralisation de ce procédé à une
polyphonie, permet aussi de limiter la sensation de la pulsation.

Scriabine précise de plusieurs manières les libertés à prendre avec le tempo et le


rubato nécessaires à l’interprétation de certaines pages de sa musique. Le rubato est
généralement induit par l’écriture. Toute phrase mélodique, legato cantabile, requiert au
piano une liberté, une souplesse dans l’interprétation du rythme pour atténuer l’aspect
percussif de l’instrument. Scriabine n’hésite pas à indiquer les légers retards (ritenuto) qu’il
souhaite même pour un ou deux temps. La troisième des pièces opus 51 Poème ailé est à cet
égard un exemple frappant dans lequel Scriabine indique à chaque mesure les ritenuto et
accelerando qu’il souhaite.

L’interprète peut aussi décider dans certains cas pour des raisons formelles d’écourter
certaines durées afin de maintenir une tension si le son s’éteint trop vite. Horowitz dans son
interprétation du poème Vers la Flamme opus 72 n’hésite pas à prendre des libertés avec les
valeurs longues au début de l’œuvre. Son interprétation, en bannissant tout relâchement
sonore contrairement à d’autres interprètes plus scrupuleux sur l’exactitude du texte, bâtit
l’œuvre sur des proportions différentes, personnelles et cohérentes, qui maintiennent
l’auditeur dans la tension de l’écoute.

La musique de Scriabine pose de nombreuses interrogations sur l’interprétation,


notamment parce que la rigidité de la notation rythmique entre en contradiction avec le
caractère général des œuvres. Nous savons, par le témoignage d’auditeurs et pianistes
contemporains, que Scriabine s’éloignait parfois considérablement sur le plan rythmique de ce
qu’il avait noté sur la partition lorsqu’il interprétait ses propres œuvres en concert. Eléna
Bekman-Shcherbina qui a étudié de nombreuses œuvres de Scriabine avec le compositeur lui-
même se rappelle ses interprétations :

Les interprétations de Scriabine se caractérisaient par d’incroyables finesses dans les


nuances. La notation ne peut pas transmettre tous les dégradés, les fluctuations
capricieuses de tempo, et l’expression exacte. Il faut lire entre les lignes, et le
compositeur lui-même changeait souvent le texte.2

1
Anatole Leïkin, op. cit., p. 26.
2
Elena Scherbina-Bekman, « ob ispolnenii fortepianikh sochinenii A. N. Scriabina. » in Pianisti raskazivaiout,
vsiesoiouznoe izdatelstvo, sovietskii kompozitor, Moscou, 1979.
250
Elena Bekman-Scherbina a relevé aussi beaucoup de changements de tempi dans son jeu et
des ajouts de basses. Elle considère que les enregistrements de Scriabine ne sont pas
exactement fidèles à son jeu : rendu nerveux par l’enregistrement, il n’a pas transmis toutes
les finesses de son jeu.1 Leonid Sabaneev relève aussi la distance entre la notation rythmique
et le jeu de Scriabine :

Ceux qui suivaient ses interprétations avec attention pouvaient noter les habituelles
inexactitudes avec lesquelles il jouait les rythmes notés. Cela donnait aux critiques
une raison de blâmer Scriabine pour son jeu « arythmique ». Mais pour un
observateur attentif, il était clair que le jeu de Scriabine était loin d’être arythmique,
ses inexactitudes n’étaient pas capricieuses. Scriabine jouait ses rythmes de manière
incorrecte, mais toujours de la même manière, avec le même écart par rapport à la
notation. Cela signifie que l’image rythmique dans l’esprit du compositeur était
absolument claire, mais était notée approximativement, peut-être les normes
existantes de la notation étaient trop élémentaires pour sa vision rythmique.2

Certains rythmes typiques peuvent faire l’objet d’interprétations très diverses. Les
rythmes pointés en sont un parfait exemple. Les interprétations des répertoires anciens,
baroques et classiques documentées par la lecture des traités historiques ont argumenté sur
l’interprétation de ces rythmes. L’écoute des enregistrements de Scriabine est éclairante sur ce
point. Le compositeur a enregistré en 1910 le premier des Quatre préludes opus 22.

Prélude opus 22 n° 1 (1897). Début

1
Ibid. p. 148.
2
Leonid Sabaneev, Scriabin, cité par Anatole Leikin, op. cit., p 37. “Those who followed his performances
attentively could notice the habitual inexactitude with which he performed his notated rhythms. This gave some
critics a reason to chide Scriabin for his “arrhythmic” playing. But for careful observer ... it was clear that
Scriabin’s performance was far from arrhythmic, for his inexactness was not capricious. Scriabin played his
rhythms incorrectly, but always the same way, with the same deviations from the notation. That meant that the
rhythmic image in the composer’s mind was absolutely clear, but it was written down approximately, perhaps
because the existing norms of notation were too crude for his rhythmic visions.”

251
Scriabine surpointe la noire pointée et considère presque la double comme une
appoggiature accompagnant la note du temps suivant. Ce jeu crée une agitation et une
fantaisie contrastant avec la régularité du rythme de croches de la main gauche.
L’enregistrement historique du prélude par le compositeur permet de penser que
l’interprétation d’un bon nombre de passages similaires peut être inspirée par ce jeu.

Scriabine a noté différemment les tempi qu’il souhaitait pour ses œuvres selon les
périodes de sa vie. Les dernières sonates ne comportent plus aucune indication métronomique,
mais cela n’a pas été toujours le cas pour les œuvres antérieures du compositeur. Il est
possible que Scriabine ait renoncé à indiquer un tempo précis pour les sonates devant
l’incohérence à penser un tempo unique et la complexité à en noter ensuite toutes les nuances
agogiques. Les indications sont d’ordre psychologique, elles semblent amener l’interprète à
tenir compte de l’acoustique, de la résonance. Les interprétations peuvent donner des résultats
très variables sur les rapports de tempi ou la durée totale d’exécution de l’œuvre selon les
pianistes. Pour ses œuvres antérieures Scriabine avait cherché à préciser le paramètre du
tempo en employant diverses méthodes. Ses premiers opus ne comportent ni terme italien ni
indication métronomique. Leur titre seul ou des annotations en italien de tempo ou de
caractère semblent suffire à trouver le tempo giusto. Opus 1 : tempo de valse, dix mazurkas
opus 3 (« doloroso » n°5, « con passione » n°7).

Scriabine précise davantage les tempi à partir des préludes opus 11 par des indications
métronomiques. Il note précisément dans les premières sonates chaque changement de tempo
par un grade métronomique. Dans les dernières sonates les tempi sont souvent des tempi
extrêmes. Le compositeur indique des prestissimo-volando qui côtoient des passages
languido, légendaires. Les indications métriques sont souvent données à la croche, signe
d’une musique qui bien que souvent irrationnelle dans ses rythmes, se veut cependant
extrêmement maîtrisée, guidée dans le temps par la subdivision rythmique la plus brève. Les
indications de tempo sont précises notamment en ce qui concerne les équivalences. La
musique avance ainsi dans les sonates, mesurée et contrôlée, vers le déploiement
cataclysmique de la coda.

La notation du tempo peut cependant être curieuse et donner lieu à plusieurs interprétations. Il
arrive que Scriabine note en tête des œuvres plusieurs repères métronomiques comme cela est
le cas pour le Prélude opus 11 n°3. Noire = 184 – 192 – 200. Ce prélude doit être joué en
accélération constante à partir de la mesure 31. Il est probable que les différentes indications
soient pensées comme des jalons pour l’accélération. Le cas est similaire pour le Prélude
opus 11 n° 10, noire = 96 – 100 dont la première partie est indiquée « rubato » et la seconde
252
« con anima ». Lorsque deux indications métronomiques sont indiquées conjointement, il
s’agit selon les cas soit d’une fourchette laissée à l’appréciation de l’interprète, soit d’une
indication de deux tempi coexistant à l’intérieur de l’œuvre.

Scriabine, Prélude opus 11 n° 3 SOL Majeur

253
La Mazurka opus 40 n°2 permet d’affiner la compréhension des indications de tempi
dans les œuvres de Scriabine puisque l’enregistrement du compositeur existe. La fiabilité du
système d’enregistrement sur rouleaux perforés et de la copie réalisée par les maisons de
disques sur le tempo peut être mise en doute, mais l’audition des enregistrements de cette

254
mazurka par Alexander Goldenweiser et par Vladimir Sofronitsky confirme les changements
de tempo sensibles dans la version de Scriabine. Anatole Leikin parvient aux mêmes
conclusions en fondant directement ses recherches sur le tempo dans les interprétations de
Scriabine sur les rouleaux perforés :

Les transcriptions des enregistrements de Scriabine montrent que ses changements


de tempo ne sont jamais étranges ou arbitraires, mais au contraire intimement reliés
aux différents aspects de la structure compositionnelle. D’ordinaire, Scriabine
délimite les phrases et les sections formelles en relâchant légèrement le tempo au
début et en ralentissant nettement en fin de sections. Parfois il sépare les phrases et
les sections par des points d’orgue qui clarifient la forme. Même sur des segments
thématiques très courts (de deux à quatre mesures), le tempo peut accélérer au
milieu et ralentir à la fin. 1

Anatole Leïkin relève ainsi pour la Mazurka opus 40 des fluctuations de tempo qui
vont de la noire = 300 à la noire = 33 (1908) ou la noire = 32 (1910), soit un rapport du tempo
le plus rapide, douze fois plus rapide que le tempo le plus lent. De toutes les interprétations
historiques écoutées, la version enregistrée du compositeur reste la plus libre au point de vue
du tempo. Les deux premières mesures sont dans un tempo modéré, les deux suivantes dans
un tempo beaucoup plus rapide. Scriabine joue cette mazurka dans deux tempi différents
comme indiqué sur la partition. Noire = 144 – 168. Il ne s’agit pas d’une fourchette de tempo
mais bien de deux indications métronomiques précises, l’une s’appliquant aux mesures à
tempo rubato, poco rit., l’autre indication plus vive pour les mesures « A tempo ». Les deux
mains sont souvent légèrement décalées dans le jeu de Scriabine. Le jeu est nerveux, conclusif
et sec à la fin. Les mesures 3 et 4 sont au même tempo que les mesures 11 et 12.
L’enregistrement d’Alexander Goldenweiser date de 1910 également. Son interprétation est
très proche de celle du compositeur. Le pianiste respecte bien les deux tempi différents.
L’interprétation de Sofronitsky enregistré au musée Scriabine de Moscou en 1960 est libre
mais marque moins les différences de tempi. Il ne désynchronise pas les mains, il ajoute
quelques variations au texte, notamment des appoggiatures dans la partie centrale. Dans les
enregistrements récents, les interprètes ne jouent plus avec deux tempi différents mais dans un
tempo lissé à l’intérieur duquel ils s’accordent quelques licences pour souligner les courbes

1
Anatole Leïkin, op. cit., pp. 28 – 29. “The transcription of Scriabin’s recordings show that his tempo shifts are
neither whimsical nor arbitrary but rather are inherently connected with various aspects of compositionnal
structure. Scriabin usually delineates phrases and formal sections by slightly relaxing the tempo at initial stages
and then by slowing down markedly at endings. Sometimes he separates phrases and sections by fermatas which
further clarify the formal design. Even within relatively short thematic segments (say, two to four measures), the
tempo may speed up in the middle and drop down at the end.”
255
mélodiques. Les tempi sont en général bien plus lents que ceux de Scriabine, Goldenweiser ou
Sofronitsky.

Les quelques aspects caractéristiques relevés dans le jeu de Scriabine montrent la


distance entre la notation musicale et l’interprétation du compositeur. Scriabine joue très
librement, notamment sur les plans du rythme et du tempo, il arpège des accords et
désynchronise fréquemment des voix entre elles ou les deux mains. Le discours musical est
fragmenté par une articulation précise en courtes cellules. Anatole Leïkin remarque que ce jeu
est très éloigné du goût du public, des critiques, des pédagogues et des interprètes
d’aujourd’hui :

La liberté rythmique, les incessants changements de tempo, incluant des


accélérations durant les crescendos et l’approche des points culminants, des
arpégiations libres d’accords, et des changements délibérés du texte – ces qualités
sont maintenant réprimées, moquées et vigoureusement condamnées par les
professeurs de piano, les critiques musicaux et les jurys de concours.1

Un tempo unique et stable, le respect absolu du texte, largement encouragé par les
recherches et l’établissement des éditions Urtext, la synchronisation parfaite des mains sont
les critères actuels d’une interprétation convenable. Ces critères sont pourtant remis en cause
e
dès que l’on écoute des enregistrements de la première moitié du XX siècle ou par les
récentes recherches sur l’interprétation menées par des musicologues et des musiciens sur le
répertoire classique. L’Urtext est reconsidéré comme une version fiable mais pas unique et un
intérêt renouvelé est porté aux éditions anciennes « revues et corrigées selon les traditions
originales »2

Leonid Sabaneev déplorait en 1927 :

Peu de pianistes parviennent à communiquer le monde de Scriabine, ce que lui


faisait si merveilleusement. Les pianistes et les chefs d’orchestre rendent Scriabine
vulgaire et le font entendre au public sous une forme non reconnaissable,…ainsi le
meilleur de Scriabine reste inconnu jusqu’à présent.3

1
Anatole Leîkin, op. cit., p. 273. Rhythmic dislocation, incessant tempo shifts, including accelerations during
crescendos and approaches to culminations ; free chord arpeggiations ; and willful changes of printed text –
these qualities are now frowned on, snickered at, and strongly discouraged by piano teachers, music critics, and
competition adjucaticators alike.
2
Cette expression est empruntée à la préface de l’édition des œuvres de Chopin par Raoul Pugno, Universal
édition. Vienne, 1905.
3
Leonid Sabaneev cité par Anatole Leïkin, op. cit., p. 284. « Hardly any pianist can communicate the world of
Scriabin which he could communicate so ideadly. Both pianists and conductor ... coarsen Scriabin and deliver
him to the public in an unrecognizable form, ... hence the best in Scriabin really remains unknown to the world
so far.”
256
Certains grands pianistes actuels comme Ivo Pogorelich, Mikhaïl Pletnev ou Grigori
Sokolov proposent des interprétations dans la lignée de pianistes comme Rachmaninov,
Horowitz ou Sofronitsky et livrent une relecture personnelle du texte en se permettant de
souligner certaines voix intermédiaires ou en réorganisant le temps des œuvres selon le
caractère des passages et de la forme globale de l’œuvre et non pas avec pour seul critère le
respect du métronome. Ce jeu fait souvent l’objet de débats et de polémiques entre critiques
qui s’accordent néanmoins à le définir comme provenant d’une tradition d’interprétation
spécifiquement russe. Pourtant je ne pense pas que ce style libre d’interprétation prévalait
uniquement en Russie. Ainsi peut-on lire dans Le Style et l’Idée ces phrases de Schoenberg
sur l’interprétation, écrites en 1923 ou 1924 :

Lorsqu’on exécute aujourd’hui de la musique du genre dit « romantique » en


supprimant tout ce qui en extériorise la sensibilité et en s’abstenant de toute
modification de tempo et de toute nuance non expressément écrite, on se modèle sur
la façon dont est jouée la musique de danse élémentaire. Ce style a été transmis à
l’Europe par l’Amérique, dont aucune vieille civilisation ne pouvait fixer les normes
d’une exécution, mais où une certaine sorte de puritanisme freinait toutes les
manifestations de l’expression musicale.
(…)
Dans ma quarantième année, je voulais encore être chef d’orchestre, surtout quand
j’avais entendu une œuvre mal dirigée, ce qui arrivait souvent. Mais après avoir
étudié à fond l’œuvre ainsi maltraitée et tenté de mettre mes propres sentiments en
accord avec ceux du compositeur, je me trouvais confronté à un si grand nombre de
problèmes que je m’écriais : « Quelle chance j’ai eue de ne pas avoir à diriger cette
œuvre ! » Quand je réentendais ensuite la même œuvre, il me semblait que le chef
d’orchestre avait pris une éponge mouillée pour effacer toute trace des problèmes
qui m’avaient tourmenté : il dirigeait dans un tempo rigide et inflexible.1

Schoenberg en 1924 se plaint des interprétations trop rigides qui aplanissent en même
temps expression et difficultés : garder un tempo inflexible tout au long d’une pièce est
considéré comme une facilité d’exécution, de coordination qui sacrifie l’expression au profit
d’une exécution confortable et sans danger.

1
Arnold Schoenberg, Le style et l’idée, op. cit., pp. 245 - 247.
257
2. Les différents temps musicaux

Le temps musical dans les sonates est organisé par des changements de tempo dont les
équivalences et la trajectoire globale à l’échelle de la forme ont été étudiées. La forme sonate
chez Scriabine est construite sur une dualité thématique introductrice de tension et sur une
trajectoire vers la coda, point culminant de l’œuvre. La fin de la sonate est désagrégation
sonore, retour des mesures initiales de l’œuvre ou disparition du son, une fin laissée en
suspens dans une nuance pianissimo. A l’intérieur de ces grandes phases de tempi différents et
délimités, la conception du déroulement temporel peut être très variable d’un interprète à
l’autre. Il existe un lien étroit entre la perception du temps, de la durée musicale et les choix
d’interprétation. Un accord joué au piano dans le grave dont les harmoniques seraient ensuite
progressivement égrenées vers l’aigu, peut selon l’interprétation mener à deux perceptions
très différentes du temps. Il est probable qu’à l’audition d’un tel passage, l’accord soit
identifié en tant qu’événement sonore et les notes suivantes entendues dans la continuité, la
durée de cet événement. Le temps d’exécution de cet accord et des notes qui en découlent sera
mémorisé par l’auditeur comme un ensemble indissociable ayant sa durée propre. Si
l’interprète décide de jouer l’accord, puis d’en couper la résonance et de jouer avec des
accents, des nuances, des attaques différentes chacune des notes suivantes, l’auditeur percevra
dans ce cas chaque nouvelle note comme un nouvel événement sonore en soi, sa
représentation du temps deviendra alors très fragmentée. La musique de Scriabine demande
pour certains passages un choix de cet ordre. Certaines notes peuvent être considérées comme
timbre et couleur ou comme éléments thématiques. Certains interprètes privilégient la clarté
du contrepoint, d’autres l’atmosphère générale et les couleurs. La perception du temps de
l’œuvre s’en trouve modifiée. Les dernières sonates sont construites sur des figures très
courtes, les rendre toutes clairement audibles et identifiables malgré la texture sonore chargée
peut conduire à une fragmentation du discours musical. Inversement, trop unifier la texture
sonore rend les éléments thématiques inaudibles.

Mouvement et temps sont intimement liés dans la musique. L’auditeur perçoit


différents mouvements dans l’œuvre et le compositeur travaille dans l’écriture sur ces
différentes perceptions du temps. Il existe deux sortes de mouvements dans la musique tonale.
Le premier est le mouvement harmonique qui donne une direction à l’œuvre. Le second type
de mouvement est celui du geste musical, plus trivialement du nombre de notes ou de la
quantité d’information. Ces deux mouvements peuvent être contradictoires. La perception du
mouvement se modifie dans les œuvres qui tendent à quitter le langage tonal. Le mouvement
harmonique participe à une nouvelle conception de la durée et le mouvement du geste
258
instrumental devient autonome et acquiert plus d’importance dans la perception du temps.
L’analyse d’une œuvre tonale montre des progressions harmoniques fortes au niveau de la fin
des phrases. L’analyse d’une œuvre de Béla Bartok ou d’Alexandre Scriabine montre, non
une absence de mouvement, mais une accumulation de mouvements harmoniques qui
s’annulent. 1

Gilles Deleuze pense ainsi le temps musical comme mouvement et superposition de


strates de flux musical. Penser le mouvement musical permet de prendre conscience des écarts
entre temps mesuré et contre - temps, distorsion ou superposition de strates temporelles,
contrairement à la seule description de « temps psychologique. »

En musique on peut distinguer l’événement sonore ponctuel, la note, et le


mouvement, le déroulement mélodique de la phrase, le mouvement de la phrase. Le
mouvement n’est pas linéaire, il subit des accélérations, ralentissements qui
modifient notre perception. On perçoit le mouvement. Le mouvement appartient à la
musique, il est la musique. Pour le mouvement précisément en tant que mouvement,
continuité. Continuité du flux musical. Strates de temps dans le musical. Strates de
temps de la perception (temps réel) strate de la perception passée par la mémoire,
mémorisation qui permet la prédiction, l’anticipation. La perception de la musique
est complexe dans la mesure où elle fait s’entrecroiser ces temps différents. Ces
temps différents ne sont pas seulement du fait de l’œuvre, ils sont aussi tributaires
du vécu de l’auditeur. Familier d’un certain langage musical, l’auditeur peut
anticiper les résolutions de certains accords ou les développements de certaines
2
phrases.

Le mouvement harmonique est perçu en tant que durée, le geste instrumental comme
événement ponctuel. Ces deux écritures déterminent deux consciences différentes du temps à
l’audition. Le temps de l’extase de la coda de la Cinquième sonate est la réconciliation des
deux. Ces deux écritures du mouvement coexistent dans les sonates : l’écriture du mouvement
harmonique, écriture de la langueur, du temps élargi entendu dans sa durée et l’écriture de la
précipitation, l’écriture du geste instrumental, de la virtuosité, de la note. Le changement de
vitesse des progressions harmoniques est l’un des paramètres essentiel du temps ressenti de
l’œuvre, Betsy Jolas rappelle ainsi dans un entretien avec Danielle Cohen-Levinas qu’une

1
Analyses fondées sur la théorie des vecteurs de Nicolas Méeus qui étudie les progressions harmoniques. Les
vecteurs montrent des progressions harmoniques fortes ou faibles selon l’intervalle de basse fondamentale. Ainsi
le mouvement de quinte descendante de la basse fondamentale constitue une progression forte. Dans les œuvres
tonales les progressions fortes (ou vecteurs dominants) sont majoritaires alors que les œuvres de Bartok (analyse
des quinze chants paysans hongrois) ou des œuvres de la troisième période de Scriabine montrent des
progressions fortes et faibles (vecteurs dominants et sous-dominants) en nombre équivalent.
2
Gilles Deleuze, L’Image – mouvement. op. cit.,
259
« harmonie figée, c’est du temps qui s’arrête, et une harmonie mobile, c’est du temps qui
avance. »1

Ces deux distinctions de l’organisation temporelle rejoignent la description donnée par


Pierre Boulez du temps pulsé et du temps amorphe, analogues dans le domaine visuel à la
surface lisse et à la surface striée :

Seul le temps pulsé est susceptible d’être agi par la vitesse, accélération ou
décélération : le repérage régulier ou irrégulier sur lequel il se fonde, est fonction, en
effet, d’un temps chronométrique plus ou moins restreint, large, variable ; la relation
du temps chronométrique et du nombre de pulsations sera l’indice de vitesse. Le
temps amorphe sera seulement plus ou moins dense suivant le nombre statistique
d’événements qui arriveront pendant un temps global chronométrique ; la relation de
cette densité au temps amorphe sera l’indice d’occupation. (…) Le temps amorphe
est comparable à la surface lisse, le temps puisé à la surface striée ; c'est pourquoi,
par analogie, j'appellerai les deux catégories ainsi définies du nom de temps lisse et
temps strié.2

L’opposition entre temps strié et temps lisse se pose dans les années 1960 pour Pierre
Boulez en terme de modulo et coupures pour le temps strié, continuum pour le temps lisse. Le
véritable temps lisse n’existe pas dans la musique de Scriabine, mais le ralentissement du
mouvement harmonique voire même le statisme harmonique préfigure les évolutions
ultérieures de la composition musicale. « Le véritable temps lisse est celui dont le contrôle
échappera à l’interprète »3. Ainsi « dans le temps lisse, on occupe le temps sans le compter ;
dans le temps strié , on compte le temps pour l’occuper. »4 Ces deux relations sont pour Pierre
Boulez les lois fondamentales qui régissent le temps en musique.

Le temps lisse, ou le temps que j’appelle élargi pour mieux définir la perception du
temps dans les sonates de Scriabine, est construit sur le continuum et interrompt ou diminue
les phénomènes de succession pour se constituer uniquement en terme de durée.

3. Le temps élargi

Deux passages dans les Sixième et Dixième sonates contrastent avec le reste de
l’œuvre et entrent dans ce que j’appelle un temps élargi. Le second thème est traité en
augmentation dans les deux cas. Dans la Sixième sonate, la mélodie paraît flotter au-dessus de
la nuée sonore créée par l’accompagnement. Le rythme harmonique très lent participe à la

1
Betsy Jolas, entretien avec par Danielle Cohen – Levinas, 1995, citée par Danielle Cohen – Levinas, L’opéra et
son double, op. cit., p. 242.
2
Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Gallimard, Paris, 1963. p. 100.
3
Ibid., p. 107
4
Ibid., p. 107.
260
sensation du temps élargi. Scriabine utilise le même procédé de rythme en augmentation dans
la Dixième sonate. L’accompagnement est formé cette fois-ci par de vibrants et sonores
trémolos d’accords alternés aux deux mains. Le temps élargi est un ralentissement du rythme
harmonique, souvent lié à l’enrichissement de l’harmonie : le déploiement dans l’espace
d’accords de onzième nécessite plus de temps qu’un accord parfait. Le Prélude de L’Or du
Rhin déploie un seul accord sur mi bémol qui se transforme progressivement en dominante et
amène la tonalité de LA bémol Majeur. L’exemple de Wagner inaugure une nouveauté dans
le traitement musical du temps qui n’est plus mesuré mais déployé selon la durée propre du
matériau harmonique.1 Dans le prélude du Crépuscule des dieux, Wagner fait réentendre
l’accord du prélude de L’Or du Rhin. L’harmonie reconnaissable n’évoque plus la fluidité et
la vivacité de l’eau mais sonne comme une remémoration du temps antérieur. Le temps élargi
est aussi le temps d’une mémoire qui recherche le thème original après ses développements
successifs.

Sonate n° 6 opus 62. Mesure 244 et suivantes.

1
Ce traitement du son sera important pour la musique du XXe siècle écrite dans une perspective harmonique. Par
exemple, Gérard Grisey en 1975 reconstitue dans Partiels, à partir du mi grave d’un trombone doublé d’une
contrebasse, le temps réel de la perception du déploiement des harmoniques.
261
Scriabine a construit un contrepoint à cinq voix dans l’exemple précédent tiré de la
Sixième sonate. Les notes de la basse entretiennent une harmonie formée sur un intervalle de
quarte juste (mesure 245) puis de triton (mesure 247). Les notes mises en valeur dans
l’accompagnement contiennent une citation du premier thème de Prométhée traité en
contrechant sur un plan sonore secondaire. Les deux voix intermédiaires forment
progressivement un motif de cinq notes issu du second thème. Le second thème est joué à la
voix supérieure, flottant au-dessus de la nuée sonore formée par les autres voix. La sensation
d’un temps élargi, suspendu, est créée par le rythme harmonique lent par deux mesures, et,
par l’autonomie rythmique de chacune des voix. La mélodie et les voix secondaires évoluent
dans un rythme ternaire, « évitent » les temps par des retards et des contretemps. La basse
262
contourne les temps en jouant les notes fondamentales (Fa dièse puis La) dans le déroulement
de triples croches. L’autonomie rythmique des voix favorise une écoute dissociée des voix du
contrepoint.

Sonate n° 10 opus 70

Le passage de la Dixième sonate forme le climax extatique de l’œuvre. Le contrepoint


sur trois plans est moins riche par rapport à l’exemple précédent. Toute l’écriture est destinée
à entretenir une densité sonore. Les trémolos d’accords alternés permettent de créer une
puissance sonore impossible à obtenir avec les seules notes du thème. La registration
différente entre le thème et les trémolos permet de conserver une dynamique forte et la
continuité thématique. C’est un procédé d’écriture orchestrale sur plusieurs plans appliqué au
piano.

263
Ces deux exemples étendent la possibilité de l’audition à la durée pure en effaçant la
perception claire de la pulsation, du tempo. La difficulté d’interprétation des passages donnés
en exemple réside principalement dans l’étirement temporel de la mélodie. L’interprète doit
parvenir à conserver son unité au thème. Il est difficile de donner au piano l’illusion d’une
continuité dans le son, d’une continuité de la phrase lorsque l’écart de temps entre deux sons
est long. La continuité sonore du thème au piano est une illusion acoustique1 créée par
l’interprète. L’indication d’un long legato sous la seconde portée est impossible à tenir
physiquement puisque les accords alternés doivent être joués. L’illusion de continuité
mélodique est suggérée par l’homogénéisation de l’attaque de chaque note du thème et par
une direction donnée jusqu’au La bécarre de la mesure 213. Dans les deux passages donnés en
exemple l’accompagnement chargé est destiné à entretenir la résonance des notes thématiques
et à créer un continuum sonore. Le problème d’interprétation des longues phrases rejoint
l’exemple de l’accord et ses notes jouées successivement dans une perspective de temps
homogène, lissé, ou individuellement comme événement sonore dans un temps fragmenté.
Pour ces deux cas précis, il est évident que la continuité sonore doit être recherchée.

4. Le temps précipité.

A l’opposé des zones de temps élargi, Scriabine évoque dans certains passages l’idée
de précipitation. Le moment le plus saisissant est le début de la Cinquième sonate.
L’interprète joue en moins de dix secondes un grondement sonore dans le grave, puis il
parcourt toute l’étendue du clavier. L’auditeur perçoit à dans un temps très bref un condensé
maximal d’action, une course, une sensation de mouvement, de précipitation vers le registre
aigu. Cette vitesse est permise par les motifs de cinq notes. Les motifs sur cinq notes forment
avec le glissando le geste pianistique le plus vif qu’il soit possible d’exécuter. Omniprésents
dans les dernières sonates ils permettent cette écriture de la précipitation caractéristique du
compositeur et Scriabine les emploie dans ce sens. Les exemples sont multiples dans les
sonates. Cette écriture se retrouve dans les Cinquième et Sixième sonates, sous forme
modifiée dans la Neuvième sonate où Scriabine écrit des motifs de quatre notes qui utilisent le
même geste et provoquent le même effet.

1
Le jeu legato au piano est un artifice permis par un défaut de la perception auditive qui reconstitue le lien entre
deux notes lorsqu’elles ne sont pas interrompues par un silence. Mécaniquement sur le piano, les attaques entre
deux sons sont distinctes et séparées.
264
Scriabine, Sonate n° 6 mesure 82

Scriabine, Sonate n° 9 mesure 24

L’écriture de la précipitation est un geste musical. Elle est écriture du mouvement,


cette fois-ci mouvement physique. La notion de vitesse est proportionnelle quantitativement
au nombre de notes jouées. L’écriture est fuyante, insaisissable, elle échappe à la
mémorisation autrement que sous forme de geste. Une autre écriture de la précipitation se
trouve dans la coda de la Dixième sonate. Scriabine fragmente le temps en écrivant sous
forme de bribes sonores. La coda rappelle la plupart des motifs entendus dans l’œuvre mais
sous une forme accélérée. Le rythme doit être interprété exactement dans un tempo pulsé.
Scriabine joue avec la perception rythmique en changeant continuellement de mesure - binaire
et ternaire 3/16 et 2/8, anticipant en cela les valeurs ajoutées. La pulsation strictement
maintenue confère aux bribes thématiques un caractère tendu et mécanique. Les motifs très
courts se succèdent et s’interrompent continuellement.

265
Scriabine, Sonate n° 10 opus 70 Coda mesure 306

5. La fin des sonates.

Les six dernières sonates ne se concluent pas au sens classique du terme. Si le


compositeur épuise par le développement et la réexposition ses idées musicales, il n’aboutit
pas à une fin concluante qui verrait la résolution de toutes les tensions accumulées dans
l’œuvre. Le temps créé dans les sonates n’est pas une direction mais un mouvement qui, dans
les Cinquième, Neuvième et Dixième sonates, s’apparente à une révolution conduisant au
retour des mesures initiales de l’œuvre. La sonate classique se concluait après l’exploration du
cycle des quintes par le retour de la tonique, Scriabine explore la circonvolution de l’idée
musicale dans le temps. Passée par des états successifs de transformation, elle est redonnée
sous sa forme initiale dans le dernier moment de l’œuvre. La sonate scriabinienne, si elle ne
se termine pas par le rappel des premières mesures de l’œuvre, s’évanouit dans le silence. Les

266
dernières mesures des Septième et Huitième sonates s’apparentent à une dissolution du
matériau musical vers le silence. La Septième sonate s’achève par des trilles et le motif de
cinq notes ascendantes joué de plus en plus vite en diminuant « smorzando » jusqu’à
l’absence de son. La Huitième sonate se termine aussi par de longs trilles disparaissant dans le
silence. Le matériau musical s’épuise littéralement, jusqu’au silence, les dernières sonates
sont des œuvres ouvertes.

Scriabine, Sonate n° 7 opus 66. Mesure 335

267
Chapitre III. Timbre et couleurs

1. Timbre
e
Au cours du XX siècle le timbre acquiert une importance grandissante en tant que
paramètre de la composition. Le matériau de composition s’éloigne de la note en tant que
hauteur pour considérer le son en tant que phénomène. L’œuvre est composée non plus
seulement à partir de thèmes mais aussi à partir de textures sonores. Si le travail sur le timbre
est l’essence de la composition des oeuvres spectrales et un paramètre de première importance
pour les œuvres sérielles, il est aussi, comme le souligne Danielle Cohen-Levinas, une
préoccupation constante pour les compositeurs d’œuvres tonales :

La recherche d’un « espace des timbres » selon l’expression de David Wessel


(cf. Low dimensional control of timbre » Ircam, 1978) n’est pas l’apanage des
œuvres spectrales, car on trouve de nombreux exemples de recherche similaires, non
seulement dans les œuvres sérielles et post-sérielles, mais également dans la
musique tonale, notamment dans celles où le matériau thématique figurant une
marche harmonique par exemple résiste aux déplacements intervalliques, entraînant
le plus souvent une modulation et une transformation du timbre instrumental, de sa
couleur, de sa qualité et de sa fonction, sans compter que les multiples déviations
qu’entraîne la résistance d’un matériau en plein déploiement, affectent la structure
interne du système, ainsi que ses couches externes, les motifs, l’ornementation,
l’orchestration, les éléments par définition variables et mutables. D’où une parfaite
symbiose entre la forme et la construction.1

Si les compositeurs ont toujours recherché de nouvelles sonorités au piano, deux


attitudes complémentaires donnent une attention particulière au timbre au début du vingtième
siècle. Ces deux attitudes cernent la question du timbre en tant que phénomène sensible, qu’il
est possible d’approcher empiriquement, ou en tant que paramètre de la composition, qui peut
être sujet à une véritable construction, au même titre que la mélodie ou l’harmonie. Ces deux
attitudes sont présentes à des degrés divers dans les œuvres musicales.

Pour Scriabine le timbre est une notion qui s’expérimente directement au piano, à
travers le toucher ou l’utilisation de la pédale :

1
Danielle Cohen-Levinas, Combinatoire sérielle, maïeutique spectrale, Musurgia, Création musicale et analyse
aujourd’hui, Volume III, n° 3, Eska, Paris, 1996. pp.81-89. p. 86.
268
Scriabine était un magicien renommé de la pédale, une pédale « vibrante » et
« brumeuse » (…) La pédalisation de Scriabine « enveloppait les notes de couches
d’étranges résonances qu’aucun autre pianiste ne put reproduire après. »

Alors que Schoenberg entrevoit immédiatement la possibilité du timbre comme paramètre


structurel de l’œuvre :

Pour ce qui concerne les Klangfarbenmelodies (…) j’avais déjà eu l’idée de


successions de timbres, homologues des successions d’accords dans leur logique
interne. Je leur avais donné le nom de mélodies, parce que, pareillement à des
mélodies, elles exigeraient d’être mises en forme et avec la même rigueur, mais avec
leurs propres lois accordées à leur nature particulière.1

Le timbre est une notion complexe qui se laisse définir négativement par ce qu’il n’est
pas : tout ce qui est ni hauteur, ni durée, ni intensité.2 Le timbre est spécifique aux instruments
et aux voix, mais le timbre dans la composition ne se résume pas pour Schoenberg à
l’instrumentation. Le déploiement des accords, les registres, les harmonies en elles-mêmes, la
tessiture modifient la perception du timbre de l’instrument :

La couleur ne résulte pas de la variété des instruments pour lesquels on écrit, elle
résulte de la façon dont on les utilise. Ce qu’il faut ici, ce n’est pas l’habileté de
l’orchestrateur (Satzkunst), mais bien l’habileté du compositeur (Setzkunst).3

L’interprète est essentiel dans la perception du timbre instrumental.4 La musicologue


Nathalie Hérold a ainsi schématisé ce qu’elle appelle les « indicateurs timbriques » du piano :

Il faut tout d’abord remarquer que tout son possède son timbre, qu’il soit associé
à un instrument spécifique ou non et qu’un instrument particulier possède lui-même
toute une palette de timbres différenciés, selon les registres utilisés ou les modes de
jeu.5 (…)

1
Arnold Schoenberg, Le Style et l’Idée, écrits réunis par Leonard Stein, trad. de l’anglais par Christiane de Lisle,
présenté par Danielle Cohen-Levinas, éd. Buchet/Chastel, p. 382.
2
Stephan McAdams, Bruno Giordano, La psychoacoustique dévoile le potentiel musical du timbre, 10ème
congrès français d’acoustique, Lyon, Avril 2010. p. 1 « « Timbre » est un mot dont l’aspect vague peut nous
faire penser, à tort, que la signification est simple. Mais ce mot englobe un ensemble très complexe d’attributs
auditifs ainsi qu’une pléthore de problématiques psychologiques et musicales. Il comprend plusieurs paramètres
perceptifs dont ne rendent pas compte ceux de la hauteur tonale, la sonie (ou l’intensité perçue), la position dans
l’espace, la durée ou des caractéristiques environnementales diverses comme la réverbération de la salle. »
3
Arnold Schoenberg, op. cit,. p. 248.
4
Stephan McAdams, Bruno Giordano, op. cit. p. 1 « Une voix qui chante un do tout en faisant varier la voyelle
chantée, ou un joueur d’un instrument à cuivre qui tient une note en faisant varier l’embouchure et la forme de sa
cavité vocale, varient tous deux la forme du spectre sonore qui représente le niveau de chaque partiel du son en
fonction de sa fréquence. »
5
Nathalie Hérold, L’analyse formelle du timbre, éléments pour une approche méthodologique, séminaire
doctoral 2009/2010, centre de recherche sur l’art et le langage/ EHESS, http://halshs.archives-
ouvertes.fr/docs/00/67/14/28/PDF/Analyse_formelle_timbre_-_Nathalie_Herold.pdf p. 4.
269
Une modélisation de la composition interne du timbre a été menée en ce sens dans le
cas du piano (…) Ces indicateurs timbriques ordonnés et hiérarchisés, s’organisent
autour des composants texturaux et des composants pianistiques.1

Cette représentation divise le timbre en aspect textural et aspect pianistique. L’aspect


textural relève uniquement du travail et de l’imagination du compositeur, alors que l’aspect
pianistique est divisé entre l’interprète et le compositeur et pose le problème de la notation
pour tout ce qui concerne les modes de jeu, articulation ou nuances. Le timbre apparaît
comme un terme générique regroupant un complexe de notions pour lesquelles la notation
musicale reste, en tout cas pour le répertoire qui nous intéresse ici, lacunaire ou dépendante de
l’interprétation.3

a. Articulation, phrasé,

La reconstruction de Pavel Lobanov à partir des rouleaux des enregistrements de


Scriabine est sur le plan de l’articulation extrêmement précise : « Les emplacements des
perforations sur les rouleaux des pianos Welte montrent précisément lorsque deux notes
4
consécutives sont jouées legato, non legato ou staccato. » L’exemple du Prélude opus 11
n° 2 montre l’écart sur le plan du phrasé et des articulations entre la partition telle qu’elle est
notée, et l’interprétation du compositeur. Pavel Lobanov a retranscrit l’interprétation par
Scriabine de son Prélude opus 11 n° 2 dont nous reproduisons ici les quatre premières
mesures. Les deux portées du bas correspondent à la partition telle qu’elle est éditée, les deux

1
Ibid., p. 4.
2
Ibid.
3
Pierre Boulez par exemple dans le premier livre des Structures pour deux pianos indique pour chaque hauteur
de note, l’attaque et la nuance précises. A l’exception des rares œuvres du sérialisme intégral la notation sur
partition laisse cependant toujours une marge d’interprétation au musicien.
4
Anatole Leikin, op. cit., p. 33. “The positions of the perforations on the Welte piano rolls show precisely
whether any two consecutive notes are played legato, non legato, or staccato.”
270
portées du haut sont la réécriture de la partition à la lecture de l’interprétation du compositeur
telle qu’elle apparaît à travers la perforation des rouleaux.

Scriabine, Prélude op. 11 n° 2 Enregistrement de 1910 retranscris par P. Lobanov :1

La lecture de cet exemple met en évidence les différences nombreuses entre la


notation et l’interprétation sur le plan du phrasé, beaucoup plus fragmenté dans
l’enregistrement. La différence entre la notation, par exemple du legato sur les deux
premières mesures, et son interprétation, est particulièrement marquée. Leikin s’interroge sur
ces différences :

Il est difficile de comprendre pourquoi Scriabine prend la peine d’écrire des liaisons
dans ce début. Il n’y a certainement pas de liaison de legato puisque qu’il le joue
d’une manière détachée. Ils doivent peut-être être compris comme des liaisons de
phrasé, mais ils n’aident pas l’interprète puisque que ces ornements superflus
2
confirment l’évidence, en s’arrêtant aux cadences principales.

La notation des liaisons conduit nécessairement l’interprète d’aujourd’hui vers un jeu


legato dans ces premières mesures. L’analyse attentive du jeu de Scriabine tel qu’il est noté
doit cependant amener à nuancer l’inutilité du phrasé noté ou son inadéquation. L’indication
de legato n’est pas respectée par Scriabine mais son utilisation de la pédale tend à recréer

1
Le prélude est analysé dans sa totalité ainsi que l’intégralité des pièces enregistrées par Scriabine dans
l’ouvrage d’Anatole Leikin, p. 96
2
Anatole Leikin, op. cit., p. 34. It is difficult to understand why Scriabin bothers writing slurs in this first place.
They are certainly not legato slurs, since he plays many notes in a detached manner. They could perhaps be
viewed as phrasing slurs, but then they are not helpful to the performer, either, since these superfluous
adornments state the obvious, concluding at the main cadences.”
271
l’unité de la phrase telle qu’elle est indiquée par la liaison. A chaque fois que cette figure
mélodique revient, Scriabine rejoue la même articulation avec la même pédale. Tous les
changements d’articulations vont dans le sens d’une scission de la phrase en plusieurs motifs.
Leikin voit dans cette interprétation, la résurgence d’une articulation classique proche de celle
que l’on trouve dans les œuvres de Mozart ou du jeune Beethoven.

Curieusement l’articulation de Scriabine dans ses interprétations ressemble à


l’articulation classique de Mozart ou de Beethoven au début. La différence est que,
bien sûr, sur le papier, les liaisons de Scriabine réfléchissent l’habituelle convention
romantique de faire durer les lignes mélodiques, quand Mozart et Beethoven
dessinaient méticuleusement des liaisons courtes, franchissant rarement les barres de
mesure, en combinaison avec les points de staccato et les notes non-legato. Dans son
interprétation néanmoins Scriabine articulait ses gestes mélodiques dans l’exacte
1
manière classique.

L’analyse des sonates de Scriabine montre la division fréquente des thèmes des
sonates en plusieurs motifs qui acquièrent dans le développement leur indépendance. Le jeu
de Scriabine lors de l’enregistrement réalisé en 1910 traduit cette articulation que Leikin
décrit proche de l’articulation classique. Il y a vraisemblablement une concordance entre la
division presque cellulaire des thèmes dans les sonates de Mozart ou de Beethoven, qui se
retrouve ensuite sur le même modèle dans la sonate opus 1 de Berg,2 et la fragmentation des
thèmes en courts motifs chez Scriabine. L’articulation ou la division cellulaire peut provenir à
la fois de la structure de la langue allemande ou de l’imprégnation dans la musique à l’époque
des formules de rhétorique. Scriabine a essentiellement enregistré ses œuvres de jeunesse. Ses
préludes par exemple ont été composés entre 1888 et 1896, à sa sortie du conservatoire, soit
entre vingt-deux ans et seize ans plus tôt que leur enregistrement. Il est possible que l’écart
entre la notation des Préludes opus 11 et leur interprétation reflète l’évolution du jeu de
Scriabine. Aujourd’hui, remarque Anatole Leikin, il est invraisemblable qu’un interprète
découpe en plusieurs courts motifs une longue phrase. « Découper des lignes mélodiques
indiquées par de longues liaisons en de courts motifs alternant entre notes détachées ou même

1
Ibid. p. 34 « Curiously, Scriabin’s performing articulation resembles, if anything, the Classical articulation of
Mozart and early Beethoven. The difference is, of course, that on paper Scriabin’s slurs reflect the popular
Romantic convention od spinning out long melodic lines, while Mozart and Beethoven meticulously drew short
slurs, rarely crossing the bar lines, in combination with staccato and non legato notes. In performance, Scriabin
articulated his melodic gestures in exactly the same classical fashion”
2
Voir l’analyse qu’en fait Théodor Adorno dans Alban Berg, Le maître de la transition infime, traduit de
l'allemand par Rainer Rochlitz, préface de Jean Louis Leleu, NRF éd. Gallimard, Paris, 1989.
272
staccato au lieu des longues phrases en legato ininterrompu n’est pratiquement jamais
entendu de nos jours. » 1

bine, Mazurka opus 40 n°2

Dans ses enregistrements, Scriabine respecte rarement les indications de phrasé notées
et les varie constamment. Anatole Leïkin constate « la détermination remarquable du
2
compositeur à éviter toute forme de constance dans ses articulations. » et le peu de
ressemblance qu’entretiennent ses interprétations avec le phrasé indiqué. Il écrit par exemple
pour le Prélude opus 11 n°2 :

Quelques lignes de legato dans la partition du Prélude sont encore plus longues,
allant jusqu’à quatre ou huit mesures. Mais Scriabine le pianiste ne suit jamais cette

1
Anatole Leikin, op. cit. p. 273. « Breaking melodic lines under long slurs into a serie of short motifs alternating
with detached or even staccato notes instead of long melodic marked by ininterrupted legato is practically
unheard of today.”
2
Anatole Leïkin, op. cit, p.53
273
indication. Dans ses interprétations, tous les phrasés de legato sont coupés en courts
motifs, entrecoupéz de notes détachées ou même staccato, ressemblant de près à
l’articulation du dix-huitième tardif ou du début du dix-neuvième siècle. 1

Elena Bekman-Scherbina a noté les différences entre l’interprétation de Scriabine et la


partition éditée dans un article.2 Les phrases indiquées par une longue liaison de legato sont
jouées par Scriabine avec une grande variété d’articulation, d’accents, de staccato. La liaison
indique un groupe de notes à considérer en tant que phrase mais n’est pas une indication
d’articulation uniforme.

Scriabine construit des passages entiers d’œuvres pour piano ou pour orchestre sur la
répétition de motifs transposés à différents registres.

La registration au piano tend à recréer une diversité de timbres que l’interprète peut accentuer
en changeant les dynamiques, les articulations ou le toucher. L’intervalle de transposition du
thème est le triton. Scriabine compense le timbre instrumental unique par un phénomène
d’écho par octaviation et en inversant les deux voix supérieures.

Scriabine, Sonate n° 10 opus 70. Mesure 148

exemple similaire dans la Sixième sonate opus 62 mesure 139.

1
Ibid., p. 58 “Several long melodic slurs in the score of the Prelude run even longer, extending for four or eight
measures. But Scriabin the pianist never follows these directions. In his performance, all the long slurs are
broken into short slurred motifs, interspersed with detached or even staccato notes, closely resembling late
eighteen-and early ninteenth-century articulation.”
2
Elena Bekman-Scherbina, « ob ispolnenii fortepianikh sochinenii A. N. Scriabina. » in Pianisti raskazivaiout,
vsiesoiouznoe izdatelstvo, sovietskii kompozitor, Moscou, 1979.
274
La répétition d’un motif ou la division d’une mélodie distribuée à plusieurs instruments
est un procédé classique d’orchestration par relais de timbres déjà présent dans les
symphonies de Beethoven. Un thème énoncé par la flûte solo et le cor anglais dans Prométhée
à la mesure 115 est ensuite relayé par le hautbois/basson puis le cor anglais seul, le basson
puis la clarinette basse et à nouveau le basson. Les doublures flûte / cor anglais puis hautbois
/ basson produisent un son « plein », plus riche que la flûte ou le hautbois seuls (Rimski-
1
Korsakov). L’intervalle de transposition du motif est le triton descendant. Il y a un
changement de couleur par le changement de registres, et par l’instrumentation.

Scriabine, Prométhée, mesure 115 et suivantes.

b. désynchronisation des mains

Outre la variété de timbre et de contrastes entre les voix, Anatole Leïkin remarque
que la technique la plus efficace pour clarifier les voix sous-jacentes de la polyphonie est le
décalage des mains.2 Dans les enregistrements de Scriabine « la complexité polyphonique est
souvent directement proportionnelle au degré de désynchronisation des parties. »3
Aujourd’hui beaucoup de critiques musicaux ou professeurs d’instruments considèrent le jeu
décalé ou la désynchronisation des voix dans une polyphonie comme un défaut
d’interprétation. Pourtant il semble que depuis Mozart le retard ou l’avance d’une voix sur

1
Nikolaï Rimski-Korsakov, op. cit. chapitre 2 Mélodie.
2
Anatole Leïkin, op. cit, p.57.
3
Ibid., p. 47 “The polyphonic complexity in Scriabin’s music is often directly proportional to the level of
desynchronization of the parts.”
275
l’autre a toujours été une possibilité d’expression.1 L’analyse de l’enregistrement du Prélude
n°1 opus 32 de Scriabine donne un exemple éloquent de cette particularité du jeu. Dans ce
prélude, comme dans les sonates, la texture entière résulte du déploiement du matériau
thématique.

La structure polyphonique maîtrisée de sa musique n’a pas été créée par un coup de
génie. Il (Scriabine) a été le premier à admettre que, pour lui, composer de la
musique signifiait calculer (Alshvang, 1973). Cependant, l’absence de sujet et
contre-sujet présents habituellement dans le contrepoint, fait profondément dépendre
la polyphonie de Scriabine de l’interprétation.2

La désynchronisation permet d’éclaircir le réseau polyphonique en facilitant l’écoute


individuelle des voix. Il s’agit non seulement d’un décalage des mains, mais aussi d’un
décalage des voix entre elles.

L’exceptionnelle richesse polyphonique du Poème entraîne une désynchronisation


abondante tout au long de la pièce, non seulement entre les mains mais aussi entre
les deux parties mélodiques jouées par la main droite.3

Cette manière de jouer les parties polyphoniques explique aussi la complexité


rythmique de certains passages :

Dans le second thème, au contraire, à la fois dans l’exposition et dans la


réexposition, Scriabine ne sépare pas les voix dans son interprétation : la séparation
est déjà construite dans la partition, quand les quintolets de la main droite sont
juxtaposés aux triolets de la main gauche.4

Les accords, souvent riches de quatre ou cinq sons, instaurent au contraire des espaces
homophoniques. Scriabine pourtant ne sépare jamais les rôles entre harmonie et mélodie et le
pianiste doit aussi équilibrer les voix et les notes de l’accord comme dans l’orchestration les

1
Paul et Eva Badura – Skoda relèvent des exemples de « rubato écrit » dans la musique de Mozart où la mélodie
est rythmiquement décalée par rapport à l’accompagnement. « De nos jours, le rubato est pratiquement perdu.
Quel est donc le pianiste capable de jouer strictement en mesure avec sa main gauche alors que sa main droite se
permet des libertés rythmiques ? On doit regretter la disparition d’un tel don, qui assurait l’exécution vivante et
expressive des œuvres classiques de la première époque. »
2
Ibid., pp. 67-68 « the utterly rational polyphonic structure in his music was not created by an intuitive stroke of
genius. He was the first to admit that, for him, to compose music meant to calculate it (Alshvang, 1973).
Lacking, however, conspicuous subjects and countersubjects of the traditionnal counterpoint, Scriabin’s
polyphony heavily depend on the performance.”
3
Ibid., p. 68. “The exceptionnal polyphonic richness of the Poem entails a profuse desynchronisation thoughout
the piece, not only between the hands but also between the two upper melodic parts played by the RH.”
4
Ibid.,, p. 68 In the secondary theme, however, in both the exposition and the recapitalution, Scriabin does not
rythmically separate the voices in performance : separation is already built into the score, when the RH
quintuplets are juxtaposed against LH triplets.”
276
accords sont équilibrés par l’instrumentation et le choix des doublures. Vassily Safonov1
insistait particulièrement dans son enseignement sur l’équilibre des accords :

Parfois il se concentrait sur une seule mesure ou un seul accord et demandait à


l’élève de le répéter encore et encore jusqu’à ce que l’effet désiré soit obtenu. Il
insistait pour que les élèves équilibrent les accords différemment (voice chords
differently), en fonction des circonstances : souvent la note la plus aiguë était mise
en évidence, mais, occasionnellement, cela pouvait être l’une des notes inférieures.2

Anatole Leïkin remarque dans les enregistrements de Scriabine la tendance à


« renforce[r] certaines lignes contrapuntiques en maintenant enfoncées les notes choisies. »3
Pour un accord de type « prométhéen » en quarte, l’équilibre à trouver est complexe. La
couleur remarquable de cet accord provient de l’intervalle de triton. Lorsque l’intervalle de
triton est à la basse (position de l’accord la plus fréquente), il est facile de le faire sonner. Cet
accord comporte des tensions qui ne seront pas résolues dans le sens classique du terme. Une
quarte augmentée ne s’enchaînera pas forcément sur une sixte ou une tierce. L’intervalle de
quarte augmentée peut se résoudre sur une tierce majeure (Dixième sonate mesures 84 – 85)
ou s’enchaîner à une septième (dans la pièce Désir opus 57). Les accords doivent être
équilibrés selon la tension générée par leurs intervalles constitutifs. Cette tension n’est pas
destinée à être résolue mais à être « transportée » vers l’intervalle suivant créé par la conduite
des voix. Dans d’autres cas la tension générée par l’intervalle de triton se résout (Huitième
sonate mesure 355). Le triton n’est habituellement pas considéré par Scriabine comme un
élément de tension mais comme une couleur inquiétante traitée en ostinato à la basse comme
aurait pu l’être dans un langage tonal l’intervalle de quinte. L’accord est traité par Scriabine à
la fois comme une entité harmonique et comme la superposition de voix polyphoniques. Dans
ses interprétations il arpège fréquemment des accords, parfois par nécessité lorsque l’accord
dépasse l’ouverture normale de la main et souvent par choix pour mettre en valeur une note
ou un intervalle.

Beaucoup d’accords dans les interprétations de Scriabine sont brisés, ce qui, bien
sûr, n’est pas noté dans la partition, y compris pour les accords dépassant l’octave à
la main droite. Certains accords sont arpégés tandis que les autres sont brisés de
manière à ce qu’une note thématique soit jouée avant ou après le reste de l’accord.4

1
Scriabine était dans la classe de piano de Vassily Safonov au conservatoire de Moscou de 1888 à 1892.
2
Anatole Leïkin, op. cit. p.22. “Sometimes he focused on one mesure or even a single chord and asked a student
to repeat this tidbit again and again until a desired sound effect was achievied. He insisted that students voice
chords differently, depending on the circumstances : often the top note was highlighted, but, occasionnaly it
could be one of the lower notes.”
3
Anatole Leïkin, op. cit. p.57.
4
Ibid., p.60 Many chords in Scriabin’s performance are broken, which, of course, is not shown in the score, even
for the chords that exceed an octave in the right-hand part. Some of the chords are rolled, while others are broken
in such a way that a thematic note of the chord is struck either before or after the remainder of the chord.
277
Les compositeurs comme Scriabine et Rachmaninov ont développé, à la suite de
Wagner, une écriture explicable harmoniquement mais dont la richesse provient du travail
polyphonique. Toute voix est mélodique pour Rachmaninov, thématique pour Scriabine – si
l’on comprend thématique dans le sens de répétition de figures caractérisées par leurs
intervalles et leurs rythmes précédemment exposés. Scriabine se plaignait des pianistes qui
jouaient sa musique avec un son trop lyrique :

Pourquoi jouent-ils mes pièces avec ce son matérialiste, lyrique, comme la musique
de Tchaïkovsky ou Rachmaninov ? Il doit y avoir un minimum de matière ici… ils
ne comprennent pas cette impression, l’ivresse, quand le son change après que la
touche soit frappée, change à cause d’une variation psychique. 1

Le jeu de Scriabine se distinguait par la précision de son articulation, presque « classique » et


par la désynchronisation des voix, sans doute la conséquence des motifs et de leurs phrasés
dissemblables superposés dans la polyphonie.

2. textures sonores

Outre les aspects pianistiques, la texture sonore est une composante globale du timbre.
Nathalie Hérold divise ce qu’elle appelle l’aspect textural du timbre en dimension verticale et
horizontale. La dimension verticale du timbre est principalement définie par le nombre de
parties, et l’ambitus, la dimension horizontale, par la densité polyphonique.2

Pour les trois Etudes opus 65 composées sur des intervalles de neuvième, septième et
de quinte la qualité sonore, la couleur des intervalles, devient le matériau à partir duquel
l’œuvre est composée. Les études de Scriabine sont une référence évidente aux trois études de
Chopin en tierces (opus 25 n°6), en sixtes (opus 25 n°8) ou en octaves (opus 25 n°10).
Scriabine exploite une nouvelle couleur sonore formée d’intervalles considérés
habituellement comme dissonants (septième ou neuvième) ou creux (la quinte). Le
compositeur conscient de cette nouveauté sonore écrit à l’un de ses amis à propos des Etudes :

Je t’informe de quelque chose qui m’amuse mais qui t’est peut-être indifférent : un
compositeur que tu connais a écrit trois études en quintes (quelle horreur !), en

1
Anatole Leïkin, op. cit., p. 35 « why do they play my things with that materialistic, lyrical sound, like the music
of Tchaïkovsky or Rachmaninov? There must be a minimum of matter here…They don’t understand this feeling,
when there is some intoxication, when the sound changes after the key is struck, changes because of some
psychic shift.”
2
Nathalie Herold, op. cit., Voir schéma cité précédemment.
278
neuvièmes (comme c’est décadent !) et en septièmes majeures ( l’abomination de la
1
désolation !). Qu’est-ce que le monde en dira ?

La première des Trois études opus 65 « Allegro fantastico », construite sur des successions
rapides de neuvièmes à la main droite, sonne comme une déformation d’étude en octaves.

Scriabine, Etude n° 1 opus 65. Début.

La succession de neuvièmes fait percevoir par réflexe auditif une couleur de piano
désaccordé dont les octaves auraient perdu leur harmonicité. La perception est altérée par la
vitesse de l’exécution et le jeu de l’interprète qui mêle les sons dans la même pédale. La
perception sonore se modifie au cours du temps et au retour de la première phrase, la sonorité
de l’intervalle de neuvième est devenue familière à l’oreille accoutumée. La perception est
dépendante du contexte, Schoenberg constate ainsi que « les accords consonants sonnent
creux et secs quand ils se trouvent à côté d’accords formés d’un grand nombre de notes. »2

Les textures sonores présentes dans les œuvres pour piano de Scriabine témoignent
d’une volonté évidente de dépasser les possibilités du piano jusqu’alors exploitées. Scriabine
est un inventeur génial, au même titre que Debussy dans le domaine de la couleur et des effets
acoustiques au piano. Deux sortes de textures reviennent dans les dernières sonates, elles sont
liées aux notions de temps élargi et de temps de la précipitation mais sur le plan de la densité
sonore, je les qualifie de textures impressionnistes et de textures brillantes.

a. Textures impressionnistes

Dans Vers la Flamme opus 72 Scriabine élabore une texture en trémolos d’accords
également employée sous une forme moins développée pendant le climax qui précède la
réexposition de la Dixième sonate opus 70. Le trémolo mesuré dans le registre aigu du piano
provoque un effet presque hypnotique par la répétition du même intervalle. La technique du

1 Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, Un musicien à la recherche de l‘absolu, éd Fayard, Paris, 1999.
p. 200.
2
Arnold Schoenberg, Le Style et l’Idée, op. cit. p. 203.
279
tremolo participe à l’évocation de la lumière dans les dernières œuvres. Cette constante a
mené Scriabine à développer de nombreux effets pianistiques inédits. L’écriture de la clarté,
du scintillement, tient une place considérable. Cette clarté est celle de la flamme, Vers la
Flamme opus 72, Flammes sombres opus 73, du scintillement du soleil sur les ailes des
insectes de la Dixième sonate opus 70 ou du feu de Prométhée opus 60.

Scriabine, Vers la Flamme, opus 72. Mesure 77 et suivantes.

Les qualités du jeu de Scriabine pianiste se retrouvent dans son écriture de


compositeur. La notion de texture sonore au piano est rendue possible par l’utilisation de la
pédale. Critiques de concerts,1 témoignages d’élèves ou d’auditeurs rapportent tous le même
émerveillement devant le jeu coloré, nuancé et les effets que Scriabine parvenait à tirer de
l’instrument. Il utilisait vraisemblablement avec abondance ce que l’on appelle la demi-pédale
ou vibrato de pédale. Cette technique particulière consiste à relever et abaisser constamment
la pédale sur un ambitus restreint de manière à laisser les étouffoirs effleurer les touches pour
évacuer une partie des dissonances produites sans jamais les laisser complètement retomber et
étouffer le son.

L’action de la pédale permet ce que Danielle Cohen-Levinas appelle un


« renversement de paramètre » par lequel « le concept d’audition l’emporte sur celui de cadre
préalable. Autrement dit, le transfert de l’écrit au réceptacle impose une nouvelle topique : le
2
clavier, en tant que lieu d’écoute, de perception et de réalisation. » La pédale est
« l’instrument dans l’instrument » qui permet de lier les sons, les garder en relâchant les

1
Anatole Leïkin, op. cit. cite les journaux : Leipziger Neueste Nachrichten (1911) et de la Russkaya muzykal
gazeta (1913) faisant part de la stupéfiante maîtrise de la pédale (astonishing mastery of pedal) et d’une
pédalisation impeccable et raffinée ( the most refined impeccable pedaling.)
2
Danielle Cohen-Levinas, Des Notations musicales, frontières et singularités, l’Harmattan, Paris, 1996. p. 35.
280
touches, prolonger les harmonies, s’affranchir de la précision de l’attaque pour moduler la
résonance :

Révélatrice du contrôle graduel du toucher et du relâchement progressif du son, elle


assure une double fonction : tenir (voire renforcer) les notes jouées ; vibration par
sympathie des autres. Les stades intermédiaires de la pédalisation avant ou après
l’attaque sont désormais possibles grâce à la présence d’une demi-pédale où les
étouffoirs sont conçus pour effleurer les cordes sans étouffer le son. La pédale est
ainsi considérée par les compositeurs et les facteurs comme un instrument à part
entière, ou plus exactement, comme un instrument dans l’instrument qui, depuis
Beethoven, souligne les nuances, signifie les accents, module les couleurs, maintient
la vibration d’un son et agit sur la notation.1

Scriabine était célèbre pour sa maîtrise des couleurs notamment par le dosage de la pédale.
Encore aujourd’hui l’anecdote selon laquelle Safonov conseillait à ses étudiants lorsqu’ils
allaient écouter Scriabine de regarder non ses mains mais ses pieds est fréquemment citée
parmi les pianistes.

Le jeu de Scriabine se signalait par une attention constante portée à la qualité sonore enrichie
d’un subtil jeu de pédale « Pas de passages secs! Tout doit Vivre! » Scriabine semble avoir
acquis au conservatoire de Moscou les principales qualités que Vassily Safonov exigeait d’un
pianiste. Dans sa méthode New formula for piano teachers and piano students, Safonov
insiste particulièrement sur la beauté et la variété du toucher :

Il demandait qu’une attention constante soit portée à la qualité du son, peu importe
ce que l’étudiant jouait. (...) Une de ses maximes favorites était que moins le piano
sonnait comme un piano sous les doigts de l’interprète, mieux cela était.2

Scriabine joue sur les limites de la perception sonore et sur les possibilités permises
par la pédale dans le Poème opus 41 en écrivant la voix intermédiaire majoritairement à partir
d’intervalles de secondes. Un interprète essaie habituellement de conserver la clarté de la
polyphonie mais ici l’écriture invite à créer des zones de flou, de brouillage sonore en gardant
toutes les dissonances dans la pédale. L’étude des rouleaux d’enregistrement confirme le goût
de Scriabine pour des pédales relativement longues : « il mélange souvent ensemble plusieurs

1
Ibid., p. 34
2
Anatole Leikin, op. cit. p. 23. He (Safonov) demanded that constant attention be paid to the quality of tone, no
matter what the student was playing. (...) Another of his favorite maxim was that the less the piano sounds like a
piano under the performer’s fingers, the better.
281
notes dans une seule pédale, créant une harmonie fascinante et, comme Sabaneev l’a
exprimé, « d’étranges résonances ». »1

Scriabine, Poème opus 41. Mesure 56

L’utilisation de la pédale dans les dernières œuvres de Scriabine est dépendante de la


particularité du langage harmonique, la couleur particulière de ces œuvres provient de
l’omniprésence de l’intervalle de triton. Scriabine exploite le pouvoir étrange de résonance de
l’intervalle de quarte augmentée pour la première fois dans les Trois morceaux opus 52. Il
avait jusqu’alors traité cet intervalle mélodiquement. L’ostinato de quarte augmentée à la
basse est fréquent dans les dernières sonates :

Scriabine, Sonate n° 7 opus 64, mesure 160.

Scriabine procède par ajouts successifs de voix sur l’ostinato. Cette écriture demande
un soin particulier porté à la pédale. La pédale permet de maintenir un nombre suffisant de
notes ensemble dans la résonance pour entretenir la richesse déployée dans le contexte
harmonique. Certains passages des sonates aussi bien que des œuvres symphoniques
brouillent toute possibilité d’identification de hauteurs en créant des effets acoustiques de
nuées sonores. Avant la réexposition (19) dans le Poème de l’Extase un tel effet est réalisé
par des trilles sur quatre notes descendantes aux flûtes et des notes suraiguës aux violons.
Ces instruments créent un son « environnemental » de l’ordre du bourdonnement, du

1
Anatole Leïkin, op. cit. p. 35 “ He often blends together several notes on one sustaining pedal, creating
fascinating harmonies and, as Sabaneev put it, « some strange resonances ».”
282
bruissement entre bruit et son.1 Un faux thème à la trompette sur une seule note se détache.
De tels fragments de l’œuvre sont très novateurs. Dans le passage de transition entre le
climax et la réexposition la notion de mélodie est remplacée par celle de couleur et celle de
thème par le seul rythme d’une note répétée.

1
Composé quelques années auparavant (création en 1900) les cordes divisi et les longs coups d’archet indiqués
dans le premier Nocturne ( Nuages) pour orchestre de Debussy permettent en évitant les attaques de créer une
texture brumeuse.
283
Scriabine, Poème de l’Extase opus 54, 19.

Les équivalents pianistiques trouvés par Scriabine pour effacer les attaques trop franches
sont les trilles, les tremolos, et les effets de glissandi réalisés conjointement par la vitesse et
la pédale. Un effet acoustique particulier se trouve dans la troisième des pièces opus 51,
poème ailé et dans la Neuvième sonate. L’écriture en quadruples croches donne presque
l’impression d’un effet glissé attaché aux notes principales :

284
Scriabine, Poème ailé, opus 51 n° 3, début.

Scriabine, Sonate n° 9 opus 68 mesure

b. Textures brillantes.

A l’exact opposé des textures riches et denses, Scriabine travaille sur l’éclat, la bribe
sonore par la dislocation ultime des motifs thématiques ou par la répétition compulsive du
même fragment sonore. Le passage allegro volando, leggierissimo volando, du Poème de
l’Extase se rapproche de l’écriture des codas des sonates. La pulsation précise est donnée par
des notes très courtes sur chaque temps aux deuxièmes, troisièmes flûtes et célesta auxquels
s’ajoutent les triples croches des premiers violons divisés en octave et les contretemps en

285
pizzicati des pupitres de seconds violons, altos et violoncelles. Les notes très courtes dans la
nuance pianissimo sont destinées à assurer une régularité parfaite de la pulsation. Cette
écriture est similaire aux codas des sonates pour piano. L’articulation doit être aussi claire et
précise que peuvent l’être un pizzicato aux cordes ou une note staccato au célesta. Scriabine a
orchestré la suite de ce passage en établissant un relais sonore entre le célesta, les harpes puis
les cloches. Ces trois sonorités sont claires, brillantes et leur timbre est complémentaire.

Scriabine, Poème de l’Extase. opus 54 Allegro molto. Leggierissimo. volando . 7ème


mesure après 36.

Scriabine précise pour ce passage des modes de jeu (pizz., staccato) qui laissent un
temps de résonance très court. Le résultat sonore « sec » contraste avec la richesse des
harmonies. Anatole Leïkin remarque en analysant le jeu pianistique de Scriabine des parties
entières de sonates ou préludes jouées sans pédale :

Il est assez surprenant tout de même de voir à quelle fréquence Scriabine joue
sans aucune pédale. La plus séduisante pédalisation du Poème op. 32 n° 1 et de
Désir, côtoie des fragments entiers sans pédale. Le contraste entre la richesse des

286
résonances de la pédale et la simplicité du timbre du piano sans pédale élargit la
palette sonore dans la musique de Scriabine1

La coda de la Dixième sonate contraste avec le reste de l’œuvre par la discontinuité du


discours, une écriture en bribe sonore, et représente vraisemblablement un de ces passages
que Scriabine devait jouer sans pédale. La mesure passe continuellement d’une indication à
3/16 à une indication à 2/8. Les éléments thématiques principaux sont réentendus sous une
forme accélérée et rythmée. Les codas des Sixième et Huitième sonates sont analogues. La
coda intervient brutalement pianissimo après un long crescendo qui laissait prévoir un
aboutissement qui n’arrivera jamais. Le toucher de l’interprète s’approprie la métaphore du
vol, léger mais clair.

Scriabine, Sonate n° 10 opus 70, Coda, mesure 306.

3. Forme sonate et interprétation

Etudier les spécificités de l’écriture pour piano de Scriabine dans ses contrastes et ses
différents paramètres était nécessaire mais ne doit pas faire oublier le but de toute
interprétation. Interpréter une œuvre signifie la recréer dans son unité. L’interprète doit établir
1
Anatole Leïkin, op. cit. p. 36. “It is quite surprising, though, to see how often Scriabin plays with no pedal at
all. Next to the most beguiling pedal ambiances in Poem op. 32 No. 1 and Désir, we find entirely nonpedals
segments. The contrasts between the richness of pedaled resonances and the simplicity of unpedaled piano
timbres expand the tonal palette of Scriabin’s music.”

287
dans l’œuvre ce que Daniel Barenboïm appelle judicieusement une pensée stratégique qui lui
permette de « communiquer la structure d’une œuvre à l’auditeur et non seulement les
différents climats qui s’y succèdent », 1 ceci afin de produire sur l’auditeur « l’impression la
plus puissante, la plus directe, la plus profonde et la plus directe possible. »2 Cette pensée
stratégique consiste selon Daniel Barenboïm à structurer l’interprétation de l’œuvre du point
de vue des nuances autour de deux points définis préalablement comme le climax de l’œuvre
et comme son exact contraire, la nuance la plus faible. Daniel Barenboïm remarque que les
interprètes savent en général très bien situer le point le plus fort de l’œuvre mais ne prêtent
pas d’attention suffisamment soutenue à son contraire, le moment le plus doux de l’œuvre.
Les contrastes ne peuvent cependant s’établir que par rapport à ces deux points. De
nombreuses œuvres composées autour de 1910, dont en particulier celles de Scriabine,
débutent par une nuance pianissimo, à la limite de l’audible, c’est le cas des dernières sonates
à l’exception de la septième. Ces débuts témoignent d’une réelle exploration des limites de la
perception sonore et d’une recherche de transition entre le silence qui précède l’œuvre et
l’œuvre en elle-même. Cette idée n’est pas nouvelle en soi puisque des œuvres comme le
premier mouvement de la Symphonie inachevée de Schubert ou le début de la Sonate en si
mineur de Liszt sont des exemples précurseurs. Ce geste tend à se généraliser au début du
vingtième siècle et requiert des interprètes une amplitude sonore toujours plus grande qui
s’exprime dans le contrôle du son, de ses niveaux les plus faibles ou aux plus denses.
L’élargissement de l’amplitude sonore se traduit dans l’orchestration par des effectifs
colossaux associés à une écriture toujours plus détaillée des modes de jeux, des divisions de
pupitres et des nuances précises et différentes indiqués pour chaque instrument. Scriabine est
précis dans ses indications de nuances et demande à l’interprète une palette sonore très large
et une grande amplitude de nuances allant du ppp au fff. Scriabine obtient des effets de tutti
orchestraux au piano par accumulation de résonances. L’analogie la plus directe est
certainement le son de la cloche.3 Une telle écriture est visible par exemple dans la coda de la
Cinquième sonate ou dans le premier thème de la Septième sonate. Dans la même pédale sans
que les marteaux ne viennent étouffer les cordes, la répétition d’accords de septièmes, étagés
très densément par tierces sur une basse profonde et résonante, produit une accumulation
rapide en densité sonore.

1
Daniel Barenboïm, La Musique éveille le temps, traduit de l’anglais et de l’allemand par Dennis Collins, éd.
Fayard, Paris, 2008. p. 57
2
Paul et Eva Badura-Skoda, L’Art de jouer Mozart au piano, traduit par Christiane et Melchior de Lisle, Coll.
Musique, éd. Buchet/Chastel, Paris, 1974.
3
Le son de cloche comme idéal sonore est primordial pour un compositeur comme Serge Rachmaninov pour ses
œuvres pour piano (prélude op. 3) ou comme modèle d’orchestration (Les cloches opus 35) et pour la plupart des
compositeurs russes.
288
Les exemples de textures sonores et les possibilités d’interprétation donnés
précédemment résument la quasi-totalité du travail de l’interprète qui s’interroge ainsi
1
perpétuellement : Comment cela doit – il sonner ? Cette question revient à prendre en
compte la perspective de l’auditeur et sa perception. A la fin de la seconde partie nous avions
posé l’hypothèse d’une forme-sonate dont la progression, historiquement fondée sur la
tension harmonique, aurait glissé au début du vingtième siècle et particulièrement avec
Scriabine, vers une progression générée par un travail sur le timbre et sur la durée. Bien que
cette hypothèse, comme le souligne Danielle Cohen-Levinas pour Schoenberg, soit appuyée
par les développements ultérieurs de la composition :

La Klangfarbenmelodie inaugurée par Schoenberg avait déjà pour souci un


déplacement de la logique motivique du système tension/détente. Mais alors que
Schoenberg imaginait le déplacement des fonctions tonales dans une hiérarchie de
timbre, les empiries contemporaines soumettent cette logique indéniablement
historique aux grammaires génératives et à l’étude phonologique du matériau.2

la dimension sonore est peu prise en compte par l’analyse, notamment celle du répertoire
tonal.

Nathalie Hérold remarque que si :

Les instrumentistes se préoccupent de façon constante et très pragmatique, par une


sorte de consensus tacite, de la dimension sonore de la musique ; la théorie musicale
et la musicologie, bien au contraire, ne considèrent cette dimension qu’avec peu
d’intérêt et d’attention, un phénomène d’autant plus manifeste pour ce qui concerne
les musiques tonales, pour lesquelles le rapport au son est quasiment absent des
études théoriques tout en étant bien présent dans la pratique instrumentale. 3

Le son agit pourtant directement sur notre perception de la musique et notamment notre
conscience de la forme musicale :

En musicologie, l’analyse formelle, fortement influencée par une description


prescriptive et normative de la forme héritée du dix-neuvième siècle, s’est souvent
contentée d’évaluer et d’interpréter l’écart des œuvres par rapport à des formes
prédéfinies, ce qui semble limiter considérablement les perspectives (Cook, 1987).
La spécificité et la dynamique des formes, en relation avec les notions de structure et

1
Fondamentalement pourtant, la relation entre la lecture des signes (la partition) et le choix d’un toucher, d’une
articulation est immédiate et intuitive bien que des raisons ultérieures dans le travail puissent venir polir ou
infléchir vers une nouvelle direction cette intuition initiale. L’écriture musicale par son contenu évoque la
plupart du temps immédiatement à l’interprète une posture par rapport à l’œuvre, au passage à jouer car comme
le compositeur, l’interprète n’est pas neutre vis-à-vis de l’écriture musicale. Les référents musicaux mémorisés
alimentent une perception de la partition qui s’avère déjà être une interprétation, un choix inconscient de toucher,
nuance, articulation.
2
Danielle Cohen-Levinas, L’Opéra et son double, Vrin, Paris, 2013. p. 180.
3
Nathalie Hérold, op. cit. p. 4
289
d’architecture, paraissent en effet tout aussi nécessaires pour cerner leur
fonctionnement et leur signification (Rosen 1993, Petitot 2004).1

Les recherches sur la forme tenant compte de la perception tendent à minimiser la


perception de la structure globale thématique ou d’organisation tonale au profit de la
perception de la « logique expressive de la pièce » et d’aspects que Philippe Lalitte qualifie de
« rhétoriques » par analogie avec le discours :

[Les analyses de la forme] centrées essentiellement sur les problématiques


analytiques et esthétiques, n’ont pas intégré les aspects phénoménologiques et
psychologiques.2
Percevoir une forme serait moins reconnaître un schéma thématique ou harmonique
que ressentir une intentionnalité manifestée par des fonctions « rhétoriques » comme
le contraste, ou la progression, le mouvement ou le statisme, l’affirmation ou la
transition, etc.3

Les représentations graphiques d’un logiciel de montage traduisant les amplitudes


sonores d’un enregistrement des sonates de Scriabine permettent de se rendre compte de la
construction sur le plan de l’intensité sonore (amplitude des oscillations) et dans le temps
(axe horizontal). L’analyse formelle réalisée à partir de la partition a été superposée aux
graphiques obtenus. L’enregistrement de Vladimir Ashkenazy4 a été choisi, il s’agit d’une
intégrale relativement récente (1997) et assez fidèle à la partition dont les conditions
d’enregistrement (piano, micros et acoustique) sont donc les mêmes pour toutes les sonates et
de bonne qualité.

L’analyse des graphiques est pertinente pour les sonates contrairement aux pièces
brèves comme les études qui présentent en général des textures homogènes sur la durée de la
pièce traduites graphiquement par des oscillations d’amplitude peu contrastée.5 L’intensité
n’est généralement pas retenue comme étant un paramètre du timbre. Pourtant intensité et
durée présupposent une texture instrumentale spécifique consciemment déterminée par le
compositeur en prenant compte des possibilités timbriques de l’instrument. L’enjeu est de
voir comment Scriabine construit ses formes sonate à partir de la notion de progression
1
Nathalie Hérold, op. cit. pp. 4-5.
2
Philippe Lalitte, Conditions de possibilité d’une rhétorique formelle perçue, 2008. http://leadserv.u-
bourgogne.fr/files/publications/000472-conditions-de-possibilite-d-une-forme-percue.pdf p. 3.
3
Ibidem, p.10.
4
Vladimir Ashkenazy, Scriabin, the piano sonatas, Decca, 1997.
5
Ceci quel que soit le compositeur, les représentations graphiques des études de Chopin sont par exemple moins
contrastées que celles des sonates de Beethoven. Les graphiques réalisés à partir de l’enregistrement d’études de
Liszt sont homogènes alors que l’enregistrement d’un concerto est caractérisé par la présence d’une grande
variété d’amplitudes.
290
dynamique et comment les progressions dynamiques s’articulent par rapport aux parties
définies par l’analyse.

L’examen comparatif des graphiques obtenus à partir de l’enregistrement des six


dernières sonates montre à la fois des formes variées et des tendances communes. L’élément
frappant est le grand contraste et l’alternance fréquente entre des passages avec peu de notes
et une dynamique pianissimo et des passages longs et d’une grande intensité. Les sonates n°5
et 6 présentent une progression dynamique comparable qui culmine à la fin du développement
juste avant la réexposition puis pendant la coda et peut être schématisée ainsi :

La réexposition dans les deux cas est légèrement écourtée par rapport à l’exposition. Le
développement est important dans la Cinquième sonate, il est beaucoup plus long que
l’exposition. Ce rapport est inversé dans la Sixième sonate.

Sonate n° 5 op. 53 :

Sonate n° 6 op. 62 :

La Septième Sonate suit un schéma similaire, mais la densité sonore du premier thème
(accords répétés) sensible dès le début de l’exposition déplace le point culminant vers le début
de la réexposition. Les quatre parties ont une durée presque équivalente.

291
Sonate n° 7 op. 64 :

La Huitième Sonate présente des pics sonores moins puissants, plus rapprochés et
relativement courts. Il est difficile de déterminer une progression à partir du paramètre de
l’intensité. La réexposition est plus longue que l’exposition.

Sonate n° 8 op. 66 :

La Neuvième Sonate présente une construction différente en crescendo presque


constant (jusqu’aux dernières mesures de coda) et en accélération. La réexposition est deux
fois plus rapide que l’exposition (tempo doublé).

Sonate n° 9 op. 68 :

La dernière sonate présente une structure proche du crescendo / descrescendo (arsis /


thesis) avec un point culminant à la fin du développement. Les parties sont équilibrées sur le
plan de la durée, la jonction entre les deux parties du développement représente la moitié du
temps d’exécution de la sonate. Les premières mesures de la Dixième sonate font entendre
l’ébauche timide par des notes isolées de ce qui ne peut encore s’appeler un thème.
L’atmosphère créée par l’interprète dans ce début destiné à capter l’attention de l’auditeur ne
laisse rien prévoir du climax « Puissant, Radieux » pour lequel Scriabine indique fff qui

292
précède la réexposition. Ces deux moments de l’œuvre sont deux jalons très importants et
structurent l’interprétation entière de la sonate.

Sonate n° 10 op. 70 :

Les dernières sonates pour piano de Scriabine laissent la curieuse impression auditive
de ne pas avoir de fin et de se dissoudre peu à peu dans le silence. Les Neuvième et Dixième
sonates s’achèvent par le retour des premières mesures de l’œuvre, les Sixième, Septième et
Huitième sonates s’évanouissent en diminuendo sur des trilles. Daniel Barenboïm et tous les
grands interprètes parlent de l’importance du silence qui précède et suit la musique comme
faisant partie intégrante de l’œuvre elle-même.1 La raréfaction sonore est le geste
d’achèvement de l’œuvre dans les dernières sonates de Scriabine. Certaines pièces courtes de
la période intermédiaire révèlent les hésitations et les recherches de Scriabine pour la
conclusion de ses pièces. Ces pièces dont la conception tonale considérablement élargie rend
difficile la détermination d’une réelle tonalité se terminent parfois brusquement sur un accord
parfait de DO Majeur.2 Scriabine a totalement rompu avec la notion de cadence dans les
dernières sonates. La fin de l’œuvre devient le résultat d’un achèvement formel et d’un
développement thématique accompli après lequel le son n’a plus qu’à disparaître. Les finals
des œuvres symphoniques sont à l’inverse des sonates très affirmés et conclusifs en tutti ce
qui montre une différence fondamentale de conception entre œuvres pour piano et œuvres
orchestrales pour Scriabine.

Nous avons distingué à la fin de la deuxième partie deux types formels présents dans
les six dernières sonates : les sonates n° 5, 8 et 10 possédant une introduction et un

1
Daniel Barenboïm, La Musique éveille le temps, traduit de l’allemand et de l’anglais par Dennis Collins,
Fayard, Paris, 2008. pp. 13 – 15 « Le son n’est pas autonome. Il n’existe pas en lui-même, mais a une relation
permanente ; constante et inéluctable avec le silence. Dans ce contexte, la première note n’est pas le début – elle
émane du silence qui la précède. (…) Examinons les différentes possibilités que présente le début du son. Si le
début est précédé d’un silence absolu, la musique interrompt ce silence où en naît. Le son qui interrompt le
silence représente une modification radicale d’une situation existante, alors que le son qui naît du silence est une
modification progressive de la situation existante. »
2
Par exemple la pièce Ironies opus 56 n°2.
293
développement assez long en deux parties et les sonates n° 6, 7 et 9 débutant directement par
l’exposition avec un développement relativement court. Les sonates 5, 6 et 7 sont construites
sur le plan des progressions dynamiques de manière similaire. Le développement élabore un
crescendo qui aboutit à un premier climax juste avant la réexposition. Le second climax
intervient dans la coda. La Huitième et la Dixième Sonate ont une configuration légèrement
différente. Le point de tension maximal se situe aussi juste avant la réexposition, cependant la
coda est traitée différemment : il n’y a pas d’aboutissement en terme d’intensité sonore mais
une accélération nette, le matériau musical est réentendu dans une nuance piano en accéléré.
La Neuvième Sonate contraste par rapport aux autres et propose une intégration des deux
solutions exposées. Dans cette sonate, le développement est construit sur un long et progressif
crescendo et sur une accélération simultanée.

A l’exception de la Neuvième, les dernières sonates de Scriabine conservent de


l’organisation des sonates classiques l’idée d’un point de tension maximal juste avant le
développement. La présence d’un nouveau développement (sonates 7 et 10) et d’une coda
tendent à contrebalancer l’importance de la zone précédant la réexposition en créant un
second climax plus important qui se révèle comme le véritable aboutissement de l’œuvre. Les
codas sont pensées comme aboutissement et point culminant sonore ou, lorsque les thèmes
sont réentendus dans un tempo démesurément rapide qui ne permet plus de les reconnaître
(sonate 10), deviennent une synthèse de l’œuvre et une dissolution progressive du matériau
thématique.

La critique de Boris de Schloezer concernant le statisme formel et l’insistance sur la


symétrie de Manfred Kelkel peuvent se comprendre si l’on considère les réexpositions comme
représentant indéniablement une chute de tension par rapport à la progression globale de
l’œuvre. La Neuvième sonate, par sa forme particulière, propose une réponse originale à ce
problème déjà évoqué par Adorno. Il semble que les dernières sonates de Scriabine soient
régies par deux forces apparemment contradictoires. Le principe même de la forme sonate qui
exige une résolution des tensions, réalisée dans la réexposition, est à la fois respecté par
Scriabine et contrecarré par l’ajout d’une coda qui, au lieu d’une résolution, apporte de
nouvelles tensions conduisant au retour des premières mesures de l’œuvre ou à
l’évanouissement du son.

Les métamorphoses thématiques importantes étudiées dans la première partie et la


construction globale sonore et temporelle engendrent une progression dynamique à l’intérieur
des sonates dans laquelle certains musicologues reconnaissent une logique narrative,1 alors
que l’organisation formelle et tonale (harmonie et échelles) respecte la forme sonate

1
Voir Partie 1, travaux cités de Susanna Garcia.
294
classique. Cet antagonisme apparent aboutit à des œuvres singulières qui intègrent toutes les
préoccupations compositionnelles de leur temps – élaboration du matériau thématique à partir
de figures qui tiennent à la fois du facteur psychologique, du programme et de l’évocation
symbolique ou recherche sur le plan sonore d’un nouveau système harmonique – en se situant
dans la continuité du langage musical du XIXe siècle.

295
Conclusion

Les recherches effectuées sur la musique de Scriabine ont constamment été mises en
tension avec la question de la spécificité de l’interprétation de cette musique. A la volonté de
comprendre les principes de composition s’est sans cesse superposée une attention portée à
l’implication des résultats vis-à-vis de l’interprétation des œuvres. Or il se trouve que le
travail de recherche et le travail parallèle d’interprétation des sonates ont convergé rapidement
vers cette notion essentielle que représente la forme musicale, en l’occurrence ici, la forme
sonate. En effet, pas de composition sans forme musicale, pas d’interprétation digne de ce
nom sans compréhension et reconstruction de la forme.

Prendre pour problématique la question de la forme sonate chez Scriabine et comme


visée l’interprétation des œuvres ont été les objectifs de ce travail. Si l’interprétation des
œuvres a été pensée comme finalité, je me suis cependant refusée à faire l’énumération des
paramètres d’interprétation et leur application singulière pour la musique de Scriabine, mais
j’ai vu l’opportunité de réinterroger les méthodes habituelles en musicologie que sont l’étude
du contexte ou l’analyse musicale. Le principal défi de ce parti-pris a été de maintenir
constamment présente l’idée que la musique est par essence un art du temps, que la forme
musicale est une forme en devenir, qui ne s’achève que dans la remémoration, une fois que
l’interprétation intégrale en a été donnée. A ce propos, je ne soulignerai jamais assez combien
ce travail doit sa forme définitive aux questions soulevées par Danielle Cohen-Levinas
pendant ses cours et séminaires.

En partant de la manière dont l’œuvre - la sonate - se dévoile à l’auditeur, la première


partie a reconstitué l’univers de référence du compositeur et à travers ses écrits, le contexte
artistique et historique, ce qui a permis de montrer la proximité esthétique partagée avec les
poètes symbolistes et l’importance de cette influence pour la composition et l’élaboration du
matériau musical des sonates.

J’ai volontairement évité d’entrer dans des notions ésotériques auxquelles les écrits de
Scriabine font parfois référence, essentiellement parce que les témoignages directs des
personnes les plus proches du compositeur – son beau-frère Boris de Schloezer et sa fille
Marina Scriabine - invitent à en minimiser l’importance, ensuite parce que le travail de
recherche le plus approfondi effectué en France jusqu’à présent sur l’œuvre de Scriabine par
Manfred Kelkel donne une place centrale à ces questions et explique principalement la
technique musicale de Scriabine par des justifications d’ordre ésotérique.

296
La proximité avec les poètes symbolistes m’a paru décisive dans la mesure où cette
influence se manifeste dans les œuvres et même en premier lieu, à travers l’invention du
matériau thématique et les indications d’interprétation. L’analyse du matériau thématique, des
figures thématiques et de leur transformation successive a mené à poser l’hypothèse d’une
forme sonate soutenue par une logique narrative. Cette hypothèse, qui ne peut être défendue
que par des analyses réalisant des analogies avec les structures narratives des récits1 dont pour
assurer la fiabilité, il reste à démontrer la parenté entre langage et musique, nous indique
néanmoins à travers les transformations radicales du matériau thématique que les sonates de
Scriabine s’entendent et se perçoivent comme une forme structurée par une progression.

La seconde partie de la thèse a momentanément abandonné l’angle de la perception


pour se tourner vers ce qui constitue le seul élément tangible pour connaître la musique de
Scriabine, les partitions. Les procédés de composition ont été analysés, tout d’abord par le
rappel des principales structures employées sur le plan harmonique et des échelles, puis, dans
un deuxième temps, par l’analyse intégrale de deux sonates. Si les travaux de Manfred Kelkel
et de George Perle ont montré l’importance des échelles dans les œuvres de maturité de
Scriabine, ils n’ont pas sondé l’exacte imbrication entre ces échelles et l’organisation
harmonique globale des sonates. Les travaux de Herbert Harold Wise (1987) ont mis à jour,
par l’application de la Set-theory, la présence d’ensembles harmoniques structurant la forme
des sonates. Tout en montrant l’importance des échelles et des accords-modes dans leur
dimension formelle locale puis globale, l’analyse des Cinquième et Dixième sonates a
démontré l’existence et l’importance d’une organisation tonale sous-jacente. Ainsi Scriabine
respecte-t-il la forme sonate, non seulement dans sa disposition thématique, mais il respecte
également le principe de résolution, ou du moins, de forme fermée du point de vue tonal. La
musique de Scriabine ouvre sur les bouleversements à venir de la musique du XXe siècle, tout
en restant profondément déterminée par la logique du langage tonal. Si le langage tonal n’est
pas perceptible dans les dernières œuvres, il sous-tend néanmoins la logique d’écriture.
L’analyse a conduit à la représentation de formes sonates presque académiques sur le plan
thématique et harmonique. Ce constat, déjà effectué à propos de la forme des sonates de
Scriabine par Boris de Schloezer : « la forme sonore est le point faible de l’œuvre de
Scriabine »,2 entre en vive contradiction avec la première impression sonore laissée par les
œuvres : une forme soutenue par une formidable progression qui mène, schématiquement, du
néant à l’extase. Si l’analyse harmonique aboutit à un schéma clôt et statique, c’est que la
progression évoquée, qui a conduit à poser l’hypothèse d’une logique narrative, doit
s’exprimer sur d’autres paramètres que ceux de la logique harmonique.

1
voir travaux de Martha Grabocz.
2
Boris de Schloezer, cité par Manfred Kelkel, op. cit., Fayard, pp. 246 – 247.
297
La dernière partie a répondu plus précisément et techniquement aux questions
pratiques d’interprétation en reprenant en compte la réalité physique de l’interprète.
L’influence déterminante de Chopin et Liszt a été étudiée à travers la technique et les gestes
pianistiques, ainsi que l’apport personnel de Scriabine à l’évolution de la technique
pianistique. Parce que l’invention de nouveaux gestes est aussi l’invention de nouveaux sons
et l’indice pour répondre à cette question fondamentale de l’interprète : comment cela doit-il
sonner ? ; l’étude des gestes a été reliée à l’écoute des enregistrements historiques et à leur
retranscription fidèle à partir des rouleaux. Il a ainsi été déterminé que l’essentiel de l’apport
de Scriabine à la technique pianistique consiste en l’élargissement de l’ambitus des gestes
préexistants (arpèges dépassant l’octave ou la dixième), accords de quatre sons et
déplacements rapides, doubles notes en quartes, quintes ou neuvièmes. Son jeu pianistique,
témoin de l’époque des premiers enregistrements, se caractérise par une très grande liberté
rythmique, des changements de tempo à l’intérieur des œuvres, la désynchronisation fréquente
des deux mains, une palette de couleurs infinie dans la nuance pianissimo combinée à une
grande maîtrise des deux pédale. A ce stade, les principaux questionnements liés à
l’interprétation musicale se sont portés sur la modélisation temporelle et sonore de l’œuvre,
c'est-à-dire sur le temps et le son pour s’exprimer théoriquement ou sur le tempo et les
nuances du point de vue pratique. Parce que ces notions deviendront des paramètres décisifs
e
pour la musique de la seconde moitié du XX siècle et que la musique de Scriabine constitue
une charnière de l’évolution du langage musical, même si elle n’a jamais été – à tort -
considérée comme telle, ces deux notions, le temps et le son, m’ont paru primordiales pour la
compréhension de sa musique. Habituellement réservées au bon goût de l’interprète, elles ne
sont que depuis récemment considérées par l’analyse musicale. Réaliser une analyse détaillée
de l’un de ces paramètres à l’échelle d’une œuvre aurait nécessité des moyens techniques que
je n’ai pas eus à ma disposition et aurait pu faire à elle seule l’objet d’une thèse. Pourtant la
mise en regard de la modélisation temporelle et sonore des six dernières sonates face à
l’analyse sur partition et aux premières hypothèses établies lors d’une imaginaire première
audition reconstituée permettent de montrer la complémentarité des approches et la nécessité
absolue de passer par ces trois phases pour construire une interprétation.

Les études sur l’interprétation connaissent aujourd’hui un développement rapide.


Issues du mouvement du renouveau baroque, elles s’étendent aux répertoires classiques et
romantiques et se généralisent dans les programmes de recherche dans les universités
américaines sous le terme de Performance Studies ou dans les doctorats d’interprète des
conservatoires ou MusikHoschule européens. Une nouvelle catégorie d’interprète, l’interprète
« éclairé », modifie le statut du musicien et le rapport à la tradition musicale. La première

298
exécution de l’œuvre dans les conditions de sa création devient idéalisée et l’interprète a pour
devoir de recréer aussi fidèlement que possible les conditions de la création. Cela fait du
musicien un chercheur, presque un archéologue, ayant pour mission une reconstitution. Or la
valeur de la première exécution d’une œuvre peut être, au contraire, pensée comme le début
d’un processus d’approfondissement de l’œuvre de la part de l’interprète, comme du
compositeur qui peut apporter des modifications après la création d’une pièce.

Les recherches sur l’interprétation ont dans un premier temps accordé une place
unique à l’Urtext - souvent établi sur la source authentique la plus ancienne - et au respect
scrupuleux du texte, contre lequel un interprète pourtant aussi fidèle à la partition qu’Alfred
Brendel s’est insurgé. L’ensemble des variantes notées dans les différentes éditions ont
ensuite été reconsidérées comme les témoignages d’une tradition d’interprétation non
négligeable. L’étude des sources et des enregistrements historiques permet de retrouver
certaines possibilités d’interprétation perdues, comme la manière d’improviser des ornements
ou l’interprétation de certaines notations rythmiques. C’est cette direction qu’a voulu suivre
cette étude, à la recherche du style personnel de Scriabine. Parce que l’interprétation d’une
œuvre reste avant tout une manière de l’entendre, cette étude a suivi la voie qu’emprunte le
musicien pour préciser son interprétation, de l’imaginaire sonore immédiat à l’analyse, en
passant par l’écoute d’enregistrements historiques ou récents.

299
Annexe
Glenn Gould, Entretiens avec Jonathan Cott, trad. de l'américain et préfacé par
Jacques Drillon, coll. Musique et Cie, éd. JC Lattès, Paris, 1983. pp 108-111. Extrait
sur Scriabine.

« J’ai mis en boîte un enregistrement huit pistes d’une sonate de Scriabine. Bien
entendu, c’est beaucoup trop, pour un pianiste : quatre pistes sont déjà le double de
ce qu’il faut, huit sont le quadruple. Mais j’ai fait cela avec dans l’esprit l’idée – non
encore réalisée – qu’il serait intéressant de voir ce qu’il adviendrait au cas où l’on
déciderait de penser que le piano n’est pas un piano et qu’il n’y a pas de raison de le
limiter à une sonorité du premier au dernier sillon. (…)
Avec Scriabine ce que nous avons fait a été d’enregistrer la pièce dans quatre
perspectives microphoniques différentes : ma perspective personnelle, qui semble à
bien des gens trop proche, trop tendue, c'est-à-dire à cinq pieds (1.50 m) du piano
ensuite une perspective plus discrète, plus européenne de style, à huit ou neuf pieds
(2.50 m), avec trois micros à nouveau. Ce sont là, respectivement, le second et le
troisième plan sonore. Le premier plan est celui que l’on trouve dans les
enregistrements d’Art Tatum d’il y a vingt ans : les micros sont carrément dans le
piano, presque contre les cordes, ce qui donne une sonorité ultra – percussive à
l’instrument. Ce rendu n’était pas si mauvais que cela, bizarrement. On y trouvait
une vivacité très agréable : on sentait le relief de chaque note, c’était très bien. La
dernière des perspectives, qui n’a plus rien d’une perspective, consistait en deux
micros tournés vers le mur, pour avoir l’ambiance. La sonate de Scriabine, la
cinquième, commence par un trille dans le grave, soutenu par tout un passage en
triton, joué comme un tremolando. Au bout de dix secondes à peu près, le trille et le
triton qui l’accompagne montent, octave par octave, jusqu’à l’extrême aigu ; à cet
endroit, la partition porte une indication, irréaliste, de fortissimo ; ce qui est
évidemment impossible à réaliser dans l’extrême aigu du piano. Mais il n’empêche
que le mouvement va du pianissimo au fortissimo, et du grave vers l’aigu, en
conservant les mêmes notes, les mêmes accords quasi magiques. Nous avons
enregistré la pièce en entier, selon les quatre perspectives sonores que j’ai dites. Et
nous projetions d’en faire un ballet, d’examiner la partition et de voir ce qu’elle
offrait de projection cinématique, de voir où il serait possible d’employer les plans
éloignés, les plans serrés, les plans rapprochés, les fondus, les cuts, les raccords, etc.
Quels autres termes employer pour désigner les cadrages sonores?
Bref, nous avons réussi à exciter l’intérêt de quelques techniciens blasés en jouant
sur ces perspectives. Nous avons commencé avec les micros les plus éloignés, ceux
qui faisaient face au mur, et nous avons obtenu une sorte de ronflement lointain, un

300
son réellement venu d’ailleurs. C’est une image simplement destinée à décrire ce
qu’auraient pensé les premiers auditeurs : le temps d’un instant, ils auraient cru
entendre la colère de Dieu, ils auraient demandé « mais qu’est ce donc ? » Ensuite,
chaque fois que l’on montait d’une octave, une nouvelle rangée de micros était mise
en service, mais sans que le son perde toutefois sa clarté. Par exemple, au moment
où l’on ouvrait la deuxième rangée, on fermait la quatrième, si bien que l’on gardait
la seconde et la troisième ensemble. Au moment où l’on ouvrait la première, on
coupait la troisième et ainsi de suite, jusqu’aux notes suraiguës, celles que Scriabine
demande fortissimo et qu’on ne peut pas jouer fortissimo, qui furent prises avec les
micros placés comme chez Tatum.
C. Comme un effet de zoom
G. Exactement. C’était un zoom de dix secondes, et c’était l’effet sonore le plus
éblouissant que j’avais jamais entendu. A cet endroit de la partition il y a un point
d’arrêt, puis un demi-soupir, et ensuite Scriabine commence son thème principal, si
l’on peut parler de thème principal ; à ce moment là nous sommes revenus sur la
deuxième rangée de micros, c'est-à-dire à ma prise de son habituelle, et le
mouvement pouvait commencer vraiment.»

301
Index nominem

Adorno, 61, 62, 65, 142, 196, 272, 294 Ertel, 39, 40
Alexandre, 1, 2, 4, 5, 6, 7, 10, 11, 12, 14, Fay, 202
16, 27, 30, 32, 38, 39, 40, 42, 53, 54, Feinberg, 246, 247
55, 59, 60, 61, 70, 77, 79, 80, 111, 116, Fichte, 38
118, 120, 131, 182, 191, 195, 259, Field, 212, 220, 225, 226
279, 307, 308, 322, 323, 330 Fontanier, 20
Badura – Skoda, 276 Galvani, 219
Baker, 6, 114, 115, 131 Garcia, 6, 21, 22, 23, 53, 73, 74, 294
Balmont, 16, 40 Gerig, 202
Baltrusaitis, 16 Gieseking, 201, 207
Barany-Schlauch, 6 Glinka, 123, 225
Barthes, 13 Goethe, 42
Bartok, 113, 114, 225, 259, 319 Goldenweiser, 200, 255, 307
Bartoli, 134 Goodman, 206
Beethoven, 11, 72, 75, 193, 196, 206, Gould, 245, 246, 300
207, 210, 221, 272, 275, 281, 290 Gousset, 179
Bekman-Scherbina, 6, 251, 274 Grabar, 70
Berdiaiev, 41 Grabocz, 75, 243, 297
Berg, 77, 142, 272, 309 Gulda, 245
Berlioz, 209 Gut, 219, 220
Biely, 16, 17, 65, 67 Hegel, 38
Blavatsky, 10 Heller, 71, 72
Blok, 16, 17, 40, 42, 43, 66, 68, 322, 324 Hérold, 269, 278, 289, 290
Boulez, 5, 144, 154, 260, 270 Hippius, 41
Bowers, 6, 73, 121 Horowitz, 233, 246, 247, 250, 257
Brendel, 205, 206, 208, 299 Hull, 79, 132
Chailley, 120 Igoumnov, 67, 200
Cheetam, 125 Ivanov, 3, 5, 6, 16, 17, 18, 21, 35, 40, 41,
Chopin, 10, 11, 118, 123, 192, 195, 199, 42, 43, 44, 45, 46, 50, 62, 64, 65, 66,
200, 206, 208, 209, 210, 211, 212, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 74, 324
213, 214, 215, 216, 217, 218, 219, Ives, 113
221, 225, 229, 236, 256, 278, 290, Jolas, 259, 260
298, 310, 311 Kaddour, 203, 204, 211, 221
Ciurlionis, 71 Kandinsky, 72
Cohen-Levinas, 3, 7, 16, 19, 259, 268, Kant, 38
269, 280, 289, 296, 312 Kelkel, 5, 11, 12, 13, 16, 27, 28, 30, 38,
Conyus, 192 70, 80, 95, 116, 118, 119, 120, 125,
Cossmann, 219 127, 166, 182, 184, 186, 189, 191,
Cymborska – Leboda, 66, 68, 70 192, 195, 279, 294, 296, 297
Czerny, 191, 202 Klindworth, 219
De Schloezer, 5 Kostka, 117
Debussy, 34, 114, 117, 120, 216, 222, Lalitte, 290
225, 279, 283 Laub, 219
Deleuze, 243, 259 Leikin, 6, 209, 217, 225, 226, 227, 228,
Eigeldinger, 208, 209, 210, 211, 212, 232, 236, 241, 251, 255, 270, 271,
213, 216, 221, 310, 311 272, 273, 281
302
Leimer, 201, 207 Sabaneev, 5, 16, 23, 46, 57, 59, 80, 118,
Leonskaja, 3, 229 119, 120, 209, 251, 256, 282
Lissa, 118 Safonov, 200, 220, 226, 232, 235, 236,
Liszt, 10, 14, 15, 75, 77, 96, 179, 199, 277, 281
200, 202, 208, 213, 214, 219, 220, Salzmann, 113
221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, Samuel, 208, 246, 307
229, 243, 288, 290, 298, 311, 313, Satie, 113
316, 320 Schenker, 7
Lobanov, 228, 241, 247, 248, 270, 271 Scherrer, 45, 66
Lossky, 43, 323 Schnabel, 245
Lounatcharsky, 51 Schoenberg, 78, 114, 125, 153, 164, 257,
Lourié, 50, 51 269, 279, 289, 310, 312
Macdonald, 21, 22 Schopenhauer, 38, 63
Mandelstam, 50, 52 Schumann, 10, 194, 200, 210, 212
Mastropasqua, 126 Scriabine, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 12,
Medtner, 224 13, 14, 15, 16, 19, 20, 21, 22, 23, 26,
Meeus, 163, 175, 178 27, 28, 29, 30, 32, 34, 35, 38, 42, 43,
Merejkovski, 39, 43, 65 44, 45, 46, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
Merlet, 213 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 65, 66, 67,
Messiaen, 5, 22, 117, 119, 120, 122, 123, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77,
124, 243 79, 80, 81, 87, 88, 89, 90, 94, 95, 98,
Michaut-Paterno, 46 99, 103, 105, 110, 111, 113, 114, 115,
Mikuli, 216 116, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
Minsky, 207 124, 125, 126, 127, 129, 130, 133,
Mohrenschildt, 17 137, 138, 140, 142, 144, 147, 149,
Molino, 7 151, 153, 155, 159, 160, 161, 162,
Monighetti, 121 165, 166, 170, 174, 175, 178, 179,
Morozova, 42 180, 181, 182, 186, 187, 189, 190,
Mozart, 204, 226, 272, 275, 276, 288, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 199,
316 200, 204, 205, 206, 208, 209, 211,
Nemenova, 217 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218,
Neuburger, 123 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226,
Neuhaus, 3, 200, 201, 203, 204, 207, 227, 228, 229, 231, 233, 235, 237,
226, 228, 249, 307 238, 239, 240, 241, 243, 245, 246,
Pasternak, 6, 217, 227, 228, 232, 317 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253,
Perle, 6, 124, 127, 297 254, 255, 256, 258, 259, 260, 261,
Plekhanov, 10, 51 262, 264, 265, 266, 267, 268, 269,
Pletnev, 257 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276,
Podgaetsky, 95 277, 278, 279, 280, 281, 282, 284,
Pogorelich, 257 285, 286, 287, 289, 290, 292, 293,
Prokofiev, 77, 224, 225 294, 296, 297, 298, 299, 300, 301,
Pyman, 18 307, 317, 318, 330
Rachmaninov, 11, 67, 200, 204, 214, Sève, 200, 201
221, 224, 225, 227, 257, 278, 288 Siloti, 213, 219
Ravel, 34, 114, 222 Socrate, 63
Richter, 246, 247 Sofronitsky, 228, 246, 247, 255, 257
Ricoeur, 7, 20, 76 Sokolov, 257
Rimski-Korsakov, 275 Soloviev, 40, 41, 42, 43, 45, 66, 70
Rosen, 191, 193, 194, 195, 196, 290 Soonbok, 6
Rostropovitch, 207, 208, 312 Souvtchinsky, 244
Rubackyte, 3, 221 Spanuth, 116
Rubinstein, 219, 232 Stravinsky, 10, 144, 154, 224, 314, 315

303
Sukhina, 6 Williams, 43
Tchaïkovsky, 278 Wise, 6, 129, 130, 131, 132, 145, 146,
Troubetskoï, 10 155, 162, 165, 167, 169, 170, 183,
Väisälä, 176, 315 184, 187, 297
Wagner, 10, 11, 14, 15, 20, 32, 54, 61, 62, Wundt, 54
64, 67, 72, 210, 261, 278, 312, 320, Zenkin, 219, 220, 221
321 Zverev, 200, 225
Wieck, 209 Zydek, 129
Wienawsky, 219

304
Index des textes cités

Alexandre Scriabin, Piano miniature as chronicles of his creative evolution . 303, 304
Alexandre Scriabin’s ten piano sonatas : their philosophical meaning and it’s musical
expression .......................................................................................................................................................... 7
Chopin vu par ses élèves ................................... 207, 208, 209, 210, 211, 212, 215, 220, 309, 310
Cinéma, I. L'image – mouvement ................................................................................................... 242, 258
Cinéma, II. L'image – temps .......................................................................................................... 242, 2584
Conditions de possibilité d’une rhétorique formelle perçue .......................................................... 288
Des notations musicales, frontières et singularité ............................................................................ 288
Du Spirituel dans l’Art .................................................................................................................................... 72,
Elements of continuity in Scriabin’s musical language, an analysis of selected preludes ......6,
Entretiens avec Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa, sur la Russie, la musique, la
liberté............................................................................................................................... 206, 207, 303, 311
Essai sur Wagner .............................................................................................................................................. 63
Famous pianists and their technique ..................................................................................................... 205
Faust .............................................................................................................................................................. 42, 64
Glossolalie, poème sur le son......................................................................................................................... 17
Histoire de la littérature Russe, le XXe siècle, L'Age d'argent.................................. 17,18,19,40,41
Introduzione all’ analisi della musica post-tonale ............................................................................ 126
L’Altération musicale .......................................................................................................................... 203,204
L’Analyse formelle du timbre, éléments pour une approche méthodologique268, 277, 287,
288
L’Harmonie classique et romaantique ................................................................................................... 134
L’'Obvi et l'Obtus................................................................................................................................................ 13
La Colombe d’argent ....................................................................................................................................... 19
La Musique éveille le temps........................................................................................................................ 300
La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique ............................64, 65, 66, 67,
Langages de l’Art, une approche de la théorie des symboles ........................................................ 205
L'Art du piano........................................................................... 199, 200, 202, 203, 206, 225, 227, 248
Le Destin russe et la Musique, un siècle d'histoire, de la révolution à nos jours ....................... 52
Le Drame, la Musique et le Théâtre : la conception symbolique de ................................ 66, 68, 70
Le Geste du pianiste, Étude sur le jeu musicien .................................................... 202, 203, 210, 220
Le maître de la transition infime ................................................................................................... 146, 279
Le Synthétisme de Viatcheslav Ivanov ...................................................................................................... 73
Le Théâtre dionysiaque de l’avenir ........................................................................................................... 72,
Le Voile de l’ordre ............................................................................................................ 204, 205, 207, 297
Les Frères Karamazov.................................................................................................................................... 40,
Les Testaments du Symbolisme .................................................................................................................. 17,
Les Vues de Scriabine sur l’Art .................................................................................................................... 45,
Materials and techniques of twentieth century music..................................................................... 120
Notes et Réflexion .................................................................................... 5, 12, 15, 31, 39, 55, 56, 73, 82
Phèdre ................................................................................................................................................................... 30
Piano playing, with piano questions answered .................................................................................. 204
Piano technique .............................................................................................................................................. 304
Premier Rendez-vous ............................................................................................................................... 43, 47
Quasi serial techniques in the late piano works of Alexander Scriabin .................................... 129
Scriabin, a biography ......................................................................................................................................... 6
Scriabin’s Symbolist Plot Archetype in the late piano sonatas .................................... 7, 21, 76, 77
Sonorité Jaune ................................................................................................................................................... 72,

305
Sur les Causes de la Décadence et sur les nouveaux Courants de la littérature russe40, 41,
42
Tantale .................................................................................................................................................................. 44
Techniques de mon langage musical ...................................................................................................... 123
Temps et Récit ............................................................................................................................................... 8, 79
The Form of Arts.....................................................................................................................................................
The Performing Style of Alexander Scriabin ........................................... 6, 213,214, 231, 233, 252
The Relationship of pitch sets to formal structure in the last six piano sonatas of Scriabin 7,
132, 149, 165,
Traité de Rythme, de couleur et d’ornithologie ........................................................................ 121, 126
Trois Rencontres ............................................................................................................................................... 44
Un discours à la mémoire d’Alexandre Scriabine ............................................................................ 6, 46

306
Bibliographie

I. Documents sonores historiques :

Scriabine et les scriabiniens, [CD] : Préludes , études, mazurkas, poèmes, joués par

Alexander Scriabine, éd. Saison russe, 1997. Enregistrements d'archives provenant du

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II. Ecrits du compositeur :

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BERGSON, Henri, La Pensée et le Mouvant, Presses universitaires de France, Paris, 1938.

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DELEUZE, Gilles, Cinéma, II. L'Image - temps, Les éditions de minuit, Paris, 1985.

GADAMER, Hans-Georg, Vérité et Méthode, trad. de l’allemand, P. Fruchon, J. Grondin, G.

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GOODMAN, Nelson, Langages de l’Art, une approche de la Théorie des symboles, présenté

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RICOEUR, Paul, Temps et Récit, éd. du Seuil, Paris, 1983.

SAINT-AUGUSTIN, Confessions, chapitre 11, Trad. Arnault d'Andilly, éd. Gallimard, Paris,

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SEVE, Bernard, L’Altération musicale, éd. Seuil, Paris, 2002.

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traduit de l'anglais par Marc Goldberg et Jérôme Sacken, éd. Gallimard, Paris, 1996.

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VII. Contexte historique et artistique :

1. Ouvrages en langue française


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Robert P. Hughes, Irina Paperno, University of California Press, Berkeley, 1992.

The Cambridge History of Russian Littérature, édité par Charles A. Moser, Cambridge

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BIELY, Andrei, Le collecteur d'espaces Notes, Mémoires, Correspondances, présenté et

traduit du russe par Claude Frioux, Collection Voyager avec... La Quinzaine littéraire,

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BIELY, Andrei, The Form of Arts, traduit du russe vers l’anglais par Dr John Elseworth,

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BLAVATSKY, Héléna, La Clef de la Théosophie, trad. de l'anglais, Mme H. De Neufville, éd.

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BLOT, Jean, Alexandre Blok, le Poète de la perspective Nevsky, Biographie, éd. du rocher,

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KANDINSKY, Vassily, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, trad.

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MANDELSTAM, Nadejda, Contre tout espoir, Souvenirs, trad. Maya Minoustchine, coll. Tel,

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MIRSKY, D., S., Histoire de la Littérature russe, des origines à nos jours, Livre II - Après

1881, trad. Véronique Lossky, Fayard, Paris, 1969.

MOOSER, R. Aloys, Souvenirs, Génève 1886-1896, Saint Petersbourg, 1896-1909, Préface

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MOSSIERE, Fanny, Le Diable et l'Artiste, la littérature et la peinture symboliste en Russie,

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2. Ouvrages en langues étrangères


IVANOV, Viatcheslav, Selected essays, traduit du russe vers l’anglais par Robert Bird,

introduction de Michael Wachtel, Studies in Russian Literature and theory,

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PEPERNO, Irina, Creating Life, the Aesthetic utopia of Russian Modernism, éd. par Irina

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PETERSON, Ronald E., A History of Russian Symbolism, John Benjamin publishing

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PERES, Rémi, Chronologie de la Russie au XXe siècle, éd. Vuibert, Paris, 2000.

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RIASANOVSKY, Nicholas, Histoire de la Russie, des origines à 1996, trad. de l’anglais,

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3. Articles en langue française


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soviétique, États indépendants, Vol 35 N° 1-2, Un maître de sagesse au XX ème siècle,

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DUMONT, Claudia, « Le Symbolisme russe : Aleksander Blok », publié sur

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HELLER, Leonid, « Le Synthétisme de Vjaeslav Ivanov », Cahiers du monde russe : Russie,

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vingtième siècle, Viatcheslav Ivanov et son temps, pp. 171-189.

4. Articles en langues étrangères


BRISTOL, Evelyn “Turn of a century”, The Cambridge History of Russian Littérature,

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“The Testaments of Symbolism”,

“Thoughts on Symbolism”,

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“On the limits of Art”,

“Pressentiments and Portents : The new organic Era and the

Theater of the future”,

“On the Joyful Craft and the Joy of Spirit”,

“On the Russian Idea”,

“Nietzsche and Dionysus”,

“The religious Task of Vladimir Solovyov”,

“Scriabin’s view of Art”

Selected essays, traduit du russe vers l’anglais par Robert Bird, introduction de Michael

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VIII. Œuvres poétiques

BLOK, Alexander, Le Monde terrible, trad. du russe, Pierre Léon. Gallimard, 2003. Recueil

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BLOK, Alexander, Œuvres en proses, traduction et préface de Jacques Michaut, éd. l’âge

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BLOK, Alexander, BIELY, Andrei, IVANOV, Viatcheslav, BRIOUSSOV, Valery, BALMONT,

Konstantin, etc. Anthologie de la Poésie russe, tome 2 1900 à nos jours, choix, traduction

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BIELY, Andreï, Premier Rendez-vous, trad. du russe, Christine Zeytounian-Beloüs, éd.

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BIELY, Andrei, Glossolalie, Poème sur le son, traduit du russe par Catherine Prigent,

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BIELY, La Colombe d’Argent, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, L’âge

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BIELY, Andrei, The Dramatic Symphony, traduit du russe vers l’anglais pas Roger et

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Anthologie de la Poésie Russe, Préface de Brice Parain, édition de Katia Granoff,

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IVANOV, Viatcheslav, Trois Poèmes dans Scriabin’s view of Art, Selected Essays, traduit du

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Literature and theory, Northwestern university Press, Evanston, Illinois, 2003.

SOLOVIOV, Vladimir, Trois Entretiens, traduit du russe par Eugène Tavernier, Classic
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IX. Manuscrits des œuvres musicales

http://www.juilliardmanuscriptcollection.org

Liste des œuvres :

Deux morceaux opus 59

Poème - Nocturne opus 61

Sonate n° 6 opus 62
Deux poèmes opus 63
Sonate n° 7 opus 64

327
Table des matières
Analyse et interprétation des six dernières sonates pour piano d’Alexandre Scriabine ..... 2
Remerciements ....................................................................................................................................................3
Introduction .......................................................................................................................................................... 4
Partie 1 .................................................................................................................................................................... 9
Scriabine et le symbolisme russe .................................................................................................................9
Chapitre I. Les figures musicales .......................................................................................................... 10
1. Frei aber Einsam ? la singularité de Scriabine ............................................................... 10
2. A l’audition des sonates .......................................................................................................... 11
3. Idées–images ............................................................................................................................... 13
4. Sens–Son........................................................................................................................................ 16
5. Figures et métaphores musicales. ...................................................................................... 21
Chapitre II. Contexte de création.......................................................................................................... 38
1. Contexte artistique et historique ........................................................................................ 39
2. Carnets 1900-1913 ................................................................................................................... 52
3. Le renouveau du drame .......................................................................................................... 58
Chapitre III. Narrativité et forme – sonate ...................................................................................... 73
1. Analyse thématique de la Cinquième sonate opus 53. ............................................... 76
2. Analyse thématique de la Neuvième sonate opus 68. ................................................ 95
Partie 2 .............................................................................................................................................................. 112
Analyse des sonates ..................................................................................................................................... 112
Chapitre I. Le langage harmonique .................................................................................................. 113
1. Perspectives historiques ............................................................................................................. 113
2. L’accord prométhéen .................................................................................................................... 114
3. Analyses historiques de la genèse de l’accord prométhéen. ....................................... 118
4. Les échelles scriabiniennes, évolution et emploi ............................................................. 121
5. Tonalité élargie................................................................................................................................ 126
Chapitre II Analyse de la sonate n°5 opus 53 .............................................................................. 129
1. Analyse ................................................................................................................................................ 129
Exposition ............................................................................................................................................... 134
2. Réduction harmonique. ....................................................................................................... 140
Chapitre III. Analyse de la sonate n° 10 opus 70 ........................................................................ 142
1. Analyse thématique ....................................................................................................................... 142
2. Quelques procédés de développement thématique ........................................................ 152
3. analyse et réduction harmonique ........................................................................................... 162
4. Forme ........................................................................................................................................... 175
CHAPITRE IV. FORMES – SONATE. SYNTHESE ........................................................................... 179
1. Analyse formelle .................................................................................................................................. 179
2. Forme sonate thématique........................................................................................................... 190
3. Forme sonate et organisation tonale ............................................................................. 193
Partie 3 .............................................................................................................................................................. 198
Interprétation ................................................................................................................................................. 198
Chapitre I. La technique pianistique ............................................................................................... 200
1. Les héritages de Chopin et de Liszt. ............................................................................... 208
2. Les innovations techniques de Scriabine ..................................................................... 225
Chapitre II. La question du temps musical .................................................................................... 243
3. Le temps élargi ................................................................................................................................ 260
4. Le temps précipité. ........................................................................................................................ 264
5. La fin des sonates. .......................................................................................................................... 266
Chapitre III. Timbre et couleurs ....................................................................................................... 268
1. Timbre ................................................................................................................................................. 268

328
2. textures sonores ............................................................................................................................. 278
3. Forme sonate et interprétation ................................................................................................ 287
Conclusion ........................................................................................................................................................ 296
Annexe ............................................................................................................................................................... 300
Index nominem .............................................................................................................................................. 302
Index des textes cités .................................................................................................................................. 305
Bibliographie .................................................................................................................................................. 307
I. Documents sonores historiques : ............................................................................................. 307
II. Ecrits du compositeur : ............................................................................................................... 307
III. Monographies ................................................................................................................................ 307
IV. Ouvrages musicologiques. ........................................................................................................ 309
V. Articles musicologiques .............................................................................................................. 315
VI. Ouvrages philosophiques et esthétiques .......................................................................... 320
VII. Contexte historique et artistique : ...................................................................................... 322
VIII. Œuvres poétiques ..................................................................................................................... 326
IX. Manuscrits des œuvres musicales ......................................................................................... 327
Table des matières ....................................................................................................................................... 328

329
Analyse et interprétation des six dernières sonates pour piano
d’Alexandre Scriabine

Résumé

La thèse porte sur les six dernières sonates de Scriabine. L’analyse des œuvres a été
pensée en relation avec l’interprétation pianistique. L’univers de référence et
l’imaginaire sonore de Scriabine sont reconstitués à partir de la perception des
œuvres et des indications d’interprétation présentes dans les partitions. Une méthode
inspirée par l’analyse schenkerienne est développée pour étudier les logiques
d’écriture d’un langage dans lequel la notion de tonalité est considérablement élargie.
La dernière partie, plus directement liée à l’interprétation, étudie les spécificités de
l’écriture pianistique et des paramètres du timbre et du temps en s’appuyant sur
l’étude d’enregistrements historiques.

Mots-clés : Scriabine, Sonate, forme-sonate, musique xxe siècle, piano, interprétation.

Analysis and performance of the six last sonatas by Alexander Scriabin

Summary

The following thesis focuses on the six final piano sonatas by Alexander Scriabin
from the point of view of pianistic interpretation. The first part reconstitutes
Scriabin’s unique musical and image-oriented universe from the basis of the
listener’s perspective. The second part analyses the works from a musicological
stand-point, taking into consideration indications on interpretation found in the
scores. In order to more clearly identify the logic and structure of the musical
language, which is marked by the usage of extended tonality, the analyses presented
are inspired from Schenkerian traditions. The third part, directly linked to
performance practises, explores the pianistic writing style as well as the timbral and
temporal parameters, with an important place given to historical recordings.

Keywords : Scriabin, Sonata, sonata-form, piano, performance.

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE :
ED 5 – Concepts et langages
Maison de la Recherche, 28 rue Serpente, 75006 Paris, FRANCE

DISCIPLINE : Musique et musicologie

330

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