PAYS :France RUBRIQUE :Débats

PAGE(S) :73,74,75,76,77,78 DIFFUSION :498558

SURFACE :488 % JOURNALISTE :Éric Aeschimann
PERIODICITE :Hebdomadaire
8 février 2018 - N°2779

DÉB

Quand s’enthousiasmait
Foucault
pour
larévolte
iranienne
A la fin de1978,le philosophesepassionnepour la révolution islamique,et lescritiques
pleuventaussitôt.Dans un document inédit , il sejustifie etdéfendla spiritualité
commeforcepolitique.Un plaidoyervibrant, etd’uneétonnanteactualité
TS
Par ÉRIC AESCHIMANN

esarticles écrits par Michel Foucault l’élogedela« spiritualitépolitique »,expressionqui

sur la révolution iranienne en 1978et fi t couler beaucoupd’encre.Aujourd’hui, « l’Obs »

L
1979constituentsansnul doutelapartie
laplus contestéede sonœuvre. Depuis
quaranteans,le philosopheest réguliè-
rement accusé d’être resté aveugle aux périls
propres à un régime islamique. Il estvrai que la
dimension religieuse du soulèvementl’avait pas-
sionné.Dansun reportage publié par « leNouvel
Observateur »le 16 octobre1978,il faisait même
publie un document exceptionnel, qui apporte un
éclairagecrucial sur cettepolémique :le tapuscrit
d’un entretien donné à notre journal le 3 janvier
1979et jamais publié. Il aété découvert l’été der- SOMMAIRE
nier dans la boîte 50 des archives Foucault à la p. 77
Bibliothèque nationale de France (BNF), et c’est Unphilosophe
àTéhéran
avecl’aimableautorisationdesayantsdroit du phi- p. 78
losophe quenousle reproduisons ici. ChairFoucault

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L’intérêtdecetinédit dépassedeloin lapureéru-

dition. A salecture,on sedit qu’il aurait pu être écrit
hier,tantlaquestiondel’islamresteaucœur desdébats.
Somméde sejustifier,Foucaultrépond aux questions
avecsapuissancehabituelle,et ce qu’il dit est àlafois
critiquable et saisissant.Critiquable,car la sous-esti-
mation desrisquesd’uneprisedupouvoir parlesmol-
lahs est manifeste.Le philosophe selaisseemporter
parsonenthousiasme, commecelalui était arrivésur
d’autressujets.Mais saisissant, quandil exprimeavec
vigueur une conviction qui au fond aura guidé
toute son œuvre : face à latoute-puissancedes
pouvoirs,il fautcommencerparécouterceuxqui
font actede résistance,de révolte,de dissidence.
Or, lorsqu’elles’opposeà un pouvoir en place,
laspiritualité devient cetteforce.Dissidenceet résis-
tance, voilà ce qu’il perçoit dansle chiisme tel qu’il
le rencontre en Iran, mais aussi dans l’élection de
Jean-Paul II, premier pape polonais sous régime
communiste,ou encore,commeil ledit ici, l’écologie
et le bouddhisme…Autant de signesd’une « volonté
de spiritualité », une façon de « refuserle monde »,
qu’il ne faut pas condamner, mais plutôt accueillir
et « voir comment on peut travailler là-dedans ».
Ainsi, pour Foucault, lespirituel a droit de cité dans
le débat public. Une position qui, quarante plus
tard, risque de susciter bien des réactions!
Signequelesarchives Foucaultrecèlentde nom-
breux trésors,un autreinédit sortcette semaine,aux
Editions Gallimard : « lesAveux de la Chair », qua-
trième tome d’« Histoire dela sexualité »àlaquelle le
philosophe travaillait jusqu’àquelquesjoursavantde
mourir, en 1984 ( lire le compte rendu de Philippe
Artièresp. 78). Là aussi,àtraversle prisme du sexe,il « Entretien
avec de cemouvement religieux ou decemouvement spi-
estquestionde pratiquesreligieuseset de pouvoir. MichelFoucault, rituel? Est-ceque celane seraitpasaux gensqui réa-
É. A. “leNouvel gissentavectant de hargnede s’expliquerun peu sur
Observateur”, lesraisonsqui lesfont résisteràce point?
Michel Foucault, vous avez écrit, dans « le Nou- 3 janvier
1979 ». Soit. On analysera les deux versants de la chose,
vel Observateur », à l’occasion d’un reportage C’estsouscetitre mais pour ce qui vous revient, vous-même,
sur l’Iran, que ce pays était actuellement à la quelaprésente employant cette expression de « spiritualité poli-
recherche d’une chose dont nous autres, Occi- interview aété tique », qui est chargée de tant de choses, en tout
dentaux, aurions perdu le sens depuis la Renais- découverte enjuin cas pour le premier terme, dans nos traditions
sance, et la crise du christianisme. Cette chose, 2017 danslaboîte 50 et dans nos têtes, pouvez-vous dire ce que vous
vous l’appeliez « spiritualité politique ». Or, il se duFonds Foucault entendez par là ?
trouve que cette expression a surpris beaucoup parSabina Vaccarino J’essayaisde savoirquelleavaitété laforce, quelleest
de monde. Je pense qu’il faudrait peut-être que Bremner, doctorante toujours laforcequi peut actuellementdressercontre
vous vous expliquiez à son sujet. enphilosophieà un régimeépouvantable,terrible, et terriblement fort
Mon premier mouvement serait de reporter un peu l’université
Columbia puisqu’il a unearmée,unepolice absolumentgigan-
la chargede laréponsesur lesautres.Une anecdote : deNewYork, lorsd’un tesque,tout un peuplequi alesmainsnues,car il n’est
quand j’étais en Iran, un hebdomadaire, qui n’était pasarmé.Jene saiss’ilcachequelquepart desarmes,
séjourderecherche
pas le vôtre, avait envoyé une correspondante qui àlaBibliothèque mais il doit bien lescacher et il ne doit pas en avoir
avaitfait un papier,lequelseterminait – commetous nationaledeFrance beaucoup,car il n’en apasencorefait usagealorsque
lespapierssur l’Iran –par unecertaineinsistancesur financéparleCouncil tous les jours il y a desdizaines et des dizaines de
lesmouvements religieux qui semblenttraverser le forEuropean Studies. morts. Quelle est donc cette force, cette force qui
peuple iranien tout entier.J’ai lu cepapieravantqu’il Latranscription
ici implique à la fois une volonté farouche, obstinée,
ne parte pour Paris. Une fois imprimé, à Paris, la publiée aétéréalisée renouveléetous lesjours,de soulèvement,etl’accep-
rédaction a rajouté l’adjectif « fanatique ». Alors, parsessoins. tation de sacrificesqui sont lessacrificesdesindivi-
est-cequec’estaux gensqui essaientde saisir cequi dus eux-mêmes,qui acceptentla mort? Il estévident
sepasseenIran desejustifier, de signalerl’existence quecen’estpasdu côté desidéologiespolitiques type

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marxisme, que cen’estpas non plus du côté d’une sorte
d’idéologie révolutionnaire au sens occidental du
terme, qu’il faut la chercher, c’estailleurs.
L’hypothèse la plus communément avancée en
Europe en ce qui concerne la crise iranienne,
c’est une modernisation trop rapide. Après tout,
cette hypothèse vaut ce qu’elle vaut, pourquoi
donc faire chausser à cette réalité-là des bottes
comme celles-là, transcendantes ?
D’abord, ce ne sont pas des bottes, ensuite ellesne sont
pas transcendantes! Il y a une réalité. Ils pourraient
dire tout simplement : « Nous ne voulons pas de cette
modernisation, cerégime nous impose un rythme de
développement, nous impose des structures politiques
que nous ne pouvons pas supporter, nous ne voulons
pas payer à ce prix-là la modernisation qu’on nous
impose. » Or, ils ne disent pas du tout cela.
Un mot d’abord sur la modernisation. Jecrois – et
il me semble d’ailleurs que ce qui se passeen Turquie
ces semaines-ci le prouve aussi – que ce qui estrejeté
en Iran actuellement, ce n’est pas une modernisation,
c’est une vieillerie. Cette vieillerie, c’est le « kéma-
lisme », c’est-à-dire un certain type de restructuration
de ces sociétés musulmanes, islamiques, etc., sur un
certain mode plus ou moins emprunté à l’Occident,
schéma qui a été mis au point vers les années 1920
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par Kemal Atatürk, et dont la dynastie Pahlavi n’a pas
cessé de seréclamer, explicitement jusque vers 1938,
1940, implicitement ensuite.
Ensuite, c’est un fait que dans les couches les plus
larges de la population, c’est-à-dire des intellectuels
aux ouvriers des usines d’Abadan, des bazaris de
Téhéran aux paysans de l’est de l’Iran, dans les
régions les plus éloignées du centre, ce dont on se
réclame, c’est bien en effet de gens comme Khomeini,
et d’une façon plus générale des chefs religieux, ce
dont on se réclame, c’est bien de l’islam, ce dont on
se réclame, c’est bien d’une autre forme de vie, qui
n’est pas la vie ancienne par rapport à la vie moderne,
qui est une vie spécifique liée à la religion.
Je crois que c’est un fait, on ne peut pas le nier et je
ne connais pas beaucoup de gens revenant d’Iran qui
diraient le contraire.
Alors, le problème, me semble-t-il, est de savoir si
c’estlà simplement une illusion qu’ils sefont sur eux-
mêmes, et s’ils croient rattraper des valeurs reli-
gieuses, alors qu’en fait simplement ils expliquent
dans le seul vocabulaire qui leur reste un certain
malaise par rapport à la situation présente.
Ce que vous avez observé en Iran vous semble-
t-il une hypothèse généralisable pour l’actualité
d’aujourd’hui, le religieux devenant en cer-
taines circonstances un espace dissident de
résistance à l’Etat ?
C’est une bonne question, parce qu’elle me permet
d’introduire une distinction qui était, pour moi, assez
claire, mais que je n’ai pas assezéclaircie pour les lec-
teurs sans doute. Quand je parle de spiritualité, je ne
parle pas de religion, c’est-à-dire qu’il faut bien dis-
LA tinguer spiritualité et religion. Jesuis stupéfait de voir
RÉVOLUTION que spiritualité, spiritualisme et religion constituent
IRANIENNE dans l’esprit des gens une remarquable salade, une
8SEPTEMBRE 1978. « marmelade », une confusion impossible! La spiri-
Lesmilitairestirent tualité, c’est quelque chose que vous pouvez trouver
surlafouleàTéhéran, dans la religion, mais aussi en dehors de la religion,
faisantdescentaines que vous pouvez trouver dans le bouddhisme, reli-
gion sans théologie, dans des monothéismes, mais
demorts.C’estle
que vous pouvez aussi trouver dans la civilisation
« Vendredi noir ».
grecque. Donc, la spiritualité n’est pas liée forcément
OCTOBRE. Khomeini
à la religion, bien que la plupart des religions com-
s’installeà Neauphle-
portent une dimension de spiritualité.
le-Château et devient
Qu’est-ce que la spiritualité? C’est, je crois, cette
lesymbolede
pratique par laquelle l’homme est déplacé, trans-
lacontestation.
formé, bouleversé, jusqu’au renoncement à sapropre
JANVIER 1979. Leshah individualité, à sa propre position de sujet. C’est ne
quittel’Iran. plus être sujet comme on l’a été jusqu’à présent, sujet
1ERFÉVRIER. Khomeini par rapport à un pouvoir politique, mais sujet d’un
rentreenIrandans savoir, sujet d’une expérience, sujet d’une croyance
unaviond’AirFrance. aussi. Il me semble que cette possibilité de sesoule-
1 AVRIL.
ER Proclamation ver soi-même à partir de la position du sujet qui vous
delaRépublique a été fixée par un pouvoir politique, un pouvoir reli-
islamique. gieux, un dogme, une croyance, une habitude, une
structure sociale, etc., c’est la spiritualité, c’est-à-dire
devenir autre que ce qu’on est, autre que soi-même.
Il est certain que les religions sont à la fois une
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sorte de structure d’accueil pour cesformes de
spiritualité, pour cespratiques de spiritualité, etleur
limitation. Elles vous prescrivent en quoi on doit
devenir autreque soi-même,vers quoi on doit aller,
quel nouveaustatut on aura,etc.En fait, lesreligions
constituent un codagede la spiritualité.
Ainsi, vous soulignez le fait que le chiisme ira-
nien, en même temps qu’il autorise aujourd’hui
cette espèce de résistance à l’Etat, porte en lui ses
propres limites.
Touslesgrandsbouleversementspolitiques, sociaux,
et culturels, n’ont pu effectivement prendre place
dansl’histoire qu’à partir d’un mouvement qui était
un mouvement de spiritualité. Regardezcequi s’est
passéà la fin du Moyen Age. Après tout, entre le
e
Moyen Age et la fin du xvi siècle, l’Europe a été
secouéepar des mouvementsau moins aussiimpor-
tants, sinon beaucoupplus, quela période dite révo-
lutionnaire de la fin xviii e-xix e siècle. Tout a été
changéeffectivement danslescroyances,lesmodes
de vie, les relations sociales,les formes de l’obéis-
sancepolitique, leshiérarchiesàl’intérieur dessocié-
tés,lespratiques économiques,tout aété modifié. Or,
il estàpeuprèscertain, leshistoriens l’ont bien mon-
tré, que tout ce mouvement du xv e et du xvi e siècle
s’estfait, non pas tellement à l’intérieur d’une reli-
gion, mais dans un mouvement de spiritualité qui a
bouleversélesstructures hiérarchiques de lareligion
précisément. C’étaitla religion contre lareligion!
Que ce soient lesmouvements ascétiquesdansla
Flandre du xv e siècle,que cesoienttoutesles formes
de communautésreligieusesqui sesont développées
en Allemagne, en même temps ou aussitôt après
Luther – le mouvement anabaptiste,par exemple–,
quecesoitenAngleterreau xvii e siècletoute l’énorme
prolifération de groupes religieux qui sont arrivés à
souleverl’appareilde la monarchie anglaiseet àfaire
cequi aétélapremièrerévolution del’histoire del’Eu-
rope,tout cela,jecrois, montre bien comment la spi-
ritualité peut êtreconsidéréeeneffet commelaracine
de touslesgrandsbouleversementspolitiqueset cultu-
rels, et comment la religion peut jouer un rôle, et un
rôle décisifdanscemouvement,maisdanscemouve-
ment qui estcelui de la spiritualité et non celui de la
religion. C’està celaque jeme référais.
Vous connaissez le traitement traditionnel que
des grilles de lecture en usage dans nos univer-
sités assignent à ce type de forces qui soulèvent
des individus contre un pouvoir qui les opprime.
Le statut qui est assigné à ces religions est un
statut d’écume, de superstructure, on ne le
considère jamais comme un phénomène irré-
ductible et original. Du temps où, à l’université,
j’étudiais les croisades, et où il me fallait faire
une dissertation sur ce sujet, si j’expliquais que
le croisé qui quittait sa région nivernaise par-
tait à Jérusalem pour délivrer le tombeau du
Christ, on me mettait une mauvaise note. Si je
disais qu’il était cadet de famille, qu’il y avait
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un essor démographique tel en Occident qu’il
était ruiné et qu’il n’avait plus de quoi vivre,
alors on recevait mon explication.
Le problèmeestde savoirs’iln’aurait pasfallu mettre
une mauvaise note au professeur! Je crois que les
historiensont pris la mauvaisehabitude de ne recon-
naîtreune valeurde causalitéqu’àun certain nombre
d’élémentsbien précis et déterminés, refusant toute
analysequi ne hiérarchise pas lesrelations selon ce
schémaqui estemprunté en fait autant àl’économie
politique classiquequ’aumarxisme.Cen’estpascela,
l’important. Cen’est pasdu tout de dire que lesfac-
teurs dont vous parlez n’existent pas. Le problème
estde savoirquel estle type de réactionsqu’un indi-
Néen1926, vidu va avoir face à sasolitude, àsa pauvreté,à son
éjection hors d’un réseausocialou d’un ensembleà
MICHEL l’intérieur duquel il pouvait vivre, etc.
FOUCAULT C’estcela le problème,c’estle type de réponse qui
aaccédé àla estapportée.La naturede lastimulation nevous ren-
notoriété avec dra jamais compte de la nature spécifique de la
« Histoire delafolie réponse qui a été donnée. Cette stimulation, la pau-
àl’âgeclassique » vreté, l’existencede cadetsde famille, lesstructures
(1954), quidécritle féodales, etc., que tout cela ait rendu un certain
« grand enfermement »nombre d’individus indésirables dans la société du
desfousàpartir Moyen Age,ouinutilisables, ou trop mobiles,n’expli-
duXVII e
siècle. quera jamais pourquoi ils ont effectivement fait des
Avec« lesMotset croisades,ayantdanslatête quedélivrer letombeau
lesChoses(1966), » du Christ était absolumentimportant, non seulement
« Surveiller pour eux, mais pour lachrétienté tout entière.
etpunir (1975)
» La nature de la cause ne qualifie en aucun cas la
et« Histoire dela nature de la réponse.
sexualité(1976- » Ceque jedirai, c’estque le fait quele peuple iranien
1984), il continue ait souffert des conditions économiques qui lui
d’explorer les étaient faites,du régime intolérable de police auquel
techniques élaborées il était soumis,de l’espècede« rapine »faite sousses
propres yeux de sesrichessesnaturelles par le pou-
parl’Occident
voir enplace d’unepart, et par lesAméricains d’autre
pourgouverner les
part, est absolument évident. Le problème est de
conduites humaines. savoirquelle est laforme de leur réponse,comment
Il meurtdusida lesIraniensrépondent àcela.Il estcertain quelareli-
en1984, laissant
gion islamique est actuellement la seule chose qui
uneœuvre lue
puissedonner effectivement à cettevolonté de spiri-
désormais dans tualité, c’est-à-direàcettevolonté d’être autrequece
lemonde entier. qu’on est, une forme concrète, précise, organisable
en un mouvement politique. […]
Comment expliquez-vous que les réactions, tant
au papier de la correspondante d’un journal que
vous voyez en Iran qu’à votre reportage ici même,
témoignent d’une telle résistance à ce mot ?
J’ai été un peu sévère en croyant que c’était l’igno-
rance,mais cen’est passimplement l’ignorance. Je
vaislàme référer àdeschosespersonnelles.Au fond,
j’ai été surpris quel’on soit surpris,parce que je suis
entièrementnourri deBlanchot etde Bataille.Cesont
eux qui ont été réellement mesmaîtres.Jepeux dire
quecequi aétépour moi l’espècedepoint derupture,
par rapport àcequi était ambiant autempsde ma jeu-
nesse,celaa bien été la lecture de l’article de Sartre
sur Bataille.Il m’a semblé qu’il y avait dansl’incom-
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préhension de Sartre à l’égard de Bataille quelque
chosequi constituait pour moi laraisond’unerupture
irréparable, et finalement l’indication de quelque
chose qui devait sansdoute être essentiel à notre
époque.En effet, cequi estimportant pour la philo-
sophie, pour la politique, finalement pour tout
homme, c’est bien ce que Bataille appelait l’expé-
rience,c’est-à-direquelquechosequi n’estpasl’affir-
mation du sujet dansla continuité fondatrice de son
projet.C’estplutôt danscetterupture et cerisque par
lequelle sujetacceptesapropre transmutation, trans-
formation,abolition,danssonrapportaux choses,aux
autres,au vrai, àla mort, etc. C’estcela,l’expérience.
C’estrisquer den’être plussoi-même.Moi, jen’ai pas
fait autre chosequede décrire cetteexpérience.
Qu’est-ceque c’estque l’histoire de la folie, sinon
l’histoirede cetteexpériencepar laquellel’Occident a
risquéetconstituéen mêmetempssonstatut,lestatut
de laraisoncommesujeten facede lafolie enfin maî-
triséecommeobjet àconnaître?Donc,je n’ai pasfait
autre chose.Qu’est-ceque c’estfinalement que la
scienceoccidentale,sinonuneexpériencedanslaquelle
s’estconstitué un sujetpur et immobile de rationalité,
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capabledemaîtriserun discoursquipeut êtredémon-
tréde bout enbout,ou un mondequi peutêtreexpéri-
mentédebout enbout?C’estuneexpérience.Lavérité
n’estqu’un épisodedansl’histoirede laspiritualité.
Il y a eu, à l’époque des dissidents soviétiques,
quand ils ont commencé à nous parvenir, une
espèce de réserve qui est née chez les intellectuels
à l’endroit de cequ’il y avait précisément de spiri-
tuel dans leur attitude de résistance à l’Etat. J’ai
l’impression que l’humeur change à ce sujet. Ce
qui sepasse en Iran aujourd’hui conduit ceux qui
précisément, à travers un certain malentendu,
ont aimé votre reportage, à trouver à l’ayatollah
Khomeini par exemple, et à ce retour à une pra-
tique moins progressiste, toutes sortes de vertus.
Neme demandezpasdetrouver lesraisonsde ceque
pensent mes contemporains; j’ai assez de mal à
essayerde pensercequeje voudraispenser,pour ne
pas aller imaginer les raisons pour lesquellesils ne
pensentpascommemoi! Il y acertainementdesphé-
nomènesdevalorisationun peusuperficiellequi font
que,du moment que c’estun paysislamique, il faut
être pour. Ce même mouvement de spiritualité,
quandvousleretrouvez danslesmilieux juifs,suscite
chez ceux dont on parlait tout àl’heure laméfiance.
On apeu parlé, par exemple,de ce qui sepassedans
les religions bouddhistes,etc. Moi, je penseencore
unefois que cetteespècede mise ànu de laspiritua-
lité commeeffort de soulèvementdessujets estliée
àun certain nombre de chosesqui concernentl’his-
toire du monde contemporain. Bien sûr le grand
échecdu projet d’une révolution qui seraitscientifi-
quement pensable,le grand échecd’une révolution
qui conduirait à un état rationnellement maîtrisé et
qui assureraiten mêmetempslebonheur desindivi-
dus est, je pense,une des raisons pour lesquelles
maintenantréapparaîtàl’état nu cettevolonté despi-
ONVOITSE ritualité, et si ce mouvement s’habille de quelque
chose,cene peut être que de l’habit religieux.
CONJOINDRE N’y a-t-il pas de grands risques à le laisser s’en
LES DANGERShabiller ? Il y a bien sûr une dictature comme
celle du shah, avec sa police, qui torture, dont les
DECERTAINES prisons sont pleines, intolérables, mais en face
FORMESDE de cela on voit se dresser, s’organiser, se loger
dans la religion chiite toute une somme d’aspi-
GOUVERNEMENTrations qui risquent, si le pouvoir échoit à ceux
INSPIRÉES qui sont porteurs de ces aspirations, de donner
une forme d’intégrisme totalement terrifiant et
DEL’OCCIDENT,
encore plus répressif, et je vois d’ici les « larmes
de crocodile » que beaucoup vont verser !
ETCERTAINES Revenonssivouslevoulezbien àcetextequej’aiécrit.
FORMES Jeme souvienstrèsbien avoirsoulignécombien,dans
DEDANGERSlesformulations desIraniensaveclesquelsj’aipu par-
ler de ceproblème-là,il y avaitde chosesinquiétantes
INHÉRENTES
ÀUN et dangereuses;curieusement,on voit seconjoindre
en quelque sorte lesdangersde certainesformes de
GOUVERNEMENTgouvernement inspirées de l’Occident, et certaines
RELIGIEUX.formesdedangersquisont inhérentesàun gouverne-
ment religieux. Par exemple,quand on pose la
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question : « Mais quoi des
minoritésreligieusesdansvotre
gouvernement islamique? »,la
réponse est d’une part la
réponseclassique,banale,dont
on saitcombienelle est dange-
reuse,c’est-à-direlaréponsedu
xviii e siècle. Ils disent : « Eh
bien, c’estla majorité qui, for-
mulant laloi, définiraquel estle
statut à donner aux minori-
tés »…On sait ce que cela a
donné.D’autrepart, cesmêmes
gensnous expliquent que cer-
tainsgroupesreligieux, comme
par exemple les bahaï, vivent
une religion qui esttotalement
erronée et si corrompue qu’il
n’estpasquestiondelestolérer.
Donc, vous voyez que là, au
fond, la pensée occidentale,
rationaliste, de cette démocra-
tie jacobine, vient en quelque
sorte renforcer les dangers de cet intégrisme reli-
gieux. Ces dangers habitent ensemble, menacent
ensemblele mouvement iranien, commeaprès tout
ils menacentbien d’autresmouvements.
Decela,lesIraniens sont parfaitement conscients,
pastous,mais ceuxaveclesquelsj’ai pu discuterassez
longuement.Ils saventparfaitement cela,etleur pro-
blème c’estde savoir s’ilsvont pouvoir,de cet islam
qui estactuellementàlafoisleur tradition, leur forme
de consciencenationale,leur instrument de lutte et
leprincipe de leur soulèvement,tirer quelquechose
qui permettra d’éviter cesdangers.
Alors,jene pensepasquecesoiten leur disantsans
cesse :« Mais vous vous rabattez sur un islam qui
comporte tous lesrisques d’un intégrisme et qui, de
toute façon,estunereligion monothéiste,donc into-
lérante, etc. »,je ne pensepas quece soit en lesren-
voyant àcela sousune forme agressive,en les accu-
santde fanatisme,qu’onarrivera àquelquechose.Ils
ne sont pas fanatiques, mais il est absolument vrai
qu’il y aun risque de fanatismedèslors quecemou-
vement viendrait à s’organisercomme un Etat reli-
gieux,ou commeune religion d’Etat.
Le problèmeest de savoir,dansle monde actuel–
là je parle pour les Iraniens, mais également pour
n’importe qui d’autre–,cequel’on peutfaire de cette
volonté de spiritualité qui réapparaîtàl’état nu sous
les décombresdes grands espoirs révolutionnaires
et qui semanifesteici dansl’islam, là dansune cer-
taine forme de christianisme…
Dans l’élection d’un pape polonais ?
Eventuellement…ailleurs dans l’écologie,etc. Vous
avez là mille formes parfois aberrantes,assezsou-
vent inquiétantes,parfois touchantes,parfois naïves,
parfois subtiles, mais en tout cas très insistantes à
travers lemonde actuel…
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Et les sectes ?
…etqu’est-cequel’onpeutfaire decela?Plutôt quede
lescondamnerau nom d’une idéologiequi aprécisé-
ment trahi tout cet immensetravailde la spiritualité,
plutôt quede lescondamner au nom de cela,voyons
comment travailler là-dedans.C’esten ce sensque
l’idéed’unepréoccupationdespiritualité,commecelle
aprèstout queBataillenousasuggéréeil y a vingt ans,
me paraît quelque chosequi est encore totalement
d’actualité.C’estpour cela,en tout cas,queje me bats.
Que peut-on faire de cela ? Comment s’y prendre ?
Qu’est-ce qu’on a pour s’en saisir, pour le penser,
pour l’accueillir ?
LEPROBLÈME
Il afallu deuxsièclespour quede l’intérieur du chris-
ESTDESAVOIR
CE tianismeunespiritualité encorechrétienne,maistout
tournée contre l’Eglise,arrive à changer un
QUE PEUT entière
L’ON peu, et même – disons-le franchement – beaucoup
FAIREDECETTEde chosesdans l’Occident. Actuellement, dans les
VOLONTÉDE décombresoù nous sommes,je ne pensepasquece
soit endix ou quinze ansquel’onpuissevoir trèspré-
SPIRITUALITÉ
QUI cisément ce quecela sera.Le temps des frères de la
viecommune,le tempsdesanabaptistes,letempsdes
RÉAPPARAÎT
À taborites, etc., cela va recommencer, mais passous
L’ÉTAT
NUSOUS une forme religieuse, bien qu’il y aura aussi des
formes religieuses;cela vaêtre une immenseexpé-
LES DÉCOMBRES rimentation à l’échelle d’un siècleau moins, sinon
DESGRANDS plus. C’estcelaqu’il faut faire!
Il faut attendre.
ESPOIRSRÉVOLU-Non, pasattendre,faire,pratiquer! Il faut pratiquer le
TIONNAIRES.soulèvement,je veux dire pratiquer le refus du statut
de sujetdanslequelon setrouve,lerefusde soniden-
tité, lerefusdesapermanence,le refusdecequ’onest.
C’estlaconditionpremièrepour refuserlemonde.[…]
Pour
desraisons
deplace,
nous
avons
coupé
unepartie
del’entretien
quiportait
surlaRévolution
française.Laversionintégrale
està liresurBibliObs.com,
lesite
de« l’Obs »
consacréauxlivresetauxidées.
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