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10/10/2018 LesInrocks - Quand Ornette Coleman improvisait avec Jacques Derrida

©Renaud Monfourny

ACTUALITÉ

Quand Ornette Coleman improvisait avec


Jacques Derrida
PAR lesinrocks - 20/08/97 01h01

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Le créateur du free jazz Ornette Coleman est mort ce 11 juin à 85 ans.


Nous l’avions rencontré en 1997, lors d’une conversation avec Jacques
Derrida. Rencontre improvisée entre un musicien et un penseur, deux
figures majeures de la modernité.

Un croisement provoqué et impromptu, entre un saxophoniste qui est aussi un


des très grands compositeurs de cette n de siècle et un philosophe qui n'a cessé
de chercher et de déplacer son champ d'investigation, n'avait pourtant rien d'une
idée de journaliste. A l'initiative d'Ornette, très préoccupé de philosophie,
l'amateur de musique qu'est Derrida est venu et s'est trouvé dans une position,
fort inhabituelle pour lui, d'accompagnateur ou d'accoucheur de la parole. Entre
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ces deux hommes s'est joué quelque chose de chantant, un duo dont la partition
n'était pas vraiment écrite mais dont la trame nous est nalement apparue d'une
totale transparence.

L'histoire aurait pu s'arrêter là si Ornette Coleman n'avait proposé à Jacques


Derrida d'intervenir dans un de ses trois concerts prévus à La Villette. Après une
hésitation, Derrida acceptait de se produire en solo pendant le duo Coleman-
Joachim Kühn. L'aventure ne fut pas de tout repos. Sans qu'Ornette ne le présente
un seul instant, Derrida t irruption sur scène et entama la lecture jazzée d'un
texte qu'il avait écrit pour l'occasion. L'accueil fut plus qu'houleux et les quolibets,
voire les insultes, fusèrent très vite, sans laisser au philosophe la possibilité de
déployer ses propres mots sur la musique.

Sans doute la haine qu'Ornette Coleman reçut en plein visage une grande partie
de sa vie s'était-elle instinctivement reportée sur Derrida, qui ne s'y attendait
guère. On aura même lu, dans le bulletin du Festival de La Villette et sous la
plume d'un écrivaillon qui sévit ici et là, les propos les plus poujadistes qui soient,
parfaite illustration d'un racisme anti-intellectuel primaire. Mais la rencontre a eu
lieu et nous publions ici en regard, comme un contrepoint indispensable, ce texte
que Jacques Derrida a écrit en hommage à Ornette Coleman, magni que
témoignage d'un philosophe qui tente de parler la langue de l'autre.

Jacques Derrida - Vous créez cette année à New York un programme intitulé
Civilization : quel rapport a-t-il avec la musique ?

Ornette Coleman - J'essaie d'exprimer un concept selon lequel on peut traduire


une chose en une autre. Je pense que le son a une relation beaucoup plus
démocratique à l'information, parce qu'on n'a pas besoin d'alphabet pour
comprendre la musique. Cette année, à New York, je monte un projet avec le New
York Philharmonic et mon premier quartette sans Don Cherry plus d'autres
groupes. J'essaie de trouver le concept selon lequel le son est renouvelé à chaque
fois qu'on s'exprime.

Mais vous agissez en tant que compositeur ou en tant que musicien ?

En tant que compositeur, les gens me disent souvent "Allez-vous jouer des
morceaux que vous avez déjà joués, ou de nouveaux morceaux ?"

Vous ne répondez jamais à ces questions, n'est-ce pas ?


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Si vous jouez de la musique que vous avez déjà enregistrée, la plupart des
musiciens pensent que vous les engagez pour garder cette musique vivante. Et la
plupart des musiciens n'ont pas autant d'enthousiasme quand ils doivent jouer les
mêmes choses à chaque fois. Alors je préfère écrire de la musique qu'ils n'ont
jamais jouée auparavant.

Vous voulez les surprendre.

Oui, je veux les stimuler plutôt que de leur demander de simplement


m'accompagner devant le public. Mais je trouve que c'est très dif cile à faire,
parce que le musicien de jazz est probablement la seule personne pour laquelle le
compositeur n'est pas un individu très intéressant, dans le sens où il préfère
détruire ce que le compositeur écrit ou dit.

Quand vous dites que le son est plus "démocratique", qu'en faites-vous en tant
que compositeur ? Vous écrivez tout de même la musique sous une forme codée.

En 1972, j'ai écrit une symphonie appelée Skies of America et ça a été un


événement tragique pour moi, parce que je n'avais pas une relation tellement
bonne avec le milieu de la musique : comme je faisais du free-jazz, la plupart des
gens pensaient que j'attrapais mon saxophone, que je jouais ce qui me passait par
la tête, en ne suivant aucune règle, mais ce n'était pas vrai.

Vous protestez constamment contre cette accusation.

Oui. Les gens qui sont en dehors pensent que c'est une forme de liberté
extraordinaire, moi je pense que c'est une limitation. Ça a donc pris vingt ans,
mais aujourd'hui, je fais jouer un morceau par l'orchestre symphonique de New
York et son chef d'orchestre. L'autre jour, alors que j'étais en réunion avec
certains membres du Philharmonique, ils m'ont dit "Vous savez, il faut que le
responsable des partitions voie ça." J'étais gêné c'est comme si vous m'écriviez
une lettre et que quelqu'un la lise pour véri er qu'il n'y a rien dedans qui puisse
me vexer. C'était pour être sûr que le Philharmonique ne serait pas dérangé. Alors
ils m'ont dit "La seule chose que nous voulons savoir, c'est s'il y a un point à tel
endroit, un mot à tel autre" : ça n'avait rien à voir avec la musique ou le son, juste
avec les symboles. En fait, la musique que j'écris depuis trente-cinq ans et que
j'appelle harmolodique, c'est comme si nous fabriquions nos propres mots, avec
une idée précise de ce que nous voulons que ces mots signi ent pour les gens.

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Mais tous vos partenaires partagent-ils votre conception de la musique ?

D'habitude, je commence par composer quelque chose que je leur fais analyser, je
le joue avec eux, puis je leur donne la partition. Et à la répétition suivante, je leur
demande de me montrer ce qu'ils ont trouvé et on peut continuer à partir de ça.
Je fais ça avec mes musiciens et avec mes élèves. Je crois vraiment que quiconque
essaie de s'exprimer par les mots, par la poésie, sous n'importe quelle forme, peut
prendre mon livre d'harmolodie et composer d'après lui, le faire avec la même
ardeur et les mêmes composantes.

Pour préparer ces projets new-yorkais, vous écrivez d'abord la musique tout seul
et demandez ensuite aux participants de la lire, de donner leur accord, et même
de transformer l'écriture initiale ?

Pour le Philharmonique, j'ai dû écrire les partitions de chaque instrument, les


photocopier, puis aller voir le responsable des partitions. Mais avec les groupes
de jazz, je compose et je donne les partitions aux musiciens en répétition. Ce qui
est vraiment étonnant, pour la musique improvisée, malgré son nom, c'est que la
plupart des musiciens utilisent une "trame" à partir de laquelle ils improvisent. Je
viens d'enregistrer un disque avec un musicien européen, Joachim Kühn, et la
musique que j'ai écrite pour jouer avec lui, que nous avons enregistrée en août 96,
a deux caractéristiques : elle est totalement improvisée mais répond en même
temps aux lois et aux règles de la structure européenne. Pourtant, quand on
l'entend, elle a l'air complètement improvisée.

Le musicien lit d'abord la trame, puis y apporte sa touche.

Oui, l'idée est que deux ou trois personnes puissent avoir une conversation avec
des sons, sans essayer de la dominer ou de la mener. Ce que je veux dire, c'est
qu'il faut que ce soit... intelligent, je suppose que c'est le mot. Dans la musique
improvisée, je pense que les musiciens essaient de reconstituer un puzzle
émotionnel ou intellectuel, en tout cas un puzzle dans lequel les instruments
donnent le ton. C'est principalement le piano qui a de tout temps servi de trame à
la musique, mais ça n'est plus indispensable et, de ce fait, l'aspect commercial de
la musique est très incertain. La musique commerciale n'est pas forcément plus
accessible, mais elle est limitée.

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Quand vous commencez à répéter, tout est prêt, écrit, ou laissez-vous de la place
à l'imprévu ?

Admettons que nous soyons en train de jouer et que vous entendiez quelque
chose que vous pensez pouvoir améliorer : vous pourriez me dire "Vous devriez
essayer ça." Pour moi, la musique n'a pas de chef.

Que pensez-vous de la relation entre l'événement précis que constitue le concert


et la musique préécrite ou la musique improvisée ? Pensez-vous que la musique
préécrite empêche l'événement d'avoir lieu ?

Non. Je ne sais pas si c'est vrai pour la langue, mais en jazz on peut prendre un
très vieux morceau et en faire une autre version. Ce qui est stimulant, c'est la
mémoire que vous mettez au présent. Ce dont vous parlez, la forme qui se
métamorphose en d'autres formes, je pense que c'est quelque chose de sain, mais
de très rare.

Vous serez peut-être d'accord avec moi sur le fait que le concept même de
l'improvisation tient à la lecture, car ce que nous entendons souvent par
improvisation, c'est la création de quelque chose de nouveau, mais qui n'exclut
pas la trame préécrite, qui la rend possible.

C'est vrai.

Je ne suis pas un "expert en Ornette Coleman", mais si je traduis ce que vous faites
dans un domaine que je connais mieux, celui de la langue écrite, l'événement
unique, qui ne se produit qu'une fois, est néanmoins répété dans sa structure
même. Il y a donc une répétition, dans le travail, intrinsèque à la création initiale -
ce qui compromet ou complique le concept d'improvisation. La répétition est déjà
dans l'improvisation : donc quand les gens veulent vous piéger entre
l'improvisation et le préécrit, ils ont tort.

La répétition est aussi naturelle que le fait que la terre tourne.

Pensez-vous que votre musique et la manière d'agir des gens peuvent ou doivent
changer quelque chose, sur le plan politique par exemple ou le rapport au sexe ?
Est-ce que votre rôle d'artiste et de compositeur peut ou doit avoir un effet sur
l'état des choses ?

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Non, je ne crois pas, mais je pense que beaucoup de gens ont déjà vécu ça avant
moi et que si je me mets à me plaindre, on me dira "Pourquoi vous plaignez-vous ?
Nous n'avons pas changé pour telle personne que nous admirons plus que vous,
pourquoi devrions-nous changer pour vous ?" Alors au fond, je n'y pense pas
vraiment. J'étais dans le Sud quand les minorités étaient opprimées, et je me suis
identi é à elles par la musique. J'étais au Texas, je commençais à jouer du
saxophone et à faire vivre ma famille en jouant à la radio. Un jour, je passais dans
un endroit où il y avait plein de jeux d'argent et de prostitution, des gens se
bagarraient et j'ai vu une femme se faire poignarder alors j'ai pensé que je devais
sortir de là. J'ai dit à ma mère que je ne voulais plus jouer de cette musique parce
que je pensais que je ne faisais que rajouter à toute cette souffrance. Elle m'a
répondu "Qu'est-ce qui te prend, tu veux que quelqu'un te paie pour ton âme ?" Je
n'y avais pas pensé, et quand elle m'a dit ça, c'est comme si j'avais été rebaptisé.

Votre mère était très lucide.

Oui, c'était une femme intelligente. Depuis ce jour-là, j'essaie de trouver un


moyen pour éviter de me sentir coupable de faire quelque chose que quelqu'un
d'autre ne fait pas.

Vous avez réussi ?

Je ne sais pas, mais le be-bop émergeait et je l'ai vu comme une porte de sortie.
C'est une musique instrumentale qui n'est pas liée à un certain milieu, qui peut
exister dans un cadre plus normal. Là où je jouais du blues, il y avait plein de gens
sans métier qui ne faisaient que jouer leur argent. Alors je me suis mis au be-bop,
qui existait surtout à New York, et je me suis dit que je devais y aller. J'avais à peu
près 17 ans, j'ai quitté la maison et suis parti dans le Sud.

Avant Los Angeles ?

Oui. J'avais des cheveux longs comme les Beatles, c'était au début des années 50.
Je suis donc parti dans le Sud et les Noirs comme la police me tapaient tous
dessus, ils ne m'aimaient pas, j'avais une allure trop bizarre pour eux. On m'a
cassé la gure et démoli mon sax. C'était dur. En plus, j'étais avec un groupe qui
jouait ce qu'on appelle de la Minstrel pipe-music, et moi j'essayais de faire du be-
bop, je faisais des progrès et me suis fait engager. J'étais à La Nouvelle-Orléans, je
suis allé voir une famille très religieuse et j'ai commencé à jouer dans une église

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"sancti ée" quand j'étais petit, je jouais tout le temps à l'église. Depuis que ma
mère m'avait dit cette phrase, je cherchais une musique que je pourrais jouer sans
me sentir coupable de faire quelque chose. Jusqu'à ce jour, je ne l'ai pas encore
trouvée.

Quand vous êtes arrivé très jeune à New York, aviez-vous déjà le pressentiment
de ce que vous alliez découvrir musicalement, l'harmolodie, ou est-ce arrivé
beaucoup plus tard ?

Non, car quand je suis arrivé à New York, on m'a plus ou moins traité comme
quelqu'un du Sud qui ne connaissait pas la musique, ne savait ni lire ni écrire,
mais je n'ai jamais essayé de protester. J'ai alors décidé que j'allais tenter de
développer ma propre conception, sans l'aide de personne. J'ai loué le Town Hall
le 21 décembre 1962, ça m'a coûté dans les 600 dollars, j'avais engagé un groupe
de rhythm'n'blues, un groupe classique et un trio. Le soir de ce concert, il y avait
une tempête de neige, une grève des journaux, des médecins et du métro, et les
seules personnes qui sont venues sont celles qui avaient pu sortir de leur hôtel et
entrer dans l'hôtel de ville. J'avais demandé à quelqu'un d'enregistrer mon
concert et il s'est suicidé, mais quelqu'un d'autre l'a enregistré, a créé sa maison
de disques avec ça, et je ne l'ai plus jamais revu. Tout ça m'a fait comprendre de
nouveau que je faisais ça pour la même raison que j'avais dit à ma mère que je ne
voulais plus jouer là-bas. De toute évidence, l'état des choses du point de vue
technologique, nancier, social et criminel était bien pire que lorsque j'étais dans
le Sud. Je frappais à des portes qui restaient closes.

Quel a été l'impact de votre ls sur votre travail ? A-t-il à voir avec l'utilisation des
nouvelles technologies dans votre musique ?

Depuis que Denardo est mon manager, j'ai compris combien la technologie est
simple et j'ai compris sa signi cation.

Avez-vous senti que l'introduction de la technologie était une transformation


violente de votre projet ou est-ce que cela a été facile ? D'autre part, votre projet
new-yorkais sur les civilisations a-t-il à voir avec ce qu'on appelle la
mondialisation ?

Je pense qu'il y a du vrai dans les deux, c'est pour ça que l'on peut se demander
s'il y a eu des "hommes blancs primitifs" : la technologie semble ne représenter
que le mot "blanc", pas l'égalité totale.
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Vous vous mé ez de ce concept de mondialisation, je crois que vous avez raison.

Quand vous prenez la musique, les compositeurs qui ont été des inventeurs dans
la culture occidentale, européenne, sont peut-être une demi-douzaine. En ce qui
concerne la technologie, les inventeurs dont j'ai le plus entendu parler sont des
Indiens de Calcutta, de Bombay. Il y a beaucoup de scienti ques indiens et
chinois. Leurs inventions sont comme des inversions des idées des inventeurs
européens ou américains, mais le mot "inventeur" a pris un sens de domination
raciale qui est plus importante que l'invention ce qui est triste, parce que cela
équivaut à une sorte de propagande.

Comment pouvez-vous perturber cette "monarchie" ? En alliant à votre propre


création de la musique indienne, chinoise par exemple dans ce projet new-yorkais
?

Ce que je veux dire, c'est que les différences entre l'homme et la femme ou entre
les races ont un rapport avec l'éducation et l'intelligence de la survie. Etant noir
et descendant d'esclaves, je n'ai aucune idée de ce qu'était ma langue d'origine.

Si nous étions ici pour parler de moi, ce qui n'est pas le cas, je vous dirais que de
manière différente mais analogique, c'est la même chose pour moi. Je suis né dans
une famille de juifs algériens qui parlaient français, mais ce n'était pas vraiment
leur langue d'origine. J'ai écrit un petit livre à ce sujet, et d'une certaine manière
je suis toujours en train de parler ce que j'appelle le "monolinguisme de l'autre". Je
n'ai aucun contact d'aucune sorte avec ma langue d'origine, ou plutôt celle de
mes ancêtres supposés.

Est-ce que vous vous demandez parfois si la langue que vous parlez maintenant
interfère avec vos pensées actuelles ? Est-ce qu'une langue originaire peut
in uencer vos pensées ?

C'est une énigme pour moi. Je ne peux pas le savoir. Je sais que quelque chose
parle à travers moi, une langue que je ne comprends pas, que quelquefois je
traduis plus ou moins facilement dans ma "langue". Je suis bien sûr un intellectuel
français, j'enseigne dans des écoles francophones, mais j'ai l'impression que
quelque chose me force à faire quelque chose pour la langue française...

Mais vous savez, dans mon cas, aux Etats-Unis, on appelle l'anglais que parlent les
Noirs "ebonics" : ils peuvent utiliser une expression qui veut dire autre chose
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qu'en anglais courant. La communauté noire a toujours utilisé une langue


signi ante. Quand je suis arrivé en Californie, c'était la première fois que j'étais
dans un milieu où un Blanc ne me disait pas que je ne pouvais pas m'asseoir à tel
endroit. Quelqu'un a commencé à me poser des tas de questions, et je n'arrivais
pas à suivre, alors j'ai décidé d'aller voir un psychiatre pour voir si je le
comprenais, lui. Et il m'a fait une ordonnance de valium. J'ai pris ce valium et l'ai
jeté dans les toilettes. Je ne savais toujours pas où j'en étais, alors je suis allé dans
une bibliothèque et j'ai pris tous les livres possibles et imaginables sur le cerveau
humain, je les ai tous lus. Ils disaient que le cerveau n'était qu'une conversation.
Ils ne disaient pas laquelle, mais ça m'a fait comprendre que le fait de penser et de
savoir ne dépend pas seulement du milieu d'origine. Je comprends de plus en plus
que ce que nous appelons le cerveau humain, dans le sens de savoir et d'être,
n'est pas la même chose que le cerveau humain qui fait de nous ce que nous
sommes.

C'est toujours une conviction : nous nous connaissons par ce que nous croyons.
Bien sûr dans votre cas, c'est tragique, mais c'est universel, nous savons ou
croyons savoir ce que nous sommes à travers les histoires qu'on nous raconte. Le
fait est que nous avons exactement le même âge, nous sommes nés la même
année. Quand j'étais jeune, pendant la guerre, je n'étais jamais venu en France
avant l'âge de 19 ans, je vivais en Algérie à l'époque, et en 1940, j'ai été exclu de
l'école parce que j'étais juif, à cause des lois raciales, et je ne savais même pas ce
qui se passait. Je n'ai compris que beaucoup plus tard, à travers des histoires qui
me racontaient qui j'étais, pour ainsi dire. Et même en ce qui concerne notre
mère, nous ne savons qui elle est et qu'elle l'est d'une certaine façon que par une
narration. J'ai essayé de deviner à quelle époque vous étiez à New York et à Los
Angeles, c'était avant que les droits civils ne soient accordés aux Noirs. La
première fois que je suis parti aux Etats-Unis, en 1956, il y avait des panneaux
"Réservé aux Blancs" partout, et je me souviens combien c'était brutal. Vous avez
vécu tout ça ?

Oui. En tout cas, ce que j'aime à Paris, c'est que vous ne pouvez pas être snob et
raciste à la fois ici, parce que ça ne fait pas bien. Paris est la seule ville que je
connaisse où le racisme n'existe jamais en votre présence, c'est quelque chose
dont on entend parler.

Ça ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de racisme, mais on est obligés de le
dissimuler dans la mesure du possible. Quelle est la stratégie de votre choix
musical pour Paris ?
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Pour moi, être novateur, ça ne veut pas dire être plus intelligent, plus riche, ce
n'est pas un mot, c'est un acte. Et tant que ça ne s'est pas fait, ce n'est pas la peine
d'en parler.

Je comprends que vous préfériez faire à parler. Mais qu'est-ce que vous faites
avec les mots ? Quel est le rapport entre la musique que vous faites et vos
propres mots ou ceux que les gens essaient de mettre sur ce que vous faites ? Le
problème de choisir le titre, par exemple, comment l'envisagez-vous ?

J'avais une nièce qui est morte en février de cette année et je suis allé à son
enterrement, et quand je l'ai vue dans son cercueil, quelqu'un lui avait mis une
paire de lunettes. J'ai eu envie d'appeler un de mes morceaux Elle était couchée,
morte, et portait des lunettes dans son cercueil. Et puis j'ai changé d'idée et l'ai
appelé Blind date.

Ce titre s'est imposé à vous ?

J'essayais de comprendre que quelqu'un ait mis des lunettes à une morte... J'ai
une petite idée de ce que ça voulait dire, mais c'est très dif cile de comprendre le
côté féminin de la vie quand il n'a rien à voir avec le côté masculin.

Pensez-vous que votre écriture musicale a fondamentalement quelque chose à


voir avec votre rapport à la femme ?

Avant d'être connu en tant que musicien, quand je travaillais dans un grand
magasin, un jour, pendant ma pause déjeuner, je suis arrivé dans une galerie où
quelqu'un avait peint une femme blanche très riche qui avait absolument tout ce
qu'on peut désirer dans la vie, et elle avait l'expression la plus solitaire du monde.
Je n'avais jamais été confronté à une telle solitude, et quand je suis rentré chez
moi, j'ai écrit un morceau que j'ai appelé Lonely woman.

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Alors le choix de ce titre n'était pas un choix de mot mais une référence à cette
expérience ? Je vous pose ces questions sur le langage, sur les mots, parce que
pour me préparer à notre rencontre, j'ai écouté votre musique et lu ce que des
spécialistes avaient écrit sur vous. Et hier soir, j'ai lu un article qui était en fait une
conférence, donnée par un de mes amis, Rodolphe Burger, un musicien dont le
groupe s'appelle Kat Onoma, construite autour de vos déclarations. Pour analyser
la manière dont vous formulez votre musique, il partait de vos déclarations, dont
la première était : "Pour une raison que j'ignore, je suis convaincu qu'avant de
devenir de la musique, la musique n'était qu'un mot." Vous vous rappelez avoir dit
ça ?

Non.

Comment comprenez-vous ou interprétez-vous vos propres déclarations


verbales ? C'est quelque chose d'important pour vous ?

Ça m'intéresse plus d'avoir une relation humaine avec vous qu'une relation
musicale. Je veux voir si je peux m'exprimer en mots, en sons qui ont à voir avec
une relation humaine. En même temps, j'aimerais être capable de parler de la
relation entre deux talents, entre deux faire. Pour moi, la relation humaine est
beaucoup plus belle, parce qu'elle vous permet d'acquérir la liberté que vous
désirez, pour vous-même et pour l'autre.

Thierry Jousse

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