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COUCHOT

DE LA COMMUNICATION À LA COMMUTATION
L'art et le Web

Edmond COUCHOT

Lors du colloque Artcom sur l’esthétique de la communication qui eut lieu à


l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris du 8 au 11 janvier 1986 —
il y a donc près de dix-sept ans —, j’avais écrit un article assez court qui, comme
les autres contributions, n’avait pu être publié faute de moyens. Il s’intitulait Les
paradoxes de la communication, mais il aurait pu tout aussi bien s’intituler De la
communication à la commutation, titre de mon intervention aujourd’hui. Est-ce à
dire que rien n’a changé pendant ces dix-sept ans ? Oui et non.

Non, pour ce qui concerne les principes techniques réglant la production et la


circulation des informations entre les utilisateurs et les ordinateurs. J’avais alors
montré succinctement 1 que la notion decommunication ne prenait son sens
complet et moderne qu’en référence à celle de médias, et plus précisément
de médias de masse. Le développement et la massification de ces médias
laissaient alors à penser que le mode de circulation des informations qui les
caractérisait n’était pas prêt de s’altérer. Bien au contraire, les médias étaient
déjà en train de glisser sous le contrôle des technologies numériques. Il en
résultait une transformation radicale de leur mode de fonctionnement. En effet,
dans la communication médiatique la signification des messages préexiste à leur
transmission ; une communication sans perte est une opération au cours de
laquelle les messages transmis par l’émetteur au récepteur se dégradent le
moins possible physiquement et sémiotiquement. La communication renvoie à
une réalité préexistante, celle du message formulé par l’énonciateur.

Je montrais comment l’établissement d’une liaison quasi immédiate (tendant vers


le "temps réel"), et s’effectuant dans les deux sens, entre les acteurs de la
production et de la circulation des informations — transformait l’activité
médiatique. Contrairement à ce qui se passe au cours de la communication, dans
le mode numérique le message ne se crée ni avant (ni après) mais pendant le
dialogue. Il n’y a plus véritablement com-munication au sens strict, impliquant un
réservoir de sens préétabli, un code partagé qui rend le message
compréhensible. Il y aurait plutôt com-mutation, c’est-à-dire basculement
immédiat dans l’espace et dans le temps numériques du système mettant en
contact, via l’ordinateur et ses interfaces, un émetteur devenu récepteur, un
récepteur devenu émetteur, et un énoncé (visuel, sonore et/ou textuel) flottant,
qui à son tour émet et reçoit. La production du sens — dans l’acception large du
terme — et sa circulation s’en trouvent modifiées. Le mot "média" (même assorti
du préfixe "multi" ou d’épithètes comme "nouveaux", "variables", "instables", "non
linéaires", etc.) ne correspond donc plus aux principes de la commutation. Il
serait plus juste de parler d’ "immédias". De même, le terme de "message" (ce
qui est transmis) devient, lui aussi, inapproprié puisque les informations en
circulation ne sont plus seulement transmises mais coproduites par les acteurs
du système. J’avais suggéré que l’esthétique qui en découlait relevait d’un
paradigme différent. Ainsi, dans le domaine artistique les notions traditionnelles
d’auteur, d’œuvre et de spectateur étaient fortement remises en cause alors
qu’elles restaient encore stables et nettement définies dans les arts utilisant des
médias traditionnels (peinture, sculpture, etc.) ou non numériques comme la
photo, le cinéma ou la vidéo. J’avais aussi constaté que parmi les artistes dits "de
la Communication" nombreux étaient ceux qui tentaient, soit de tirer les
dispositifs médiatiques traditionnels vers leurs limites extrêmes (vider la
communication de son contenu) pour les arracher à leur vocation originelle
(transmettre du contenu), soit de jouer complètement et librement sur le mode
interactif (produire du sens au cours de la communication).

Tandis que ces changements s’installaient, de nouvelles technologies — les


réseaux de réseaux internationaux — apparaissaient avant la fin des années
quatre-vingt et se développaient vertigineusement après les années quatre-vingt-
dix. 2 Si les réseaux n’ont pas rendu caducs les principes de la commutation, ils
en ont cependant modifié certains aspects. Le cyberespace réalise un nouveau
type de liaison entre ses utilisateurs : la liaison de tous vers tous, tout de suite.
Alors que la communication médiatique (radio, cinéma, télévision, presse, etc.)
fonctionne sur le type de un vers tous où le retour immédiat de tous vers un est
impossible, 3 la liaison de tous vers tous, tout de suite permet à chaque récepteur
de recevoir des informations de n’importe quel(s) autre(s) émetteur(s) et à son
tour de lui adresser des informations le plus rapidement possible, voire quasi
instantanément. La rapidité de la commutation et sa programmation en
hypertexte ont pour effet que, dans les cas les plus exemplaires, l’information
produite résulte d’une navigation à travers les hyperliens où chacun inscrit sa
propre trace et sa propre durée ; elle ne préexiste pas totalement à la
transmission, mais elle ne s’élabore complètement qu’au cours de la
commutation (Il est évident que dans les cas où le système simule une
correspondance traditionnelle, la messagerie électronique, par exemple, la
programmation doit au contraire assurer la conservation à l’identique de chaque
message.)

Les réseaux numériques, totalement nouveaux dans l’histoire de la


communication, ont suscité des analyses et des commentaires fort différents,
souvent diamétralement opposés. Ce qui pose problème aux théoriciens de l’art
qui flottent entre des notions récurrentes et insistantes, remarquables par
l’ampleur et la gravité des questions qu’elles soulèvent, mais difficiles à traiter
s’ils souhaitent ne pas s’en tenir à des métaphores. Ces questions tournent
principalement autour de l’intelligence, de la vie, de la pensée, de la conscience
et de l’esprit. Les conceptions les plus radicales (Pierre Lévy) attribuent au Web
une sorte de conscience universelle composée de toutes les consciences
individuelles connectées ; cette intelligence consciente constituerait un seul
Esprit propre à une humanité mutante. Il en découlerait que la notion d’auteur se
désindividualiserait et que le seul auteur serait finalement le réseau lui-même, à
la fois producteur et produit. Roy Ascott introduit, de son côté, l’idée d’un moi
individuel distribué à travers le maillage réticulaire, intégré au corps des
interfaces, et non plus ponctuellement localisé. Il naîtrait de ce réseau de moi une
nouvelle conscience planétaire et une nouvelle forme d’auctorialité. L’esthétique
qui en découlerait serait fortement marquée par la vie artificielle. Derrick de
Kerkhove, quant à lui, ne croit pas au cerveau global (un cerveau sans corps
secrétant une vaste conscience collective) et parle d’intelligence connectée ou de
conscience connective en évolution. L’art du Web serait un art de la conversation,
son esthétique, une esthétique de l’intelligence (au sens étymologique du terme).

Ces conceptions ne sont pas les seules, mais elles sont assez exemplaires des
questions soulevées par le Web. Bien qu’elles aient occupé le devant de la scène
depuis l’apparition des réseaux de réseaux qui les rendent plus actuelles et plus
précises, elles ne sont pourtant pas propres aux réseaux. Elles caractérisent le
numérique en général et se sont posées dès les débuts de la cybernétique. Elles
rebondissent depuis quelques années avec l’évolution des sciences de la vie et
de l’intelligence artificielle. Ce sont des questions clés, profondément politiques
dans la mesure où le rapport de l’homme à la machine — biologique ou
intelligente — devient de plus en plus complexe et intime, l’ordinateur étant
capable d’automatiser chaque jour un nombre croissant d’activités humaines dont
certaines fonctions de la pensée elle-même. Elles font l’objet d’un vif débat dans
la science et sont loin d’avoir reçu de réponses définitives. Pour ma part, je ne
pense pas que nos réseaux de réseaux aient une quelconque forme de
conscience. Reprenant l’analyse de John R. Searle, je dirais que la conscience
n’existe que lorsqu’on en fait l’expérience comme telle : la conscience et
l’expérience de la conscience, dit-il, sont une seule et même chose. 4 Je fais
beaucoup d’expériences sur le Web, émotives, perceptives (temporelles et
spatiales), sémantiques, artistiques, sociales, mais jamais l’expérience de la
conscience. La conscience semble rester un "mystère", pour l’instant. J’accepte
en revanche l’idée que les réseaux peuvent simuler partiellement des
comportements intelligents. En l’état actuel des machines et des programmes, on
ne peut que constater que la multiplication des connexions ne fait pas de ceux-ci
des neurones ; objectivement, le réseau n’est pas un cerveau. En outre, les
langages informatiques qui animent ces réseaux sont encore très primaires. En
revanche, je pense que certains "comportements intelligents" peuvent peu à peu
transformer le Web ; ils commencent d’ailleurs à le faire.

Peut-être devons-nous utiliser le rasoir d’Occam et, de toutes ces conceptions —


qui sont surtout des hypothèses à vérifier —, ne retenir que les plus simples.
Nous nous accorderions ainsi sur le fait que lorsque nous nous appareillons aux
réseaux et aux machines numériques, notre rapport au monde, au temps, à
l’espace, aux autres et à nous-mêmes, change très profondément, et sur le fait
qu’une nouvelleculture, tout simplement, émerge de la fréquentation des
interfaces. Une culture que la commutation (de tous vers tous, tout de suite)
ne détermine pas, mais qu’elle incline cependant sensiblement. N’y aurait-il pas
quelques points communs entre l’art propre aux réseaux et les autres formes non
réticulaires de l’art numérique ? Les artistes le savent bien : le numérique
favorise et accélère les mélanges, les métissages les plus inattendus, les plus
intimes. La décomposition des objets sémiotiques traditionnels en données
numériques se réduisant, quelle qu’en soit l’origine, à des matrices de nombres
traitables automatiquement par l’ordinateur fait tomber les frontières entre ces
objets et entre les pratiques artistiques elles-mêmes, tandis que les frontières
entre l’œuvre, l’auteur et le(s) destinataire(s) tendent à s’estomper
également. 5 Le numérique, en tant que technologie, est doté d’une formidable
capacité d’hybridation : croisement généralisé et quasi organique des formes,
des arts, des langages, des savoir-faire instrumentaux et conceptuels, des corps
et des machines, qui retentit jusqu’au plan esthétique avec force.

Les réseaux épousent totalement ces caractéristiques. Ils les accentuent en outre
sous l’effet de la commutation. Car les réseaux hybrident les médias, les moyens
de communication, les mémoires, le local et le global, les lieux et les sites, les
identités et les cultures, l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel. Tout
se passe comme si l’ensemble des informations transitant dans les réseaux était
tombé dans un gigantesque shaker où des milliards de données se mixtent
continuellement en un étrange cocktail irriguant l’espace virtuel. La profusion des
termes qui tentent d’en saisir l’identité fluctuante est significative de sa
complexité. Sous le terme générique et neutre d’ "art en réseau", qu’on oppose à
l’ "art sur réseau" 6 — , se pressent nombre d’expressions : "art de la
communication", "art de la conscience connectée", de "l’intelligence" ou de "la
conversation", "art de l’interaction collective", ou de l’ "alteraction", "art de la
création distribuée et partagée à distance", "art collaboratif", "art public", "art en
ligne", "cyberart", "webart", "netart", et on pourrait ajouter "art de la commutation".
Ces appellations sont souvent pertinentes mais dans la mesure seulement où
elles insistent sur tel ou tel aspect de l’art en réseau. Car, sous leur variété, se
cache une spécificité commune : cette puissance d’hybridation propre au
numérique et démultipliée par la commutation. Cela ne suffirait pas cependant à
voir dans l’art en réseau exclusivement un art de l’hybridation. Cette notion est
trop générale pour répondre à la fois de toutes les différentes pratiques
artistiques numériques et de ce qu’elles ont en commun. L’hybridation est propre
à l’ensemble des arts numériques et les rend difficiles à définir et à classifier,
sinon par leur technicité. Mais en même temps, elle donne à l’art numérique sa
vigueur et sa richesse.

L’art en réseau, qui représente la partie la plus hybride de l’art numérique, n’est
pas vraiment catégorisable. Il n’est pas davantage recensable. Il vit, se
développe et meurt à une allure accélérée qui défie toute analyse voulant donner
de lui une image définitive. L’art en réseau veut être tout, tout de suite, partout. Il
n’est d’ailleurs pas sûr qu’il y réussisse, car l’évolution de certains moteurs de
recherche "intelligents" intégrant un paramètre d’audience peut faire basculer le
Web dans la logique de l’audimat et des sondages d’opinion les plus
manipulateurs. Les typologies ne sont pas inutiles, mais elles ne sauraient être
que provisoires et en perpétuelle redéfinition. Les mouvements artistiques, les
styles, les écoles, les genres, ont toujours été difficiles à nommer et à classer.
Sous le régime de la commutation cette difficulté empire. L’art en réseau est très
jeune, il témoigne d’une puissante vitalité, mais nul n’est sûr de sa longévité. Son
avenir dépend d’un grand nombre de facteurs : techniques, économiques,
sociaux et politiques (il se veut universel, par exemple, mais il reste réservé à
une petite partie de la planète). Il dépend aussi du renouvellement de la réflexion
esthétique, et plus particulièrement de la critique. L’art en réseau — ainsi que
toutes les formes d’art fortement participatives qui existent hors réseau —
devraient favoriser l’émergence de valeurs fondées non plus sur la rareté et
l’unicité, mais sur la profusion et l’abondance 7 : sur le libre flux des échanges
directs de points de vue, des choix et des expériences vécues Le rôle de la
critique ne consiste plus à légitimer les œuvres ex cathedra mais à participer
— in vivo — à leur création.

Notes

1 - Pour plus de développement, voir La Technologie dans l'art. De la photographie à la réalité


virtuelle, édit. Jacqueline Chambon, 1998, p. 155-157 et "Medien und Neu 'Medien' : Von der
Kommunikation zur Kommutation", Bield, Medium, Kunst, Wilhelm Fink Verlag, München, 1999.
2 - L'Internet qui est le plus utilisé abrite en particulier le Web, un ensemble de serveurs reliés les
uns aux autres selon les modalités de l'hypertexte. Contrairement aux réseaux précédents
destinés à un petit nombre d'universitaires, de militaires ou d'entreprises, le Web est accessible à
de très nombreux utilisateurs.
3 - Sauf cas particuliers, dont le téléphone qui, dans le meilleur des cas ne permet qu'une liaison
de quelques-uns vers quelques-uns (mode conférence).
4 - John R. Searle, Le Mystère de la conscience, Odile Jacob, 1999. Il dit, plus précisément : "La
conscience qui est une caractéristique de certains systèmes biologiques (vous et moi) a une
ontologie à la première personne ou subjective et ne peut être réduite à quoique ce soit qui ait
une ontologie à la troisième personne ou objective", p. 220 sq.
5 - Au-delà, on relève encore une forme d'hybridation extrême entre la pensée symbolique et la
pensée technique (l'ordinateur est la première machine qui fonctionne au langage). La puissance
d'hybridation du numérique déborde largement le champ artistique.
6 - L'art sur réseau exploite le réseau comme un simple outil de communication et sert à diffuser
des œuvres qui ne doivent rien à la technologie du réseau. L'art en réseau, au contraire, tente
d'exploiter les spécificités du réseau et les possibilités esthétiques nouvelles qu'il offre.
7 - Ce qui s'inscrit totalement à contre-courant des valeurs du marché de l'art.

© Edmond COUCHOT & Leonardo/Olats, janvier 2003

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