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COUCHOT
DE LA COMMUNICATION À LA COMMUTATION
L'art et le Web
Edmond COUCHOT
Ces conceptions ne sont pas les seules, mais elles sont assez exemplaires des
questions soulevées par le Web. Bien qu’elles aient occupé le devant de la scène
depuis l’apparition des réseaux de réseaux qui les rendent plus actuelles et plus
précises, elles ne sont pourtant pas propres aux réseaux. Elles caractérisent le
numérique en général et se sont posées dès les débuts de la cybernétique. Elles
rebondissent depuis quelques années avec l’évolution des sciences de la vie et
de l’intelligence artificielle. Ce sont des questions clés, profondément politiques
dans la mesure où le rapport de l’homme à la machine — biologique ou
intelligente — devient de plus en plus complexe et intime, l’ordinateur étant
capable d’automatiser chaque jour un nombre croissant d’activités humaines dont
certaines fonctions de la pensée elle-même. Elles font l’objet d’un vif débat dans
la science et sont loin d’avoir reçu de réponses définitives. Pour ma part, je ne
pense pas que nos réseaux de réseaux aient une quelconque forme de
conscience. Reprenant l’analyse de John R. Searle, je dirais que la conscience
n’existe que lorsqu’on en fait l’expérience comme telle : la conscience et
l’expérience de la conscience, dit-il, sont une seule et même chose. 4 Je fais
beaucoup d’expériences sur le Web, émotives, perceptives (temporelles et
spatiales), sémantiques, artistiques, sociales, mais jamais l’expérience de la
conscience. La conscience semble rester un "mystère", pour l’instant. J’accepte
en revanche l’idée que les réseaux peuvent simuler partiellement des
comportements intelligents. En l’état actuel des machines et des programmes, on
ne peut que constater que la multiplication des connexions ne fait pas de ceux-ci
des neurones ; objectivement, le réseau n’est pas un cerveau. En outre, les
langages informatiques qui animent ces réseaux sont encore très primaires. En
revanche, je pense que certains "comportements intelligents" peuvent peu à peu
transformer le Web ; ils commencent d’ailleurs à le faire.
Les réseaux épousent totalement ces caractéristiques. Ils les accentuent en outre
sous l’effet de la commutation. Car les réseaux hybrident les médias, les moyens
de communication, les mémoires, le local et le global, les lieux et les sites, les
identités et les cultures, l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel. Tout
se passe comme si l’ensemble des informations transitant dans les réseaux était
tombé dans un gigantesque shaker où des milliards de données se mixtent
continuellement en un étrange cocktail irriguant l’espace virtuel. La profusion des
termes qui tentent d’en saisir l’identité fluctuante est significative de sa
complexité. Sous le terme générique et neutre d’ "art en réseau", qu’on oppose à
l’ "art sur réseau" 6 — , se pressent nombre d’expressions : "art de la
communication", "art de la conscience connectée", de "l’intelligence" ou de "la
conversation", "art de l’interaction collective", ou de l’ "alteraction", "art de la
création distribuée et partagée à distance", "art collaboratif", "art public", "art en
ligne", "cyberart", "webart", "netart", et on pourrait ajouter "art de la commutation".
Ces appellations sont souvent pertinentes mais dans la mesure seulement où
elles insistent sur tel ou tel aspect de l’art en réseau. Car, sous leur variété, se
cache une spécificité commune : cette puissance d’hybridation propre au
numérique et démultipliée par la commutation. Cela ne suffirait pas cependant à
voir dans l’art en réseau exclusivement un art de l’hybridation. Cette notion est
trop générale pour répondre à la fois de toutes les différentes pratiques
artistiques numériques et de ce qu’elles ont en commun. L’hybridation est propre
à l’ensemble des arts numériques et les rend difficiles à définir et à classifier,
sinon par leur technicité. Mais en même temps, elle donne à l’art numérique sa
vigueur et sa richesse.
L’art en réseau, qui représente la partie la plus hybride de l’art numérique, n’est
pas vraiment catégorisable. Il n’est pas davantage recensable. Il vit, se
développe et meurt à une allure accélérée qui défie toute analyse voulant donner
de lui une image définitive. L’art en réseau veut être tout, tout de suite, partout. Il
n’est d’ailleurs pas sûr qu’il y réussisse, car l’évolution de certains moteurs de
recherche "intelligents" intégrant un paramètre d’audience peut faire basculer le
Web dans la logique de l’audimat et des sondages d’opinion les plus
manipulateurs. Les typologies ne sont pas inutiles, mais elles ne sauraient être
que provisoires et en perpétuelle redéfinition. Les mouvements artistiques, les
styles, les écoles, les genres, ont toujours été difficiles à nommer et à classer.
Sous le régime de la commutation cette difficulté empire. L’art en réseau est très
jeune, il témoigne d’une puissante vitalité, mais nul n’est sûr de sa longévité. Son
avenir dépend d’un grand nombre de facteurs : techniques, économiques,
sociaux et politiques (il se veut universel, par exemple, mais il reste réservé à
une petite partie de la planète). Il dépend aussi du renouvellement de la réflexion
esthétique, et plus particulièrement de la critique. L’art en réseau — ainsi que
toutes les formes d’art fortement participatives qui existent hors réseau —
devraient favoriser l’émergence de valeurs fondées non plus sur la rareté et
l’unicité, mais sur la profusion et l’abondance 7 : sur le libre flux des échanges
directs de points de vue, des choix et des expériences vécues Le rôle de la
critique ne consiste plus à légitimer les œuvres ex cathedra mais à participer
— in vivo — à leur création.
Notes