You are on page 1of 20

Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Pour une sociologie de la démocratie


Claude Lefort

Citer ce document / Cite this document :

Lefort Claude. Pour une sociologie de la démocratie. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 21ᵉ année, N. 4, 1966. pp.
750-768;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1966.421419

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_4_421419

Fichier pdf généré le 06/04/2018


DÉBATS ET COMBATS

Pour une sociologie

de la démocratie *

Le concept de démocratie est si ancien, appliqué à des régimes si


variés, et, de nos jours, si communément revendiqué pour couvrir des
politiques diverses, voire antagonistes, qu'il décourage souvent une
pensée quelque peu soucieuse de rigueur. Ainsi n'est-il pas surprenant,
que l'auteur d'un traité de philosophie politique en vienne à déclarer :
« le terme de démocratie est d'un emploi tellement difficile qu'il vaudrait
presque mieux y renoncer » 2.
Mais renoncer, ce serait tomber dans une erreur d'une autre nature ; ce
serait, au nom de la connaissance exacte, exclure du réel la représentation
que les hommes s'en font et oublier alors que cette représentation est
elle-même constitutive du réel. Qu'il y ait, par exemple, une image
confuse de la démocratie antique, une tradition qui s'entretient dans une
complaisante ignorance de ses origines, une agitation vaine autour de la
démocratie présente et future, cela ne dispense pas de rechercher pourquoi
la notion résiste à l'usure du temps, de quelle mémoire, de quelle pratique,
de quels désirs elle se nourrit.
Cette recherche est jugée suspecte parce qu'elle ne s'applique pas à
un objet déterminé, qu'elle n'est pas même assurée de son identité,
qu'il lui faut rayonner dans plusieurs sens à la fois pour tenter de le
découvrir et qu'enfin elle oblige chacun à produire son propre témoignage
et à l'interpréter. Or une sociologie politique, qui se prétend scientifique,
veut nous faire croire que ce qui nous touche au plus près et n'est pas
matière à mesure et à définition ne vaut pas la peine d'être interrogé.
Il faut se défendre contre cette fausse science. Que nous décidions ou
non de nous appuyer sur notre expérience, c'est elle qui commande
secrètement nos options et dirige pour une part le cours de nos analyses .
Nos convictions, nos désirs, nous pouvons bien leur imposer silence,
1. Ce texte est une version remaniée d'un exposé, fait en automne 1965, devant
le C.R.E.S.P. (Cercle de recherche et d'élaboration sociale et politique). Cet organisme,
créé sous le nom de Cercle Saint- Just, pendant la guerre d'Algérie, et en relation
directe avec l'événement, a pris ensuite une distance de plus en plus grande à l'égard
de la politique quotidienne. Depuis plus de deux ans, il se consacre à une étude de la
démocratie, n'excluant de son domaine aucune des directions, historique, sociologique,
psychologique, qu'il lui paraît réquérir.
2. Eric Wbil,, Philosophie politique, Vrin 1956, p. 172 (note).

750
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

ils ne cessent pas pour autant d'orienter notre curiosité. Vouloir les
ignorer, c'est seulement les soustraire à l'interrogation qu'ils méritent,
leur donner une solidité que peut-être ils ne devraient pas avoir et,
finalement, comme la connaissance positive est impuissante à décider des
principes de l'action, se condamner à les retrouver sous la forme de valeurs
qui se passent de toute justification et ne tolèrent pas la contestation.
Ce n'est pas parce qu'il est lié à une indétermination manifeste que
le concept de démocratie est vague et qu'il échappe à nos prises. Il ne
devient tel, au contraire, que lorsque la vérité de cette indétermination
est méconnue, lorsque, sous prétexte de s'en tenir au positif, on prétend
réduire la réalité sociale à un système, ou un système de systèmes, fait
pour fonctionner. Qu'on considère, par exemple, ces études réputées
objectives qui prétendent substituer à l'arbitraire de l'idéologie le sérieux
de l'interprétation des faits : voici la démocratie dans l'Etat, la démocratie
dans le Plan, la démocratie dans l'Entreprise, le Syndicat, l'Université :
autant de cadres bien délimités qui permettent de spécifier des traits
de fonctionnement. Mais, quel que soit l'intérêt de telle ou telle analyse,
c'est alors que le terme devenu fétiche s'opacifie et n'offre plus à la pensée
que l'artifice dont elle a besoin pour mettre une borne à ses questions.
On parle bien de démocratie, mais il importe peu de s'interroger, ne disons
pas sur les difficultés de la chose — on aime à répéter qu'elles ne seront
jamais éliminées, que la démocratie intégrale est un idéal, que seul compte
le mouvement qui s'en inspire — mais sur la vérité de ce qu'elle postule.
Le mot n'est là que pour rassurer, pour masquer les lacunes du savoir
et maintenir coûte que coûte une bonne image de la société.
Or n'est-il pas vrai que si un sociologue — passons nous l'usage du
terme — a quelque chose à dire sur la démocratie qui lui appartienne
en propre, qui le distingue du premier bavard venu ou de l'idéologue
ou du prétendu technicien de la politique, ce n'est que dans la mesure
où il ébranle les évidences de première vue, où il tente de ramener à la
lumière du jour le non-savoir sur lequel elles reposent, où il met en
danger la foi commune, et d'abord celle qui s'honore d'être bonne...
Loin de se faire le prisonnier du mythe parce qu'il prend en charge une
représentation trouble, il s'en libère du seul fait qu'il assume la position
de l'interrogeant. Seule cette position l'habilite à revendiquer le point
de vue de la science. Assurément, son interrogation ne naît pas de rien,
celui qui la soutient n'est pas dépourvu d'identité ; quand il parle de la
démocratie, nul doute qu'il ne mette en jeu des convictions, car enfin
il en a, fussent-elles négatives, comme il a toujours une expérience des
rapports de groupe et du fonctionnement des organisations, une
sensibilité particulière aux relations de pouvoir, une image de la politique,
et aussi une demande qui lui est propre de participation, d'échange et
d'autorité. Toutefois, qu'il en soit ainsi ne discrédite pas son entreprise.
Dès lors qu'il n'élude pas la difficulté, qu'il ne se dérobe pas devant les
apories de sa situation, il a l'espoir que sa voie, quels que soient son point
de départ et la direction suivie, puisse croiser celle d'autrui, que les
questions dont il s'entretient en suscitent d'autres, qu'il ait en certains
points partie liée avec la vérité.

761
ANNALES

Dans le présent, nous n'avons d'autre intention que d'introduire


un débat. Ainsi demeurons-nous au seuil d'une recherche, à laquelle il
conviendrait, pour qu'elle méritât vraiment son nom, de ménager
précisément ses avenues. Cette position éclaire notre démarche. Il ne s'agit
pas tant d'ordonner des questions en regard d'une réalité à connaître
que de les ouvrir une à une pour remonter vers leur source et, si possible,
entrevoir les principes qui les commandent. Ou, pour le dire autrement,
nous ne cherchons pas à nous avancer trop vite en direction d'une réponse,
nous préférons demeurer d'abord sur le versant de la question pour
l'explorer. Mais, il est vrai, de telles formules risquent encore d'égarer
et il y aurait de l'hypocrisie à laisser croire qu'un tel mouvement ignore
tout de sa direction. En fait celui-ci se trace au moins pour une part de
la distance prise à l'égard du schéma libéral et du schéma marxiste :
distance qui n'est pas celle d'un mode de représentation à un autre,
mais qui exclut toute pensée de la démocratie en terme de représentation,
c'est-à-dire toute pensée objectivante pour laquelle la société se laisserait
constituer en matière possible d'une forme démocratique. Notre
interrogation appelle donc bien une réponse qui n'est pas indifférente à sa nature,
ce serait une réponse qui ne la terminerait pas, mais qui la spécifierait
de telle manière qu'elle rende manifeste, légitime et nécessaire le réfèrent
démocratie — ce par quoi institutions, conduites, valeurs, dans toute
l'épaisseur du social, se rapportent les unes aux autres, s'exposent au même
jour, se heurtent à la même impossibilité d'échapper à la mesure de l'autre.

I. Délimitation du champ

Dans quel champ nous situons-nous ? En posant cette question,


nous souhaitons dégager la discussion des frontières trop étroites où
l'alternative libérale-marxiste a tendu à l'enfermer. Sans doute n'a-t-il
jamais été dit que par démocratie il fallait seulement entendre un système
d'institutions politiques ou économiques, mais il semblait aller de soi
qu'un tel système eut le pouvoir de déterminer tous les traits de la réalité
sociale. Or il y a lieu de se demander si les processus qui sont visés dans
le discours démocratique — les écrits des théoriciens ou les expressions
les moins élaborées de l'opinion — relèvent seulement de l'ordre
institutionnel et seulement de l'ordre politique ou économique. Pour peu que
nous soyons attentifs à la diversité des intentions auxquelles ce discours
livre passage, nous serons tentés de distinguer dans le champ qui nous
occupe quatre niveaux distincts et en chacun de ceux-ci une diversité
de phénomènes dont l'agencement est spécifique. Nommons le niveau
de la politique, celui de l'économie, celui de l'information et celui de la
personnalité. En désignant très sommairement et très provisoirement
par politique tout ce qui concerne l'aménagement des rapports de pouvoir
et d'autorité ; par économie tout ce qui concerne la production, la
distribution, la consommation des biens sociaux et l'organisation dont elles
s'accompagnent, par information tout ce qui concerne la constitution
et la diffusion du savoir (le plus sensible et le plus immédiat, comme
le plus abstrait et le plus médiatisé par d'autres savoirs) ; par personnalité

762
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

enfin, tout ce qui concerne le jeu d'affects, de motivations et de


représentations en vertu duquel un objet social quelconque se trouve lié
positivement ou négativement au désir des hommes dans une culture donnée.
Sans doute cette distinction est-elle conventionnelle, mais cela ne
veut pas dire qu'elle soit illégitime. Il n'est, en effet, de pire convention
que d'assigner à la réalité le statut d'une totalité indécomposable,
puisqu'elle se détruit elle-même dans l'opposition cette fois irréductible
qu'elle rétablit entre ce qui est et ce qui est pensé. Les niveaux dont nous
parlons ne correspondent pas à des divisions dans la société en soi ;
ce sont des niveaux de sens où nous repérons à chaque fois les mêmes
phénomènes mais suivant une articulation différente. Ainsi, comme nous
le montrerons, il n'y a pas de visée de l'économique qui n'inclue celle des
relations de pouvoir et d'autorité, celle de la distribution de l'information
et celle des valeurs soutenues par les désirs d'une collectivité, mais cette
première visée ne se confond pas pour autant avec celle du politique,
elle nous fait découvrir un autre relief. Se référer au pouvoir, au savoir,
au produire, au désir, c'est s'imposer à chaque fois une lecture singulière
du réel ; c'est reconnaître que, symbolique de part en part, le champ
s'ordonne en fonction de l'accentuation de tel ou tel type de signifiants.

Le niveau politique

II n'y a pas lieu de considérer longuement la thèse des libéraux ni


de montrer pourquoi, à un certain moment de l'histoire, le modèle
démocratique en est venu à se confondre aux yeux du plus grand nombre
avec celui d'un système strictement politique — l'ensemble des règles
en vertu desquelles le pouvoir est conféré et exercé s'avérant déterminer
entièrement la nature d'un régime social. Rappelons-en seulement les
principaux traits : 1° La légitimité du pouvoir est assurée du fait que les
dirigeants sont issus d'une consultation populaire qui permet à une
majorité de se dessiner et de donner ainsi figure à la volonté générale ; 2° Cette
procédure implique une compétition entre deux postulants au moins,
hommes, équipes ou partis ; 3° La compétition suppose à son tour la
liberté d'organisation et d'expression des parties ; 4° La répétition de
la consultation à intervalles réguliers commande encore la protection
de la minorité (ou des minorités) et, en particulier, sa représentation
permanente dans la ou les assemblées où sont réitérées dans ces intervalles
des consultations sur des mesures d'intérêt public ; 5° La puissance
politique est limitée ; elle garantit l'indépendance du pouvoir judiciaire,
seul susceptible d'assurer dans les limites de la loi les libertés et la sécurité
du citoyen ; 6° D'une façon générale, le pouvoir est lui-même soumis
à la loi ; il revient à une assemblée représentative du peuple entier de
modifier les lois ou d'en créer de nouvelles.
La cohérence de ce modèle est attestée par sa force d'expansion :
nombre de limitations de fait auxquelles il était d'abord lié (limitation
du suffrage, restriction apportée au droit d'association, par exemple)
ont été supprimées. Mais il est vrai que cette cohérence n'est obtenue
qu'aux prix d'un formalisme dont les théoriciens marxistes ont justement

763
ANNALES

dénoncé les effets fantasmatiques. Négligerait-on tout ce qui a été dit (à


bon droit) sur les manipulations de la loi électorale par la majorité en
place, sur l'exploitation des organes d'information par les gouvernants,
sur le soutien qu'apporte la haute finance à la politique qui la sert, ou
sur la corruption d'une clientèle par la distribution de prébendes, il
resterait en effet que le système cache une inégalité fondamentale entre
les sujets politiques dont le plus grand nombre, privé de pouvoir et de
richesse en raison de son asservissement économique, n'a d'autre
possibilité que de contribuer aux modalités d'un choix qui, de toutes manières,
sanctionnera cette condition.
La critique marxiste n'est pas à rejeter, certes ; il est seulement permis
de se demander si elle répond bien à son intention quand elle va jusqu'à
déclasser les phénomènes politiques pour promouvoir au titre de réel
l'économique. Ce faisant elle cède encore au principe qui commande
les idées des libéraux. De celles-ci elle prend le contre-pied mais sans
cesser de se déterminer en regard du système d'institutions et de règles
qui constitue à leurs yeux l'essence de la démocratie politique. Elle ne
se satisfait de dénoncer comme formelle la démocratie politique que
parce qu'elle s'en tient à la forme dans laquelle celle-ci se trouve énoncée.
Elle ignore ou, quand elle l'entrevoit, elle n'apprécie pas la portée des
signifiants en fonction desquels s'ordonne le modèle, laquelle excède
pourtant le champ de ce qui est signifié dans les faits.
Diversité des groupes et de leurs revendications, compétition de leurs
représentants en vue d'une sélection des dirigeants, libre circulation
des idées et des informations, libre association, contestation légitime
du pouvoir établi, mobilité du pouvoir et, plus généralement de la
représentation politique, cette chaîne de signifiants n'est nullement déterminée
par un état des rapports de propriété, ou des rapports de production,
même si elle vient historiquement à s'imposer dans le cadre du capitalisme
moderne. Il faut même reconnaître qu'elle peut se maintenir dans des
conditions diverses, quels que soient les cadres dans lesquels se manifeste
le suffrage populaire, quelles que soient sa forme et sa périodicité, quelle
que soit la procédure du choix des gouvernants, et quel que soit enfin
le degré d'inégalité des sujets politiques.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, dans le moment où ils condamnent
le formalisme de la démocratie bourgeoise, la plupart des idéologues
marxistes s'enferment dans un autre formalisme en érigeant en critères
du socialisme les modalités du système de propriété, c'est-à-dire un
ensemble d'institutions et de règles (nationalisation des moyens de
production, planification d'État...) dont il n'est pas évident qu'il corresponde
à une transformation substantielle des rapports de production ou, pour
parler précisément, à la réduction de l'inégalité sociale telle qu'elle
s'institue dans le cadre du capitalisme. Mais l'important, pour notre
propos, est de mesurer les conséquences d'une telle méconnaissance
du sens de la démocratie politique.
Qu'on considère, par exemple, la critique du stalinisme. Si véhément
et sincère soit-elle parfois sous la plume de certains qui condamnent
leurs actions passées, elle demeure inconsistante et ne franchit pas les

754
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

limites d'une histoire événementielle et psychologiste, tant que n'est


pas remise en question leur conception première de la politique ; tant
que la monopolisation du pouvoir par les dirigeants en place, le refus
de faire droit à la diversité des opinions et des revendications, l'étouffement
des oppositions, le contrôle de l'information, et plus généralement de
toutes les formes d'expression continuent d'être traités comme des
phénomènes secondaires dont la signification ne peut être appréciée qu'en
raison de la fonction qu'ils jouent dans le maintien d'un mode
d'organisation économique ; tant que les épisodes sanglants de la dictature,
enfin, ne sont pas perçus comme un effet, extrême sans doute, mais
naturel du totalitarisme.
Juger que les institutions et les règles de la démocratie bourgeoise
ne constituent qu'un aspect du modèle politique démocratique, c'est
donc reconnaître que celui-ci a une efficacité symbolique qui est d'un
autre ordre que l'efficacité restreinte d'un régime de fait. Quand on
découvre le rayonnement de ce modèle, il n'y a plus de sens à assigner
aux phénomènes politiques un statut super structurel. Pour conserver
le langage marxiste — non sans faire les plus expresses réserves sur sa
validité en cette occasion — disons que la politique est autant de l'ordre
de la structure que de la superstructure. Encore faut -il ajouter que la
fonction jouée par les institutions de la démocratie bourgeoise dans le
développement du modèle mériterait un examen attentif : on est en effet
en droit de se demander, à considérer l'histoire récente, si là où une
démocratie bourgeoise n'a jamais réussi à s'implanter il y a quelque
possibilité de créer des formes démocratiques nouvelles, ou s'il n'y a pas
comme un accroc irréparable dans le tissu social. Peut-être devrait-on
observer que cette démocratie, si formelle soit-elle, a un effet
d'entraînement nécessaire dont une société ne peut se passer sans danger. A l'appui
de cette hypothèse, on invoquerait volontiers le cas de la Yougoslavie
qui fit l'objet d'une longue discussion dans ce Cercle : les tentatives de
démocratisation, si neuves et si importantes soient-elles, concluions-nous
alors, se heurtent à d'étroites limites dès lors qu'elles n'affectent que la
gestion des entreprises et que, d'autre part, le maintien d'un pouvoir
autoritaire et incontesté, la domination d'un parti unique imposent un modèle
rigide qui décourage le jeu de l'initiative, de l'échange et delà participation.
Quoi qu'il en soit du jugement à porter sur ce point, il convient de
s'interroger à nouveau sur le sens que revêt pour la société dans son
ensemble la démocratie politique. Mais pour être justement posée,
cette question doit s'énoncer au niveau propre de la politique — étant
entendu que celui-ci est appréhendé dans toute l'extension qu'il mérite.
C'est dire que la critique du système bourgeois et de son fonctionnement,
au lieu de jeter le discrédit sur les phénomènes politiques, devrait investir
à ce niveau le maximum de sens possible, joindre à l'examen du système
représentatif et à celui des relations de pouvoir entre les groupes, et
entre les organisations où ils sont partiellement insérés, une étude
comparative de ces organisations mêmes, partis et syndicats notamment,
de leur fonctionnement interne, de la diversité de comportements, de
valeurs, de modèles qui s'y manifestent.

755
ANNALES

Pour ne prendre qu'un exemple, le débat sûr la fonction des partie


dans la société contemporaine (et en particulier sur la signification du
mono, du bi et du multi-partisme) ne saurait s'approfondir qu'à la
condition d'explorer les rapports sociaux à l'intérieur de l'institution. Il
importerait alors de poser des questions de cet ordre :
1. Quels sont les objectifs manifestes d'un parti politique ? Si
coexistent un objectif strictement politique (prise en charge partielle ou entière
du pouvoir, ou bien pression sur lui), un objectif de socialisation
(rassembler, unir et organiser de façon permanente une fraction de la population)
et un objectif idéologique (propager une théorie, faire reconnaître un
programme ou des principes d'action par la majorité des citoyens),
s'accordent-ils pour imposer un modèle déterminé et cohérent
d'organisation ou y a-t-il entre eux un jeu qui crée une indétermination dans le
modèle ?
2. Quels sont les objectifs latents ? Si sont réparables comme tels :
a) l'accaparement de zones de pouvoir dans la société, qui sont lieux
de distribution d'emplois, ou de prébendes ; h) l'établissement de
hiérarchies parallèles où les rapports d'autorité sont redistribués suivant des
normes différentes de celles qui fondent les hiérarchies officielles ; c) le
brassage d'individus que leur profession, leur statut, leurs conditions
de vie tiennent à distance les uns des autres dans la société ; d)
l'identification à une communauté qui se substitue à la communauté défaillante
incarnée par l'Etat ; e) la réintroduction dans la Loi d'une fraction de
la population qui ne peut s'y insérer sans ce détour ; f) l'appropriation
d'une culture (par une sorte d'autodidactisme collectif) dont le grand
nombre se sent exclu, en raison de la fragmentation et de l'hétérogénéité
des valeurs, des modèles et des œuvres et d'autre part des conditions
matérielles de l'éducation et du travail ; — comment ces objectifs
s'ordonnent-ils par rapport aux objectifs manifestes et les uns par rapport
aux autres ? Comment s'inscrivent-ils dans la vie du Parti, dans ses
mécanismes institutionnels, ses règles de fonctionnement et la pratique
effective de l'organisation ?
3. Quelles sont donc l'efficacité réelle et l'efficacité symbolique,
la fonction manifeste et la fonction latente du modèle institutionnel
(congrès, assemblées régionales et locales ; cellules ou sections ; comité
central et bureau politique — ou leur équivalent ; règles d'élection, de
délégation de pouvoir, de contrôle, de nomination, de recrutement etc.).
4. Comment se crée-t-il et se maintient-il en dépit des multiples
procédures d'élection et de contrôle un groupe relativement stable de
dirigeants qui en viennent à monopoliser les décisions et les informations
importantes ?
5. Dans quelle mesure l'inégalité des individus dans la société se
retrouve-t-elle transposée à l'intérieur du Parti ? A quels critères se
reconnaît-elle (inégalité dans le pouvoir, dans le savoir, et dans
l'expression) ?
6. Quelles sont les attitudes des militants en regard du problème
de la démocratie dans le parti et dans la société ?

766
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

7. L'implantation sociale et l'orientation idéologique d'un parti


ont-ils un effet déterminant sur sa structure ?
La seule enumeration de ces questions suffit à faire entrevoir
l'étendue des phénomènes que comprend le niveau politique. Ce niveau
est bien celui des relations de pouvoir et d'autorité, mais celles-ci n'ont
de sens qu'à la condition d'être saisies avec toutes leurs ramifications,
ou, pour mieux dire, ce niveau est, en tant que politique, social de part
en part.

Le niveau économique

Une conclusion s'impose, mais plus fermement encore, en regard


de ce que nous nommons le niveau économique.
Bien souvent, nous l'avons dit, la transformation des rapports de
propriété est considérée comme l'objectif essentiel, lui-même condition
nécessaire et suffisante d'une démocratisation effective. Ainsi va-t-il
de soi pour la plupart des idéologues marxistes que l'appropriation
par l'État des moyens de production supprime la division de classe et
l'exploitation capitaliste. Or sans nous engager dans une discussion
sur les différences du socialisme et du capitalisme d'État, dans la théorie,
nous rappellerons, à la suite de quelques autres, que la propriété juridique
ne coïncide pas nécessairement avec le pouvoir de décision, c'est-à-dire
celui de déterminer les investissements, leur répartition, leur priorité,
leur rythme, les conditions et les normes de travail et les revenus des
diverses catégories sociales. Encore que l'État soit désigné comme le
propriétaire, si, en fait, le pouvoir est détenu par une équipe dont
l'autorité et la stabilité dépendent des avantages de toute espèce qu'elle accorde
à un groupe de dirigeants et de cadres, il n'est guère douteux que l'action
de celle-ci visera à maintenir et à accuser les divisions qui la soutiennent,
à priver le plus grand nombre des moyens d'information et d'intervention
qui lui permettraient de les remettre en cause. Dans le meilleur des cas,
— sous l'effet de la diversité d'intérêts qui règne au sein de la couche
dominante — les décisions feront l'enjeu d'une négociation entre
bureaucrates politiques, chefs militaires, planificateurs et dirigeants d'entreprise,
c'est dire qu'elles demeureront réservées à un petit groupe de partenaires.
D'ailleurs, n'échapperaient-elles pas entièrement à l'influence des
syndicats, leur action serait d'une piètre efficacité, dès lors que l'organisation
du procès de production et, d'une façon générale, de tous les secteurs
d'activité, maintiendrait la masse de la population dans des tâches de
pure exécution, soit dans l'ignorance et l'irresponsabilité.
Précisons donc que le niveau économique n'est symbolique, à nos
yeux, qu'à la condition de comprendre l'ensemble des rapports sociaux
qui le constituent comme tel.
Cette proposition se heurte à une objection bien connue. Ne faut-il
pas admettre, disent certains, qu'il y a une rationalité spécifique des
opérations économiques ; que nous avons affaire à des séries combinées
de détermination qui jouent dans des conditions indépendantes de la
volonté des individus — lesquelles tiennent à l'état de la technique,

757
ANNALES

à celui de la productivité du travail humain, à celui du marché etc.


N'est-il pas, en conséquence, dépourvu de sens de parler de démocratie
à ce niveau ? N'est-ce pas confondre l'ordre de l'éthique et l'ordre de la
nécessité ? Les changements à provoquer ne relèvent-ils pas de choix
qui transcendent les considérations de pure productivité et de pure
rentabilité ?
Ainsi voit-on des technocrates, que leur fonction ne délivre pas de
toute inquiétude, s'interroger sur les objectifs de la croissance, refuser
de s'en tenir aux termes des discussions en cours sur le taux optimum,
réclamer enfin une croissance pour Vhomme, voire pour plus de justice
sociale. Seule une si noble fin autoriserait à investir plus largement dans
l'éducation nationale ou la santé publique...
Cette étrange dévalorisation de l'économique, par ceux-là mêmes
qui y sont éminemment impliqués, nous semble encore témoigner d'une
attitude de fuite. Plutôt que de prendre le risque de remettre en cause
la prétendue rationalité du système présent, et par conséquent la
définition commune de l'économique, on s'évade dans l'imaginaire, on en appelle
à la bonne volonté du gouvernant. Pour notre part nous sommes décidés
à affronter la question dans les termes violents où elle doit s'énoncer :
ou bien la démocratie s'inscrit à ce niveau, ou bien elle est un leurre.
Partons donc d'une formule qui a quelque chance d'obtenir le
consensus des théoriciens et ne dissimule pas la difficulté. L'impératif
économique, dirons-nous, est, pour un ensemble, une entreprise ou une nation,
celui de la maximisation des gains et de la minimisation des pertes.
A nos yeux, le premier problème est alors celui-ci : de quels gains,
de quelles pertes parle-t-on ? Si, par exemple, nous voulons juger de la
croissance, nous ne demanderons pas : la croissance pour quoi (ou pour
qui) ; nous interrogerons : de quelle croissance s'agit-il, ou mieux : en
quoi y a-t-il croissance ? Sans doute les statistiques indiquent-elles la
croissance du produit national — ne chicanons pas sur le choix des données
qui entrent dans le calcul — mais elles n'apportent de toute évidence

qu'un élément de la réponse. Qui le contestera : s'il apparaissait déjà


que cette croissance pouvait être obtenue au prix d'une moindre dépense,
ou une croissance supérieure au prix de la même, on pourrait conclure
qu'elle ne correspond pas à une maximisation des gains. Du moins le
fait ne serait pas contesté. Mais si l'on observait que les gains masquent
non seulement des manques à gagner mais des pertes considérables,
on pourrait mettre en doute la réalité même de la croissance.
Spéculation vaine, dira-t-on, tant que le calcul ne peut trancher.
Mais que signifie cette impossibilité ? Le calcul annule-t-il l'hypothèse
pour l'exclure de son champ ou se peut-il que l'hypothèse récuse le calcul ?
La question n'est pas oiseuse ; nous savons, au contraire, qu'elle se pose
avec une insistance accrue pour la sociologie de l'entreprise.
En effet, si ce fut un premier progrès de critiquer, en regard de
l'extension nouvelle des tâches d'organisation, la validité de la distinction
établie entre activités productives et non productives et de restituer
à l'entreprise, dans la diversité de ses articulations, l'unité de son système
de conduite, c'en fut un autre, bien plus important, d'un point de vue

758
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

théorique, de reconnaître l'efficace de ce qu'on nomma relations


humaines. Encore que la plupart des enquêtes demeurent prudemment
au niveau de la psychologie collective, se contentant d'établir l'incidence
sur le travail des rapports établis dans une équipe ou dans un atelier,
des méthodes de commandement, des communications qui relient les
individus d'un niveau de la hiérarchie à un autre ; encore que leurs
résultats n'aient souvent d'autre effet, ou parfois d'autre but que d'obtenir
à meilleur compte l'obéissance aux règles en vigueur ; encore qu'elles
s'arrêtent presque toujours au seuil d'une recherche qui mettrait en cause
les principes en fonction desquels s'ordonnent la division des rôles de
production, la hiérarchie, la multiplication des catégories et des échelons
à l'intérieur de chaque catégorie, le cloisonnement des secteurs, la
rétention des informations aux divers niveaux de responsabilité etc., la finalité
d'une telle démarche ne fait pas de doute. Il est inévitable qu'on en
vienne à scruter toutes les pertes et tous les manques à gagner que
comporte une organisation d'entreprise. Dès lors qu'il apparaît que la
vérité de l'entreprise est dans son organisation, que là se joue son destin
propre (sous le signe précis de la balance des gains et de pertes), il ne peut
manquer non plus de se révéler que cette vérité s'imprime très
imparfaitement dans le système d'organisation matériel de communication dont
l'organigramme donne l'image, que l'organisation dans son sens
économique est sociale et psycho-sociale en même temps que technique.
Si dans le cadre de l'entreprise ce savoir reste masqué, ce n'est pas
seulement parce qu'il se heurte aux résistances des individus, (si vives
soient-elles) notamment de ceux qui sont les mieux placés pour apprécier
les lacunes du système qu'ils incarnent, c'est aussi parce que ce cadre
est limité, parce que l'entreprise a des objectifs partiels qui lui sont
assignés de l'extérieur parce que les modèles techniques et les modèles
sociaux ne s'y imposent que d'être reconnus ailleurs. Alors qu'elle est un
foyer privilégié de socialisation et de changement, l'entreprise se
méconnaît dans cette fonction et entretient précieusement l'idée de son
hétéronomie. Ainsi est-elle portée aussi naturellement à revendiquer
la paternité de ses gains qu'à imputer ses pertes à la société globale.
Mais celle-ci n'échappe pas à son tour à la nécessité de rendre compte
de son organisation. Du moins n'y échappe-t-elle plus dès lors que l'État
assume les fonctions d'une entreprise, de l'entreprise n° 1, qui commande
le développement de toutes les autres, dès lors qu'il intervient dans tous
les secteurs à la fois, détient la plus grande puissance d'investissement,
prévoit, coordonne et oriente les activités économiques dans leur
ensemble.
A son tour l'État se trouve contraint de réviser la distinction du
productif et du non productif. Déjà la double référence du court terme
et du long terme introduit pour lui un élément décisif d'indétermination
dans les calculs de rentabilité. Mais surtout la nécessité de répondre à des
impératifs d'urgence qui concernent l'aménagement des conditions
de la croissance transforme insensiblement sa représentation de
l'économie. Face à l'accroissement de population qui rend soudain caducs
les anciens cadres de scolarisation, par exemple, ou devant le dépéris-

759
ANNALES

sèment de régions entières sous l'effet de l'émigration rurale, devant


l'expansion considérable des centres urbains, le développement de la
technique qui exige une nouvelle espèce de main-d'œuvre, il lui faut
élaborer des plans d'aménagement du territoire, d'urbanisme, de
décentralisation des administrations et des usines, créer des écoles, des
organismes de formation professionnelle, des centres hospitaliers ; des
institutions socio-culturelles etc. Cette intervention peut bien se justifier,
pour les besoins de la propagande, en termes d'une nouvelle éthique
politique, en réalité elle répond à des exigences strictement économiques
(et si les dirigeants ne savent pas toujours les mesurer, ce n'est pas faute
de bonté mais faute de savoir), elle témoigne à un premier degré de cette
vérité déjà énoncée que l'économique se nomme au niveau de
l'organisation.
Mais — si pressantes soient la construction des bâtiments,
l'élargissement du stock d'appareils et de documents nécessaires, la formation
des hommes qui les manient — tant que la qualité de l'organisation est
méconnue, on ne peut nullement dire que l'État est à même d'évaluer
les gains et les pertes de l'économie nationale. Comment, par exemple,
les maîtres enseignent-ils, qu'enseignent-ils, quels rapports entretiennent-
ils avec leurs élèves, quels modèles leur offrent-ils, en quoi ces rapports,
ces modèles introduisent-ils à une socialisation ultérieure, favorisent-ils
l'initiative, la recherche de l'information etc. ? Comment, par exemple,
les architectes et les urbanistes peuvent-ils concevoir les incidences
sociologiques et psycho-sociologiques de leur technique, construire
l'habitat, logement ou ville, en fonction des conditions spécifiques de la
société présente ? Ces questions ne sont pas extra-économiques. Lorsqu'on
constate que la profession des médecins, des enseignants et des architectes
est aménagée de manière à réduire leur intervention dans le milieu aux
limites d'une opération purement technique, à préserver celle-ci des
atteintes de la demande d'autrui et, d'autre part, à maintenir l'isolement
des intéressés dans le cadre de leur activité, on ne peut manquer de
rechercher les effets de cette atomisation sur la productivité collective. Le nombre
des écoles et des hôpitaux nouveaux s'inscrit bien sur le registre de la
croissance, mais il faudrait autre chose que des chiffres pour mesurer
les gains et les pertes qui correspondent à la bureaucratisation de l'hôpital
ou de l'université.
Sans doute ces exemples parlent-ils plus facilement à l'imagination
que celui de l'organisation industrielle, parce que leur incidence politique
est moins visible, mais ils ont même signification. Car, qu'on choisisse
une référence ou une autre, l'enjeu se découvre le même : organiser est
multiplier les communications, articuler les activités les unes par rapport
aux autres, favoriser la socialisation des individus et par ce moyen,
réduire l'inertie d'un ensemble, réduire les conduites de défense, stimuler
les conduites d'adaptation au changement et les conduites novatrices.
Or tant que se trouvent érigées en modèles la ségrégation des rôles sociaux,
la retraite de chacun dans les frontières d'une technique particulière,
la distance d'un milieu à un autre, le déficit est certain. Au reste, il est
ignoré mais non pas insensible. L'intensification continue du travail est

760
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

pour une bonne part une tentative de compensation. Mais outre que
la nouvelle dépense d'énergie se traduit par une usure des producteurs,
difficilement mesurable, mais dont la fatigue, les perturbations du
comportement (troubles psychiques et psycho-somatiques) fournissent un indice
incontestable, elle n'accroît le gain qu'en accusant la perte — développant
la stéréotypie des conduites, l'indifférence à l'égard des objectifs collectifs,
l'impuissance à répondre aux sollicitations neuves du milieu...
Ces considérations banales ne paraissent déplacées que parce que
la sociologie de l'organisation reste, en dépit de ses dénégations, fortement
tributaire du taylorisme, la seule idéologie du monde moderne qui s'est
avérée indéracinable parce qu'elle a su donner à l'objectivisme le masque
de la science (idéologie accomplie parce qu'elle semble énoncer le réel
dans l'indifférence au désir). De fait, c'est encore une manière de céder
au taylorisme que de le critiquer au nom d'une morale humaniste ou de
prétendre, au nom du pragmatisme, ajouter au facteur technique le facteur
humain. C'est s'y soumettre encore que de proclamer que la machine
est faite pour l'homme et non l'homme pour la machine ou que l'homme
doit être reconnu comme tel pour que la machine fonctionne mieux.
La vérité est qu'il y a bien des problèmes spécifiques de productivité,
de rendement, de rentabilité, mais qu'il ne peuvent être convenablement
posés qu'à condition de l'être intégralement, de l'être donc en regard
d'un ensemble, le sujet social pris dans toute sa généralité, que ce sujet
ne peut jamais être réduit entièrement à la combinaison d'opérations
partielles, que ses gains et ses pertes ne peuvent jamais être entièrement
déterminés par le calcul, et qu'enfin le réfèrent démocratique se manifeste
précisément en ceci que la détection et l'estimation des pertes est au cœur
de la pratique de l'organisation.

Le niveau de l'information

Nous employons ce terme dans son sens ancien, sans retenir celui
dont fait usage la théorie de l'information. L'information, telle que nous
l'entendons ici, est rapportée à un sujet qui — à la différence d'une
machine dont le dispositif si complexe soit-il est adapté à un type ou
à des types déterminés d'opérations — a le pouvoir de l'intégrer à divers
niveaux de pensée et d'en tirer un parti indéterminé. Quoiqu'on puisse,
à bon droit, répugner à ranger sous la rubrique information telle ou telle
forme de savoir (pensons au ridicule de la formule : la seule chose dont
je sois informé est que je n'ai pas d'information), il demeure que ce terme
est encore le moins insatisfaisant pour couvrir à la fois la connaissance
ïa plus abstraite et la plus générale, et la connaissance la plus particulière
et la plus sensible.
Nous prétendons donc qu'en dépit de l'hétérogénéité des formes
et des contenus de connaissance le niveau de l'information existe en tant
que tel. Indépendamment de son statut économique, de sa position
au sein d'un système de dépendance, un individu participe à son milieu
en fonction du volume et de la qualité des informations qu'il détient,

761
ANNALES

de son accès de fait à des sources déterminées d'information et de ses


propres possibilités de tirer parti des informations nouvelles.
Sans doute, cette observation demeure-t-elle vraie quand nous
envisageons la relation de l'individu avec la société globale, mais elle est
beaucoup plus sensible et plus aisément verifiable quand nous considérons
la relation avec un milieu particulier, par exemple une organisation
de production ou bien une organisation syndicale ou politique. Quelles
sont les connaissances requises par telle fonction ou tel rôle ? Dans quelle
mesure peuvent-elles se modifier et s'accroître ; les sujets sont-ils seulement
susceptibles, et à quel degré, de les assimiler et d'en faire leur profit ?
Ces questions sont nécessaires pour progresser dans l'intelligence
des divisions sociales et donc des conditions effectives d'une
démocratisation. Elles sont d'autant plus importantes que nous constatons,
depuis l'avènement de la société industrielle, sans doute, mais depuis
quelques décades avec une force accrue, un progrès considérable, tant
dans les sciences humaines que dans les sciences exactes et dans les
techniques, qui va de pair avec un fractionnement et un cloisonnement
continus des connaissances et de leurs détenteurs.
Il n'est certes pas facile de distinguer ce qui relève d'une transformation
interne du savoir (multiplication des branches de la science et de la
technique), et ce qui est imputable à l'organisation politique et
économique de fait de notre société. Mais il est également impossible de renoncer
à cette distinction car de toute évidence les modes d'évolution du savoir
déterminent pour une part tant les relations de pouvoir et d'autorité
que l'organisation économique. C'est donc un parti légitime d'investir
le maximum de sens possible dans les phénomènes qui touchent à
l'acquisition, la distribution et la circulation de l'information.
Prenons un seul exemple, celui du système d'enseignement en vigueur,
pour mettre en évidence la variété de déterminations que nous rencontrons
à un tel niveau. L'observateur ne peut manquer de repérer les déter-
minismes qui pèsent sur le fonctionnement de l'institution. Ainsi montrera-
t-on (et de bonnes études l'ont établi) que le système exclut en fait les
enfants d'ouvriers et de paysans des études supérieures en raison de
contraintes économiques externes. A cette critique s'en ajoute une autre
qui vise cette fois l'institution elle-même : la nature des programmes,
conçus à l'origine pour une faible minorité privilégiée, est inadaptée à
la formation du grand nombre. Mais, maintenue dans ces limites, l'analyse
s'avérerait très insuffisante. Il faut encore se demander :
1. Comment dans le cadre actuel les individus reçoivent l'information
émise.
2. Quelle est la nature de leur « demande », en quoi elle est déterminée
par les exigences de leur implantation dans un milieu social, et en quoi
elle l'est par les impératifs mêmes du système.
3. Si, placés dans des conditions identiques, des individus que leur
milieu social particulier a formés différemment ont un égal pouvoir de
tirer parti des connaissances apportées.
4. Dans quelle mesure l'enseignement les rend capables, quelle que
soit ensuite leur place dans la société, de rechercher et d'assimiler une

762
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

information nouvelle et plus généralement d'acquérir une autonomie,


c'est-à-dire de s'affranchir des contraintes que fait peser sur eux leur
situation, au lieu de les subir passivement.
Pour éclairer ce dernier point, remarquons qu'un enseignement qui
donnerait à tous des chances égales de formation pourrait bien demeurer
au stade d'une démocratie formelle si par sa forme et par son contenu
il ne permettait à chacun que de s'adapter à une fonction déterminée
et l'enfermait une fois pour toutes dans les horizons d'un savoir scientifique
ou technique borné.
Ainsi se trouvent mis en question en même temps que l'articulation
de l'institution et du système social global, que le fonctionnement
institutionnel, et que la nature des programmes, la pédagogie, le style des
relations maîtres-élèves, et la relation de chacun avec le savoir (lot de
connaissances destinées à un usage déterminé ou bien ouverture à un
apprentissage infini.)
Au niveau de l'information comme au niveau de la politique, ce qu'il
convient d'explorer c'est tout un étagement de phénomènes : des règles,
des conduites, des attitudes, des besoins sociaux.

Le niveau de la personnalité

Je prends le terme de personnalité au sens où l'ont employé des


anthropologues américains sous l'influence de la psychanalyse. Disons
sommairement qu'une culture se distingue d'une autre non seulement
par un mode de production et d'échange, par l'état de sa technique,
par l'aménagement de son habitat, par ses règles de parenté, par ses
croyances et par ses œuvres, mais encore par une certaine configuration
de traits psychologiques qui apparentent les individus les uns aux autres,
en dépit de leurs différences de caractères et de situations, font qu'ils
subissent les mêmes interdits, partagent les mêmes répressions et les
mêmes gratifications, obéissent aux mêmes affects, éprouvent les mêmes
besoins, s'exposent aux mêmes conflits, élaborent des réponses ou des
défenses semblables pour maintenir l'intégrité de leur moi, élaborent
enfin des images analogues d'autrui et d'eux-mêmes visés dans le miroir
de l'autre.
La constitution de la personnalité se découvre au mieux dans le
procès d'élevage de l'enfant : (rapports de l'enfant avec la mère et le père
et son premier environnement ; techniques de dressage du corps, etc.).
Cela ne veut certes pas dire qu'elle en soit une conséquence, puisque
l'individu est modelé par d'autres individus qui ont été eux-mêmes
enfants avant d'être hommes, et qu'aussi loin qu'on remonte on retrouvera
toujours la présence d'un environnement culturel et la dépendance
des hommes par rapport à cet environnement.
Mais il faut convenir qu'il y a implication réciproque, que le cercle
des déterminations psychologiques et sociologiques est impossible à
rompre. Marx (auquel il est bon de se référer à cet égard encore, tant
son influence est grande lors même qu'elle est contestée) a eu sans doute
le mérite de dénoncer, contre les philosophes du xvine siècle, le mythe

763
ANNALES

d'une nature humaine invariable, mais en imputant au système


économique l'origine de certains comportements typiques de notre société,
il a ouvert la voie à des simplifications abusives. Autant, par exemple,
il est légitime d'affirmer que les conduites d'accaparement ou de
compétition ne sont pas plus « naturelles » que leurs contraires, autant il devient
simpliste d'en chercher l'explication dans l'existence d'un régime fondé
sur la propriété privée. Or, il ne s'agit pas d'une erreur qui laisserait
la théorie sans tache. Reconnaître que nous sommes toujours en présence
d'une personnalité, et donc d'un irréductible, incite à se demander s'il
y a quelque sens à parler de la démocratie-uberAaupi, si ce que nous
nommons tel peut se formuler en termes généraux, sans tenir compte
de cette matrice singulière où naissent les désirs de l'homme
contemporain — et les nôtres propres. Disons dans le même sens que le procès
de la culture de consommation et les sentencieuses condamnations de
la modernité qui l'accompagnent sont privés de tout fondement dès lors
qu'on veut ignorer où viennent s'ancrer l'appétit de l'objet, la demande
de pouvoir et de savoir, la quête de sécurité, l'identification au groupe.
Reste qu'une investigation de ce genre se heurte aux plus grandes
difficultés, ne serait-ce parce que nous ne saurions nous déprendre de
nos propres attaches. Notre seule chance, pensons-nous, serait qu'on
puisse éclairer les modifications qui sont advenues depuis le début du
siècle dans l'organisation familiale, dans la relation avec le Père, et par
son truchement avec la Loi, dans les conflits et dans les névroses, dans les
procédés de sécurisation du moi, enquête que seuls des psychanalystes
pourraient nous aider à ouvrir.
Seul, en effet, l'écart de notre situation par rapport à une situation
antérieure peut être signifiant, encore que nous ne puissions de toute
évidence tirer le même parti de la différence que l'observateur d'une société
indienne ou polynésienne.
Quoi qu'il en soit de ces difficultés, elles ne sauraient nous détourner
d'une préoccupation qui est essentielle à une réinterprétation de la
politique, et plus que toute autre, susceptible de lui donner sa profondeur.

II. Les concepts-clés

Circonscrire le champ que vise le discoure démocratique et les niveaux


en fonction desquels il s'ordonne ne saurait suffire ; encore devons-nous
repérer les directions que suit ce discours, les intentions qui le soutiennent.
Sans doute étaient-elles implicites dans le premier moment de notre
esquisse, mais il importe maintenant de les mettre en évidence. Nous
nous proposons donc d'examiner brièvement quelques concepts qui
paraissent commander toute référence à la démocratie. Ce serait une
tâche importante, à peine suggérée dans les considérations qui suivent,
de préciser leurs différents emplois, de vérifier leur pertinence aux divers
niveaux considérés, de se demander s'ils conservent le même sens, ici
et là, et enfin s'ils sont, et dans quelle mesure, compatibles.

764
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

Le concept de communauté

C'est une question de savoir s'il peut s'instituer une communauté


mondiale et si, comme certains l'imaginent, la démocratie ne peut
s'accomplir qu'à cette condition. Mais le fait est que dans le passé, dans le
présent et dans l'avenir qui tient aux horizons du présent, l'idée de
démocratie est associée à celle d'un peuple qui conquiert et aménage
son unité. Or, que signifie cette référence au peuple ? Quelle est l'identité
de ce sujet toujours invoquée, mais incertaine ? Est-ce dans la constitution
d'un type de pouvoir et d'autorité qu'on la découvrira, ou dans le cadre
de la relation instituée par une organisation commune, ou dans la faculté
de combiner des informations d'effets multiples, ou dans une personnalité
nationale, dans l'adhésion au même système de valeurs, dans la
dépendance du même héritage historique, dans la représentation d'un même
destin ? Peut-être ces hypothèses doivent-elles être conjuguées pour
rejoindre la réponse. Mais l'interrogation a d'autant plus de poids qu'on
observe le processus continu d'homogénéisation auquel la grande industrie
soumet les nations les plus riches et les plus puissantes qui se targuent
volontiers d'avoir avancé au plus loin dans la voie de la démocratie.

Le concept d'égalité

Affirmerait-on qu'il y a des inégalités ineffaçables, il resterait que la


démocratie tend à une égalisation qu'elle revendique d'ailleurs en théorie.
Tocqueville jugeait qu'elle était dans son essence instauration d'une
égalité des conditions. Elle l'est sans doute en opposition aux régimes
qui érigent en valeur le lien de l'homme à la terre ou les liens de sang.
L'avènement de la démocratie implique bien qu'il n'y a pas de fondement
légitime à la hiérarchie des groupes sociaux, et que les hommes
appartiennent tous en droit à la même condition. Mais là où règne l'égalité
des conditions, se rétablissent des inégalités de fait qui créent de véritables
phénomènes de ségrégation. Peut- on imaginer que ces inégalités seront
peu à peu réduites ? Ce n'est sans doute pas un hasard si les penseurs
de gauche passent la question sous silence comme si elle relevait d'une
problématique dépassée : les plus radicaux se jugeraient ridicules à parler
de l'égalité des revenus et des statuts sociaux. Mais en fait l'acceptation
tacite de l'inégalité est pleine de conséquences qu'il serait important
d'élucider. Et la rigueur commanderait de s'interroger au moins sur
ses origines et ses effets dans les sociétés qui se présentent comme
démocratiques (et le sont, sans nul doute, en un certain sens). En particulier,
on pourrait utilement se démander si les prétendues inégalités de fait
sont d'une autre essence que les inégalités de conditions justement
analysées par Tocqueville ou si elles les reproduisent sur un autre registre.

Le concept ďautonomie

En dépit de l'imprécision attachée à ce terme, il est le plus apte à


désigner une conduite qui n'est pas régie de l'extérieur mais se détermine

765

Annales (21« année, juillet-août 1966, n° 4) 4


ANNALES

en fonction des fins qu'elle se donne. La démocratie, en théorie, implique


— quel que soit le cadre dans lequel elle s'institue — que le groupe ait
le pouvoir de se déterminer par soi et qu'il n'obéisse qu'à ses propres
normes. Elle implique aussi que l'individu vive les normes du groupe
comme ses propres normes. Mais comment penser - — et peut-on seulement
penser — l'autonomie dans une société où chaque groupe est nécessaire-
rement dépendant de tous les autres, où tout objectif particulier est
surdéterminé, où le volume et la complexité des tâches imposent, à tout
le moins, la délégation des fonctions de gestion (et de toute une part
des décisions qu'elles comportent) à des organes spécialisés.

Le concept de participation

En admettant même que chacun dispose des mêmes informations


et du même pouvoir de décision, les conditions d'une vie démocratique
ne seraient pas remplies si les individus ne faisaient pas usage de leurs
droits, c'est-à-dire s'il n'y avait pas participation effective aux décisions
et aux tâches. Le concept de participation donne sa traduction positive
à celui plus ancien de consensus. Tant en effet que le soutien n'excède
pas le non-désaveu, on peut se demander s'il est fondé sur une disposition
effective du groupe ; comme on le sait, un gouvernement qui n'est pas
attaqué, n'exprime pas pour autant nécessairement la volonté ou les
intentions de ses mandants.
Dans la réalité le défaut de participation est toujours lié à une
organisation qu'un démocrate rigoureux jugerait vicieuse. Qu'il s'agisse
d'une entreprise de production, ou d'un syndicat, ou d'un parti politique,
il y a toujours en même temps qu'échec de la participation, inégalité
dans les responsabilités, dans les avantages retirés du travail ou dans
la connaissance des faits. Et l'on observe avec raison que les dirigeants
qui appellent de leurs vœux ardents la participation ne la souhaitent
qu'autant qu'elle ne met pas en danger leur pouvoir, et la découragent
en fait en lui assignant expressément ses limites. Mais croit-on que ces
freins visibles éliminés, le mouvement qui porte les hommes à gérer
leurs propres affaires s'accomplirait librement ? La pluralité des rôles
auxquels tout individu se trouve lié ne l'incite-t-elle pas à en privilégier
certains aux dépens d'autres ; et dans toute collectivité la défaillance
des uns ne nourrit-elle pas la force d'intervention des autres ? Dans
l'affirmative, faudrait-il toujours stimuler la participation ? Mais de quelle
nature pourraient être les stimulants et leur efficacité ne serait-elle pas
relative à la vigueur de l'institution ?

Le concept de mobilité

Là où les hommes sont enfermés dans les limites d'un statut et d'une
fonction, sans chance raisonnable d'y échapper, là où leurs mouvements
sont entravés par des contraintes juridiques ou de fait qui les empêchent
d'abandonner leur territoire ou leur lieu de travail, la démocratie connaît
une restriction essentielle. Il est même permis de juger que l'accroissement

766
SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE

de la mobilité sociale fournirait un bon critère pour mesurer le degré de


démocratisation d'une société. Mais encore faudrait-il déterminer si elle
est inscrite dans la dynamique propre d'un régime ou si elle est l'effet
temporaire de changements dans le mode de production ou de phénomènes
démographiques. Question qui en appelle une autre de portée plus
générale : les contraintes de la société industrielle (pour autant que nous
puissions les définir, car en fait nous les découvrons dans le cadre du
capitalisme et nous sommes tentés de considérer comme nécessaires
des traits qui relèvent d'un système socio-économique particulier)
n'assignent-elles pas des bornes assez étroites au développement de la
mobilité ? L'intégration des travailleurs dans des entreprises de grande
dimension, la fixité de la main-d'œuvre, la division rigoureuse du travail
ne créent-elles pas des impératifs qui valent pour tout régime ? A cet
aspect du problème s'en ajoute un autre plus spécifiquement politique :
une organisation démocratique suppose que les fonctions de direction
ne soient pas la propriété exclusive d'un petit groupe. Une fois dénoncée
l'utopie de Lénine dans VEtat et la Révolution (la femme de ménage
peut devenir ministre puis reprendre sa première fonction), il demeure
que son exigence était rigoureusement commandée par le modèle d'une
démocratie intégrale. Sur ce sujet encore il conviendrait donc de tirer
les conséquences d'une critique qui ne peut s'arrêter à mi-chemin.

Le concept d'ouverture

La terme est choisi à défaut d'un autre plus directement significatif


pour faire entendre que dans une société ou une organisation démocratique
chaque secteur ouvre, en droit, sur tous les autres. Nous disons donc
ouverture pour non-occultation. Quand la politique, par exemple, est
l'affaire de quelques-uns qui en font un métier (au sens où les artisans
du Moyen- Age nommaient « mystère » leur métier) une distance s'établit
entre ce groupe et les autres qui réduit à peu de choses les mécanismes
d'élection et de consultation. Par la monopolisation des informations,
la ritualisation des communications, la multiplication des instances
intermédiaires, un groupe se soustrait efficacement au contrôle du public.
Ce qui est dit ici de la politique pourrait être aisément généralisé. Mais
on ne voit que trop bien comment la critique pourrait se laisser emporter
jusqu'à déboucher sur une utopie sans consistance.
C'est une chose de formuler l'exigence de la non-occultation, c'en
est une autre, par la dénégation moralisante, d'oublier que la
cristallisation des modes du savoir et de la communication ne tient pas seulement
à la recherche du pouvoir, du prestige et de la manipulation. Pour prendre
un exemple limite, la philosophie ou l'art, dans leurs expressions les
plus rigoureuses, se font impénétrables pour le plus grand nombre, sans
que nous puissions juger qu'elles déchoient, ni qu'elles soient destinées
par leur vocation à s'ouvrir à tous. Sans croire que, dans ce cas même,
la pression du système social ne se fasse pas sentir, ni que la perversité
du penseur ou de l'artiste n'y trouve son compte, peut-être devons-nous

767
ANNALES

en tirer une indication de prudence dans la critique des groupes attachés


à préserver leur distance dans la mauvaise foi manifeste.
N'y aurait-il pas lieu, en conséquence, de distinguer l'idée d'une
ouverture continuée par laquelle toutes conduites et toutes connaissances
sont promues au statut de choses publiques (quel que soit le nombre de
ceux qui pénètrent dans ce domaine public) de la fiction d'une société
transparente pour elle-même, c'est-à-dire fondée sur la communication
de tous avec tous.

Le concept de conflit

Tout système totalitaire prétend ignorer le conflit et plus généralement


imposer à toutes les activités sociales un dénominateur commun. Ne peut-
on dire que la démocratie se caractérise à l'inverse par son intention
d'affronter l'hétérogénéité des valeurs, des comportements et des désirs,
et de faire des conflits un moteur de croissance ? La question a pour nous
d'autant plus d'acuité qu'elle va jusqu'à porter sur la possibilité d'éviter
que le conflit ne s'enracine dans les appétits de puissance et de richesse,
et que l'inégalité ne demeure de forme socio-économique.

On voit dans quel esprit nous avons choisi les concepts qui devraient
permettre d'orienter notre investigation. Il ne s'agit nullement de trouver
des définitions qui, ajoutées les unes aux autres, donneraient celle de la
démocratie. Ce sont des concepts énigmes qu'il faut sonder un à un et
rapprocher les uns des autres pour apprendre à penser notre question,
c'est à dire à la poser au moins en justes termes.
Les indications que nous avons données, répétons-nous-le pour finir,
ne peuvent que préparer à un travail futur.

Claude Lefort.

768

You might also like