You are on page 1of 22

Extrait de la publication

Extrait de la publication
Extrait de la publication
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays, y compris la Russie.
Copyright by Librairie Gallimard, 1935.

Extrait de la publication
LA CRISE EST DANS L'HOMME

INTRODUCTION

Le temps paraît mal choisi pour des essais litté-


raires. Les inquiétudes subtiles, les loisirs passion-
nés ne nous sont guère permis. Ces jeux sont le
luxe et la fleur des époques parfaites, où l'homme,
sûr pour. un temps de ses victoires, confiant, les
mains libres, peut se pencher sur lui-même,
chercher les raisons et les limites de son triomphe,
en affirmer selon son tempérament la grandeur
ou la fragilité. Mais, le jour où toutes les valeurs
essentielles, ou crues essentielles, sont remises
en question par le doute universel, il paraît déri-
soire de se livrer, avec une tranquillité d'archéo-
logue, à de petites analyses et à des jeux de
patience bien conduits le jour où des millions
d'affamés signifient la faillite d'une civilisation
toute entière et s'apprêtent à la remplacer par
une autre peut-être moins humaine encore, s'as-
seoir à sa table de travail paraît, qu'on le veuille
ou non, un prétexte commode à rester au coin de

Extrait de la publication
INTRODUCTION

soq feulorsque ces biens djscixtés, qu'on nomme


la liberté et la dignité humaines, semblent effacés
bravement des calculs politiques, comptés pour
rien dans la défense de la société présente et dans
la revendication des sociétés futures, l'écrivain se
demande, avec un peu d'angoisse, quelle part de
lâcheté se cache dans sa sagesse, et si sa plume et
son papier sont bien les armes les meilleures,
l'ultima ratio de l'esprit.
Mais il n'est pas si facile de combattre. Ce sont
peut-être les menaces même dont nous sommes
assaillis qui nous imposent le devoir de témoi-
gnages plus humbles. Car elles sont mystérieuses.
On connaît la terrible gravité de la crise actuelle,
on en voit les conséquences possibles, on évalue
ce que l'on peut y perdre. Mais on n'en sait que
vaguement les causes, on ignore à peu près tout
des remèdes, on ne pourrait définir que vague-
ment ce qui, au delà de la sécurité physique et du
bien-être, est menacé en nous. Contre un ennemi
reconnu, avoué, visible, qu'il soit humain, maté-
riel, ou intérieur, le combat est le seul recours
admissible. Mais, aujourd'hui, le péril vient préci-
sément de ce qu'on a cessé de le connaître. Si
une civilisation tout entière peut être aujourd'hui
remise en jeu, c'est parce qu'elle a ignoré et blessé
aveuglément l'être humain dans ce qu'on pourrait
appeler son exigence éternelle. Ayant de dresser

Extrait de la publication
INTRODUCTION

qui que soit contre une société inhumaine, il


faudrait peut-être trouver ou retrouver ce qu'est
l'homme et ce qu'il veut. Cette tâche peut paraître
ingrate et terne elle seule peut pourtant délimiter
la besogne révolutionnaire de l'esprit. Lutter9
Sans doute. Qui ne préférerait le combat à cette
indécision lugubre oit nous vivons depuis des
mois1 Lutter ?Mais avec quelles armes, au nom
de quoi, et contre qui'd
Si l'on considère les réactions provoquées ici
et la par la crise universelle, même en mettant à
part celles, sans intérêt,de l'insouciance et de la
peur, on est frappé aussitôt par ce qu'elles ont
dans leur ensemble,, de confus, de chaotique et de
vain. Économistes, philanthropes et ministres
projettent des loteries, des fêtes de charité, de
grands travaux et des discours optimistes les
uns, les autres invoquent, comme causes de la
crise, le manque de con(iance, le malheur du voi*
sin, ou le mauvais esprit des ouvriers. On reste
effaré de tant d'impuissance, de tant d'improbité,
de tant de mauvaise foi. Nul ne semble se soucier
d'affronter les circonstances tragiques où nous
nous débattons, nul n'ose en définir la portée et
la menace évidente, nul ne paraît savoir ce que
nous y risquons. Cette incroyable, cette cynique
ignorance doit être le premier ennemi à combattre,
l'homme doit être la première notion à restaurer

Extrait de la publication
INTRODUCTION

dans un monde eu ses exigences, sa grandeur et


son salut possible semblent absents de tous les
calculs. Ce sont des valeurs d'esprit qu'il faut
rétablir d'abord. On peut frémir, serrer les poings
pour celui qui ne veut pas se lancer aveuglément
vers des recours pires peut-être que le mal, la
première tâche est l'éducation de soi-même. La
première tâche est de rétablir les références cer-
taines auxquelles une action future pourra se
mesurer. Penser, écrire, c'est le premier moyen
que l'on ait de combattre le premier, le seul.
Certains jugeront que c'est une subtilité scan-
daleuse de parler d'une crise des valeurs lorsque
l'espèce est frappée d'un malheur essentiellement
physique. Les machines sont désertées, les banques
sautent, la panique règne à la Bourse, diront les
uns qui donc vient nous parler de l'esprit alors
que la faillite nous menace Nous n'avons
rien à manger, gronderont les autres, nous mou-
rons de faim devant des greniers qui regorgent
et pourrissent et c'est ce qu'on appelle une crise
morale Il ne faut pas s'arrêter à ces raisonne-
ments faciles, il faut dire et répéter que le malheur
des uns, et le malheur plus respectable des autres,
leur viennent d'une civilisation qui a méconnu
son rôle et son destin. Il y a quelques mois, dans
un livre discutable et pénétrant, deux écrivains
révolutionnaires, MM. Aron et Dandieu, définis-

Extrait de la publication
INTRODUCTION

saient en pleine lumière les causes premières, les


causes spirituelles du malheur universel. La
faillite matérielle qui menace notre société a pré-
cisément comme cause essentielle l'ardeur exclu-
sive et bornée avec laquelle elle s'est vouée à son
seul triomphe matériel. Le chômage et la misère,
qui l'assaillent aujourd'hui, sont nés de l'avidité
insensée avec laquelle elle a recherché et divinisé
ses profits. D'autre part, ce chômage et cette
misère ne sont pas nos seuls périls. Dans la forme
de civilisation qui les a engendrés, comme dans
celles qui prétendent lui succéder avec un égal
mépris de tout ce qui n'est pas le bien-être, on
voit aujourd'hui se développer des puissances
d'asservissement que l'on ignorait jusqu'alors.
Nous avons connu combien étaient précaires les
richesses qu'on nous offrait nous commençons
aussi à connaître à quel prix il faut les payer.
Presque au même moment, la société marxiste
naissante et la société fordiste à son déclin se
sont montrées à nous dans leur inhumanité for-

cenée, sacrifiant les âmes aux machines, dévouant


les individus, sans réserve, au service de leurs
lois d'acier. La menace en a été et en reste si
précise et si dure, qu'il est grand temps de définir
,en nous, pour des combats probables, ce qui est
menacé, ce qui mérite notre effort, ce qui est
digne éventuellement de révolte et de sacrifice.
INTRODUCTION

Plus que jamais, au moment où la seule question


semble être de savoir à qui appartiendra désor-
mais le profit de notre esclavage, il importe de
susciter les soldats d'un humanisme intérieur.
Ce n'est pas seulement, ce n'est pas surtout le
problème de l'avenir matériel de l'homme qui
mérite d'être posé. Il ne vient q.u'en second lieu,
et l'on peut être certain de lui trouver une solu-
tion satisfaisante si le premier n'est pas méconnu.
Si nous sommes immédiatement menacés, ce
n'est pas seulement dans notre pain de tous les
jours, dans notre confort et dans notre sécurité
physiques c'est aussi, et bien davantage, dans
une certaine noblesse jalouse de la volonté, dans
une certaine perfection de la vie qu'il convient de
placer au-dessus de tout. Hoover ici, Staline là
peuvent nous promettre des machines brillantes,
des casernes bien chauffées, des pouponnières et
des élévateurs, avec une petite mystique, jointe
à ces divers articles, Ce qui importe, c'est de
savoir à quel prix ils nous vendent ce paradis
étincelant et froid comme un acier. En échange,
ils ne nous demandent que nous-mêmes en vérité,
c'est trop.
On semble avoir perdu de vue, avec une facilité
monstrueuse, que l'homme est justement la seule
réalité terrestre qui ne puisse être une monnaie
d'échange, car c'est précisément en raison de lui

Extrait de la publication
INTRODUCTION

que tout doit être évalué. Une certaine prospérité


mythique, une certaine foi en l'excellence absolue
d'une machine sociale huilée de moralisme pro-
testant ou de dialectique marxiste, ont réduit à
néant le petit être de chair et d'esprit qui s'était
soumis le monde il ne compte plus que comme
aliment, serviteur et victime de son idéal dévorant.
C'est précisément l'instant qu'il convient de choi-
sir pour ériger l'homme en juge de ces civilisations
qui se le disputent comme une proie il faut qu'il
les confronte à ses exigences, qu'il crie son droit
de choisir et de condamner entre elles, qu'il
affirmeau-dessus d'elles comme une loi suprême
l'égoïsme sacré de sa volonté méconnue. « Quelle
grandeur, quelle liberté, quelles raisons de vivre
et de mourir m'apportez-vousdoit-il dire à leurs
orateurs. Quel humanismeCe n'est plus en raison
de la Production,de l'Égalité, de la Richesse, ce
n'est plus en raison de vos mythes et de vos men-
songes que tout doit être évalué c'est en raison
de cette chair pensante qui a sur vos machines
l'inégalable avantage de rejuser c'est en raison
de moi. »

On aurait honte d'affirmer d'aussi banales


évidences, si certains, par un mépris plus honteux
INTRODUCTION

encore de ces évidences, ne nous y avaient forcés.


Ce n'est pas seulement dans la vie sociale qu'on a
pu assister à un scandaleux et presque incroyable
mépris de l'essentiel. Là encore, pourrait-on à la
rigueur accuser les événements on pourrait pré-
tendre que si des systèmes sociaux ont pris le
profit, ou le travail, comme références suprêmes,
c'est poussés par quelque besoin de propagande,
ou par la médiocrité générale de leurs soldats.
Ces illusions disparaissent, quand on voit la plus
aristocratique et la plus fermée des techniques
humaines, la moins soumise aux influences de la
masse et la plus consciente d'elle-même, j'entends
la littérature,s'égarer, avec plus de cynisme peut-
être encore,loin de sa mission, de son sens et de sa
raison d'être suprême. Puisque des écrivains ont
reconnu,et parfois avec complaisance, qu'ils
n'écrivaient que par jeu, par passe-temps ou par
métier, puisque d'autres ont échoué dans des atti-
tudes sans force, sans solidité et sans foi, puisque
nous avons vu les plus sincères de nos contempo-
rains se perdre à la recherche d'eux-mêmes,
bâtir des philosophies arbitraires, dresser de vains
autels à quelque passion, quelque instinct, quelque
rêve étrangement choisis pour dieux, c'est que là
aussi quelque chose a besoin d'être restauré.
L'œuvre ne semble plus la mesure la plus intime
de l'homme, elle ne met plus en jeu l'homme tout

Extrait de la publication
INTRODUCTION

entier, elle a cessé d'être la raison même de la vie,


sa perfection et son secret. Ici encore, il semble
bien que l'homme ait oublié l'essentielle mesure
de son effort lui-même. C'est lui-même qu'il
faut lui rappeler.
Depuis très peu d'années, certains écrivains,
les meilleurs, ont compris et dévoilé cette faillite
insensée, sans parler de ceux, très rares, qui
l'avaient vue venir, et criaient depuis longtemps
qu'on s'en garât. Des voix, chaque jour plus nom-
breuses, ont demandé à rétablir ce qui était
perdu, réclamé comme M. Guéhenno une conver-
sion à l'humain. (J'ai peur du reste qu'il n'y ait
dans l'humanisme de M. Guéhenno beaucoup de
rhétorique sentimentale.) MM. Jean-Richard
Bloch, Malraux, Duhamel, Aron et Dandieu,
tout comme M. Arland, MM. Bernanos, Massis
ou Maxence, dans tous les genres, dans tous les
partis, ont cherché à restituer l'exigence d'une
vie plus complète et plus virile, à en donner
l'image ou à en susciter les moyens on peut ne
pas approuver toutes leurs tentatives, on peut
juger certaines de ces tentatives maladroites,
périlleuses peut-être, s'ils ne comblent pas le
vide, ils l'ont senti, c'est suffisant. Quelles que
soient les circonstances où l'avenir nous appelle,
et dans le combat même, les accords essentiels
seront sauvés entre nous.

Extrait de la publication
INTRODUCTION

L'hbimne. Il peut paraître naïf de se satisfaire


à si bon compte, de se Contenter d'une notion si
banale; et si peu définie. Sans doute, l'humanisme
est un mot de ralliement bien usé pour peux qui
voudraient retrouver une jeunesse et une foi du
monde. L'homme n'est pas là grande idée de notre
temps; parce qu'il est la grande idée de tous les
temps; Tous lès efforts civilisés ont tendu, avec
une constance héroïque, à rendre compte de
l'hommeà lui-même* à lui définir son destin, et le
sens du monde en fonction de lui } c'est cette
longue lutte qui a toujours réclamé à son privi-
lège exclusif les individus d'élite pour en faire ses
soldats, ses artisans et ses martyrs. Mais on s'oc-
cupait moinS de définir cette tâche, parce qu'un
humanisme implicite la faisait familière à tous
là route pouvait être entravée^ coupée, périlleuse
elle n'était pas méconnue. De nos jours au con-
traire, de nouvelles religions ont pu paraître; qui
sacrifiaient délibérément l'exigence suprême du
salut individuel au Service d'idéologies collectives,
de mystiques matérialistes ou des divinités féroces
de l'abstraction, sans provoquer des réactions
immédiates de l'esprit menacé l'art a pareille-
ment oublié, et avec une impunité semblable; le
soin de sa mission évidente, qui est de tracer,
dans un monde libéré du monde, une figure de
l'homme réduite àses traits éternels. Qu'on ne
IÎÏT&ODUCTibift

s'étonne pas si certains* étonnés tout à coup de la


désolation qu'on a faite autour d'eux, errent
maladroitement, les mains vides, à la recherche de
leur héritage aboli. Par ignorance ou par cynisme,
les intentions esthétiques et politiques ont à
ce point dévié de leurs buts éternels qu'on sent
le besoin d'apprendre ce qui s'est toujours su
dans la confusion des valeurs qui chancellent, il
faut s'accrocher à la seule raison du monde qui
mérite un effort; lin combat, un sacrifice. Voilà
pourquoi l'on éherche l'homme. On en avait assez
besoin.

S'il est véritablement prouvé que le déséquilibre


actuel du monde, tant matériel que moral, a son
principe dans une faillite spirituelle à peu près
sans précédent, l'entreprise d'affronter tous les
problèmes nés1 de fee déséquilibre à la lumière de
cette faillite reconnue apparaît la plus féconde.
On a voulu tenter, dans les essais qui suivent,
cette confrontation de tous les prbblêines présents
à ce que notre conscience estime au plus haut prix,
cette sauvegarde d'un essentiel qui risque d'être
perdu. Si les politiques dans leurs combinaisons,
et les artistes dans leurs symboles, ont également
oublié les exigences intangibles de l'esprit, c'est
une seule et même tâché de les rappeler aux uns
et aux autres, et la littérature ne se séparé plus
aisément de la politique militante. On peut juger

Extrait de la publication
INTRODUCTION

qu'une telle attitude implique un peu d'étroi-


tesse mais on ne fait pas de concessions dans le
moment où tout est menacé. Les jeux et les
nuances, les politesses critiques, les élégances du
désintéressement conviennent mal à cette lutte
pour la vie.
Lutte pour la vie en vérité, lutte pour une cer-
taine noblesse et une certaine perfection de la vie
qui est plus que la vie même, puisqu'elle en est la
seule justification possible, la mission, et le sens
en danger d'être perdu. Ce qui est engagé dans les
conflits actuels, ce sont les quelques valeurs par
lesquelles notre existence reçoit un prix et une
grandeur possibles" et cela, pour tous. Ce qui est
en péril, ce sont nos joies et nos douleurs, nos
rêves, une volonté libre' de choisir, nous-mêmes
enfin dans la mesure où nous disposons de nous.
Si certains écrivains se sentent assez affranchis de
l'humain,assez intellectuels comme ils disent
pour continuer de remplir, quelles que soient les
contingences du monde, les étranges fonctions
d'une pensée purement abstraite, libre à eux.
Mais ceux qui ne conçoivent leur rôle d'écrire que
comme une façon d'éprouver plus complète et de
mettre en jeu toute entière une existence qu'ils
veulent humaine, ceux qui n'écrivent que pour se
sentir vivre intégralement, ceux-là n'ont plus le
droit d'être désintéressés. Le cours des événe-
INTRODUCTION

ments, et l'évolution des esprits, si on les laisse


s'accomplir, nous conduisent tout droit à une
déformation sans exemple de l'individu humain.
Celui qui fixe les yeux sur l'avenir que l'on nous
forge, et qui peut y discerner la figure dénaturée,
monstrueuse, de ce frère futur auquel il lui fau-
dra ressembler, ne peut réagir que par la révolte
d'un égoïsme prêt à tout. C'est cet égoïsme qu'il
s'agit de restituer maintenant. Le problème de la
personne efface aujourd'hui tous les autres. L'es-
prit a été placé dans des cirçonstances telles que
pour lui désintéressement et démission ne font
qu'un.

Il me paraît donc évident que le rôle de l'écri-


vain va changer quelque peu ce changement se
dessine déjà. De tout temps sans doute, et avec
quelque justice, beaucoup de littérateurs ont pré-
tendu apporter aux institutions politiques un
secours, en justifier l'existence ou en mettre en
doute la légitimité, en déterminer les principes,
en décrire l'évolution, ou même les soutenir ou
les combattre, les désapprouver ou les mettre en
garde dans le cas de quelque démarche particu-
lière. Mais la besogne des écrivains apparaît
aujourd'hui en même temps plus essentielle et
plus simple, leurs droits sont en même temps plus
2
INTRODUCTION

modestes et plus étendus. Car ils ne demandent


plus qu'à affirmer, et, le cas échéant, à défendre,
en toutes circonstances, une certaine idée, de,
l'existence individuelle à laquelle ils se vouent
comme ft leur seul service, et d'autant plus qu'elle
est plus menaeéç, Ils ne sont pas, ils ne .veulent
pas être des politiques. Certains regrettent peut-
être la dureté de circonstances qui les vouent à
un rôle auquel ils n'étaient pas destinés. Ils ne
bornent pas du reste leur action à protéger l'in-
dividu contre des puissances physiques mena-
çantes, à l'intérieur même de la littérature, ils
peuvent retrouver les mêmes dangers à combattre,
et les mêmes raisons d'agir. L'esprit qu'ils défen-
dent, l'intégrité humaine qu'ils veulent faire res-
pecter peuvent être mis en péril, aussi bien que
par telle dictature ou par telle révolution, par
des philosophiez dénaturées. Il en résulte que le
critique voit son rôle en même temps restreint et
élargi restreint à. la préoccupation de sauver
l'idée qu'il se fait de la personne; élargi à toutes
les circonstances qui peuvent menacer cette per-
sonne restreint à la seule défense, élargi à la
défense totale de l'homme. Parce que le déséqui-
libre est né de l'esprit, et menace l'esprit, c'est à
l'écrivain, et presque à lui seul, qu'il appartient
aujourd'hui de montrer la nécessité, et d'indiquer
les voies, du salut individuel.
INTRODUCTION

Sans doute, le salut individuel a toujours été


sa tâche, à condition qu'on prenne bien soin de
spécifier au préalable que ce salut ne coïncide pas
nécessairement avec le bonheur. (Ce serait tout
un chapitre, ou tout un livre à écrire, que de
montrer à quelles déformations, à quelles abdica-
tions monstrueuses de la pensée, a pu conduire
la recherche d'un bonheur, quel qu'il fût, si élevé
qu'il fût, comme idéal absolu de l'action indivi-
duelle.) On écarte donc avec horreur l'idée que
l'écrivain ait pour tâche d'apporter le bonheur
aux hommes, c'est-à-dire une forme de vie faci-
litée et diminuée. Le rôle de l'esprit peut être
défini, au contraire, comme la tentative d'une
forme de vie supérieure et totale, comme l'aspi-
ration à une épreuve complète de la vie. Tel est
le sens de l'effort philosophique, tel le sens de
l'effort esthétique qui tend à nous donner, par
une diversion héroïque à l'esclavage du monde,
l'essence libérée et pour ainsi dire éternelle des
formes et des passions. Tel est le sens de l'un et de
l'autre pour le créateur lui-même, qui, si l'on
met à part les cyniques de l'impuissance, tend à
mettre en jeu tout son être dans un effort privi-
légié, à toucher un moment, s'il le peut, l'absolu
accessible de l'existence humaine. Le rôle de
l'esprit se définit et se justifie donc par l'exigence
d'une perfection, et c'est pour y pouvoir plus

Extrait de la publication
INTRODUCTION

aisément atteindre qu'il a pu s'abstenir d'autres


tâches, qui ont pour but de maintenir une vie
moyenne, et par conséquent incomplète. Le
désintéressement de l'esprit n'est donc qu'un
mot. Nulle tâche n'est plus intéressée, plus ambi-
tieuse que la sienne; elle n'est pas, elle ne saurait
être une spéculation, un jeu. Mais elle sacrifie
des bénéfices négligeables pour aller à un profit
essentiel.

Il n'en reste pas moins qu'elle demande au


loisir, qu'elle ne peut être qu'un luxe. C'est pour
ce luxe que nous vivons je suis d'accord. Encore
faut-il qu'on nous laisse vivre pour lui. Celui qui
cherche le chemin d'une vie essentielle fera bien

de temps en temps, s'il veut s'éviter des surprises,


de regarder derrière lui. Sans quoi, il pourra
apercevoir soudain, bien loin de lui, les hommes
à qui il croyait montrer la voie, occupés à défendre
leur pauvre existence, leurs pauvres biens contre
un péril proche et visible dont il ne s'était pas
douté. Bien mieux, il pourra se trouver arrêté
lui-même par un monsieur en uniforme, et s'en-
tendre avertir que dans l'intérêt général, et en
vertu d'un arrêté officiel, il lui est interdit d'aller
plus loin. Le salut individuel ne dépend pas seu-
lement de la volonté qu'a l'individu de le recher-
cher et des efforts qu'il y consacre il dépend
aussi de conditions collectives qu'il ne faudrait

Extrait de la publication
Extrait de la publication
Extrait de la publication

You might also like