Professional Documents
Culture Documents
Jeanne Grandjean
1. Introduction à la problématique
Selon David Bordwell et Kristin Thompson dans l’Art du film. Une introduction, le
flash-back est « une modification de l’ordre de l’histoire par laquelle le récit revient sur un
événement antérieur à l’action ». (BORDWELL, D. et THOMPSON, K., 2002)1 Le flash-back
correspond donc à un déplacement sur l’axe du temps qui produit ce qu’on appelle une
« déchronologie ». Ce n’est plus l’ordre linéaire ABCDE qui est promu, mais la déchronologie
ABD(C)E. Alors que la langue française connait cinq façons pour exprimer le temps passé (le
passé, l’imparfait, le passé simple, le passé composé, le plus-que-parfait), le cinéma est
beaucoup plus limité. « Le cinéma ne connaît qu’un seul temps, le présent, dans sa valeur
imperfective ». (GAUDREAULT, A. et JOST, F., 1990)2 Le flash-back est donc apparu comme un
procédé important dans le langage cinématographique pour représenter le temps. Il renvoie
même à une des spécificités du cinéma : c’est grâce à lui que le cinéma s’est différencié du
théâtre et de la littérature et qu’il s’est constitué en art narratif, capable de raconter une
histoire. En se déplaçant sur l’axe du temps, le flash-back ne relate pas les événements dans
l’ordre dans lequel ils sont arrivés, mais dans un ordre différent. Ce qui a bien évidemment
pour but de mettre en évidence un événement marquant et de l'insérer dans le présent.
par un mouvement d’appareil tel que le travelling ou le filage (un panoramique très rapide
d’une image à l’autre) accompagné ou non de musique et/ou de fondu enchainé.
par le son : un chevauchement (le son du flash-back apparait en anticipation sur le temps
présent à l’image), un fondu enchainé sonore (on remplace progressivement le son de
l’image au présent, par le son de l’image au passé), une distorsion de la bande-son (on
entend par exemple en écho la voix d’un personnage autrefois, …), par une voix off (le
propre de la voix off est de ne pas localiser la source de son émission à l’écran ; elle
provient de l’instance énonciatrice du discours filmique, elle prend l’apparence de la voix
intérieure du personnage qui se souvient ou d’une voix transcendante, omnisciente).
par le dialogue (si la réminiscence est non verbalisée, sans discours en voix off, on peut
par exemple communiquer l’information par un dialogue à la séquence suivante).
98
par la gestuelle, le jeu d’acteur.
par les contours flous (passage du net au flou), notamment sur les traits du personnage qui
revit le passé.
Le futur au cinéma existe également, il est appelé « le flash forward »5. Cette notion ne
sera pas abordée dans cet archipel.
1.4. Quelles sont les fonctions les plus courantes attribuées au flash-back ?
Le flash-back joue différents rôles selon les films. Ce sera l’objet d’analyse de cet
archipel. Dans cette introduction, nous ne ferons donc qu’évoquer brièvement ces différentes
fonctions pour laisser la place aux fragments.
99
- raconter et expliquer la totalité de l’histoire ou le pourquoi d’une situation.
Dans bien des films, l’histoire commence par la fin, par la mort d’une personne
par exemple. Le flash-back a pour but, par un retour en arrière dans la vie du
héros, de nous amener à nous poser non plus la question du « et après ? »
(puisqu’on connait la fin de l’histoire), mais du « et comment ? »
1.5. Historique
Les premiers flash-back connus remontent aux années 1911-1912 aux États-Unis et en
Europe. Des grands cinéastes tels que Griffith, Murnau, Lang et Wiene ont eu beaucoup
recours au flash-back. Le procédé d’enchâssement propre à cette époque était l’intertitre.
Grâce aux intertitres, les flash-back étaient facilement compris du public. Vers la fin du muet,
le flash-back s’est multiplié au cinéma. Maureen Turim avance l’hypothèse que le flash-back
s’était intensifié parce qu’il était devenu « une compensation à l’absence de son et une
anticipation de l’arrivée du son »7.
Dans les années 30, avec l’arrivée du parlant, le flash-back a perdu de sa popularité.
Mais dans les années 40, il est réapparu avec force. Des structures narratives complexes
portées à l’écran ont présidé à sa ré-émergence. Citons les intrigues narratives des grands
écrivains américains de cette époque tels que Faulkner, Fitzgerald, Hemingway, les récits
construits à partir du freudisme apparaissant aux États-Unis, les œuvres indépendantes de
cinéastes tels que Welles, Mankiewicz, Wilder, Bergman.
Aux États-Unis, dans les années 50, le flash-back est devenu la figure de prédilection du
film noir8. Il a apporté à ces films une dimension tragique en exprimant l’emprisonnement des
personnages par le destin. En commençant souvent par la fin, ces films ont accordé une place
de choix au flash-back.
Entre 1930 et 1958, dans le cinéma classique, ce sont les procédés d’enchâssement du
flash-back qui ont évolué. De plusieurs techniques d’insertion (dans les années 30), le
spectateur n’a plus eu besoin que d’une seule pour comprendre qu’il se trouvait face à un
flash-back (dans la fin des années 50). Ce sont des films comme « Les fraises sauvages » de
Bergman en 1957 ou « Hiroshima mon amour » de Resnais en 1959 qui ont modifié en
profondeur la représentation du flash-back. Ils ont mis en images de façon inédite la vie
intérieure, la mémoire individuelle. Tous deux constituent des fragments de notre archipel,
comme « Citizen Kane » de Welles réalisé en 1940.
A partir de cette date, des structures narratives de plus en plus complexes sont apparues
pour introduire le flash-back. Citons entre autres « Vivre » de Kurosawa pour les années 50,
« Les choses de la vie » de Sautet pour les années 60, « Fedora » de Wilder pour les années
70, « Il était une fois en Amérique » de Leone pour les années 80, « Toto le héros » de Jaco
Van Dormael et « Pulp Fiction » de Tarantino pour les années 90, « The hours » de Daldry,
« Gladiator » de Scott pour les années 2000.
100
2. Films sélectionnés et extraits significatifs. Raisons de cette sélection.
101
4. Références littéraires en terme de transversalité
Le flash-back en littérature
Nous avons défini plus haut le flash-back comme étant « une procédure narrative par
laquelle le récit, rompant avec l’ordre chronologique, se déporte vers le passé de l’histoire
pour relater des événements antérieurs ». (GARDIES, A. et BESSALEL, J.. 1992)9 Nous
retrouvons le même procédé en littérature.
102
5. Présentation des extraits.
5.1.1. Contextualisation
« Citizen Kane » est un film important dans l’histoire du cinéma, c’est le film qui
symbolise officiellement la modernité. La modernité n’est pas étrangère à l’apparition d’une
configuration particulière du récit où le flash-back revêt une importance capitale. Cette
configuration s’apparente à une structure morcelée, en forme de puzzle, où plusieurs points de
vue se rencontrent et complexifient le regard du cinéma classique. Dans le cinéma classique,
le film pose une question et donne une réponse. Dans le cinéma moderne par contre, plusieurs
« réponses » s’entrechoquent pour donner un regard complexe sur le sujet d’un film. Le
spectateur doit emboiter une à une les différentes pièces du puzzle pour comprendre le sens du
film. La structure narrative s’est donc renforcée. Le flash-back, permettant des allers et
retours au sein de la narration, participe à cette évolution.
En commençant par la fin (la mort de Kane), le film nous entraine dans une série de
flash-back où différents témoignages passent en revue la vie du personnage principal. Ces
différents points de vue apportent chaque fois un regard sur la vie de cet homme. Le fragment
choisi est le témoignage de Leland, l’ami proche de Kane. Il apporte une vision particulière du
passé de Kane. Il raconte sa vie privée et présente Kane vaincu sur le plan de sa vie
sentimentale. Le fragment montre la lente dégradation des rapports entre Kane et sa première
épouse Emily.
Il y a trois grandes parties dans le film. Le fragment choisi se situe dans la troisième.
La première partie s’ouvre sur la mort du héros, Kane, dont on va essayer de comprendre le
mystère. La deuxième partie tente d’expliquer la vie de ce grand homme en montrant les
différentes étapes de sa carrière dans les médias. Elle prend l’apparence d’images d’actualités.
La troisième partie nous montre un journaliste, Thompson, chargé de mener une enquête sur
le mystère de la mort de Kane. Il nous emmène à la rencontre des différents témoins de la vie
de Kane. Notre fragment se situe dans cette dernière partie. Il reprend le témoignage de l’ami
intime de Kane, Leland. Il va mettre en scène le premier échec sentimental de Kane avec
Emily, son épouse. L’évolution de leur relation va être montrée par une succession de repas
conjugaux.
103
5.1.3. Analyse sur la base du thème
Tout d’abord, le flash-back est introduit par Leland qui parle face caméra pendant
quelques minutes. Cette manière de procéder est particulière : un personnage ne reste jamais
aussi longtemps en train de parler avant d’entrer dans le flash-back. Il y a comme une
dissociation entre le mot et l’image, entre la parole et les images du souvenir. Il y a d’un côté
une parole, de l’autre une image ; une profondeur et une apparence ; une vérité et un
mensonge. Qu’est-ce que cela représente ? Ecoutons le témoignage de Leland. Leland décrit
la personnalité de Kane en la dissociant : il était un grand homme, mais n’en laissait rien
paraître. Il a eu beaucoup d’opinions sur les choses, mais il n’a jamais cru qu’en lui-même. Il
s’est marié par amour, mais n’a jamais aimé sa femme. Il n’a jamais aimé personne. Il n’a su
que s’aimer lui-même, et peut-être sa mère. Leland a toujours vu que Kane se mentait, il n’a
jamais cru ce que disait explicitement Kane. Il n’a jamais cru ce que disait l’ « Inquirer »
parce que l’ « Inquirer » était écrit par Kane lui-même. Cela nous renvoie à la personnalité de
Kane toujours en porte-à-faux avec lui-même. Kane vivait dans le mensonge. Il portait un
masque et renvoyait une image fausse de lui-même. Voilà le premier regard apporté par
Leland sur la personnalité du héros. L’inadéquation entre le discours de Leland et les images
du souvenir nous renvoie à la personnalité double de Kane. Leland représente en quelque
sorte le miroir de Kane, critique et lucide face à sa nature.
Ensuite, si l’on va un peu plus loin dans le flash-back, on remarque que le témoignage
de Leland est indirect, il ne témoigne pas directement de la vie de Kane. Il n’est pas présent
dans les flash-back qu’il raconte, il ne peut pas avoir assisté aux querelles conjugales avec
Emily. On peut donc dire qu’il apporte un regard extérieur à ces évènements. Agissant comme
conscience morale, réflexivité du personnage de Kane, serait-ce la voix du réalisateur qui
parle à travers lui ?
104
Emily) qui se succèdent dans cet extrait et aussi plusieurs manières d’introduire le flash-back
dans la narration.
Le premier retour en arrière évoqué par Leland est inséré par un fondu enchainé. On
passe progressivement de l’image de Leland aux jeunes mariés assis à leur table pour un repas
tardif. Un travelling avant puis un champ contre-champ nous les fait découvrir.
Le second retour en arrière montrant l’évolution de la relation entre Kane et Emily est
enchâssé par un filage (un panoramique très rapide d’une image à l’autre). Ce mouvement de
caméra rend la transition fluide d’une séquence à l’autre.
Chaque épisode est constitué d’un minimum de paroles et est montré en champ contre-
champ. Kane et Emily l’un en face de l’autre échangent de chaque côté de la table. Au fur et à
mesure, l’hostilité entre eux devient plus vive. A la fin de leur discussion, un travelling arrière
montre la distance inattendue qui les sépare d’un bout à l’autre de la table. La musique, en
rythmant chaque petite scène, participe aussi à la dissolution de leur mariage. Le premier
souper est accompagné d’une valse au rythme classique, le deuxième d’une valse joyeuse, le
troisième d’une valse plus tendue, le quatrième revient à la valse classique, et le dernier
souper est accompagné d'une valse plus lente et sinistre.
- Rôle du flash-back : apporter un point de vue sur la vie de Kane, expliquer l’échec de sa
vie amoureuse.
105
BERTHOME, J.-P. et THOMAS, F. (1992). Citizen Kane. Paris : Flammarion.
BESSY, M. (1982). Orson Welles. Paris : Pygmalion.
DOMARCHI, J. (1960). America. Paris : Cahiers du cinéma, n°103.
JOXE, S. (1990). Citizen Kane. Orson Welles. Paris : Hatier.
ROY, J. (1989). Citizen Kane. Orson Welles. Paris : Nathan.
TRUFFAUT, F. (1956). Il y a dix ans…Citizen Kane. Paris : Cahiers du cinéma.
5.2.1. Contextualisation
Suivant le courant moderne ouvert par « Citizen Kane », « Les fraises sauvages »
donnent, grâce au flash-back, une vision neuve de la vie intérieure. Loin d’une construction
narrative fragmentée, ce film nous renvoie à une construction linéaire simple. A la veille de
l’anniversaire de ses cinquante ans de doctorat en médecine, Isak Borg fait un voyage
intérieur « à la recherche du temps perdu » de son enfance.
Aussi bien Bergman que Resnais, avec « Hiroshima mon amour », sont des cinéastes
travaillés par la mémoire individuelle, tous deux se livrent à d’incessantes interrogations sur
le temps qui passe ou qui fait oublier, sur le temps à revivre ou à revisiter. « Proustiens » dans
l’âme, ils mettent en scène des personnages à la recherche d’un passé enfoui, de traces de leur
histoire. Et ils pourraient dire, à l’instar de René Char : « Un poète doit laisser des traces de
son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver ». (CHAR, R. 1983)12
Le film s’apparente à une forme de road movie intérieur. Le docteur Isak Borg se
dirige vers Lund où il est attendu pour recevoir le titre honorifique de docteur jubilaire. En
chemin, il revisite des événements de son passé et plonge dans ses souvenirs. Le fragment
choisi est le premier retour en arrière. Il retrouve le bois aux fraises sauvages et la maison de
son enfance. Il « entre » dans son souvenir… Grâce aux fraises sauvages qui lui rappellent son
enfance, il bascule tout doucement dans son passé…Et il apparaît vieux, à 78 ans, à côté de sa
cousine Sarah, alors qu’il devrait normalement apparaître jeune dans l’image. Il interpelle
Sarah qui elle, a à peine 18 ans. « Sarah ! Sarah ! C’est moi…C’est ton cousin Isak. Oui, j’ai
un peu vieilli, c’est bien évident. J’ai certainement changé aussi. Mais toi, tu es telle que je
t’ai toujours connue, tu n’as pas changé ». Il assiste ensuite à la douloureuse rencontre entre
Sarah et son frère et découvre le premier flirt entre ces deux personnages. Isak et Sarah étaient
fiancés à l’époque. Il rejoint ensuite la maison, et parcourt les couloirs. Il se cache derrière la
106
porte de la salle à manger pour observer le repas pris en famille à l’occasion de l’anniversaire
de l’Oncle.
- La voix du narrateur : « Nous venions passer nos vacances tous les ans dans cette maison au
temps de ma jeunesse.»
- Le narrateur se couche dans l’herbe et caresse le plant de fraises sauvages. Il dit pensivement
sur ces images : «Peut-être étais-je quelque peu sentimental ? Peut-être aussi étais-je
fatigué ? Et enclin à une mélancolie nostalgique… »
- En contre-champ apparait la maison de son enfance. Il continue : « Il n’est pas exclu non
plus que ce lieu empreint tout encore des échos de ma jeunesse n’ait évoqué des souvenirs de
cette époque. »
- En champ contre-champ, on passe d’Isak à la maison. Sur les paroles d’Isak, l’image de la
maison au présent se brouille et apparaît la maison du souvenir. Un subtil fondu enchainé et
un changement de chromatisme (noir et blanc plus contrasté) nous fait passer d’une image à
une autre. « Je ne sais comment cela est arrivé, mais la claire réalité du jour a glissé vers les
images plus claires encore du souvenir. »
- A l’image (« en champ ») apparait Isak. Sur ces paroles, un zoom avant rapide sur le visage
d’Isak nous fait comme entrer dans la tête du héros. « Ces images se présentèrent à mes yeux
avec l’intensité d’évènements réels. »
- Ensuite, plusieurs fondus enchainés nous font basculer dans le passé. Du visage de Isak, on
passe à deux arbustes agités par le vent, puis des deux arbustes on passe sur un gros nuage,
puis du gros nuage on revient aux fraises sauvages, enfin après les fraises on découvre
(toujours en fondu enchainé) une jeune fille récoltant ces fraises dans un panier.
La manière dont le flash-back est inséré dans la narration est donc multiple : voix du
narrateur, musique, champ contre-champ sur Isak et la maison de son enfance, fondu
enchainé, changement de chromatisme, zoom avant.
107
souvenir. Comme la petite Madeleine de Proust, ce sont les fraises sauvages qui nous font
glisser dans l’enfance. La représentation de la mémoire apparait au gré de la conscience du
personnage.
Présent et passé sont pour la première fois réunis dans les mêmes plans. Le souvenir
est mis en images de façon inédite dans ce fragment. Jamais au cinéma un cinéaste n’avait osé
mettre en concomitance le présent et le passé. À l’époque, ce type de flash-back avait
complètement dérouté le public. Les spectateurs avaient l’habitude de voir le flash-back
comme une substitution du passé au présent. Mettre côte à côte deux temporalités distinctes
dans les mêmes images fut considéré comme une véritable audace. Cela méritait peut-être
bien de prévenir le spectateur par une multiplicité de procédés d’enchâssement à la narration.
En champ contre-champ, on passe d’Isak à Sarah. Il l’interpelle une première fois (il
est cadré en plan moyen) tandis qu’elle est en train de cueillir des fraises (elle ne le voit pas et
ne l’entend pas). Puis il apparait une seconde fois (il est cadré en gros plan) tandis qu’un
jeune homme apparait à l’écran à coté d’elle. Il est manifestement étonné. Le visage a une
symbolique très forte dans l’œuvre de Bergman. « Le visage est l’écran où la “création”
intérieure à chaque personnage apparaît et se cache. Il révèle, dévoile, rend visible…et aussi
cache, enferme, masque, fait écran ». (MARTY, J. 1991)13
« Car il chante le mystère du vivant qui se révèle en se cachant, qui ne parle qu’à
l’écoute du silence, qui ne devient lui-même que confronté à l’altérité, qui n’enfante la vie
qu’en traversant la mort ». (MARTY, J. 1991)14
108
Un peu plus loin, Marty cite Bergman pour expliciter sa manière de concevoir le
paradoxe.
« Ecoutons Bergman : “Je ne suis pas celui que l’on croit que je suis. Je ne suis pas
non plus celui que je crois être. Quand quelqu’un croit savoir ce qu’il est, on sait très bien
qu’en réalité il ne le sait pas. Mais, si le public croit savoir qu’il sait ce qu’on est, on doit lui
laisser croire qu’il le sait ; car si on lui laisse vraiment savoir ce qu’on croit savoir, tout le
monde serait déçu et contrarié. Que les gens continuent donc à croire que je bats mes
acteurs, ou bien au contraire que je les dirige avec douceur. Ce que je pense moi-même n’a,
au fond, aucune importance, puisque, de toute manière, on a pris l’habitude de me considérer
comme un mouton à cinq pattes…Je n’ai jamais eu besoin de m’embourgeoiser. J’ai toujours
été bourgeois, conservateur, réactionnaire, et tout ce que vous voudrez d’autre, si ça peut
vous faire plaisir…C’est précisément parce que je suis bourgeois que j’aime le cirque, avec
ses roulottes et son chapiteau. Je porte la barbe par symbole. Et je la rase par symbole aussi.
Il y a en moi un acteur qui n’est pas né, et qui se grime différemment selon les circonstances.
Parfois en mieux, parfois en pis. De toute façon, une barbe est un mauvais masque ; et on
dissimule probablement mieux avec un visage rasé de frais” ». (MARTY, J. 1991)15
On peut s’interroger sur la raison qui a poussé Isak à se souvenir de ce moment. Peut-
être fait-il le deuil d’un événement qu’il n’a jamais intimement pu accepter ? Et met-il en
scène une situation qu’il n’a jamais su s’avouer… En tout cas, il brise le miroir (la liaison
entre Sarah et son frère) repéré comme tel et devenu insupportable. Il nait à lui-même et
s’accepte tel qu’il est. Il permet à sa mémoire de faire le vide et de se détacher du passé.
« Réalité extérieure objective et vie intérieure se mêlent et communiquent entre elles grâce
aux ponts ouverts par la subjectivité et les sentiments, tout particulièrement dans « Les
Fraises sauvages ». (…) Le flash-back (…) permet à la conscience du héros de vivre au
présent un passé mort. Suscitant une “résurrection”, il provoque une relecture et dynamise de
nouveauté l’aujourd’hui. L’écran se resserre sur le visage dont les fameux gros plans
décrivent toute la géographie. Il réalise ainsi le rêve de Strindberg dans son Théâtre de
chambre : cerner l’intimité des visages et accéder à l’âme ». (MARTY, J. 1991)16
Au niveau temporel, le héros se souvient dans un présent continu. Il n’y a pas de limite
claire entre le présent et le passé. Le souvenir est représenté de manière très originale : le
présent prend à proprement parler place dans le passé. On voit le lien étroit unissant la
mémoire au présent dans ce fragment. Présent et passé s’interpénètrent et se réfléchissent
mutuellement.
109
5.2.4. Analyse comparative par rapport aux autres fragments
1. Le premier thème de rapprochement entre « Citizen Kane » et « Les fraises sauvages » est
la multiplicité des techniques d’insertion. Dans le premier film, la voix du narrateur dissociée
de l’image et le filage d’un épisode à un autre représentent les premières techniques
d’insertion. Dans le deuxième film, la manière dont le flash-back est inséré dans la narration
se fait de six manières successives: voix du narrateur, musique, champ contre champ sur Isak
et la maison de son enfance, fondu-enchainé, changement de chromatisme (noir et blanc plus
contrastés), zoom avant.
5.3.1. Contextualisation
Le film débute par une longue séquence d’actualités sur Hiroshima. Documents bruts
sur la catastrophe, cette séquence peut être prise comme une forme « d’essai poétique » non
narratif. Une voix off commente ces images. Cette voix off exprime un point de vue personnel
sur ces évènements. Ces documents sont donc présentés de manière subjective. La grande
« Histoire » (la catastrophe d’Hiroshima) est vécue à travers la petite « histoire » (l’expérience
de l’héroïne qui parle en voix off)17. Ensuite, l’histoire commence : un couple nu est dans un
lit, une Française et un Japonais, ils se parlent. Le lendemain, l’homme dort et la jeune femme
boit une tasse de café, en peignoir sur la terrasse de l’hôtel. C’est à ce moment que le
fragment débute.
110
« Tous mes films n’ont jamais été qu’une mise en place et une suite de chocs
émotionnels. Je parle des films de fiction. Quand on fait un film, on ne transmet pas un
message, on transmet des émotions ». (LEUTRAT, J.-L. 1994)18
« Hiroshima mon amour » n’est donc pas un film documentaire sur la catastrophe
d’Hiroshima, il raconte plutôt comment Hiroshima renait en une histoire d’amour et comment
un évènement douloureux de la mémoire disparait avec le choc de ce grand amour.
Dans « Hiroshima mon amour », celle-ci est abordée sous l’angle du flash-back.
Le flash-back dans ce film, deux ans après « Les fraises sauvages », introduit une
nouvelle révolution dans l’histoire du cinéma. Constitué d’à peine trois secondes, ce flash-
back bouleverse les formes cinématographiques de son époque20 par sa brièveté et sa quasi
absence de procédé d’enchassement. De façon inopinée, il apparait tel un «plan flash » sans
avoir prévenu le spectateur de son apparition. Cette question illustrée par notre fragment va
guider notre réflexion. Tout d’abord, de quelle manière précisément le flash-back est-il
introduit ? Pour quelle raison Resnais a-t-il opéré ce choix ? Ensuite, quels sont les éléments
cinématographiques qui participent à sa représentation ? Quelle est la finalité de cette
représentation ?
Ils sont dans une chambre d’hôtel, un matin. Elle le regarde dormir. Elle regarde le
bras de cet homme, apparait ensuite son visage à elle puis le flash-back surgit. Il a une durée
de trois secondes. Un autre homme est étendu dans la même position, et une femme
l’embrasse. Comme le flash-back est court, on ne peut pas tout de suite le lire dans sa totalité :
cet homme est mort et la femme qui l’embrasse, c’est la Française elle-même. On s’interroge.
On revient ensuite sur le bras du Japonais, sur le visage de la Française, et le Japonais se
réveille. Elle lui sert du café. Un dialogue s’instaure entre eux.
Une femme regarde son amant dormir dans une chambre d’hotel. Tout d’un coup, une
image surgit dans sa conscience : elle voit une femme et un autre homme étendu sur le sol,
enlacés dans les bras l’un de l’autre. À peine trois secondes plus tard, cette image disparait.
Elle discute tranquillement au réveil avec son amant japonais.
111
Manifestement, c’est un souvenir enfoui qui resurgit de façon inopinée dans sa
mémoire. Souvenir déclenché par la même position de la main de l’homme qu’elle aime.
A l’instar des « Fraises sauvages », la main de cet homme est l’élément déclencheur
du souvenir. Elle n’a pas « décidé » de se rappeler cet évènement, c’est cet évènement qui l’a
(r)appelée. C’est parce que son regard est tombé sur la main du Japonais qu’elle a revu dans
sa mémoire cet homme qui a appartenu à son passé.
112
Quand un souvenir nous revient en mémoire, il s’impose, surgit en quelques secondes.
Tout d’un coup, un souvenir émerge de manière ponctuelle et vient perturber la continuité
logique du temps.
D’une lisibilité parfaite avec ses multiples procédés d’enchâssement, on passe dans
l’histoire du flash-back à son irruption qui peut poser problème à certains spectateurs.
« Chez ces cinéastes modernes, que Gilles Deleuze appelle, “ les grands cinéastes du
temps”, le flash-back n’est plus un procédé conventionnel qui, malgré tout, respecte la
progression d’une narration linéaire. Le passé est conçu comme une nappe qui, à tout
moment, peut envahir le présent ». (MOUREN, Y. 2005)22
Le flash-back est présenté ici de manière très brève. Pendant trois secondes, on voit un
homme couché sur le sol et une femme qui l’embrasse. En quelque sorte, c’est presque une
image subliminale. Nous avons un fragment d’explication dans le dialogue que les deux
amants échangent au matin : c’est quand le présent donne la main au passé (la main du
Japonais renvoie à la main de l’Allemand) et c’est « quand on rêve, peut-être sans le savoir ».
Qu’est-ce que l’on voit ? De quelle nature est cette image ? Et quels sont les
personnages qui apparaissent, que viennent-ils faire dans le récit ?
Dans la suite de l’histoire, ce « plan flash » est expliqué. On comprend qu’il évoque
une histoire d’amour passée que l’héroïne revit brusquement au contact de ce Japonais
d’Hiroshima. Elle se souvient tout d’un coup d’un passé qu’elle croyait avoir oublié : elle a
aimé à Nevers un soldat allemand. C’est la répétition fondamentale du film : l’amour de
Hiroshima répète à sa façon celui de Nevers.
Dans le passé, elle est à Nevers avec l’Allemand et dans le présent, elle est à
Hiroshima avec le Japonais. C’est par l’image de la main du Japonais qu’elle va se déplacer à
Nevers, enlacée dans les bras de cet homme mort. Il y a donc deux villes : Hiroshima et
113
Nevers ; deux amours : celui du passé et celui du présent ; deux couples de personnages : la
Française et l’Allemand, la Française et le Japonais.
On pourrait croire que la fonction de ce flash-back est de faire resurgir le passé oublié
de l’héroïne pour la libérer de ses obsessions. Permettant de résoudre le secret de sa
personnalité, le flash-back aurait pour rôle « d’expliquer » le présent.
Cette solution n’est pas totalement fausse, mais ce n’est pas celle que révèle ce
fragment. Ce fragment dévoile plutôt la représentation du fonctionnement de la mémoire et de
l’oubli.
Si l’héroïne avait vraiment oublié son passé, il n’aurait pas resurgi (quatorze ans plus
tard) avec le Japonais. D’une certaine façon, l’oubli est quelque part pour la Française une
mémoire. Une mémoire si forte sans doute parce que couverte par l’oubli pendant quatorze
ans. L’amour d’Hiroshima permet donc à la mémoire de resurgir et de se réaliser. Le passé
obsédant s’accomplit et devient vraiment du passé. Le passé appartient vraiment au temps
passé. Le présent l’a littéralement dévoré. Enfin, le temps reprend son cours. La Française
libérée, revient à elle-même. Sa mémoire est délivrée. L’attraction si forte qu’elle ressentait
pour le Japonais disparait. Comme elle oublie l’amour de Nevers, elle oublie l’amour
d’Hiroshima. Le temps du présent a perdu sa magie, comme l’amour de Nevers est
définitivement oublié.
Outre l’oubli et la mémoire, la répétition apparait comme une autre façon de traiter le
temps dans ce film. La répétition fondamentale du film est celle de l’amour d’Hiroshima,
double de celui de Nevers.
114
5.3.4. Analyse comparative par rapport aux autres fragments
1. La thématique du double est à comparer avec « Citizen Kane ». Dans « Citizen Kane »,
Leland apparaît comme la conscience morale du personnage, critique face à la nature de
Kane. Il voit Kane au-delà du miroir des apparences. Dans « Hiroshima mon amour », la
jeune femme par le choc d’un amour rejoint son passé. Elle revit en mémoire un grand amour
de jeunesse. Comme un miroir, elle vit à travers l’amour présent l’amour passé. Une fois sa
mémoire délivrée, elle est rendue à elle-même. De l’amour présent à l’amour passé, elle a
bien vécu deux histoires d’amour.
2. Dans « Les fraises sauvages » et « Hiroshima mon amour », le rôle du flash-back est
identique. Il a pour but d’exprimer l’interpénétration des temporalités, le va-et-vient de la
mémoire entre présent et passé.
3. Dans ces deux films, la mémoire est cependant représentée de façon différente. Si ces
films font tous deux référence à des souvenirs de jeunesse, la représentation de la mémoire
n’est pas identique dans les deux fragments. « Les fraises sauvages » invente une manière
de faire interagir passé et présent dans les mêmes plans. Il multiplie les procédés
d’enchâssement du flash-back pour préparer le spectateur à l’audace qu’il lui propose.
« Hiroshima mon amour » limite les moyens utilisés pour évoquer le passé : la mémoire
apparait comme un surgissement qui dure à peine quelques secondes. Il emploie un seul
procédé d’enchâssement et une seule image du passé.
4. Dans ces films, le statut du flash-back est multiple. Depuis « Les fraises sauvages », le
statut du flash-back n’a cessé d’évoluer. En inventant une nouvelle manière de concevoir le
flash-back (le présent dans le passé), Bergman a ouvert la voie aux cinéastes du futur. Dans
« Hiroshima mon amour », le flash-back apparait en trois secondes sans technique
d’insertion. Les films contemporains, de David Lynch par exemple, héritent de cette volonté
de Resnais et n’hésitent pas à faire l’économie de procédés d’insertion, mélangeant présent et
passé sans établir de frontière.
115
5.4. « Toto le héros », Jaco Van Dormael, 1991
- Fragment : Thomas, dans un home pour personnes âgées, remonte dans son enfance
(8min 22 sec)
5.4.1. Contextualisation
« Il existe bien sûr divers axes possibles pour appréhender le film de Jaco Van
Dormael. Nous concentrerons notre étude autour d’un procédé : le flash-back. Parce qu’il est
non seulement le plus récurrent à travers tout le film, mais aussi parce qu’il permettra de
mettre en exergue quelques réflexions sur un concept plus vaste : celui de la temporalité ».
(CONDE, M. et RENKIN, P.-E. 1990)25
« Toto le héros » suit en ligne directe les fragments « phares » sur le flash-back et
hérite de l’histoire de cet élément de langage. Il réussit à synthétiser l’évolution du flash-back,
en incluant sa vision personnelle. Dans ce film, le flash-back sert à expliquer la personnalité
de Thomas, anxieux face à la mort, mais est aussi un moyen pour faire entrer le spectateur
dans un monde onirique. Comme Thomas, vieil homme, remonte dans ses souvenirs pour
tenter d’ajuster sa vie passée à son enfance, ce fragment nous invite aussi à établir des ponts
avec notre enfance et pourquoi pas à y plonger….
Comme « Citizen Kane », ce fragment est doté d’une structure narrative complexe.
« “Toto le héros” est basé sur une structure proche de celle de “Citizen Kane” de
Welles, avec ses incessants flash-back qui s’articulent autour de trois époques que Thomas
imagine et reconstruit tel un puzzle où se mélangent souvenirs et phantasmes. Une vie dont il
aurait aimé être le héros ; l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse ». (Cinergie.be. 2005)26
Les premières images du film nous montrent un meurtre prémédité par une voix off.
Un homme est mort, assassiné, allongé dans une fontaine.
Même s’il y a un meurtre, nous ne sommes pas pour autant dans un film policier.
Nous sommes dans la tête d’un vieil homme qui, au soir de sa vie, revisite son passé. Il
voyage entre ses souvenirs, ses rêveries, ses projections et ses phantasmes. Le fragment choisi
se situe presque au milieu du film quand, après avoir revécu la plus grande partie de son
enfance, il rejoint son passé d’adulte.
Ensuite, il se souvient de la mort de son père. Il remonte plus loin dans son passé. Il
est enfant. On le voit dans sa chambre, consolé par sa sœur Alice et par le secours de son
super héros, Toto.
116
5.4.2. Identification de l’extrait
Le deuxième flash-back prolonge ces images (passé 1). Thomas est face aux deuils
qu’il n’a jamais résolus. Enfant, il revit la mort de son père.
- Présent : Thomas, vieux se réveille au home et répète : « lui, agent secret » en riant. Il
urine dans l’évier en répétant encore une fois « agent secret » et retourne se coucher. Un
raccord sonore (un bruit de chasse d’eau) nous entraîne dans le passé adulte de Thomas
- Passé 2 : Thomas, jeune adulte travaille, dans un bureau. La voix off de Thomas enfant
commente ces images : « Et les gens diront : regardez, c’est le petit Thomas qui est devenu
agent secret. » Au lieu d’être agent secret, il est devenu un bon fonctionnaire ! Il taille avec
minutie un crayon à son bureau… Sur sa table se trouvent des documents, un bocal de
poissons rouges et la photo d’une petite fille enfant (on comprend par la suite que c’est sa
sœur Alice). La voix off continue : « Et je serai marié avec une princesse ! ». La princesse
n’est autre que son petit poisson rouge à qui il donne à manger. Son téléphone sonne et on lui
annonce la mort de sa mère. Une musique dramatique établit le raccord avec le plan du
cercueil mis dans la fosse. Il est à l’enterrement de sa mère en compagnie de Célestin, son
frère handicapé. Sa mère est placée juste à côté d’Alice et de son père qui sont évoqués par
des photos sur la pierre tombale. Thomas reconduit Célestin à son institution, ils s’embrassent
chaleureusement. Et il se rend à un match de football au cours duquel il fait une remarque à
son voisin fumeur sur les dangers du tabac. Il entrevoit une jeune femme qui ressemble
étrangement à sa sœur Alice. A la sortie du match, il la cherche en vain. Rentré chez lui, il
projette un film de famille de son enfance où Alice apparait. Raccord : champ contre-champ
sur le film de famille : d’une image vieillie, on passe à une image plus nette.
- Passé 1 : Thomas, enfant est avec Alice et Célestin devant les mêmes films de famille. Ils
n’ont plus cette texture de « vieilles images ». Il monte se coucher en pleurant. On entend le
bruit d’un avion qui s’écrase et on voit des petits soldats qui basculent de l’armoire de
Thomas. Alice vient le consoler de la disparition de leur père. Puis, il se voit en « Toto le
héros » et se rêve en agent secret à la recherche de son père prisonnier des Kant. Raccord : le
revolver que fait Thomas avec sa main et le coup de feu qu’il mime avec sa voix (un geste et
un bruit)
- Projection / futur rêvé de Thomas enfant : il se voit en « Toto le héros », agent secret.
Raccord : voix off de Thomas : « Alors je vais délivrer mon papa de monsieur Kant. »
117
5.4.3. Analyse sur la base du thème
Ensuite, le passé 2 insère le passé 1 par un champ contre-champ sur le film de famille.
Le film de famille vieilli par le temps regardé par Thomas adulte est suivi par le même film de
famille regardé par Thomas, Alice et Célestin enfants. Ce sont les mêmes images, mais plus
propres et plus nettes. Elles traduisent un retour dans le temps parce qu’elles ont été moins
regardées. Par ce champ contre-champ, on comprend qu’on est dans un nouveau flash-back.
Deux autres éléments concourent à cette explication : la voix off de Thomas enfant et
le bruit hors-champ d’un avion qui s’écrase. Tous deux apparaissent en anticipation pendant
la séquence du passé 2. Le premier au début du plan d’entrée de la séquence. Alors qu’on se
trouve dans le bureau de Thomas, une voix off apparait et annonce le flash-back suivant :
l’enfance de Thomas. Et le deuxième élément se trouve pendant l’enterrement de sa mère.
Quand le cercueil est déposé dans la tombe et quand les mini portraits de son père et d’Alice
se présentent devant nous, on entend hors-champ le bruit d’un avion qui s’écrase. Ces deux
éléments de la bande son représentent des enchassements qui nous orientent vers l’enfance de
Thomas et qui sont suivis par le champ contre-champ sur les images du film de famille.
Il y a deux flash-back qui se succèdent dans cet extrait : l’âge adulte (passé 2) puis
l’enfance (passé 1). Ces deux flash-back constituent des couches de passé qui se superposent
les unes aux autres. D’un présent, on va vers un passé 2, puis vers un passé 1. Ces deux flash-
back sont enchâssés l’un dans l’autre. La projection ne représente pas un flash-back, elle n’est
ni un retour vers le passé ni un bond vers le futur. Elle décrit plutôt la vision subjective du
héros. Elle a pour fonction, avec les autres plans, de composer une vision onirique de la réalité
de Thomas et participe au rôle du flash-back dans ce fragment qui consiste à représenter la vie
118
intérieure d’un homme pendant sa vieillesse.
L’heure d’hier est toujours la même que celle d’aujourd’hui, Thomas est emprisonné
dans son passé. Et quand il échange avec son voisin pendant le match de football, il lui dit :
« Est-ce que vous savez que soixante pour cent des cancers sont provoqués par la
cigarette ? » Cela traduit à nouveau une peur de la mort. Thomas est obsédé par une vie sans
risque, bien rangée, à l’image de son travail de fonctionnaire.
Dans le second flash-back, on voit Thomas, Célestin et Alice enfants regarder le film
de famille. Thomas revit à ce moment-là la mort de son père. Allongé sur son lit dans sa
chambre, Thomas est pris d’angoisse quand il pense à la disparition de son père. La manière
de représenter la mort de son père consiste en un rapport image/son. Le bruit de la chute d’un
avion est entendu sur un gros plan de soldats qui s’écrasent sur le sol. Il représente la manière
dont le petit Thomas se positionnait déjà face à la mort, de façon angoissée. L’image reflète
ce côté froid et triste de la situation, elle ne comporte pas une teinte de nuit normale, elle tire
de façon non réaliste vers le bleu.
119
5.4.3.5. Quelle est la fonction de cette représentation ?
Les flash-back ont pour fonction de représenter la personnalité de Thomas. Thomas est
un être prisonnier de son passé, il n’a pas pu trouver de solution face à la mort. Le premier
flash-back (grâce à la voix off de Thomas enfant) nous fait comprendre qu’il n’a pas pu
réaliser son rêve d’enfant (devenir agent secret et être marié à une princesse) et qu’il vit une
existence ennuyeuse dans un bureau. Il réagit durement face à la mort de sa mère et s’enferme
dans son passé. Il repense à la mort de sa sœur, puis à celle de son père. Le second flash-back
met en scène la mort du père de Thomas quand celui-ci était tout petit. Quand son père meurt,
Thomas tombe dans l’angoisse. Thomas n’a fait le deuil d’aucun membre de sa famille : il a
peur de la mort.
Quand il était enfant, Thomas s’est inventé une autre vie pour compenser la douleur de
la perte de son père (devenir Toto le héros, agent secret). Mais cette vie n’avait aucun lien
avec la réalité. Pur rêve, il n’a évidemment pas pu le réaliser. Thomas, vieil homme est
toujours coincé dans ces représentations illusoires. Il cherche désespérément une solution au
problème de la mort et revisite son passé. Il recompose sans cesse sa réalité mêlant souvenirs
et rêveries douces. Il voyage dans son passé et recrée un monde onirique propre à la vieillesse.
En plus de décrire le caractère de Thomas, les flash-back ont pour deuxième fonction de
traduire l’univers onirique dans lequel Thomas est plongé dans sa vieillesse. La manière dont
les événements du passé et du présent s’enchâssent les uns dans les autres jette le trouble dans
l’esprit du spectateur. La progression linéaire de l’histoire n’est pas respectée, elle invite le
spectateur à entrer dans une autre perception de la réalité, proche du rêve.
- Technique d’insertion :
Du présent au passé 2 : l’insertion sur le passé 2 grâce à un bruit de chasse d’eau.
Du passé 2 au passé 1 : un champ contre-champ sur le film de famille, l’insertion d’une
voix off sur le passé 2 et d’un bruit d’avion sur le passé 2 et 1.
- Rôle du flash-back :
Comprendre la personnalité de Thomas : pourquoi il a une vie ennuyeuse, pourquoi il n’a
pas réalisé son rêve d’enfant, pourquoi il est toujours prisonnier de son passé.
Déconstruire notre perception de la réalité afin d’en recomposer une autre, plus onirique,
afin de nous placer dans la peau d’un vieil homme qui ressasse ses souvenirs et vit un
autre rapport à la réalité.
1. Fonction du flash-back identique dans « Toto le héros » et « Citizen Kane » : ils veulent
tous les deux expliquer le mystère de la personnalité du héros. Dans le premier fragment, il
veut donner la clé de l’échec du premier mariage de Kane. Dans le deuxième fragment, il
120
explique pourquoi Thomas n’a pas réalisé son rêve d’enfant et est résigné face à la vie.
2. Flash-back mis en valeur par une déconstruction temporelle dans ces deux films et un
enchâssement de plusieurs flash-back. Dans « Citizen Kane », Leland se souvient de la vie de
Kane, et dans ce souvenir une suite d’images du passé se superposent pour représenter les
différents états de la relation entre Kane et Emily. Il y a donc une succession de couches de
passé. Au niveau du déroulement temporel, les flash-back n’apparaissent pas dans un ordre
chronologique, ils procèdent par ellipse. Dans « Toto le héros », cette fragmentation est
tournée vers une perception de la réalité transformée par le réalisateur en réalité onirique. Les
flash-back s’enchaînent d’un passé à un autre passé. Ils ne sont pas non plus donnés dans un
ordre chronologique, ils appartiennent au cours chaotique de la mémoire.
3. Représentation presque identique des flash-back dans ces mêmes fragments. Dans
« Citizen Kane », le flash-back confirme l’échec de la vie amoureuse du héros par le
changement de décor (habit, coiffure, murs), le champ contre champ, la musique et le
travelling final qui sépare le couple Emily-Kane. Dans « Toto le héros », le flash-back
exprime la perte de la mère de Thomas par la musique, un ricanement de voix et un long
mouvement de caméra. Tous deux traitent de la même façon (musique et forme de travelling
arrière) de la même thématique (la séparation).
CONDE, M. et RENKIN, P.-E. (1990). Toto le héros : un film de Jaco Van Dormael. Liège :
Centre Culturel Les Grignoux.
MALANDRIN, S. et PETAT, J. et KERMABON, J. (s.d.). Toto le héros, Jaco Van Dormael.
Paris : CNC. Film de l’Estran. Dossier 109. p.24.
NEVERS, C. (1992). Toto le héros : Jaco Van Dormael. Paris : Cahiers du cinéma. Numéro
spécial N°455-456. p.92-95.
TABOULAY, C. et SAADA, N. (1991). La vie est un fantôme errant. Entretien avec Jaco Van
Dormael. Paris : Cahiers du cinéma. N°445. p.52-55.
NOTES
1
BORDWELL D., THOMPSON K. (2002). L’art du film. Une introduction, Bruxelles : De Boeck Université. p.585.
2
GAUDREAULT A., JOST. F. (1990). Le Récit cinématographique. Paris : Nathan. p.103.
3
Idem. p. 109.
4
GARDIES, A., BESSALEL, J.(1992). Deux cents mots clés de la théorie du cinéma. Paris: Cerf. p.21.
5
Selon Bordwell et Thompson toujours, le flash forward est « une modification de l’ordre de l’histoire par
laquelle le récit présente des événements futurs puis revient au présent de l’action » (BORDWELL, D. et
THOMPSON, K. 2002). Alors que le passé est un domaine sur lequel on a une prise, le futur ne l’est pas. Le futur et
le passé ne sont pas symétriques sur un plan empirique. Chaque personne a des souvenirs, alors que le futur
échappe toujours à notre conscience. On imagine toujours un futur A que l’on projette à un xième moment, mais
quand on vit ce xième moment, on ne vit jamais A, mais A’. Ce qui signifie que le futur n’a pas le même degré de
réalité que le passé. Nous passons le plus clair de notre temps à nous souvenir, nous vivons à l’intérieur de la
mémoire. Cette notion n’a pas, par contre, son pendant dans le futur.
6
Dans certains films, les témoignages épinglés en flash-back, même s’ils sont dirigés vers la découverte de la
vérité, peuvent se révéler contradictoires ou mensongers pour dérouter le spectateur.
7
TURIN, M. (1989). Flash-back in films, Memory and History. New-York / Londres: Routledge. p.49.
8
Le film noir est un genre de film apparu après la seconde guerre mondiale aux Etats-Unis. Voici quelques films
représentatifs du flash-back : Le facteur sonne toujours deux fois de T. Garnett, Assurance sur la mort et
Boulevard du crépuscule de B.Wilder, Les Tueurs de R. Siodmak.
9
Ibidem.p.21.
10
DUMORTIER, J.-L. et PLAZANET, F. (1986). Pour lire le récit. Gembloux : Ed. De Boeck-Duculot.
121
11
DUMORTIER, J.-L. (2001). Lire le récit de fiction. Gembloux : Ed. De Boeck-Duculot.
12
CHAR, R. (1983). Les compagnons dans le jardin, in La bibliothèque est en feu et autres
poèmes, Œuvres
complètes. Paris : Gallimard. p.382.
13
MARTY, J. (1991). Une poétique du désir. Ingmar Bergman. Paris : Le Cerf. p.46.
14
MARTY, J. (1991). Idem. p.24.
15
MARTY, J. (1991). Idem. p.28.
16
MARTY, J. (1991). Idem. p.56.
17
Le rapprochement entre la petite histoire et la grande Histoire est évidemment impossible. Elles ne peuvent
apparaître que chacune à leur niveau. Cependant, on peut dire que toutes les deux formulent une expérience
intraduisible, irreprésentable de la mémoire. On ne peut qu’en montrer des traces.
18
LEUTRAT, J.-L. (1994). Hiroshima mon amour. Alain Resnais. Paris : Nathan. p.40.
19
LEUTRAT, J.-L. (1994). Idem. p.5.
20
Eric Rohmer, alors critique, exprima ses réticences, lors d’une « Table ronde sur Hiroshima mon amour
organisée et publiée par les Cahiers du cinéma (n°97, juillet 1959) : « Je comprends que l’on puisse admirer
Hiroshima et en même temps le trouver à certains moments assez agaçant ».
21
MOUREN, Y. (2005). Le flash-back. Analyse et Histoire. Paris : Armand Colin. p.141.
22
MOUREN, Y. (2005). Idem. p.139.
23
LEUTRAT, J.-L. (1994). Hiroshima mon amour. Alain Resnais. Paris : Nathan. p.39.
24
LEUTRAT, J.-L. (1994). Idem. p.139
25
CONDE, M. et RENKIN, P.-E. (1990). Toto le héros : un film de Jaco Van Dormael. Liège : Centre Culturel Les
Grignoux. p. 69.
26
http://www.cinergie.be
122