Suite de la paee 45.
avant-garde de militants doit donc réalise/ à
Labate, séquestré le 11 février 1973, au mo-
ment même où une négociation difficile op-
pose le syndicat de la métallurgie et le patro-
nat, est libéré cinq jours plus tard, enchaîné
à un poteau devant l'entrée de la Fiat à Turin,
un sparadrap sur la bouche et, autour du cou,
un écriteau sur lequel est simplement écrit
« Brigades rouges » le chef du personnel de
la Fiat-Mirafiori, Ettore Amerio, enfermé le
10 décembre 1973 dans une « prison popu-
laire », y est interrogé huit jours durant sur
les cadences de travail et les licenciements,
avant d'être libéré.
Mais l'histoire des Brigades rouges est inti-
mement liée à l'histoire d'un couple, celui de
Renato Curcio et Marguerite Cagol, et sans
doute est-ce par là qu'il convient de commen-
cer. Deux étudiants catholiques de l'université
de Trente se marient à l'église, en août 1969,
au sanctuaire de Val-di-Non. Familles bien
pensantes et relativement aisées. La photo de
mariage montre Curcio soigneusement cravaté
et sa femme en robe blanche. Elle aime la
musique (elle emportera sa guitare dans la
clandestinité), elle commence une thèse sur le
mouvement ouvrier allemand. Avec l'automne
chaud et la révolte étudiante, Curcio fonde un
groupe d' « université négative ». En 1970,
transfert du couple à Milan. Un journal : « la
Nouvelle Résistance ». Un nouveau groupe
le Collectif politique métropolitain. Une base
d'action : les employés de Sit-Siemens. Rare-
ment implantés dans de grandes usines, les
partisans de la « lutte armée pour le commu-
nisme » semblent un peu plus à leur aise
dans certaines petites et moyennes entreprises
de la ceinture milanaise, gênoise ou turinoise.
Jusqu'en 1973.
Notes de frais détaillées
En 1974, changement d'objectif : 'les Bri-
gades rouges passent des usines aux tribunaux.
Et c'est l'enlèvement, à la veille du référen-
dum sur le divorce, du juge Mario Sossi, à
Gênes. te besoin d'argent se fait également
sentir. Passant de l'enlèvement politique à la
pure et simple criminalité commune, les mili-
tants des Brigades rouges demandent des ran-
çons. Le couple Curcio-Cagol pendant ce
temps ? Renato Curcio, arrêté par la police le
19 septembre 1974, est libéré le 25 février
1975 par un commando que dirige sa femme.
Mais Marguerite ne vivra plus très longtemps.
Le 5 juin 1975, après avoir enlevé Vallarino
Gancia, le « roi de l'apéritif », les Brigades
rouges se retirent dans une ferme de Acqui
Terme. Les militants s'apprêtent à manger un
plat de pâtes aux petits pois, lorsque sur-
viennent les carabiniers. Bombes. Mitraille.
Blessés. Marguerite Cagol tombe tandis qu'elle
tente de protéger la fuite du commando. Un
communiqué des Brigades rouges affirme le
lendemain : « Aux camarades de l'organisa-
tion, aux forces sincèrement révolutionnaires,
à tous les prolétaires, on annonce que Margue-
rite Cagol, dirigeante communiste et membre
- habile au maniement des armes, en passant par
du comité actif des Brigades rouges, est tombée
en combattant. Que soit honorée sa mémoire.
Que mille mains ramassent son fusil. »
A la lecture de ce communiqué dans les
journaux, bien des lecteurs se frottent les yeux :
comment, ce sont les mêmes qui se déclarent
révolutionnaires et qui séquestrent pour de
l'argent le « roi de l'apéritif » ? Ce n'est pour-
tant qu'un début. Travaillant directement,
semble-t-il, avec des criminels de droit com-
mun, les brigatisti rossi vont généraliser la
technique des enlèvements avec demande de
confortables rançons. Car les Brigades ont de
plus en plus besoin d'argent. Le juge Gian
Carlo Caselli a établi un relevé des finances
des B.R. Budget : un milliard de lires, dont
. 46 Lundi 20 juin 1977
Mario Sossi chez ses ravisseurs
Une technique de l'enlèvement très au point
deux cents millions sont dépensés, selon lui,
en « salaires » et « allocations familiales »
pour les militants ; trois cents en investisse-
ments immobiliers, et le solde en achat de
voitures, armes, magnétophones, et en rem-
boursement de frais divers. On a en effet
trouvé, dans certaines « caches », des notes
de frais détaillées : repas, taxis, journaux,
téléphones sont soigneusement classés.
Les équipes de l' « antiterrorisme » évaluent
à une centaine le nombre total des brigatisti.
Mais il y a plusieurs niveaux d'adhésion. De-
puis le sympathisant qui se contente de distri-
buer les tracts de l'organisation, signés d'une
étoile rouge à cinq branches, jusqu'au tueur
le théoricien des assassinats au nom de la
guerre du peuple contre l'Etat et le régime.
Dans le courant de 1973, avant que les Bri-
gades rouges ne passent à leur troisième
phase » ou phase sanguinaire, il est question
d'une unification avec l'extrême-gauche ita-
lienne, pour former la « base économique, mi-
litaire et logistique » de « l'Etat prolétarien
armé ». Echec des négociations.
L'idéologie des Brigades rouges ? Les prolé-
taires sont aujourd'hui potentiellement en
guerre contre l'impérialisme de l'Etat, le réfor-
misme du mouvement ouvrier et les .théori-
ciens capitulards. Mais leur conscience, occul-
tée par les discours et la pratique des dirigeants
ouvriers, leur interdit le passage à l'acte. Une
leur place un "certain nombre _craetionS mili-
taires qui représentent les étapes finales du
travail politique qui doit permettre aux -pro-
létaires de s'organiser. En provoquant, des bains
de sang, en attaquant les représentants des
institutions bourgeoises — -magistrats,: direc-
teurs de ministère, avocats brigatisti
espèrent susciter la répression, révéler la nature
véritable de l'Etat et dessiller du même coup
les yeux des ouvriers. Ces derniers seront
alors bien forcés de comprendre qu'on ne fait
la révolution qu'-én prenant son rfusil.- Un tract
des Brigades rouges, intitulé «-La crise est
l'instrument inventé par la réaction pour battre
la classe ouvrière », affirine : '«Révoltons-notis,
persécutons les chefs et les fascistes, sabotons
-
la production, bloquons le réformisme :des -
syndicats, faisons sauter -le compromis histo-
rique du parti communiste, orgaiiisons là résis-
-
tance militaire dans les quartiers pour atteindre
le pouvoir prolétarien armé et _lutter avec
un fusil pour le communisme. » Un autre
tract : e Des ouvriers et des prolétaires davant-
garde se sont armés et en:traînés pour ..se don-
ner les moyens nécessaires à l'affirmation
pratique de leur intérêt stratégique, c'est-à-
dire l'abolition du iittariat'et t'instauration :du
-
communisme.»
L' « humus » -milanais
Les zones d'action des Brigades ? Si, dans
la géographie du terrorisme italien, les N.A.P.
(Noyaux armés prolétariens) sontsurtout actifs
à Naples et s'appuient essentiellement sur les
détenus et ex-détenus, définis comme avant-
garde révolutionnaire, si les autonomes »
se manifestent notamment- chez les _marginaux
de Rome, les Brigades rouges, elles, ont un
rapport privilégié avec l'Italie -industrielle et,
-
au coeur de cette Italie, avec 1'« humus » mi-
-
lanais. Car Milan représente une réalité très
particulière : un million huit: cent mille -habi-
tants, sept cent mille syndiqués dans la prOvince
alentour, trois Mille « conseilà d'usine », une -
organisation syndicale massive, une solide struc-
turation. Un mouvement ouvrier, aussi, où le
stalinisme a laissé d'incontestables zones de
nostalgie et où de iTieux ouvriers, des jeunes
en quête d'un nouvel' extrémisme, déçus par
l'évolution démocratique du P.C.I. et par sa
politique d'ouverture, ne cachent pas leur
penchant pour le langage violent de l'affron-
tement de classes d'autrefois. Ils rencontrent,
dans leur quête nostalgique, un autre « filon »
en voie de radicaligation des ouvriers et des--
intellectuels catholiques (dont Curcio et sa
femme sont les exemples les plus représenta-
tifs) qui ont réalisé d'un coup le saut du
-
« témoignage chrétien à la lutte armée », selon
l'expression du syndicaliste milanais Antonio
Pizzinato.
C'est sur cet étrange croisement que se sont
développées les Brigades rouges, et-- aussi sur
un certain nombre de carences et de fai-
blesses des partis de gauche. Le parti socialiste,
l'extrême-gauche, le parti communiste paient
ainsi le prix de leur retard dans l'élaboration
d'une stratégie de réforme et de transformation
de l'Etat et dans la définition des contenus d'une
politique de transition. Longtemps, les pro-
blèmes de l'Etat n'ont été abordés que du bout
des lèvres, avec réticence, par le mouvement
ouvrier italien. Longtemps, il a négligé de pré-
parer ses militants à la défense des institutions
bourgeoises et à la réfexion sur leur transfor-
mation, laissant des générations entières venir
à la politique avec un état d'esprit de méfiance
à l'égard des pouvoirs.
Aussi, au procès des Brigades rouges, qui
reprend ce lundi à Milan, c'est finalement
moins du terrorisme que de l'Etat qu'il est
concrètement question
MARCELLE PADOVANI