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A coups de «Molotov »?

TEMOIGNAGE JACQUES. — Oui, sur les voitures. En fait,


tout s'était passé très vite. Malgré la confu-
Deux autonomes s'expliquen sion nous avons atteint trois objectifs. Et le
quatrième a été abandonné parce qu'il aurait
fait courir des risques aux passants.
«Nous n'avons pas été PHILIPPE. — Avec les casses imprévus, nous
avons offert au pouvoir la possibilité de crimi-
naliser notre action. Tant mieux pour lui. Mais,

si mal compris...» inconvénients tactiques ou pas, nous ne porte-


rons pas de jugement moral sur des copains —
travailleurs précaires condamnés aux petits bou-
lots de survie, qu'ils soient étudiants ou ou-
Ils sont tous deux des « autonomes ». Ils ont pris part, en toute connaissance de cause, à vriers — qui ne peuvent se payer le magasin de
la manifestation qui a sacca,gé, samedi dernier, le quartier Saint-Lazare. Philippe, vingt-six luxe qu'a coups de barre de fer. Et après tout,
ans, ancien élève d'un Institut universitaire de Technologie (I.U.T.) de province, est chô- nous n'avons pas été si mal compris : M. le
meur. Jacques, vingt-quatre ans, est employé de bureau dans un cabinet d'architecture. Nous président de la République lui-même a donné
leur avons demandé comment ils pouvaient justifier l'action insensée du samedi 13 janvier. en conseil des ministres une interprétation
assez juste de ce que nous avons fait en y
voyant un signe de cette « décomposition so-
ciale » que nous appelons, nous, « rupture du
consensus social».
Donc, pas de regrets ?
JACQUES. — Si : pour les copains arrêtés.
Mais nous sommes prêts à recommencer. Ou
plutôt à continuer notre action, qui n'est pas
seulement violente. On parle de nous après
un coup comme Saint-Lazare. Mais on ne dit
rien lorsque nous mettons hors d'état de nuire,
en deux heures, quinze cents parcmètres, ou
lorsque nous neutralisons plusieurs centaines
de poinçonneuses automatiques dans le métro,
et 'luttons ainsi, directement et efficacement,
pour la gratuité de tous les transports, en
commun ou individuels. On ne parle pas non
plus de nous quand nous défendons l'esthétique
de notre environnement en faisant disparaître
près de deux cents panneaux publicitaires De-
caux à Paris et en province, ou quand nous
pratiquons nous-mêmes l'autoréduction des
prix dans les supermarchés, les restaurants et
les immeubles squattérisés. Ce que nous appe-
lons aussi l'r autodéfense du revenu».
L'une des vitrines saccagées
« Décomposition sociale » ou « rupture du consensus » ? Vous êtes combien ?
PHILIPPE. — A Paris, deux cents militants,
• Le bilan est lourd : la peur chez les petits daire à la fac de Jussieu. Une quarantaine trois cents sympathisants, et des réseaux très
commerçants, des appels de la grande presse de personnes se sont présentées, et nous som- étendus. Si, si ! Allez voir dans certaines facs
au renforcement des mesures répressives et mes partis en métro rejoindre, à la gare Saint- ou aux tris postaux, dans les C.E.T., les ban-
de lourdes peines demandées par les plus Lazare, les divers collectifs organisés qui nous ques, parmi les chômeurs et les immigrés • dans
attendaient là. Malheureusement, nous nous ce fameux lumpen que nous appelons, nous,
hautes autorités de l'Etat contre vos quatre
camarades qui seront jugés lundi. Est-ce cela, sommes retrouvés moins nombreux que prévu, le « jeune prolétariat ».
une action politique des « autonomes »? et nous avons démarré avec un quart d'heure Vous justifiez votre vandalisme de la semaine
de retard, à une centaine seulement, en com- dernière. Est-ce que vous justifiez aussi le
PHILIPPE. — Avec cette action, nous vou-
lions nous attaquer à quatre cibles. D'abord, mençant par défiler pacifiquement avec une terrorisme de la « bande à Baader » ou des
banderole contre « la vie chère». Six cents Brigades rouges ?
à la Direction générale des Impôts du boule-
vard Haussmann, prise comme symbole de mètres plus bas, ,au début de la rue Caumar- PHILIPPE. — Nous n'avons pas à justifier
l'agression gouvernementale que constitue la tin, nous retrouvons le groupe qui nous atten- ou à ne pas justifier la R.A.F. (2). Mais l'auto-
hausse vertigineuse des impôts. Ensuite, nous dait avec le matériel nécessaire (des «Molotov» nomie n'a rien à voir avec ses -méthodes car
visions deux agences de travail intérimaire et et des barres de fer) pour détruire les objectifs nous sommes contre la clandestinité, et les
une agence immobilière. Pourquoi ? Parce que fixés. Mais là, impossible d'agir vite et bien seules actions violentes que nous concevons
les premières sont les pourvoyeurs de ce tra- devant nous, un embouteillage monstre ; der- sont des actions de masse, contre les biens
vail précaire que le patronat généralise actuel- rière nous, des automobilistes qui déjà, de rage, et non pas contre les personnes.
lement et qui lui permet de diviser la classe ne lâchent plus leur klaxon ;. sur les trottoirs, C'est ce que pensent tous les « autonomes »?
ouvrière, d'ignorer ses droits acquis et d'orga- une foule compacte qui, elle, cherche les soldes
JACQUES. — Aux frontières de l'autonomie,
niser à son profit la mobilité d'une main-d'oeu- et nous empêche donc — nous ne sommes pas
il existe des tentations de lutte armée clandes-
vre licenciable sans difficulté du jour au lende- des monstres sanguinaires — de lancer nos
tine. Mais pas à l'intérieur.
main. Quant aux agences immobilières, ce sont cocktails. Les copines (les femmes étaient nom-
breuses) s'en prennent, c'est leur problème, à Et maintenant, quel avenir voyez-vous pour
elles qui régissent le cycle expulsions-rénova- l'autonomie ?
tions-inflation des loyers. Voilà ce que nous un cinéma porno. Des mecs commencent à
voulions. descendre des vitrines de luxe non program- PHILIPPE. — Un avenir brillant ; car la
mées. D'autres, pas d'accord avec ces improvi- restructuration du capitalisme multiplie le
Alors, pourquoi cette action de commando nombre des travailleurs intérimaires et crée
sations, abandonnent leur « matos » (1). Un
a-t-elle dérapé, lamentablement, dans un van- cette nouvelle classe ouvrière qui ne respecte
concert de sirènes d'alarme se déclenche et
dalisme aussi incompréhensible ? accroît la confusion générale : la nôtre et celle plus ni l'outil ni le travail et n'est plus liée à
JACQUES. — Eh bien, peut-être, justement, des passants. En plus, patatras, le petit truc pas l'organisation sociale du capital et peut, à la
parce que nous n'avions pas voulu faire une prévu du tout : deux bagnoles de flics, sta- différence de l'ancienne, penser par elle-même
action de commando mais, organiser une mani- tionnées là pour surveiller une diffusion de sans avoir besoin debureaux politiques.
festation ouverte à tous ceux qui voulaient tracts fascistes. Du coup, la charge est préci- Propos recueillis par
se joindre à nous. Nous avons donc passé la pitée. Certains copains neutralisent les flics... BERNARD GUETTA
veille une petite annonce discrète dans « Libé- (2) R.A.F. : Riite Armee Fraktion (la «bande
ration » pour appeler à un rendez-vous secon- (1) Matos : matériel, à Baader »).

Le Nouvel Observateur 29

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