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Leconte
Volume
1
Synthèse
de
l’activité
de
recherche
Composition du jury
Véronique CASTELLOTTI, Professeure, Université F. Rabelais, Tours, rapporteure
Régine DELAMOTTE-LEGRAND, Professeure, Université de Rouen, directrice
Christine DEPREZ, Professeure, Université R. Descartes, Paris, rapporteure
Foued LAROUSSI, Professeur, Université de Rouen
Bruno MAURER, Professeur, Université Montpellier 3
Danièle MOORE, Professeure, Université S. Fraser, Vancouver, Canada, rapporteure
Université de Rouen
Laboratoire LiDiFra EA4305
Remerciements
Je tiens à remercier les personnes qui m’ont fait confiance tout au long de ce
parcours de recherche et qui y ont à titres divers participé. Sans eux, ce travail n’aurait
tout simplement pas existé.
• Tous ceux et toutes celles qui ont accepté de collaborer à mes recherches,
élèves, enseignants, amis, responsables associatifs, formateurs, ou simples
citoyens.
Organisation
du
dossier
Sommaire
Introduction ...................................................................................................................... 7
5
Introduction
Mettre en perspective son parcours de recherche n’est pas chose aisée : le genre
n’apparaît pas stabilisé, y compris pour des scripteurs qui ont eu un parcours classique
au sein de l’Université. Le mien ne l’est pas. Je profite donc de la relative liberté que
laisse l’absence de stabilisation du genre pour conduire d’abord le lecteur à un retour en
arrière, avant mon inscription à l’Université. Mon parcours atypique explique en partie
mes choix de recherche ultérieurs.
1
J’ai fait partie d’une des dernières promotions d’élèves-instituteurs qui ont passé le concours en
troisième (j’avais alors 13 ans et demi). Mon avenir semblait tout tracé, une formation professionnelle
payée de deux ans à école normale d’institutrice après le baccalauréat dans un lycée général. Nous
devions rembourser les salaires perçus pendant la formation si nous n’assurions pas dix ans de carrière.
L’école normale – encore non mixte - préparait à trente-sept années et demi de carrière d’enseignement
dans le premier degré. Tout ceci semble aujourd’hui appartenir à la préhistoire.
8
Introduction
2
URA Sociolinguistique, Usages et Devenir de la Langue.
9
Introduction
Ce n’est qu’alors que j’ai présenté les premiers résultats à mon directeur de thèse,
qui n’avait pas été informé du changement de sujet. Je n’avais tout simplement pas
pensé à le faire. J’avais déjà recensé une vingtaine de langues et une dizaine de pays
d’origine – l’échantillon sera par la suite élargi - alors qu’il n’y avait pas d’équivalence
stricte entre pays et langues. La situation sociolinguistique s’avérait nettement plus
complexe que le répertoire des personnes originaires du Maghreb ou de la péninsule
ibérique dont les pratiques langagières avaient été étudiées par L. Dabène et J. Billiez
(1984). J.-B. Marcellesi a pris la chose avec une grande philosophie et m’a adressée
alors à C. Caitucoli qui a accepté bien volontiers de suivre ce travail. C’est seulement
bien des années plus tard que je me suis rendu compte que j’avais enfreint certaines
3
Le regroupement familial africain a été massif à partir des années 80. Il y avait donc peu de lycéens au
moment de l’enquête par questionnaire (1992-1993).
4
Le questionnaire est rapidement présenté dans le chapitre 1.
10
Introduction
règles et que j’aurais dû parler de mon changement de sujet avec mon premier directeur.
Mais, ce sujet me tenait tellement à cœur qu’il fut protégé jusqu’à ce que le travail soit
suffisamment avancé pour ne plus admettre de retour en arrière. Tout ceci fut
complètement involontaire.
Le choix s’est avéré judicieux : il n’y avait alors pas de travaux de référence
concernant l’immigration familiale africaine d’un point de vue sociolinguistique et peu
de travaux sociologiques. Les travaux sociologiques, outre ceux de R. Nicollet (1992)
sur les femmes africaines originaires de la région du fleuve Sénégal émigrées en France,
émanaient de chercheurs, souvent sociologues, étudiant leur propre communauté. En
aucun cas les enfants et les adolescents étaient le sujet central de la recherche, et les
relations avec les autres groupes, y compris africains, étaient peu étudiées. La demande
de connaissances sur ces populations était pourtant forte de la part des acteurs sociaux
en contact avec elles. Les travaux de R. Nicollet ont été effectués principalement au
Havre, les miens dans la région de Rouen-Elbeuf. Ce n’est pas un hasard, les migrants
originaires d’Afrique noire sont concentrés principalement en Haute-Normandie et en
région parisienne pour des raisons historiques. Il s’est d’abord agi d’une migration de
main d’œuvre qui s’est concentrée dans la vallée de la Seine où les usines
métallurgiques et chimiques ont manqué de main d’œuvre durant les trente glorieuses.
La région Ile-de-France a dans un premier temps accueilli une majorité de Maliens
parmi les Africains noirs, la Haute-Normandie des Sénégalais. Dans les deux cas la
migration fut d’abord une migration de groupe, d’homme seuls d’abord, le
regroupement familial ne devenant massif que dans les années quatre-vingt. Les
nouveaux publics scolaires à la fin des années quatre-vingt étaient davantage les enfants
originaire d’Afrique noire que les enfants d’origine maghrébine. Le regroupement
familial maghrébin avait commencé avant, comme le montre les travaux de L. Dabène,
J. Billiez et C. Deprez cités plus haut. Ce travail a abouti à la thèse Ils parlent en Black.
Pratiques et attitudes langagières des enfants originaires d’Afrique noire sous la
direction de C. Caitucoli.
Le choix du titre de ma thèse fut influencé par la remarque d’un de mes collègues
qui fit part de cette réflexion au sujet de ses élèves : « Les gamins parlaient en black
dans le couloir, ils étaient très calmes ». La langue parlée ne pouvait être nommée, faute
de connaissances suffisamment fines de la situation sociolinguistique des migrations
11
Introduction
Par ailleurs, l’investissement dans l’écrit et dans l’école de la part de parents pour
certains non lecteurs et non scripteurs interrogeait. Le point de départ fut d’emblée
pluridisciplinaire même si l’ancrage était résolument sociolinguistique. Il fallut aller
chercher du côté de l’anthropologie, de l’ethnographie, de la sociologie, de l’histoire, de
la psychologie, etc., les outils théoriques permettant de comprendre les phénomènes
sociolinguistiques à l’œuvre chez les migrants originaires d’Afrique noire en France.
L’inscription première de mes recherches auprès d’une population alors peu connue
influera sur mes choix futurs : dans le travail de thèse, on trouve en germe quelques
thématiques qui nourriront les recherches futures, lesquelles seront effectuées sur des
terrains plus divers.
12
Introduction
Mais avant d’aborder ces questions, il est nécessaire de présenter deux aspects
transversaux de mon itinéraire de recherche.
5
Centre Orléanais de recherche en Anthropologie Linguistique
13
Introduction
6
L’expression ‘droit à l’indifférence’ a été popularisée par Bertrand Delanoë lors de son élection à la
Mairie de Paris en 2001.
7
Par souci de cohérence avec une démarche de recherche historicisée, je noterai la date de parution quand
je citerai mes travaux.
14
Introduction
15
Introduction
restera présente tout au long de cette période, que ce soit sous forme de publication
spécifique (doc. n° 25, 2008) où dans le cadre d’un séminaire conjoint de l’AUF et de
l’OIF, j’interroge les différentes modalités d’enquêtes en milieu scolaire. Le plus
souvent, la réflexion sur la conduite d’enquête, la violence symbolique, l’implication du
chercheur, les effets de la recherche sur le terrain investigué et les personnes est prise en
compte dans les analyses et traverse l’ensemble de mes publications. J’y reviendrai au
chapitre 4.
16
Introduction
Mais avant cela, je retiendrai les thématiques suivantes qui feront l’objet de
chapitres distincts dans cette note : l’analyse de situations plurilingues complexes, en y
incluant différents terrains sur lesquels ont porté mes travaux, puis après cette
présentation, je reviendrai sur deux dimensions théoriques travaillées sur ces mêmes
terrains : l’identité et les questions d’insécurité et de légitimation en relation avec les
apprentissages du et en français. Cela me conduira à mettre en perspective certains
travaux sur l’appropriation du français langue seconde dans des situations plurilingues
ou plurilectales. Après une présentation de ces différentes recherches et des
méthodologies mises en œuvre dans chaque contexte, je synthétiserai le tout dans une
démarche plus spécifiquement méthodologique. Enfin, je consacrerai le dernier chapitre
de cette note à une réflexion sur l’acculturation à l’écrit dans des cultures dites
« orales » et l’influence des cultures d’apprentissage sur l’appropriation du français.
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Chapitre
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Décrire
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situations
plurilingues
complexes
allusion à la manière dont ces personnes vivent leur plurilinguisme et organisent leur
répertoire8.
8
Le corpus d’une quinzaine d’entretiens représentant douze heures d’enregistrement est en cours de
dépouillement. Son analyse fera l’objet de publications ultérieures.
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Chapitre
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langagières alternées, français / wolof, français / pulaar dans des familles, afin
d’alimenter la base de données corpus de la DGLFLF et d’analyser, y compris d’un
point de vue linguistique, des conversations en langues alternées ou mêlées. Ce travail,
possible grâce à la collaboration d’A. Kebe, permettra de confronter pratiques effectives
enregistrées dans des conditions presque écologiques – des enregistreurs déposés dans
les familles, les enregistrements étant gérés par la famille en notre absence - et discours
recueillis auprès d’Africains, responsables d’associations, médiateurs, formateurs, etc.,
sur les évolutions des pratiques langagières des Africains dans la région. C’est donc un
infléchissement vers une plus grande place faite aux pratiques langagières recueillies et
non plus déclarées et observées qui se dessine. Les quelques extraits de corpus que nous
avons pu analyser pour le numéro de Langues et cités à paraître (doc. 40) laissent
entrevoir des résultats prometteurs.
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Lafont, 1984). La notion d’interlecte initié par LF. Prudent en 1981 a permis de remettre
en cause des conceptions dichotomiques et de montrer que les usages dans une
communauté pouvaient être mêlés tout en s’ordonnant. Mais là encore, il n’y avait que
deux langues en présence, les deux pôles du continuum, en l’occurrence le français et le
créole sur le terrain martiniquais, la situation était donc encore binaire. Je me souviens
alors de discussions animées par C. Caitucoli dans le groupe Sociolinguistique,
Bilinguisme, Glottopolitique avec d’autres doctorants, africains, autour des notions de
triglossie ou de tétraglossie voire de pentaglossie pour rendre compte de tel pays ou
région d’Afrique de l’Ouest. L’entrée était toujours fonctionnelle : langue officielle,
véhiculaire, vernaculaire, mais on y ajoutait la fonction religieuse, occupée par l’arabe
en Afrique de l’Ouest et il devenait compliqué de qualifier la situation lorsque deux
langues véhiculaires se disputaient le terrain, comme au Burkina et dans une moindre
mesure au Niger. Les travaux de L-J. Calvet nous furent alors précieux (1987, 1992).
J’ai repris la notion de diglossie enchâssée dès mes premiers travaux : doc. n° 1, 1996,
p. 28. J’ai aussi pris en compte la notion de polyglossie proposée par B. Py (1990), qui
avait l’intérêt d’intégrer les langues parlées par les migrants dans la description de la
situation suisse, mais l’inconvénient de ne pas hiérarchiser les relations entre les
langues. Or il me semblait déjà que les langues africaines, du fait de leur absence de
statut officiel dans les pays d’origine étaient davantage minorées que d’autres langues
immigrées, comme le portugais et l’arabe par exemple qui, du fait de leur statut de
langues officielles là-bas, étaient enseignées dans des cours de langue et culture
d'origine (LCO) ici. Par ailleurs, la standardisation, la normalisation et l’écriture sont
importantes dans la reconnaissance des langues en occident depuis les processus de
grammatisation des langues européennes (S. Auroux 1994). Or pour la plupart des
langues africaines, celles-ci étaient très récentes, les formes écrites normalisées peu
connues et peu diffusées. (doc. n° 2, 1997, p. 17)
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J’ai recueilli 350 questionnaires, ce qui représentait un quart de la population mère du département de
Seine-Maritime.
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eûmes une discussion où elle me suggérait l’emploi du terme « parler10 » pour éviter les
connotations normatives attachées au terme de langue, parler permettait, selon L.
Dabène, d’inclure les marques transcodiques inévitables en situation migratoire.
Cependant l’emploi du terme « parler » m’est apparu inadapté pour rendre compte des
pratiques langagières dans les familles d’origine africaine vivant en France. Celles-ci
subissent une minoration sociolinguistique dans les pays d’émigration qui puise ses
racines dans la politique linguistique coloniale. Dès la colonisation, les idiomes parlés
par les Africains ont été qualifiés par le colonisateur français de « dialecte » ou de
« patois » afin de mieux assurer la domination culturelle. Accorder le statut de langue
aux idiomes parlés par les Africains en France dans les familles revenait à leur accorder
une égale dignité dans le discours. Tout autre terme aurait été perçu comme péjoratif par
les intéressés. La relation dialogique entre les communautés « étudiées » et la
chercheure était présente jusque dans le choix des termes qui devaient être acceptables
par les personnes concernées (voir doc. 7, 1999), tout en étant heuristiques. J’ai
expliqué dans l’interview réalisée par R. Delamotte-Legrand l’importance qu’a prise la
soutenance d’une thèse sur les pratiques langagières de la seconde génération originaire
d’Afrique noire en termes de reconnaissance pour les personnes concernées. Cette
reconnaissance était d’autant plus forte que la recherche était effectuée par une femme
française, que certains connaissaient et non par un compatriote. J’ai donc maintenu le
terme « langue » dans les publications ultérieures, sans pour autant nier les phénomènes
de contact.
Une fois le choix de langue réglé restait le qualificatif : maternelle était exclu,
puisque le plus souvent on transmettait la langue du père, première ne correspondait pas
à la réalité. De nombreux enfants nés en Afrique et ayant rejoint la famille plus
tardivement ont souvent la langue véhiculaire du pays comme langue première, dans le
sens de première langue acquise, par exemple le créole de Guinée Bissau ou le wolof au
Sénégal, et intègrent une famille dans laquelle la langue majoritaire dans les échanges
parents-enfants est la langue du groupe ethnique, le manjak, le pulaar ou le soninké dans
mes exemples. L’adjectif ethnique ne convenait pas non plus : il créait une rupture forte
entre familles employant des langues véhiculaires et familles employant des langues
vernaculaires, rupture qui ne se justifiait pas. De plus l’emploi d’un tel qualificatif aurait
10
Communication personnelle lors d’une conférence invitée à l’université de Grenoble en 1997.
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Trouver un terme adapté revenait à ne pas étudier les pratiques langagières des
migrants africains avec des lunettes françaises idéalement monolingues, d’où son
importance. L’acte de dénomination était en quelque sorte fondateur d’un
positionnement. Il devait en outre rendre compte du choix que j’avais effectué de ne pas
isoler une communauté (les Manjak, les Pulaar ou autres) et donc être suffisamment
générique pour correspondre à tous les cas de figure.
L’emploi de la locution langue africaine familiale (doc n°1, 1996, p. 40) a permis
d’attirer l’attention sur le caractère non universel des représentations françaises.
Cependant la siglaison était un peu lourde et l’inadéquation de l’expression langue
maternelle est générale pour décrire ce qui se passe dans les familles migrantes, qu’elles
quelles soient. Cette idée a fait son chemin depuis la publication de ma thèse. Assez
vite, je préfèrerai l’expression langue familiale, (doc. n° 10) permettant de ne pas isoler
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ce qui se passe dans les familles africaines en France de ce qui se passe dans d’autres
contextes migratoires.
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interactions avec des natifs ou d’autres migrants avec qui il n’y avait pas d’autres
langues communes. Cette acquisition sur le tas et sur le tard (pour reprendre
l’expression de C. Deprez (De Heredia 1984) fut souvent complétée par des cours de
français écrit et oral. Ces cours ont d’abord été dispensés par des associations, souvent
antiracistes ou d’entraide chrétienne dans les années soixante-dix, ces associations se
sont professionnalisées et institutionnalisées à partir des années quatre-vingt.
Aujourd’hui la création du Contrat d’Accueil et d’Intégration rend les cours de français
quasiment systématiques pour les nouveaux arrivants.
11
Les résultats de cette enquête sont présentés plus bas.
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Lorsque le nombre des langues connues est important, cela ne veut pas dire que
l’ensemble des langues est toujours utilisé au quotidien en France : la langue du groupe
voisin n’est plus utile par exemple, le véhiculaire régional ne sert plus qu’à des
fonctions de connivence dans des emplois rares et emblématiques. Il reste surtout les
langues identitaires (langues des groupes ethniques), les langues remplissant des
fonctions véhiculaires entre migrants d’origine différentes (wolof, lingala, mais aussi
portugais) et le français qui peut aussi devenir langue identitaire puisque langue de
prestige. Il existe un remaniement indéniable du répertoire en contexte migratoire, les
langues remplissant des fonctions identitaires d’une part, de communication d’autre
part, étant privilégiées.
Quelques évolutions
Parmi les évolutions depuis mon travail de thèse, il faut noter chez certains
groupes ethniques la volonté de valoriser les langues premières. Cette volonté était déjà
manifeste par la création dans les années soixante-dix des associations de défense du
pulaar (KJPF12) et du soninké (APS13). Ces deux associations existent toujours. Il est
possible depuis 1998 de passer une option pulaar ou soninké au baccalauréat. Cette
option est préparée par des cours donnés par des personnes lettrées en pulaar dans le
cadre d’associations de promotion de la langue et de la culture. Nous avons des
12
Kawtal Jangoode Pulaar (Fulfulde), Association pour la promotion et la transcription de la langue
peule.
13
Association de Promotion du Soninké (le nom de l’association est en français, le site bilingue). On note
que la siglaison se fait à partir du français pour le soninké, directement en pulaar pour le KJPF.
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14
Il s’agit d’un des résultats de l’enquête de 2011 à paraître.
15
Entretien avec Rama Gueye avril 2011.
16
Les Maliens sont très représentés en Ile-de-France parmi les Africains noirs. Le bambara ne fait pas
pour autant l’objet des mêmes actions de promotion que le soninké et le pulaar.
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nous ont dit avoir appris le wolof lors de leur séjour à Dakar et ne le parler que rarement
depuis qu’ils sont en France. La langue ethnique pour les Sahéliens remplit les fonctions
identitaires, on vient d’un groupe ethnique avant de venir d’un pays, et l’expansion du
wolof est plutôt perçue comme une menace.
Enfin, nombre d’adultes ont fréquenté l’école coranique dans le pays d’origine.
Cela ne fait pas pour autant de l’arabe une langue parlée ou comprise. On retrouve la
même extériorité de l’arabe pour les enfants qui fréquentent aussi l’école coranique,
qu’ils soient nés ici ou dans le pays d’origine. La situation est glosée comme telle par
les enfants : « l’arabe c’est pour la religion », l’arabe est lu sans être compris, il n’est
pas représenté ou revendiqué comme faisant partie du répertoire langagier. Cette
extériorité de la langue écrite diffusée depuis le XIe siècle au Sahel est importante pour
l’appréhension des cultures d’apprentissage et du rapport à l’écrit. J’y reviendrai au
chapitre 5.
D. Moore (2006, p. 34) note que tous les migrants sont soumis à deux ordres de
pressions linguistiques. D’une part la pression linguistique du groupe d’origine qui
incite à maintenir la (les) langue(s) d’origine et à les transmettre aux enfants, d’autre
part des pressions de la part de la société d’accueil incitant à privilégier la langue du
pays d’installation.
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complexes
dans le pays d’installation, mais surtout langue officielle du pays d’origine, langue du
pouvoir, langue des lettrés, langues de prestige.
J’avais déterminé (doc n° 2, 1997, p. 106-107) une liste de critères influant sur les
glottopolitiques familiales et conduisant à la transmission ou non de la langue africaine
familiale aux enfants, à sa pratique en famille. Je me permets de reprendre cette liste car
les observations effectuées depuis lors ne montrent pas grand changement :
-‐ la place et les fonctions occupées par le français dans le pays d’origine ;
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Chapitre
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L’existence des phénomènes véhiculaires peut rejaillir sur les enfants : certains
ont acquis une compétence au moins passive dans les langues de communication
intergroupes lorsqu’elles font partie du répertoire de leurs parents : wolof, pulaar,
portugais. Les langues européennes apprises à l’école (anglais, espagnol, portugais)
n’étaient pas revendiquées comme faisant partie du répertoire dans l’enquête des années
quatre-vingt dix, elles le furent par certains enfants dans les enquêtes effectuées dans
des classes d’accueil plus récemment (2004 et 2008). La tendance est nettement à la
réduction du nombre de langues africaines parlées d’une génération à l’autre. La langue
véhiculaire (ou tout du moins certains rudiments) peut être apprise ultérieurement lors
de voyage en Afrique par les enfants devenus jeunes adultes. Les langues européennes
apprises à l’école viennent éventuellement compenser cette réduction. On trouve un
reste de ce rapport au plurilinguisme dans l’inscription d’un nombre non négligeable de
jeunes d’origine africaine dans les filières de langue, notamment en LEA. C’était le cas
d’une jeune fille dont j’ai interrogé les petits frères (Amadou et Idrissa).
On note un second décalage entre les générations : les parents restent souvent
dominants en langue première, les enfants en français, ce qui induit des répartitions des
apprentissages langagiers au sein de la famille : les ainés se chargeant d’un certain
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Le travail se fait en commun avec Aboubakri Kébé.
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complexes
pour mener des travaux comparatifs sur les phénomènes d’hybridation linguistique dans
les couples de langues français / wolof ; français / pulaar en France et au Sénégal. Ce
travail serait à mener en collaboration avec le groupe écrilecte de notre laboratoire. Il
semble y avoir ici l’émergence de pratiques de bilittératies ou de plurilittératies dans des
langues traditionnellement orales alors que les supports traditionnels de l’écrit, le livre,
la lettre soient peu concernés.
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complexes
formation linguistique et disposant d’un niveau scolaire minimal pour pouvoir être
embauchés sur des supports emplois jeunes.
Très vite, une fois sur place, l’hypothèse linguistique m’a semblé un peu courte :
les enfants appartenant au groupe karipouna, parlant un créole archaïque et souvent
originaires du Brésil, montraient les mêmes difficultés mais surtout, l’ensemble des
élèves et de la population du bourg semblait davantage plurilingue que bilingue (langue
du groupe culturel ou ethnique, français langue officielle). En particulier, les enfants
appartenant au groupe culturel palikur semblaient tous soit créolophones soit
lusophones. Il était donc impossible d’invoquer la plus grande différence typologique
pour expliquer les difficultés : ils parlaient tous au moins une langue romane, en plus de
leur langue identitaire. Ce plurilinguisme généralisé me fut en outre confirmé par bien
des acteurs sociaux sur place.
Je ne reprendrai pas en détail ici les analyses des réponses qui ont été présentées
dans le document 13. Je noterai tout d’abord que cette enquête était la première du
genre : il n’y avait eu jusqu’alors aucune enquête sociolinguistique d’envergure en
Guyane pour mesurer le plurilinguisme. La situation était davantage perçue comme
celle de doubles monolinguismes (langue du groupe culturel / français), les langues
18
L’adaptation a dû être très rapide compte tenu de la durée de la mission et de l’approche des vacances
de printemps : je n’ai eu que quelques jours pour mettre en place une méthodologie adaptée à la situation
sur place.
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autochtones étant considérées comme territorialisées dans des villages distincts. Le cas
des langues immigrées était traité à part. La tâche prioritaire des linguistes était alors
perçue comme la description des langues de Guyane qui étaient depuis peu (1999)
devenues langues de France19. La création de matériel bilingue, y compris sur support
électronique, était censée remédier à un certain nombre de difficultés scolaires ou à
favoriser l’apprentissage du français.
Je me suis éloignée du terrain guyanais pour des raisons familiales mais tiens à ne
pas passer sous silence cet aspect de mes recherches car la réflexion sur ce terrain est à
la fois proche des problématiques africaines par certains aspects : une approche qui doit
être en partie anthropologique, le plurilinguisme généralisé, une situation de domination
issue de la colonisation et – par d’autres aspects – très lointaine : nous ne sommes pas
sur le même continent, les populations sont différentes, la Guyane n’est pas un état
indépendant mais un département français, les populations autochtones sont davantage
minorées que celles qui ont été amenés de force et a fortiori de celles qui ont migré
volontairement… Tout ceci m’a permis des mises en perspective riches. On en trouve
un exemple dans le document 38, 2011 « Cultures d’apprentissage : quels éclairages
pour Mayotte ? » (accepté, à paraître) que je présenterai dans le dernier chapitre de cette
note. Ce travail m’est aussi précieux parce que mon intervention a contribué à un
19
Il s’agit des langues suivantes : créole guyanais, kali’na, wayana, arawak, palikur, wayampi, émerillon,
aluku, njuka, paramaka, saramaka, hmong (dans l’ordre de présentation et en respectant la graphie retenue
dans Cerquiglini 2003).
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parlée « entre copains ». Il est aussi une langue parlée dans certaines familles que l’on
considère traditionnellement comme « des Palikur ».
La quatrième langue importante est bien sûr le palikur, bien que l’enquête ait
montré une déperdition de cette langue et une moindre transmission au profit du créole.
Il est intéressant de noter que cette déperdition ne concerne pas les autres langues
amérindiennes, l’émerillon (teko) et le wayampi, parlées par des adolescents scolarisés
au collège mais venant de villages en amont du fleuve. Ces deux langues sont en contact
récent avec le français, la création de l’Inini en 1930 ayant contribué à isoler ces
populations jusqu’en 1969. A l’inverse, le palikur est en contact avec les langues
romanes depuis cinq siècles. Surtout, d’après les explications des adolescents (doc 37),
les parents de ceux-ci ont choisi de ne pas transmettre le palikur et de leur parler en
créole pendant la petite enfance, ce qui ne semble pas être le cas pour les autres groupes
amérindiens sus-cités.
20
Il en serait de même des langues noir-marron peu présentes à Saint-Georges.
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complexes
Remarques méthodologiques
21
Je notais l’exotisme de la méthode de lecture « Gafi le fantôme » dans le village de Trois-Sauts en
amont du fleuve, accessible en pirogue, mais il y a des rapides. Les images représentant des enfants dans
le supermarché de la cité jouant avec le Caddie étaient bien insolites.
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Décrire
des
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plurilingues
complexes
maison, autres oiseaux de la forêt) que d’humains. Cependant les observations de classe
m’ont permis de mieux comprendre les raisons du silence des enfants amérindiens en
classe.
Enfin, ce qui constituait une bonne part de l’interrogation de départ : les raisons
de l’échec scolaire des enfants appartenant aux groupes culturels amérindiens, semble
se trouver plutôt du côté des normes d’interaction langagières dans les relations adultes /
enfants que dans des difficultés strictement linguistiques. D’après mes observations, les
difficultés de compréhension dans les petites classes sont moins à situer du côté de la
morphosyntaxe ou du vocabulaire employé à l’école que dans le sens donné, ou non,
aux interactions langagières en vigueur dans le cadre scolaire. Ce point, ayant contribué
à nourrir une réflexion sur les cultures d’apprentissage sera repris au chapitre 5.
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complexes
Nous nous inscrivions dans une « approche plurilingue » telle que définie par le
CECRL 2001 : 11. Ce point de départ a conduit à une réflexion sur les dimensions du
plurilinguisme des adolescents que nous voulions mettre au jour. Nous faisions aussi
l’hypothèse que deux langues jouaient un rôle particulier dans la construction du
plurilinguisme de ces adolescents : la langue de référence et la langue d’appartenance au
sens de L. Dabène (1994), ces dimensions étant elles-mêmes dépendantes des situations
sociolinguistiques des pays d’origine. Dans un premier temps nous avions schématisé
les plurilinguismes supposés des adolescents d’origine africaine en distinguant trois
catégories de langues (doc n° 23 p. 26, 2005) :
22
Dans la mesure où la grande majorité du travail concernant cette recherche est collectif j’utiliserai le
nous (Clara Mortamet et moi) pour en parler.
42
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
43
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
On note qu’il n’y a que peu de rupture entre les usages oraux et écrits des
langues : dans une certaine mesure toutes les langues se parlent et
s’écrivent. Ces élèves se trouvent dans une situation comparable à celle
de la France.
Remarques
méthodologiques
Le corpus recueilli dans cette recherche s’est avéré très intéressant et a permis
différentes analyses et approches complémentaires. Son intérêt tient en partie à la
méthodologie d’enquête mêlant entretiens semi-directifs et dessins. Je m’arrêterai plus
longtemps sur les aspects méthodologiques de mes recherches dans un chapitre
ultérieur. Je ne présente donc pour l’instant que brièvement les modalités d’enquêtes.
44
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
Nous avons d’abord demandé aux enfants de dessiner ce qui se passait dans la tête
de personnes parlant plusieurs langues reprenant en cela certains des travaux de V.
Castellotti et D. Moore (2001, 2005). Certains ont représenté leur plurilinguisme
langagier d’autres un plurilinguisme idéal. Cette double modalité d’enquête, entretiens
et dessins, s’est avérée particulièrement intéressante avec des adolescents en cours
d’acquisition du français : ce qu’ils ne savaient pas dire, ils savaient souvent le dessiner.
Les dessins se sont révélés étonnamment riches et variés. De plus, ces deux modes
d’approche ont permis de mettre en relation ce que les adolescents présentaient dans le
discours et ce qu’ils représentaient dans leurs dessins. Cette comparaison des deux
modalités d’expression permettra d’approcher plus finement notre corpus. L’analyse ne
sera pas la même selon que l’on parte des entretiens, ce que nous avons surtout fait dans
le doc n° 23 ou - situation plus rare en sciences du langage - selon que l’on parte des
dessins, les entretiens venant étayer les remarques faites à partir des représentations
graphiques et non l’inverse. Ce que j’ai fait dans le document n° 31 (2009). Enfin dans
deux autres publications (doc n° 24, 2007 et 27, 2008), nous avons étudié les décalages
entre représentations graphiques et orales.
45
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
Quelques résultats
23
Voir le mémoire de V. Rapatel, 2011 (dir. C. Mortamet).
24
Voir le mémoire de V. Prod’homme, 2011, sous la direction de C. Mortamet consacré aux adolescents
géorgiens, il montre une variable genre très nette dans les dessins.
46
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
souvent traversé des situations difficiles voire dramatiques. Voici les conclusions que
nous avons tirées dans la première publication sur ce corpus :
Par ailleurs, il est difficile de pousser trop loin la comparaison entre les
deux groupes que nous avions posés « pays de l’est » et « Afrique noire »,
d’une part parce que nous n’avons sélectionné que huit entretiens sur
vingt-huit, d’autre part parce que nous avons vu un effet établissement
assez net. On voit deux politiques d’établissement différentes concernant
le plurilinguisme.
(…) On peut légitimement s’interroger sur les conséquences qu’ont ces
politiques linguistiques différentes sur les représentations des adolescents
de leur propre plurilinguisme, sur leur appropriation du français et sur
leur devenir scolaire. Doc. n° 23 p. 56
Nous avons classé ici les élèves en fonction du mode d’apprentissage des
langues dans leurs pays d’origine. Ce classement correspond tout à fait à
ce qui était attendu, étant donné notre connaissance des systèmes
scolaires et des situations sociolinguistiques de ces pays. Ce qu’il faut
retenir, c’est qu’en dehors de Cristina, aucun des élèves que nous avons
rencontrés n’a une expérience atypique par rapport au système scolaire
de son pays d’origine : schématiquement, les Africains ont appris leurs
langues hors de l’école et les Caucasiens en dehors et à l’école. (…)
47
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
Les adolescents originaires des ARS sont les seuls à représenter leurs langues
sous des formes écrites, dessinées comme des livres ou sortant de la bouche dans leur
propre alphabet. Il y a une corrélation forte entre représentations des apprentissages
linguistiques et la forme écrite des langues. De plus cette différentiation en fonction de
l’origine géographique se retrouve aussi dans les dessins lorsque l’on classe sur des
critères visuels (doc. n° 31, 2009). Les adolescents originaires des ARS dessinent des
cerveaux dans lesquels de gros traits noirs séparent les langues qui sont souvent
nommées en fonction des pays : langue arménie, langue russie, etc. On y voit aussi
nombre de drapeaux. La langue est assimilée à un territoire dans des frontières
clairement délimitées. En revanche, les enfants originaires d’Afrique de l’Ouest
présentent les langues dans des espaces non séparés, non cloisonnés. Ils ont une
représentation analogique des langues au sens de L-J. Calvet 2004 alors que les
adolescents ARS ont une représentation digitale. Mais les premiers ont vécu en paix
alors que les seconds, souvent en attente du statut de réfugié politique pour leurs
parents, viennent du Caucase où les situations politiques étaient tendues. Les
adolescents originaires d’Afrique centrale constituent un troisième cas de figure : il y a
des espaces différenciés mais sans cloison, les langues européennes peuvent être
représentées à différents endroits. C’est que, si nombre d’entre eux sont arrivés en
France suite à des situations de violence, la plupart parlaient déjà le français et/ou
d’autres langues européennes dans le pays d’origine. Certains font aussi référence à des
parlers urbains mixtes. Le fait que les dessins des adolescents nous renseignent à ce
point sur la géopolitique des pays d’origine reste un joli résultat de cette recherche.
Enfin, la comparaison des dessins et des entretiens nous a permis de nous pencher
sur les situations où discours et dessins divergeaient (doc n° 24, 2007 et n° 29, 2008).
Les publications pour lesquelles nous avons écrit étaient centrées sur la subjectivité25
25
M. Dreyfus et G. Rosse (dirs.), 2007, Traverses n°9, Plurilinguismes et subjectivité, Montpellier,
Presses universitaires de Montpellier.
48
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
(doc n° 24) ou la construction des identités plurilingues26 (doc n° 29). Nous nous
sommes alors intéressées à la façon dont les adolescents présentaient leurs langues et
hiérarchisaient certaines d’entre elles. Nous avons mis en avant trois critères de
présentation : les langues d’évidence, celles qui sont présentées en premier et sans
détour ; les langues occultées, celles que l’adolescent cache dans un premier temps à
l’enquêteur ou qui sont difficiles à « avouer » ; et les langues d’avenir, celles qui sont
considérées comme devant être le plus utilisées dans l’avenir. Quelques adolescents
occultent certaines de leurs langues, situation sur laquelle je reviendrai dans le chapitre
suivant et qui semble, dans ce corpus, liée aux situations sociales et scolaires traversées
mais aussi à la glottopolitique du collège. Dans un registre plus optimiste, certains
« oublient » de représenter dans leurs dessins certaines langues qu’ils parlaient avant
leur arrivée en France, non pas parce qu’avouer leurs langues premières est difficile,
l’entretien le confirme, mais parce qu’ils mettent en avant la nouvelle identité qu’ils se
souhaitent : celles d’un futur travailleur étatsunien par exemple, parlant la langue
France et la langue Amérique ou celle d’un européen « de l’Ouest » parlant français et
anglais.
En résumé, c’est une vision à la fois complexe et dynamique que nous ont livré
les représentations des adolescents de classes d’accueil. L’importance des cultures
d’apprentissage originelles a été fortement relativisée par les situations sociales
différenciées dans les pays d’origine, par la situation scolaire ici, par l’investissement
aisé ou plus difficile dans l’avenir de chacun d’entre eux en fonction d’une migration
plus ou moins bien vécue. Le travail est actuellement complété par les mémoires de
recherche-action de nos étudiants, ce qui nous permet d’élargir notre questionnement à
des populations peu représentées dans la région, comme les Chinois27 - ou que nous
avions d’abord exclues puisque notre point de départ était théorique et centré sur les
divergences oral / écrit : Kurdes, Maghrébins, Portugais, Turcs. D’autre part, le rapport
à l’écrit et notamment les difficultés supposées de l’orthographe française ont été
récurrentes dans les entretiens auprès des adolescents comme dans ceux effectués
auprès des adultes en 2011. Les questions de normes et d’écarts entre les formes orales
et écrites dans les langues semblent importantes dans la perception des obstacles à
26
P. Martinez, D. Moore, V. Spaeth, 2008, Plurilinguismes et enseignement. Identités en construction,
Paris, Riveneuve éditions.
27
Voir le mémoire de M-A. Boucher, 2011, dirigé par C. Mortamet.
49
Chapitre
1
:
Décrire
des
situations
plurilingues
complexes
l’apprentissage du français. Il faudrait donc inclure dans nos prochaines enquêtes des
personnes dont les langues d’origine ont des formes très proches à l’oral et à l’écrit
(portugais, turc) ou très éloignées (arabe, chinois). La mise en relation des deux
générations s’annonce en outre intéressante.
50
Chapitre
2
Retour
sur
quelques
notions
transversales
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
52
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
identitaires »), les statuts et les rôles sociaux (l’ « identité masculine »,
« l’identité au travail »), les cultures de groupe (les identités
« nationales » et « religieuses »), pour désigner une pathologie mentale
(les troubles de l’identité) ou encore pour exprimer l’identité personnelle
(quête de soi, le moi).
53
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
Pour lui l’identité est l’ensemble des critères de définition d’un sujet ou
d’un groupe qui sont les caractéristiques grâce auxquelles les autres
identifient le sujet ou le groupe. (…) Il distingue l’identité étique (…) de
l’identité subjective (…)
La définition était destinée aussi bien à l’individu qu’au groupe, cela convenant
davantage à la situation des migrants africains en France. J’insistais sur les liens
dialectiques entre individuel et social lesquels restent souvent mis sur le même plan
(sujet ou groupe cf. supra). Restait le problème de la définition de l’identité sociale et
« des autres » qui identifient le sujet ou le groupe. Pour les jeunes de la seconde
génération, l’identité ethnique s’élargissait au contact de la société française : de
54
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
A l’inverse, je notais que pour les parents sahéliens, les critères grâce auxquels
autrui identifient le sujet ou le groupe comme l’appartenance ou la réussite sociale
restaient (et continuent à rester) avant tout ceux du pays d’origine, ce qui n’était pas
toujours le cas pour la génération née ici28. La notion d’identité individuelle et
collective doit donc prendre en charge l’existence de deux espaces de référence pour les
adultes, ici et là-bas, et ce dans sa conception. Il faudrait donc un modèle, incluant les
changements de lieu, d’autrui, donc de soi pour autrui, une identité sociale à géométrie
variable. La liberté laissée au sujet peut en outre ne pas être la même dans les deux
espaces. A ce stade, il semble nécessaire de rendre compte de la contribution de F.
Héritier au séminaire sur l’identité organisé par C. Levi-Strauss en 74-75 (Lévi-Strauss
1977).
28
L’importance des deux espaces de référence est justement notée par C. Deprez, 2000, dans son article
intitulé « Pour une conception plus circulante des langues mises en jeu dans les déplacements
migratoires ».
55
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
Dans ce cadre, l’identité ne concerne l’individu qu’en tant que membre du groupe.
La confrontation est aussi entre société traditionnelle où les communautés s’auto-
régulent : le rôle assigné est consenti, intériorisé et voulu – et les sociétés post-
modernes où les individus sont de plus en plus sommés de construire leur propre
existence, de donner sens à leur vie. Nous en trouvons un exemple proche de nous à la
fois géographiquement et temporellement. Lors de l’enquête alternance des langues
français / pulaar, nous avons recueilli, en décembre 2010, le témoignage d’une
interprète-médiatrice (corpus Fall), travaillant pour l’hôpital du Havre depuis plus de
vingt-cinq ans et qui nous a longuement parlé du maintien de la division en castes chez
les Pulaar havrais. Les familles habitent les mêmes immeubles depuis plus de trente ans,
les pères travaillent dans la même usine mais, donner sa fille en mariage à un « captif »
ou à un « pêcheur » si on est « noble » peut être inconcevable, même si celle-ci est
enceinte29 dudit captif ou dudit pêcheur. Le code de l’honneur en vigueur au pays et les
divisions sociales assignées en fonction de la naissance demeurent30 même si elles ne
semblent plus avoir de réalité dans le nouvel environnement. Aucune pirogue ne sort du
port du Havre, les « pêcheurs » ne pêchent pas plus que les « nobles » ne travaillent la
terre. Cette place assignée en fonction du groupe d’origine est globalement contestée
par la deuxième génération.
La même acception qui met en avant l’identité groupale est partiellement reprise
par S. Mufwene31 en sociolinguistique (1997 : 160-165) :
29
Il s’agit de la position des familles les plus conservatrices.
30
La question des mariages est d’autant plus sensible que les communautés restées au Fouta sont
dépendantes économiquement des migrants. Marier sa fille avec un compatriote resté au pays, c’est lui
permettre de venir en France et donc de continuer les transferts d’argent (corpus Mbow). Les questions
symboliques ne sont pas indépendantes des questions économiques voire du maintien de la population
dans le berceau symbolique du groupe. Il faut noter que le nombre de mariages arrangés a
considérablement baissé depuis la fin des années quatre-vingt-dix suite à la révolte des jeunes filles, aux
campagnes de sensibilisation des associations et des pouvoirs publics, au nombre élevé de divorces qui
ont suivi certains de ces mariages.
31
Dans Moreau M-L. (dir.), Sociolinguistique. Concepts de base, Bruxelles, Mardaga.
56
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
57
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
Cette idée est notamment développée par F. Laroussi 1997 qui insiste sur la non
univocité du processus (1997 : 23-24) :
58
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
des adultes, c’est davantage une identité plurilingue qui est revendiquée par ceux-ci
comme faisant partie de l’identité africaine que l’on pourrait gloser comme suit : nous
sommes des Africains, nous parlons beaucoup de langues (Corpus AFERE). Une
modalité d’enquête qualitative permet d’avoir une vision plus affinée.
Par ailleurs dans les modèles psychanalytiques, l’identité se construit par des
périodes d’identification, identisation, dans des phases successives pendant l’enfance
puis l’adolescence pour arriver à l’âge adulte, l’identité ne subissant plus de
changements majeurs à ce stade (E. Marc 2005). Cette conception convient mal aux
phénomènes migratoires qui peuvent entrainer (ou non) de profondes restructurations
dans l’identité du sujet, l’acculturation doit être prise en compte. La dynamique du
modèle ne doit pas s’arrêter au début de l’entrée dans l’âge adulte. La construction
identitaire tout au long de l’existence est prise en charge par J-C. Kaufmann 2004 qui
propose la métaphore de la double hélice, sociale et individuelle, pour représenter la
construction identitaire tout au long de l’existence, les deux hélices s’influençant
mutuellement. Il faut néanmoins que l’hélice sociale aient des pâles suffisamment larges
pour prendre en compte non seulement les attributs sociaux dans une société occidentale
comme le métier, les possessions, les réseaux relationnels, les loisirs, les engagements
éventuels, etc., et la place occupée par le sujet dans sa communauté d’origine qui peut
être la caste, la position dans la famille, etc. Cet ouvrage montre un effort conséquent de
théoriser les relations entre les dynamiques individuelles et sociales. Nous avons vu
plus haut que les termes individu et groupe sont souvent juxtaposés, séparés par une
32
C’est l’image (gourmande) de la pâte feuilletée ou du mille-feuille qui me vient à l’esprit.
59
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
J’ai par la suite utilisé le modèle de la double hélice dans le doc. n° 29, 2008, il est
en effet bien adapté pour rendre compte des dynamiques linguistiques en situation
migratoire, notamment pour des adolescents scolarisés en classe d’accueil. (F. Leconte
et C. Mortamet 2008 p. 168)
Les identités plurilingues dans cette définition sont construites, vues comme des
processus, comme nous engageait à le faire le titre de la publication : Plurilinguismes et
enseignement. Identités en construction. Nous notions en outre que certaines langues
étaient occultées, rejetées du répertoire langagier, y compris lorsqu’elles étaient des
langues premières ou de première scolarisation alors que d’autres, inconnues ou peu
pratiquées, étaient investies comme langues d’avenir. Nous avions choisi d’analyser ce
corpus selon trois axes : les langues d’évidence, d’avenir, occultées. L’écart constaté
entre les répertoires réels et les répertoires représentés, oralement et par le dessin,
montre à quel point le répertoire verbal et scriptural, acquis dans des situations sociales
60
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
diverses et souvent imposées, est retravaillé par le sujet. Certaines langues sont
appropriées, d’autres rejetées. Cette activité réflexive est d’autant plus importante à
l’adolescence et chez des jeunes qui ont un répertoire langagier composite, complexe,
en évolution rapide du fait de leur scolarisation récente dans un collège français où on
leur propose ou non des enseignements de langue vivante étrangère. Nous verrons en
outre ci-après comment l’influence d’une situation sociale légitimante (sur de
nombreuses autres traversées pour ces jeunes) peut influer sur cette construction.
Dans cette définition, le plurilinguisme n’est pas vraiment évoqué, il le sera dans
l’ouvrage de 199933. L’expression est en outre vue uniquement sous des modalités
orales. Cette prise en compte uniquement de l’oral dans la définition de l’insécurité
linguistique ne m’a pas convenu : ayant effectué des entretiens auprès d’élèves d’écoles
primaires dans un cadre scolaire, il m’est tout de suite apparu que l’insécurité
linguistique en français était aussi liée à des tâches scripturales. J’ai donc repris la
33
L-J. Calvet 1999, Pour une écologie des langues du monde, Plon, Paris.
61
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
Par la suite, j’abordais les normes de référence pour les langues africaines qui ne
pouvaient être que différentes de celles du français. Traditionnellement en Afrique ce
sont les vieux, les plus monolingues et maniant avec le plus d’aisance les usages
littéraires de la langue comme les proverbes ou les contes, qui sont considérés comme
les meilleurs locuteurs. Il n’y avait pas ou peu, au moment de cette enquête, de fixation
de norme dans des objets écrits tels que des grammaires et des dictionnaires. Leur
diffusion était confidentielle et concernait davantage la diaspora et des militants. La
situation a certainement évolué depuis lors grâce à la plus grande diffusion des formes
écrites de certaines langues africaines, aux actions d’alphabétisation dans les langues
locales et au développement d’enseignements en langues africaines. Dans les années
quatre-vingt-dix, la représentation traditionnelle restait majoritaire (les vieux meilleurs
locuteurs, la référence étant orale) même si elle était battue en brèche chez certains
adultes migrants en France confrontés quotidiennement à l’écrit en français. En résumé
prendre en compte l’insécurité linguistique conduit à prendre en compte les instances
normatives, celles qui donnent la norme prescriptive au sens d’A. Rey (1972), celles qui
produisent les processus de sécurisation / insécurisation. Dans le cas ci-dessus les
instances normatives pour les langues africaines étaient très différentes des instances
normatives de la société française : société idéalement monolingue dans laquelle il
existe un réel fétichisme de la norme écrite.
34
Je souligne aujourd’hui.
62
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
dictées, les exercices de français, les exercices structuraux. A l’inverse les exemples de
difficultés en langues africaines furent des réalia spécifiques à la société française
(moto) ou des expressions temporelles (là encore non traduisibles en L1, le temps ne
s’exprimant pas de façon linéaire dans ces langues).
Parmi les premiers résultats que j’ai pu observer quant à l’insécurité linguistique
des enfants et adolescents originaires d’Afrique noire, j’ai d’abord pu noter une
corrélation positive entre insécurité linguistique et durée de scolarisation des parents.
La durée de scolarisation des parents influait de deux manières : les enfants dont
les parents avaient bénéficié d’une scolarité « longue » – au moins jusqu’au collège35-
déclaraient une insécurité linguistique dans leur langue africaine familiale. Mais leurs
35
Dans l’échantillon de 356 questionnaires retenus, j’ai regroupé dans une même catégorie les parents
scolarisés au collège, au lycée, à l’Université, en faisant l’hypothèse que le passage au collège
représentait en Afrique francophone à l’époque un gage de francisation et une acculturation minimale à
l’écrit. Rappelons que dans la majorité des anciennes colonies françaises d’Afrique noire le concours
d’entrée en sixième a été maintenu. Le regroupement de ces trois catégories (collège, lycée, université)
représentait moins de 20 % de l’ensemble de l’échantillon, alors qu’on peut raisonnablement penser que
les enfants avaient eu tendance à surestimer la durée de scolarisation de leurs parents dans une enquête
menée par questionnaire écrit à l’intérieur de l’institution scolaire. La majorité des parents n’avaient pas
fréquenté l’école de type occidental, certains ont néanmoins été scolarisés à l’école coranique.
63
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
parents étaient alors le plus souvent francophones lors de leur arrivée en France et
maitrisaient alors la lecture et l’écriture dans cette langue. Dans ce cas, l’insécurité
linguistique était davantage liée à des difficultés d’expression dues à une faible pratique.
Les parents, à l’aise en français s’adressaient à eux le plus souvent en français et étaient
à même de les aider pour leur travail scolaire. Dans le document n° 3, je montre sous
forme de tableaux la correspondance entre une scolarisation des parents au moins égale
au collège et le sentiment de « ne pas bien parler sa langue familiale ». Nous avons là un
cas de figure relativement banal : de faibles pratiques entrainent des difficultés
d’expression. L’instance normative, celle qui prescrit le bien parler est en outre interne
au groupe. C’est ainsi que les enfants pulaar sont, à pratique linguistique équivalente à
d’autres groupes, légèrement plus insécures. Mais les adultes pulaar sont réputés pour
leur purisme et leur conservatisme linguistique. Il est probable qu’ils soient plus
exigeants sur les productions des enfants.
A l’inverse lorsque les parents n’avaient pas été scolarisés, les enfants et
adolescents étaient en insécurité linguistique en français : ils répondaient au
questionnaire écrit que le français était une « langue difficile à apprendre », les
adolescents (12 ans et plus) étant nettement plus insécures que les plus jeunes (9 à 12
ans) à caractéristiques sociales comparables36. Ce qui semblait révélateur dans ces
réponses, c’est la difficulté ressentie par des collégiens pour des tâches scolaires lorsque
les parents, peu ou non lettrés en français ne peuvent les aider dans leur travail. Ils
déclaraient par ailleurs très majoritairement, à plus de 75 %, expliquer des mots français
à leurs parents. L’insécurité linguistique vis-à-vis du français scolaire n’empêche pas
l’activité de médiation linguistique et culturelle telle qu’elle a été notée dans d’autres
travaux sur les pratiques langagières dans les familles migrantes (C. Deprez 1994). Pour
cette recherche, j’ai pu éclairer des résultats globaux de l’enquête par questionnaire
grâce à des entretiens semi-directifs. La difficulté supposée du français scolaire a été
glosée par un des enfants interviewés (10 ans) me disant que ce qui était difficile dans le
français c’était « de parler en faisant des phrases réponses » Corpus Moussa37, c’est-à-
36
La caractéristique sociale la plus remarquable est ici la durée de la scolarisation des parents.
37
Pour le corpus « familles africaines », j’ai interviewé en priorité d’anciens élèves que j’avais pu
observer en train d’apprendre le français lors de leur scolarisation en maternelle. Au moment des
entretiens, ils étaient en cycle 3. Lors de l’analyse des entretiens, je me suis remémorée une foule de
détails sur la manière dont ils avaient appris le français. J’ai aussi interviewé des adultes que je
64
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
dire de parler selon les modèles des exercices structuraux. Mais personne ne parle
comme un exercice structural ! Personne ne fait subir de transformation à ses énoncés !
En résumé l’insécurité linguistique en français se développe par rapport à la norme
scolaire et non par rapport à l’idiome parlé quotidiennement, elle est doublée d’une
insécurité scripturale. L’instance légitime, celle qui prescrit la norme est extérieure au
groupe.
En relisant avec plusieurs années de recul les entretiens, j’ai le sentiment que les
phénomènes d’insécurité oraux et scripturaux sont souvent abordés distinctement par
des chercheurs et dans des sous-domaines différents. L’étude de l’insécurité / sécurité
linguistique est du domaine traditionnel de la sociolinguistique, elle fait même partie de
ses travaux fondateurs (W. Labov 1976). Dans ce cas, l’insécurité linguistique était
étudiée dans un contexte monolingue ou tout du moins construit comme tel. La sécurité
/ insécurité linguistique sera d’autant plus prise en compte que l’insécurité linguistique
est désormais considérée comme étant à l’origine d’évolutions linguistiques. C’est du
reste le changement phonétique, exclusivement oral, qui a d’abord été étudié et l’on sait
que l’écrit est plus conservateur. En revanche, les questions de lecture / écriture, les
études littératiques me semblent peu en lien avec la problématique de la
sécurité/insécurité. L’insécurité linguistique scripturale conduit souvent à la paralysie à
l’inhibition : les gens n’écrivent pas ; cela est plus difficile à étudier. On étudie les
difficultés d’entrée dans l’écrit dans le domaine didactique, davantage d’un point de vue
cognitif. Une autre entrée possible est l’étude de pratiques sociales littératiées38, souvent
en milieu populaire mais rarement plurilingue, sans lien avec l’école ou l’apprentissage.
connaissais par le biais de relations professionnelles ou des responsables d’associations. Aux modalités
d’enquête traditionnelles, questionnaires, entretiens s’est ajoutée l’observation participante.
38
C’est le cas des New litteracies studies, initialement développées en Angleterre. Pour une synthèse voir
Fraenkel et Mbodj-Pouj, 2010.
65
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
Il est probable que les difficultés particulières d’entrée dans l’écrit en français
dues aux spécificités de l’orthographe française aient un peu masqué ce lien entre les
deux formes d’insécurité. Elles apparaissent pourtant clairement dans notre corpus
« enfants d’origine africaine », l’insécurité en français apparaît d’autant plus forte que la
norme est extérieure aux usages ordinaires, les modèles de langue s’appuyant avant tout
sur des formes écrites, quand bien même elles sont oralisées. On peut aussi penser à une
extériorité des exercices métalinguistiques. La question de l’acculturation à l’écrit est
prégnante dans cette insécurité vis-à-vis de l’écrit. On verra dans le chapitre suivant que
la lecture d’un album pour enfants est, à l’inverse, une activité très appréciée par les
jeunes enfants originaires du Maghreb et d’Afrique noire. Mais il s’agit d’un genre qui
conserve certaines caractéristiques de l’oralité, qui procure du plaisir à l’écoute et à la
lecture, beaucoup plus que les dictées et les exercices structuraux…
39
Certains ont été développés lors de la journée notions en question en didactique des langues du 28
janvier 2011, les littératies.
66
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
était parfois interdit à la maison par son père, la coépouse40 de sa mère ne parlant pas le
français. On assistait alors à une réification linguistique et culturelle des espaces dans
lesquelles chacune des langues pouvait être utilisée : le soninké exclusivement à la
maison, seule langue parlée par les adultes à la maison dans ses représentations, le
français à l’extérieur et à l’école. Mais le modèle scolaire, « la langue française »
semblait bien inaccessible, les modèles de langue donnés n’étant jamais utilisés en
dehors de l’exercice structural41. Les savoirs métalinguistiques ne pouvaient être
réinvestis pour une autre langue que le français voire même pour des pratiques
ordinaires. La flexibilité cognitive tant vantée des enfants bilingues n’était visiblement
pas au rendez-vous. Des remarques similaires ont été faites par V. Castellotti et D.
Moore (2005 : 118) Le bilinguisme ne suffit pas. Le réinvestissement des savoirs
métalinguistiques acquis en français vers une tâche langagière dans une langue
inconnue n’est pas systématique. Dans l’étude de V. Castellotti et D. Moore, il
s’agissait d’une tâche collaborative. Il semble que les enfants éveillés au langage
développent des compétences supérieures aux enfants n’ayant pas bénéficié de cet
enseignement dans le réinvestissement des savoirs métalinguistiques pour d’autres
langues. L’avantage bilingue tend à disparaître si les langues sont apprises de manière
cloisonnée.
40
L’interdiction de la polygamie en France a conduit toutes les familles polygames à « dé-cohabiter »,
l’épouse étant arrivée le plus tard s’est vue proposer un logement HLM dans le même quartier sous peine
de ne pas voir sa carte de séjour et celle de son mari renouvelées.
41
En voici un exemple, l’élève doit opérer une transformation passive. Sur le modèle le chat mange la
souris, la souris est mangée par le chat ; la souris mange le fromage / le fromage… etc.
67
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
employées dans l’espace public. Juste après ces propos, il explique que d’entendre le
wolof dans l’espace public français ne le dérange pas parce que sa mère l’utilise
beaucoup. Ainsi si le soninké langue d’appartenance était illégitime dans l’espace
public français, le wolof, langue véhiculaire, était légitime.
La notion de sécurité / insécurité linguistique a été reprise par L-J. Calvet (1999
pp. 159-173) pour y intégrer les situations plurilingues. Il reprend alors la notion de
sécurité42 linguistique formelle : lorsque le locuteur a l’impression de bien parler la
langue A, qui correspond aux premières définitions du couple sécurité / insécurité et
inclut les travaux dans les communautés francophones périphériques (M. Francard
1993). La sécurité linguistique formelle renvoie aux définitions traditionnelles de
l’(in)sécurité linguistique, elle est donc bien connue.
42
Les oppositions ne sont jamais binaires mais se situent sur des continua. Je présente des cas
prototypiques à dessein sachant que les situations sont souvent plus nuancées.
68
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
Ce n’est pas le cas des véhiculaires, qui n’ont pas de dimension identitaire, et qui sont
donc beaucoup plus neutres pour le sujet.
J’ai analysé dans la même recherche le cas d’un enfant originaire du même groupe
ethnique que Moussa, scolarisé dans le même groupe scolaire, aux caractéristiques
sociales comparables mais présentant un profil langagier différent. Il n’y a pas chez
Amadou d’insécurité linguistique formelle en français pas plus que d’insécurité
linguistique statutaire (doc n° 6 pp. 171-173). Les stéréotypes éventuels sur son groupe :
les immigrés auraient un accent, par exemple sont rejetés. Les mêmes remarques
peuvent être faites pour son frère (doc n° 2 pp. 226-228). Ce qui est surtout
remarquable, c’est que cette sécurité linguistique en français et en langue première est
corrélée à des compétences métalinguistiques élevées43. Les deux garçons, âgés de neuf
et dix ans au moment des entretiens, étaient capables de repérer les emprunts de leur
langue familiale au français et de faire la différence spontanément entre emprunts
intégrés et non intégrés « tu vois ils transforment le mot », « comment ils disent
football », de repérer des phénomènes fins d’alternances de langues44, y compris à des
fins stylistiques. Ici, la variable était familiale et surtout subjective. Les études de cas de
personnes aux profils langagiers et sociaux comparables montrent l’irréductibilité du
sujet aux caractéristiques sociales ou ethniques.
A la lumière des autres études de cas qui confirmaient ces corrélations entre
compétences métalinguistiques élevées et absence d’insécurité linguistique formelle et
statutaire, j’ai proposé de mettre en relation ces faits avec l’intériorisation de la
minoration définie comme suit (doc. n° 2 pp. 213-214).
43
La comparaison systématique entre un enfant de chaque famille sécure / insécure a été reprise dans le
document 6.
44
« Elle (sa mère) dit dagandevwadeberi ça veut dire va faire tes devoirs », (littéralement va devoir faire).
Il s’agit d’un exemple parmi d’autres, se reporter aux documents 2 et 6 pour des compléments.
69
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
45
Dans cette première définition, j’hésite entre « dévalorisation » et « minoration ». Dans des
publications ultérieures, par exemple dans le document 3, j’ai préféré intériorisation de la minoration qui
me semble plus juste car davantage centré sur les processus langagiers.
70
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
L’interdit que ces enfants portent vis-à-vis de leur langue familiale dans l’espace public,
qui peut aller jusqu’à la honte, conduit non seulement à une souffrance mais peut obérer
leurs résultats scolaires puisque le réinvestissement de certains apprentissages se fait
plus difficilement, les univers affectifs et cognitifs des sujets étant cloisonnés. De plus,
dans le cas de l’apprentissage d’une langue seconde, le passage par la production orale
est important. S’il est vrai que l’on a tendance en didactique des langues aujourd’hui à
considérer voire à enseigner les différentes composantes de la compétence
(compréhension écrite et orale, production écrite et orale) comme étant indépendantes
voire autonomes (Beacco 2008), il me semble à l’inverse que ces différents niveaux
sont interdépendants, surtout chez des enfants en cours d’apprentissage du français
langue seconde et langue de scolarisation. Les besoins langagiers d’un enfant scolarisé
en français en France sont oraux et écrits.
Chez les plus jeunes, certains ne s’autorisent à parler en classe que lorsqu’ils sont
suffisamment sûrs de leur production et de son adéquation avec le français. Il faut aussi
que l’école univers étrange, le devienne un peu moins pour être moins angoissant et que
la parole puisse se libérer. Après la publication de l’ouvrage La famille et les langues, je
m’étais promis de continuer à travailler sur le sujet, c’est d’ailleurs la conclusion de la
seconde partie de l’ouvrage (doc. n°2 pp. 254-256). La participation à des projets de
recherche collectifs au sein de l’équipe Dyalang46 puis un recrutement à l’université
d’Orléans et ma participation au projet palikur ne me l’ont pas permis. Cette
préoccupation est restée en friche. J’ai néanmoins perçu des phénomènes similaires
chez les enfants amérindiens scolarisés mais n’ai pas pu approfondir suffisamment dans
des entretiens. L’intériorisation de la minoration était telle qu’ils ne s’exprimaient que
très peu (voir doc. 37, 2011) dans la langue de scolarisation. J’ai d’abord eu affaire à
des Indiens silencieux.
46
Il s’agit des recherches collectives Récit enfantin et Hétérogénéité linguistique des élèves et des
étudiants dans l’académie de Rouen présentées au chapitre suivant.
71
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
à la maison, langue elle-même minorée dans le pays d’origine, une (in)sécurité formelle
en français et une difficulté à investir son apprentissage.
L’autre adolescente, Achot, avait dessiné trois langues : arménien langue officielle
et véhiculaire de son pays d’origine, le russe appris à l’école et le géorgien appris lui
aussi à l’école. Ces trois langues ont des statuts prestigieux représentant différents
niveaux d’officialité dans la région. Dans la suite de l’entretien (conduit en français),
nous apprendrons l’existence d’une autre langue, le yézidi, parlé en famille. Ici on a
affaire à un processus d’occultation, la langue parlée en famille est dans un premier
temps « cachée » à l’enquêteur, puisque susceptible de conduire à des persécutions. Elle
est de plus rejetée par le sujet qui n’investit que l’arménien, langue officielle du pays
d’origine, comme langue identitaire, opérant par là une rupture forte avec sa famille qui
continue à parler yézidi. On a là un exemple d’insécurité identitaire telle que définie par
47
Une présentation davantage exhaustive des représentations du plurilinguisme de cette adolescente que
nous avons appelée Iryna se trouve dans les documents 23, 29, 31.
48
La particularité des Yézidis est religieuse et culturelle mais pas linguistique. Ils parlent le plus souvent
le dialecte kurmandji, majoritaire.
49
Pour cette recherche, nous avons utilisé plusieurs modalités d’enquêtes dont des dessins et des
entretiens.
72
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
L-J. Calvet (1999 : 167-170). A la suite du premier entretien, elle souhaitera refaire un
dessin où elle fait figurer outre le yézidi, le français, ainsi que le turc – langue des
persécuteurs mais aussi langue représentée dans sa classe – et l’arabe, présent aussi dans
l’environnement. Là encore, il a fallu que l’existence de la pratique familiale de la
langue non légitime soit « avouée » pour qu’il soit fait mention du français. Pourtant
elle était scolarisée dans cette langue depuis son arrivée en France et elle la parlait
suffisamment bien pour pouvoir s’entretenir avec moi. L’insécurité linguistique
statutaire et identitaire semble corrélée avec une difficulté à investir l’apprentissage de
la langue de l’environnement. Il lui fut impossible de considérer le français comme
faisant partie de son répertoire tant que la première langue, au sens chronologique du
terme n’était pas dicible.
J’ai indiqué plus haut que l’intériorisation de la minoration était accessible dans le
discours (définition de 1997), j’ajouterai aujourd’hui qu’elle se construit et se
déconstruit dans le discours. On peut se demander si elle est toujours là une fois qu’elle
s’est exprimée, elle est alors en partie extériorisée. Là encore il faudrait formaliser les
choses sous forme de continuum et non dans le cadre d’oppositions binaires. Ces
quelques exemples montrent en outre que le chercheur ne vient pas recueillir des
représentations langagières qui seraient préconstruites et qui attendraient une situation
pour se révéler. L’entretien auprès d’Achot et la comparaison entre les deux dessins
montrent bien une modification des représentations induite par la situation d’entretien,
une co-construction du discours.
Par ailleurs, il est probable que les personnes locutrices de langues minorées dans
leur environnement actuel ou passé soient conscientes de la minoration de certaines de
leurs langues et l’aient intériorisée. On a ici affaire au principe de réalité. Lorsque cette
intériorisation est vécue sans tiraillements ou difficultés identitaires particulières, elle
peut se manifester sous la forme de conscience sociolinguistique au sens de L. Dabène
1994. Cela ne conduit pas toujours à des phénomènes d’occultation, de souffrance, de
difficultés à investir la langue de l’environnement.
A priori, on pourrait penser que ce n’est pas l’environnement actuel qui est
responsable de la minoration du yézidi et de l’intériorisation de celle-ci par une
adolescente récemment arrivée en France. Celle-ci serait d’abord une affaire de
Caucasiens, l’intériorisation de la minoration, peu perceptible dans le premier cas,
73
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
manifeste dans le second n’aurait pas grand chose à voir avec l’environnement français
mais serait une conséquence des situations sociolinguistiques complexes du Caucase et
du maintien de phénomènes de domination de certaines communautés par d’autres,
l’effondrement du régime soviétique et le climat de guerre larvée qui lui a succédé
venant raviver des conflits anciens. L’intériorisation ou non serait fonction des
situations particulières de ces adolescents ayant certainement traversé des moments très
difficiles avant d’arriver en France, de même que l’on pourrait relever des variables
« famille » ou « individuelle » pour les enfants originaires d’Afrique noire dont il a été
question plus haut. Le fait de cacher l’existence d’une lange minorée à un enquêteur
peut en outre être perçu comme un réflexe de protection ou de survie plutôt sain,
compte tenu des circonstances : la scolarisation dans un pays peu ouvert au
plurilinguisme, la fuite du pays d’origine, les difficultés à obtenir le statut de réfugié,
etc.
Pourtant lors d’un premier travail sur ce corpus, nous cherchions des régularités
fortes entre élèves originaires d’Afrique noire, que nous pensions différentes de
régularités observées chez des élèves originaires des anciennes républiques soviétiques
(cf. supra). Nous avions construit notre corpus en fonction de cette hypothèse. Ces
régularités ne nous sont pas apparues dans un premier temps (doc. n° 23) nous les avons
retrouvées plus tard (docs n° 29 et 31), elles n’étaient pas les plus évidentes. Il nous a
d’abord sauté aux yeux et aux oreilles que les adolescents vivaient différemment leur
plurilinguisme en fonction de la glottopolitique du collège dans lequel ils étaient
scolarisés vis-à-vis du plurilinguisme. Le présent était plus important que le passé fut-il
proche. Dans le collège A (Iryna) les élèves étaient autorisés à utiliser des langues avec
des fonctions véhiculaires en classe (russe et arabe surtout) et étaient intégrés dès leur
arrivée dans des cours de langues étrangères, anglais, allemand et espagnol. Dans le
collège B (Achot), les élèves se voyaient interdire l’usage de langues autres que le
français jusque dans la cour et ne participaient à aucun cours de langue vivante
étrangère, même s’ils avaient commencé cet apprentissage dans leur pays d’origine. La
glottopolitique était « tout français ». On retrouve ici l’absence de légitimité des langues
autres que le français, donc des langues premières dans l’espace scolaire et public.
74
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
néanmoins insuffisante. Elle propose une causalité unique alors que l’on a affaire à des
situations complexes, des parcours souvent chaotiques. Pour autant, il semble que
l’institution scolaire a un rôle à jouer dans ces phénomènes d’insécurité statutaire et par
voie de conséquence de difficultés à investir les apprentissages langagiers en français.
J’ai souhaité insister sur ces phénomènes et décrire à nouveau des cas particuliers
dans cette note de synthèse car il me semble qu’au-delà de quelques cas emblématiques
ou exotiques (guyanais), les questions de dévalorisation des langues minorées en
contexte scolaire ont un coût affectif et cognitif considérable et concerne peu ou prou
les élèves parlant une ou des langues voire une variété minorée à la maison, ce qui fait
beaucoup de monde. L’institution scolaire ne peut pas à elle seule contrer le racisme
ambiant et les diverses idéologies de la domination linguistique mais peut en atténuer ou
en aggraver les conséquences, avoir un rôle de sécurisation ou d’insécurisation
linguistique.
50
Il s’agit du doc 13 écrit en commun avec C. Caitucoli.
75
Chapitre
2
:
Identité,
(in)sécurité
linguistique,
légitimation
76
Chapitre
3
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
:
genres
et
normes
Les travaux que je vais désormais présenter ont été effectués dans le cadre de
recherches collectives menées dans le laboratoire Dyalang peu de temps après ma
soutenance de thèse, avant mon recrutement à Orléans51. Ils ont en commun le fait de
s’intéresser au terrain scolaire dans une perspective sociolinguistique. Le premier
d’entre eux, dirigé par R. Delamotte-Legrand a porté sur l’acquisition du récit par des
enfants de cinq à six ans dans des contextes divers. Pour le second, l’équipe qui a mis en
place le projet L’hétérogénéité des élèves et des étudiants dans l’Académie de Rouen :
répertoires, pratiques, représentations autour de C. Caitucoli a choisi une approche
sociolinguistique et non pas didactique bien que l’appel à projet du Centre National de
Coordination de la Recherche en Education (CNCRE) portait sur les liens entre
« hétérogénéité » et « échec scolaire ». A chaque fois, j’ai été chargée de mener un
travail de terrain dans les banlieues pluri-ethniques, le cadre de ces recherches étant plus
large.
51
Si les enquêtes ont été effectuées à Rouen, l’analyse des corpus et la rédaction d’articles, seule ou en
collaboration, s’est prolongée à Orléans.
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
78
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
qui peuvent paraître anecdotiques. La première est qu’elle se situait à cinq cents mètres
de l’école maternelle où j’enseignais52. Cette dernière était aussi une école de quartier
populaire mais comportait une moindre proportion d’enfants d’origine étrangère. J’ai
donc pu recueillir, à titre de comparaison, un récit ou deux dans ma classe et faire passer
les questionnaires aux parents de l’école53. Le but était d’isoler une variable
« ethnique » ou d’origine culturelle, de voir si les familles migrantes avaient des
pratiques du récit différentes de celles des « Français de souche ». En revanche, je n’ai
pas souhaité mener une enquête complète dans l’école où je travaillais, j’avais besoin de
sérier les rôles (institutrice / chercheure) tant vis-à-vis de mes collègues, pour ne pas
développer une trop grande altérité, que vis-à-vis des élèves et des parents. La seconde
particularité était que ma sœur travaillait dans l’école maternelle Wallon où furent
recueillies les narrations enfantines, ce qui m’a facilité les choses. Ce point est à prendre
en considération pour l’analyse des enregistrements de récits faits par les enfants et la
prise en compte de la relation enquêteur / enquêté. Nous avons la même voix. Nous
nous ressemblons physiquement. Pour les enfants qui venaient me raconter leur histoire,
il existait une impression de familiarité, je ressemblais beaucoup à « une maitresse ».
De plus, il est peu probable que je me sois complètement défait de mon habitus
professionnel en parcourant les cinq cents mètres qui séparaient les deux écoles. Mais je
retrouvais la liberté d’être vraiment chercheure dans une école où je n’enseignais pas.
Ce choix a été davantage intuitif que réfléchi.
Par ailleurs malgré la collaboration de l’équipe enseignante, il n’a pas été possible
de faire passer les questionnaires aux familles : seule une minorité était lettrée en
français, ce qui était en soi une information sur les compétences en français des parents
et partant sur les pratiques langagières dans les familles. Quelques questionnaires ont
été remplis par les enseignantes après une interrogation orale des parents qui parlaient le
mieux français mais surtout, j’ai demandé aux enfants quelles étaient les pratiques de
récits dans la famille : « qui racontait des histoires à la maison ? », « De quelles
histoires il s’agissait ? ». La comparaison a donc été faite entre des questionnaires
remplis par des adultes et les réponses des enfants aux mêmes questions. Ensuite, j’ai
demandé aux enfants de me raconter l’histoire de leur choix, ce pouvait être des
52
L’enquête a été effectuée en 1998.
53
D’autres membres de l’équipe ont fait passer le questionnaire dans des quartiers socialement différents.
Des comparaisons plus globales ont pu être menées.
79
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
histoires entendues à la maison ou à l’école. J’ai ainsi recueilli une trentaine de récits en
entretien individuel ou à deux au choix, les enfants pouvant venir « avec un copain ou
une copine » s’ils étaient intimidés. Dans l’ensemble, ils étaient ravis d’avoir un espace
de parole individuel avec un adulte, pour certains d’être enregistrés, l’activité a plu, le
corpus s’est révélé intéressant. L’impression de familiarité que les enfants ont eue a
contribué à libérer la parole.
La
répartition
des
apprentissages
langagiers
au
sein
de
la
famille
J’ai souligné dans les chapitres précédents que dans les familles africaines, la
majorité des parents transmettaient leur langue familiale à leurs enfants. L’enquête dans
l’école Wallon montre qu’il en est de même pour les familles d’autres origines. J’y ai
aussi souligné le rôle des enfants dans les familles migrantes (africaines) qui peuvent
être amenés à expliquer des mots français à leurs parents ou, plus globalement, à servir
de médiateurs linguistiques et culturels entre la famille et les différentes institutions
françaises. Ce rôle est surtout dévolu aux ainés. L’acculturation familiale l’est aussi à
l’écrit lorsque les parents sont non lettrés en français. J’en ai donné quelques exemples
dans le document 12 (2001) à propos des familles africaines lorsque les enfants me
disaient : « quand je n’ai plus envie de lire cette lettre en français, je lis en soninké »
(corpus Moussa). Par là, il nous a fait comprendre son rôle de traducteur dans la famille,
valorisant, sans mettre en avant que ses parents ne sont pas lettrés en français. Sa demi
sœur nous expliquera à son tour qu’elle tente d’apprendre à lire et à écrire en français à
sa mère mais que celle-ci « n’y arrive pas très bien » (corpus Fatoumata voir doc. n° 12
p. 95). J’ai repris ces analyses sur les rôles d’apprentissages langagiers dans les familles
migrantes africaines et le rôle de l’acculturation à l’écrit initié par les enfants dans les
familles africaines dans le document 12. J’y insiste notamment sur le rôle des femmes
dans l’insertion familiale et le fait qu’elles se soient inscrites massivement à des cours
de français dans les années quatre-vingt dix.
Dans les déclarations des enfants de grande section de maternelle, c’est un autre
rôle qui apparaît pour les aînés, toutes origines ethniques confondues, celui d’apprendre
80
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
le français aux plus jeunes. Les enfants nous disent que leurs ainés, leurs grandes sœurs
surtout, leur racontent des histoires, le plus souvent en français. Plus spécifiquement,
elles leur lisent des albums pour enfants, le plus souvent des contes appartenant au
patrimoine culturel français. Ce fut résumé comme suit dans le document 11 (2000, p.
85).
Le choix du genre fait par l’équipe, la narration, a permis de mettre au jour ce rôle
de la grande sœur dans les familles migrantes auprès de jeunes enfants, dès le début de
la scolarisation. L’équipe de B. Charlot à Paris 8 la soulignait pour des adolescents
(Charlot 1999). Ses recherches ont en effet montré que la grande sœur était le
personnage central permettant d’expliquer les trajectoires scolaires des adolescents issus
de l’immigration alors que les traditionnelles Catégories Socio Professionnelles (CSP)
n’expliquaient pas grand-chose pour les familles migrantes. Cette recherche a en outre
permis de compléter, d’approfondir, d’étendre à d’autres groupes culturels les réflexions
faites sur les processus d’apprentissage réciproque dans les familles africaines. Enfin, il
n’a pas été question de dessins animés dans les entretiens menés avec les enfants. Cela
ne veut pas dire qu’ils ne regardaient pas la télévision mais qu’ils n’identifiaient pas ou
peu les cassettes vidéos comme des modèles de récit. Il est en outre probable que la
pratique ait été moindre dans les familles migrantes : le magnétoscope était surtout
utilisé pour regarder des vidéos du pays ou de la communauté (mariage, fête, etc.). Les
récits que les enfants ont rapportés étaient soit des narrations familiales, soit des contes
entendus en famille et, éventuellement, traduits en français et, le plus souvent, des
contes travaillés en classe. On peut penser que la situation d’enquête a favorisé ce
dernier modèle. Les enfants apprennent vite que la télévision n’entre pas dans la classe
voire qu’école et télévision peuvent être en conflit.
81
Chapitre
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du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
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Chapitre
3
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L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
cohérence qui s’appuyait sur les marques formelles de l’oralité. Le loup répète les
mêmes actions par exemple lorsqu’il se rend successivement chez les trois cochons. Ce
sont les mêmes paroles qui sont prononcées. La structure importe beaucoup plus pour
les enfants que le contenu d’une réplique dont le sens est parfois flou. Une partie du
lexique peut rester inconnue sans que cela empêche l’enfant de raconter son histoire.
Par exemple une enfant s’insurge lorsque sa camarade, racontant l’histoire des trois
petits cochons, présente juste après la maison en paille la maison en briques :
Elle a raté pasque elle a dit d’abord en briques et après c’est en épine
(corpus Naouel)
Le passé simple a, de plus, été très largement employé comme temps de la
narration, beaucoup plus que les caractéristiques sociolinguistiques des élèves
enregistrés le laissaient supposer. La marque sonore (a), y compris dans une réalisation
erronée lorsque le verbe n’est pas du premier groupe comme disa, permit de différencier
la narration proprement dite des interventions des personnages. Je l’ai trouvée y compris
chez des enfants qui, dans un premier temps, n’étaient pas très à l’aise avec la tâche qui
leur était demandée : raconter une histoire de manière autonome.
Il m’a semblé que cette focalisation sur la structuration sonore de textes oraux
était significative chez des enfants issus de cultures faisant une grande place à l’oralité.
Si ce travail n’a pas amené de prolongements majeurs54, il a contribué à nourrir ma
réflexion autour de l’acculturation à l’écrit et de l’acquisition du langage. J’y reviendrai
dans le dernier chapitre. Je continue en outre à utiliser le corpus dans mes cours,
notamment lorsque les étudiants se destinent au concours de professeurs des écoles. On
parle peu des pratiques langagières des (jeunes) enfants issus de l’immigration dans les
formations professionnelles de futurs enseignants et on écoute encore moins lesdits
enfants. Faire entendre leur voix et inviter les étudiants à analyser des productions
langagières me semble au moins aussi formateur qu’un « discours sur » et de nature à
faire reculer nombre de stéréotypes. Entendre Fayrouz et Boubacar (5 ans) raconter –
spontanément – Les trois petits cochons en utilisant le passé simple à des fins
stylistiques reste une antidote efficace aux discours du déficit linguistique et du
vocabulaire réduit à trois cents mots que l’on continue à entendre sur les compétences
langagières des enfants et des jeunes des cités. Je fais aussi écouter les réalisations des
54
Un changement de métier et de ville m’a fait découvrir d’autres horizons, y compris scientifiques.
83
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
enfants qui ont eu le plus de difficultés à réaliser la tâche demandée afin de ne pas
construire des contre stéréotypes tout aussi réducteurs.
55
Il s’agit du rapport final de recherche qui comporte deux tomes, le second regroupant les annexes :
tableaux statistiques, réponses aux tests des élèves, transcription des enregistrements.
84
Chapitre
3
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L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
Pour les collèges, nous avons choisi de nous intéresser à des populations touchées
par l’échec scolaire : population issue de l’immigration (ZEP urbaine), population
autochtone rurale (ZEP rurale) ; ou moins touchée par l’échec scolaire : population
autochtone urbaine (centre ville). Dans ce cadre nous avons cherché à voir comment
s’opérait la co-construction de la métaphore du « fossé qui se creuse » entre les
enseignants et les élèves, récurrente à l’époque dans les discours sur l’école notamment
dans l’enseignement secondaire. Nous avons alors demandé à des équipes d’enseignants
travaillant dans des milieux sociaux contrastés de mettre au point des tests permettant de
mesurer l’hétérogénéité linguistique des élèves en sixième et au collège. Notre objectif
n’était pas de développer des recherches qui mesurent l’hétérogénéité linguistique des
élèves mais de mieux comprendre les représentations des enseignants concernant les
savoir-faire indispensables et les difficultés des élèves. Nous souhaitions des entretiens
avec les enseignants afin qu’ils nous expliquent comment et pourquoi ils avaient conçus
les tests, quelle était leur perception de la spécificité linguistique de leur établissement,
de l’hétérogénéité linguistique de leurs élèves. Le protocole d’enquête était ambitieux et
nous avons expliqué clairement nos objectifs aux équipes.
Dans les faits, le protocole a été difficile à mettre en place. S’il a été réalisé sans
problème en ZEP rurale, il a provoqué résistance et insécurité en ville. Les enseignants
85
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
du collège Fontenelle de Rouen ont refusé d’être enregistrés et n’ont mis au point que le
test de sixième. Après avoir accepté leur participation à l’enquête, ils ont mené une
sorte de grève du zèle. Le test de sixième que l’équipe a mis au point, encore plus
académique et plus difficile que le test national56, était clairement destiné à faire
émerger une élite scolaire. Il faut dire que dans ce collège existait une hiérarchie
implicite des classes qui ressemblait fort à des classes de niveau (choix des langues,
classes à horaires aménagés pour les élèves du conservatoire de musique et de danse).
Certains enseignants, au demeurant, ont fait la différence entre des classes « homogènes
et fortes » et des classes « hétérogènes et faibles » (corpus Fontenelle)57. Hétérogène
était alors employé comme substitut politiquement correct de « faible » ou non adapté
au système scolaire. Pour l’un des enseignants, les élèves ne rentrant pas dans les
catégories de son élève idéal, monolingue en français, ayant des pratiques culturelles en
phase avec l’école, sont assimilés à des Martiens. « Dans cette classe Tous les élèves
sont hétérogènes, ce sont des Martiens » (corpus Fontenelle). C’est la question de
l’altérité qui est posée. L’élève qui ne correspond pas à l’idéal du bon élève est rejeté
comme un Autre non insérable.
Les réticences que l’on a pu rencontrer en ZEP urbaine sont d’un autre ordre. J’ai
travaillé avec un des collèges du quartier du Château Blanc à Saint Etienne du Rouvray
qui correspondait au secteur scolaire de mon école maternelle58. Il semble que ma
double casquette, enseignante du secteur / chercheure a gêné les professeurs de collège
d’autant plus que certains participants à l’élaboration des tests étaient d’origine
marocaine (le professeur de français et celui de mathématiques), bilingues arabe /
français et qu’ils connaissaient mes travaux sur le plurilinguisme des familles africaines.
Une trop grande proximité n’est pas toujours un atout dans la conduite d’enquête.
Certains ont dû ressentir un malaise d’être à la fois juge et partie, hésitants devant le fait
de considérer ou non l’usage majoritaire d’une autre langue que le français à la maison
comme une spécificité de leur établissement devant être mesurée. Ces ratés sont aussi
éclairants sur les questions de proximité / distance dans les relations entre
56
Lors des enquêtes dans les collèges, l’évaluation destinée à mesurer les acquis des élèves en français et
en mathématiques qui a désormais lieu en fin d’école primaire était en début de sixième. Ces évaluations
étaient présentes dans l’esprit des chercheurs comme des enseignants.
57
Le corpus Fontenelle a été recueilli par C. Caitucoli et F. Macé et se trouve dans le second tome du
rapport.
58
Ces enquêtes ont été menées en 1997 et 1998.
86
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
Les réticences rencontrées dans les deux collèges sont néanmoins significatives de
réalités différentes : divergences dans l’équipe face au maintien de classes de niveau et
de leur légitimation d’une part, difficulté lorsqu’il s’agit de mesurer l’hétérogénéité
linguistique alors que celle-ci était majoritairement perçue comme une diversité
problématique (Caitucoli 2003 : 123) d’autre part.
Analyse
de
la
conception
des
tests
par
les
enseignants
de
collège
Malgré le malaise que le protocole d’enquête a pu susciter, les résultats de cette
recherche menée auprès de trois collèges semblent significatifs : les enseignants n’ont
pas mesuré du tout les mêmes compétences langagières. Le seul point commun à
l’ensemble des tests est d’ignorer, dans leur conception, d’éventuels répertoires pluriels
chez les élèves. Tous mesurent uniquement des compétences en français dans ses
différentes variétés. Aucun ne fait référence à d’éventuelles autres langues connues ou
parlées par les élèves.
Comme je l’ai souligné plus haut, le test de centre-ville était destiné à dégager une
élite scolaire. En ZEP rurale, au collège Saint-Exupéry de Forges les Eaux, les
enseignants ont imaginé à partir d’un court texte deux batteries de questions qui se
différenciaient par la formulation des questions. Ainsi là où le « test simple » demandait
« Pourquoi le bateau se renverse-t-il ? », le « test complexe » demandait « Quelles sont
les causes du chavirement ? ». L’hypothèse des enseignants était que les élèves avaient
des difficultés à déchiffrer des consignes trop complexes, faisant appel à un savoir
académique méconnu. Le même type de test a été construit pour les élèves de troisième.
Les résultats des élèves aux tests ne montrent pas de différences significatives entre les
différentes batteries de questions. Nous59 notions doc. n° 16, 2003, p. 30 :
59
T. Bulot, C. Caitucoli, F. Leconte, C. Mortamet.
87
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
Les difficultés des élèves que les enseignants du collège Paul Fort de Dreux ont
tenté de mesurer sont d’un autre ordre : en sixième, ils concernent presqu’exclusivement
les « niveaux de langue ». On demande aux élèves de souligner des mots appartenant au
vocabulaire familier dans une liste (un policier, un flic, etc.) ou de réécrire en « langage
courant » des phrases écrites en langage soit disant familier. Ainsi, ce qui était attendu
comme réécriture de la phrase « On a fait une balade en vélo avec les copains ; c’était
chouette on a bien rigolé. » était « Nous avons fait une promenade à bicyclette avec des
amis ; c’était très bien (formidable), nous nous sommes bien amusés (ou nous avons
bien ri). Cet énoncé est le plus caricatural des réécritures demandées : même si
l’enquête date un peu, la chanson d’Yves Montand, A bicyclette et son pastiche par
Bourvil, pour reprendre une référence régionale, ne passaient plus depuis longtemps sur
les ondes à la fin des années quatre-vingt dix. Ici, ce que les enseignantes attendaient
comme « langage courant » semble assez désuet. L’ensemble des tests opposait
davantage le code commun légitime (C. Vargas 1996), ce qui était identifié par les
enseignants comme le langage courant, au code commun illégitime identifié par les
enseignantes comme « langage familier », par exemple les oppositions lexicales : travail
/ boulot ; pistolet / flingue, etc. Suite à l’analyse complète des tests de sixième nous
notions (doc. n° 14, 2003 p. 72) :
Les entretiens conduits par E. Delabarre auprès des deux professeurs de français
de sixième montrent que l’hétérogénéité des élèves était envisagée comme renvoyant à
une compétence faible et à une causalité socioculturelle. Plusieurs thèmes furent
88
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
Les tests élaborés par les enseignants de français de troisième sont légèrement
différents. S’il existe aussi des exercices sur les niveaux de langue ou demandant de
traduire du « langage familier vieilli » (avoir un joli minois, avoir la pépie, être dans la
dèche, etc.) en « langage familier actuel », les tests comportent aussi des activités
d’expression où les élèves étaient invités à écrire dans leur variété identitaire. Des
exercices oraux furent aussi prévus où les élèves devaient produire un discours adapté à
l’interlocuteur (inconnu, copain, principal du collège)60. Les normes dominées ont cette
fois été prises en compte dans l’élaboration des tests mais … au travers d’un exercice de
réécriture demandé on voit bien que la variété identitaire d’une des enseignantes reste la
surnorme académique. Elle regrette de ne pouvoir partager avec ses élèves « Une belle
page de Balzac ». Enfin, dans les entretiens, les professeurs confirment le conflit de
normes et pensent que les élèves considèrent leur norme comme la norme. Au final,
nous notions (doc. n° 14, 2003, p. 79) que « L’hétérogénéité linguistique des élèves,
telle que nous la percevons à travers la conception des tests, relève beaucoup plus du
conflit de normes que d’une méconnaissance de la langue ».
Le
devenir
d’hétérogénéité
J’ai repris en septembre 2011, en période de rentrée scolaire, une recherche par
mots-clés sur le site du journal Le Monde. Ma moisson s’est avérée beaucoup plus
60
Ces exercices n’ont pu être réalisés à l’oral faute de temps, ils le furent à l’écrit.
89
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
maigre que celle de C. Caitucoli dix ans plus tôt. Je n’ai obtenu que quatre réponses à
l’entrée hétérogénéité, aucune ne portant sur l’école. J’ai donc continué mes recherches
sur le site de Libération où il existait quelques entrées n’ayant rien avoir avec l’école61
mais le site de Libération m’a dirigé vers une présentation comparative des programmes
des candidats à la primaire socialiste sur l’éducation. Le programme d’un des
candidats62 souhaite mettre en place :
Vu le caractère politique pris par le terme, je me suis ensuite dirigée vers le site du
Figaro64. Celui-ci donne une vision complètement inverse du sens d’hétérogénéité de
celle de Montebourg, mais proche du sens que nous avons recueilli il y a une dizaine
d’années, notamment dans le collège Fontenelle de Rouen : celui d’un synonyme
politiquement correct de faible et différent. J’ai obtenu 505 réponses65 pour cette même
recherche dont un nombre non négligeable porte sur l’école. En voici un échantillon qui
ne concerne que les articles les plus récents : « Grandes écoles : alerte à la baisse de
niveau au lycée (M-E. Pech, 24 juin 2011) », « Le malaise des enseignants face à
l’hétérogénéité des élèves (M-E. Pech, 12 avril 2011) », « Le collège unique remis en
cause par les parents d’élèves (P-E. Pech, 5 avril 2011) », « Ecole des initiatives pour
gérer les élèves à la traine » (M-E Pech. 18 février 2011) », « Une école à bout de
souffle (A. Bentolila, 12 octobre 2010) », etc. Il y a donc désormais un clivage
61
Par exemple l’hétérogénéité de Conseil National de Transition libyen.
62
Il s’agit d’Arnaud Montebourg.
63
C’est Libération qui souligne
64
Consulté le 9 septembre 2011
65
Les réponses sont données quand « hétérogénéité » est employé dans l’article. Le terme n’est pas
forcément contenu dans le titre.
90
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
idéologique fort autour de ce terme lorsqu’il est appliqué à l’école. Il est devenu
clairement marqué à droite, dans ses emplois négatifs, et employé surtout à droite. La
diversité sociale (ou le peu qu’il en reste dans l’école) reste pour les scripteurs écrivant
dans Le Figaro une difficulté, la diversité étant toujours problématique.
91
Chapitre
3
:
L’appropriation
du
français
en
contexte
plurilingue
et
plurilectal
92
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
:
Quelques
remarques
éthiques
et
méthodologiques
J’ai souhaité dans cette note ne pas dissocier les méthodologies de recueil des
données des résultats des recherches. Ce choix implique de considérer l’analyse de
productions ou de représentations langagières comme non dissociable de leurs
processus de production. J’ai aussi fait mienne, dès le début de mes recherches la
remarque de D. De Robillard 2007 (cf. supra) selon laquelle les modalités de recherche
devaient être adaptées à chaque nouvelle utilisation. C’est ce que j’ai voulu montrer par
ce choix d’exposition, y compris en présentant quelques ratés qui ont aussi permis une
meilleure adaptation des modalités d’enquête à la situation de recherche. Une part
d’intuition est parfois nécessaire. Des modalités d’enquête différentes ont été utilisées
pour des recherches différentes. Par ailleurs j’ai souvent employé des méthodes
qualitatives (cf. enquêtes classes d’accueil) sans m’interdire des recherches
quantitatives auprès d’une population scolaire (doc n° 26, 2008) quand la situation,
alors peu connue, méritait une appréhension globale (questionnaire enfants d’origine
africaine, questionnaire école et collège de Saint-Georges de l’Oyapock). En France, en
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
Cela ne semble pas être le cas en Amérique du Nord, comme le montre l’article de
R. B. Johnson et A. J. Onwegbuzie (2004) Mixed methods research : A research
paradigm whose time has come. On y montre que le combat, « wars », entre quantitatif
et qualitatif en sciences humaines est désormais dépassé et on y propose un cadre pour
conduire des recherches mixtes (Mixed Methods Research), c’est-à-dire utilisant des
modalités de recueil quantitatives et qualitatives. La mise en œuvre de deux types de
méthodes, présentées comme radicalement opposées, permettrait une « triangulation »
des données. Cette notion de triangulation, initialement empruntée à la psychanalyse
pour décrire une situation œdipienne est employé par P. Blanchet (2000 : 59) dans un
autre débat, français cette fois, qui interroge les apports de méthodologies qui se veulent
objectives à des méthodologies qui revendiquent la subjectivité du chercheur. Il appelle
à une mise en relation triangulaire des données langagières « objectives et
subjectives ». Outre la notion de la complémentarité de différents modes de recueil, on
trouve l’idée que le chercheur entretiendrait des relations trop proches avec les données
qu’il a recueillies, qu’elles soient « objectives et subjectives » ou « quantitatives et
qualitatives ». Un autre mode de recueil viendrait créer le recul nécessaire.
94
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
66
Notamment celle de la militante par rapport à la recherche, ce qui implique de refuser le rôle de porte-
parole et de détruire quelques certitudes.
95
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
linguistique et culturelle, ont négocié d’autres cadres d’interaction que ceux que je leur
proposais et qui étaient académiques. En thèse, je devais fournir des preuves, un corpus
enregistré et transcrit.
Mais les modes de transmission du savoir et des connaissances sont très différents
entre la France et, plus globalement, les pays occidentaux et l’Afrique de l’Ouest où
l’oralité reste importante, tant sur la plan des pratiques que sur le plan symbolique. Cela
était, me semble-t-il, encore plus vrai il y a une quinzaine d’années alors que l’école de
type occidental était moins développée, que la seconde génération n’avait pas encore
poursuivi une scolarité. Il fallut donc composer entre les exigences académiques qui
commandaient la constitution d’un corpus, d’enquêtes balisées en utilisant des
méthodologies reconnues dans le champ, et le comportement d’un certain nombre de
mes amis africains qui venaient me confier leur histoire langagière autour d’un verre.
Les « récits whiskies67 » permettaient d’éclairer très utilement les données d’enquête
recueillies de façon plus conventionnelle (questionnaires, entretiens enregistrés,
observations) et m’ont aussi permis de répondre à un certain nombre d’interrogations
qui ne trouvaient pas de réponses dans une bibliographie. Ce type de connaissances,
anthropologiques notamment, n’était pas consigné dans des livres. Le contenu en était
d’autant plus intéressant que la discussion n’avait pas été enregistrée. Les objets
technologiques étaient fortement perçus comme appartenant à la culture occidentale. Ils
étaient davantage utilisés pour écouter de la musique ou en créer, réduire la distance
avec les parents restés au pays mais pas pour une conservation de l’oral ou une
utilisation pour produire des preuves. Leur emploi pouvait en outre être perçu comme
une incapacité à mémoriser. La transmission des savoirs se fait surtout à l’oral en
Afrique de l’Ouest, les personnes ont une mémoire orale et auditive beaucoup plus
développée que les personnes habituées à lire et à écrire pour apprendre. La parole
proférée dans certaines circonstances peut revêtir un caractère sacré, la connaissance est
traditionnellement plutôt transmise sous forme de récits et de parabole, ce qui représente
un don pour la personne qui écoute. A « l’élève », à la personne destinataire de ce don,
d’inférer les connaissances qui sont rarement fournies de façon explicite. Dans cet
exemple les personnes ont rétabli une relation égalitaire, en négociant des circonstances
d’interaction qui correspondaient à leur culture et leur était plus favorable. J’ai donc dû
67
Référence à la boisson préférée de mes interlocuteurs.
96
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
ensuite transformer ces apports en connaissances pouvant être écrites dans une thèse. Le
monde académique s’est trouvé plus souple que je ne l’imaginais. La prétendue
neutralité du chercheur a été bousculée dès le départ.
68
J’ai eu confirmation à l’occasion de l’enquête DGLFLF en 2011 de l’importance maintenue de la
division sociale en castes dans l’immigration peul et soninké en France. L’auto-catégorisation en caste
reste très prégnante.
97
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
69
La publication se présente sous la forme d’une interview menée par R. Delamotte-Legrand, je reproduis
donc la question avant des extraits de la réponse.
98
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
(…) laisser aux enquêteurs la liberté de choisir les enquêtés parmi des
gens de connaissance ou de gens auprès de qui ils pouvaient être
introduits par des gens de connaissance. La proximité sociale et la
familiarité assurent en effet deux des conditions principales d’une
communication « non violente ».
Les relations de pouvoir en jeu dans les recherches sociolinguistiques ont été
analysées par M. Heller (2002, pp. 20-22) qui les relie à la responsabilité du formateur
de futurs chercheurs. Elle souligne (ibid. p. 22) :
99
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
que les enfants peuvent aussi co-construire la situation d’enquête, « profiter » de cette
situation particulière pour s’attirer des bénéfices symboliques comme l’attention d’un
adulte seul, la valorisation d’un savoir ou d’un savoir-faire, la possibilité d’exprimer
certains affects.
J’ai par la suite repris les remarques de V. Castellotti et D. Moore (2009 : 45-46).
Il faut dire que nous nous étions inspirées librement de certaines de leurs modalités
d’enquêtes pour construire cette recherche. La violence symbolique est diminuée par la
familiarité de la tâche, l’expertise de l’enfant.
Le dessin est pour les enfants une activité familière, qui fait partie de leur
quotidien familial, scolaire, social, mais aussi personnel, intime. A ce
titre, il est un moyen privilégié pour qui mène des recherches avec les
enfants : il leur permet de s’exprimer sur un mode qu’ils maitrisent aussi
bien (souvent mieux même) que leurs interlocuteurs et qui leur attribue
d’emblée un statut légitime. Ils sont en effet en position d’auteurs, qui se
101
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
Par ailleurs, les affects peuvent être violents lorsqu’on interroge des enfants sur
les langues parlées en famille si la situation familiale est (a été) difficile ou si la langue
parlée en famille est minorée. J’ai discuté ce cas de figure au chapitre 2. Dans ces cas, le
rôle du chercheur est d’aider les enfants à gérer leurs affects. Un exemple en est aussi
donné dans le doc n° 7 : 70. La modification de la situation provoquée par l’enquête
n’est pas en soi gênante si elle aide l’enfant ou l’adolescent « enquêté » à mettre des
mots sur les affects et permet par la suite l’expression. Elle peut être facilitée par des
modalités d’enquête adaptées et plurielles. (doc n° 31 p. 113)
Le dessin s’est révélé en outre un bon support d’expression pour les adolescents
en cours d’acquisition du français : ce qu’ils ne pouvaient pas dire en français, ils
pouvaient le dessiner.
102
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
70
Des enquêtes similaires ont été réalisées par L. Dabène (1994) et C. Deprez (1994), elles ont porté sur
l’alternance français espagnol ou français portugais. Voir aussi Deprez 1999.
103
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
En revanche nous avons souhaité mener des entretiens auprès d’un certain nombre
de responsables associatifs, d’acteurs sociaux médiateurs entre les migrants africains et
la société française, afin de mesurer les évolutions dans les pratiques langagières depuis
quinze ans. Les personnes assumant ce rôle social sont de bons observateurs de ces
évolutions. Cela permet en outre de respecter la structuration, y compris hiérarchique,
que les groupes se sont choisis. Le coup de sonde dans des pratiques analysées en
profondeur permet des observations intéressantes : dans cet exemple l’hybridation
linguistique, mais ne suffit pas pour rendre compte de l’évolution plus globale des
pratiques langagières. Nous avons aussi rencontré des militants, certains menant une
intense activité glottopolitique en faveur du pulaar dans une optique puriste. L’un
d’entre eux diffuse les polices phonétiques spécifiques via Internet vers toute la
diaspora et chasse les emprunts en proposant, sur son site, des néologismes qui évitent
toute hybridation linguistique71 avec le français. Les évolutions sont contradictoires
entre les usages spontanés et réfléchis, entre certains intellectuels pour qui l’idéal de la
pureté reste important et d’autres membres du groupe. La réalité est complexe et
contradictoire. Ici, sans analyse de pratiques effectives, nous serions passés à côté des
phénomènes d’hybridation. Il est en outre illusoire de penser que les locuteurs d’une
langue minorée ont tous des intérêts communs de conservation ou d’équipement de la
langue. C. Canut (2009) l’a bien montré en particulier pour les Roms de Bulgarie.
Nous avons de surcroit prévu de mener des entretiens auprès des adultes qui ont
accepté les enregistreurs pour une « triangulation » pratiques, représentations. Les
modalités de recherche choisies ne peuvent concerner qu’un nombre limité de familles,
d’où la nécessité de recourir à d’autres méthodologies. En cela nous mettons en œuvre
une approche ethno-sociolinguistique (Blanchet 2000 : 72) :
71
Kebe (2010 et 2011) analyse des phénomènes glottopolitiques comparables de la part de journalistes
des radios privées sénégalaises s’exprimant en wolof et évitant à l’antenne les formes francisées, quand
bien même elles font partie du parler ordinaire sénégalais. On retrouve la même revendication
d’authenticité et de rejet du métissage envers la culture occidentale. Les emprunts à l’arabe sont à
l’inverse tolérés voire utilisés pour la création néologique.
104
Chapitre
4
:
Des
recherches
historicisées
en
contextes
minoritaires
et
minorés
72
C’est lui qui souligne.
105
Chapitre
5
Littératies
et
cultures
d’apprentissage
J’ai souligné au chapitre précédent comment, dès mes premières recherches, je fus
confrontée à des modalités différentes de la transmission et de la construction du savoir
entre les informations qui m’étaient livrées à l’oral de façon implicite par certains amis
africains et les exigences académiques. A l’opposé, je pus constater à la même période
l’éclosion massive d’associations de femmes africaines dans les quartiers, associations
dont les principales actions et revendications allaient dans le sens de l’autonomie - par
exemple passer le permis de conduire - et de l’alphabétisation ou du perfectionnement
en français. La confrontation à de nouvelles normes langagières, tant via la scolarisation
de leurs enfants que par leur participation récente à des stages ou cours de français, a
amené chez certaines d’entre elles un changement dans la perception des normes
langagières. Les meilleurs locuteurs de leur langue première n’étaient plus les locuteurs
âgés monolingues sédentaires. C’est en effet la représentation traditionnelle du « bon
locuteur » en Afrique, les plus anciens sont censés avoir moins bougé donc ne pas avoir
corrompu leur parler au contact d’autres langues. On retrouve le rejet des formes
hybrides souligné au chapitre précédent. Les anciens ont aussi acquis au cours de
l’existence un maniement expert des genres littéraires inclus dans une tradition,
paraboles, proverbes, contes, etc., où le sens ne s’y donne jamais à voir d’emblée, où il
y existe une signification profonde, symbolique en plus du sens premier (J. Derive,
1989). Le maniement et la transmission des connaissances se fait sur un mode implicite.
Le sens caché n’est jamais explicité. Chez certaines femmes africaines vivant en France
que j’ai rencontrées, le meilleur locuteur devenait l’étudiant faisant ses études en France
qui devait enseigner à leurs enfants muni d’une grammaire et d’un dictionnaire.
L’enseignement devait être en outre explicite, calqué sur les fonctionnements des
Chapitre
5
:
Littératies
et
cultures
d’apprentissage
Pour ces femmes africaines, les langues africaines devaient être légitimées par
l’écrit (doc. 12, 2001, p. 102). Toutefois, il n’y a pas unanimité dans les groupes
linguistiques et culturels concernés autour des représentations du meilleur locuteur, ni
de la meilleure transmission des connaissances (doc. 37, 2011). J’ai aussi recueilli la
représentation du vieux monolingue meilleur locuteur pour ce même groupe. J’ai
présenté deux représentations polaires pour les besoins de la démonstration mais les
syncrétismes sont nombreux. Ces syncrétismes s’opposent à la deuxième partie de la
définition de la littératie de J-M. Privat (ibid., p. 10), que j’ai volontairement séparée de
la première, puisque beaucoup plus polémique.
108
Chapitre
5
:
Littératies
et
cultures
d’apprentissage
109
Chapitre
5
:
Littératies
et
cultures
d’apprentissage
Je me permets de rappeler des observations qui ont peu été publiées. En grande section
de maternelle, j’y vis une séance de langage organisée autour d’une version moderne et
vidéo du Loup et les biquets où l’enseignante, créole, fraichement sortie de l’IUFM,
menait une séance classique portant sur la structure textuelle. Les enfants devaient
dégager des éléments comme le titre et le nom des personnages et s’intéresser à la
structure du conte. Très vite, seuls les enfants créoles ont participé, les Amérindiens ne
se sentaient pas concernés par l’exercice. Ils étaient sages mais ailleurs73. Au-delà de la
convergence / divergence ethnique74 entre l’enseignante et les élèves, il est probable que
les enfants amérindiens ne reconnaissaient pas une question collective comme leur étant
adressée. Le type d’exercice proposé, demandant d’extraire des informations et la
structure du conte, semblait en outre complètement extérieur à leur univers et largement
emprunt de culture occidentale écrite dont une des réalisations a été considérée à une
période donnée comme un référent scolaire incontournable : la linguistique textuelle. Ce
type d’approche métalinguistique n’existe pas dans la culture première des enfants
amérindiens guyanais, il n’est pas nécessaire ni même utile d’extraire des éléments
structurels pour construire le sens des mythes fondateurs75 par exemple (doc. 37, 2011).
On rejoint là les travaux de S. Auroux, 1994, pour qui, historiquement, il n’y eut de
réflexion sur les langues qu’après un processus de scripturisation qui représente un des
premiers degrés de formalisation de la parole (ibid p. 47).
L’extériorité de formes d’adresse collective m’a en outre été confirmée lors d’une
autre observation par une enseignante métropolitaine chevronnée en charge d’un cours
préparatoire où les enfants de culture amérindienne étaient majoritaires. Pendant les six
73
On peut y voir aussi une forme de résistance culturelle qui peut conduire quelques années plus tard à un
absentéisme scolaire important.
74
Juste avant cette séance, j’ai assisté à un exercice de graphisme écriture qui consistait en la décoration
d’un tipi et l’écriture d’une phrase « je suis un indien, j’habite dans un tipi ». La photocopie était extraite
d’une liasse vendue dans le commerce que j’avais déjà vue en France. En Guyane, il n’y a pas plus de
bison que de tipi, les gens vivent dans des carbets...
75
Le bien fondé de l’utilisation des schémas de la linguistique textuelle, au Mali cette fois, est discuté par
Maurer 2007.
110
Chapitre
5
:
Littératies
et
cultures
d’apprentissage
La base même de la scolarisation qui consiste à regrouper des enfants autour d’un
adulte qui a autorité est extérieure aux cultures amérindiennes de Guyane.
Traditionnellement les apprentissages se font par observation, imitation auprès d’un
adulte, généralement un membre de la famille du même sexe. Il n’existe pas de
regroupement par classe d’âge tel qu’on peut le voir en Afrique de l’Ouest, pas plus
qu’il n’existe d’équivalent de l’arbre à palabres, où les adultes masculins les plus âgés
se regroupent pour discuter. Les interactions orales ne font pas l’objet des mêmes
ritualisations. Il semble au reste que les mythes fondateurs ne circulent pas en grand
groupe76. L’univers des enfants semble ainsi moins séparé de l’univers des adultes en
Guyane qu’en Afrique de l’Ouest, où l’âge est un élément primordial de la respectabilité
et de la hiérarchie.
Il faut noter que la participation orale des élèves aux activités de classe est
particulièrement normée dans le système scolaire français, y compris dans les DOM
puisque ce sont les mêmes normes qui sont diffusées, et ce sans que ces normes ne
soient explicitées. La déconstruction / explicitation des normes d’interaction pourrait,
devrait être un aspect de la formation des enseignants en contexte interculturel ou non.
On attend d’un élève « qu’il participe », qu’il souhaite se mettre en avant pour donner sa
réponse mais ni trop ni trop peu ni trop souvent ni pas assez… Les bulletins scolaires
sont remplis de ces appréciations. Les pratiques langagières dans les familles françaises
les plus en phase avec l’école installent très tôt l’enfant comme interlocuteur à part
entière. On s’intéresse et on stimule la progression langagière de l’enfant dès le plus
jeune âge, on interroge les enfants sur leur journée de classe par exemple, on leur
76
Discussion personnelle avec F. Grenand, anthropologue en Mai 2000.
111
Chapitre
5
:
Littératies
et
cultures
d’apprentissage
Dans cette définition, nous y insistions sur l’importance ou non du langage dans la
transmission des connaissances. Il est vrai que dans des sociétés rurales où, jusqu'à
récemment, la survie du groupe nécessitait la participation de chacun aux activités
agricoles et artisanales, les apprentissages incorporés gardent une grande importance.
On peut mettre en relation notre définition avec celle contemporaine de J-L. Chiss et F.
Cicurel (2005). On peut noter que les deux textes mettent en relation d’équivalence
« modèles de transmission du savoir » et « cultures d’apprentissage » alors que les
publications sont sorties en même temps ; les uns n’ont pas pu lire les autres. (ibid.
2005 : 8)
112
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et
cultures
d’apprentissage
Ici c’est l’écrit qui est le premier élément de la définition, considéré comme
central. Mais les contributions réunies dans ce dernier ouvrage portaient sur les cultures
linguistiques et éducatives dans l’enseignement des langues. En revanche, dans notre
réflexion, nous considérions que le langage dans ses différents usages culturellement
situés est la clé de voute permettant de comprendre des constructions de connaissance se
faisant par le biais de modalités différentes. La réflexion porte sur l’appropriation des
connaissances en général et non sur l’appropriation plus spécifique des langues
étrangères. En outre, nous nous focalisions sur des situations où l’acculturation à l’écrit
est récente et partielle, situations qui représentent des cas particuliers peu explicités
dans l’ouvrage ci-dessus. Surtout, le point commun aux situations sociolinguistiques sur
lesquelles ont porté une partie de mes recherches est de présenter une répartition
fonctionnelle des langues et des usages où certaines langues seulement sont utilisées à
l’écrit (le français dans certains contextes plurilingues) voire exclusivement à l’écrit
(l’arabe à Mayotte et en Afrique de l’Ouest musulmane) alors que d’autres sont utilisées
quasi exclusivement à l’oral : les langues africaines ou amérindiennes. La répartition
fonctionnelle des langues et des usages proposée dans le doc. 23 (2005) et complétée
dans le doc. 29 (2008) rend compte de cette catégorisation (cf. chapitre 1-3). La
disjonction oral / écrit peut être rapportée à Mayotte et dans une moindre mesure, à la
Guyane.
113
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nouvelle ; les travaux de B. Bernstein (1977), portant sur les genres les plus usités et
valorisés en fonction des classes sociales, ont été largement utilisés dans la formation
des enseignants77. Mais c’est une vision dichotomique et caricaturée qui, le plus
souvent, a été transmise dans les formations d’enseignants conduisant à la théorie du
déficit langagier des classes populaires (R. Delamotte-Legrand 1997). Reprendre ce
paradigme en y adjoignant des études sur des terrains socialement et/ou culturellement
différenciés peut permettre de mettre au jour des phénomènes comparables mais plus
difficilement perceptibles parce que les écarts avec les normes dominantes sont
moindres.
L’histoire, les traditions, les religions sont largement présentes dans les
cultures éducatives et déterminent à un niveau macro les politiques, les
formes institutionnelles, les sélections et classifications de contenu opérés
pour la rédaction des programmes et à un niveau micro les
représentations, les conceptions, les rituels, les habitus dans la relation
pédagogique, la communication, les modalités de prise de parole. (…)
Les cultures éducatives au sens large ne sont donc que le développement
spécialisé et concentré de savoirs spécifiques aux sociétés humaines dans
ce lieu précis de transmission qu’est l’institution scolaire et universitaire.
77
J’ai étudié B. Bernstein à l’école normale en 1978.
114
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Je notais aussi un décalage entre les valeurs transmises à l’école (laïcité, égalité
hommes / femmes, formation de l’esprit critique) et l’éducation familiale et coranique
traditionnelle. Les parents ne reconnaissent pas toujours un rôle d’éducation morale à
l’école de type occidental78. D’autre part, l’enseignement dispensé à l’école coranique
ne fonctionne pas sur un mode explicite, notamment concernant l’accès au sens. Une
sourate peut être interprétée, glosée mais pas expliquée, son contenu peut encore moins
être remis en cause.
Si l’on choisit d’enseigner aux enfants uniquement dans une langue qui
n’est pas leur langue maternelle (et n’en est pas proche), qu’il s’agisse de
l’arabe en Afrique Occidentale, du sanskrit en Inde, ou du latin en
Europe, on peut raisonnablement dire que l’on est dans une littératie
restreinte. Les apprenants doivent acquérir une deuxième langue (souvent
morte) avant de pouvoir y ajouter les savoir-faire de la lecture et de
l’écriture, ce qui exige évidemment plus de temps et d’effort que
d’apprendre à lire la langue vernaculaire.
Cet apprentissage par cœur des textes écrits a aussi une influence sur
l’organisation de la mémoire : la répétition et l’oralisation de l’écrit sont à la base des
processus de mémorisation, comme en témoigne l’existence du verbe parcoeuriser en
78
Il n’est pas rare que l’on envoie des enfants d’origine sénégalaise nés en France quelques années au
pays d’origine pour les remettre dans le droit chemin. Ils sont alors scolarisés à l’école coranique
considérée comme ne pervertissant pas les enfants (docs. 23 et 31).
115
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Afrique de l’Ouest, qui décrit une réalité non nommée par un vocable spécifique en
français hexagonal parce que beaucoup moins répandue dans l’hexagone. Enfin on peut
s’interroger sur l’importance de la forme sonore dans la mémorisation dans des cultures
traditionnellement orales. Son origine me semble aller au-delà de la simple scolarisation
à l’école coranique mais renvoyer aussi à l’importance des formes sonores dans la
société qui peuvent être l’importance de la parole donnée mais peut être aussi de la
musique dans la société.
En France, les enfants n’ont pas accès au sens des textes écrits lors de
l’enseignement religieux islamique. Selon les représentations que j’ai recueillies,
« l’arabe c’est pour la religion » (corpus CLAD), « je sais lire mais je sais pas ça veut
dire quoi » (corpus Adama 9 ans). Il n’est en outre jamais présenté comme faisant partie
du répertoire langagier ni dans les dessins ni dans les discours. Cette dissociation entre
l’écrit et le sens, la langue et la communication est contraire à ce que l’on demande à
des élèves scolarisés dans le système français qui doivent comprendre d’emblée ce
qu’ils lisent, doivent avoir accès au sens sans passer par l’oralité. La laïcisation de la
lecture / écriture fut en outre un long processus historique (G. Chauveau, 1997).
Malgré mon appétence pour le travail de terrain, il peut être difficile de multiplier
les terrains d’observations pour déterminer les évolutions des cultures d’apprentissage
confrontées à des modalités plurielles de transmission des savoirs, puisant leurs racines
dans des institutions différentes, et d’en analyser les conséquences sur la réception des
activités scolaires, notamment en français. C’est pourquoi je souhaite continuer à diriger
des travaux sur le sujet : un certain nombre de mémoires de master dirigés portent sur
ces thématiques, de même que la thèse de Daphné Bloch, Cultures d’enseignement,
cultures d’apprentissage et dynamiques scolaires à Madagascar. Les résultats de ce
116
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travail en cours promettent d’être intéressants et de nourrir une réflexion sur ces
thématiques pour l’ensemble du continent africain.
Par ailleurs, on peut s’interroger sur le fait que l’écrit n’a pas davantage pénétré
les sociétés d’Afrique de l’Ouest alors qu’il a été introduit au Sud du Sahara dès le IXe
siècle. On peut y voir une forme de résistance culturelle, l’oral garde la primeur dans le
fonctionnement social, le pouvoir des religieux n’a pas complètement ni partout remis
en cause les pouvoirs traditionnels fortement portés par l’oralité. Ce sont ces questions
liées à d’éventuelles résistances face au passage à l’écrit de langues minorées que je
vais désormais aborder.
117
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et les équilibres entre familles. Les personnes d’une seule famille effectuaient un travail
rémunéré d’information des linguistes orléanais, par la suite ce seront des membres
d’une autre famille qui deviendront informateurs de linguistes appartenant à d’autres
équipes (P. Dahlet 2008), une troisième famille encore travaillera avec des spécialistes
des forêts tropicales. Dans le contexte du marché du travail local où les Indiens sont tout
en bas de l’échelle, travailler avec des universitaires blancs amène des gratifications
symboliques et parfois financières. Les personnes choisies sont nécessairement de bons
locuteurs de français et si possible des personnes ayant été scolarisées suffisamment
longtemps pour comprendre les demandes d’explication sur leur langue des linguistes.
C’est encore la francophonie et le maniement de la culture écrite qui permet l’accès à un
certain statut social. On comprend dans ce cadre les réticences des caciques à la mise à
l’écrit des savoirs traditionnels alors que, dans l’ensemble, ils n’ont pas été scolarisés.
Les conflits de légitimité autour du passage à l’écrit des langues minorées sont
analysées en détail dans le document 37.
79
Voir entre autres Barré de Miniac 2004, Chiss 2008, Fraenkel et Mbodj-Pouj, 2010, Goody 2007, Kara
et Privat 2006, Moore 2006, etc.
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Le point de départ de cette réflexion et des réfutations qui s’en sont suivies est ce
que L. Goury (2007 : 79) a appelé la théorie du grand partage de J. Goody80. En effet
celui-ci, dans ses premiers articles, fait de l’écriture un point nodal dans l’évolution de
l’humanité. L’apparition de l’écriture est considérée, dans l’évolution de l’humanité,
comme aussi importante que l’apparition du langage. La hiérarchisation n’est pas loin.
Goody et Watt (2006 (1968), p. 31 :
Cette position est réaffirmée quelques quarante ans plus tard par J. Goody dans
une définition : « Les cultures orales, terme par lequel je définis les cultures
dépourvues d’écriture » (2007, p. 51). Ici, les cultures orales sont définies en négatif :
dépourvues, la norme reste l’écriture. Cette définition a en outre l’inconvénient de
ranger dans une même catégorie toutes les cultures orales, alors qu’il me semble que
certaines « cultures orales » accordent beaucoup plus d’importance que d’autres au
langage. Je notais : (doc 37, p. 133, 2011)
80
Cette théorie est exemplifiée par la définition de Privat reproduite plus haut « opposition entre oralité et
écriture ».
119
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(1926), consistant à brûler le pourtour de la bouche des jeunes filles avec des tessons de
poterie pour qu’elles soient aussi silencieuses que la terre dont était faite les poteries est
spécifique à certaines cultures orales, elle me semble proprement impensable au
Sénégal, y compris dans les années vingt. De plus, les remarques faites supra sur les
différences dans les normes d’interaction langagières entre enfants et adultes selon les
groupes observés, Guyane et Mayotte par exemple ou d’autres, vont dans le même sens
d’une différenciation des cultures orales.
Enfin aujourd’hui toutes les sociétés sont confrontées à l’écriture, de manière plus
ou moins affirmée, dans une ou plusieurs langues et l’on rencontre diverses pratiques
sociales polylogiques (J-M. Privat 2007, p. 14). Aujourd’hui, les usages sont aussi plus
fréquemment plurimodaux que polylogiques : aux modalités orales et écrites de J-M.
Privat, on peut y ajouter les potentialités permises par l’utilisation des nouvelles
technologies : dessin, photo, vidéo, etc., largement usitées dans la communication
électronique. L’emploi du terme plurilittératie, pour désigner des usages recourant à
différentes modalités, dont l’image, me semble un peu excessif. L’image, y compris
médiée par l’ordinateur, est une représentation graphique mais pas écrite, il ne s’agit pas
de la même technologie intellectuelle. On peut accéder aux nouvelles technologies sans
maitriser la lecture et l’écriture. En voici quelques exemples observés à partir des
migrants originaires du Sénégal en France. J’ai pu observer l’évolution des pratiques de
communication à distance de migrants présents en France avec leur famille restée au
pays que ce soit le Sénégal, la Mauritanie ou la Guinée Bissau depuis trente ans.
Il y a trente ans, les migrants présents en France s’enregistraient sur une cassette
audio pour donner des nouvelles et confiaient celle-ci à un de leurs compatriotes qui se
rendait en vacances au village d’origine. Cela permettait la communication à distance,
avec les mères notamment, alors que celles-ci étaient non lettrées en français et que les
communications téléphoniques internationales étaient très onéreuses. La poste au
demeurant fonctionnait très mal en dehors des grandes villes, le téléphone n’était pas
présent dans tous les villages. La « maman » en retour donnait de ses nouvelles et de
celles de sa famille, y compris en sollicitant l’aide d’un jeune du village dans le
maniement du magnétophone. L’usage du magnétophone (à piles) était en effet
largement répandu puisqu’il permettait d’abord d’écouter de la musique ; il a vite rejoint
la radio au rang d’objet indispensable. Les cassettes circulaient avec de nombreux objets
120
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dans les deux sens : objets de la modernité et de consommation dans le sens Europe
Afrique, objets traditionnels et denrées cultivées dans l’autre sens. La parole conservée
grâce à des supports techniques permettait la communication à distance malgré
l’absence de pratique de lecture et d’écriture. Quelques années plus tard, des vidéos
d’événements importants tels que les baptêmes et les mariages ont commencé à circuler
entre la France et le pays d’origine. Lors de mes enquêtes de thèse, je fus ainsi
quelquefois invitée à m’asseoir au salon pour regarder des vidéos de fêtes où l’on
pouvait compter le nombre de carcasses de moutons et de sacs de riz qui sortaient du
coffre de la Renault 19 ou de la Peugeot 405, les billets donnés au griot, etc. La fête
était traditionnelle, l’ostentation aussi, mais les moyens de faire circuler l’information
sur le statut de la famille étaient nouveaux. Parallèlement, dès que les coûts des
communications téléphoniques longues distances ont baissé, des télécentres ont été
implantés jusque dans les villages les plus reculés du Sénégal. Puis l’usage du téléphone
portable, ne nécessitant que peu d’infrastructures, a eu une progression plus rapide
encore. La communication en plus d’être orale devenait simultanée, se rapprochant en
cela un peu plus d’une communication orale non médiée. Aujourd’hui, l’ordinateur s’est
fait une place en tant que technologie permettant la communication à distance,
relativement bon marché, conservant les caractéristiques de simultanéité et d’oralité.
Celui-ci permet de plus de « voir » la personne qui parle. Les mêmes grands-mères (ou
leurs filles et petites filles) qui s’enregistraient sur cassettes il y a trente ans ne
rechignent pas aujourd’hui à se placer devant un ordinateur pour discuter avec leurs
petits-enfants, toujours avec l’aide d’un jeune pour les maniements techniques. J’ai de
plus souligné au chapitre 1 l’importance de cet objet technologique dans les relations
entre jeunes dans les deux espaces.
121
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d’appeler plurilittératie81 des modes de communication plurimodaux qui font une part
importante aux nouvelles technologies. Dans les pratiques que je viens de décrire, les
objets technologiques les plus récents sont mis à profit pour conserver des modes de
communication se rapprochant le plus possible de l’oralité, ils n’ont pas grand-chose à
voir avec la culture écrite, même si les concepteurs de ces objets sont des lettrés. Une
certaine forme de résistance à la culture écrite passe par l’appropriation d’objets
technologiques. Cela n’empêche pas d’envoyer ses enfants à l’école pour qu’ils y
apprennent à lire et à écrire, y compris en français. La valorisation de l’oralité
n’implique pas un rejet de la littératie, on trouve là encore des traces de syncrétisme qui
ne sont pas dénués d’un certain pragmatisme.
Les pratiques décrites ci-dessus peuvent être mises en relation avec la position des
élites pour qui les langues africaines doivent être écrites et décrites. Ainsi la nouvelle
constitution sénégalaise de 2002 stipule que le français est langue officielle et que les
langues nationales sont le diola, le malinké, le pulaar, le sereer, le soninké et le wolof82
et toutes autres langues qui seraient codifiées. A l’inverse des choix qui ont conduit à la
rédaction de la constitution sénégalaise de 1971, ce ne sont pas tant les usages et la
diffusion d’une langue qui lui assurent un statut particulier mais la description de la
langue par les linguistes et l’élaboration d’une écriture. On mesure là l’importance du
prestige de l’écriture chez les élites et les décalages avec certains usages ordinaires de la
population décrits ci-dessus. Là encore, il ne semble pas y avoir de consensus dans les
communautés mais des avis et des intérêts divergents. La situation est dynamique et
complexe, variable selon les langues.
81
On peut raisonnablement réserver plurilittératie aux situations où plus d’une langue sont utilisées par
l’individu ou la société à l’écrit.
82
Ces six langues sont « langues nationales » depuis 1971.
122
Chapitre
5
:
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et
cultures
d’apprentissage
123
Perspectives
J’ai en outre signalé plus haut la nécessité de mener des entretiens semi-directifs
auprès des personnes qui ont accepté les enregistrements. Ce travail peut être mené en
Perspectives
126
Perspectives
Le but est aussi de mettre en regard nos travaux avec ceux de nos collègues
invités (Nancy et Paris 3) afin d’envisager des collaborations futures. La formation en
français langue seconde d’adultes qui souhaitent un perfectionnement pour des raisons
d’insertion ou de promotion professionnelle est un secteur en pleine expansion dans le
domaine du FLES. Les décrets parus en octobre 2011 exigeant un niveau B1 pour
l’octroi de la nationalité française conduiront à renforcer ce secteur. C’est donc à la fois
un domaine qui peut offrir des débouchés importants à nos étudiants de master
Diffusion du français, dont je suis responsable, ce qui m’importe beaucoup, tout en
étant peu investigué par la recherche. Les recherches en FLES ont lieu plus volontiers
auprès des étudiants fréquentant les centres de langues qui ont l’avantage d’être à
proximité des universités et de ne pas présenter une trop grande altérité sociale avec les
universitaires. Pourtant la demande sociale est importante de connaissances
potentiellement utilisables dans une perspective didactique qui concerneraient
l’appropriation du français par des personnes aux trajectoires scolaires et
professionnelles plus diversifiées. Mon investissement de ce terrain de recherche est une
continuation logique de mon parcours de chercheure et d’enseignante, travaillant avec
une forte proportion d’étudiants étrangers, et de responsable de master professionnel.
127
Perspectives
Projet
d’ouvrage
Enfin et surtout mon cheminement m’a conduit à remettre en cause « le grand
partage » effectué par J. Goody (1968 et passim) entre cultures orales et écrites,
présentées dans les années soixante comme largement disjointes voire opposées. La
théorie du grand partage a largement influencé nombre de linguistes, pour qui toutes les
langues devaient être écrites et équipées afin d’égaler en dignité les langues écrites et
leur permettre de survivre et ce, sans que la mise à l’écrit des langues premières ne fasse
toujours l’objet de consensus dans la société considérée. Aujourd’hui le syncrétisme est
la règle, toutes les cultures sont confrontées, selon des modalités différentes à l’écrit,
sans que pour autant l’ensemble des groupes ne valorisent l’écrit en langue première ni
même l’écrit quelle que soit la langue utilisée. Certains manifestent une résistance
culturelle qui n’est au reste pas nouvelle. L’ensemble de ces questions articulées à
l’identité linguistique et aux conséquences sociales de l’introduction de la littératie et de
la légitimation de certaines langues mériterait d’être retravaillé dans un ouvrage qui
s’appuierait aussi sur des recherches de terrain.
128
Références
bibliographiques
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141
Bibliographie
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Les chiffres romains sont utilisés pour les publications antérieures à la thèse, les
chiffres arabes pour les publications postérieures.
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144
Bibliographie
personnelle
par
date
145
Bibliographie
personnelle
par
date
146
Bibliographie
personnelle
par
date
A paraître
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Table
des
matières
Remerciements ................................................................................................................. 3
Sommaire.......................................................................................................................... 5
Introduction ...................................................................................................................... 7
Remarques méthodologiques....................................................................... 44
Des recherches menées auprès des enfants : prise en compte d’une situation
inégale........................................................................................................ 100
149
Bibliographie
personnelle
par
date
150