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POCKET CLASSIQUES

collection créée par Claude AZIZA

D U M ÊM E A U TE U R
CHEZ POCKET

D ans la c o l l e c t io n « c l a s s iq u e s »
VICTOR HUGO
H ern a ni
L e- D e r n ie r j o u r d ’ u n c o n d a m n é
L es C o n t e m p l a t io n s
L es M is é r a b l e s
N o t r e -D a m e
R uy B las
de
(3 to m e s )
P a r is LES MISÉRABLES
I
Préface et commentaires par
Arnaud LASTER

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V
106 FANTINE LA CHUTE 107

contem plant, l’âm e et la pensée tout entières à ces grandes mal payé. O n ne lui avait jam ais connu de « bonne am ie » dans
choses mystérieuses que D ieu m ontre la nuit aux yeux qui le pays. Il n’avait pas eu le tem ps d ’être am oureux.
restent ouverts. L e soir il rentrait fatigué et m angeait sa soupe, sans dire un
Q uant à l’hom m e, il était vraim ent si fatigué q u ’il n ’avait m ot. Sa sœ ur, m ère Jeanne, pendant q u ’il m angeait, lui p renait
m ême pas profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa souvent dans son écuelle le m eilleur de son repas, le m orceau
bougie avec sa narine à la m anière des forçats et s’était laissé de viande, la tranche de lard, le cœ ur de chou, pour le d onner à
tom ber tout habillé sur le lit, où il s’était tout de suite quelqu’un de ses enfants ; lui, m angeant toujours, penché sur la
profondém ent endorm i. table, presque la tête dans sa soupe, ses longs cheveux tom bant
Minuit sonnait comme l’évêque rentrait de son jardin dans autour de son écuelle et cachant ses yeux, avait l’air de ne rien
son appartem ent. voir et laissait faire. Il y avait à Faverolles, pas loin de la
Q uelques minutes après, tout dorm ait dans la petite maison. chaum ière Valjean, de l’autre côté de la ruelle, une ferm ière
appelée M arie-C laude; les enfants V aljean, habituellem ent
affamés, allaient quelquefois em prunter au nom de leur m ère
une pinte de lait à M arie-Claude, q u ’ils buvaient derrière une
VI haie ou dans quelque coin d ’allée, s’arrachant le pot, et si
hâtivem ent que les petites filles s’en répandaient sur leur
JEAN VALJEAN tablier et dans leur goulotte; la m ère, si elle eû t su cette
m araude, eût sévèrem ent corrigé les délinquants. Jean Val­
jean, brusque et bougon, payait, en arrière de la m ère, la pinte
Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla. de lait à M arie-Claude, et les enfants n ’étaient pas punis.
Jean V aljean était d ’une pauvre famille de paysans de la II gagnait dans la saison de l’ém ondage dix-huit sous par
Brie. D ans son enfance, il n’avait pas appris à lire. Q uand il eut jo u r, puis il se louait comme m oissonneur, comme m anœ uvre,
l’âge d’hom m e, il était ém ondeur à Faverolles. Sa m ère s’appe­ comme garçon de ferm e-bouvier, comme homme de peine. Il
lait Jeanne M athieu; son père s’appelait Jean Valjean ou faisait ce q u ’il pouvait. Sa sœur travaillait de son côté, mais que
V lajean, sobriquet probablem ent, et contraction de voilà Jean. faire avec sept petits enfants? C ’était un triste groupe que la
Jean Valjean était d ’un caractère pensif sans être triste, ce misère enveloppa et étreignit peu à peu. Il arriva q u ’un hiver
qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, fut rude. Jean n ’eut pas d’ouvrage. La famille n’eut pas de
po u rtan t, c’était quelque chose d’assez endorm i et d ’assez pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants.
insignifiant, en apparence du moins, que Jean V aljean. Il avait U n dim anche soir, M aubert Isabeau, boulanger sur la place
perdu en très bas âge son père et sa m ère. Sa m ère était m orte de l’église, à Faverolles, se disposait à se coucher, lorsqu’il
d ’une fièvre de lait mal soignée. Son père, ém ondeur comme entendit un coup violent dans la devanture grillée et vitrée de
lui, s’était tué en tom bant d’un arbre. Il n’était resté à Jean sa boutique. Il arriva à tem ps pour voir un bras passé à travers
V aljean qu’une sœur plus âgée que lui, veuve, avec sept un trou fait d ’un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le
enfants, filles et garçons. C ette sœur avait élevé Jean V aljean, bras saisit un pain et l’em porta. Isabeau sortit en h â te ; le
et tant q u ’elle eut son mari elle logea et nourrit son jeune frère. voleur s’enfuyait à toutes jam bes ; Isabeau courut après lui et
Le mari m ourut. L’aîné des sept enfants avait huit ans, le l’arrêta. Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras
dernier un an. Jean V aljean venait d ’atteindre, lui, sa vingt- ensanglanté. C ’était Jean Valjean.
cinquièm e année. Il rem plaça le père, et soutint à son tour sa Ceci se passait en 1795. Jean V aljean fut traduit devant les
sœ ur qui l’avait élevé. Cela se fit sim plem ent, comme un tribunaux du tem ps « pour vol avec effraction la nuit dans une
devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean maison habitée ». Il avait un fusil dont il se servait mieux que
V aljean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et tireur au m onde, il était quelque peu b raconnier; ce qui lui
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nuisit. Il y a contre les braconniers un préjugé légitime. Le enfants? Qui est-ce qui s’occupe de cela? Q ue devient la
braconnier, de m êm e que le contrebandier, côtoie de fort près poignée de feuilles du jeune arbre scié par le pied?
le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore un C ’est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants,
abîme entre ces races d ’hommes et le hideux assassin des villes. ces créatures de D ieu, sans appui désorm ais, sans guide, sans
Le braconnier vit dans la forêt ; le contrebandier vit dans la asile, s’en allèrent au hasard, qui sait m êm e? chacun de leur
m ontagne ou sur la mer. Les villes font des hom m es féroces, côté p eut-être, et s’enfoncèrent peu à peu dans cette froide
parce q u ’elles font des hommes corrompus. La m ontagne, la brum e o ù s’engloutissent les destinées solitaires, m ornes
m er, la forêt, font des hommes sauvages; elles développent le ténèbres où disparaissent successivement tant de têtes infortu­
côté farouche, mais souvent sans détruire le côté humain. nées dans la sombre marche du genre humain. Ils quittèrent le
Jean V aljean fut déclaré coupable. Les term es du code pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les oublia; la
étaient formels. Il y a dans notre civilisation des heures borne de ce qui avait été leur champ les oublia ; après quelques
redoutables; ce sont les m oments où la pénalité prononce un années de séjour au bagne, Jean Valjean lui-même les oublia.
naufrage. Q uelle m inute funèbre que celle où la société D ans ce coeur où il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice.
s’éloigne et consomme l’irréparable abandon d’un être pen­ Voilà tout. À peine, pendant tout le tem ps q u ’il passa à
sant! Jean V aljean fut condam né à cinq ans de galères. Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa sœur. C’était, je
Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de M ontenotte crois, vers la fin de la quatrièm e année de sa captivité. Je ne
rem portée par le général en chef de l’arm ée d ’Italie, que le sais plus p a r q u elie voie ce ren se ig n em en t lui p arv in t.
message du D irectoire aux Cinq Cents, du 2 floral an IV, Q uelqu’un, qui les avait connus au pays, avait vu sa sœur. Elle
appelle B uona-Parte; ce même jour une grande chaîne fut était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près Saint-Sulpice, la
ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de cette chaîne. Un rue du G eindre. Elle n ’avait plus avec elle qu’un enfant, un
ancien guichetier de la prison, qui a près de quatre-vingt-dix petit garçon, le dernier. O ù étaient les six au tres? Elle ne le
ans aujourd’hui, se souvient encore parfaitem ent de ce mal­ savait peut-être pas elle-même. Tous les matins elle allait à une
heureux qui fut ferré à l’extrém ité du quatrièm e cordon dans imprim erie rue du Sabot, n° 3, où elle était plieuse et bro­
l’angle nord de la cour. Il était assis à terre comme tous les cheuse. Il fallait être là à six heures du matin, bien avant le
autres. Il paraissait ne rien com prendre à sa position, sinon jo u r, l’hiver. D ans la maison de l’imprim erie il y avait une
q u ’elle était horrible. Il est probable q u ’il y dém êlait aussi, à école, elle m enait à cette école son petit garçon qui avait sept
travers les vagues idées d’un pauvre hom m e ignorant de tout, ans. Seulem ent, comme elle entrait à l’im prim erie à six heures
quelque chose d’excessif. P endant qu’on rivait à grands coups et que l’école n ’ouvrait qu’à sept heures, il fallait que l’enfant
de m arteau derrière sa tête le boulon de son carcan, il pleurait, attendît dans la cour que l’école ouvrît, une heure ; l’hiver, une
les larm es l’étouffaient, elles l’em pêchaient de parler, il parve­ heure de nuit, en plein air. On ne voulait pas que l’enfant
nait seulem ent à dire de tem ps en tem ps : J ’étais ém ondeur à en trât dans l’imprim erie, parce qu’il gênait, disait-on. Les
Faverolles. Puis, tout en sanglotant, il élevait sa main droite et ouvriers voyaient le matin en passant ce pauvre petit être assis
l’abaissait graduellem ent sept fois comme s’il touchait succes­ sur le pavé, tom bant de sommeil, et souvent endorm i dans
sivement sept têtes inégales, et à ce geste on devinait que la l’om bre, accroupi et plié sur son panier. Q uand il pleuvait, une
chose quelconque qu’il avait faite, il l’avait faite pour vêtir et vieille fem m e, la portière, en avait pitié ; elle le recueillait dans
nourrir sept petits enfants. son bouge où il n ’y avait qu’un grabat, un rouet et deux chaises
Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de vingt- de bois, et le petit dormait là dans un coin, se serrant contre le
sept jours, sur une charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut chat pour avoir moins froid. À sept heures l’école ouvrait, et il
revêtu de la casaque rouge. T out s’effaça de ce qui avait été sa y entrait. V oilà ce qu’on dit à Jean Valjean. On l’en entretint
vie, jusqu’à son nom ; il ne fut même plus Jean V aljean ; il fut le un jo u r, ce fut un m om ent, un éclair, comme une fenêtre
num éro 24601. Q ue devint la sœ ur? que devinrent les sept brusquem ent ouverte sur la destinée de ces êtres q u ’il avait
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aimés, puis tout se referm a; il n ’en entendit plus parler, et ce


fut pour jamais. Plus rien n ’arriva d ’eux à lui ; jam ais il ne les
revit, jamais il ne les rencontra, et dans la suite de cette
douloureuse histoire, on ne les retrouvera plus. V II
Vers la fin de cette quatrièm e année, le to u r d ’évasion de
Jean Valjean arriva. Ses cam arades l’aidèrent comme cela se LE DEDANS DU DÉSESPOIR
fait dans ce triste lieu. Il s’évada. Il erra deux jours en liberté
dans les cham ps; si c’est être libre que d ’être traq u é; de
tourner la tête à chaque instant ; de tressaillir au m oindre bruit ; Essayons de le dire.
d’avoir peur de tout, du toit qui fume, de l’homme qui passe, Il faut bien que la société regarde ces choses, puisque c’est
du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l’heure qui sonne, elle qui les fait.
du jour parce qu’on voit, de la nuit parce qu’on ne voit pas, de C ’était, nous l’avons dit, un ignorant; mais ce n ’était pas un
la route, du sentier, du buisson, du sommeil. Le soir du second imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le mal­
jour, il fut repris. Il n ’avait ni mangé ni dorm i depuis trente-six heur, qui a aussi sa clarté, augm enta le peu de jo u r q u ’il y avait
heures. Le tribunal m aritim e le condam na pour ce délit à une dans cet esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la
prolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La sixième fatigue, sous Tardent soleil du bagne, sur le lit de planches des
année, ce fut encore son tour de s’évader; il en usa, mais il ne forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit.
put consommer sa fuite. Il avait m anqué à l’appel. O n tira le Il se constitua tribunal.
coup de canon, et à la nuit les gens de ronde le trouvèrent Il com m ença par se juger lui-même.
caché sous la quille d ’un vaisseau en construction ; il résista aux Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustem ent puni. Il
gardes-chiourme qui le saisirent. Évasion et rébellion. Ce fait s’avoua qu’il avait commis une action extrêm e et blâm able;
prévu par le code spécial fut puni d’une aggravation de cinq qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain, s’il l’avait
ans, dont deux ans de double chaîne. Treize ans. La dixième dem andé ; que dans tous les cas il eût mieux valu l’attendre,
année, son tour revint, il en profita encore. Il ne réussit pas soit de la pitié, soit du travail ; que ce n ’est pas tout à fait une
mieux. Trois ans pour cette nouvelle tentative. Seize ans. raison sans réplique de dire : peut-on attendre quand on a
Enfin, ce fut, je crois, pendant la treizième année q u ’il essaya faim ? Q ue d ’abord il est très rare q u ’on m eure littéralem ent de
une dernière fois et ne réussit qu’à se faire reprendre après fa im ; e n su ite q u e, m a lh eu reu sem e n t ou h e u re u se m e n t,
quatre heures d ’absence. Trois ans pour ces quatre heures. l’hom m e est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et beau­
Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut libéré ; il était entré là en coup, m oralem ent et physiquem ent, sans m ourir; q u ’il fallait
1796 pour avoir cassé un carreau et pris un pain. donc de la patience ; que cela eût mieux valu m ême pour ces
Place pour une courte parenthèse. C ’est la seconde fois que, pauvres petits enfants; que c’était un acte de folie, à lui,
dans ses études sur la question pénale et sur la dam nation par m alheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la
la loi, l’auteur de ce livre rencontre le vol d ’un pain, comme société tout entière et de se figurer qu’on sort de la misère par
point de départ du désastre d’une destinée. Claude G ueux le vol ; que c’était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour
avait volé un pain; Jean Valjean avait volé un pain; une sortir de la misère que celle par où l’on entre dans l’infamie ;
statistique anglaise constate q u ’à Londres quatre vols sur cinq enfin q u ’il avait eu tort.
ont pour cause im m édiate la faim. Puis il se dem anda :
Jean V aljean était entré au bagne sanglotant et frémissant ; il S’il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire? Si
en sortit impassible. Il y était entré désespéré; il en sortit d ’abord ce n ’était pas une chose grave q u ’il eût, lui travailleur,
sombre. m anqué de travail, lui laborieux, m anqué de pain. Si, ensuite,
Q ue s’était-il passé dans cette âm e? la faute commise et avouée, le châtim ent n’avait pas été féroce
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et outré. S’il n’y avait pas plus d’abus de la p art de la loi dans la parole amie et un regard bienveillant. D e souffrance en souf­
peine qu’il n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans la france il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une
faute. S’il n’y avait pas excès de poids dans un des plateaux de guerre ; et que dans cette guerre il était le vaincu. Il n’avait
la balance, celui où est l’expiation. Si la surcharge de la peine d ’autre arm e que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et
n ’était point l’effacement du délit, et n’arrivait pas à ce résultat de l’em porter en s’en allant.
de retourner la situation, de rem placer la faute du délinquant Il y avait à Toulon une école pour la chiourm e tenue p ar des
par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et frères ignorantins où l’on enseignait le plus nécessaire à ceux
du débiteur le créancier, et de m ettre définitivem ent le droit du de ces m alheureux qui avaient de la bonne volonté. Il fut du
côté de celui-là même qui l’avait violé. Si cette peine, compli­ nom bre des hommes de bonne volonté. Il alla à l’école à
quée des aggravations successives pour les tentatives d’éva­ q uarante ans, et apprit à lire, à écrire, à com pter. Il sentit que
sion, ne finissait pas par être une sorte d’atten tat du plus fort fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine. D ans de
sur le plus faible, un crime de la société sur l’individu, un crime certains cas, l’instruction e t la lumière peuvent servir de
qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf rallonge au mal.
ans. Cela est triste à dire : après avoir jugé la société qui avait fait
Il se dem anda si la société hum aine pouvait avoir le droit de son m alheur, il jugea la providence qui avait fait la société, et il
faire égalem ent subir à ses membres, dans un cas son im pré­ la condam na aussi.
voyance déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyance Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d ’esclavage,
im pitoyable; et de saisir à jamais un pauvre hom m e entre un cette âm e m onta et tom ba en même temps. Il y en tra de la
défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtim ent. lum ière d ’un côté et des ténèbres de l’autre.
S’il n’était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisé­ Jean V aljean n ’était pas, on l’a vu, d ’une nature mauvaise. II
m ent ses mem bres les plus mal dotés dans la répartition de était encore bon lorsqu’il arriva au bagne. II y condam na la
biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de société et sentit qu’il devenait m échant; il y condam na la
ménagements. providence et sentit qu’il devenait impie.
Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la Ici il est difficile de ne pas m éditer un instant.
condamna. La nature humaine se transform e-t-elle ainsi de fond en
Il la condam na à sa haine. comble et tout à fait ? L’homme créé bon par D ieu peut-il être
Il la fit responsable du sort q u ’il subissait, et se dit q u ’il fait m échant par l’hom m e? L ’âme peut-elle être refaite tout
n ’hésiterait peut-être pas à lui en dem ander com pte un jour. Il d’une pièce par la destinée, et devenir mauvaise, la destinée
se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre entre le étant mauvaise ? le cœur peut-il devenir difforme et contracter
dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait ; il des laideurs et des infirmités incurables sous la pression d ’un
conclut enfin que son châtim ent n ’était pas, à la vérité, une m alheur disproportionné, comme la colonne vertébrale sous
injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité. une voûte trop basse? N ’y a-t-il pas dans toute âm e hum aine,
La colère peut être folle et absurde; on peut être irrité à n y avait-il pas dans l’âme de Jean Valjean en particulier, une
to rt; on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond par prem ière étincelle, un élém ent divin, incorruptible dans ce
quelque côté. Jean V aljean se sentait indigné. m onde, im m ortel dans l’autre, que le bien peut développer,
E t puis, la société hum aine ne lui avait fait que du mal, attiser, allum er et faire rayonner splendidem ent, et que le mal
jam ais il n’avait vu d ’elle que ce visage courroucé, qu’elle ne peut jam ais entièrem ent éteindre ?
appelle sa Justice et qu’elle m ontre à ceux q u ’elle frappe. Les Q uestions graves et obscures, à la dernière desquelles tout
hommes ne l’avaient touché que pour le m eurtrir. T out contact physiologiste eût probablem ent répondu non, et sans hésiter,
avec eux lui avait été un coup. Jam ais, depuis son enfance, s’il eût vu à Toulon, aux heures de repos qui étaient p o u r Jean
depuis sa m ère, depuis sa sœur, jam ais il n ’avait rencontré une V aljean des heures de rêverie, assis, les bras croisés, sur la
114 FANTINE LA CHUTE 115

barre de quelque cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé dans ce qui est impitoyable, c’est-à-dire ce qui est abrutissant, c’est
sa poche pour l’em pêcher de traîner, ce galérien m orne, de transform er peu à peu, par une sorte de transfiguration
sérieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait stupide, un homme en une bête fauve. Quelquefois en une bête
l’hom m e avec colère, dam né de la civilisation qui regardait le féroce. Les tentatives d’évasion de Jean Valjean, successives et
ciel avec sévérité. obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travail fait par la loi
Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste sur l’âm e hum aine. Jean V aljean eût renouvelé ces tentatives,
observateur eût vu là une misère irrém édiable; il eût plaint si parfaitem ent inutiles et folles, autant de fois que l’occasion
peut-être ce m alade du fait de la loi, mais il n ’eût pas même s’en fût présentée, sans songer un instant au résultat, ni aux
essayé de traitem ent; il eût détourné le regard des cavernes expériences déjà faites. II s’échappait im pétueusem ent comme
qu’il aurait entrevues dans cette âme ; et comme D ante de la le loup qui trouve la cage ouverte. L ’instinct lui disait : Sauve-
porte de l’enfer, il eût effacé de cette existence le m ot que le toi ! Le raisonnem ent lui eût dit : Reste ! Mais devant une
doigt de D ieu a pourtant écrit sur le front de tout homme : tentation si violente, le raisonnem ent avait disparu ; il n ’y avait
Espérance! plus que l’instinct. La bête seule agissait. Q uand il était repris,
Cet état de son âme que nous avons tenté d’analyser était-il les nouvelles sévérités q u ’on lui infligeait ne servaient q u ’à
aussi parfaitem ent clair pour Jean V aljean que nous avons l’effarer davantage.
essayé de le rendre pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean U n détail que nous ne devons pas om ettre, c’est q u ’il était
voyait-il distinctem ent après leur form ation et avait-il vu dis­ d’une force physique dont n ’approchait pas un des habitants du
tinctem ent à m esure qu’ils se form aient tous les élém ents dont bagne. À la fatigue, pour filer un câble, pour tirer un cabestan,
se composait sa misère m orale? C et homme rude et illettré Jean V aljean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait
s’était-il bien nettem ent rendu com pte de la succession d’idées parfois d ’énorm es poids sur son dos, et rem plaçait dans l’occa­
p ar laquelle il était, degré à degré, m onté et descendu sion cet instrum ent qu’on appelle cric et q u ’on appelait jadis
jusqu’aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d’années orgueil, d ’où a pris nom, soit dit en passant, la rue M ontorgueil
déjà l’horizon intérieur de son esprit ? Avait-il bien conscience près des halles de Paris. Ses cam arades l’avaient surnommé
de tout ce qui s’était passé en lui et de tout ce qui s’y rem uait ? Jean-le-Cric. U ne fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel
C ’est ce que nous n’oserions dire ; c’est m êm e ce que nous ne de ville de Toulon, une des adm irables cariatides de Puget qui
croyons pas. Il y avait trop d’ignorance dans Jean Valjean pour soutiennent ce balcon se descella et faillit tom ber. Jean V al­
que, même après tant de m alheur, il n ’y restât pas beaucoup de jean , qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna
vague. Par m om ents il ne savait pas m êm e bien au juste ce q u ’il le tem ps aux ouvriers d’arriver.
éprouvait. Jean Valjean était dans les ténèbres; il souffrait Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats,
dans les ténèbres ; il haïssait dans les ténèbres ; on eût pu dire rêveurs perpétuels d’évasions, finissent par faire de la force et
qu’il haïssait devant lui. Il vivait habituellem ent dans cette de l’adresse combinées une véritable science. C’est la science
om bre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. des muscles. T oute une statique mystérieuse est quotidienne­
Seulem ent, par intervalles, il lui venait tout à coup, de lui- m ent pratiquée par les prisonniers, ces étem els envieux des
même et du dehors, une secousse de colère, un surcroît de mouches et des oiseaux. G ravir une verticale, et trouver des
souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait toute son points d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeu
âm e, et faisait brusquem ent apparaître partout autour de lui, pour Jean Valjean. É tant donné un angle de m ur, avec la
en avant et en arrière, aux lueurs d ’une lumière affreuse, les tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons
hideux précipices et les sombres perspectives de sa destinée. em boîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme
L’éclair passé, la nuit retom bait, et où était-il? Il ne le savait m agiquem ent à un troisième étage. Q uelquefois il m ontait
plus. ainsi ju sq u ’au toit du bagne.
Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque ém otion
116 FANT1NE LA CHUTE 117

extrêm e pour lui arracher, une ou deux fois l’an, ce lugubre troublée qu’autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé
rire du forçat qui est comme un écho du rire du dém on. A le lui paraissait absurde; tout ce qui l’entourait lui paraissait
voir, il semblait occupé à regarder continuellem ent quelque impossible. Il se disait : c’est un rêve. Il regardait l’argousin
chose de terrible. debout à quelques pas de lui ; l’argousin lui semblait un
Il était absorbé en effet. fantôm e ; tout à coup le fantôm e lui donnait un coup de bâton.
À travers les perceptions maladives d ’une nature incomplète La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque
et d ’une intelligence accablée, il sentait confusém ent qu’une vrai de dire qu’il n’y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni
chose m onstrueuse était sur lui. D ans cette pénom bre obscure de beaux jours d’été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes
et blafarde où il ram pait, chaque fois qu’il tournait le cou et d ’avril. Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellem ent
qu’il essayait d’élever son regard, il voyait, avec une terreur son âme.
mêlée de rage, s’échafauder, s’étager et m onter à perte de vue Pour résum er, en term inant, ce qui peut être résum é et
au-dessus de lui avec des escarpem ents horribles, une sorte traduit en résultats positifs dans tout ce que nous venons
d ’entassem ent effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’indiquer, nous nous bornerons à constater qu’en dix-neuf
d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la ans, Jean V aljean, l’inoffensif ém ondeur de Faverolles, le
masse l’épouvantait, et qui n ’était autre chose que cette prodi­ redoutable galérien de Toulon, était devenu capable, grâce à la
gieuse pyram ide que nous appelons la civilisation. Il distinguait m anière dont le bagne l’avait façonné, de deux espèces de
çà et là dans cet ensemble fourmillant et difform e, tantôt près
m auvaises actions : p rem ièrem en t, d ’une m auvaise action
de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque
rapide, irréfléchie, pleine d ’étourdissem ent, toute d ’instinct,
groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son
sorte de représailles pour le mal souffert; deuxièm em ent,
bâton, ici le gendarm e et son sabre, là-bas l’archevêque m itré,
d ’une mauvaise action grave, sérieuse, débattue en conscience
tout en haut, dans une sorte de soleil, l’em pereur couronné et
et m éditée avec les idées fausses que peut donner un pareil
éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin
m alheur. Ses prém éditations passaient par les trois phases
de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout
successives que les natures d ’une certaine trem pe peuvent
cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait
seules parcourir, raisonnem ent, volonté, obstination. Il avait
au-dessus de lui, selon le m ouvem ent com pliqué et mystérieux
pour mobiles l’indignation habituelle, l’am ertum e de l’âm e, le
que D ieu imprime à la civilisation, m archant sur lui et l’écra­
profond sentim ent des iniquités subies, la réaction, même
sant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexo­
rable dans l’indifférence. Âmes tom bées au fond de l’infortune contre les bons, les innocents et les justes, s’il y en a. Le point
possible, m alheureux hom m es perdus au plus bas de ces limbes de départ comme le point d ’arrivée de toutes ses pensées était
où l’on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n ’est arrêtée
tout son poids sur leur tête cette société hum aine, si formidable dans son développem ent p ar quelque incident providentiel,
pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous. devient, dans un temps donné, la haine de la société, puis la
D ans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pou­ haine du genre humain, puis la haine de la création, et se
vait être la nature de sa rêverie? traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire,
Si le grain de mil sous la m eule avait des pensées, il penserait n ’im porte à qui, à un être vivant quelconque. — Com m e on
sans doute ce que pensait Jean Valjean. voit, ce n ’était pas sans raison que le passeport qualifiait Jean
Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasm ago­ Valjean d 'hom m e très dangereux.
ries pleines de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d’état D ’année en année, cette âme s’était desséchée de plus en
intérieur presque inexprimable. plus, lentem ent, mais fatalem ent. À cœ ur sec, oeil sec. À sa
Par m om ents, au milieu de son travail du bagne, il s’arrêtait. sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu’il n ’avait versé une
Il se m ettait à penser. Sa raison, à la fois plus m ûre et plus larme.

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