You are on page 1of 98

HORS-SÉRIE

« N 1 de la relation client depuis 11 ans,


° Réviser son bac
ça met en confiance ! » PROGRAMME
2015 avec
Guy – sociétaire MAIF.

PHILOSOPHIE
Term L, ES, S

L’ESSENTIEL DU COURS DES SUJETS DE BAC DES ARTICLES DU MONDE DES TEXTES CLÉS
• Des fiches synthétiques • Des questions types • Le texte intégral des •Les plus grands
• Les points et définitions • L’analyse des sujets articles du Monde auteurs et philosophes

N1 ° DU PODIUM DE LA RELATION CLIENT


DANS LE SECTEUR ASSURANCE DEPUIS 11 ANS*.
clés du programme
• Les repères importants
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter
• Un accompagnement
pédagogique des articles
• Des extraits et des
citations incontournables

VOUS AUSSI CHANGEZ POUR LA MAIF Antilles 7,90 €, Réunion 9,80 €,


Maroc 80 DH, Tunisie 10,30 DT.
M 05274 - 4H - F: 7,90 E - RD
* L’enquête a été réalisée par BearingPoint et TNS Sofres en novembre/décembre 2014 auprès d’un échantillon de 4 000 clients et usagers de plus de 150 entreprises et administrations, représentatifs de la
population française, dans 9 secteurs : assurance, automobile, banque, distribution spécialisée, entreprise de services, grande distribution, services publics, tourisme, transport. MAIF, société d’assurance
mutuelle à cotisations variables - CS 90000 - 79038 Niort cedex 9. Filia-MAIF, société anonyme au capital de 114 337 500 € entièrement libéré, RCS Niort B 341 672 681 - CS 20000 - 79076 Niort cedex 9.
Entreprises régies par le Code des assurances.
3’:HIKPMH=YU\^U]:?k@a@k@e@f"; En partenariat avec
Réviser son bac
avec

Philosophie Terminale, séries L, ES, S

Une réalisation de

Avec la collaboration de :

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Stéphane Ernet
Sybil Gerault
Pierre Leveau

Édition revue et augmentée par Rémi Moracrine

En partenariat avec
AVANT-PROPOS

Cet ouvrage, constitué de fiches de cours, de sujets corrigés et d’articles du Monde, a été conçu pour
vous préparer efficacement au baccalauréat de philosophie. Il vous propose un parcours original dans le
programme officiel de Terminale : à chaque notion correspond un cours de deux pages illustrées, encadré
de colonnes de mots clés qui vous permettent de vous approprier les termes techniques du vocabulaire phi-
losophique. Vous y trouverez également des citations majeures que vous pourrez reprendre en dissertation
et qui vous permettront de mémoriser les thèses essentielles et les grands enjeux, propres à chaque notion
philosophique.
À la suite de chaque cours, un texte clé extrait d’une œuvre majeure d’un philosophe classique vous est
proposé : il s’agit d’une référence incontournable sur le sujet que vous pourrez utiliser lors de l’épreuve.
Dans la même optique, les articles extraits du Monde mettent en relation la notion philosophique avec l’ac-
tualité ou vous proposent une réflexion approfondie sur la notion étudiée. Ils permettent de faire ressortir les
grands enjeux philosophiques du programme et vous donnent des références originales et précises (faits
d’actualités, ouvrages sortis récemment, etc.) dont vous pourrez également faire usage en dissertation.
Le jour du baccalauréat, vous aurez le choix entre trois sujets : deux dissertations sur notion et une expli-
cation d’un texte philosophique. Quel que soit le sujet choisi, il est nécessaire pour réussir l’épreuve de tenir
un propos qui s’appuie sur des analyses conceptuelles, sur des thèses majeures de l’histoire de la philo-
sophie et sur des exemples précis. Le contenu de cet ouvrage vous permet de vous préparer en ce sens,
notamment grâce aux nombreux sujets corrigés qui accompagnent les cours et aux conseils qui vous sont
donnés pour les traiter de manière conceptuelle.
L’essentiel est enfin de se rappeler qu’un bon devoir de philosophie est avant tout un exercice de pensée
par soi-même qui mobilise des références non pas par simple érudition, mais dans le cadre d’une véritable
réflexion. Comme le rappelait en son temps Hegel : « La philosophie doit nécessairement être enseignée et
apprise, aussi bien que toute autre science. […] Autant l’étude philosophique est en et pour soi une activité
personnelle, tout autant est-elle un apprentissage. » C’est à cet apprentissage que les pages suivantes vous

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
invitent.

R. M.

Message à destination des auteurs des textes figurant dans cet ouvrage ou de leurs
ayants-droit : si malgré nos efforts, nous n’avons pas été en mesure de vous contacter
afin de formaliser la cession des droits d’exploitation de votre œuvre, nous vous invitons
à bien vouloir nous contacter à l’adresse plusproduit@lemonde.fr.

En partenariat avec

Complétez vos révisions du bac sur www.assistancescolaire.com :


méthodologie, fiches, exercices, sujets d'annales corrigés... des outils gratuits et efficaces
pour préparer l'examen.

Edité par la Société Editrice du Monde – 80, boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
Tél : +(33)01 57 28 20 00 – Fax : +(33) 01 57 28 21 21
Internet : www.lemonde.fr
Président du Directoire, Directeur de la Publication : Louis Dreyfus
Directeur de la rédaction : Gilles Van Kote
Dépôt légal : mars 2015 - Imprimé par Maury - Achevé d’imprimer : mars 2015
Numéro hors-série réalisé par Le Monde - © Le Monde – rue des écoles 2015
SOMMAIRE

LE SUJET p. 5
chapitre 01 – La conscience, l’inconscient p. 6
chapitre 02 – La perception p. 10
chapitre 03 – Autrui p. 14
chapitre 04 – Le désir p. 18
chapitre 05 – L’existence et le temps p. 22

LA CULTURE p. 27
chapitre 06 – Le langage p. 28
chapitre 07 – L’art p. 32
chapitre 08 – Le travail p. 36
chapitre 09 – La technique p. 40
chapitre 10 – La religion p. 46
chapitre 11 – L’histoire p. 50

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
LA RAISON ET LE RÉEL p. 55
chapitre 12 – Théorie et expérience p. 56
chapitre 13 – La démonstration p. 60
chapitre 14 – Le vivant p. 64
chapitre 15 – La matière et l’esprit p. 70
chapitre 16 – La vérité p. 74

LA POLITIQUE, LA MORALE p. 79
chapitre 17 – La société et les échanges p. 80
chapitre 18 – La justice et le droit p. 84
chapitre 19 – L’État p. 88
chapitre 20 – La liberté p. 92
© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
le sujet

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
ÂME
Du grec « psyché », l’âme est le
terme longtemps utilisé pour dé-
signer la conscience. Cependant, il
La conscience,
L
faut prendre garde aux différents
sens du mot âme qui peut parfois ’homme, dans la mesure où il est conscient, c’est-à-dire
recouvrir des réalités différentes capable de se prendre lui-même pour objet de pensée,
et qui est souvent employé dans
un sens religieux ou théologique. n’est plus simplement dans le monde comme une chose
ou un simple être vivant, mais il est au contraire devant le
COGITO
Ce terme signifie « je pense » en
monde : la conscience, c’est la distance qui existe entre moi
latin. Formulé par Descartes, le et moi-même et entre moi et le monde.
cogito est un terme qui désigne la
conscience humaine en tant que Comment concevoir C’est ce que Husserl essaie de montrer : loin d’être une
sa caractéristique première est la conscience ? chose ou une substance, la conscience est une activité
d’être pensante et d’être le propre Que je sois certain que j’existe ne me dit pas encore de projection vers les choses. Elle est toujours au-
d’une subjectivité. Le cogito est qui je suis. Descartes répond que je suis « une subs- delà d’elle-même, qu’elle se projette vers le monde,
donc la certitude première de tance pensante » absolument distincte du corps. vers ses souvenirs vers ou l’avenir, à chaque fois
toute conscience et le fond sur Pourtant, en faisant ainsi de la conscience une dans une relation – ou visée – que Husserl nomme
lequel tout acte de conscience « chose » existant indépendamment du corps et « intentionnelle ».
prend naissance. Descartes le repliée sur elle-même, Descartes ne manque-t-il pas
formule ainsi clairement dans la nature même de la conscience, comme ouverture La conscience que j’ai d’exister
le Discours de la méthode (1637) : sur le monde et sur soi ? peut-elle être remise en doute ?
cogito ergo sum, « je pense, donc Je peux me tromper dans la
je suis ». connaissance que je crois avoir

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
de moi (celui qui croyait être
CONSCIENCE courageux peut s’avérer n’être
Il faut distinguer la conscience qu’un lâche, par exemple), mais
d’objet de la conscience de soi, la pure conscience d’être, elle, est
comme le montrent bien en nécessairement vraie. Ainsi, Des-
français les deux expressions cartes, au terme de la démarche
suivantes : « avoir conscience (de du doute méthodique, découvre
quelque chose) », qui signifie être le caractère absolument certain
dans un rapport direct à un objet, de l’existence du sujet : « je pense,
et « être conscient », qui signifie donc je suis ». Cette certitude de-
que nous sommes à nous-mêmes meure, et rien ne peut la remettre
notre propre objet de conscience. en cause.
La conscience de soi peut être Descartes fait alors du phéno-
définie comme le savoir intérieur mène de la conscience de soi le
immédiat que l’homme possède fondement inébranlable de la
de ses propres pensées, senti- vérité, sur lequel toute connais-
ments et actes. sance doit prendre modèle pour
Enfin, rappelons que le mot s’édifier.
« conscience » est un terme mo-
derne, qui n’existe pas en tant que L’intentionnalité
tel dans l’Antiquité : on parlait de la conscience
alors d’âme pour désigner cette Que la conscience ne soit pas une
présence du sujet à lui-même et substance mais une relation, cela
aux choses. signifie que c’est par l’activité de
la conscience que le monde m’est
CONSCIENCE présent. Husserl tente, tout au
INTENTIONNELLE long de son œuvre, de dégager
L’intentionnalité, du latin intentio, les structures fondamentales de
est un terme utilisé en phénomé- cette relation, à commencer par
no-logie par Husserl pour désigner la perception. Il montre ainsi que
l’acte par lequel la conscience se celle-ci est toujours prise dans un
rapporte à l’objet qu’elle vise. En réseau de significations : je ne
affirmant que « la conscience est peux percevoir que ce qui pour
toujours conscience de quelque Le Caravage, Narcisse, vers 1597-1599. moi a un sens.

6 Le sujet
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)

l’inconscient chose », Husserl, contre Descartes,


montre que loin d’être une « subs-
tance pensante » autarcique, la
conscience est toujours visée in-
tentionnelle d’un objet, tension
de certains objets. Cela peut être la part inconsciente vers ce qu’elle n’est pas, et que c’est
Suis-je totalement transparent de notre personnalité qui entre en jeu. Selon Freud, là son essence.
à moi-même ? toute névrose provient d’une rupture d’équilibre Ainsi, par exemple, si je suis
La conscience n’est pas pure transparence à soi : le entre le surmoi, le ça et le moi, qui se manifeste par conscient d’un arbre situé en face
sens véritable des motifs qui me poussent à agir un sentiment d’angoisse : de moi, ma pensée est tournée en
m’échappe souvent. C’est ce que Freud affirme en – le « ça » est totalement inconscient ; il correspond direction de cet arbre qui me fait
posant l’existence d’un inconscient qui me détermine à la part pulsionnelle (libido et pulsion de mort) ; face : j’accomplis un acte conscient
à mon insu. Le sujet se trouve ainsi dépossédé de sa – le « moi » est conscient ; la part inconsciente est intentionnel. La conscience im-
souveraineté et la conscience de soi ne peut plus être chargée de se défendre contre toutes les pulsions du plique donc une forme de dua-
prise comme le modèle de toute vérité. « ça » et les exigences du « surmoi » ; lité entre un sujet et un objet,
L'inconscient n'est pas le non conscient : mes sou- – le « surmoi » désigne l’instance psychique in- mais aussi une forme d’unité, de
venirs ne sont pas tous actuellement présents à ma consciente, exprimant la puissance des interdits liaison : c’est l’intentionnalité.
conscience, mais ils sont disponibles (c'est le précons- intériorisés (interdit parental, interdits sociaux) qui
cient). L'inconscient forme un système indépendant sont à l’origine du refoulement et du sentiment de CONSCIENCE MORALE
qui ne peut pas devenir conscient sur une simple culpabilité. Le « surmoi » est celui qui interdit ou La conscience morale est la ca-
injonction du sujet parce qu'il a été refoulé. C'est une autorise les actes du « moi ». pacité qu’a l’homme de pouvoir
force psychique active, pulsionnelle, résultat d'un Je ne suis donc pas « maître dans ma propre maison », juger ses propres actions en
conflit intérieur entre des désirs qui cherchent à se et le conflit entre ces trois instances psychiques se bien comme en mal. Même si
satisfaire et une personnalité qui leur oppose une manifeste par la névrose. La cure psychanalytique celle-ci est susceptible de nous
résistance. consiste à retrouver un équilibre vivable entres les faire éprouver du remords ou
Il se produit en nous des phénomènes psychiques contraintes sociales et nos désirs. de nous faire avoir « mauvaise

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
dont nous n’avons pas conscience, mais qui déter- L'inconscient ne pourra s'exprimer qu'indirecte- conscience », elle fait pourtant
minent certains de nos actes conscients. Ainsi, nous ment dans les rêves, les lapsus et les symptômes notre dignité.
pensons nous connaître, mais nous ignorons pour- névrotiques. Seule l'intervention d'un tiers, le psy- On peut penser ici à Rousseau
quoi nous avons de l’attrait ou de la répulsion à l’égard chanalyste, peut me délivrer de ce conflit entre moi qui, dans l’Émile, écrivait :
et moi-même, conflit que Freud suppose en tout « Conscience ! Conscience ! Instinct
homme. divin, immortelle et céleste voix
[…] juge infaillible du bien et du
La conscience fait-elle la grandeur ou mal qui rend l’homme semblable
la misère de l’homme ? à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence
Pascal répond qu’elle fait à la fois l’une et l’autre. de sa nature et la moralité de ses
Parce qu’elle rend l’homme responsable de ses actes, actions », montrant par-là que la
la conscience définit l’essence de l’homme et en fait conscience est d’abord et avant
sa dignité. J’ai conscience de ce que je fais et peux tout une réalité d’ordre moral,
en répondre devant le tribunal de ma conscience voire sentimental. Elle peut ainsi
et celui des hommes : seul l’homme a accès à la se définir comme le sentiment que
dimension de la spiritualité et de la moralité. j’ai de ma propre existence an tant
Pourtant, parce que la conscience l’arrache à qu’existence morale.
l’innocence du monde, l’homme connaît aussi
par elle sa misère, sa disproportion à l’égard de INTUITION
l’univers et, surtout, le fait qu’il devra mourir. Acte de saisie immédiate d’une
Cependant, avoir conscience de soi, ce n’est pas chose par le sujet. L’intuition peut
lire en soi comme dans un livre ouvert; savoir que être sensible (je vois un arbre),
j’existe, ce n’est pas encore connaître qui je suis. mais aussi intellectuelle (je
Davantage même, c’est parce que je suis un être conçois un triangle). L’intuition
de conscience que je peux me tromper sur ma est la forme la plus immédiate
condition, m’illusionner et me méconnaître : un que prend l’acte conscient.
animal dénué de conscience ne saurait se mentir
à soi-même.  SUJET/ OBJET
Le sujet est le producteur de la
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER pensée : il s’agit de celui qui pense
et qui est conscient. L’objet est ce
• L'inconscient freudien au crible
des neurosciences p.9 qui est produit par le sujet qui
Paul Benkimoun (24 novembre 2006) pense : il est ce dont le sujet est
Sigmund Freud (1856-1939). conscient.

Le sujet 7
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Descartes expose
la découverte du cogito qui est le
Dissertation : La conscience
principe même de la conscience.
peut-elle être un fardeau ?
Mais aussitôt après je pris garde
que, pendant que je voulais ainsi Le plan détaillé du développement
penser que tout était faux, il fal- I. La conscience est la marque de la grandeur
lait nécessairement que moi qui humaine.
le pensais fusse quelque chose ; a) La disposition de la conscience nous donne le
et remarquant que cette vérité : je statut de sujet lucide et responsable de nos actes.
pense, donc je suis, était si ferme b) Ce sont les exigences du corps qui peuvent da-
et si assurée, que toutes les plus vantage être vécues comme un fardeau : maladies,
extravagantes suppositions des travail, douleurs ; nous souffrons de vieillir trop vite.
sceptiques n’étaient pas capables c) Les manifestations du corps et ses désirs, relayés
de l’ébranler, je jugeai que je par l’inconscient, peuvent alourdir et perturber la
pouvais la recevoir sans scrupule conscience (psychanalyse).
pour le premier principe de la Transition : Ne serait-il pas préférable de n’avoir
philosophie que je cherchais. aucune conscience des limites de notre condition ?
Puis, examinant avec attention
ce que j’étais, et voyant que je II. La conscience peut être malheureuse.
pouvais feindre que je n’avais a) En tant qu’individu, la conscience de nos défauts
aucun corps, et qu’il n’y avait psychologiques est douloureuse.
aucun monde ni aucun lieu où b) En tant qu’être humain, la conscience de notre
je fusse ; mais que je ne pouvais condition ne peut susciter que l’incompréhension
pas feindre pour cela que je n’étais et l’angoisse (Cf. Pascal).
point ; et qu’au contraire de cela c) En tant que citoyen, la conscience des injustices et

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
même que je pensais à douter des déterminismes divers pesant sur nous n’incite
de la vérité des autres choses, il pas au bonheur.
suivait très évidemment et très Transition : Mais prendre conscience des détermi-
certainement que j’étais ; au lieu nismes n’est-il pas un moyen de s’en libérer ?
que si j’eusse seulement cessé de
penser, encore que tout le reste « La grandeur de l’homme est
de ce que j’avais jamais imaginé L’analyse du sujet grande en ce qu’il se connaît
eût été vrai, je n’avais aucune I. Les termes du sujet misérable ; un arbre ne se
raison de croire que j’eusse été : • Conscience : connaît pas misérable. »
je connus de là que j’étais une – sens psychologique : faculté de se représenter sa (Pascal)
substance dont toute l’essence ou propre existence.
la nature n’est que de penser, et – sens moral : faculté de juger, ou de se représenter la III. La prise de conscience est libératrice.
qui, pour être, n’a besoin d’aucun valeur morale de ses actes. a) Sans conscience, le bonheur et la liberté ne
lieu, ni ne dépend d’aucune chose • Fardeau : seraient ni vécus, ni ressentis vraiment.
matérielle. En sorte que ce moi, – idée d’absence de liberté, d’entrave. b) En matière morale, la conscience donne un idéal à
c’est-à-dire l’âme par laquelle je – idée d’efforts, de douleur. respecter, mais que l’on ne peut jamais parfaitement
suis ce que je suis, est entière- • Peut-elle : atteindre.
ment distincte du corps, et même – idée de possibilité, de choix. c) La conscience nous donne un projet d’existence,
qu’elle est plus aisée à connaître – idée de légitimité. toujours susceptible de changer (Cf. Sartre).
que lui, et qu’encore qu’il ne fût
point, elle ne laisserait pas d’être II. Les points du programme Conclusion
tout ce qu’elle est. • La conscience. La conscience peut être vécue comme un fardeau,
• L’existence et le temps. mais c’est également le fait d’être conscients de nos
René Descartes, • La morale. propres limites qui nous en libère.
Discours de la méthode, • Le bonheur.
4e partie • La liberté.
Ce qu’il ne faut pas faire
La problématique Oublier la dimension positive de la conscience.
« je connus de là
que j’étais La conscience que nous possédons peut-elle être
une substance considérée comme une charge nous empêchant de Les bons outils
dont toute l’essence jouir pleinement de l’existence ? • Pascal, Pensées.
ou la nature n’est que Se rendre compte de ses propres défauts confère-t-il à • Sartre, La Nausée.
de penser » l’homme de la grandeur ou nuit-il au contraire à son • Descartes, Méditations métaphysiques.
bonheur et à sa liberté ? • Saint Augustin, Confessions. 

8 Le sujet
L'A RT I C L E D U

L’inconscient freudien
au crible des neurosciences
C
omment fonctionne de l’inconscient tel que Freud cient regroupe des contenus de l’inconscient, c’est-à-dire
notre cerveau ? Quelle l’a défini afin de mettre au jour riches et divers. Il n’existe pas le concept de refoulement,
est la part du conscient les convergences et divergences un lieu qui lui soit dédié, mais et certaines propriétés des
et celle de l’inconscient ? Neu- entre ces deux approches. il repose au contraire sur une représentations mentales
rologue à l’hôpital de la Pitié- À partir du récit détaillé — peut- multiplicité de substrats céré- inconscientes postulées
Salpêtrière à Paris et normalien, être trop, trouveront les lecteurs braux. De même qu’« il n’existe par Freud sont en absolue
Lionel Naccache se penche sur profanes — d’expériences avec aucune région cérébrale dont contradiction avec ce que nous
cette question intrigante depuis des patients au cerveau lésé, l’activité serait exclusivement connaissons aujourd’hui du
plusieurs années, notamment Lionel Naccache met en évi- et nécessairement réservée fonctionnement mental et de
en collaboration avec Stanis- dence l’existence d’une percep- aux pensées conscientes ». sa physiologie ».
las Dehaene. tion et d’une motricité « hors Enfin, inconscient et conscient Freud a, selon Lionel Nac-
Armé des savoirs nés du « mé- conscience ». Il en ressort que ne sont pas deux mondes cache, doté l’inconscient des
nage à trois » que forment la notre cerveau fonctionne de qui s’ignorent. L’inconscient attributs qui sont « le propre
psychologie cognitive, l’image- manière beaucoup plus subtile est  « souple et sensible aux de la conscience ». L’incons-
rie cérébrale et la neuropsy- que ne le supposaient les théo- modifications dynamiques de cient freudien ne serait
chologie clinique, il dévoile ries attribuant une aire unique la conscience du sujet ». que « la conscience du sujet qui

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
pas à pas ce que les neuros- à chacune des fonctions (vision, Cet  « inconscient  cognitif »  interprète sa propre vie mentale
ciences nous apprennent sur audition, langage…). correspond-il à celui décrit inconsciente à la lumière de ses
l’inconscient. Cela accompli, il Autrement dit, loin d’être par Freud ? Certes, « plusieurs croyances conscientes ».
confronte cette vision à celle l’« idiot de la famille », l’incons- idées importantes semblent S’il rejette donc l’édifice théo-
communes à ces deux rique de Freud, Lionel Naccache
démarches théoriques » : « La n’en rejette pas pour autant la
POURQUOI semblent fortement remettre richesse de l’inconscient, le statut psychanalyse comme « procédé
CET ARTICLE ? en cause le cœur même de la originairement inconscient de thérapeutique ». Sans dogma-
psychanalyse freudienne – sans toute représentation mentale, tisme et en se démarquant de
Grâce aux progrès des neuro - totalement élucider pour autant le rôle de l’attention dans la critiques traditionnelles de
sciences, certains chercheurs, les rapports complexes entre prise de conscience et enfin la l’œuvre de Freud, Lionel Nac-
comme Lionel Naccache, conscience et inconscient. Dans division de l’espace inconscient cache réussit le tour de force de
sont désormais en mesure de l’attente d’un éventuel verdict en plusieurs catégories nous éclairer et de questionner
confronter les théories freu- définitif de la science, et face à qualitativement distinctes ». un domaine, celui de notre
diennes sur l’inconscient à la l’apparente fragilité des théo- Au terme de son inventaire, psychisme, sur lequel nous
réalité scientifique du fonc- ries freudiennes, la définition l’auteur avoue pourtant n’avons pas fini de nous
tionnement de notre cerveau. de l’inconscient est-elle vouée sa  « déception ». Pour Lio- interroger.
Et les résultats de ces recherches à demeurer encore longtemps nel Naccache, grand lecteur
sont troublants, puisqu’ils une question en suspens ? de Freud, « le cœur de la Paul Benkimoun
psychanalyse freudienne (24 novembre 2006)

Le sujet 9
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
APERCEPTION
Mot inventé par Leibniz et repris
ensuite par Kant dans la Critique
de la raison pure (aperception
La perception
J
transcendantale), pour désigner
l’acte par lequel un sujet opère un
retour réflexif sur ses perceptions ’ai la sensation d’une couleur ou d’une odeur, mais je perçois
et en prend conscience. Leibniz toujours un objet doté de qualités sensibles (une table rouge
oppose ainsi l’aperception aux
« petites perceptions » qui sont des
et sentant la cire). Alors, si je ne perçois pas simplement du
perceptions inconscientes. rouge, mais une chose rouge, cela signifie que, quand je perçois,
APPARENCE
j’identifie des objets (l’objet table, ayant telles ou telles qualités
L’apparence désigne d’abord le ca- sensibles) et que j’opère la synthèse des sensations provenant
ractère fugitif et vague de ce que de mes différents sens. La question est alors de savoir d’une
le sujet perçoit. L’apparence peut
être sensible (il m’apparaît qu’il part comment s’opère cette synthèse, et d’autre part comment
fait froid, alors qu’il fait tiède) je reconnais tel ou tel objet.
ou intellectuelle (il m’apparaît
que cette équation est vraie, alors
qu’elle est fausse). Elle ne doit pas Comment articuler perception
être confondue avec l’apparition et sensation ?
qui désigne l’acte par lequel un On peut soutenir que ce sont les différentes sen-
phénomène est donné au sujet. sations qui vont s’additionner pour composer
l’objet : la sensation du toucher de la table, de
EMPIRISME sa couleur et de sa forme, s’ajoutent les unes

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Du grec empeiria, « expérience ». aux autres jusqu’à constituer la perception
Doctrine philosophique selon de l’objet « table ». C’est la solution défendue
laquelle toutes nos idées et par les empiristes : la connaissance dérive de
connaissances sont dérivées de l’expérience, entièrement faite d’une accu-
l’expérience sensible. La raison, mulation de sensations. Nous avons d’abord
selon les empiristes, est elle-même des sensations, et ce sont elles qui composent
issue de l’expérience, aussi bien nos idées.
extérieure (perception sensible), Mais comme ces sensations se présentent tou-
qu’intérieure (réflexion), et en dé- jours conjointement dans mon expérience
pend d’autant plus qu’elle permet sensitive, je finis par prendre l’habitude de les
(grâce aux signes) de rassembler les unir : je désigne alors leur union par un seul
perceptions. À l’époque moderne, nom (je nomme « tulipe » l’union de certaines
l’empirisme est un courant qui se odeurs, couleurs, et formes se présentant en-
développe fortement en Grande- semble). Au sens strict, toute chose n’est alors
Bretagne avec John Locke et Da- qu’une collection de sensations, unies sous une
vid Hume. Kant s’opposera aux seule dénomination par une habitude.
empiristes en affirmant l’existence
de structures a priori de l’esprit La perception est-elle
et, ainsi, la possibilité de connais- réductible à une somme
sances non empiriques. de sensations ?
Peut-on cependant réduire ainsi l’objet à une
ESSENCE/ ACCIDENT collection de qualités senties et la perception
Du latin esse, « être ». L’essence à une somme de sensations reçues ? Descartes
d’une chose, c’est sa nature, ce qui montre que c’est impossible : prenons un
définit son être, ce qui fait qu’elle morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche ;
est ce qu’elle est. Ce terme s’oppose il est dur, odorant, et possède une forme dé-
Edmund Husserl (1859-1938), philosophe allemand,
à « l’accident » qui désigne un ca- terminée. Mais si on l’approche d’une flamme, fondateur de la méthode phénoménologique.
ractère de la chose qui aurait pu ces qualités sensibles disparaissent toutes ; et
ne pas être, qui existe par hasard. pourtant, chacun le reconnaîtra avec évidence,
Ainsi, par exemple, on peut consi- « la même cire demeure ». L’expérience révèle
dérer que la raison est l’essence donc que la cire était, à mon insu, autre chose « Être, c’est être perçu. »,
de l’homme (c’est ce qui fait ce que ce que je croyais : elle n’est pas un assem- Esse est percipi.
qu’il est), tandis que la couleur de blage de qualités sensibles ; son essence doit (George Berkeley)
cheveux de chacun est un accident. être distinguée de son apparence.

10 Le sujet
L’ESSENTIEL DU COURS

senties par les sens, ni un pur MOTS CLÉS (SUITE)


fragment d’étendue conçu par
la raison. Il faudrait cesser de ÉTENDUE
confondre la perception avec L’étendue d’un corps, c’est la por-
autre chose qu’elle (sensation tion d’espace que celui-ci occupe
ou intellection) et lui restituer dans le réel. C’est parce que les
sa spécificité. corps sont dans l’espace qu’ils sont
étendus. Chaque corps occupe l’es-
Comment pace de manière spécifique.
peut-on sortir
de l’alternative ? ÉVIDENCE
C’est Husserl qui nous donne Du latin videre (« voir »), l’évi-
la solution : dans la perception, dence est ce qui s’impose comme
la chose ne se donne ni morce- réel de façon immédiate et qui
lée dans une diversité de qua- peut ainsi être tenu pour vrai sans
lités sensibles, ni comme une réflexion. Cependant, toute évi-
totalité parfaitement claire et dence n’est pas vraie, même si des
transparente pour la raison vérités peuvent êtres évidentes.
qui conçoit. Elle se donne « par
esquisses ». En effet, je peux INNÉ
faire le tour de cette table que Est inné ce qui est donné à un être
j’ai sous les yeux : j’ai sans à sa naissance et appartient de ce
cesse conscience de l’existence fait à sa nature. S’oppose à acquis.
d’une seule et même table, Un des problèmes essentiels est de
alors même que la percep- déterminer, chez l’homme, les parts
tion de cette table ne cesse respectives de l’inné et de l’acquis.
de varier. C’est l’essence de la
perception. SENS

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Chaque « vécu » de la table est Au nombre de cinq (toucher, goût,
celui de la même table : ce n’est odorat, ouïe et vue), les sens sont
pas une représentation dans ce par quoi le sujet peut être mis
l’esprit ni une simple apparence. en rapport avec le réel sensible
Au contraire, chaque vécu de la situé hors de lui.
table me la rend présente, mais
d’un certain point de vue, sous SENSIBLE/ INTELLIGIBLE
un certain aspect ; c’est ainsi dans Est dit sensible tout ce qui
un flux temporel d’esquisses concerne les objets accessibles
que chaque objet apparaît à la au moyen des cinq sens. Est dit
René Descartes (1591-1650). conscience, et il ne peut en être intelligible tout ce qui concerne
autrement : je ne peux pas, par l’intellect et ses objets (idées,
La perception est-elle définition, percevoir en même temps les six faces nombres).
réductible à un acte de la raison ? d’un cube posé devant moi. Le propre de la chose
Se pose ici une alternative : ou bien on sou- perçue, c’est donc de ne jamais pouvoir se donner SENSUALISME
tient avec les empiristes que la perception tout entière à la conscience : un objet entièrement Le sensualisme est une doctrine
se confond avec la sensation, mais alors elle présent, est un idéal toujours visé mais jamais atteint. qui veut ramener toutes nos
n’offrirait qu’un pur divers sans unité ni connaissances aux sensations.
signification propre ; mais cela ne corres- OUTILS L’épicurisme, par exemple, est
pond en rien à notre expérience perceptive. • Descartes, Discours de la méthode ; Méditations un sensualisme. Cela n’implique
Ou bien on soutient avec Descartes que la métaphysiques. pas qu’il suffit de sentir pour
perception d’un objet se confond avec un acte • Locke, Essai sur l’entendement humain. connaître, mais seulement que,
de la raison : percevoir, c’est concevoir, ce qui • Merleau-Ponty, Phénoménologie sans sensation, aucune connais-
fait aussi problème. Comme le note en effet de la perception. sance ne serait possible.
Merleau-Ponty, devant la raison, un carré est
toujours un carré, qu’il repose sur l’une de SYNTHÈSE
ses bases ou sur l’un de ses sommets ; mais Du grec sun, « ensemble », et
pour la perception, dans le second cas, il UN ARTICLE DU MONDE tithémi, « poser ». Opération de
est à peine reconnaissable : nous percevons À CONSULTER l’esprit qui consiste à rassem-
spontanément autre chose. Par conséquent, bler des éléments divers, et à
il faut sans doute sortir de l’alternative si • L'émotion, source de la conscience p.13 construire un ensemble à partir
l’on veut rendre compte de notre expérience Propos recueillis par Catherine Vincent de ces principes. La synthèse s’op-
perceptive réelle : l’objet perçu ne serait alors (16 octobre 2010) pose à l’analyse qui est un acte de
ni une pure collection de diverses qualités décomposition.

Le sujet 11
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Bergson met en
Dissertation : Le réel se limite-t-il
lumière le rapport de la perception
à l’action intéressée et leur disso- à ce que perçoivent nos sens ?
ciation chez l’artiste.
L’analyse du sujet
Auxiliaire de l’action, elle [la I. Les termes du sujet
perception] isole, dans l’en- • Le réel :
semble de la réalité, ce qui nous – tout ce qui existe concrètement.
intéresse ; elle nous montre – contraire de ce qui est seulement imaginé, conçu,
moins les choses mêmes que le rêvé.
parti que nous en pouvons tirer. • Ce que perçoivent nos sens :
Par avance elle les classe, par – toutes les informations fournies par nos cinq sens.
avance elle les étiquette ; nous – référence à l’activité spécifique de perception, qui ne
regardons à peine l’objet, il nous se limite pas à une simple sensation passive.
suffit de savoir à quelle catégo- • Se limite-t-il :
rie il appartient. Mais, de loin en – idée de restriction, par rapport à une opinion
loin, par un accident heureux, courante ou à une définition possible.
des hommes surgissent dont – idée d’objectivité, de délimitation exacte des
les sens ou la conscience sont contours. II. La perception sensorielle possède de nombreuses
moins adhérents à la vie. La limites.
nature a oublié d’attacher leur II. Les points du programme a) Le rôle des facultés mentales est déterminant dans
faculté de percevoir à leur fa- • La perception. la perception : elles ne sont pourtant pas elles-mêmes
culté d’agir. Quand ils regardent • La matière et l’esprit. perçues.
une chose, ils la voient pour • La théorie et l’expérience. b) La perception sensorielle est une connaissance
elle, et non plus pour eux. Ils • L’interprétation. « confuse » (Descartes), puisqu’elle ne retranscrit pas
ne perçoivent plus simplement fidèlement la nature de l’objet perçu.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
en vue d’agir ; ils perçoivent L’accroche c) On peut même supposer que la réalité de l’esprit
pour percevoir, – pour rien, La formule « Je crois ce que je vois » est souvent est plus certaine que celle des corps sur lesquels des
pour le plaisir. Par un certain employée pour mettre en doute quelque chose illusions sont toujours possibles.
côté d’eux-mêmes, soit par leur tant que l’on n’en a pas eu de preuve tangible, Transition : Comment garantir la preuve de l’existence
conscience soit par un de leurs perceptible. d’une réalité appelée « esprit » ?
sens, ils naissent détachés ; et,
selon que ce détachement est La problématique III. Le terme réel a un sens limité.
celui de tel ou tel sens, ou de la La perception est-elle un critère suffisant pour dé- a) Le réel au sens scientifique regroupe tout ce qui a
conscience, ils sont peintres ou terminer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? Est-elle été vérifié expérimentalement et qui n’est pas pour
sculpteurs, musiciens ou poètes. fidèle à la nature réelle des choses ? Peut-elle tout autant perçu tel quel par nos sens. Sa constitution
C’est donc bien une vision plus englober ? et ses limites font l’objet de théories en constante
directe de la réalité que nous évolution, à mesure que les sciences avancent.
trouvons dans les différents Le plan b) Le réel au sens objectif est donc impossible à
arts ; et c’est parce que l’artiste détaillé délimiter, puisque chacun a aussi un point de vue qui
songe moins à utiliser sa percep- du dévelop- dépend de sa façon d’interpréter, de son expérience
tion qu’il perçoit un plus grand pement et de ses projets.
nombre de choses. I. La réalité est
délimitée par la Conclusion
Henri Bergson, perception. Le réel ne se limite pas à ce que perçoivent nos sens,
La Pensée et le mouvant a) Est d’abord dans la mesure où le terme « réel » suppose une
jugé réel ce sorte d’idéal d’objectivité, ou au contraire une vision
qui est perçu nécessairement subjective du monde extérieur.
« C’est donc bien concrètement,
une vision plus par opposition Les bons outils
directe de la réalité à ce qui est rêvé, • Descartes analyse la perception d’un morceau de
que nous trouvons
espéré, projeté. cire dans Les Méditations métaphysiques.
dans les différents
arts ; et c’est parce b) Toute la dé- • Berkeley montre le type de réalité des choses perçues
que l’artiste songe marche scienti- dans Les Principes de la connaissance humaine.
moins à utiliser fique s’attache
sa perception qu’il au critère de ce qui est vérifiable par la perception
perçoit un plus sensorielle (directe et naturelle) ou par des instruments Ce qu’il ne faut pas faire
Dresser un cataloguer de choses réelles, mais
grand nombre d’optique (perception artificielle).
non perçues (atomes, etc.).
de choses » Transition : Nos sens ne sont donc pas les seuls à
entrer en jeu.

12 Le sujet
L'A RT I C L E D U

L’émotion, source de la conscience


Neurosciences — Pour le neurobiologiste Antonio Damasio, l’émergence de nos sen-
timents et de nos pensées trouve son origine dans ce que nous avons de commun
avec des organismes simples, dépourvus de cerveau.

E
n montrant comment les ce qui se passe dans le cortex met aux animaux supérieurs, étaient complètement étranges et
émotions sont au cœur de cérébral. Or je suis désormais tels que les mammifères et les déraisonnables. Or ce malade sem-
notre organisation sociale et persuadé que les fondements oiseaux, de garder en mémoire blait ne plus ressentir d’émotions.
cognitive, il a donné aux neuros- de la conscience ne se situent des expériences passées, de C’est alors que j’ai commencé à
ciences son supplément d’âme. pas dans le cerveau, mais dans le disposer d’objets mentaux, développer l’idée des marqueurs
Mondialement connu pour ses tronc cérébral. On a longtemps d’éprouver des émotions. La somatiques, selon laquelle nos
travaux théoriques et expérimen- cru que cette structure, située conscience « étendue » peut être raisonnements se fondent, en
taux, le neurobiologiste portu- au-dessus de la moelle épinière, attribuée aux grands singes, qui partie, sur une échelle de valeurs
gais Antonio Damasio, directeur était un simple centre de passage se perçoivent eux-mêmes comme dictée par nos émotions. Si on a
de l’Institut du cerveau et de la des voies motrices et sensitives sujets pensants et agissants. On vécu quelque chose avec beau-
créativité à l’université de Califor- qui relient le corps et le cerveau. arrive enfin à la conscience « de coup d’enthousiasme, ou de peur,
nie du Sud (Los Angeles), explore Mais elle se révèle bien plus essen- soi » : la nôtre. cette expérience laissera dans
inlassablement les liens entre le tielle que cela : c’est à son niveau Comment le cerveau notre chaîne de pensée une sorte
corps et l’esprit. Dans son dernier que prennent naissance les rend-il l’esprit conscient ? d’empreinte, qui sera ensuite
ouvrage,  L’Autre Moi-Même. Les sentiments primordiaux — par C’est la grande question. Tout au déterminante dans la qualité des
nouvelles cartes du cerveau, de la exemple ceux du plaisir ou de la long de l’évolution des mammi- décisions que nous prendrons.
conscience et des émotions (Odile douleur. fères, notamment des primates, Ce que l’on découvre sur
Jacob, 416 p., 24,90 euros), il Le tronc cérébral étant une partie l’esprit devient de plus en plus le rôle des émotions dans
tente de cerner l’ensemble des ancienne du cerveau que nous complexe. La mémoire et le rai- le fonctionnement de notre
processus biologiques et évolutifs avons en commun avec bien sonnement s’étendent, le proces- cerveau sera-t-il utile pour
qui ont abouti, chez l’homme, à la d’autres espèces, cette découverte sus du soi prend de l’ampleur. la robotique de demain ?

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
conscience et à la notion de soi. jette un grand « pont » biologique Jusqu’à ce que survienne le Cela aidera sans doute à inven-
Nous l’avons interrogé lors de son entre les organismes qui n’ont pas cerveau humain, qui permet, en ter des robots plus raffinés que
passage à Paris. de cerveau et ceux qui en ont un. association avec la conscience ceux qui existent aujourd’hui,
Le premier chapitre Les sentiments et la conscience autobiographique, l’apparition du des robots doués d’émotions ou
de votre livre s'intitule trouvent leur origine chez des or- langage. Il devient alors possible capables de reconnaître les nôtres.
« Redémarrage ». Pourquoi ? ganismes très simples, y compris aux humains de créer la culture, Mais cet objectif reste très difficile
Parce que ma réflexion sur les des êtres unicellulaires comme et d’organiser leur survie selon à atteindre, car le robot n’a pas de
découvertes récentes des neuros- l’amibe ou la bactérie ! Car même des principes qui ne sont plus matière organique. Et cela change
ciences m’a conduit, ces dernières sans cerveau, la petite amibe va seulement biologiques. La culture tout !
années, à un profond changement chercher de l’énergie, la transfor- nous libère de l’esclavage de la Prenez un avion, par exemple.
de point de vue. Sur l’origine et la mer, se défendre des attaques, biologie. C’est un organisme très compli-
nature des sentiments, comme saisir des opportunités, selon des Vous venez de recevoir qué, qui possède des systèmes
sur les mécanismes sous-jacents principes de régulation qui, bien le prestigieux prix annuel de contrôle et de transformation
à la construction du soi. plus tard dans l’évolution, feront de la Fondation japonaise d’énergie sophistiqués… Mais si
Il y a encore dix ans, je me préoc- émerger la conscience. Honda pour vos travaux vous lui cassez une aile, cela ne se
cupais avant tout, comme tous les A quoi sert alors le cerveau ? pionniers dans le domaine propagera pas au reste de l’appa-
neurobiologistes, de comprendre Avant de parler du cerveau, il faut des neurosciences, notam- reil. Alors que lorsque nous avons
parler de la conscience. Celle-ci ment pour votre théorie des la grippe, la maladie va mettre
donne aux espèces qui en sont « marqueurs somatiques ». en cause l’ensemble des éléments
POURQUOI dotées la possibilité, à un très De quoi s’agit-il ? individuels qui composent notre
CET ARTICLE ? haut niveau, d’organiser leur C’est une théorie que j’ai élaborée corps.
survie de façon efficace – et à dans les années 1980, lorsque j’ai Le robot, comme l’avion, ne
Dans cet entretien, le neuro- l’espèce humaine la possibilité commencé à soupçonner que les prend pas les risques que prend
biologiste Antonio Damasio de rechercher son bien-être. Et émotions jouaient un rôle très la matière organique, ce qui rend
apporte un éclairage original l’évolution de la conscience s’est important dans nos comporte- les choses totalement différentes
et stimulant sur l’évolution de faite en plusieurs étapes dans le ments cognitifs. J’avais fait, à cette du point de vue émotionnel. Il est
la conscience et ses différents règne animal. époque, une rencontre détermi- impossible de ressentir ce qui se
stades de développement au Il y a d’abord la conscience nante avec un malade âgé d’une passe dans le silicium ou dans
sein du règne animal – tout « noyau » : une forme de trentaine d’années qui venait de l’acier, alors qu’il est possible de
conscience interne, sans mémoire subir une opération du cerveau. Il ressentir toutes les variations qui
en insistant sur les rapports
profonde, qui permet à l’animal n’en avait gardé aucune séquelle se produisent dans la chair vi-
étroits qui lient, chez l’être
d’appréhender son environne- apparente, mais il avait subi un vante.
humain, la conscience de soi
ment à travers son système ner- changement radical de person- Propos recueillis par
et les sentiments. veux et sensoriel. La conscience nalité. Il était formidablement Catherine Vincent
« autobiographique », elle, per- intelligent, mais ses décisions (16 octobre 2010)

Le sujet 13
L’ESSENTIEL DU COURS

Autrui
MOTS CLÉS
AUTRE/ AUTRUI
L’autre est tout ce qui n’est pas
moi (un objet, un animal, un
homme, etc.).
Autrui désigne l’autre en tant
que personne humaine et donc
en tant qu’alter ego, c’est-à-dire
en tant qu’il est un autre moi-

Q
même.
Autrui est donc à la fois un autre
moi, et un autre que moi. C’est u’est-ce qu’autrui ? Un autre moi-même, c’est-à-dire
cet entrelacement du même celui qui est à la fois comme moi et autre que moi.
et de l’autre en autrui qui fait
l’objet d’un questionnement Rencontrer autrui, cela suppose donc d’une part la vie en
philosophique. communauté ; mais d’autre part, comme je ne saurais être moral
COMPASSION
tout seul, la moralité elle-même suppose la rencontre d’autrui.
Sentiment qui nous fait éprouver
la souffrance d’autrui. Compatir, Comment définir ce qu’est moi. En termes platoniciens, autrui entrelace
c’est littéralement « souffrir autrui ? le même et l’autre.
avec » l’autre. Rousseau pose La réponse semble simple : autrui, ce sont les
la compassion – appelée aussi autres hommes dans leur ensemble. Cela signi- Quel rapport existe-t-il entre moi et
pitié et suscitée par le malheur fie que je ne comprends jamais autrui comme autrui ?
d’autrui – comme le sentiment étant seulement autre chose que moi, une chose Nous avons retenu du solipsisme cartésien
caractéristique de la nature parmi les choses. Dès la perception, je ne vise l’idée que le moi est plus certain que le monde :
humaine. pas autrui comme je vise une chose inerte, il y a d’abord le moi, puis ensuite seulement le

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
c’est-à-dire comme une pure altérité : autrui monde et autrui. Selon Descartes en effet, je
HUMANITÉ/ ANIMALITÉ est tout à la fois autre que moi et identique à n’ai pas besoin d’autrui pour avoir conscience
Par opposition à l’animalité de moi ; mais tout seul, puis-je avoir conscience
qui désigne les caractéristiques d’exister ?
communes à l’ensemble des
espèces animales dont l’homme Husserl va montrer que la conscience n’est pas
fait partie, l’humanité est une substance, mais une ouverture à l’altérité :
l’ensemble des caractéristiques je n’ai pas d’abord conscience de moi, puis
spécifiques au genre humain. d’autrui et du monde, parce que ma conscience
Sur le plan moral, l’humanité est d’emblée rapport au monde et à autrui. Le
en moi comme en autrui est monde dont je suis conscient n’est pas un désert
considérée par Kant comme ce vide, car je peux deviner la trace d’autrui der-
qui nous confère un caractère rière les choses : le chemin sur lequel je marche
sacré, qui oblige absolument et n’a pas été tracé par mes seuls pas.
sans restriction au respect.
En quoi la visée d’autrui est-elle
INTERSUBJECTIVITÉ spécifique ?
Du latin inter, « entre », et subjec- À même la perception, je distingue moi, les
tus, « sujet ». Terme phénoméno- autres choses que moi, et autrui, c’est-à-dire
logique utilisé par Husserl pour l’autre moi. Husserl montre que cette distinc-
désigner la relation réciproque tion, qui semble toute naturelle, est en fait très
des consciences les unes avec les complexe, et repose en dernière analyse sur
autres, comme étant à l’origine le langage : autrui, à la différence des choses,
de la constitution d’un monde répond quand je lui parle.
commun. Par le langage, je suis avec autrui en situation
Autrui n’est pas coupé de moi, de compréhension réciproque (ce pourquoi,
mais je le découvre en même d’ailleurs, je ne me comporte pas de la même
temps que moi-même dans la façon seul que devant autrui). Le langage fonde
possibilité du dialogue et le par- donc la « communauté intersubjective ». Un
tage d’un monde commun. langage que je serais seul à comprendre serait
au mieux un code, au pire un charabia : par le
PERSONNE seul fait que je parle une langue, je ne suis jamais
Désigne autrui en tant qu’entité seul, parce que parler une langue, c’est d’emblée
morale qu’il me faut respecter. Socrate. appartenir à une communauté.

14 Le sujet
L’ESSENTIEL DU COURS

En quel sens ai-je MOTS CLÉS (SUITE)


besoin d’autrui pour
être conscient de moi- RESPECT
même ? Reconnaissance de la dignité
Pour Hobbes, j’ai besoin d’autrui d’autrui en tant qu’elle équivaut
parce qu’il est dans la nature à la sienne propre. Kant définit le
humaine de désirer qu’autrui ad- respect comme le sentiment par
mette ma supériorité. La nature lequel nous prenons conscience
humaine révèle donc un désir de de la loi morale en nous.
pouvoir sur autrui.
Hegel juge cette thèse insuffi- SOLIPSISME
sante, car Hobbes suppose une Formé du latin solus (« seul ») et
nature humaine antérieure à la ipse (« soi-même »), le solipsisme
rencontre d’autrui. Mais selon est l’acte par lequel un sujet se
Hegel, je ne suis homme que si saisit comme étant seul avec
l’on m’accorde ce statut. Le désir lui-même et ainsi radicalement
de pouvoir, et donc le besoin coupé du monde et des hommes.
d’autrui n’est pas seulement révé- On peut ainsi opposer l’attitude
lateur, mais bien constitutif de solipsiste à l’acte intersubjectif
mon humanité. qui ne me « coupe » pas des
Selon Hegel, l’humanité ne autres mais qui me met en rap-
nous est pas donnée à la nais- port avec eux.
sance, au contraire, elle est
gagnée si nous voyons autrui
nous l’accorder, car c’est lui
ZOOM SUR...
qui me donne le statut d’être La conception Husserlienne de
humain. l'intersubjectivité

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Pour Husserl, la visée d’autrui
un homme, c’est-à-dire comme étant libre ; et est en soi spécifique et diffère
« Une conscience de soi qui est en acceptant de reconnaître le maître, l’esclave de la visée de tout autre objet
pour une autre conscience de accepte d’être asservi, c’est-à-dire de ne pas être intentionnel, parce que je sais
soi n’est pas seulement pour elle lui-même reconnu comme homme. qu’autrui me voit le voir : autrui
comme pur objet, mais comme est bien un objet de ma percep-
son autre soi. » Quel rôle autrui joue-t-il dans tion parmi tous les autres, mais
(Hegel) la moralité ? il diffère de tous les autres objets
Selon Hegel, c’est finalement le maître qui de- parce que je suis moi-même un
vient inhumain en refusant le statut d’homme objet de sa perception. Il est vrai
Il faut le miroir de l’autre pour que la à l’esclave. Il est en réalité esclave de son désir que c’est également le cas avec les
conscience de nous-même ne soit pas une qui l’enchaîne au plaisir. Faisant d’autrui un animaux : mais même si je sais
illusion : ce qui différencie le fou qui se prend moyen d’assouvir ses désirs, et non une fin en qu’un animal me voit lorsque
pour Napoléon, et Napoléon lui-même, c’est soi, le maître méconnaît la liberté véritable : je le regarde, je ne sais pas quel
qu’autrui ne reconnaît pas que le fou est ce qu’il je ne suis vraiment libre que si je reconnais sens il peut bien donner à cette
croit être. Or, la reconnaissance par l’autre ne autrui, malgré toutes ses différences, comme perception.
passe pas simplement par la reconnaissance de étant le même que moi (voir zoom ci-contre). Face à autrui, je peux m’assurer
l’autre : tel est le véritable sens de la dialectique La moralité ne se fonde donc pas sur un de la signification qu’il donne à
du maître et de l’esclave. prétendu « droit à la différence », bien au ce qu’il voit de moi par le langage :
contraire : c’est parce qu’autrui, malgré ses parce qu’autrui peut me parler,
Qu’est-ce que la reconnaissance différences, appartient au même, c’est-à-dire à je suis face à lui en situation de
d’autrui ? l’humanité, que j’ai des devoirs moraux envers compréhension réciproque.
Je reconnais autrui comme un homme, et en lui ; c’est pourquoi Rousseau faisait de la pitié, Paresser lorsqu’on a du travail
échange, il fait de même. Hegel va montrer sentiment naturel par lequel je m’identifie sous le regard de son chien n’est
en quoi cette thèse est absurde : si je cesse de aux souffrances d’autrui, le fondement de la pas un problème ; mais si autrui
dominer autrui, si je le reconnais comme un moralité.  me voit dans cette situation, j’en
autre homme, alors, c’est lui qui va me dominer. suis gêné, parce que je sais le
La reconnaissance est donc pour Hegel « une sens qu’il donne à mon comporte-
rivalité à mort » dont l’enjeu est le choix UN ARTICLE DU MONDE ment. Autrui n’est donc pas celui
entre la vie et la liberté. Dans la lutte pour la À CONSULTER qui a des devoirs envers moi ; c’est
reconnaissance, l’esclave est le premier à lâcher bien plutôt moi qui ai toujours
prise : il préfère abandonner sa liberté plutôt • Des animaux doués d’empathie p. 17 des devoirs envers lui, parce que
que de risquer sa vie. Le maître arrive donc à (Pierre Le Hir, 27 février 2010) c’est aussi à travers lui que je
obliger l’autre à le reconnaître comme étant me juge.

Le sujet 15
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Platon montre à
Dissertation : Qu’est-ce que comprendre autrui ?
travers ce dialogue entre Socrate
et Alcibiade que la véritable L’analyse du sujet b) Cette extériorité m’amène
connaissance de soi nécessite la I. Les termes du sujet plutôt à le juger (exemple
médiation d’un autre que soi. • Comprendre : de la honte, développé par
– idée de connaissance théorique, Sartre).
SOCRATE – Comment faire pour de raisonnement. c) Du point de vue affectif,
nous en rendre compte le plus – idée de sentiment, de sympathie. son extériorité peut aussi
clairement ? Nous avons reconnu • Autrui : devenir une rivalité, au point
en effet que, si nous connaissons – tout autre individu. que l’amour-propre en sort
cela, nous nous connaîtrons aussi – toute personne considérée exacerbé (cf. analyse de Rous-
nous-mêmes. Au nom des dieux, comme sujet doté de conscience. seau dans l’Émile).
cette sage inscription* de Delphes, Transition : Comment ex-
que nous avons mentionnée tout à II. Les points du programme pliquer alors les relations
l’heure, la comprenons-nous bien ? • Autrui. d’amour ou d’amitié sin-
ALCIBIADE – Que veux-tu dire par • La vérité. cères ?
là, Socrate ? • La morale.
SOCRATE – Je vais t’expliquer ce III. Autrui est compris
que je soupçonne que signifie et L’accroche dans la mesure où il peut
recommande cette inscription. Je Dans le livre L’Attentat, de Y. Kha- et veut me comprendre.
« L’Enfer, c’est les autres. » Cette formule
ne vois guère d’exemples propres dra, le personnage principal dé- a) La saisie de l’altérité
prononcée par Garcin dans Huis-Clos de Jean-
à l’éclaircir, en dehors de la vue. couvre que sa propre femme est Paul Sartre désigne le fait que les autres font fondamentale d’autrui se
ALCIBIADE – Comment dis-tu cela ? directement responsable d’une de moi une chose quand ils me jugent. fait grâce à son visage, à la
SOCRATE – Réfléchis avec moi. Si attaque terroriste. fois parfaitement singu-
ce précepte s’adressait à notre œil lier et totalement fragile :
comme à un homme et lui disait : La problématique comprendre autrui signifie d’abord comprendre et

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
« Vois-toi toi-même », comment Quelles sont les exigences à remplir pour qu’il y expérimenter qu’il est autre (cf. analyse de Lévinas).
interpréterions-nous ce conseil ? ait vraiment compréhension de l’autre ? Faut-il b) Dans l’amour ou l’amitié, on attend même de ce
Ne serait-ce pas de regarder un le connaître intimement, et déjà un peu l’aimer ? sujet qu’il comprenne notre propre personnalité.
objet où l’œil se verrait lui-même ? Ou suffit-il d’une simple identification à soi ? Mais La compréhension est en même temps un appel à
ALCIBIADE – Évidemment. s’agit-il alors vraiment de le comprendre en tant la compréhension réciproque.
SOCRATE – Cherchons donc parmi qu’être différent ? c) Comprendre ne revient donc pas à posséder
les objets celui qu’il faut regarder l’autre, mais à établir une relation d’enrichissement
pour voir en même temps cet objet « La connaissance de soi n’est pas possible mutuel (exemple de l’amitié, développé par Kant).
et nous-mêmes ? sans la présence de quelqu’un d’autre
ALCIBIADE – C’est évidemment, qui soit notre ami. »
Socrate, un miroir ou un objet (Aristote) « Dans l’expérience même de ma
semblable. distance aux choses et à autrui,
SOCRATE – C’est juste. Et dans l’œil j’éprouve la présence sans distance
par lequel nous voyons, n’y a-t-il pas Le plan détaillé du développement d’autrui à moi. »
aussi quelque chose de cette sorte ? I. Comprendre autrui revient à l’identifier à soi. (Jean-Paul Sartre)
ALCIBIADE – Assurément. a) Au sens intellectuel, la compréhension sup-
SOCRATE – Eh bien, as-tu remarqué pose la saisie des intentions, des propos, par la
que le visage de celui qui regarde disposition commune de raison (cf. analyse de Conclusion
dans l’œil d’un autre se montre Malebranche). Comprendre autrui suppose un désir de compréhen-
dans la partie de l’œil qui lui fait b) Au sens affectif, la compréhension suppose le sion réciproque et respectueux.
face, comme dans un miroir. C’est sentiment partagé à l’égard des plaisirs et des dou-
ce que nous appelons pupille, leurs éprouvés par l’autre, via la sympathie naturelle
parce que c’est une sorte d’image (cf. analyse de Hume). Cela donne lieu au respect Ce qu’il ne faut pas faire
de celui qui regarde dedans. moral minimal, parfois au pardon. Proposer une série de réponses sans établir
ALCIBIADE – C’est exact. Transition : La compréhension repose alors sur ce qui de progression entre elles.
SOCRATE – Donc un œil qui regarde est commun, et non sur ce qui est différent. L’autre
un autre œil et qui se fixe sur ce qu’il en tant qu’autre n’est-il jamais saisi comme tel ?
y a de meilleur en lui, ce par quoi il Les bons outils
voit, peut ainsi se voir lui-même. II. Rencontrer l’autre, en tant qu’autre, revient à • Hume, Enquête sur les principes de la morale. L’au-
ALCIBIADE – Évidemment.Platon, ne pas le comprendre. teur montre les parts respectives de l’amour-propre
a) Autrui est un sujet doté d’intériorité, je ne et du souci pour le bien d’autrui.
Platon, Premier Alcibiade peux par définition jamais me mettre totalement • Sartre, L’Être et le Néant (chap. « Le regard »).
* Il s'agit de l'inscription suivante « Connais-toi toi- à sa place, du fait de mon extériorité par rapport à lui • Montesquieu, « contre l’esclavage », De l’esprit
même  », inscrite au fronton du temple d'Apollon
au sanctuaire grec de Delphes. (cf. analyse de Sartre). des lois.

16 Le sujet
L'A RT I C L E D U

Des animaux doués d’empathie


C
’est une scène de la vie des vieux époux finissent par se qu’elle donnera accès à de la l’apparition des soins parentaux.
ordinaire. Une aveugle, ressembler, un attelage de chiens nourriture à un congénère, mais « Pendant 200 millions d’années
désorientée, cherche son de traîneau se meut comme un pas à lui-même ? d’évolution des mammifères, les
chemin. Une voyante vient à corps unique, un chimpanzé Pour Frans de Wall, la réponse femelles sensibles à leur progé-
son secours, la guidant de la baille à la vue d’un congénère tient en un mot : l’empathie, niture se reproduisirent davan-
voix. L’infirme la remercie par se décrochant la mâchoire, précisément, ou le souci du tage que les femelles froides et
de bruyantes effusions. Scène et rit quand l’autre s’esclaffe. bien-être d’autrui. Même distantes. Il s’est sûrement exercé
ordinaire, à cela près qu’elle se Mieux, cette contagion franchit lorsque cet autre n’appartient une incroyable pression de sélec-
passe en Thaïlande, dans un parc la barrière des espèces : ainsi un pas à la même espèce que soi. tion sur cette sensibilité », sup-
naturel, et que les deux prota- singe rhésus bébé reproduit-il les On a vu, dans un zoo, une ti- pose le chercheur. Voilà pour-
gonistes sont des éléphantes. mouvements de la bouche d’un gresse du Bengale nourrir des quoi les mammifères, dont les
Cet exemple est l’un de ceux expérimentateur humain. porcelets. Un bonobo hisser un petits, allaités, réclament plus
dont fourmille le nouveau livre Mais l’empathie a des expres- oiseau inanimé au sommet d’un d’attention que ceux d’autres
de l’éthologue Frans de Waal, sions plus élaborées. Dans le arbre pour tenter de le faire vo- animaux, seraient les plus doués
spécialiste des primates et pro- parc national de Thaï, en Côte ler. Ou un chimpanzé remettre d’empathie. Et les femelles da-
fesseur de psychologie à Atlanta d’Ivoire, des chimpanzés ont à l’eau un caneton malmené par vantage que les mâles. Un trait
(Géorgie). Intitulée L’Âge de l’em- été observés léchant le sang de jeunes singes. que partageaient peut-être les
pathie, cette passionnante leçon de compagnons attaqués par Dans ses formes les plus derniers grands reptiles. Ce qui
de choses, bousculant les fron- des léopards, et ralentissant simples, la « sympathie » ani- expliquerait pourquoi certains
tières entre l’homme et l’animal, l’allure pour permettre aux male − terme employé par oiseaux − probables descendants
est aussi un plaidoyer pour le blessés de suivre le groupe. Darwin lui-même − ne mobi- des dinosaures − semblent eux
« vivre-ensemble » à l’usage de Dans la même communauté lise nullement des capacités aussi faire preuve de commi-
nos sociétés. ont été décrits plusieurs cas cognitives complexes, réputées sération. Le rythme cardiaque

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
« La cupidité a vécu, l’empathie d’adoption d’orphelins par des propres à l’homme. Elle met en d’une oie femelle s’accélère ainsi,
est de mise, proclame l’auteur. adultes femelles, mais aussi par jeu, décrit l’éthologue, de purs battant la chamade, quand son
Il nous faut entièrement réviser des mâles. Une sollicitude qui mécanismes émotionnels. Des mâle est pris à partie par un
nos hypothèses sur la nature peut sembler naturelle pour des souris se montrent ainsi plus autre palmipède.
humaine. » À ceux, économistes animaux sociaux, qui trouvent sensibles à la douleur quand L’éthologue ne verse pas pour
ou responsables politiques, qui un intérêt collectif à coopérer. elles ont vu souffrir d’autres autant dans l’angélisme.
la croient régie par la seule Comment l’expliquer, toute- souris dont elles sont familières. Comme pour les autres ani-
lutte pour la survie et, selon fois, lorsque l’individu n’a rien En revanche, des processus maux, « il existe chez l’homme
l’interprétation dévoyée que le à gagner à un comportement cognitifs entrent en jeu pour un penchant naturel à la com-
darwinisme social a donnée de empathique, qui devient alors des modes de compassion plus pétition et à l’agressivité ». Mais
la théorie de l’évolution, par proprement altruiste ? Une complexes, nécessitant de se sa propension à la compassion
la sélection des individus les expérience a montré que des mettre à la place de l’autre. est « tout aussi naturelle ». Reste
plus performants, il oppose un singes rhésus refusaient, plu- Comme lorsqu’un chimpanzé que l’empathie n’est pas tou-
autre principe, tout aussi actif sieurs jours durant, de tirer sur délaisse ses occupations pour jours vertueuse. C’est aussi sur
que la compétition : l’empathie. une chaîne libérant de la nour- venir réconforter un congénère la capacité à ressentir les émo-
C’est-à-dire la sensibilité aux riture si cette action envoyait molesté lors d’une rixe. tions d’autrui que se fondent la
émotions de l’autre. Une faculté une décharge électrique à un La compassion prendrait ses ra- cruauté et la torture.
compassionnelle qui, loin d’être compagnon dont ils voyaient cines dans un processus évolutif
l’apanage de l’homme, est par- les convulsions. Préférant ainsi lointain, à une période bien anté- Pierre Le Hir
tagée par de nombreux mam- endurer la faim qu’assister à la rieure à l’espèce humaine, avec (27 février 2010)
mifères, à commencer par les souffrance d’un semblable.
primates, les éléphants et les Autoprotection contre un spec-
dauphins. Et qui, de surcroît, est tacle dérangeant ? Mais pour- POURQUOI chez les animaux, cet article
vieille comme le monde. quoi, alors, un singe capucin CET ARTICLE ? nous interroge sur notre propre
Dans ses formes les plus ru- de laboratoire ayant le choix rapport à autrui, élément
dimentaires, ou les plus ar- entre deux jetons de couleurs Des animaux capables d’al- constitutif de notre humanité.
chaïques, elle se manifeste par différentes, dont l’un lui vaut un truisme ? C’est ce que ten- Cette réflexion sur les spécifici-
l’imitation, ou la synchronisa- morceau de pomme tandis que draient à montrer les travaux tés du comportement des êtres
tion des comportements : de l’autre garantit également cette de l’éthologue Frans de Waal, humains par rapport à celui des
même que nous applaudissons récompense à un partenaire, spécialiste de l’étude du com- animaux ouvre ainsi une pas-
sur le même tempo que nos opte-t-il pour le jeton assurant portement des primates. serelle sur deux autres thèmes
voisins à la fin d’un concert, que une gratification commune ? En s’intéressant à l’empathie du programme : le vivant et la
deux promeneurs accordent la Mieux, pourquoi un chimpanzé telle qu’elle peut s’exprimer conscience.
longueur de leurs pas, ou que ouvre-t-il une porte dont il sait

Le sujet 17
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
ATARAXIE/ APONIE
Du grec ataraxia, « absence de
troubles ». État de tranquillité de
l’âme qui définit le bonheur et, ainsi,
Le désir
N
le but à atteindre pour les sagesses
antiques (épicurisme et stoïcisme). ous éprouvons sans cesse des désirs : que le désir vise
L’aponie désigne quant à elle l’ab- un objet déterminé − une belle voiture − ou un état dif-
sence de troubles corporels.
fus et général – le bonheur −, désirer semble faire corps
BESOIN avec l’élan même de la vie qui sans cesse nous entraîne au-delà
Le besoin caractérise l’état de l’orga-
nisme lorsqu’il est privé de ce qui
de nous-mêmes : vers les objets extérieurs pour nous les ap-
assure son fonctionnement : on dis- proprier, ou vers ce que nous voudrions être mais que nous ne
tingue le besoin vital − boire et man-
ger −, qui concerne la conservation
sommes pas.
de l’individu, et le besoin sexuel, qui
assure la survie de l’espèce. Le besoin
a donc un caractère nécessaire que le
désir n’a pas nécessairement.

BONHEUR
État de plénitude et de satisfaction
durable dans le temps, par opposi-
tion au plaisir éphémère. La philoso-
phie antique en fait le souverain bien,
c’est-à-dire la fin suprême de la vie

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
humaine, indissociable de la vertu.

DÉSIR
Du latin desiderare, de de privatif
et sidus, « astre, étoile ». Désirer,
c’est donc littéralement « cesser de
contempler une étoile » et regretter
l’absence de l’astre qu’on ne voit
plus. Cette étymologie met en lu-
mière le fait que le désir repose
d’abord sur une absence, sur un
manque. En ce sens, le désir peut
La naissance de Vénus, fresque de Pompéi.
se définir comme la tendance
consciente à combler un manque. Le
comblement de ce manque pouvant Le désir est-il essentiel pour Le désir peut-il être pleinement
prendre la forme du plaisir. comprendre ce qu’est l’homme ? satisfait ?
Si Spinoza a pu faire du désir l’essence même Dans le désir, il n’est pas dit que j’aspire vraiment
ÉROS de l’homme, c’est que désirer n’est pas un phé- à une satisfaction qui fasse disparaître tout désir.
Divinité de l’amour chez les grecs. nomène accidentel mais bien le signe de notre Le désir est contradictoire car il veut et ne veut
Symbole de l’amour et du désir sen- condition humaine. pas être satisfait : que serait, en effet, une vie sans
suel, par opposition à philia, « l’ami- C’est d’abord le signe d’un manque : on ne désire désir, si ce n’est une vie morte ?
tié » et agapê, « l’amour » (selon une que ce que l’on n’a pas. Il y aurait au cœur de Par ailleurs, le désir sent confusément qu’aucun
dimension affective et morale). Éros l’homme une absence de plénitude et un inachève- objet n’est à même de le satisfaire pleinement.
est présenté comme un démon dans ment qui aspireraient à se combler et qui seraient C’est pourquoi, à la différence du besoin, il est
le Banquet de Platon. Fils de pénia à l’origine de la dynamique même de l’existence. illimité, insatiable et sans cesse guetté par la
(« le manque ») et de poros (« la res- démesure, comme le montre Platon dans le
source »), il est un être intermédiaire, Gorgias quand il compare l’homme qui désire à
entre les dieux et les mortels. Éros ne « Le désir (cupiditas) est l’essence un tonneau percé qui ne peut jamais être rempli.
peut être de nature purement divine même de l’homme, en tant qu’elle est Selon Schopenhauer, la vie d’un être de désir
(les dieux ne désirent pas puisqu’ils conçue comme déterminée, par une est donc comme un pendule qui oscille entre la
sont comblés), mais il n’est pas non quelconque affection d’elle-même, souffrance (quand le désir n’est pas satisfait, et
plus comme pénia, un pur manque. à faire quelque chose. […] Le désir que le manque se fait douloureusement sentir)
C’est donc un démon (daïmôn) qui vit est l’appétit qui a conscience de lui- et l’ennui (quand le désir est provisoirement
en quête perpétuelle de satisfaction. même. » (Spinoza) satisfait).

18 Le sujet
L’ESSENTIEL DU COURS

Le désir est-il par MOTS CLÉS (SUITE)


essence violent ?
Dans le Léviathan, Hobbes LIBIDO
montre que le comportement Terme latin signifiant « désir
humain est une perpétuelle amoureux ». Chez Freud, énergie
marche en avant du désir. Sitôt des tendances affectives, dont le
satisfait, il se porte sur un autre noyau est la pulsion sexuelle.
objet, et ainsi de suite à l’infini ;
mais comme les objets dési- PASSION
rables ne sont pas en nombre Du latin patior, « souffrir ». Il y a
illimité, mon désir se heurte passion quand un désir, parvenu à
tôt ou tard au désir d’autrui. dominer et orienter tous les autres,
Les autres deviennent non pas aveugle l’homme au point qu’il en
seulement des concurrents, devient dépendant. La sagesse serait
mais bien des adversaires, car dans l’absence ou du moins la domi-
le meilleur moyen d’empêcher nation des passions. La passion a été
le désir de l’autre de me barrer particulièrement décrite et analysée
la route est de tuer l’ennemi. par la littérature dont elle fournit
Parce qu’il est un être de désir, un des thèmes essentiels.
l’homme naturel est nécessai-
rement violent : il faut un État PLAISIR
pour faire cesser « la guerre de Satisfaction ou agrément éprouvé
tous contre tous ». par le sujet. Le plaisir désigne sou-
vent une satisfaction d’ordre sen-
Tout désir est-il désir sible, mais il peut aussi être de na-
de pouvoir ? ture esthétique et/ ou intellectuelle.
Dans le Traité de la nature hu- Il est bien souvent lié à la satisfaction
maine, Hobbes va plus loin. Je d’un désir préalable dont il est la fin.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
ne désire un objet que parce
qu’un autre le désire aussi : ce
que je désire, ce n’est pas l’objet
ZOOM SUR...
lui-même, c’est en priver autrui La tripartition des désirs selon Épicure
pour le forcer à reconnaître
que je peux obtenir ce qu’il se Il y a des désirs de trois sortes : les
voit refusé. Tout désir aspire désirs naturels et nécessaires (boire
à obtenir de l’autre l’aveu du quand on a soif, manger quand on a
pouvoir, c’est-à-dire « l’hon- Marc-Aurèle (121-180), empereur romain et philosophe faim, par exemple) ; les désirs naturels
neur ». Tout désir, en tant qu’il vise avant tout à stoïcien. Les stoïciens partagent avec les épicuriens l’idée mais non nécessaires (manger des
l’humiliation de l’autre, est désir de pouvoir. que notre état initial est celui du trouble intérieur, et qu’il mets délicats et savoureux ou satis-
En d’autres termes, je ne désire que médiatement faut précisément la philosophie pour parvenir à la paix de faire ce qu'Épicure nomme « les désirs
ou indirectement un objet : ce que je désire im- l’âme et donc au bonheur, conçu négativement comme du ventre ») et enfin les désirs non
l’absence de troubles.
médiatement, c’est affirmer ma supériorité sur naturels et non nécessaires (comme
autrui ; la possession de l’objet n’est ici qu’un désirer la fortune ou les honneurs).
moyen. stoïcienne. Les premiers désirs sont faciles à
S’arracher à la peur superstitieuse de la mort satisfaire et procurent un plaisir
Faut-il chercher à maîtriser et des dieux et s’en tenir aux désirs naturels et parfait, parce que le plaisir est une
ses désirs ? nécessaires, qui sont tout à la fois faciles à combler qualité insusceptible de degré. Les
Si le désir est insatiable, il risque d’entraîner et dont la satisfaction est source de plaisir, telle deuxièmes sont plaisants à satis-
l’homme dans des excès et de faire son malheur. est la morale épicurienne. Toutes deux dessi- faire, mais peuvent générer des
Les sagesses antiques préconisaient ainsi une nent l’idéal d’une sagesse humaine fondée sur habitudes qui nous font dépendre
discipline des désirs. L’homme est malheureux l’absence de troubles (ou ataraxie) et l’harmonie des caprices du hasard : celui qui
parce qu’il désire trop et mal. Apprendre à désirer avec la nature. s'accoutume au luxe risque de souf-
seulement ce que l’on peut atteindre, en restant frir, si les circonstances le privent
dans les bornes du raisonnable, telle est la morale de sa fortune. Les derniers désirs
« Malheur à qui n’a plus rien enfin sont illimités : celui qui veut
à désirer ! Il perd ainsi tout ce qu’il la richesse n'en aura jamais assez
UN ARTICLES DU MONDE possède. On jouit moins de ce qu’on et connaîtra une insatisfaction per-
À CONSULTER obtient que de ce qu’on espère, pétuelle. Qui recherche le plaisir
et l’on n’est heureux qu’avant véritable devra donc s'en tenir à la
d’être heureux. »
• Vivre humainement parmi les humains p. 21 seule satisfaction des désirs naturels
(Rousseau)
(Jean Birnbaum, 30 mai 2008) et nécessaires : il connaîtra alors un
bonheur réel et durable.

Le sujet 19
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ Dissertation : Le désir peut-il être désintéressé ?


Dans cet extrait, Platon oppose
deux conceptions du désir : celle du Transition : Pourtant, on peut aussi dé-
désir tempéré prônée par Socrate, sirer se comporter de façon morale et
et celle du désir illimité affirmée généreuse.
avec force par Calliclès.
II. Désir et morale ne sont pas opposés.
Socrate – Considère si tu ne pourrais a) Le désir et le plaisir font juger de ce qui
pas assimiler chacune de ces deux est bien. Tout acte moral a pour moteur
vies, la tempérante et l’incontinente, psychologique un désir (cf. analyse de
au cas de deux hommes, dont chacun Spinoza), dans la mesure où c’est lui seul
posséderait de nombreux tonneaux, qui nous fait agir, et non la volonté.
l’un des tonneaux en bon état et rem- b) Le désir porte sur autrui, sur la connais-
plis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un sance, sur la beauté, sur des réalités qui
troisième de lait et beaucoup d’autres nous dépassent et qui ne constituent
remplis d’autres liqueurs, toutes rares pas seulement notre bien-être matériel
Anselm Feuerbach, Le Banquet de Platon, 1873.
et coûteuses et acquises au prix de (cf. analyse de Platon dans Le Banquet).
mille peines et de difficultés ; mais Transition : Dans ces situations, n’est-ce pas
une fois ses tonneaux remplis, notre L’analyse du sujet toujours avec l’idée d’un intérêt que l’on agit ?
homme n’y verserait plus rien, ne s’en I. Les termes du sujet
inquiéterait plus et serait tranquille • Le désir :
à cet égard. L’autre aurait, comme le – tendance générale à obtenir ce que l’on n’a pas.
« Notre propre intérêt est
premier, des liqueurs qu’il pourrait – tendance irrépressible, physique et/ ou psycho-
encore un merveilleux
se procurer, quoique avec peine, mais logique.
instrument pour nous
crever les yeux agréablement. »
n’ayant que des tonneaux percés et • Désintéressé :
fêlés, il serait forcé de les remplir – idée d’indifférence à l’égard de son profit ou (Pascal)
jour et nuit sans relâche, sous peine bien-être personnel.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
des plus grands ennuis. Si tu admets – idée de générosité, de don : contraire d’« égo-
que les deux vies sont pareilles au ïste », d’« individualiste ». III. Le terme intérêt n’est pas univoque.
cas de ces deux hommes, est-ce que a) L’intérêt au sens le plus trivial désigne ce qui
tu soutiendras que la vie de l’homme II. Les points du programme nous est matériellement profitable, rejoignant
déréglé est plus heureuse que celle • Le désir. ainsi l’avidité et l’égoïsme. Mais cela ne constitue
de l’homme réglé ? Mon allégorie • Le bonheur. pas toujours notre intérêt véritable, ni le seul
t’amène-t-elle à reconnaître que la vie • La morale. intérêt possible.
réglée vaut mieux que la vie déréglée, b)  D’un point de vue individuel, vivre selon la
ou n’es-tu pas convaincu ? L’accroche vertu constitue notre réel intérêt, qui n’est pas
Calliclès – Je ne le suis pas, Socrate. Les hommes politiques parlent bien souvent au matériel (cf. analyse d’Épictète).
L’homme aux tonneaux pleins n’a nom de l’intérêt général, et non au nom de leur c) D’un point de vue collectif, l’intérêt général
plus aucun plaisir, et c’est cela que seule ambition personnelle. est aussi un élément désiré ou voulu par le corps
j’appelais tout à l’heure vivre à la façon social, et il n’est pas individuel (cf. analyse de
d’une pierre, puisque, quand il les a La problématique Rousseau dans Le Contrat social).
remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; Le désir n’est-il pas, par nature, par définition,
mais ce qui fait l’agrément de la vie, tourné vers le bien-être et l’intérêt de celui qui dé- Conclusion
c’est d’y verser le plus qu’on peut. sire ? Comment pourrait-on désirer ce qu’on jugerait Le désir peut être désintéressé, au sens où il
Socrate – Mais si l’on y verse beau- n’apporter ni bien ni plaisir ? Mais bien et plaisir ne se porte pas que vers l’intérêt matériel et
coup, n’est-il pas nécessaire qu’il s’en s’obtiennent-ils toujours en ne visant que le seul personnel.
écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de intérêt particulier ? Ne consistent-ils qu’en cela ?
larges trous pour les écoulements ?
Calliclès – Bien sûr. Le plan détaillé du développement Ce qu’il ne faut pas faire
Socrate – [...] ce que tu veux dire, c’est I. Le désir vise notre bien-être particulier. S’en tenir à un seul sens des termes intérêt
qu’il faut avoir faim, et, quand on a a) Le désir porte sur ce que l’on ne possède pas : et désintéressé, sans les analyser de façon
complète.
faim, manger ? son objectif est de changer notre état grâce à l’ob-
Calliclès– Oui. tention de l’objet désiré (cf. définition de Platon).
Socrate – Et avoir soif, et, quand on a b) Par-delà des objets spécifiques, le bonheur
soif, se désaltérer ? peut être vu comme la satisfaction de toutes Les bons outils
Calliclès – Oui, et qu’il faut avoir nos inclinations, la réalisation parfaite de notre • Platon, dans Le Banquet, décrit l’« ascension » de
tous les autres désirs, pouvoir les intérêt (cf. définition de Kant). l’amour, du stade physique au stade immatériel et
satisfaire, et y trouver du plaisir c) L’indifférence à l’égard de notre intérêt, le sens intellectuel.
pour vivre heureux. du sacrifice semblent plutôt des prescriptions de • Épicure, Lettre à Ménécée.
la morale, présentées comme des devoirs, non • Rousseau, Le Contrat social.
Platon, Gorgias comme des désirs. • Spinoza, Éthique.

20 Le sujet
L'A RT I C L E D U

Vivre humainement parmi les humains


Un chef-d’œuvre épicurien entre dans « Le Monde de la philosophie ». André Comte-
Sponville, qui vient de publier, aux éditions Hermann, un essai sur Lucrèce, l’a lu et relu.
Quelle est la place En vieillissant, j’ai compris que divisé en six chants. Le texte de critique de la religion est pourtant
de Lucrèce et de sa ce n’était qu’un rêve (quand bien lui que j’ai le plus travaillé, c’est beaucoup plus vive, chez Lucrèce,
pensée dans votre propre même ce rêve s’appelle la phi- sans conteste celui, dans le livre II, que chez son maître : il voit dans
itinéraire philosophique ? losophie), qui nous sépare de la que Lucrèce consacre au clinamen, le fanatisme et la superstition
seule sagesse acceptable : non pas cette déviation indéterminée et l’une des causes principales du
Elle est à la fois précoce, tardive et l’élimination de la nuit, que seule infime des atomes, qui explique malheur des hommes.
décisive. Précoce, puisque je l’ai dé- la religion peut promettre, mais à la fois l’existence des mondes Il n’y en a pas moins chez lui
couvert à 19 ans, en khâgne  : le De son acceptation sereine. Épicure et celle, tout aussi incontestable une forme de piété ou, comme je
rerum natura était au programme, est un sage : il vit, l’expression est pour Lucrèce, de la liberté. C’est préférerais dire, de spiritualité :
cette année-là, du concours de la de lui, « comme un dieu parmi les une théorie qu’on ne trouve expo- la piété, explique-t-il, ce n’est pas
rue d’Ulm. Je n’ai guère cessé, de- hommes ». Lucrèce n’est qu’un phi- sée dans aucun des textes d’Épi- courir les autels, ni se mettre à
puis, de le relire. Pourquoi alors losophe poète, qui essaie de vivre cure qui sont parvenus jusqu’à genoux, ni faire vœu sur vœu :
parler d’une place tardive ? Parce humainement parmi les humains, nous, mais que toute l’Antiquité « C’est pouvoir, l’âme en paix,
que, pendant mes années de for- qui célèbre la sagesse et la lumière, tardive lui attribue, sous son contempler toute chose. » Ici, le
mation ou dans mes premiers certes, mais sans pouvoir se libérer nom grec de parenklisis. Lucrèce, matérialisme touche à la spiritua-
livres, c’est surtout Épicure qui tout à fait de la nuit qui est en selon toute vraisemblance, n’en lité. « Les innombrables lecteurs de
m’importait. Lucrèce, son génial lui, et qui est lui. C’est ce que j’ai est donc pas l’inventeur. Il n’en Lucrèce, dira Alain, savent ce que
disciple latin, ne représentait pour essayé de comprendre dans mon reste pas moins que l’exposé qu’il c’est que sauver l’esprit en niant
moi qu’une voie d’accès − que dernier livre, Le Miel et l’Absinthe, en fait est un texte extraordinaire, l’esprit. »
je trouvais à la fois très fiable et sous-titré Poésie et philosophie chez souvent mal compris, où l’on voit La formule est très juste. Elle dé-
quelque peu décevante − vers son Lucrèce (Éd. Hermann). Lucrèce est ce que peut être un « matérialisme bouche sur ce que j’appelle une
maître, qui était, avec Spinoza et un épicurien paradoxal, et c’est de l’aléatoire », comme disait mon sagesse tragique : une sagesse qui

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Marx, l’un de mes philosophes de en quoi il m’intéresse aujourd’hui maître et ami Louis Althusser, ne fait pas l’impasse sur la mort
prédilection. au moins autant que son maître. un matérialisme non fataliste, et la souffrance, une sagesse qui
Concernant la fiabilité de Lucrèce, Le paradoxe est double, à la fois et même antifataliste, qui serait n’essaie pas de consoler, qui
j’avais assurément raison : on formel et conceptuel. Épicure aussi et surtout un matérialisme n’offre pas un sens ou un salut,
ne peut rêver d’un disciple plus condamnait la poésie ; Lucrèce de la liberté. mais qui tend vers un certain
intelligent, plus pénétrant, plus expose l’épicurisme en hexamètres C’est le texte de Lucrèce que j’ai le bonheur, même dans les difficul-
enthousiaste ! Vous savez que dactyliques. Épicure est peut-être plus travaillé. Mais ceux que j’ai le tés, et une certaine paix, même au
d’Épicure, qui avait beaucoup écrit, le philosophe le plus lumineux plus lus et relus, non comme un cœur des combats... C’est ce qui
on n’a conservé que trois lettres et de toute l’Antiquité, le plus serein, travail mais comme un plaisir, nous rend Lucrèce si proche, si
quelques fragments. Lucrèce, lui, le plus heureux. Lucrèce, philo- comme une émotion, comme un émouvant, si fraternel. 
n’a écrit qu’un seul livre. Mais c’est sophe épicurien, en tire le poème repos dans la nuit ou le combat,
un chef-d’œuvre, et le seul exposé le plus sombre, le plus âpre, le plus c’est un passage quasi schopen-
épicurien dont nous disposions angoissé... Ce n’est pas seulement hauerien du livre III, sur le diver- Propos recueillis par Jean
in extenso. Pour qui s’intéresse à une question de sensibilité. Lucrèce tissement, comme dira Pascal, et Birnbaum
l’épicurisme, il est donc plus que est un philosophe tragique, ce la mort (voir surtout les vers 1 046 (30 mai 2008)
précieux : il est irremplaçable. qu’Épicure n’était pas. C’est ce qui à 1 094), et un autre du livre IV,
Pourquoi le trouvais-je alors déce- me gêna longtemps chez Lucrèce, et sur l’amour, bouleversant d’éro-
vant ? Parce que je ne retrouvais qui me passionne aujourd’hui. C’est tisme et de vérité, aux vers 1 030 à
pas en lui ce qui me bouleversait pourquoi je parlais d’une influence 1 134. Il n’est malheureusement POURQUOI
dans les fragments d’Épicure : une paradoxalement tardive de son pas possible de les citer ici : je ne CET ARTICLE ?
certaine lumière, une certaine lé- œuvre sur mon travail : je ne l’ai peux qu’y renvoyer le lecteur...
gèreté, une certaine grâce, comme lu d’abord que pour comprendre Cet article de Jean Birnbaum,
une vérité heureuse, ou comme Épicure ; ce n’est que depuis une Selon vous, où cet auteur s’entretenant ici avec le philo-
un bonheur qui serait vrai... Lu- quinzaine d’années qu’il m’importe trouve-t-il aujourd’hui sophe André Comte-Spon-
crèce n’est pas seulement philo- pour lui-même, et davantage, son actualité la plus
sophe, vous le savez, c’est aussi parfois, que son maître... Pour le ville au sujet du philosophe
intense ?
un immense poète, l’un des plus philosophe matérialiste que je suis, épicurien Lucrèce, exprime
grands de toute l’Antiquité. Mais il n’est de sagesse acceptable que Trois points, qui sont liés, font de à quel point le poème de Lu-
c’est un poète sombre, angoissé, tragique : c’est ma façon d’intégrer Lucrèce un auteur particulière- crèce (De natura rerum) est
douloureux... Épicure, c’est Mo- les objections que Nietzsche faisait ment nécessaire aujourd’hui : le
complexe et riche de sens.
zart, du moins c’est à lui qu’il me à Épicure ou Spinoza, sans renoncer combat contre l’obscurantisme,
faisait penser. Lucrèce, ce serait pour autant ni au matérialisme ni l’exploration d’une spiritualité André Comte-Sponville nous
plutôt Schubert, en plus terrien, à la sagesse... sans Dieu, enfin la quête d’une montre à travers ses propos
ou Brahms, en plus sombre... J’étais sagesse tragique. Lucrèce est un que la sagesse tragique du
jeune : je préférais la grâce et la lu- Quel est le texte qui vous philosophe des Lumières. Pas plus matérialisme qui est le sien
mière ; ou plutôt (car je les préfère a le plus marqué, nourri, qu’Épicure, il ne fait profession et celui de Lucrèce conduit
toujours) je rêvais qu’elles puissent et pourquoi ? d’athéisme : les dieux existent,
à une pleine acceptation du
un jour éliminer, comme dit à mais très loin, dans les inter-
peu près Lucrèce, les fantômes de Lucrèce n’a écrit qu’un seul ou- mondes, où ils sont trop heureux désir dans sa réalité.
la nuit... vrage, le De rerum natura, mais pour s’occuper des hommes. La

Le sujet 21
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
A PRIORI
Formule latine signifiant « à
partir de ce qui vient avant ».
Désigne ce qui est indépendant
L'existence et
I
de toute expérience. S’oppose
à a posteriori. Contre l’empi- l est impossible de définir le temps dans ses trois dimen-
risme, Kant soutient l’existence
de structures a priori qui pré-
sions (passé, présent et avenir) ; définir le temps, ce se-
cèdent et conditionnent notre rait dire : « le temps, c’est… ». Or, on ne peut demander ce
connaissance du monde. qu’est le passé (qui n’est plus) ou l’avenir (qui n’est pas en-
DURÉE core) : seul le présent est, mais le présent n’est pas la totalité
Alors que le temps, comme du temps.
grandeur physique homogène
et mesurable, se réduit à une Plus qu’une chose à définir, le temps est la dimension de ma
suite discontinue d’instants conscience, qui se reporte à partir de son présent vers l’ave-
ponctuels, la durée désigne le
temps subjectif, tel que nous le
nir dans l’attente, vers le passé dans le souvenir et vers le
vivons, qui transcende toujours présent dans l’attention (saint Augustin).
l’instant ponctuel en empiétant
sur le passé et l’avenir. Bergson
montre ainsi que la durée, ou En quoi la conscience Nous ne pouvons percevoir
temps vécu, est hétérogène, est-elle temporelle ? les choses que sous forme
continue et qualitative, contrai- Husserl montre comment la de temps et d’espace ; et ces
rement au temps physique, qui conscience est toujours conscience formes ne sont pas déduites
n’en est que la spatialisation intime du temps. Si je regarde à de la perception, parce

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
abstraite pour les besoins de l’intérieur de moi, je n’y trouve pas que toute perception les
l’action. une identité fixe et fixée d’avance, suppose. La seule solution
mais une suite de perceptions consiste donc, pour Kant, à
ESPACE sans rapport entre elles (le chaud faire du temps et de l’espace
L’espace est avant tout l’éten- puis le froid, le dur puis le lisse par les formes pures ou a priori
due géométrique, telle que l’a exemple). C’est alors la conscience de toutes nos intuitions
formalisée Euclide. Descartes du temps qui me permet de poser sensibles : le temps n’est
en fait une « substance éten- mon identité : la conscience du pas dans les choses, il est la
due », aux caractéristiques temps me permet de comprendre forme sous laquelle notre
strictement géométriques, ou- que dans cette suite de percep- esprit perçoit nécessaire-
vrant le champ à la physique tions, ce n’est pas moi qui change, ment les choses.
moderne. Kant considère l’es- mais c’est le temps qui s’écoule.
pace et le temps comme des Mon identité est donc de part en Quelle est
formes a priori de notre sen- part temporelle. Surtout, la percep- la solution
sibilité, autrement dit non pas tion suppose que ma conscience proposée
des réalités objectives existant fasse la synthèse des différents par Bergson ?
par soi, mais des structures de moments perceptifs : j’identifie Ni le passé, ni l’avenir ne
l’esprit, conditions de possibi- la table comme table en faisant la sont : seul l’instant présent
lité de toute expérience. synthèse des différentes percep- existe réellement, et le
tions que j’en ai (vue de devant, temps n’est que la succes-
ÉTERNEL/ IMMORTEL de derrière, etc.). Or, cette synthèse
Saint Augustin. « Qu’est donc que le temps ? sion de ces instants ponc-
Est éternel ce qui est soustrait au Si personne ne me le demande, je le sais ; tuels de l’avenir vers le passé.
est temporelle : c’est dans le temps
devenir temporel, autrement dit que la conscience se rapporte à mais si on me le demande et que je veuille Quand nous essayons de
ce qui n’a ni commencement, ni l’expliquer, je ne le sais plus. »
elle-même ou à autre chose qu’elle. comprendre le temps, nous
fin dans le temps. Est immortel le détruisons en en faisant
ce qui a un commencement dans Si le temps n’est pas une chose, une pure ponctualité privée d’être.
le temps, mais qui n’a pas de fin qu’est-il ? Bergson montre ainsi que notre intelligence com-
et qui dure donc dans le temps. Selon Kant, le temps n’est ni une intuition (une prend le temps à partir de l’instant ponctuel : elle
perception), ni un concept, mais plutôt la forme le spatialise, puisque la ponctualité n’est pas une
EXISTENCE même de toutes nos intuitions : cela seul ex- détermination temporelle, mais spatiale. Le temps
Du latin exsistere, « se tenir hors plique que le temps soit partout (tout ce que serait alors la succession des instants, comme la ligne
de, sortir de ». Au sens strict, nous percevons est dans le temps) et cependant est une succession de points. Notre intelligence com-
celui qui est utilisé par les phé- nulle part (nous ne percevons jamais le temps prend donc le temps à partir de l’espace : comprendre
noménologues, seul l’homme comme tel). le temps, c’est le détruire comme temps.

22 Le sujet
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)

le temps existe, dans la mesure où seul


il est capable de se jeter hors de
lui-même pour se rapporter à soi
et au monde. Exister, c’est donc
être hors de soi, être en ex-tase
Qu'est-ce-que la durée ? permanente. Enfin, exister, en
À ce temps spatialisé, homogène et mesurable, il tant qu’un acte ontologique (qui
faut donc opposer notre vécu interne du temps concerne notre être) s’oppose à
ou « durée ». La durée, c’est le temps tel que nous vivre, en tant qu’acte biologique
le ressentons quand nous ne cherchons pas à le (qui concerne notre corps vivant).
comprendre. Elle n’a pas la ponctualité abstraite
du temps : dans la durée telle que nous la vivons, FINITUDE
notre passé immédiat, notre présent et notre futur Caractère de ce qui est fini, c’est-
immédiat sont confondus. Tout geste qui s’esquisse à-dire borné dans l’espace et le
est empreint d’un passé et gros d’un avenir : se lever, temps. L’existence humaine peut
aller vers la porte et l’ouvrir, ce n’est pas pour notre être dite finie dans la mesure où
vécu une succession d’instants, mais un seul et même elle a un commencement (la nais-
mouvement qui mêle le passé, le présent et l’avenir. sance) et une fin dans le temps (la
La durée n’est pas ponctuelle, elle est continue, parce mort). C’est l’horizon existentiel
que notre conscience dans son présent se rapporte de la mort qui fait que l’homme
toujours à son passé et se tourne déjà vers son avenir. ne peut pas ne pas être considéré
La durée non mesurable, hétérogène et continue comme fini.
est donc le vrai visage du temps avant que notre
intelligence ne le décompose en instants distincts. IDENTITÉ
Du latin idem, « même ». L’iden-
tité d’une chose, c’est ce qui

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Sous quel signe le temps place-t-il en part un être temporel que l’homme existe. Les fait qu’elle demeure la même
notre existence ? choses sont, mais seul l’homme existe (au sens éty- à travers le temps malgré les
Non seulement le temps place notre existence sous le mologique) : l’homme est jeté hors de lui-même par changements.
signe de l’irréversible, mais il éveille en nous la possi- le temps. Être temporel, ce n’est donc pas simplement
bilité d’une conscience morale : je me reproche mon être soumis au temps : c’est être projeté vers un IPSÉITÉ 
passé parce que je ne peux rien faire pour annuler les avenir, vers du possible, avoir en permanence à se Du latin ipse, « soi-même », l’ip-
erreurs que j’ai commises. choisir et à répondre de ses choix (ce que Heidegger séité désigne le fait d’exister en
Parce que le temps est irréversible, je crains mon ave- nomme le souci). tant que soi.
nir et je porte le poids de mon passé ; parce que mon
présent sera bientôt un passé sur lequel je n’aurai Le temps fait-il de la mort
aucune prise, je suis amené à me soucier de ma vie. notre horizon ? « Conscience signifie
Selon Heidegger, c’est même parce qu’il est de part Si je ne savais pas d’avance que je vais mourir un jour, mémoire – conserva-
si je n’étais pas certain de ne pas avoir tout le temps, tion et accumulation
je ne me soucierais pas de ma vie. Ce n’est donc pas du passé dans
la mort qui nous vient du temps, mais le temps qui le présent. C’est
nous vient de la mort (Heidegger). un trait d’union entre
Je ne meurs pas parce que je suis un être temporel ce qui a été et qui sera,
et soumis aux lois du temps, au contraire : le temps un pont jeté entre le
n’existe pour moi que parce que la perspective passé et l’avenir. »
certaine de ma mort m’invite à m’en soucier (in- (Bergson)
conscients de leur propre mort, les animaux ne
connaissent pas le temps). Et comme personne ne
« L’univers dure.
pourra jamais mourir à ma place, personne ne pourra
Plus nous
approfondissons
non plus vivre ma vie pour moi : c’est la perspective
la nature du temps,
de la mort qui rend chacune de nos vies uniques et plus nous comprenons
insubstituables. que la durée signifie
invention, création
de formes, élaboration
UN ARTICLE DU MONDE continue de
À CONSULTER l’absolument
•Deleuze, ligne de fuite p. 25 nouveau. »
Marie Gil (21 novembre 2014) (Bergson)

Le sujet 23
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Pascal nous rap-
Dissertation : Sommes-nous
pelle à quel point nous oublions de
considérer le présent dans le cours
de notre existence. prisonniers du passé ?
Nous ne nous tenons jamais au
temps présent. Nous anticipons L’analyse du sujet La problématique
l’avenir comme trop lent à venir, I. Les termes du sujet Le passé a-t-il une emprise telle que nos choix et nos
comme pour hâter son cours ; • Nous : actions sont entravés par des événements antérieurs ?
ou nous rappelons le passé pour – chaque individu et son histoire personnelle ; La liberté humaine n’a-t-elle pas la force de résister
l’arrêter comme trop prompt : si – entité collective (société, génération, nation, ou de s’en dégager ?
imprudents, que nous errons dans humanité, etc.).
les temps qui ne sont point nôtres, • Prisonniers : Le plan détaillé du développement
et ne pensons point au seul qui – idée d’enfermement, d’obstacle et de limites I. La liberté donne un statut particulier à l’homme.
nous appartient ; et si vains, que empêchant d’agir et de décider ; domaine physique a) Le libre arbitre est la faculté de se déterminer selon
nous songeons à ceux qui ne sont et psychologique ; un choix personnel, sans être poussé ni empêché par
rien, et échappons [et nous laissons – idée de faute et de culpabilité ; domaine moral. une force antécédente ou supérieure.
échapper] sans réflexion le seul • Passé : b) La connaissance humaine progresse (ex. : Pascal
qui subsiste. C’est que le présent, – passé immédiat (enfance, éducation) ou plus loin- dans la Préface du Traité du Vide) en sciences notam-
d’ordinaire, nous blesse. Nous le ca- tain (origines) ; ment, à mesure que le temps avance.
chons à notre vue, parce qu’il nous – passé individuel et collectif (histoire, tradition, c) Dans l’histoire, le renouvellement des projets
afflige ; et, s’il nous est agréable, commémoration). politiques montre la singularité de chaque période.
nous regrettons de le voir échapper. Transition : N’existe-t-il pas pourtant pour chaque
Nous tâchons de le soutenir par II. Les points du programme société un poids de l’histoire ?
l’avenir, et pensons à disposer les • Le temps.
choses qui ne sont pas en notre • L’histoire. II. Le passé a une emprise déterminante.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
puissance pour un temps où nous • La liberté. a) Dans toute société, des événements passés influen-
n’avons aucune assurance d’arriver. cent le présent.
Que chacun examine ses pensées, L’accroche b) De façon plus générale, selon le principe du déter-
il les trouvera toutes occupées au Le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004, minisme, le présent est la conséquence nécessaire
passé et à l’avenir. Nous ne pensons Michel Gondry) est construit sur la volonté du héros du passé.
presque point au présent ; et, si d’oublier les moments douloureux de son passé. c) La réalité de l’emprisonnement est analysée en
nous y pensons, ce n’est que pour psychanalyse (ex. : névrose ou complexe d’Œdipe).
en prendre la lumière pour dispo- Transition : Pour autant, on peut guérir de cette
ser de l’avenir. Le présent n’est ja- emprise du passé.
mais notre fin : le passé et le présent
sont nos moyens ; le seul avenir est III. La libération à l’égard du passé est une action
notre fin. Ainsi nous ne vivons ja- de progrès.
mais, mais nous espérons de vivre ; a) Connaître les déterminismes permet d’en être
et, nous disposant toujours à être moins prisonnier et d’agir en conséquence.
heureux, il est inévitable que nous b) La vision que nous avons du passé peut dépendre
ne le soyons jamais. de nos choix et de nos projets. Le présent oriente donc
aussi l’interprétation du passé.
Pascal, Pensées
Conclusion
Nous sommes dépendants, mais pas prisonniers. Le
« Que chacun examine passé a des conséquences sur le présent, mais qui
ses pensées, n’annulent pas notre capacité à en tirer des leçons.
il les trouvera toutes
occupées au passé et
à l’avenir. Nous ne Ce qu’il ne faut pas faire
pensons presque point Dresser uniquement un catalogue d’exemples
au présent ; et, si psychologiques sur le regret ou le remords.
nous y pensons,
ce n’est que pour en
prendre la lumière pour Les bons outils
disposer de l’avenir. • L’analyse et la théorie du libre arbitre chez Descartes,
Le présent n’est jamais dans les Méditations métaphysiques.
notre fin. » Gedächtniskirsche (« église du souvenir ») à Berlin,
mémorial dédié à la paix et à la réconciliation, symbole du • Les lois de l’inconscient dégagées par Freud, dans les
souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Cinq leçons sur la psychanalyse.

24 Le sujet
L'A RT I C L E D U

Deleuze, ligne de fuite


Le brillant essai du philosophe David Lapoujade éclaire la logique à l’œuvre chez
l’auteur de « Mille plateaux ».

L
a force du nouveau livre de ment ébranlée, ont atteint un surfaces, qui répondent à une sens véritable : la ligne défait ce
David Lapoujade, Deleuze, plan au-delà que Deleuze nomme nouvelle logique de l’irrationnel. qui en nous est de l’ordre d’une
les mouvements aberrants, « sans-fond ». Un des intérêts majeurs de l’ou- organisation fondatrice, au profit
est de nous faire pénétrer l’œuvre vrage de David Lapoujade est la d’une autre image de la pensée.
de Deleuze, pour la première fois, Nouvelle logique place qu’il donne à la terre dans La philosophie de Deleuze est un
par le problème central de sa phi- de l’irrationnel cette perspective. C’est à propos combat, une guerre : lutter en fa-
losophie. L’auteur, philosophe et Que sont alors, dans cette perspec- de la terre que Deleuze emploie veur de l’irrationnel, faire exister
enseignant à l’université Paris-I- tive, ces « mouvements aberrants » l’expression « mouvements aber- ses « cris », qui passent inaperçus
Sorbonne, s’est fait remarquer par que David Lapoujade identifie chez rants » dans Pourparlers (Minuit, malgré leur permanence.
de nombreux essais, dont Fictions le philosophe et prend pour objet ? 1990), et il y a chez lui un lien Les mouvements aberrants sont
du pragmatisme (Minuit, 2008), et Ils sont justement ce qui empêche primordial entre la pensée phi- aussi bien ceux que Deleuze va
fut l’éditeur des textes posthumes toute entreprise de fondation losophique et la terre. Fonder, chercher dans le dos des philo-
de Deleuze, L’Île déserte (Minuit, – citons les mouvements du pli c’est fonder la terre. Il faut donc sophes pour révéler le cœur lo-
2002) et Deux régimes de fous chez Leibniz (Le Pli, Minuit, 1988), déterritorialiser, mais non pour gique de leur pensée, que ceux de
(Minuit, 2003). les contrats tordus du masochiste retomber dans la reterritoriali- l’œuvre de Deleuze et Guattari
Le problème central auquel il (Présentation de Sacher-Masoch, sation du capitalisme, factice et elle-même, qui introduit par
remonte, et qui unifie magistra- Minuit, 1967), l’architecture rhi- qui s’attribue un droit visant sa exemple dans le cœur du système

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
lement l’œuvre de Deleuze, est zomatique et les mouvements de propre expansion sur le mode le « corps-sans-organe » et congé-
celui, classique et kantien, du la ritournelle de Mille Plateaux d’occupation du sol et la distri- die le sens au profit de l’étude des
fondement. Il s’agissait en effet (Minuit, 1980), ses multiplicités bution des multiplicités. Deleuze « machines ». L’œuvre de Deleuze
pour Kant, après l’établissement nomades, et enfin, écrit Deleuze, ne cesse de reprendre le mot de est un système, elle phagocyte les
du fait (« quid facti ? »), de fonder sa « ligne frénétique de variation, Nietzsche : « que la terre devienne philosophies dont elle extrait la
celui-ci en droit (« quid juris ? » ou en ruban, en spirale, en zig-zag, la légère » ; c’est à elle de distribuer logique. David Lapoujade réussit
« de quel droit ce fait ? »). David en S... ». Ces mouvements sont le jugement en fonction des flux admirablement cette chose diffi-
Lapoujade replace Deleuze dans l’expression, la forme visible de qui la déterminent, selon une cile, ne pas prendre pour objet le
la lignée des philosophes qui, ce « sans-fond » qui s’est substitué répartition « nomade » et non plus sens, mais le mouvement et son
comme Nietzsche, Bergson puis au fondement. Car ce qui intéresse « striée », créant un espace inten- problème, pour à son tour mettre
Heidegger, ayant poussé jusqu’en Deleuze, ce n’est pas d’explorer sif. Deleuze le nomme « surface en perspective une œuvre qui
ses retranchements cette ques- les profondeurs, mais d’établir de lisse ». En lui, l’histoire disparaît justement, parce qu’elle est un
tion du fondement, l’ont finale- nouvelles « terres », de nouvelles – les nomades sont sans histoire, système, n’acceptait pas de pers-
ils « sont de la géographie » – et pective. Il repousse les limites de
une nouvelle temporalité émerge, l’exégèse de Deleuze, en plaçant
POURQUOI Du concept de « pli » au concept une chronologie aberrante fondée au cœur de l’œuvre un double, sa
CET ARTICLE ? de « déterritorialisation», de sur l’événement. propre logique, qui a pour effet de
« ligne de fuite » en « surface L’événement, explique Lapoujade, diffracter son sens comme un
Cet article, consacré à un essai lisse », sont ici esquissées les
n’existe pas dans le temps, il est ce miroir à facettes, et de nous le
de David Lapoujade portant sur multiples figures spatiales que
qui produit le temps lui-même, faire voir. En dégageant ainsi une
l'œuvre du philosophe français l’on retrouve à l'œuvre dans
Gilles Deleuze (1925-1995), nous la logique deleuzienne – cette ce qui distribue l’avant et l’après. « logique de Deleuze », David La-
permet de saisir le cœur même logique des « mouvement aber- On ne peut cependant sortir poujade fait à Deleuze ce que ce-
de la pratique philosophique rants » visant à pousser la ques- définitivement d’une pensée du lui-ci faisait à la philosophie.
de l'un des plus grands philo- tion du fondement jusque dans fondement, on ne peut que suivre
sophes français du XXe  siècle. ses derniers retranchements. une « ligne de fuite », concept que Marie Gil
David Lapoujade rétablit dans son (21 novembre 2014)

Le sujet 25
© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la culture

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
L’ESSENTIEL DU COURS

Le langage
MOTS CLÉS
ABSTRACTION
Du latin abstrahere, « tirer, enle-
ver ». Constitutive de la pensée
et du langage, l’action d’abstraire
est l’opération de l’esprit qui isole,
pour le traiter séparément, un
élément d’une représentation ;

A
la blancheur, la liberté, sont des
abstractions. ristote définissait l’homme comme « le vivant possédant
CONCEPT
le langage » : la capacité linguistique semble n’apparte-
Du latin conceptus, « reçu, saisi ». nir en propre qu’à l’homme, et le distinguer de tous les
Produit de la faculté d’abstraction,
un concept est une catégorie géné-
autres vivants. Le langage permet à l’homme de penser et de
rale qui désigne un caractère com- communiquer ses idées : il fonde donc la vie en communauté.
mun à un ensemble d’individus.
Les concepts, auxquels renvoient
les signes du langage, permettent Comment définir le langage ? Peut-on parler
d’organiser et de classer notre sai- Le langage se définit par un vocabulaire, c’est-à-dire d’un langage animal ?
sie du réel. par un pouvoir de nomination, et par une grammaire, Certains animaux ont développé des formes
c’est-à-dire par des règles régissant la nature et les évoluées de communication, et particulièrement
DIALOGUE relations des mots. Saussure a montré que les mots ceux qui vivent en société comme les abeilles.
Des mots grecs dia, « à travers », que nous utilisons pour parler (ou signes) sont la Mais, comme l’a montré Benveniste, ce « lan-
et logos, « parole ». Le dialogue totalité d’un signifiant (la suite de sons qui compose gage » n’a rien à voir avec le langage humain :
n’est pas uniquement échange le mot) et d’un signifié (ce que le mot désigne). il dicte un comportement, et non une réponse
d’informations utiles, il est aussi Il a aussi établi qu’il n’y avait aucun rapport logique linguistique.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
échange d’idées. Il fait accéder à la entre le signifiant et le signifié : c’est la thèse de l’ar- Les animaux n’utilisent pas dans leur commu-
représentation abstraite, il est, par bitraire du signe. Le langage est donc une convention nication des signes composés, mais des signaux
conséquent, le propre de l’homme. arbitraire ; c'est pourquoi, d’ailleurs, il existe plusieurs indécomposables. Alors que le langage humain
langues. est un langage de signes, la communication
INEFFABLE animale est un code de signaux, dont chaque
Ce qui ne peut être dit, soit parce signal renvoie à une seule signification possible.
qu’on suppose qu’il n’existe au-
cun mot pouvant l’exprimer, soit
parce que ce qui est à dire reste Qu’est-ce qui caractérise le langage
confus, obscur. humain ?
Selon Rousseau, « la langue de convention n’ap-
LANGAGE partient qu’à l’homme » : les animaux possèdent
On peut le définir comme un sys- leur « langage » dès la naissance. Ils n’ont pas à
tème de signes ordonnés suivant l’apprendre, parce que c’est leur instinct qui le
des règles. Il est une spécificité hu- leur dicte ; ce « langage » est inné, et non acquis.
maine dans la mesure où il com- Le « langage » animal n’a pas de grammaire : les
porte des caractéristiques propres signaux qui le composent ont chacun un sens
absentes de la communication précis et unique, et ne peuvent donc pas être
animale, en particulier sa plasticité combinés entre eux. Grâce à la grammaire et au
et son caractère articulé, rendant nombre infini de combinaisons qu’elle permet,
possible une infinité de combinai- le langage humain, lui, est plus riche de signi-
sons à partir d’un nombre réduit fications et surtout, il est capable d’invention
d’éléments. et de progrès.

Sur quelle faculté le langage


« C’est dans les repose-t-il ?
Le mot arbre désigne aussi bien cet arbre-ci que
mots que nous cet arbre-là. Arbre ne désigne pas un arbre donné,
pensons. […] Vou- mais le concept même d’« arbre » (ce que doit être
loir penser sans les une chose pour être un arbre : avoir un tronc,
mots, c’est une ten- etc.) ; c’est pour cela qu’il peut désigner tous les
tative insensée. » arbres. Les mots ne renvoient pas à des choses,
(Hegel) mais à des concepts abstraits et généraux.
Ferdinand de Saussure (1857-1913). Le langage est donc le fruit de notre faculté

28 La culture
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)


LANGUE
Une langue est un ensemble insti-
tué et stable de signes et de règles
grammaticales que partage une
communauté humaine donnée.
Elle se distingue du langage en ce
sens qu’elle est une incarnation
du langage objectif dans une com-
munauté vivante (par exemple : la
langue française).

NATURALISME/
CONVENTIONNALISME 
Le naturalisme est une doctrine
philosophique qui considère que le
principe de toute réalité réside dans
la nature. En ce qui concerne le lan-
gage, le naturalisme conçoit donc
que les mots sont une propriété des
choses et qu'ils sont une imitation
par les sons et les signes des choses
telles qu'elles se présentent dans la
nature (ainsi, par exemple, le mot
« miauler » semble imiter le bruit
du chat). Le conventionnalisme
considère quant à lui que le prin-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
cipe de toute chose est arbitraire
je lui parle : parce qu’il me répond, autrui est et n'a pas sa source dans la nature.
« Les limites de mon langage non un simple objet de ma perception, mais un Ainsi, le conventionnalisme conçoit
autre sujet qui me vise à son tour dans sa propre le langage comme un ensemble
signifient les limites de mon conscience. de signes et de sons contingents,
propre monde. » Le langage permet de viser intentionnellement sans rapport direct avec les réali-
(Wittgenstein) autrui comme sujet : Husserl peut donc affirmer tés désignées (par exemple, le mot
que c’est lui qui fonde la communauté humaine, « chat » ne semble pas ressembler à
entendue comme « communauté intersubjective ». l'animal désigné, si bien qu’on peut
d’abstraction : le mot arbre peut désigner tous aussi bien appeler ce dernier « cat »
les arbres, parce que nous avons, contrairement Le langage a-t-il une fonction ou « gato »).
aux animaux, la faculté de ne voir dans cet éthique ?
arbre-ci qu’un exemplaire de ce que nomme le Le langage semble n’avoir qu’une seule fonction : PAROLE
mot arbre (le concept d’arbre). décrire des « états de choses » (comme par Elle est nécessairement indivi-
exemple : « le chat est sur le paillasson »). duelle, et suppose un sujet actif. Par
Le langage ne sert-il qu’à Wittgenstein remarque cependant qu’à côté la parole on s’approprie une langue.
communiquer ? de cette fonction descriptive, le langage a plus La parole est ce par quoi le sujet
Comme l’a montré Bergson, les mots désignent fondamentalement une fonction éthique : dire exerce sa fonction linguistique.
des concepts généraux, et non des choses sin- que le chat est sur le paillasson, c’est certes
gulières. Le langage simplifie donc le monde et décrire la position du chat, mais c’est aussi SIGNE
l’appauvrit : il nous sert d’abord à y imposer un célébrer la communauté humaine pour laquelle Élément fondamental du langage,
ordre en classant les choses par ressemblances. cette proposition a une signification. Le langage composé d’un signifiant, suite de
Le langage ne fait donc pas que décrire un fait de l’homme « l’animal cérémoniel » : il n’a sons ou de gestes, et d’un signifié
monde qui lui serait préexistant : c’est lui de sens que dans une communauté, et c’est cette ou concept, qui lui donne sens
qui délimite le monde humain, ce que nous communauté de langue que nous célébrons, (distinction saussurienne).
pouvons percevoir et même ce que nous pou- même sans le savoir, dès que nous parlons.
vons penser. N’existe, en fait, que ce que nous « Voyez par exemple
pouvons nommer dans notre langue.
avec quelle sincérité on
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER
Le langage constitue-t-il prononce le mot miasme...
la communauté humaine ? • Les deux bouts de la langue p. 31 n’est-ce pas là une
La conscience ne vise pas autrui comme une Michel Onfray (1er juillet 2010) onomatopée... du dégoût ? »
chose parmi les choses, parce que, contraire- (Bachelard)
ment aux choses, autrui peut répondre quand

La culture 29
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Bergson met en
Dissertation : La langue est-elle un moyen
lumière la généralité propre au lan-
gage qui nous empêche la plupart du
d’expression comme un autre ?
temps d’accéder à la vérité des choses.
L’analyse du sujet
Nous ne voyons pas les choses I. Les termes du sujet « Nous pensons un univers
mêmes ; nous nous bornons, le plus • La langue : que notre langue a d’abord
souvent, à lire des étiquettes collées – la langue maternelle et/ ou la langue du pays modelé. » (Saussure)
sur elles. Cette tendance, issue du d’adoption.
besoin, s’est encore accentuée sous – tout système de signes reconnus collectivement et/
l’influence du langage. Car les mots ou institutionnellement. b) Tous les moyens d’expression ne sont pas
(à l’exception des noms propres) dési- • Moyen d’expression : conventionnels ou culturels. Les pleurs et les cris,
gnent des genres. Le mot, qui ne note – support par lequel des idées, des sentiments, des identiques chez tous les individus de la même
de la chose que sa fonction la plus besoins sont extériorisés. espèce, sont ainsi naturels ou physiques.
commune et son aspect banal, s’in- – idée de revendication. c) Une langue évolue de façon constante. Elle
sinue entre elle et nous, et en mas- • Comme un autre : est soumise à des éléments sociaux : mots et
querait la forme à nos yeux si cette – processus de comparaison qui renvoie à l’idée de expressions à la mode, vocabulaire propre à une
forme ne se dissimulait déjà derrière nivellement, d’absence de différence spécifique. génération, etc.
les besoins qui ont créé le mot-lui Transition : Ne s’agit-il pas toujours de faire voir ce
même. Et ce ne sont pas seulement II. Les points du programme que l’on ressent, ce que l’on est, de la même façon
les objets extérieurs, ce sont aussi nos • Le langage, la culture. que pour tout autre mode d’expression ?
propres états d’âme qui se dérobent • La société et les échanges, l’État.
à nous dans ce qu’ils ont d’intime, II. La langue n’a pas de fonction privilégiée.
de personnel, d’originalement vécu. L’accroche a) D’autres formes d’expression permettent d’exté-
Quand nous éprouvons de l’amour De plus en plus de pays font passer des tests de langue rioriser les sentiments, et de meilleure façon : l’art,
ou de la haine, quand nous nous aux candidats à l’immigration. la musique (cf. analyse de Bergson sur les limites du

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
sentons joyeux ou tristes, est-ce langage courant).
bien notre sentiment lui-même qui La problématique b) La langue est sociale, d’abord parce que le lan-
arrive à notre conscience avec les Si l’on s’exprime toujours dans sa langue, est-ce par gage répond à la nécessité de communiquer pour
mille nuances fugitives et les mille habitude, ou parce que les autres moyens d’expres- satisfaire ses besoins et organiser le travail entre
résonances profondes qui en font sion sont moins riches, moins révélateurs ? Pourtant, les hommes (cf. analyse de Bergson sur la fonction
quelque chose d’absolument nôtre : le recours à d’autres signes et gestes n’est-il pas parfois utilitaire du langage), exactement de la même façon
Nous serions alors tous romanciers, plus efficace et adapté à l’exigence d’expression ? que les animaux ont un moyen de communication
tous poètes, tous musiciens. Mais le pour survivre ensemble.
plus souvent, nous n’apercevons de Le plan détaillé du développement Transition : Pourquoi n’existe-t-il pas alors de langue
notre état d’âme que son déploie- I. La langue est un mode d’expression culturel et universelle ?
ment extérieur. Nous ne saisissons non naturel.
de nos sentiments que leur aspect a) Toute langue est construite sur une structure et III. La langue dépasse la simple faculté d’expression.
impersonnel, celui que le langage a un système conventionnels de signes (cf. analyse de a) La pensée se forme par le langage (cf. analyse de
pu noter une fois pour toutes parce Saussure). Hegel). La langue est donc ce par quoi la pensée
qu’il est à peu près le même, dans individuelle, voire l’identité collective, s’entretient.
les mêmes conditions, pour tous les b) Tous les autres modes d’expression culturels sont
hommes. Ainsi, jusque dans notre « Ce que l’on conçoit bien alors compris et interprétés en fonction de sa ou
propre individu, l’individualité nous s’énonce clairement/et les ses langues.
échappe. Nous nous mouvons parmi mots pour le dire arrivent
des généralités et des symboles. aisément. » (Boileau) Conclusion
La langue n’est pas un moyen d’expression comme un
Henri Bergson, Le Rire autre, car c’est par elle que la pensée, la compréhen-
sion et l’identité de l’individu se façonnent.

« Le mot, qui ne Ce qu’il ne faut pas faire


note de la chose Établir une comparaison de valeur
que sa fonction la entre les langues.
plus commune et
son aspect banal, Les bons outils
s’insinue entre • Rousseau, Essai sur l’origine des langues.
• Benveniste, Problèmes de linguistique générale.
elle et nous » • Merleau-Ponty, Sens et non sens.
• Wittgenstein, Tractatus philosophicus.

30 La culture
L'A RT I C L E D U

Les deux bouts de la langue


A
u commencement était tionalistes », plus justement À l’autre bout de la langue d’échanges autres que de biens
Babel, chacun connaît nommés « indépendantistes de fermeture, locale, étroite, immatériels.
l’histoire : les hommes régionaux », qui font de la lan- xénophobe, il existe une L’espéranto propose d’habi-
parlent une seule et même gue un instrument identitaire, langue d’ouverture, globale, ter une langue universelle,
langue, dite « adamique », un outil de fermeture sur soi, vaste, cosmopolite, univer- cosmopolite, globale qui se
celle du premier d’entre une machine de guerre anti- selle : l’espéranto. construit sur l’ouverture,
eux. Puis ils se proposent universelle, autrement dit un Elle est la création de Lud- l’accueil, l’élargissement ; elle
de construire une immense dispositif tribal. wik Zamenhof, un juif de veut la fin de la malédiction
tour destinée à pénétrer les Précisons que le politique- Bialystok, une ville alors si- de la confusion des langues et
cieux. Pareille architecture ment correct passe souvent tuée en Russie (en Pologne l’avènement d’un idiome sus-
suppose que les hommes sous silence cette informa- aujourd’hui). Dans cette cité ceptible de combler le fossé de
habitant le même élément tion qu’il n’existe pas une où la communauté juive cô- l’incompréhension entre les
que Dieu en deviendraient de langue corse, une langue toyait celle des Polonais, des peuples ; elle propose une géo-
facto les égaux. Cette volonté bretonne, mais des dialectes Allemands et des Biélorusses, graphie conceptuelle concrète
prométhéenne agit comme corses ou bretons, chacun les occasions de ne pas se com- comme antithèse à la religion
une autre formule du péché correspondant à une étroite prendre étaient nombreuses. du territoire ; elle parie sur
originel car, goûter du fruit zone géographique détermi- En ces temps, déjà, Dieu pou- l’être comme généalogie
de l’arbre de la connaissance, née par le pas d’un homme vait jouir de son forfait. Fin de son ontologie et non sur
c’est savoir tout sur chaque avant l’invention du moteur. 1870-début 1880, l’espéranto l’avoir ; elle est le vœu d’une
chose, autrement dit, une fois Le mythe d’une langue corse se propose donc le retour au nouvelle Grèce de Périclès
encore, égaler Dieu. Il y eut ou d’un unique parler breton Babel d’avant la colère divine. pour l’humanité entière − car
une sanction pour le geste singe paradoxalement le jaco- À l’heure où le mythe d’une était grec quiconque parlait
d’Ève, personne n’a oublié... binisme honni, car lesdites langue adamique semble grec : on habitait la langue

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
De même pour celui des langues régionales sont com- prendre la forme d’un an- plus qu’un territoire − ; elle
constructeurs de Babel : la partimentées en groupe de glais d’aéroport parlé par des est la volonté prométhéenne
confusion des langues. dialectes − j’eus des amis corses millions d’individus, on com- athée non pas d’égaler les
Dieu qui est amour, rappe- qui, le vin aidant, oubliaient prend que la langue de Shake- dieux, mais de faire sans
lons-le pour qui aurait la un instant leur religion et leur speare mutilée, amputée, défi- eux, de quoi prouver que les
fâcheuse tendance à l’oublier, catéchisme nationaliste pour gurée, massacrée, dévitalisée, hommes font l’histoire − et
descend sur Terre pour consta- avouer qu’un berger du cap puisse triompher de la sorte non l’inverse.
ter de visu l’arrogance de ces corse ne parlait pas la même puisqu’on lui demande d’être
hommes. « Il dit : “Voilà qu’à langue que son compagnon du la langue du commerce à tous Michel Onfray
eux tous ils sont un seul peuple cap Pertusato ! Babel, Babel... les sens du terme. Vérité de La (11 juillet 2010)
et ont un seul langage ; s’ils ont La langue régionale exclut Palice, elle est langue domi-
fait cela pour leur début, rien l’étranger, qui est pourtant sa nante parce que langue de la
désormais pour eux ne sera parentèle républicaine. civilisation dominante. Par-
irréalisable de tout ce qu’ils Elle fonctionne en cheval de ler l’anglais, même mal, c’est
décideront de faire. Allons ! Troie de la xénophobie, autre- parler la langue de l’Empire. POURQUOI
Descendons et là, brouillons ment dit, puisqu’il faut préci- Le biotope de l’anglais a pour CET ARTICLE ?
leur langage, de sorte qu’ils ser les choses, de la haine de nom le dollar.
n’entendent plus le langage l’étranger, de celui qui n’est Mais cette langue agit aussi Dans cet article, Michel Onfray
les uns des autres.” Et Yahvé les pas « né natif » comme on dit. comme un régionalisme pla- prend pour point de départ la
dispersa, de là, à la surface de Or, comme une espèce ani- nétaire : elle est également légendaire tour de Babel pour
toute la Terre, et ils cessèrent de male, une langue obéit à des fermeture et convention pour montrer comment la diversité
bâtir la ville » (Gen. 11, 6-7) − où besoins relatifs à une configu- un même monde étroit, celui des langues existantes est le
comment semer la discorde... ration temporelle et géogra- des affaires, du business, des signe d’une profonde division
Dès lors, il y eut des lan- phique ; quand ces besoins flux marchands d’hommes, entre les hommes.
gues, certes, mais surtout disparaissent, la langue meurt. de choses et de biens. Voilà Cet article nous amène à
l’incompréhension parmi Vouloir faire vivre une langue pour quelle raison l’espéranto nous interroger à la fois sur
les hommes. De sorte que morte sans le biotope linguis- est une utopie concrète à l’origine des langues, mais
la multiplicité des idiomes tique qui la justifie est une égalité avec le projet de paix également sur leur valeur
constitue moins une richesse entreprise thanatophilique. Son perpétuelle de l’abbé de Saint- idéologique (comme ou-
qu’une pauvreté ontologique équivalent en zoologie consis- Pierre, autant d’idées de la verture vers les autres) et
et politique. On se mit alors à terait à vouloir réintroduire le raison dont le biotope n’est communautaire (le langage
parler local, ce que d’aucuns dinosaure dans le quartier de pas « l’avoir » mais « l’être » − comme principe d’apparte-
célèbrent aujourd’hui comme la Défense et le ptérodactyle à plus particulièrement « l’être nance, d’identité).
le fin du fin. Je songe aux « na- Saint-Germain-des-Prés... ensemble » sans perspective

La culture 31
L’ESSENTIEL DU COURS

L’art
MOTS CLÉS
ART
Ars en latin ; traduit le mot grec
techné, « savoir-faire ». Désigne
d’abord le savoir-faire de l’artisan,
la maîtrise technique. Terme qui
tend à être réservé aujourd’hui à
la création artistique.

L
BEAU ’art ne doit pas seulement être entendu dans le sens de
Ce qui fait naître le sentiment es-
thétique. Si l’Antiquité cherchait à
« beaux-arts » : il ne faut pas oublier l’art de l’artisan, qui
formuler des règles objectives du lui aussi réclame une technique, c’est-à-dire un ensemble
beau, la modernité, avec Kant, a
insisté sur le fondement subjec-
de règles à respecter. Il est clair cependant que les beaux-arts
tif du jugement esthétique et sa n’ont pas la même finalité puisqu’ils recherchent le beau et
spécificité. Kant définit le beau produisent des objets dépourvus d’utilité.
comme « ce qui plaît universelle-
ment sans concept ».
Comment définir l’art ? le sentiment du beau est le « libre jeu » de l’imagina-
BEAU/ AGRÉABLE Ce n’est qu’au xviiie siècle que le terme d’art a été réduit tion et de l’entendement : le beau suscite un jeu de
Kant oppose l’agréable, qui à la signification que nous lui connaissons actuelle- nos facultés par lequel nous éprouvons en nous le
touche les sens, au beau, qui ment. Il avait jusque-là servi à désigner toute activité dynamisme même de la vie.
suscite un plaisir désintéressé. humaine ayant pour but de produire des objets : en
Le jugement sur l’agréable et ses ce sens, l’art s’oppose à la nature, qui est l’ensemble de
variétés est lié à un intérêt, et re- tout ce qui se fait sans que l’homme n'ait à intervenir.
lève de la seule faculté de désirer. L’art réclame toujours des règles : lorsque l’on est

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Ce n’est pas l’objet d’un simple charpentier comme lorsque l’on est musicien, il faut
jugement : il produit une incli- observer des règles si l’on veut produire l’œuvre dé-
nation et un plaisir en résulte. sirée. C’est exactement ce que veut dire le mot technè
L’agréable dépend du goût de en grec : la technique, c’est l’ensemble des règles qu’il
chacun et est particulier, tandis faut suivre dans un art donné.
que le beau doit être universel.

BEAUX-ARTS/ « Rien ne nous empêche de


ARTS MÉCANIQUES/
ARTS LIBÉRAUX
dire que, comparée à cette
Au Moyen Âge, on opposait aux réalité, l’apparence de l’art
arts dits « mécaniques », qui ré- est illusoire ; mais l’on peut
clamaient une habileté manuelle, dire avec autant de raison
les sept arts « libéraux » (c’est-à- que ce que nous appelons
dire dignes des hommes libres) : réalité est une illusion plus
la dialectique, la grammaire, la forte, une apparence plus
rhétorique, l’arithmétique, l’astro-
nomie, la géométrie et la musique.
trompeuse que l’apparence
Aujourd’hui, on appelle « beaux- de l’art. » (Hegel)
arts » les arts qui ont pour objet
de représenter le beau : essentiel-
lement la peinture, la sculpture, Peut-on définir ce qu’est
l’architecture, la musique, la danse le beau ?
et la poésie. On voit bien ici que Deux grandes conceptions s’affrontent dans l’histoire
le terme tardif de « beaux-arts » de la philosophie : soit le beau est une caractéristique
n’équivaut pas aux anciens arts de l’objet, soit il est un sentiment du sujet. La pre-
libéraux ;au contraire, nombre de mière doctrine remonte à Platon : une chose est belle
nos beaux-arts (comme la pein- quand elle est parfaitement ce qu’elle doit être ; on
ture, la sculpture ou l’architecture) peut parler d’une belle marmite, quand cette marmite
étaient jadis considérés comme rend exemplaire l’idée même de marmite.
des arts mécaniques, et leurs « ar- La seconde est inaugurée par Kant : le beau n’est pas
tistes » comme des artisans. Ce qui une caractéristique de l’objet, c’est un sentiment du
s’oppose à l’artisanat, ce sont donc sujet, éveillé par certains objets qui produisent en
les beaux-arts. nous un sentiment de liberté et de vitalité. En effet, Statue de Kant à Kaliningrad.

32 La culture
L’ESSENTIEL DU COURS

des facultés qui sont communes MOTS CLÉS (SUITE)


à tous les sujets : le sentiment
que j’éprouve devant la belle œuvre GÉNIE
peut, en droit, être partagé par tous. Du latin genius, de genere qui
Kant estime néanmoins que cette signifie « produire ». Le génie dé-
définition vaut aussi bien pour le signe dans le domaine des beaux-
beau naturel que pour le beau ar- arts une personne capable d’une
tistique ; en un sens, le beau naturel production artistique à nulle autre
peut être selon lui supérieur au pareille, ce qui la rend absolument
beau artistique, parce qu’il est pu- singulière est donc inimitable. Le
rement gratuit : la belle œuvre est génie est donc l’artiste par excel-
faite pour plaire, et cette intention, lence, le créateur absolu d’un style.
quand elle est trop visible, peut
gâcher notre plaisir ; rien de tel avec KANON (CANON)
un beau paysage. La beauté, selon un sens classique,
est définie à partir des règles, de
L’œuvre d’art a-t-elle la mesure. Kanon en grec, signifie
une fonction ? « règle », au sens d’instrument et de
Contrairement à l’objet technique procédure. Le canon est donc un en-
qui trouve la raison de son existence semble de règles données pour œu-
dans son utilité, l’œuvre d’art semble vrer à un contenu. Tous les grands
ne pas avoir de fonction particu- sculpteurs grecs (Phidias, Praxitèle)
lière. Suffit-il alors de rendre un objet ont respecté un canon pour leurs
technique inutilisable pour en faire statues, que reprendront ensuite les
une œuvre d’art ? C’est en tous cas artistes de la Renaissance.
la théorie du ready-made de Marcel Les grecs possédaient également
Duchamps. le mot kosmos, dont le sens est
Pour Kant cependant, cette inutilité « en bon ordre ». Le terme désigne

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
n’est pas simplement une absence à la fois l’ordre et la beauté (ou la
de fonction : elle résulte de la na- beauté résultant de l’ordre). C’est
ture même du beau. Dire qu’une de là que proviennent le sens et
fleur est belle ne détermine en rien l’origine du mot cosmétique.
le concept de fleur : le jugement
esthétique n’est pas un jugement ŒUVRE
de connaissance, il ne détermine L’œuvre est le produit du travail.
en rien son objet, qui plaît sans C’est le résultat obtenu par le pro-
qu’on puisse dire pourquoi. C’est ducteur une fois le processus de
ainsi parce que le beau plaît sans production achevé. Il peut s’agir
concept que l’œuvre ne peut pas aussi bien d’une oeuvre utile dans
avoir de finalité assignable. le cas de l’artisanat (une table, une
Victoire de Samothrace chaise), que d’une œuvre sans uti-
L’art sert-il à quelque chose ? lité particulière dans le cas d’une
Le beau dépend-il du goût de Que l’œuvre d’art n’ait pas de fonction assignable œuvre d’art produite par un artiste.
chacun ? ne signifie pas que l’art ne sert à rien : Hegel, dans
Selon Kant, la réponse est négative : le beau plaît son Esthétique, lui assigne même la tâche la plus
universellement, même s’il s’agit d’une universali- haute. Une œuvre n’a pas pour but de reproduire
« L'art est ce
té de droit, et non de fait. Si je juge une œuvre belle la nature avec les faibles moyens dont l’artiste qui révèle à la
alors que mon voisin la trouve laide, la première dispose, mais de la recréer. conscience la vérité
chose que je tenterai de faire, c’est de le convaincre. Dans le tableau, ce n’est donc pas la nature sous forme
C’est ce qui différencie le beau de l’agréable : que je contemple, mais l’esprit humain : l’art sensible. »
l’agréable est affaire de goût et dépend du caprice est le moyen par lequel la conscience devient (Hegel)
de chacun, alors que le beau exige l’universalité. conscience de soi, c’est-à-dire la façon par la-
Le beau peut être universel parce qu’il fait jouer quelle l’esprit s’approprie la nature et l’humanise. « L’art et rien que
C’est donc parce que nous nous y contemplons l’art! C’est lui qui
nous-mêmes que l’art nous intéresse.
UN ARTICLE DU MONDE Certes, un outil est aussi le produit de l’esprit
nous permet de
À CONSULTER humain ; mais il a d’abord une fonction utilitaire vivre, qui nous
et pratique. En contemplant une œuvre d’art en persuade de vivre,
• Mauvaise querelle sur l'art revanche, nous ne satisfaisons pas un besoin pra- qui nous stimule
contemporain p.35 tique, mais purement spirituel : c’est ce qui fait la à vivre »
(Jean-Luc Chalumeau, 3 avril 1997) supériorité des œuvres sur les autres objets qui (Nietzsche)
peuplent notre monde.

La culture 33
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Alain explique que
Dissertation : L’œuvre d’art
l’activité de l’artisan se distingue
de celle de l’artiste qui conçoit son
œuvre en la produisant, tandis
doit-elle plaire ?
que l’artisan la conçoit avant de
la produire. L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
Il reste à dire en quoi l’artiste dif- • Œuvre d’art :
fère de l’artisan. Toutes les fois – sens classique : toute création appartenant à la
que l’idée précède et règle l’exé- liste classique des beaux-arts.
cution, c’est industrie. Et encore – sens moderne : toute production humaine re-
est-il vrai que l’œuvre souvent, vendiquant ce statut.
même dans l’industrie, redresse • Doit-elle plaire :
l’idée en ce sens que l’artisan – idée d’impératif, d’obligation morale ou déon-
trouve mieux qu’il n’avait pensé tologique.
dès qu’il essaie ; en cela il est ar- – idée de nécessité.
tiste, mais par éclairs. Toujours
est-il que la représentation d’une II. Les points du programme
idée dans une chose, je dis même • L’art.
d’une idée bien définie comme • La matière et l’esprit. Chardin, La raie.
le dessin d’une maison, est une • Le devoir.
œuvre mécanique seulement, en beauté ou à l’apparence de l’objet représenté (cf.
ce sens qu’une machine bien ré- L’accroche analyse de Platon dans l’Hippias Majeur).
glée d’abord ferait l’œuvre à mille Zola, dans la préface de Thérèse Raquin, s’insurge c) Le but de l’art n’est pas de divertir. Certains
exemplaires. Pensons maintenant contre ceux qui ont trouvé son roman « obscène », artistes modernes revendiquent un autre idéal que
au travail du peintre de portrait ; alors qu’il ne visait que la vérité selon lui. celui de la beauté ou du plaisir. Il s’agit au contraire

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
il est clair qu’il ne peut avoir le de faire réfléchir, de choquer, etc.
projet de toutes les couleurs qu’il La problématique Transition : Tout et n’importe quoi peut-il donc
emploiera à l’œuvre qu’il com- L’artiste est-il soumis à l’impératif de créer un être de l’art ?
mence ; l’idée lui vient à mesure plaisir chez le spectateur ? Le statut d’œuvre d’art
qu’il fait ; il serait même rigoureux nécessite-t-il qu’il y ait toujours divertissement, III. L’œuvre d’art est à redéfinir constamment.
de dire que l’idée lui vient ensuite, ou peut-on au contraire lui donner un autre rôle ? a) L’œuvre d’art est suffisamment riche pour
comme au spectateur, et qu’il est L’œuvre d’art peut-elle même être soumise à un mettre chaque spectateur en situation de former et
spectateur aussi de son œuvre en impératif quelconque ? d’échanger des jugements, ce qui suscite un plaisir
train de naître. Et c’est là le propre et un intérêt spécifiques (cf. analyse de Kant).
de l’artiste. Il faut que le génie ait Le plan détaillé du développement b) De nos jours, les frontières de l’art ne sont pas
la grâce de la nature et s’étonne I. Le plaisir a partie liée avec l’essence et l’exis- fixes, et le jugement doit être forgé sur le statut
lui-même. Un beau vers n’est pas tence même des œuvres d’art. même d’œuvre d’art, sur le fait même de savoir en
d’abord en projet, et ensuite fait ; a) Il existe un plaisir naturel propre à la vision des quoi il s’agit d’une œuvre d’art (exemple des ready-
mais il se montre beau au poète ; images (cf. analyse d’Aristote), ce pour quoi l’art est made de Duchamp). Pour cela, le plaisir ne suffit pas.
et la belle statue se montre belle essentiellement imitatif.
au sculpteur à mesure qu’il la fait ; b) Les grandes œuvres sont celles qui, depuis leur Conclusion
et le portrait naît sous le pinceau. création, plaisent de façon constante, du fait des Une œuvre d’art suscite plaisir et intérêt, de diffé-
qualités de composition qu’elles possèdent (cf. rentes natures, mais sans que l’exigence de plaisir
Alain, Système des beaux-arts analyse de Hume). soit elle-même un préalable à remplir.
c) L’appréciation de la beauté se fait en fonction
du plaisir ressenti, donc sans plaisir, les œuvres ne Les bons outils
« Toujours est-ilque seraient pas reconnues comme telles. • Aristote, Poétique.
la représentation Transition : Pourtant, nombreuses ont été les • Hume, De la norme du goût. Est présentée dans
d’une idée œuvres non appréciées, voire condamnées lors cet essai la figure du critique d’art.
dans une chose, de leur création. • Diderot, Traité du Beau.
je dis même d’une • Plotin, Traité du beau.
idée bien définie II. La relativité du plaisir esthétique constitue • Kant, Critique de la faculté de juger.
un problème.
comme le dessin a) Le jugement esthétique est relatif à chacun, s’il
d’une maison, repose sur un plaisir. Ce qu’il ne faut pas faire
est une œuvre b) Le plaisir éprouvé par le plus grand nombre Omettre de citer et d’analyser ne serait-ce qu’un
mécanique ne signifie pas que l’œuvre soit de grande qualité exemple d’œuvre d’art.
seulement. » (exemple du cinéma dit « grand public »). Il peut
y avoir un plaisir superficiel, lié à l’apparence de

34 La culture
L'A RT I C L E D U

Mauvaise querelle sur l’art contemporain


L
es censeurs de l’art contem- tous les niveaux de notoriété : Pierre- tiennent à la modernité. Mais a-t-on le De véritables artistes combinent le
porain se réveillent depuis Alain Four l’a parfaitement démontré, droit de conclure de cet exemple (non talent et la lucidité : c’est leur faire
quelques semaines. Il leur chiffres à l’appui (Le Monde du 15 isolé, hélas !) que les institutions ne une bien mauvaise querelle que de
paraît urgent de proclamer que l’art mars). présentent que des imposteurs alors leur reprocher ce qu’ils font pour
est aujourd’hui en crise ou dans une En revanche, les dénonciateurs de ce que les véritables artistes seraient être reçus par les institutions. C’est
impasse. La belle découverte ! « A qu’ils nomment « l’art officiel » n’ont tous voués à l’obscurité de nouvelles consentir à une querelle plus injuste
quel moment fixeriez-vous la crise de pas tout à fait tort quand ils désignent catacombes ? Il me semble qu’un encore que de récuser en bloc l’ « art
l’art ? », demandait, en 1961, Georges la nouvelle nomenklatura des respon- autre exemple fera comprendre pour- contemporain ». Le seul procès utile
Charbonnier à Marcel Duchamp. sables d’institutions de haut niveau quoi la réponse est non : d’authen- concernerait ces responsables, ces
Réponse : « En 1900, déjà. Aussitôt (musées et centres nationaux d’art tiques artistes sont parfaitement fonctionnaires qui, paralysés par la
que les impressionnistes, de pauvres contemporain, entre autres), accusés capables de prendre le système peur de rater une « avant-garde »,
types qui ne pouvaient pas vendre de se soumettre à une absurde mode institutionnel comme il est, et de s’y tombent dans tous les pièges des
leurs peintures, sont devenus presque internationale le plus souvent venue adapter pour une part – seulement pseudo-avant-gardismes fabriqués ici
riches… » L’idée de l’inventeur du rea- des Etats-Unis. une part – de leur œuvre, comme et là, et ne cessent pas, comme leurs
dy-made était claire : notre époque Il est évident que ce groupe de res- avant eux tant de maîtres du passé. prédécesseurs qui jetaient Courbet
n’a rien produit « au grand sens du ponsables a privilégié, depuis une Soit un artiste aujourd’hui fêté par les en prison, d’être les ennemis de toute
mot, surtout à cause de l’immixtion quinzaine d’années, un certain éso- institutions : Jean-Michel Alberola, véritable créativité.
du commercialisme dans la ques- térisme nihiliste, lequel fonctionne dont l’actuelle exposition au Musée Mais quelle différence, au fond,
tion ». En somme, la fin de l’art par la d’autant mieux que ces mêmes res- d’art moderne de la Ville de Paris entre les fonctionnaires aveugles
faute du marché. ponsables se sont instaurés garants est unanimement saluée pour son qui encouragent n’importe quelle
La thèse prônée aujourd’hui par Marc de l’explication. élégance, son éclectisme maîtrisé, sa provocation et MM. Fumaroli et Clair
Fumaroli (Le Monde du 8 mars) est plus Ladite explication est de plus en plus virtuosité. Alberola se révèle à tous (eux aussi fonctionnaires) qui, tout
péremptoire encore : la notion d’art formelle ; elle a de moins en moins comme un grand peintre, un des en dénonçant les premiers, jettent le
contemporain aurait été abusivement de relation avec l’art, mais le seul fait rares Français de sa génération à avoir discrédit sur tout l’art contemporain
confisquée par « l’idéologie officielle qu’elle soit proposée par un musée acquis une envergure internationale. en France ? Les deux attitudes sont

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
de la délégation aux arts plastiques, de est suffisant. Exemple : je me sou- Comment diable les conservateurs aussi détestables l’une que l’autre.
ses FRAC et de ses vedettes attitrées ». viens m’être trouvé dans l’atelier du ont-ils pu approuver ce nouveau Que les fonctionnaires cessent donc
L’académicien situe la crise exclusi- peintre et sculpteur Louis Cane au Manet, eux qui n’aiment rien tant, de vouloir décider de ce que doit
vement en France. Ce serait dans ce moment de l’exposition « Un siècle d’habitude, que les épigones du mini- être l’art contemporain, de quelque
seul pays que l’art contemporain serait de sculpture anglaise » au Musée malisme ou de Beuys ? C’est que Jean- bord qu’ils soient. Qu’ils laissent les
tout simplement nul et non avenu. du Jeu de paume, où l’on voyait en Michel Alberola n’est pas seulement artistes travailler dans la liberté. Mal-
On comprend la révolte qui saisit les particulier la fameuse vache et son bon peintre, il est aussi fin stratège. gré le marché, malgré les dérives de
artistes devant de tels propos, telle, veau, coupés en deux par la nouvelle Il a donc su remplir les conditions certaines institutions, il y a une vraie
par exemple, Monique Frydman, qui vedette internationale Damien Hirst. préalables à toute reconnaissance production artistique en France. Au
a témoigné de sa blessure dans vos Louis Cane ne décolérait pas : « Ça officielle aujourd’hui. Je l’entends grand sens du mot.
colonnes le même jour. n’a aucun intérêt plastique, c’est du encore me dire, alors que sa carrière
Au-delà de l’émotion légitime, essayons niveau des bocaux à formol des facul- ne faisait que commencer : « Il faut Jean-Luc Chalumeau
de comprendre comment des person- tés de médecine, mais le discours qui que je devienne l’ennemi public (03 avril 1997)
nages réputés sérieux – un professeur accompagne l’œuvre nous assure que numéro un, le Jacques Mesrine de la
au Collège de France, le directeur du c’est un ``travail sur la séparation``. Il peinture. Il faut que je parvienne à ce
Musée Picasso et quelques autres de faudrait m’expliquer d’abord en quoi que plus personne ne puisse me sup- POURQUOI
moindre pointure – ont cru le moment la séparation est une catégorie artis- porter. » J’avais cru qu’il plaisantait : CET ARTICLE ?
venu de réactiver le discours antimo- tique intéressante. Ensuite, pourquoi il ne faisait que formuler très sérieu-
derniste, qui est traditionnel en France. cette catégorie permet à elle seule sement sa stratégie, étant entendu Cet article témoigne des contro-
Ce discours antimoderniste est de faire entrer une ``œuvre`` dans que l’ « insupportable » est devenu le verses nombreuses que suscite
d’autant mieux reçu dans notre pays un musée. Mais il se trouve que les principal critère de qualité artistique l’art contemporain, et plus parti-
que la bourgeoisie y est particulière- conservateurs l’approuvent. » pour nombre de responsables des culièrement de la place des artistes
ment frileuse en matière d’art. C’est Le problème, pour l’artiste contem- institutions. dans la société moderne, ainsi que
d’ailleurs pour cela que l’Etat (relayé porain, est bien là : s’il veut faire car- C’est ainsi qu’Alberola exposa, dans de la place et du rôle des institu-
depuis peu par les grandes entre- rière, c’est-à-dire être invité à exposer la galerie Pietro Sparta, ses toiles tions dans le développement artis-
prises) y assure le rôle nécessaire de dans les grandes institutions, il doit posées par terre retournées contre
tique. Ainsi, la question se pose
protecteur des artistes, prenant ainsi absolument être « approuvé » par les murs, avec interdiction faite au
de savoir comment l’artiste peut
la succession de l’Eglise et des princes. les conservateurs et assimilés. S’il ne marchand de les montrer aux visi-
parvenir à faire reconnaître son
Quoi qu’en dise M. Fumaroli, ce l’est pas, il sera automatiquement teurs. Il multiplia les facéties de ce
œuvre et à rencontrer son public
rôle est tenu avec impartialité au marginalisé, quelle que soit la qualité genre, avec le risque de justifier les
niveau des fameux fonds régionaux de son œuvre. fureurs de Marc Fumaroli et Jean dans la société marchande qui est
d’art contemporain (FRAC), dont le On peut soupçonner, comme Louis Clair, mais aussi la garantie d’obtenir la nôtre. L’artiste est-il nécessai-
financement est d’ailleurs de plus en Cane, que Damien Hirst n’a qu’un un jour la considération des insti- rement voué à la marginalité ?
plus régional. Ces organismes répar- seul talent : savoir fabriquer le type tutions. Le but étant atteint, le voici Peut-il parvenir à se faire une place
tissent leurs achats entre toutes les d’objets dont les responsables des qui accroche d’excellents tableaux dans la société ?
tendances, toutes les générations et institutions pensent qu’ils appar- aux cimaises d’un grand musée.

La culture 35
L’ESSENTIEL DU COURS

Le travail
MOTS CLÉS
ALIÉNATION
Du latin alienus, « étranger », de
alius, « autre ». En droit, désigne le
fait de donner ou de vendre. C’est
le sens qu’utilise Rousseau dans Le

T
Contrat social.
Selon Hegel, Feuerbach et Marx, oute société humaine est fondée sur un partage du travail
l’aliénation est le processus par
lequel un individu est dépossédé entre ses différents membres. La nécessité du travail est
de ce qui le constitue au profit pourtant vécue comme une malédiction pénible. N’est-il
d’un autre, ce qui entraîne un as-
servissement.
pas cependant une condition de l’accomplissement de l’huma-
nité ? En outre, chacun produisant quelque chose de différent,
CAPITALISME
Système économique et social
comment mesurer la valeur relative des biens que l’on échange ?
caractérisé par la propriété pri-
vée des moyens de production et Travailler est-il un
fondé sur la recherche du profit. obstacle à la liberté ?
Marx analyse et critique ce « mode Si le travail est vécu comme une
de production bourgeois », qui contrainte pénible, il n’en est
repose selon lui sur l’exploitation pas moins le moyen par lequel
du travail salarié, devenu une l’homme s’affranchit de la na-
marchandise, et l’aliénation des ture et conquiert sa liberté et son
travailleurs. humanité. C’est ce que montre
Hegel : en m’apprenant à retarder
ÉTAT DE NATURE, le moment de la satisfaction de

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
ÉTAT CIVIL mes désirs, le travail m’oblige à me
L’état de nature est un état fictif discipliner.
ou supposé de l’homme avant Dans l’effort, l’homme se rend peu
qu’il ne vive en société. S’oppose à peu maître de lui : il se libère
à état civil, ou état social. Des ainsi de la nature en lui (les ins-
philosophes comme Rousseau tincts) en transformant la nature
ou Hobbes ont thématisé cette hors de lui. Faire taire la tyrannie
distinction. Karl Marx des instincts, n’est-ce pas là préci-
sément être libre, n’est-ce pas là la marque propre
LOISIR En quoi le travail est-il de l’humanité ? Le travail est donc nécessaire en un
Au sens grec de skholê, activité une nécessité ? second sens : sans lui, l’homme ne peut pas réaliser
libre à laquelle un citoyen grec, L’étymologie même du mot « travail » renvoie à un son humanité.
qui n’était pas astreint à un tra- instrument de torture ; Dieu condamne d’ailleurs
vail manuel, pouvait s’adonner, Adam au travail, qui est le châtiment du péché origi-
temps qu’il pouvait consacrer à nel. Le travail est donc une nécessité vitale à laquelle
« Le travail, au contraire, est désir
des occupations personnelles. Le l’homme semble condamné, car, contrairement
réfréné, disparition retardée :
loisir a trois fonctions : le dé- aux animaux, il ne trouve pas dans la nature de le travail forme. Le rapport négatif
lassement (qui délivre le corps quoi satisfaire immédiatement ses besoins : les à l’objet devient forme de cet objet
de la fatigue), le divertissement vêtements ne se tissent pas tout seuls, la terre doit même, il devient quelque chose
(qui délivre l’existence de l’en- être cultivée. de permanent, puisque justement,
nui), et la culture (qui délivre les L’invention des machines ne résout pas le problème à l’égard du travailleur l’objet
esprits de l’ignorance). Il ne faut puisqu’il faut encore des hommes pour les concevoir a une indépendance. »
pas confondre le loisir avec l’oi- et les réparer. (Hegel)
siveté, qui est un état d’inactivité
complète.
« L’esclave lui-même La nécessité du travail n’est-elle
OBLIGATION, est une sorte de propriété qu’une contrainte ?
CONTRAINTE animée et tout homme au service Le travail ne doit pas être pensé dans l’horizon de la
L’obligation est un devoir auquel d’autrui est comme un instrument. survie : par son travail, l’homme cultive et humanise
je suis tenu de satisfaire, tout Si les navettes tissaient d’elles même, la nature (Marx) et se cultive lui-même.
en pouvant matériellement m’y les chef n’auraient pas Tel est le sens de la dialectique du maître et de
soustraire. La contrainte est une besoin d’esclaves. » l’esclave chez Hegel : le maître, c’est-à-dire celui qui
force à laquelle je n’ai pas la pos- (Aristote) jouit du travail d’autrui sans avoir rien à faire de
sibilité d’échapper. ses dix doigts, est finalement le véritable esclave ;

36 La culture
L’ESSENTIEL DU COURS

loi, et non le seul travail, qui


fixe la propriété de chacun.
ZOOM SUR…
Lorsqu’il passe de l’état de La conception du travail de Karl
nature à l’état civil, l’homme Marx
abandonne le bien dont il
jouissait seulement pour en L’ACCUMULATION
être le premier occupant : DU CAPITAL
désormais, n’est à moi que La plus-value progressivement gé-
ce dont la loi me reconnaît nérée par les processus productifs
légitime propriétaire. L’État conduit à une lente accumulation
doit-il alors simplement de capital. Nous ne sommes pas
constater l’inégalité des encore dans le mode de production
richesses et de la propriété capitaliste, mais cette accumula-
de chacun, ou doit-il cher- tion et la constitution progres-
cher à les répartir entre ses sive d’une classe de possédants
membres ? en est une des deux conditions
de possibilité. La seconde, c’est
L’organisation la constitution progressive d’une
capitaliste du classe de prolétaires ; c’est-à-dire
travail en change- d’hommes ne possédant plus rien
t-elle le sens ? qu’eux-mêmes, et par-là réduc-
Marx montre comment tibles à une force de travail qu’ils
le système capitaliste fait devront vendre pour survivre.
du propriétaire celui qui Au prix de son propre épuisement,
possède les moyens de la force de travail produit une plus-
production et non pas ce- value qui revient tout entière au
lui qui travaille, et qui ne propriétaire du capital ; le salaire
possède pas l’outil de son n’est donc pas le prix du travail,

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
travail. Le système capita- mais le prix de la force de travail,
liste privilégie donc le ca- achetée par le propriétaire des
pital au travail, si bien que moyens de production, au même
l’enrichissement est pos- tire que n’importe quelle matière
sible à la bourgeoisie sans première. Ce qui détermine le sa-
que celle-ci n’accomplisse laire, ce n’est rien d’autre que le
le travail fait par les pro- prix nécessaire au renouvellement
létaires qui est pourtant de la force de travail épuisée par le
la condition nécessaire de processus productif.
son enrichissement.
En dépossédant le tra- L’ALIÉNATION
vailleur de ses moyens de DU TRAVAILLEUR
production et du produit de L’ouvrier, réduit à n’être qu’une
son travail, le capitalisme, force de travail, voit son travail
au lieu d’en faire une activi- l’appauvrir au lieu de l’enrichir :
té libératrice et formatrice, il ne peut même pas acheter le
Illustration tirée des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. a rendu le travail aliénant : produit de ses efforts, tandis
dans « le travail aliéné » que la rationalisation du pro-
et l’esclave, qui apprend à se discipliner lui-même inauguré par la grande industrie et le salariat, non cessus productif et la division
et acquiert patiemment un savoir-faire, devient seulement l’ouvrier n’est pas maître de ce qu’il fait, des tâches le transforment en
maître de lui comme de la nature. Alors qu’il était mais encore sa force de travail est elle-même vendue pièce d’un mécanisme qui lui
une contrainte subie et la marque de l’esclavage, le et achetée comme une marchandise. Le travail devient échappe et sur lequel il n’a plus
travail devient moteur de notre libération. donc aliéné en un double sens : d’abord parce que le aucune maîtrise. Au lieu d’être
travailleur le vend, et ensuite parce qu’en le vendant, une affirmation de soi et une
Le travail fonde-t-il la propriété ? il s’aliène lui-même. libération, comme le croyait
Le champ appartient à celui qui l’a défriché et qui le encore Hegel, le travail devient
laboure : c’est, selon Locke, le fondement même de la le lieu de la suprême aliénation :
société civile. Je possède ce que je travaille, sans avoir UN ARTICLE DU MONDE en vendant son travail, l’ouvrier
pour cela besoin du consentement des autres ; mais À CONSULTER se vend lui-même, c’est-à-dire
comme je ne peux pas tout travailler, ma propriété aliène sa propre essence. « Le
est naturellement limitée : le droit naturel répartit • Manifeste du parti communiste p. 39 travail ne produit pas seulement
donc équitablement la propriété entre les hommes. (« Les livres qui ont changé le monde », des marchandises ; il se produit
Rousseau ajoute cependant que ce droit naturel n’est 5 février 2010) lui-même et produit l’ouvrier
pas le droit positif : dans un corps social organisé, c’est la comme une marchandise. »

La culture 37
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Rousseau met en
lumière l’origine sociale du travail,
Dissertation : Peut-on opposer
inexistant à l’état de nature.

Tant que les hommes se conten-


le loisir au travail ?
tèrent de leurs cabanes rustiques,
tant qu’ils se bornèrent à coudre répétitive, pénible, imposée par
leurs habits de peaux avec des la nature (cf. analyse de Marx).
épines ou des arêtes, à se parer b) Au contraire, le loisir est li-
de plumes et de coquillages, à brement voulu, plaisant, sans
se peindre le corps de diverses exigence de résultats ni de ré-
couleurs, à perfectionner ou gularité.
embellir leurs arcs et leurs c) La division du travail et la
flèches, à tailler avec des pierres hiérarchie professionnelle s’im-
tranchantes quelques canots de posent à l’individu. Le loisir est
pêcheurs ou quelques grossiers exercice de la liberté, de l’indi-
instruments de musique, en un vidualité et d’une plus grande
mot tant qu’ils ne s’appliquèrent mixité sociale.
qu’à des ouvrages qu’un seul Transition : Mais le loisir aussi
pouvait faire, et qu’à des arts qui peut être pratiqué avec effort
n’avaient pas besoin du concours et régularité : club de sport, de
de plusieurs mains, ils vécurent, théâtre, etc. N’est-ce pas alors
sains, bons, et heureux autant une forme de travail ?
qu’ils pouvaient l’être par leur na- L’analyse du sujet
ture, et continuèrent à jouir entre I. Les termes du sujet II. Le loisir est soumis au travail.
eux des douceurs d’un commerce • Loisir : a) Le loisir répond à des procédés économiques et

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
indépendant. – sens économique : toute activité indépendante du sociaux (cf. analyse de Arendt).
Mais, dès l’instant qu’un homme travail rémunéré. b) Le loisir est passif, notamment quand le travail est
eut besoin du secours d’un autre, – sens psychologique : toute activité correspondant pénible et abêtissant (cf. analyse de Marx).
dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un goût ou plaisir personnel. Transition : N’y a-t-il pas opposition entre différentes
à un seul d’avoir des provisions • Travail : façons de travailler ou de se livrer à un loisir ?
pour deux, l’égalité disparut, la – sens large : toute activité qui produit des biens ou
propriété s’introduisit, le travail services ayant une valeur d’usage. III. Une nouvelle opposition, plus pertinente.
devint nécessaire et les vastes – sens restreint : activité rémunérée, socialement a) Le travail, dans son essence, suppose une activité
forêts se changèrent en des cam- organisée. mentale, une maîtrise technique et psychologique
pagnes riantes qu’il fallut arroser • Peut-on opposer : qui amène l’homme à la culture (cf. analyse de Marx).
de la sueur des hommes, et dans – opposition de caractéristiques. b) Inversement, certaines tâches sont purement
lesquelles on vit bientôt l’escla- – opposition de valeur. matérielles, alors qu’elles s’effectuent pendant le
vage et la misère germer et croître temps libre (ménage). Or le loisir ne se résume
avec les moisson. II. Les points du programme pas à cela.
• La société, les échanges. c) La véritable opposition de valeur se fait entre le
Jean-Jacques Rousseau, • Le travail, la technique. travail (activité répétitive et soumise à l’exigence
Discours sur l’origine • La liberté. de consommation) et « l’œuvre » (activité plus per-
et les fondements de l’inégalité • Le bonheur. sonnelle et créatrice, selon les termes de Arendt).
parmi les hommes
L’accroche Conclusion
L’ouverture des magasins le dimanche fait actuelle- Travail et loisir peuvent moins être opposés que
« Dès l’instant ment débat. consommation et création.
qu’un homme
eut besoin du La problématique
secours d’un autre, Loisir et travail : s’agit-il de deux activités sans Ce qu’il ne faut pas faire
dès qu’on point commun entre elles, répondant à des finalités Analyser travail et loisir séparément,
s’aperçut qu’il contraires ? N’existe-t-il pas des formes de travail, l’art dans deux parties distinctes.
par exemple, qui s’apparentant au loisir ?
était utile à un seul
d’avoir des Le plan détaillé du développement
provisions pour I. Travail et loisir s’opposent sur de nombreux Les bons outils
deux, l’égalité points. • Marx, Le Manifeste du parti communiste.
disparut » a) Le travail relève pour l’homme de la nécessité de • Arendt, Condition de l’homme moderne : l’auteur y
produire pour satisfaire ses besoins. C’est une activité distingue le concept de travail et celui d’œuvre.

38 La culture
L'A RT I C L E D U

Manifeste du parti communiste


P
« rolétaires de tous les pays, unis- lui-même de dissoudre la Ligue des « marxisme-léninisme » a « entaché » indifférente aux contingences de
sez-vous ! » : ainsi se conclut communistes en 1852, faisait très bien le communisme, c’est donc en parve- l’Histoire réelle. Cette conception, no-
l’ouvrage occidental le plus lu et la différence entre « le parti compris nant à persuader que le « commun » tamment défendue par Alain Badiou
le plus traduit après la Bible, rédigé au dans le sens tout à fait éphémère » et le se confondait avec ce qui était imposé et Slavoj Zizek aujourd’hui, nourrit un
moment où la révolution de 1848 éclate parti qui « naît partout spontanément par l’État. Cependant, on ne peut igno- « marxisme d’invocation » qui, sous
en France. Pierre Dardot et Christian du sol de la société moderne », c’est-à- rer qu’il y a chez Marx lui-même une couvert d’un hommage purement
Laval reviennent sur la portée de ce dire de l’organisation spontanée du conception réductrice de la politique rhétorique, en revient à un idéalisme
texte unique. prolétariat en classe. comme violence, notamment comme à forte dimension religieuse.
– Fondateurs du groupe d’études et – « Un spectre hante l’Europe : c’est exercice de la coercition par le moyen – De quoi le communisme est-il,
de recherche « Question Marx », vous le spectre du communisme »... La de l’État, qui a pesé lourd jusque dans selon vous, le nom ?
êtes coauteurs de La Nouvelle Raison dramaturgie du texte, qui résume la pratique des régimes qui se sont Il faut être prudent s’agissant de l’ave-
du monde. Essai sur la société néolibé- toute l’histoire mondiale par la lutte réclamés de lui. nir d’un nom qui a désigné et désigne
rale (La Découverte, 2009). Comment entre oppresseurs et opprimés, est – Après la chute du Mur de Berlin, il encore des pouvoirs d’État d’autant
expliquez-vous le formidable succès saisissante. Pourquoi une telle mise était d’usage de proclamer la mort plus monstrueux qu’ils font régner
du Manifeste du parti communiste  ? en scène ? de Marx. Or aujourd’hui, avec la l’exploitation capitaliste la plus féroce.
Ce succès est dû en grande partie au Le Manifeste veut montrer que le com- crise économique, Marx revient. S’il peut devenir de nouveau un mot
caractère performatif du texte, comme munisme s’identifie au mouvement Comment expliquez-vous ce retour de l’émancipation, c’est à la seule
l’a bien montré le philosophe Jacques historique en cours, « le mouvement qui s’effectue aussi bien du côté des condition de défaire l’identification
Derrida dans Spectres de Marx (1993) : réel qui abolit l’état actuel des choses  ». essayistes libéraux que des penseurs du «   commun » à l’étatique, long-
le Manifeste, loin de constater une D’où le tranchant des formules et le radicaux ? temps perpétuée par les partis « com-
situation (la montée des révolutions), souffle qui le traverse. Il met en scène Signe des temps, le marketing éditorial munistes ». Le commun compris en
en appelle à un avenir qu’il accomplit la « révolution en permanence  » : recycle les proscrits d’hier, Marx en ce sens ne désigne pas un « bien » dont
lui-même par sa publication. Les com- la bourgeoisie a inauguré un boule- tête. On célèbre en lui le prophète de on fait un usage commun (l’air, l’eau,
munistes « opposent à la légende du versement qui finira par la supprimer la mondialisation, négligeant en cela ou l’information), il est d’abord et
spectre du communisme un manifeste elle-même. Il noue et condense des sa critique implacable du capitalisme. avant tout ce que des individus font

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
du parti lui-même » et, ce faisant, font idées de diverses provenances. L’idée Mais on peut aussi relire sérieusement exister par leurs pratiques lorsqu’ils
littéralement exister le communisme de la lutte entre les classes est bien an- Marx, non pour le « sauver » ou pour mettent en commun leur intelligence,
comme parti. Le « parti » dont il est térieure à 1848. C’est l’historiographie l’« actualiser », mais pour s’expliquer et ce qu’ils défendent contre toute
question n’est pas la Ligue des commu- libérale qui, durant la Restauration, en avec lui. On perdrait aussi quelques tentative de privatisation et de mise
nistes elle-même, qui n’en est qu’une a fait la clé des progrès de la civilisa- précieuses leçons politiques à l’ignorer en marché. « Communisme  » doit
incarnation éphémère, mais justement tion européenne. Marx ne s’est jamais ou à le contourner. La simplification donc faire entendre l’idée que l’éman-
quelque chose qui n’existe pas encore, caché de cet emprunt à François Gui- de l’antagonisme entre bourgeoisie et cipation ne peut procéder que des
à savoir une association internationale zot ou à Augustin Thierry. L’idée du prolétariat, idée que l’on a prise un pratiques de « mise en commun  ».
de travailleurs agissant au grand jour. remplacement de l’antagonisme des peu vite pour une prédiction socio-
– Pourquoi Marx et Engels ont-ils classes et des nations par l’associa- logique, relève plutôt de la polarisa- Propos recueillis par Nicolas Truong
choisi la forme du manifeste alors tion universelle des travailleurs vient tion des camps qui s’affrontent et du (« Les livres qui ont changé le monde »,
que prédominait à l’époque celle du des disciples de Saint-Simon. Mais travail de composition des forces qui 5 février 2010)
« catéchisme révolutionnaire » ? l’énergie qui porte tout le texte tient à s’impose dans le combat. Cette pola-
Le catéchisme est l’exposé d’une doc- l’objectif qu’il assigne au mouvement risation requiert, comme Marx l’avait
trine sous la forme de demandes et prolétarien : la suppression de la pro- compris, un objectif stratégique, celui
de réponses. Moses Hess, surnommé priété privée et la destruction de l’État. qui a tant manqué au chartisme an-
le « rabbin communiste », publie en – En quel sens les régimes qui se sont glais. Un tel objectif fait aujourd’hui POURQUOI
1844 un Catéchisme communiste par réclamés du « Manifeste » peuvent- cruellement défaut. CET ARTICLE ?
questions et réponses. On discutait ils être considérés comme commu- – Quels sont les usages théoriques et
alors beaucoup de divers projets de nistes ? Dans quelle mesure les pays politiques de Marx les plus féconds Dans cet article, Nicolas Truong,
« profession de foi communiste ». dits « marxistes-léninistes » ont-ils aujourd’hui ? à travers un entretien avec deux
Lui-même auteur d’un contre-projet selon vous entaché le communisme ? Et en quel sens le communisme est-il spécialistes de la pensée de
intitulé Principes du communisme, qui On serait tenté de répondre : en aucun une hypothèse, une idée à réactiver ? Marx, nous rappelle à quel point
sacrifie encore à la forme des questions sens. En effet, les moyens de produc- Le plus fécond chez Marx, c’est l’idée le marxisme a été déterminant
et des réponses, Engels suggéra à Marx tion devinrent propriété de l’État, mais que, loin d’être la simple projection dans l’histoire mondiale des
dès novembre 1847 « de laisser tom- l’État devint la propriété privée du d’une conscience ou d’une volonté,
XIXe et XXe siècles. Cet article
ber la forme catéchisme et d’appeler parti. Il y avait donc peut-être une les pratiques ont leur logique propre
questionne également le sens
ça “ Manifeste communiste ” ». À la propriété d’État, mais en aucun cas qui fait que leur résultat échappe
du communisme aujourd’hui
différence du catéchisme, destiné à une « propriété commune ». La seule souvent au contrôle des acteurs eux-
et donc, par-là, le sens à donner
des cercles de propagande ou à des chose « commune » était sans doute mêmes : les hommes font leur propre
sociétés secrètes, le Manifeste se veut la misère et l’oppression, comme si histoire, mais ils la font dans des à l’organisation du travail. La
une proclamation « à la face du monde s’incarnait là tragiquement ce que le circonstances données. Si l’on reste réflexion sur le travail et sur
entier ». Son titre initial, Manifeste du jeune Marx avait appelé le commu- fidèle à ce « matérialisme des pra- sa structure sociale est en effet
parti communiste, ne devient Manifeste nisme « grossier », celui qui institue la tiques », on ne peut que s’interdire de au fondement de la pensée de
communiste qu’à partir de l’édition communauté en unique propriétaire faire du communisme une hypothèse Marx et de l’idéologie marxiste.
allemande de 1872. Marx, qui proposa privé et nie toute individualité. Si le indéterminée ou une idée éternelle

La culture 39
L’ESSENTIEL DU COURS

La technique
MOTS CLÉS
ARTISAN
Un artisan est un travailleur qui
maîtrise une technique et qui
produit des objets à l’aide de cette

«
technique. Ainsi, par exemple, un
maçon est capable de transformer
un tas de pierres en maison à l’aide  Technique » vient du grec technè qui signifie, selon Aris-
de la technique de construction
qu’il possède. Un artisan est donc tote, « une disposition à produire accompagnée d’une
un travailleur manuel, dont l’acti- règle vraie » : la technique au sens grec, c’est l’ensemble
vité consiste essentiellement en une
transformation de la nature.
des règles qu’il faut suivre pour produire un objet donné. Mais la
technique moderne peut-elle encore se comprendre ainsi ?
OUTIL
Un outil est un instrument artifi-
ciel produit par l’homme et qui lui La technique est-elle s’enterrer. Même les primates ne fabriquent pas
permet d’accroître l’efficacité de son spécifiquement humaine ? d’outils : un chimpanzé peut se servir d’un bâton
travail. Ainsi, par exemple, la scie est Chez l’animal, l’organe et l’outil se confondent : pointu qu’il a ramassé, mais il ne saurait le tailler
un outil du menuisier : elle est un le crabe, par exemple, se sert de ses pinces pour lui-même pour le rendre pointu.
instrument artificiel qui prolonge Dans le Gorgias, Platon fait le récit mythique de la
sa main et son bras en vue de la naissance de la technique : l’imprudent Épiméthée
transformation plus aisée du bois. n’ayant laissé à l’homme aucun instrument naturel
pour se nourrir et se défendre, son frère Prométhée
TECHNOCRATIE aurait dérobé la technique et le feu aux dieux. En-
Au sens premier du mot, la techno- tendons par là que la technique comme production
cratie est le pouvoir (cratos) de la tech- d’outils est pour l’homme une nécessité vitale : avec

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
nique. Ce terme désigne aujourd’hui la technique, l’homme devient « homo faber » (Berg-
l’ensemble des pouvoirs que les son), l’être qui place des outils entre lui et le monde.
objets techniques peuvent avoir sur
l’homme qui en dépend, mais aussi Pourquoi la technique
le pouvoir politique en tant qu’il peut est-elle un ensemble
faire usage des objets techniques afin de « règles vraies » ?
de contrôler les hommes. Un artisan n’est pas libre de faire ce qu’il veut :
on ne fait pas des haches en plomb ou des fers
TECHNOLOGIE à cheval en bois. Pour produire un objet, il faut
Au sens premier du mot, la tech- ordonner la matière et la forme selon la fonction
nologie est l’étude (logos) de la qu’on veut lui attribuer, en obéissant à ce qu’on
technique (technè). Par extension, appelle les règles de l’art.
on appelle aujourd’hui « techno- Ces règles ne sont pas laissées au caprice de tel ou
logies » l’ensemble des objets que tel : elles sont nécessaires et enseignables, c’est-
l’on pourrait qualifier simplement à-dire qu’on peut les transmettre ; en ce sens, on
de techniques. peut dire qu’elles sont « vraies », parce qu’elles ne
changent pas et ne peuvent pas être modifiées.
SPÉCIALISATION
Acte qui consiste pour le travailleur La technique n’est-elle qu’une disposi-
à séparer une tâche d’un processus tion à produire ?
productif des autres tâches et à Pour comprendre ce qu’est une chose, il
l’isoler de façon partielle. Ainsi par faut savoir ou imaginer comment elle a été
exemple, le travail qui consiste à produite : c’est ce qu’on appelle le « schème
s’occuper uniquement de la car- artificialiste ». Autrement dit, la technique
rosserie dans la fabrication d’une nous fournit les modèles selon lesquels nous
voiture est un travail spécialisé car comprenons le monde qui nous entoure :
il ne concerne qu’une partie du ainsi, nous appliquons sans même nous en
processus de production. La spécia- rendre compte des schèmes techniques sur
lisation est particulièrement visible la nature afin de la rendre compréhensible −
dans le cadre du travail à la chaîne et nous disons qu’un arbre produit des fruits,
est une des causes de l’aliénation au comme on dit d’un potier qu’il produit des
travail, même si elle peut être aussi à cruches. Cela signifie que la façon dont nous
l’origine d’une plus grande efficacité pensons la technique détermine radicalement
productive. Statue d’Aristote. notre rapport au monde.

40 La culture
L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
La pensée artistotélicienne
de la nature et de la tech-
nique

L’ART ET LA NATURE
La substance individuelle
ou première, support des
changements, est elle-même
déterminable comme un
composé de matière et de
forme. La matière, c’est le
support ultime, le noyau
stable de la substance, qui,
comme on le voit dans la
production technique, peut
perdre une forme détermi-
née pour en acquérir une
autre : le bois de l’arbre de-
vient le bois de la chaise.
Mais c’est la forme qui fait
d’une chose ce qu’elle est :
dans ce sens, elle coïncide
avec son essence.
Soulignons l’importance du
paradigme de la production

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Charlie Chaplin, Les Temps modernes.
technique chez Aristote : il
technique dominer la nature et l’asservir aux va lui permettre de penser
besoins de l’homme. la nature elle-même. En
Que signifie la définition Le danger lié à la technique n’est donc pas d’abord effet, la production d’une
aristotélicienne de la technique ? celui d’une explosion nucléaire ou d’un conflit s u b s t a n c e i n d iv i du e l le
Selon Aristote, tout objet produit non par la planétaire destructeur : le véritable danger, suppose l’intervention de
nature, mais par l’homme, est déterminé par c’est que la technique devienne l’unique mode quatre causes que l’art rend
quatre causes : la cause matérielle (la matière de pensée, c’est-à-dire la seule façon que nous visibles : en plus de la cause
dans laquelle il est fait), la cause formelle (la ayons de penser quelque chose. Car alors, il formelle (la forme du lit)
forme qu’on va lui donner), la cause finale (ce nous faudra craindre que l’homme se pense et de la cause matérielle (le
à quoi l’objet va servir) et la cause efficiente lui-même en termes techniques, comme un objet bois) déjà citées, il faut une
(l’artisan qui travaille l’objet). manipulable ou comme une ressource à exploiter cause efficiente (l’artisan) et
La technique est l’ensemble des règles permet- de la manière la plus productive possible. une cause finale (le projet de
tant d’ordonner ces causes dans un art donné : Or, nous dit Heidegger, cela a déjà eu lieu. La l’artisan).
une règle technique nous dit comment travailler technique n’est plus un projet dont l’homme se- L’art permet ainsi de distin-
telle matière, quelle forme lui donner, si l’on veut rait encore le maître : elle est bien plutôt la façon guer ce qui est étroitement
en faire tel objet. dont l’homme moderne se comprend lui-même uni dans la production d’une
et comprend le monde, en sorte que l’homme chose naturelle par la physis
La définition aristotélicienne lui-même est mis au service de la technique, et (la « nature ») : alors qu’une
s’applique-t-elle à la technique non l’inverse. chose artificielle a hors
moderne ? d’elle-même le principe de
Selon Aristote, la technique est l’ensemble des sa propre production et de
règles définissant les moyens en vue d’une fin. ses changements, une chose
Heidegger montre comment notre modernité ne DEUX ARTICLES DU MONDE naturelle renferme en elle-
pense plus la technique comme l’ensemble des À CONSULTER même, par essence et non
règles nécessaires à un art : nous en sommes au par accident, le principe ou
contraire venus à ne plus penser les choses qu’en • De la technique comme horizon la cause de son mouvement
termes techniques. révolutionnaire p. 43 et de son repos.
La technique n’est donc pas un instrument neutre (Régis Debray, 31 mai 1996) Si donc, selon le mot d’Aris-
qu’on peut bien ou mal utiliser, mais un mode tote, « l’art imite la nature »,
de pensée. L’homme ne pense plus qu’à gérer, à • Les robots ont-ils une âme ? p. 44-45 c’est pourtant par analogie
calculer et à prévoir : c’est la différence que fait (Christian Delacampagne, 26 mars 1999) avec l’art que se comprend la
Heidegger entre la pensée méditante et désin- génération naturelle.comme
téressée, et la pensée calculante qui veut par la une marchandise.

La culture 41
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Bergson nous
invite à prendre une position
Dissertation : Le développement
nuancée à l’égard des problèmes
posés par la technique qui n’est pas
technique est-il une menace pour la liberté ?
nécessairement source d’aliénation
pour l’humanité. L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
Quand on fait le procès du machi- • Le développement technique :
nisme, on néglige le grief essentiel. – au sens économique, les innovations de produits et
On l’accuse d’abord de réduire l’ou- de procédés de production.
vrier à l’état de machine, ensuite – au sens usuel, la part grandissante des objets
d’aboutir à une uniformité de pro- techniques dans le quotidien. b) Le marché économique renouvelle sans cesse
duction qui choque le sens artistique. • Menace : l’offre de produits et rend obsolètes des objets pour-
Mais si la machine procure à l’ouvrier – idée de danger, identifié ou non. tant performants, ce qui nous pousse à consommer
un plus grand nombre d’heures – idée de volonté délibérée. (cf. analyse de Arendt).
de repos, et si l’ouvrier emploie ce • Liberté : Transition : Pour autant, s’agit-il de revenir en arrière ?
supplément de loisir à autre chose – au sens philosophique, métaphysique, le libre
qu’aux prétendus amusements arbitre, la faculté de choix. III. La technique ne doit être qu’un moyen.
qu’un industrialisme mal dirigé a – au sens politique, l’ensemble des droits reconnus a) Les possibilités techniques vont jusqu’à changer l’ordre
mis à la portée de tous, il donnera à par un État, une Constitution. écologique (réchauffement climatique) ou modifier la
son intelligence le développement structure des organismes (ogm, clonage). Elles permet-
qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir II. Les points du programme traient même de détruire la Terre entière (arme nucléaire).
à celui que lui imposerait, dans des • La technique. L’homme se retrouve donc dans une situation de pouvoir
limites toujours restreintes, le retour • La liberté. quasi divin sur la nature.
(d’ailleurs impossible) à l’outil, après • L’État. b) Pourtant le risque principal n’est pas là : il est plutôt que
suppression de la machine. Pour ce la technique devienne l’unique mode de pensée de l’être

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
qui est de l’uniformité de produit, L’accroche humain, que l’homme ne raisonne plus qu’en termes
l’inconvénient en serait négligeable Chaque individu est repérable grâce à son téléphone techniques, se considérant lui-même comme un objet
si l’économie de temps et de travail, portable. ou une ressource à exploiter. La technique doit rester
réalisée ainsi par l’ensemble de la un moyen en vue d’une fin dont l’homme reste maître.
nation, permettait de pousser plus La problématique
loin la culture intellectuelle et de Les objets techniques accroissent notre pouvoir Conclusion
développer les vraies originalités. On d’action, mais n’augmentent-ils pas aussi l’étendue Le développement technique constitue une menace
a reproché aux Américains d’avoir des pouvoirs exercés sur nous, par exemple la sur- pour la liberté s’il se fait sans intervention collective
tous le même chapeau. Mais la tête veillance ? ou politique de la part des citoyens, et si l’homme se
doit passer avant le chapeau. Faites Gardons-nous la réelle maîtrise du développement de met lui-même au service de la technique.
que je puisse meubler ma tête selon la technique dans notre vie de tous les jours ?
mon goût propre, et j’accepterai pour
elle le chapeau de tout le monde. Là Le plan détaillé du développement Ce qu’il ne faut pas faire
n’est pas notre grief contre le machi- I. Le développement technique nous libère de mul- Traiter et illustrer seulement l’aspect négatif
nisme. Sans contester les services qu’il tiples efforts et dangers. du progrès technique.
a rendu aux hommes en développant a) Les progrès techniques ont fait reculer les pires
largement les moyens de satisfaire dangers naturels : les maladies et autres fléaux sont
des besoins réels, nous lui repro- moins dévastateurs dans les sociétés les plus « avan- Les bons outils
cherons d’en avoir trop encouragé cées » techniquement. • Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.
d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, b) Les progrès techniques nous libèrent de tâches • Martin Heidegger, Qu’est-ce que la technique ?
d’avoir favorisé les villes au détriment pénibles, dans la vie professionnelle comme do-
des campagnes, enfin d’avoir élargie mestique. Le temps de loisir s’en trouve augmenté
la distance et transformé les rapports (cf. analyse de Arendt). « L’essence de la technique
entre le patron et l’ouvrier, entre le c) Les objets techniques sont de plus en plus acces- n’est absolument rien de
capital et le travail. Tous ces effets sibles à tous (portable, iPod, etc.). technique. Aussi ne percevrons-
pourraient d’ailleurs se corriger ; la Transition : Ce pouvoir ne peut-il pas se retourner nous jamais notre rapport
machine ne serait plus alors que la contre nous ? à l’essence de la technique,
grande bienfaitrice. Il faudrait que aussi longtemps que nous nous
l’humanité entreprît de simplifier II. Le développement technique peut être un vecteur bornerons à nous représenter
son existence avec autant de frénésie de domination. la technique et à la pratiquer,
qu’elle en mit à la compliquer. a) Le développement technique entre bien dans à nous en accommoder
une logique de pouvoir qui consiste à surveiller les ou à la fuir. »
Henri Bergson, Les Deux Sources de agissements des individus (cf. analyse de Foucault (Heidegger)
la morale et de la religion sur le pouvoir technocratique moderne).

42 La culture
L ES A RT I C L ES D U

De la technique comme
horizon révolutionnaire
À l’opposé d’une longue tradition philosophique, qui dans l’appréhension du temps
rejetait le fait technique, Bernard Stiegler rapproche matériel et conceptuel et
démontre par cet étonnant court-circuit le conditionnement technologique de la
temporalité.

L
a question du temps informatiques, mais la pensée d’une réjouissante superficia- faute d’Epiméthée. Ce titan, le
hante de l’intérieur la tra- du fait technique vient chez lité et par là même promise frère de Prométhée, a simple-
dition philosophique ; la lui travailler du dedans la tra- à la plus vaste circulation). ment oublié, dans la distribu-
question de la technique la dition critique qui l’exclut ou Cette paresseuse partition tion des qualités aux diverses
borne de l’extérieur, et pour le dévalue ; l’objet étranger se engendre moult gammes dans espèces mortelles modelées
cause, si la philosophie est frotte à Platon et Heidegger, le fond sonore de l’époque. par les dieux dans la glaise,
née de son expulsion même. aux vénérables doctrines qui Pensons à l’opposition de de donner à la race humaine
L’antagonisme du logos et en conjurent l’incidence. Cette l’Homo faber et de l’Homo de quoi survivre. Dans le dia-
de la techné, inaugural chez rencontre, déflagrante s’il sapiens (présente même chez logue de Platon qui porte son

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Platon, qui la redouble dans en est, de deux registres qui Bataille), comme aux conflits nom, Protagoras a décrit cet
l’horripilation du philosophe s’ignorent ou se suspectent, le homériques et quotidiens homme « tout nu, pas chaussé,
par le sophiste, pèse sur les matériel et le conceptuel, c’est entre la Technique (utilitaire, dénué de couvertures, désar-
enfants de l’Académie aussi l’originalité déstabilisante de instrumentale, inhumaine) mé », pour lequel Prométhée,
lourdement que le péché ori- ces deux volumes qui devront et la Culture (finaliste, noble pris de compassion, ira déro-
ginel sur les fils d’Adam. Avec faire date. et désintéressée). Ce qui n’est ber le feu chez Hephaïstos et
La Technique et le temps, Travail singulier par la plus recevable, somme toute, Athéna – le feu ou le principe
Bernard Stiegler opère un double compétence requise en l’état actuel de nos connais- créateur des arts et métiers.
court-circuit, fulgurant dans en amont, chez ce disciple sances sur la coévolution du La nature de l’homme étant
ses effets, minutieux dans ses de Derrida, tant en histoire geste et de la parole, c’est le de n’en avoir pas de défini-
procédures. Il place le margi- des techniques (Simondon, refrain humaniste sur les fins tive (sinon dramatiquement
nal au centre, en sorte que le Leroi-Gourhan) qu’en histoire et les moyens. La médiologie, insuffisante), c’est la prothèse
vieux noyau éclate, et nous de la métaphysique. Travail entre autres tentatives, part de qui va suppléer aux qualités
voilà conduits à réévaluer les subversif par tout ce qu’il ce constat. Ce livre en dessine naturelles qui lui manquent.
principes a priori qui don- inquiète, en aval, dans l’ances- l’épistémologie. « L’objet de cet La prothèse n’étant pas ce qui
nent son assiette à la pensée tral ronron. A commencer par ouvrage, signale la première s’ajoute mais ce qui fonde.
occidentale. Le plus curieux les oppositions canoniques phrase du texte, est la tech- « Tu périras par tes vertus,
est que cette démarche icono- de l’essence et de l’accident, nique appréhendée comme tu triompheras par tes vices »
claste est celle d’un dévot, édu- de l’intériorité et de l’exté- horizon de toute possibilité dira Nietzsche plus tard. Nous
qué aux meilleures sources riorité, du transcendantal et à venir et de toute possibilité avons eu la chance de cette
de l’orthodoxie, instruit de de l’empirique. Jusqu’aux d’avenir. » Pour regarder en défaillance primordiale. L’ani-
grec et d’allemand, et non, figures contemporaines de face le futur que dessinent mal humain va tirer sa supé-
comme on aurait pu le croire l’Antinomie, chez Heidegger, l’industrialisation de la mé- riorité de ce défaut de fabri-
avec pareil programme, d’un entre le temps de la préoccu- moire, l’informatisation du cation, racontent à leur façon
barbare californien dans le pation technique et le temps savoir et les technologies du les Grecs, et la légende des
vent, prophète futuriste et authentique du pour-la-mort, vivant, Stiegler commence par dieux anticipait la connais-
creux, féru de virtuel et de chez Habermas, entre l’acti- affronter origines et fonde- sance des processus d’homi-
philosophie à l’estomac. Stie- vité communicationnelle et ments. Et qu’y trouve-t-il ? Le nisation. Ce qu’Hésiode dit
gler est un expert en systèmes l’activité technique (antithèse « défaut d’origine », à savoir la en mythologie, Leroi-Gourhan

La culture 43
L ES A RT I C L ES D U

le montre en paléontologie ajoute un héritage avec le silex est une aventure qui vient de progrès technique. Reste que
– admirable résonance des biface et la hache polie, étant loin. Elle a ses seuils de dis- Stiegler a mis le doigt sur la
découvertes aux intuitions. entendu que l’outil, avec la continuité, ses accélérations, question cruciale qui pointe
« L’homme commence par les chaîne opératoire qu’il sous- ses vertiges, mais aussi une à l’horizon : quelle maîtrise
pieds » – la situation debout tend, constitue notre pre- logique d’ensemble. pourrons-nous garder sur
libérant la main qui libère elle- mier support de mémoire. Quel en serait l’effet pour de- le temps, et selon quelle
même la parole. Conquête de Se révèle alors, inaperçu des main ? Certains disent : l’uni- politique de la mémoire ?
la mobilité et ouverture de philosophes, le condition- formisation de la planète. Il L’homme pourra-t-il influer
l’éventail cortical, appareillage nement technologique de la est vrai que les macro-sys- sur ses techniques de stockage
technique et réflexivité sym- temporalisation, que ce soit tèmes techniques, par défini- et de circulation des traces
bolique s’entredéterminent. vers l’avant ou l’arrière (les tion, tendent à l’homogène et qui conditionnent l’apti-
Le quoi élabore le qui, les deux étant indissociables : au standard. Ils traversent les tude de l’espèce à infléchir
deux progressent ensemble. qui ne conserve rien n’invente « différences idiomatiques », consciemment sa propre
La technicité n’est pas la chute rien). Le patrimoine comme bousculent les frontières évolution ? Quel pouvoir, en
ni l’oubli de l’Etre, mais ce qui le programme, l’anticipation culturelles et alignent le définitive, peut-on garder sur
permet à l’Etre de s’articuler comme la rétention, sup- moins sur le plus performant. la puissance ? A la condition
en Logos. Ni dévoiement ni posent le gramme, la trace, Stiegler fait partie de ceux première, répond Stiegler, de
arraisonnement, le geste qui l’inscription. Donc le support qui voient dans « les velléités traiter l’objet technique non
capte l’énergie et transforme d’inscription. Donc l’organi- ethniques des fantasmes sans en instrument ou supplément
la matière brute fait démarrer sation d’une matière inorga- avenir ». On peut penser au second, mais comme le site
l’humain. Il soude le couplage nique. Par où Leroi-Gourhan contraire que l’idée de dif- premier de la constitution du
de l’homme à son milieu phy- rejoint Derrida. Une théorie férence culturelle prendra sujet et le nœud de toute his-
sique, rapport médiatisé par de la « différance », cet espace- d’autant plus de force qu’elle toire possible. Si ce n’est pas
l’outil comme organon, au ment du temps, suppose une est fragilisée par l’universel là une révolution théorique,

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
découplage d’un temps pro- théorie de la transmission, pauvre et décontextualisé des qu’on nous dise quel sens peut
prement historique d’avec les laquelle exige à son tour une normes de production et de encore avoir ce mot.
contraintes zoologiques de la pensée longue de la technique consommation matérielle –
répétition. Sauvé du surplace comme « poursuite de la vie car tel est l’ « effet-jogging », Régis Debray
animal par la mise hors cortex par d’autres moyens que la éminemment paradoxal, du (31 mai 1996)
de ses facultés mentales et vie », à réinsérer dans une évo-
les panoplies qui s’ensuivent, lution vieille de deux millions
le sapiens sapiens échappe d’années (datation des restes POURQUOI CET ARTICLE ?
à la programmation géné- de l’Homo habilis trouvés en
tique en boucle des espèces Chine). Pour saisir le sens des Dans cet article, Régis Debray analyse la nouvelle conception de la
concurrentes, pour se repro- autoroutes de l’information, technique proposée par le philosophe Bernard Stiegler. Il s’agit d’une
conception de la technique (technè) conçue non comme opposée à la
grammer en quelque sorte, considérez d’abord les huttes
raison (logos), mais comme invention proprement humaine qui rend
via l’invention d’une mémoire du paléolithique, fouillez les possible le développement de la raison et donc de l’humanité elle-
non génétique cumulable et sols d’habitat de Russie et de même (voir le texte de Bergson p. 42 sur ce point). En outre, l’auteur
transmissible. Nos cousins Dordogne. Il y a continuité des pointe la nécessité de sortir de l’opposition classique moyen/ fin pour
les singes ont une hérédité ; uns aux autres. La domestica- penser la technique.
seul le rameau « humain » y tion de l’espace et du temps

Les robots ont-ils une âme ?


Spécialiste d’histoire et de philosophie de la technique, Jean-Claude Beaune s’interroge
sur les rapports de l’homme et des machines.

«
Depuis le Neandertal, le sexe, le travail et la mort. » parlé du sexe que de la mort, et machines, les usines, l’indus-
disait Octavio Paz, je vois Les philosophes contempo- moins encore du travail que du trie, la technique : il y a là un
trois grands problèmes : rains, pourtant, ont moins sexe. Le travail, les outils, les territoire immense offert à

44 La culture
L ES A RT I C L ES D U

la pensée, et curieusement de plus de six cents pages, le métier à étoffes brochées. l’inventeur. » Heureux temps.
négligé – ou presque. Heideg- qui fait, sur ce vaste sujet, le Cette performance lui vaut L’ouvrage de Jean-Claude
ger, il est vrai, a proféré sur le point des connaissances, tout notre respect. D’autant qu’on Beaune s’inscrit, enfin, dans
sujet quelques paroles défini- en ouvrant, au fil des pages, ne voit pas du tout Bergson le sillage des méditations de
tives. « La technique, a-t-il dit, mille pistes passionnantes de démonter le moteur de son Bachelard sur la symbolique
n’est pas la même chose que recherche et de réflexion. Hispano-Suiza, ni Heidegger des éléments. Il nous propose,
l’essence des techniques » – L’auteur commence par nous celui de sa Volkswagen. en quelque sorte, une « psy-
formule dont ses exégètes ont rafraîchir la mémoire en rap- Jean-Claude Beaune montre chanalyse de l’outil » – et,
en vain essayé de découvrir le pelant que, si technique et ensuite comment la ques- surtout, de l’utilisateur d’ou-
sens caché. En France même, philosophie semblent avoir tion de la technique – ou de tils. Car la technique, même
un universitaire plus modeste, divorcé depuis Kant, elles ont ce qu’il préfère appeler les lorsqu’elle est efficace, est loin
Bertrand Gille, s’est efforcé, été, au contraire, en étroites « milieux » techniques – ne d’être transparente. Elle ren-
durant les années 60 et 70, relations, non seulement chez peut être abordée, de nos voie l’homme aux résistances
de promouvoir l’histoire des les Grecs, mais jusqu’au siècle jours, que dans un esprit de la matière, aux défaillances
techniques au même niveau des Lumières. Pour Piero résolument interdisciplinaire. de son propre corps, aux
de « dignité » que celui dont della Francesca, Léonard de Cette question a, en effet, des angoisses de la « panne », à
jouissait déjà l’histoire des Vinci ou Galilée, le beau titre dimensions multiples. Une l’inertie des choses. Par où il
sciences, tout en rêvant, à la d’« ingénieur » est aussi pres- dimension physiologique, apparaît que toute réflexion
fin de sa vie, d’une « épistémo- tigieux, sinon plus, que celui par exemple, puisque les sur la technique est aussi, à sa
logie des techniques » qui, en d’« artiste » ou de « penseur ». processus techniques ne font manière, une réflexion sur le
replaçant « technè » et « épis- Au seuil du XVIe siècle, Bacon souvent que reproduire ceux sexe et la mort.
temé » sur un pied d’égalité, reste le véritable inventeur de de l’organisme vivant, modèle
aurait effectivement renoué, la méthode « expérimentale ». ultime de tous les « auto- Christian Delacampagne
de ce point de vue, avec la Avec sa théorie des « ani- mates » et autres « robots ». (26 mars 1999)
pensée grecque. maux– machines », Descartes Mais aussi une dimension

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Mais l’œuvre de Bertrand jette les bases de ce que nous anthropologique : la magie
Gille n’a malheureusement appelons, depuis Norbert Wie- n’est-elle pas, dans toutes les
pas atteint le grand public. ner, « cybernétique ». civilisations, y compris dans POURQUOI
Reste l’influence qu’elle a pu Spinoza gagne sa vie en po- la nôtre, l’une des figures les CET ARTICLE ?
exercer sur un petit groupe lissant des verres de lunette. plus anciennes de la techno-
En exposant le sens des
de philosophes français, de Pascal invente la montre-bra- logie, et le réparateur de la
travaux philosophiques de
Gilbert Simondon à Gilles- celet. Plus fortuné, Leibniz, télé la réincarnation moderne Jean-Claude Beaune, Christian
Gaston Granger, de Gilbert qui a les moyens de payer des du shamane sibérien ? Une Delacampagne expose à quel
Hottois à François Dagognet, ouvriers, se lance dans les en- dimension esthétique, aussi : point la technique est un ob-
et du regretté Jean-Pierre Séris treprises les plus diverses : on qu’il s’agisse de musique, jet de réflexion fondamental
à Frank Tinland. C’est à cette ne lui doit pas seulement la d’architecture ou de design, pour la philosophie, même
mouvance que se rattache Monadologie, mais aussi, ce le créateur actuel ne doit-il s'il fut souvent assez peu pris
en considération. L'auteur
Jean-Claude Beaune. Celui-ci qui n’est pas moins utile au pas se faire, avant tout, ingé-
montre alors la nécessité de
enseigne actuellement la phi- bonheur de la vie, un nouveau nieur ? Ainsi, bien entendu, penser la technique dans
losophie des sciences à l’uni- système de bouchage des bou- qu’une dimension politique : toute sa complexité au moyen
versité Jean-Moulin, à Lyon, teilles, un modèle de machine non seulement parce que, d'une approche interdiscipli-
après avoir été, de 1978 à 1989, à calculer ainsi qu’un projet de la guillotine à la chaise naire qui rendrait possible de
l’animateur de la revue Mi- d’assèchement des mines du électrique, la technologie a saisir son essence et le sens de
lieux, dont les trente-sept nu- Harz. Quant à Diderot, il ne toujours été un instrument du son histoire millénaire sans
la caricaturer. Pour ce faire,
méros continueront pendant se contente pas, en pilotant pouvoir, mais, surtout parce
il faut étudier la technique
longtemps de faire référence. l’Encyclopédie, d’élever un mo- que, l’histoire de la technique sous ses aspects pratiques
Auteur ou directeur d’une nument grandiose à la gloire n’est pas séparable de celle de et théoriques, mais aussi
bonne dizaine d’ouvrages de l’artisanat et du travail l’exploitation. « Une machine politiques, sociologiques
consacrés à divers aspects de manuel. Joignant le geste à la à tisser, rappelle Marx, fut ou psychologiques. Dans la
la « culture » technologique, parole, il s’exerce à démonter, inventée à Dantzig vers 1530 : mesure où la technique est
Jean-Claude Beaune vient de de ses propres mains, trois des mais les magistrats, craignant une production proprement
humaine, la penser sérieuse-
rédiger – seul, ce qui n’est machines les plus sophisti- à juste titre que cette invention
ment revient à constituer une
pas un mince exploit – une quées de l’époque : le métier ne convertît nombre d’ouvriers réelle anthropologie.
monumentale « somme » à bas, le métier à velours et en mendiants, firent noyer

La culture 45
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
ATHÉISME
Désigne étymologiquement
l’absence (a privatif) de Dieu :
l’athéisme est le fait de ne pas
La religion
I
admettre ni par la foi, ni par la
raison, l’existence d’un Dieu trans- l s’agit de savoir ici ce que sont les religions en général,
cendant (d’un theos).
et non de parler de telle ou telle religion. Le fait religieux est
CONVICTION présent dans toutes les cultures humaines, même les plus
Croyance réfléchie et volontaire
qui n’est pas seulement subjec-
primitives : fondamentalement, le fait religieux lie l’homme à
tivement fondée, mais qui est des puissances qui sont plus qu’humaines. La question est alors
aussi objectivement et rationnel- de savoir si raison et religion doivent s’exclure réciproquement.
lement fondée. Elle se distingue de
l’opinion et de la certitude.
Peut-on définir la religion ?
CRÉATION CONTINUÉE Le philosophe latin Cicéron donnait une double
Manière dont Descartes conçoit la étymologie à la religion : elle viendrait à la fois
création du monde par Dieu : parce de relegere, « rassembler », et de religare, « ratta-
que la nature n’est pour lui rien cher ». Ainsi, la religion rassemble les hommes
d’autre qu’une grande machine, un en les rattachant ensemble à des puissances
pur mécanisme, elle est dépourvue surnaturelles qu’ils doivent vénérer : c’est le
de tout dynamisme interne et ne sentiment du sacré, mélange de crainte et de
saurait exister par elle-même. Elle respect pour des forces qui nous dépassent.
est donc à chaque instant suspen- Vénération du sacré, la religion prend la forme
due à une création divine continuée, de rites qui se distinguent du temps profane

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
autrement dit toujours renouvelée. comme temps des affaires humaines.

CROYANCE Peut-on distinguer plusieurs sortes de


Adhésion à une idée ou une théorie religions ?
sans véritable fondement ration- Auguste Comte voyait dans le fétichisme la
nel. En ce sens, la croyance est une religion la plus primitive. La croyance fétichiste
opinion et s’oppose au savoir. confère aux objets des qualités magiques : ainsi,
c’est parce qu’une force surnaturelle l’habite
DÉISTE que l’arme est mortelle. On parlera alors de
Est déiste celui qui croit en l’exis- magico-religieux : le rite vise à se concilier les
tence de Dieu, mais rejette toute grâces de puissances supérieures potentiellement
autorité sous forme de dogme ou menaçantes.
de pratique religieuse. Selon Comte, le stade suivant est celui du po-
lythéisme : ce ne sont plus les objets qui sont
DIEU vénérés, mais des êtres divins représentés de
Les attributs de Dieu, comme manière anthropomorphique. Au rite religieux Auguste Comte.
entité transcendante créatrice du est alors associé l’élément du mythe comme
monde sont traditionnellement, récit des origines : le mythe n’est pas qu’un récit Surtout, c’est avec le monothéisme que Dieu
sur le plan métaphysique, l’éternité, imaginaire, c’est un modèle qui sert à expliquer n’est plus pensé à l’image de l’homme : il est
l’immutabilité, l’omnipotence et le réel et à le comprendre en racontant sa genèse. désormais infiniment distant, il est le tout-autre.
l’omniscience, et sur le plan moral, Le dernier stade de la religion, nous dit Comte, Il ne s’agit plus alors de faire des sacrifices pour
l’amour, la souveraine bonté, et la est le monothéisme. s’attirer ses faveurs, mais de croire en lui : avec
suprême justice. le monothéisme, c’est la notion de foi qui prend
Qu’est-ce qui distingue le tout son sens.
monothéisme du polythéisme ?
« L'art, la religion Les religions monothéistes croient en un dieu Quelles sont les nouveautés
et la philosophie unique, contrairement aux religions polythéistes. apportées par le monothéisme ?
Et si les mythes des religions polythéistes se Le monothéisme remplace le mythe par la foi, et
ne diffèrent que perdent dans la nuit des temps, s’ils racontent une croit en un dieu qui n’est plus pensé à l’image de
par la forme ; leur origine en-dehors de l’histoire, les religions mo- l’homme. On ne peut l’honorer par des sacrifices,
objet est nothéistes en revanche ne sont pas mythiques : mais par la prière et par des actions qui obéissent
le même. » elles affirment leur caractère historique en à sa volonté : le monothéisme introduit une
Hegel posant l’existence « datable » de leur fondateur dimension morale dans la religion ; on peut alors
(Abraham et Moïse, Jésus-Christ, ou Mahomet). parler d’éthico-religieux.

46 La culture
L’ESSENTIEL DU COURS

Religion et raison MOTS CLÉS (SUITE)


s’excluent-elles
mutuellement ? FÉTICHISME
La philosophie doit, selon Feuer- Stade archaïque du fait religieux,
bach, entreprendre la « critique de qui consiste à considérer les objets
la déraison pure », c’est-à-dire du animés et inanimés comme habi-
christianisme ; en cela, il s’oppose tés par des esprits et porteurs de
à Kant, qui envisage la possibilité puissances magiques.
d’une religion rationnelle. Si la
Critique de la raison pure a bien MYTHE
montré qu’aucune preuve de l’exis- Du grec muthos, « récit, légende ».
tence de Dieu n’était recevable, Récit fictif relatant en particulier
Kant y explique également que l’origine du monde, et permettant
l’existence de Dieu est un postulat ainsi d’organiser, au sein d’une
nécessaire de la raison pratique. société, la compréhension du réel
Le devoir en effet semble aller à et de justifier l’ordre naturel et
l’encontre de notre bonheur per- social du monde.
sonnel : dans ce monde, il n’est pas
possible de penser le juste rapport POLYTHÉISME
entre bonheur et vertu. Du grec polus, « nombreux », et
Pour que le devoir lui-même ne theos, « dieu ». Religion qui pose
sombre pas dans l’absurde, il faut l’existence de plusieurs dieux.
alors nécessairement postuler
l’existence d’un Dieu juste et bon RAISON
qui garantira ailleurs et plus tard la Si ses déterminations exactes va-
correspondance du bonheur et de rient d’un philosophe à l’autre,
la moralité. Cette « religion dans les tous reconnaissent la raison
simples limites de la raison » n’est pas comme le propre de l’homme, et

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la religion des prêtres : pas de culte, comme la faculté qui commande
pas de clergé, ni même de prières, le langage, la pensée, la connais-
Blaise Pascal c’est une pure exigence de la raison pra- sance et la moralité. Descartes l’as-
tique qui pose que Dieu existe, même simile au « bon sens », c’est-à-dire
Selon Feuerbach, le monothéisme le plus ra- si la raison théorique ne pourra jamais à la faculté de juger.
dicalement neuf est le christianisme : c’est le démontrer. Kant distingue le versant théo-
lui qui a montré que les religions polythéistes rique de la raison, qui a trait à la
adoraient des dieux imaginés à la ressemblance volonté de connaître, et le versant
des hommes. La religion grecque, en fait, adorait « Le cœur a ses raisons que pratique, par lequel l’homme se
l’homme lui-même : le christianisme dépasse les
la raison ne connaît point. » soucie de son action et entend en
(Blaise Pascal)
autres religions parce qu’il montre qu’elles ont lui l’appel du devoir moral.
toutes été anthropomorphiques.
Une religion rationnelle est-elle RELIGION RATIONNELLE
Quel est le sens de la critique de possible ? Chez Kant, désigne le fait que,
Feuerbach ? La religion de Kant est-elle encore religieuse ? quand bien même l’existence de
Selon Feuerbach, le christianisme s’est approché Pascal aurait répondu par la négative : contre Dieu est indémontrable, il est né-
de la vérité de la religion sans toutefois l’at- Descartes, et contre tous ceux qui veulent réduire cessaire de l’admettre, afin de don-
teindre : en affirmant que dans le Christ, Dieu la religion à ce qu’il est raisonnable de croire, Pascal ner pleinement sens à la moralité.
s’est fait homme, le christianisme amorce un en appelle au cœur qui seul « sent Dieu ».
mouvement que la philosophie doit achever en C’est justement la marque de l’orgueil humain que RITE
inversant la proposition. En fait, la religion n’est de vouloir tout saisir par la raison et par « l’esprit » ; Ensemble des règles établies au
pas le mystère du Dieu qui s’est fait homme, mais mais ce n’est pas par la raison que nous atteindrons sein d’une communauté pour la
le mystère de l’homme qui s’est fait Dieu. Dieu, mais par le sentiment poignant de notre célébration d’un culte, qui consiste
Même si l’homme l’ignore, Dieu n’est autre que propre misère : la foi qui nous ouvre à Dieu est d’un en une suite codifiée de gestes et
l’homme lui-même : pensant Dieu comme étant autre ordre que la raison, et la raison doit lui être de paroles.
tout autre que lui, l’homme s’aliène puisqu’il se subordonnée.
dépossède de ses caractéristiques les plus dignes TRANSCENDANCE
pour les donner à Dieu. « L’homme pauvre a un Du latin transcendere, « passer au-
dieu riche » : cela signifie que le dieu chrétien UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER delà, surpasser ». Par opposition à
n’est que la projection des espérances humaines ; l’immanence, est transcendant ce
cela signifie aussi que l’homme a dû se dépouiller • Croire après la mort de Dieu p.49 qui existe au-delà du monde sen-
de toutes ses qualités pour en enrichir Dieu. Nous Serge Audier (22 avril 2011) sible de l’expérience, de manière
devons alors réapprendre à être des hommes en radicalement séparée. On parlera
nous libérant de l’aliénation religieuse. ainsi de la transcendance divine.

La culture 47
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Durkheim pro-
Dissertation : Toutes les croyances
pose une définition générale de la
religion à partir de son caractère se valent-elles ?
originairement social.

Les croyances proprement reli- L’analyse du sujet


gieuses sont toujours communes à I. Les termes du sujet
une collectivité déterminée qui fait • Toutes les croyances :
profession d’y adhérer et de prati- – référence aux croyances religieuses.
quer les rites qui en sont solidaires. – référence à toute forme de croyance sociale et
Elles ne sont pas seulement ad- individuelle.
mises, à titre individuel, par tous les • Se valent-elles :
membres de cette collectivité ; mais – idée d’équivalence, d’égalité.
elles sont la chose du groupe et elles – idée de comparaison et de hiérarchie.
en font l’unité. Les individus qui la
composent se sentent liés les uns II. Les points du programme b) Moralement, des croyances de type sectaire
aux autres, par cela seul qu’ils ont • La société, les échanges. tendent à exclure l’interprétation critique et l’ap-
une foi commune. Une société dont • La religion. partenance de l’individu à une société ouverte. Des
les membres sont unis parce qu’ils • Le bonheur. croyances, religieuses ou idéologiques, mettent
se représentent de la même ma- • La morale. également en cause des valeurs morales comme
nière le monde sacré et ses rapports l’égalité entre les hommes (selon les races, selon
avec le monde profane, et parce L’accroche les sexes, etc.) et aboutissent à des traitements
qu’ils traduisent cette représenta- L’église de scientologie a un statut de secte en France, physiques ou moraux inégaux.
tion commune dans des pratiques de religion aux États-Unis. c) Politiquement, certains types de croyance doivent
identiques, c’est ce qu’on appelle être « combattus », car ils empêchent l’exercice
une Église. Or, nous ne rencontrons La problématique critique du jugement et le développement rationnel

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
pas, dans l’histoire, de religion sans Au nom de quelle valeur objective peut-on établir une de l’individu (préjugés, fanatisme, etc.).
Église. Tantôt l’Église est étroite- hiérarchie entre les formes ou les types de croyances ?
ment nationale, tantôt elle s’étend Comment pourrait-on définir de façon légitime un Conclusion
par-delà les frontières ; tantôt elle critère préférentiel entre les préjugés, les idéologies, Toutes les croyances ne se valent pas dans la mesure
comprend un peuple tout entier les religions ? où certaines ne veulent pas se reconnaître comme
(Rome, Athènes, le peuple hébreu), telles et empêchent délibérément les conditions de
tantôt elle n’en comprend qu’une Le plan détaillé du développement l’exercice du jugement chez l’homme.
fraction (les sociétés chrétiennes I. Les croyances s’expliquent de la même façon.
depuis l’avènement du protestan- a) Par essence, toute croyance se définit par l’assen-
tisme) ; tantôt elle est dirigée par timent à une « vérité » considérée comme telle, mais Ce qu’il ne faut pas faire
un corps de prêtres, tantôt elle est à sans savoir avéré. Préjugés, superstitions, convictions, Énumérer les défauts des croyances
peu près complètement dénuée de croyances religieuses, etc., sont équivalents selon ce sans chercher au nom de quoi ils peuvent
tout organe directeur attitré. Mais critère essentiel. être qualifiés de « défauts ».
partout où nous observons une vie b) Du point de vue de leur fonction, les croyances
religieuse, elle a pour substrat un reposent sur des mécanismes psychologiques per-
groupe défini. […] Nous arrivons mettant de combler le besoin d’être rassuré (cf. ana-
donc à la définition suivante : Une lyse de la superstition et du préjugé par Spinoza, de Les bons outils
religion est un système solidaire de la croyance religieuse par Freud). • L’analyse de la religion comme une névrose collec-
croyances et de pratiques relatives c) Du point de vue du droit, les croyances religieuses tive dans L’Avenir d’une illusion de Freud.
à des choses sacrées, c’est-à-dire doivent toutes être reconnues par l’État (cf. analyse de • La distinction entre la religion et la magie dans Les
séparées, interdites, croyances et Locke) dans la mesure où elles impliquent la foi et la Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim.
pratiques qui unissent en une même conviction de chaque individu, son choix d’existence,
communauté morale, appelée Eglise, sa définition du bonheur, etc.
tous ceux qui y adhèrent. Le second Transition : N’y a-t-il pas une différence entre les « S’il était une religion
élément qui prend ainsi place dans religions et les sectes du point de vue légal ou civil ? sur la terre hors de laquelle
notre définition n’est pas moins il n’y eût que peine
essentiel que le premier ; car, en II. Toutes les croyances n’ont pas les mêmes effets éternelle, et qu’en quelque
montrant que l’idée de religion est ni les mêmes finalités.
lieu du monde un seul mortel
de bonne foi n’eût pas été frappé
inséparable de l’idée d’Église, il fait a) Psychologiquement, toutes les croyances ne se
de son évidence, le Dieu de
pressentir que la religion est une ressemblent pas. Elles se distinguent en fonction du
cette religion serait
chose éminemment collective. degré de conviction qui les accompagnent, et cette le plus inique et le plus cruel
distinction rejaillit sur les actes qu’elles peuvent des tyrans. »
Émile Durkheim, Les Formes engendrer ou non (cf. distinction opérée par Kant (Jean-Jacques Rousseau)
élémentaires de la vie religieuse entre la foi et l’opinion).

48 La culture
L'A RT I C L E D U

Croire après la mort de Dieu


Philosophe de réputation mondiale, Charles Taylor réexamine le rôle des religions
en Occident.

L
’idée a souvent dominé : tion qui pointe, en particulier pour les récits réductionnistes procé- thenticité. Entendons par là une
l’Occident tendrait à s’éman- l’Europe, le déclin des croyances et dant par « soustraction », d’après vision selon laquelle chaque indi-
ciper toujours davantage de des pratiques religieuses. lesquels les vieilles croyances vidu a une manière singulière de
la religion. Cependant, ce scéna- Taylor veut explorer une troi- religieuses et magiques auraient réaliser son humanité, de trouver
rio laisse insatisfaits certains des sième approche. Selon celle-ci, la fondu sous la lumière de la rai- sa voie – y compris spirituelle – à
philosophes les plus influents sécularisation désigne non pas son techno-scientifique. Selon l’écart des modèles imposés par la
aujourd’hui. Ainsi l’Allemand l’incroyance, mais les nouvelles Taylor, pour expliquer le passage société, la génération antérieure,
Jürgen Habermas a-t-il parlé conditions de la croyance : il d’un cosmos magico-religieux à l’autorité religieuse ou politique.
d’un  « âge post-séculier » pour s’agit d’éclairer le chemin qui a un monde social autosuffisant, il Les conditions de la croyance en
réfuter la thèse selon laquelle nous mené « d'une société dans laquelle faut non seulement prendre en sont révolutionnées : « Le lien entre
en aurions fini avec la religion il était virtuellement impossible compte les progrès scientifiques, le cheminement moral ou spirituel
et pour repenser le rôle de celle- de ne pas croire en Dieu à une mais aussi et surtout de puissants et l'appartenance à de vastes
ci dans l’espace public. De son société où la foi, y compris pour ressorts moraux. communautés (État, Église, voire
côté, le Canadien Charles Taylor, le croyant le plus inébranlable, est Car ce qui s’est imposé à partir confession) s’est encore relâché,
connu internationalement pour sa une possibilité parmi d›autres », du XVIIe siècle, avec les effets ce qui a pour effet d’intensifier
réflexion sur le multiculturalisme, et même une « option assiégée ». de la Réforme et d’un « déisme l’effet supernova. Nous vivons
sa critique de l’individualisme Ainsi vivons-nous, en Occident, providentiel » privilégiant désormais au sein d’une supernova
libéral et son analyse de « l'identité une phase historique où la l’accomplissement terrestre des spirituelle, une forme de pluralisme
moderne », réexamine sous un croyance religieuse ne va pas de individus, c’est une nouvelle débridé sur le plan spirituel. » La
autre angle la place des religions soi, ce qui ne signifie nullement affirmation du moi et de sa place diffusion d’un mouvement
en Occident. qu’elle va disparaître. Si la chré- dans le cosmos : « Non pas une syncrétique comme le New Age

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
L’apport de la fresque passion- tienté décline, avertit Taylor, il place ouverte, poreuse et instable et de nouvelles spiritualités
nante qu’il publie aujourd’hui en va tout autrement de la quête au milieu d'un monde d'esprits et d’inspiration orientale est à cet
tient d’abord à sa façon de religieuse. C’est pour élucider cette de forces diverses, mais une place égard significative.
conceptualiser la sécularisation, situation qu’il invite à une plongée que je voudrais dire “isolée”. » Cet Certes, Taylor reconnaît que
en dépassant certaines définitions historico-philosophique dans la anthropocentrisme marquait une l’érosion de la foi traditionnelle,
à ses yeux restrictives. D’après une trajectoire sinueuse qui a conduit victoire du sujet sur la dépendance surtout en Europe, rend difficile
première acception, la différence d’un monde « enchanté » à un millénaire vis-à-vis de Dieu et des un retour du religieux. Mais la fin
entre sociétés séculières et non monde « désenchanté » : ce que forces magiques – d’où son succès. de toute ouverture à la transcen-
séculières tient à ce que, dans l’Oc- Max Weber (1864-1920) appelait Si l’histoire avait suivi cette dance lui paraît non moins impro-
cident moderne, les institutions le « désenchantement » – plus lit- logique, la sécularisation aurait bable. D’où l’hypothèse que nous
politiques et même sociales sont téralement, la « démagification »  eu pour seul horizon l’athéisme sommes au « début d'un nouvel
libres de toute attache religieuse. (« Entzauberung ») – du monde. Et, absolu. Cependant, « l'humanisme âge de quête religieuse » à l’issue
Cette sécularisation là, dans cer- comme Weber, il soutient que cette exclusif » n’a été qu’une incertaine. Lui-même assume sa
tains cas, n’entraîne pas l’extinc- mutation s’est aussi accomplie de étape : suscitant critiques et situation de croyant catholique,
tion de la foi : aux États-Unis, il l’intérieur même du christianisme. insatisfactions, il aura constitué proche de la communauté
y a séparation des Églises et de La richesse de sa généalogie inter- le tremplin à partir duquel œcuménique de Taizé. Aussi
l’État, mais avec un taux élevé de dit les résumés rapides. L’essentiel, s’inventeront une multiplicité de comprend-on que sa fresque,
croyance. Différente est la défini- pour le philosophe, est d’éviter positions, y compris des types centrée sur le christianisme, ait
d’incroyance rompant avec suscité des critiques chez des
possibilité parmi d’autres ; l’humanisme – comme chez philosophes libéraux américains
POURQUOI CET ARTICLE ? renforcement d’une culture de Nietzsche. Pour Taylor, on peut lui reprochant un discours « anti-
l’authenticité, davantage cen- même parler d’une « sorte de Lumières », voire une stratégie
Cet article, consacré aux travaux trée sur l’individu, plus déta- supernova engendrant une variété de sauvetage du catholicisme
du philosophe canadien Charles chée des modèles imposés par la grandissante de positions morales – Charles Larmore allant jusqu’à
Taylor, met l’accent sur ce double société, finissant par engendrer et spirituelles dans l'échelle du déplorer un livre « écrit par un
mouvement caractéristique de la une sorte de « supernova spiri- pensable et peut-être au-delà ». catholique pour des catholiques ».
spiritualité en Occident depuis le tuelle » au pluralisme débridé… De cette situation éclatée, nous Cependant, à s’en tenir là, on
fameux « Gott ist tot » (Dieu est Loin d’avoir enseveli la foi sous sommes les héritiers. Mieux, la manquerait l’extraordinaire
mort) de Friedrich Nietzsche : un athéisme absolu, la « mort supernova s’est complexifiée avec intérêt d’une investigation très
passage d’une société dans de Dieu » n’aurait-elle pas, au l’essor d’un phénomène capital, personnelle sur ce que croire veut
laquelle il était impossible de contraire, permis la libération et positif pour Taylor, venu du dire dans un temps de pluralisme
ne pas croire en Dieu à une de toutes les formes de croyance romantisme et généralisé durant radical.
société où la foi n’est plus qu’une religieuse ? le mouvement contestataire des Serge Audier
années 1960 : la culture de l’au- (22 avril 2011)

La culture 49
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
HISTOIRE
Du grec historia, « enquête ». Ce L’histoire
L
mot recouvre principalement
deux significations, que la langue ’histoire est toujours histoire d’une communauté humaine :
allemande distingue : le devenir
historique lui-même, comme
il n’y a pas plus d’histoire de l’individu pris isolément qu’il
ensemble d’événements (Ges- n’y a d’histoire des animaux. Il faut distinguer l’histoire
chichte), et la connaissance du comme récit fait par l’historien des événements passés et l’his-
passé que l’historien essaie de
constituer (Historie). La première toire comme aventure en train de se faire.
signification pose le problème du
sens et de la finalité de l’histoire ;
la seconde, celui de la scientificité L’histoire est-elle une Pourquoi
de la discipline de l’historien. science ? faisons-nous
L’historien répond à une exi- de l’histoire ?
HISTORICISME gence de vérité, le problème Certainement pas pour en
Doctrine qui consiste à penser que étant qu’il raconte un passé tirer un quelconque en-
tout doit être compris à partir d’un auquel il n’a pas été présent. seignement ! « L’histoire
point de vue historique. L’histo- Toutefois, cette exigence de ne repasse pas les plats »
ricisme est donc une forme de vérité ne suffit pas à faire de (Marx) : on ne peut tirer
relativisme théorique qui soutient l’histoire une science. Toute un enseignement que de
que toute chose (factuelle ou théo- science a pour but de déga- ce qui se répète, et l’his-
rique) vaut en fonction de la place ger des constantes ou lois toire ne se répète jamais.
qu’elle occupe dans l’histoire. universelles et prédictives. Comme le remarque
Or, l’histoire est une disci- Hegel, s’il suffisait de

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
INSTITUTION pline purement empirique : connaître les anciennes
Par opposition à ce qui relève il n’y a pas de lois univer- erreurs pour ne plus les
de la nature, peut être consi- selles de l’histoire comme il commettre, la paix régne-
déré comme une institution y a des lois en physique. rait sur Terre depuis bien
tout ce qui a été établi par les L’histoire peut seulement longtemps…
hommes (langage, traditions, nous enseigner comment Nous faisons de l’histoire
mœurs, règles, etc.). Il n’y a pas les choses se sont passées, non pour prévoir notre
de société sans institutions, et non comment elles se Hegel. avenir, mais pour garder
c’est-à-dire sans organisation passeront. Si donc nous trace de notre passé, parce
des activités humaines dans définissons une science par son objet, alors que nous nous posons la question de notre propre
des structures réglées. L’insti- l’histoire n’est pas une discipline scientifique ; identité : c’est parce que l’homme est en quête de
tution est donc cœxtensive à en revanche, elle l’est peut-être par sa méthode : lui-même, parce qu’il est un être inachevé qui ne
l’humanité. l’historien a pour but de dire ce qui s’est réelle- sait rien de son avenir, qu’il s’intéresse à son passé.
ment passé à partir de traces qu’il authentifie et Par l’histoire, l’homme construit et maintient
INTERPRÉTATION qu’il interprète. son identité dans le temps.
Interpréter, c’est donner une
signification à un phénomène. En quoi consiste le travail L’histoire a-t-elle un sens ?
L’interprétation est un des de l’historien ? Ici, il ne s’agit plus de l’histoire comme discipline
moments fondamentaux de la Le travail de l’historien est un travail d’interpré- de l’historien, mais de l’histoire « en train de se
compréhension. tation : il ne s’agit pas simplement pour lui de faire ». La question est alors de savoir si la totalité
faire une chronologie, mais d’établir le sens et des actes humains a son unité et se dirige vers un
TÉLÉOLOGIE l’importance des événements ainsi que leurs but (une fin), ou s’éparpille dans un simple agrégat
Étymologiquement parlant, la té- relations. Selon Dilthey, nous expliquons la d’actes individuels sans rapport entre eux.
léologie désigne l’étude, la science nature, c’est-à-dire que nous dégageons peu à peu Hegel montre que l’histoire est en fait le proces-
(logos) des fins (telos). Est dit téléo- les lois qui la régissent ; mais nous comprenons sus par lequel un peuple devient conscient de
logique tout processus temporel la vie de l’esprit. lui-même, c’est-à-dire conscient d’exister en tant
qui vise la réalisation d’une fin. De même, l’historien ne doit pas expliquer les
Par exemple, le processus naturel chaînes causales et établir des lois, mais com-
qui consiste pour un chiot à deve- prendre un sens ; aussi l’objectivité historique « Toute la suite des hommes doit
nir chien (sa fin) est un processus n’a-t-elle rien à voir avec l’objectivité scienti- être considérée comme un seul
téléologique. La question se pose fique : étant une interprétation, l’histoire peut et homme qui subsiste toujours et
de savoir si les processus histo- doit toujours être réécrite. En ce sens, l’histoire existera continuellement. »
riques eux-mêmes sont de nature est surtout la façon dont l’homme s’approprie un (Pascal)
téléologique. passé qui n’est pas seulement le sien.

50 La culture
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)

TEMPS DE L’HISTOIRE ET
TEMPS DE LA NATURE
Le temps de la nature est
circulaire, il suit des cycles
(jours, saisons, génération
et corruption). On ne peut
concevoir l’histoire de manière
cyclique, car cela impliquerait
un éternel retour, sans progrès
possible.
Le temps de l’histoire est li-
néaire : nous pouvons nous
représenter l’histoire sous
forme d’une chronologie ou
d’un déroulement successif
d’événements. Ce déroulement
dans le temps donne un sens
à l’histoire : il y a un passé
distinct de l’avenir, et un dé-
roulement irréversible.

AUTEURS CLÉS

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
DILTHEY (WILHELM)
Philosophe allemand (1833-
1911) qui influença le mouve-
Antoine-Jean Gros, Napoléon à la bataille d'Eylau en 1807.
reconnaître dans ses institutions, c’est le chef ment phénoménologique par
politique. la distinction qu’il établit entre
que peuple ; c’est la raison pour laquelle nous re- Sans le « grand homme », cette image de lui- les sciences de la nature, qui
tenons principalement de l’histoire les moments même que sont les institutions lui serait comme s’attachent à expliquer par
où notre peuple a été menacé dans son existence, étrangère : le second moment de la prise de les causes, et « les sciences de
autrement dit les guerres. conscience de soi est effectué par le chef éclairé l’esprit », où il s’agit de com-
(par exemple Napoléon) qui s’identifie aux prendre du sens.
Comment un peuple devient-il institutions d’un peuple et qui, animé par la
conscient de lui-même ? passion du pouvoir, les réforme et les impose HEGEL
Selon Hegel, parvenir à la conscience de soi autour de lui. Philosophe allemand (1770-
implique deux mouvements : poser un objet 1831). Il s’est attaché à récon-
extérieur à soi et le reconnaître comme étant OUTILS cilier le réel et la pensée au
soi-même. C’est ce qui arrive lorsque je contemple • La conception de l’histoire comme déploiement sein d’une philosophie conçue
mon image dans un miroir et que je la reconnais de la providence divine, chez saint Augustin, La comme un système dominé
(et c’est justement ce dont tous les animaux sont Cité de Dieu. par la dialectique, ou pro-
incapables). • La théorie de « la ruse de la raison » de Hegel (La cessus de dépassement des
Alors, quel est l’objet extérieur à lui qu’un peuple Raison dans l’histoire). contradictions.
pose, et comment le reconnaît-il comme étant • L’analyse des conditions dans lesquelles l’his- C’est en effet une philosophie
lui ? Pour Hegel, l’objet posé, ce sont les institu- toire se déroule pour l’homme ; l’histoire comme du processus réconciliateur, et
tions : c’est en créant des institutions chargées histoire de la lutte des classes (Marx, L’Idéologie en ce sens une philosophie de
de régir la vie en communauté qu’un peuple par- allemande). l’histoire, qui montre comment
vient à l’existence. Les institutions sont l’image • Foucault et le concept de continuité ou discon- l’esprit parvient à se conquérir
qu’un peuple se donne de lui-même, elles maté- tinuité de l’histoire, Cahiers pour l’analyse. lui-même en s’extériorisant
rialisent le peuple comme peuple. dans le monde par ses créations,
en particulier juridiques et ar-
Comment un peuple UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER tistiques. Hegel souligne que
se reconnaît-il dans ses institutions ? ce mouvement de sortie hors de
La question est de savoir comment un peuple • La philosophie à l'épreuve de l'histoire soi et de retour à soi à partir de
peut s’identifier à ses institutions. Hegel se sou- (Marc Auge, 29 septembre 1995) p. 53 l’extériorité, n’est rien d’autre
vient de la célèbre phrase de Louis XIV : « L’État, que le mouvement même de la
c’est moi » ; celui qui permet au peuple de se conscience.

La culture 51
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Schopenhauer
Dissertation : Les hommes savent-
entend montrer que l’histoire ne
peut prétendre au titre de science, ils l’histoire qu’ils font ?
du fait qu’elle n’a pas pour objet
l’universel.
c)  Les hommes connaissent le passé grâce à
Seule l’histoire ne peut vraiment l’étude critique des documents.
pas prendre rang au milieu des Transition  : N’existe-t-il pas justement des
autres sciences, car elle ne peut divergences d’interprétation sur un même
pas se prévaloir du même avan- événement ?
tage que les autres : ce qui lui
manque en effet, c’est le carac- II. L’histoire est trop complexe.
tère fondamental de la science, a)  Toutes les répercussions d’une décision
la subordination des faits connus sont impossibles à prévoir, tant les facteurs sont
dont elle ne peut nous offrir que nombreux.
la simple coordination. Il n’y a b)  Les acteurs de l’histoire n’ont pas le recul
donc pas de système en histoire, critique des historiens qui étudieront la période.
comme dans toute autre science. Jules César. c) On peut même se demander s’il n’existe pas un
L’histoire est une connaissance, processus de lois supérieures qui se développent
sans être une science, car nulle L’analyse du sujet à l’insu des acteurs de l’histoire (ex. : la ruse de
part elle ne connaît le particulier I. Les termes du sujet la Raison analysée par Hegel ; la lutte des classes
par le moyen de l’universel, mais • Savoir ce que l’on fait : analysée par Marx).
elle doit saisir immédiatement le − conscience et savoir de l’acte effectué. Transition : Dans ce cas, n’y a-t-il pas une bonne
fait individuel, et, pour ainsi dire, − responsabilité et volonté de l’acte effectué. connaissance des lois de l’histoire ?
elle est condamnée à ramper sur • L’histoire :
le terrain de l’expérience. Les − ensemble des événements passés, à l’échelle de III. L’histoire peut être dangereuse.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
sciences réelles au contraire pla- la société, de la nation, de l’humanité. a)  La causalité historique n’est ni totalement
nent plus haut, grâce aux vastes − discipline qui étudie et explique ces événements. aléatoire ni totalement nécessaire ou prévisible.
notions qu’elles ont acquises, et • Les hommes : b) Affirmer connaître avec une certitude ce que
qui leur permettent de dominer − tout ou chaque individu, en tant qu’il participe l’histoire va réaliser est le propre des régimes
le particulier, d’apercevoir, du à la vie collective. totalitaires.
moins dans de certaines limites, − les historiens, les grands personnages histo-
la possibilité des choses com- riques. Conclusion
prises dans leur domaine, de se Les hommes ne savent pas l’histoire qu’ils font et
rassurer enfin aussi contre les II. Les points du programme ne s’entendent pas tous sur l’histoire qu’ils veulent.
surprises de l’avenir. Les sciences, • L’histoire. Mais les leçons de l’histoire permettent de donner
systèmes de concepts, ne parlent • La conscience. un certain cadre à nos actions.
jamais que des genres : l’histoire • La vérité.
ne traite que des individus. Elle • La liberté.
serait donc une science des in- Ce qu’il ne faut pas faire
dividus, ce qui implique contra- L’accroche Parler uniquement de l’histoire au passé :
diction. Il s’ensuit encore que les Le protocole de Kyoto atteste que les hommes ont il s’agit ici de l’histoire faite,
sciences parlent toutes de ce qui conscience qu’ils bâtissent leur avenir. vue et jugée au présent.
est toujours, tandis que l’histoire
rapporte ce qui a été une seule La problématique
fois et n’existe plus jamais en- Les actes et les motivations des grands person-
suite. De plus, si l’histoire s’occupe nages politiques, tout comme ceux, à moindre Les bons outils
exclusivement du particulier et de échelle, de tout un chacun, ne sont-ils pas • La théorie de « la ruse de la raison » de Hegel (La
l’individuel, qui, de sa nature, est conscients et lucides ? Mais n’est-ce pas tou- Raison dans l’histoire).
inépuisable, elle ne parviendra jours après coup que l’histoire et les historiens • L’analyse des conditions dans lesquelles l’his-
qu’à une demi-connaissance tou- peuvent juger de ce qui s’est réellement produit ? toire se déroule pour l’homme, chez Marx (L’Idéo-
jours imparfaite. Elle doit encore logie allemande).
se résigner à ce que chaque jour Le plan détaillé du développement
nouveau, dans sa vulgaire mo- I. Les actes et les motifs humains sont
notonie, lui apprenne ce qu’elle conscients.
ignorait entièrement. a)  L’Histoire résulte de décisions humaines : « Rien de grand ne s’est
guerres, changements de régime…
jamais accompli dans le monde
Arthur Schopenhauer, b)  Tous les actes de l’homme s’accompagnent
sans passion. »
(Hegel)
Le Monde comme volonté et de conscience, psychologique et morale, à la
comme représentation différence des animaux.

52 La culture
L'A RT I C L E D U

La philosophie à l’épreuve
de l’histoire
Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Berlin : Christian Delacampagne confronte les grands
courants de pensée aux événements majeurs du xxe siècle.

I
l n’est plus possible, au- chute du mur de Berlin dé- par les horreurs de l’histoire ? une chose ; mais qu’il faille
jourd’hui, de s’interroger montre à l’évidence à quels A trop souvent ignorer ces sortir du domaine strictement
sur la nature, les modalités errements et à quels échecs horreurs, au pis en y étant philosophique (ainsi étran-
et les capacités de la pensée peut conduire l’engagement parfois impliqué, le débat gement « innocenté ») pour
humaine ou sur les rapports intellectuel, et en particulier philosophique n’autorise-t-il expliquer les querelles et les
de la pensée spéculative et de l’engagement philosophique, pas tous les pessimistes, dès ruptures entre philosophes,
la praxis en faisant abstrac- dans l’action historique. lors qu’il n’apparaît jamais qu’il faille considérer comme
tion des quatre événements Verdun, Auschwitz, Hiroshi- comme exerçant, en tant que évidente l’idée selon laquelle
majeurs et sans précédent ma, Berlin : le premier mérite tel, une quelconque influence les horreurs de l’histoire
qui ont marqué l’histoire du de l’ouvrage à la fois modeste sur le destin de l’humanité ? remettent en cause l’idéal de
XXe siècle. et ambitieux de Christian Le second et grand mérite de rationalité des Lumières mais
L’expérience de la première Delacampagne est de nous Christian Delacampagne est accepter parallèlement que les
guerre mondiale, qui a fait montrer comment les grands de ne pas éluder ces questions engagements politiques d’un
des millions de victimes et au courants de la philosophie et, au contraire, de les éclairer philosophe ne concernent
cours de laquelle ont été inau- du XXe siècle ont été soumis à et de les reformuler. pas sa philosophie, voilà des

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
gurées les premières armes l’épreuve de l’histoire même paradoxes qui ne vont pas de
de destruction massive, a lorsqu’ils prétendaient s’en Perspective internaliste soi, ni pour le sens commun
poussé un intellectuel comme détourner ou s’en affranchir. En retraçant la genèse d’un ni, sans doute, pour les phi-
Bertrand Russel à « renoncer Ce faisant, l’auteur ne se pro- certain nombre d’œuvres indi- losophes.
à Pythagore » pour privilé- posait pas une tâche facile, et viduelles, qui ont en commun, Le livre de Delacampagne met
gier l’action, le bon sens et il faut lui donner acte de sa à partir de 1880, de remettre en évidence ces contradictions
le pacifisme. L’optimisme parfaite réussite : tel qu’il se en cause le « criticisme » kan- et, s’il y parvient sans confu-
scientifique et philosophique présente, son ouvrage, qui ne tien sans abandonner totale- sion, c’est sans doute parce
qui prévalait en Europe s’est s’adresse pas prioritairement ment sa vocation première que, tout pédagogique et syn-
heurté alors à l’évidence d’une aux philosophes de profes- (fonder la science), Christian thétique qu’il soit, c’est le livre
tragique dissociation entre sion mais entend plutôt offrir Delacampagne se situe dans d’un auteur qui prend parti,
théorie et pratique, pensée et à un public plus vaste une une perspective « interna- non d’un présentateur sans
histoire. Mais ce drame, on le information documentée et liste ». Le débat philosophique convictions. La philosophie
sait, en annonçait et en intro- commentée sur la philosophie a son champ propre et ses reste, pour Delacampagne, la
duisait d’autres. La Shoah, stricto sensu, devrait intéres- questions spécifiques (celles « cathédrale inachevée » qui
premier exemple d’une volon- ser tous ceux qui, à un titre ou du fondement, du dualisme sera sans doute incessamment
té d’extermination totale et à un autre, ne désespèrent pas ou du monisme, du sujet
systématique, demeure pour de comprendre le monde dont transcendantal, du rapport
longtemps l’impensable (et, ils ont hérité et dans lequel il entre pensée et langage, entre POURQUOI
en tout cas, l’impensé) de la leur faut vivre. mathématiques et logique…) CET ARTICLE ?
réflexion philosophique mais, A ce point, une question pour- à partir desquels l’histoire de
à travers le cas de Heidegger, rait se poser : la philosophie, la philosophie depuis Kant Dans cet article, Marc Auge
c’est toute la question du lien dès lors qu’on en fait l’his- peut être retracée de manière présente un ouvrage de Chris-
existant entre la pensée de toire, apparaît-elle comme cohérente sans référence à un tian Delacampagne consacré
l’irrationalisme et l’irrationa- un moteur, une analyse ou autre contexte que celui de au rapport de la philosophie
lisme en acte qu’elle ne cesse une simple expression de l’histoire des sciences. Mais à l'histoire : particulièrement
de soulever dans la conscience l’histoire ? N’y a-t-il pas une c’est ici, précisément, que complexe, ce rapport est
intellectuelle, notamment dimension relativiste de toute le bât blesse : que l’on situe surtout fondamental pour
européenne. L’utilisation histoire de la philosophie ? Et Heidegger par rapport à Hus- comprendre la place de la phi-
de l’arme atomique fait très ce relativisme n’autorise-t-il serl, Sartre par rapport à Hei- losophie et des philosophes
évidemment resurgir la ques- pas tous les pessimismes à degger, la « déconstruction » dans le monde sociopolitique
tion de la responsabilité des partir du moment où le débat derridienne par rapport à concret dont on ne peut faire
scientifiques, et l’histoire philosophique semble, dans le l’Abbau heideggerienne, Rorty abstraction.
du communisme jusqu’à la meilleur des cas, être induit par rapport à Wittgenstein, est

La culture 53
L'A RT I C L E D U

à reconstruire, le chantier par (dont il signale dans plusieurs la philosophie considérée sim- sente donc une importante
définition toujours ouvert passages l’intime nécessité) plement comme une pratique contribution au débat, dont
qui constitue « le seul espace fait certainement parti de ce culturelle parmi d’autres for- elle sait mettre avec force en
d’argumentation rationnelle à chantier et de cet espace. ment l’armature intellectuelle évidence les lignes de pente et
l’intérieur duquel nos sociétés Le retour aux idéaux des de la réflexion ample et culti- les zones d’ombre.
peuvent construire leur ave- Lumières, le choix du rationa- vée qui se déploie, sans jamais
nir ». On le suivra sur ce point lisme et des valeurs démocra- céder aux effets de mode, dans Marc Augé
en ajoutant que le dialogue entre tiques, le rejet du relativisme cette Histoire de la philosophie (29 septembre 1995)
sciences sociales et philosophie et de tout « dépassement » de du XXe siècle. Celle-ci repré-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la raison et le réel

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
ABSTRACTION
Du latin abstrahere, « tirer,
Théorie et expérience
enlever ». Constitutive de la On oppose souvent un savoir théorique et « abstrait » à l’expé-
pensée et du langage, l’action
d’abstraire est l’opération de
rience supposée « concrète ». Mais « expérience » peut s’en-
l’esprit qui isole, pour le traiter tendre en un triple sens : l’expérience de l’homme d’expérience
séparément, un élément d’une
représentation ; la blancheur,
n’est pas l’expérience sensible dont parle Kant, ni non plus l’ex-
la liberté, sont des abstractions. périence scientifique (ou expérimentation). Il ne faut pas alors
opposer à chaque fois théorie et expérience : l’expérience est au
A PRIORI
Formule latine signifiant « à contraire un moment nécessaire de la connaissance.
partir de ce qui vient avant ».
Désigne ce qui est indépendant
de toute expérience et condi-
« Je réponds
tionne notre connaissance du
monde. S’oppose à a posteriori.
en un mot de
l’expérience : c’est
COMPRENDRE, là le fondement
EXPLIQUER de toutes nos
Distinction posée par Dilthey connaissances ;
pour rendre compte de la dif- et c’est de là
férence entre les sciences de
qu’elles tirent leur
la nature et « les sciences de
l’esprit » : alors que les phé-
première origine. »
nomènes naturels nécessitent (Locke)

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
une approche explicative,
en ce qu’ils obéissent à des
causes déterminables par des forgeron », disait Aristote :
lois, l’homme, comme sujet l’expérience me livre un sa-
libre, et toutes les activités voir qui n’est pas théorique
humaines, doivent être com- et qui ne s’enseigne pas. Ainsi,
pris, car ils sont porteurs de je ne peux pas transmettre à
sens, d’intentions, de projets, d’autres ce que l’expérience
qu’aucune causalité stricte ne m’a appris : c’est ce qui oppose
peut expliquer. le savoir-faire de l’expérience
et le savoir théorique qui, lui,
CONCEPT peut s’enseigner, parce qu’il
Du latin conceptus « reçu, repose sur des règles connues
saisi ». Produit de la faculté et transmissibles.
d’abstraction, un concept est
une catégorie générale qui dé- Quel rôle l’expérience
signe un caractère commun à sensible joue t-elle
un ensemble d’individus. Les dans la connaissance ?
concepts, auxquels renvoient L’expérience est toujours sin-
les signes du langage, permet- gulière, et ne se partage pas.
tent d’organiser et de classer C’est en cela que Kant a pu
notre saisie du réel. parler d’expérience sensible
en lui donnant le sens de
Michael Faraday dans son laboratoire.
CONCRET « perception ». La perception en effet est toujours
Est concret l’image qui est perception d’une chose singulière, alors que la
toujours l’image d’un objet en En quel sens peut-on opposer théorie connaissance se veut universelle.
particulier. et expérience ? Comment passer du triangle singulier que je vois
Le temps n’est pas qu’une puissance d’usure et devant moi aux propriétés universelles valant pour
CONNAISSANCE d’amoindrissement, car je peux toujours tirer tous les triangles ? C’est là pour Kant le travail de
Du latin cognitio, « action d’ap- quelque chose des jours qui passent : au sens l’entendement : l’expérience sensible est la matière
prendre ». Activité de l’esprit courant, l’expérience est alors cette sédimentation de la connaissance, mais elle n’est pas d’elle-même
par laquelle l’homme cherche à en moi d’un passé me permettant de faire mieux connaissance. Pour connaître, il faut que l’entende-
expliquer et à comprendre des et plus vite ce que j’accomplissais auparavant ment donne à cette matière la forme universelle d’un
données sensibles. péniblement. « C’est en forgeant qu’on devient concept à l’aide des catégories a priori.

56 La raison et le réel
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)


Qu’est-ce qu’une
expérimentation DÉDUCTION
scientifique ? Descartes oppose la déduction,
Tout d’abord, remarquons qu’il comme raisonnement démonstra-
n’y a pas d’expérimentations tif qui conclut à partir de prémisses,
dans les sciences pures comme à l’intuition, qui est la saisie immé-
les mathématiques. L’expéri- diate de l’évidence de l’idée vraie.
mentation scientifique, qui a Une déduction est valide quand
pour but de soumettre une elle respecte les règles de la logique.
théorie à l’épreuve des faits,
n’est pas simplement une ex- EXPÉRIENCE
périence brute, parce qu’elle On peut distinguer quatre sens prin-
utilise des processus visant à cipaux de l’expérience :
restreindre et à contrôler les – l’expérience sensible, c’est-à-dire ce
paramètres entrant en jeu dans que les sens nous révèlent du monde ;
le résultat final. – l’expérience scientifique, c’est-à-dire
Ainsi, l’expérimentation l’expérimentation, qui est un dispo-
scientifique se fait en labora- sitif réglé de vérification des théories
toire, et non en pleine nature, scientifiques ;
parce qu’il s’agit de simplifier – le savoir-faire technique acquis à
les mécanismes naturels en force de pratique ;
restreignant les causes d’un – la sagesse acquise par l’homme
phénomène pour ne retenir d’expérience au contact des épreuves
que celles qui seront testées de la vie.
dans le protocole ; on com-
pare ensuite les résultats FAIT
obtenus lorsqu’on fait varier Un fait est une donnée constatable

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
un paramètre donné. de l’expérience, dont l’objectivité
est cependant discutable, dans
la mesure où son sens dépend
« Il n’y a de de son interprétation et d’une
science que de construction théorique préalable,
l’universel. » surtout en science.
(Aristote)
INDUCTION
Mode de raisonnement qui
Quel rôle consiste à tirer des lois générales
l’expérimentation de faits particuliers.
joue-t-elle dans Le raisonnement inductif s’oppose
les sciences ? au raisonnement hypothético-
Alors que l’expérience sen- déductif, qui part d’hypothèses
sible nous est donnée immédia- qu’un enseignement négatif de il faudrait un nombre infini d’ex- générales pour en inférer des
tement, l’expérimentation, elle, l’expérience : l’expérimentation périences, ce qui est impossible. conséquences particulières.
est construite. Elle suppose au est incapable de prouver qu’une En d’autres termes, l’expérience
préalable un travail théorique théorie est vraie, elle pourra a en science un rôle réfutateur de INTUITION
de l’entendement : elle n’a en seulement montrer qu’elle n’est la théorie, qui n’est jamais entiè- Du latin intuitus, « regard ». Chez
science qu’une fonction de pas fausse, c’est-à-dire qu’on ne rement vérifiable : c’est la thèse Descartes, acte de saisie immédiate
confirmation ou d’infirmation lui a pas encore trouvé d’excep- de la « falsifiabilité » des théories de la vérité, comme ce qui s’impose
d’hypothèses théoriques qui tion. En effet, l’expérimentation scientifiques. La vérité n’est donc à l’esprit avec clarté et distinction.
ne sont pas, quant à elles, tirées repose sur le principe d’induc- pas l’objet de la physique, qui L’intuition s’oppose à la déduction,
directement de l’expérience. tion, qui dit qu’une théorie confir- recherche bien plutôt un modèle qui parvient à la vérité par la média-
On pourrait alors soutenir, avec mée un grand nombre de fois sera d’explication cohérent et efficace tion de la démonstration. Chez Kant,
Karl Popper, que les sciences considérée comme valide. Mais de la nature. Le physicien est de- l’intuition désigne la façon dont un
expérimentales ne reçoivent pour que sa validité soit absolue, vant la nature comme devant « une objet nous est donné ; tout donné
montre fermée », disait Einstein en étant nécessairement sensible, il ne
citant Descartes : peu lui importe, pourra y avoir pour l’homme que
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER finalement, de savoir comment la des intuitions sensibles, et jamais,
montre fonctionne, le tout étant comme Descartes le soutenait, des in-
• L'expérience à l'épreuve de la théorie p. 58-59 de proposer une explication tuitions intellectuelles. Kant appelle
(Roger Chartier, 29 mars 1996.) efficace pour prédire les mouve- intuitions pures, ou formes a priori
ments des aiguilles. de la sensibilité, l’espace et le temps.

La raison et le réel 57
L'A RT I C L E D U

L’expérience à l’épreuve
de la théorie
Par quels moyens administrer la preuve ? Christian Licoppe démontre comment, du xviie à
la fin du xviiie siècle, s’est formé, de part et d’autre de la Manche, le discours expérimental.

A
u XVIIe siècle, la connais- les systèmes. Mais, pour l’his- faits naturels. Entre 1630 et jusqu’à la fin du siècle, « X » est
sance de la nature torien, les pratiques anciennes, 1820, les réponses apportées à un « on » qui renvoie à l’auto-
emprunte une voie nou- objet fondamental de l’enquête, ce redoutable défi ne sont pas rité anonyme de l’assemblée
velle : celle de l’expérimenta- ne sont accessibles qu’à travers demeurées les mêmes. Ce sont savante. Si l’expérimentation
tion. Le vieux savoir des « lieux les représentations que les leurs variations, leur succes- s’accorde aisément avec l’auto-
communs », qui ne donnait pas textes en donnent. De là, la sion ou leur recouvrement, qui nomie des membres de la Royal
plus d’autorité à la chose vue distinction opérée par Licoppe constituent l’objet passionnant Society à l’égard de leur sou-
qu’à la chose lue, s’en trouve dans les récits d’expérience qu’il du livre. verain, il n’en va pas de même
battu en brèche. Mais, à leur a collectés entre « ce dont on Christian Licoppe distingue en France où les exigences pu-
tour, les expérimentateurs se parle, comment on en parle et trois régimes de la preuve bliques de la preuve « curieuse »
voient dénoncés par tous ceux à qui on en parle ». Autrement expérimentale. Le premier doit ne sont pas facilement accueil-
qui opposent aux hésitations dit, quelles sont les opérations rompre avec l’ancienne distinc- lies par l’Académie qui tient sa
des expériences empiriques décrites par les discours ? tion, venue de l’aristotélisme, légitimité collective et exclu-
les certitudes des démonstra- Quelles sont les techniques qui affirmait la primauté de sive du roi seul. Le monarque
tions logiquement articulées à rhétoriques et les procédures l’expérience du sens commun absolu trouve, d’ailleurs, plus
partir d’un corps de postulats d’argumentation mobilisées (l’experientia), par défini- de contentement dans les dis-
et d’hypothèses irréfutables. pour administrer une preuve ? tion partagée et générale, sur ciplines mathématiques (géo-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
La controverse entre Boyle et Comment le texte désigne-t-il l’épreuve artificielle (l’experi- métrie, astronomie) propres à
Hobbes, étudiée par Steven Sha- son ou ses destinataires ? mentum), toujours particulière, assurer sa puissance et sa gloire
pin et Simon Schaffer, donne aléatoire, donc moins convain- que dans les manipulations
une formulation exemplaire Du récit au discours cante. La promotion de l’expéri- expérimentales dont il ne peut
des polémiques qu’ouvre le Dans les comptes rendus mentation au XVIIe siècle reste être que le plus éminent des
recours à l’expérience. d’expérimentation, les auteurs marquée par cette infériorité spectateurs. La devise du roi,
Les observations et les ma- affrontent nécessairement un première. Pour s’imposer, la «  Nec pluribus impar », tolère
nipulations transforment difficile problème : comment preuve expérimentale doit rem- mal les pratiques où il n’est que
profondément les conditions articuler « le récit de ce qui plir deux conditions. D’une part, « primus inter pares ».
d’élaboration, de validation et fut (une ou plusieurs fois) et le puisqu’il est fort difficile de re- A partir des commencements
de transmission du savoir. Elles discours sur les choses comme produire les expériences, leurs du XVIIIe siècle, ni le témoi-
inscrivent le travail scientifique elles sont (toujours) ». Face aux résultats doivent être accrédités gnage aristocratique, ni la dé-
dans l’espace du laboratoire et évidences logiques du raison- par des témoins dont le rang et monstration spectaculaire ne
requièrent des machines ou des nement hypothético-déductif, l’autorité garantissent la parole. suffisent plus à faire preuve.
instruments compliqués et coû- les tenants de l’expérience se D’autre part, pour convaincre, Celle-ci réside désormais dans
teux. Et, pour que leurs résultats trouvent fort démunis. En effet, l’expérimentation doit être la possible réplication des expé-
puissent être connus et tenus les épreuves empiriques, dont la spectaculaire, « curieuse ». De là, rimentations. La répétition des
pour vrais au-delà du lieu même reproduction à l’identique est la forme donnée aux récits dont mêmes « effets » devient le gage
où ils ont été obtenus, elles ont quasi impossible en l’absence la démonstration se déploie de la régularité et de la stabilité
besoin d’une nouvelle forme d’instruments strictement selon l’enchaînement « X fit et des phénomènes. Elle permet
de discours de savoir : le récit semblables, ne donnent pas X vit ». de construire des systèmes de
d’expérience. d’elles-mêmes la connaissance Avec subtilité, Christian Licoppe causes, et non plus seulement
C’est à ce genre que Chris- de l’ordre, supposé stable, des note une différence dans la de simples conjectures. Elle
tian Licoppe s’est attaché dans phénomènes. Si le raisonne- caractérisation de ce « X » de autorise également à transposer
un livre intelligent et sûr. Son ment logique affirme d’emblée part et d’autre de la Manche. les expériences de laboratoire
titre modifie d’un mot celui l’universalité de ses proposi- En Angleterre, où la publication en procédés exploitables dans
d’un grand classique puisqu’il tions, l’expérimentation propre imprimée des récits d’expé- les ateliers et les manufactures
dit « pratique scientifique » là aux « sciences baconiennes » rience devient ordinaire au ce qui conduit Christian Licoppe
où Bachelard, en 1938, disait (l’optique, la pneumatique, cours du XVIIe siècle, « X » est un à la qualifier de preuve « utile ».
« esprit scientifique ». Il indique le magnétisme, etc.) ne peut « je » individuel, qui convoque L’« utilité » définit une modalité
ainsi clairement les préférences avoir une telle assurance. Il les lecteurs en tant que témoins nouvelle des échanges entre les
de la nouvelle histoire des lui faut passer du « récit » au virtuels de l’épreuve. En France, savoirs et les métiers. Depuis
sciences, plus intéressée par « discours », de la singularité où les comptes rendus des expé- longtemps, les livres de secrets
les instruments, les gestes, les de l’expérimentation racontée rimentations faites à l’Académie artisanaux fournissaient à la
« faire » que par les théories et à la régularité objective des des sciences restent manuscrits philosophie naturelle les des-

58 La raison et le réel
L'A RT I C L E D U

criptions de procédures tech- plications et l’énoncé de lois gé- soumet le récit des mesures ment) ennemis que sont l’épis-
niques qui lui étaient néces- nérales dont la formulation ne au discours de la loi, et ne se témologie philosophique et
saires pour constituer un vaste dépend pas de ces répétitions. préoccupe guère des applica- l’histoire sociale des sciences.
répertoire de « lieux communs » Séparation, enfin, entre l’utilité tions. L’anglaise, à l’inverse,
naturels. Au XVIIIe siècle, les et l’exactitude, entre les instru- refuse d’extrapoler trop vite à Roger Chartier
termes de l’échange s’inversent. ments de mesure du savant et partir des mesures, s’attache à (29 mars 1996)
Ce sont les expérimentations les machines des métiers. la répétition des expériences et
de laboratoire qui sont propo- L’espace expérimental se à l’exactitude des instruments,
sées aux métiers, soit par la trouve recomposé par la preuve et associe la science et les manu-
POURQUOI
médiation de l’Etat, comme en « exacte ». D’une part, le spec- factures. De part et d’autre de
CET ARTICLE ?
France, soit par des transactions tacle de la science, s’il garde la Manche, la mesure exacte
directes entre les savants et ses adeptes, n’a plus rien de fait désormais preuve, mais les
les entrepreneurs comme en commun avec la procédure de manières de la définir ne sont Dans cet article, Roger Chartier
Angleterre. la preuve, désormais déléguée point tout à fait identiques. évoque la façon dont l’historien
aux instruments. D’autre part, Le livre de Christian Licoppe Christian Licoppe considère la
Triple séparation la continuité et la précision des démontre que c’est en analy- place de l’expérience scientifique
Dans le dernier tiers du mesures, qui supposent une sant les liens noués entre les à partir de l’époque moderne :
XVIIIe siècle, une triple sépara- extrême discipline de la part de pratiques scientifiques et les l’expérience devient expéri-
tion modifie, une nouvelle fois, l’observateur, éloignent la pra- conventions rhétoriques, entre mentation, c’est-à-dire moyen
le mode de validation des ob- tique expérimentale de l’ethos les communautés savantes et d’élaborer et de prouver des théo-
servations. Séparation, d’abord, aristocratique et la réservent les détenteurs des pouvoirs, ries scientifiques qui rendent
entre le récit des circonstances à des exécutants mieux aptes que peut être véritablement raison des phénomènes. Ainsi,
de l’expérience et l’adminis- à en accepter les contraintes. construite une histoire des la science acquiert un fondement
tration de la preuve, renvoyée A l’intérieur de ce nouveau modalités du « dire vrai » selon solide qui permet la démonstra-
aux rapports constants existant régime de preuve, Christian Li- l’expression de Foucault et des tion et la réfutation de théories
entre des valeurs numérisées. coppe repère deux modalités figures discontinues de la ratio- sur la base de preuves.
Séparation, ensuite, entre la différentes. La modalité fran- nalité. Belle manière, je pense,
possible multiplication des ré- çaise minore les réplications, de réconcilier ces frères (fausse-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.

La raison et le réel 59
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
APODICTIQUE
Du grec apodeiktikos, « démons-
tratif ». Un jugement apodictique
La démonstration
énonce une vérité nécessaire ; c’est Comme le remarquait Husserl, la volonté de démontrer est appa-
le cas des propositions de la logique
et des mathématiques.
rue en Grèce antique, aussi bien dans le domaine mathématique
Se distingue chez Kant du jugement que dans celui de la logique. Être rationnel, l’homme a en effet
assertorique, qui énonce un fait la possibilité d’articuler des jugements prédicatifs dans des rai-
contingent, simplement constaté,
et du jugement problématique, qui sonnements en trois temps nommés syllogismes, et qui sont la
énonce un fait possible. forme même de la démonstration.
AXIOME (prémisse majeure), or tous les philosophes sont des
Principe premier indémontrable hommes (prémisse mineure) donc tous les philosophes
d’un raisonnement déductif. Se sont mortels (conclusion) » : c’est-à-dire, « Tout A est B, or
distingue du théorème, qui est tout C est A, donc tout C est B ». Ce syllogisme, constitué
une proposition démontrée.Tend d’une majeure, d’une mineure et d’une conclusion uni-
aujourd’hui à se confondre avec verselles affirmatives, est effectivement concluant (la
le postulat, pour désigner un prin- conclusion est nécessairement déduite). Mais il existe
cipe accepté de manière purement des combinaisons incorrectes, comme : « Tout A est B, or
hypothétique, sans que sa vérité quelque B est C, donc tout A est C » ; comme le montrera
ou sa fausseté puisse être tranchée. Leibniz, parmi les 512 combinaisons syllogistiques pos-
sibles, 88 seulement sont concluantes. Les autres sont des
CATÉGORIE paralogismes, c’est-à-dire des syllogismes formellement
Chez Aristote, les catégories dé- faux. Quelle que soit la combinaison, il faut en fait, pour
signent les différentes modalités que le raisonnement soit concluant, que la conclusion

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
que prend le verbe être dans les ju- soit déjà contenue dans les prémisses : c’est seulement
gements prédicatifs (par exemple dans ce cas qu’elle est nécessairement déduite, donc que
le lieu, la quantité, la qualité, etc.). le syllogisme est concluant du point de vue formel.
Chez Kant, les catégories sont les
concepts a priori fondamentaux La logique formelle peut-elle consti-
de l’entendement, qui permettent tuer l’instrument de toute connais-
de lier et de classer les intuitions sance ?
sensibles, rendant ainsi possible Pythagore. Telle que nous l’avons définie, la logique est une
la connaissance. Elles sont regrou- science formelle. Comme telle, elle est une condition
pées sous quatre rubriques : quan- Qu’est-ce que la logique formelle ? nécessaire, mais non suffisante, pour la vérité d’une
tité, qualité, relation et modalité. Il existe différents genres de jugements prédicatifs qui démonstration : un syllogisme peut être concluant
vont permettre différents types de combinaisons. Il faut du point de vue formel, et faux du point de vue
CONNAISSANCE en effet distinguer quatre quantités dans nos jugements matériel, c’est-à-dire eu égard à son contenu. « César
Du latin cognitio, « action d’ap- (universelle, particulière, indéfinie, singulière) et deux est un nombre premier ; or un nombre premier n’est
prendre ». Activité de l’esprit par qualités (affirmative et négative). Par exemple, « tout divisible que par un et par lui-même ; donc César
laquelle l’homme cherche à expli- S est P » est une proposition universelle affirmative, et n’est divisible que par un et par lui-même » est un
quer et à comprendre des données « quelque S n’est pas P », une proposition particulière né- syllogisme formellement cohérent, mais absurde
sensibles. gative. Produire une démonstration, alors, c’est combiner matériellement (dans son contenu).
Le problème de l’origine et du fon- ces différents types de propositions en syllogismes, en D’ailleurs, un syllogisme pose ses prémisses comme
dement de la connaissance, ainsi sorte que la conclusion s’impose nécessairement. Or, ce étant vraies sans pour autant le démontrer. En fait,
que celui de ses limites, oppose en que remarque Aristote, c’est que certaines combinaisons la logique n’a pas pour but de démontrer la vérité
particulier Kant et les empiristes. sont possibles, mais que d’autres ne sont pas concluantes, des prémisses, mais d’établir toutes les déductions
quel que soit le contenu des propositions – on dira en cohérentes qu’on peut en tirer : si j’admets que la ma-
ÉPISTÉMOLOGIE de tels cas que le raisonnement est formellement faux. jeure est vraie, et si j’admets que la mineure est vraie,
Du grec épistémé, « science », et La logique formelle a alors pour but de montrer quelles que puis-je en tirer comme conclusion ? Au début de
logos, « discours ». Partie de la phi- sont les formes possibles d’un raisonnement cohérent, chaque syllogisme, nous sous-entendons donc : « s’il
losophie qui étudie la démarche c’est-à-dire d’établir les règles formelles de la pensée, est vrai que ». Les prémisses sont des hypothèses, et
scientifique et s’interroge sur les indépendamment du contenu de cette pensée. la logique en tant que telle ne peut produire que des
fondements de la science et la raisonnements hypothético-déductifs. La logique
validité de ses énoncés. Qu’est-ce qu’un syllogisme n’augmente en rien notre connaissance, elle ne
concluant ? fait qu’expliciter une conclusion qui par définition
JUGEMENT Un syllogisme est constitué de deux prémisses devait déjà être contenue dans les prémisses, en ne
Acte de la pensée par lequel on re- (une majeure et une mineure) et d’une conclusion. tenant en outre aucun compte du contenu même
lie un prédicat (P) à un sujet (S) au Par exemple, « tous les hommes sont mortels des propositions.

60 La raison et le réel
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)


moyen du verbe être. Le jugement
prend donc cette forme : S est P. Par
exemple, le chien (S) est roux (P) est
un jugement d’expérience.

JUGEMENT ANALYTIQUE,
JUGEMENT SYNTHÉTIQUE
Distinction kantienne. Un jugement
analytique est un jugement dont le
prédicat est tiré du sujet, et qui, de
ce fait, n’est qu’une explicitation
qui ne nous apprend rien de neuf. À
l’opposé, un jugement synthétique
est un jugement dont le prédicat
est ajouté au sujet sans qu’il en ait
été tiré. Il n’y a de connaissance
nouvelle que si le jugement qui
l’énonce est synthétique. Kant
Raphaël, L’École d’Athènes (détail). Euclide et Archimède entourés d’élèves.
montre que tous nos jugements
Aristote, nous dit Descartes, s’est une définition !). Simplement, ce méthode, toutes les déductions synthétiques ne sont pas empi-
trompé sur ce point : la logique, n’est pas parce que nous entendons reposent en effet sur des termes riques : il existe des jugements
art de la démonstration formelle, intuitivement les mots primitifs primitifs indéfinissables, mais synthétiques a priori, par exemple
est l’art des démonstrations que nous ne pouvons pas les dé- réputés parfaitement clairs et évi- dans les propositions des mathé-
vides et en un sens, inutiles. Elle finir : il faut plutôt dire que cette dents. Or, pour Leibniz, l’évidence matiques et de la physique pure.
ne saurait servir de méthode ou impossibilité où nous sommes n’est est un critère purement subjec-
d’instrument (en grec organon) à pas un problème, parce que nous tif : quand je me trompe, je prends PRINCIPE DE NON-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la connaissance en général. avons de ces termes simples une une erreur pour une évidence, en CONTRADICTION
entente intuitive et évidente. sorte que l’évidence n’est pas à elle Principe fondamental de la
Y a-t-il une autre La méthode géométrique ne nous seule le signe de la vérité. logique énoncé par Aristote et
méthode pour conduit donc pas à vouloir tout dé- Kant, surtout, va démontrer que qui pose qu’il est impossible
démontrer ? finir, mais au contraire à partir de la méthode géométrique n’a de d’affirmer d’une chose (un sujet)
Selon Pascal dans L’Esprit de la termes absolument évidents pour sens qu’en mathématiques : la quelque chose (un prédicat) et
géométrie, c’est la mathématique, définir les autres et commencer définition du triangle me dit ce son contraire en même temps.
et plus exactement la géométrie, nos déductions. C’est exactement ce qu’est un triangle, mais pas s’il Ainsi, si S (le sujet : un chien par
qui fournit à la connaissance le que dit Descartes : la méthode de la existe réellement quelque chose exemple) est A (son prédicat : roux
moyen de découvrir la vérité et de connaissance, c’est la méthode géo- comme un triangle. La méthode par exemple), il ne peut pas être
la démontrer : il ne faut employer métrique, qui consiste à déduire des géométrique est donc incapable dans le même temps ne pas être
aucun terme sans en avoir d’abord vérités de plus en plus complexes à de passer de la définition à l’exis- A (le chien n’est pas roux). C’est là
expliqué le sens, et n’affirmer que partir d’idées claires et distinctes. tence. une impossibilité logique.
ce que l’on peut démontrer par des Ainsi, dans son Éthique, Spinoza va Cela n’a aucune importance en
vérités déjà connues. appliquer à la philosophie la mé- mathématiques : peu importe au SYLLOGISME
Pascal nomme « primitifs » des mots thode des géomètres : on pose des mathématicien que le triangle existe Raisonnement logique constitué
comme « espace » ou « temps », définitions et des axiomes dont réellement : pour lui, la question est de deux premières propositions
etc. : ce sont des termes premiers on déduit tout le reste, y compris simplement de savoir ce que l’on peut (prémisses), à partir desquelles
à l’aide desquels je définis la signi- l’existence et la nature de Dieu. démontrer à partir de la définition on peut déduire une troisième
fication de tous les autres mots. du triangle et des axiomes de la géo- proposition qui en découle logi-
Vouloir définir le temps, c’est donc La méthode géométrique métrie. Mais quand la métaphysique quement. L’exemple le plus cé-
vouloir définir un terme simple et peut-elle constituer entend démontrer l’existence de Dieu lèbre de syllogisme est le suivant :
premier par une suite de termes l’organon de selon une méthode mathématique, Tous les hommes sont mortels (1),
dérivés et complexes, en sorte que la connaissance ? elle est dans l’illusion, parce que les Or les Grecs sont des hommes (2),
la définition serait elle-même plus Leibniz montre qu’on ne peut gé- mathématiques sont justement in- Donc les Grecs sont mortels (3). Les
compliquée que ce qu’elle est censée néraliser la méthode géométrique capables de démontrer l’existence propositions 1 et 2 étant posées, la
définir (autrement dit : ce n’est pas à toute la connaissance : avec cette de leurs objets. Selon Kant, le seul 3e s’ensuit nécessairement.
moyen à notre portée pour savoir si
un objet correspond réellement au TAUTOLOGIE
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER concept que nous en avons, c’est l’ex- Proposition répétitive dans la-
périence sensible. Au-delà des limites quelle le prédicat est identique au
• Aristote : La prudence du juste milieu p. 63 de cette expérience, nous pouvons sujet. Elle prend la forme logique
Propos recueillis par Jean Birnbaum, (1er février 2008) penser, débattre, argumenter, mais suivante : A est A. Par exemple : un
pas démontrer ni connaître. chien est un chien.

La raison et le réel 61
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Pascal montre
Dissertation : L’expérience peut-elle
que le raisonnement géométrique
est le modèle de tout raisonne- démontrer quelque chose ?
ment démonstratif, même si
toute démonstration ne peut L’analyse du sujet
s’établir géométriquement. I. Les termes du sujet
• L’expérience :
Je ne puis faire mieux entendre – au sens commun, le vécu, le savoir et le savoir-faire
la conduite qu’on doit garder acquis par la pratique.
pour rendre les démonstra- – au sens philosophique, l’ensemble des perceptions
tions convaincantes, qu’en sensibles.
expliquant celle que la géo- – au sens scientifique, l’expérimentation, dans des
métrie observe. Mais il faut conditions définies par un protocole et une méthode.
auparavant que je donne l’idée • Peut-elle démontrer :
d’une méthode encore plus – idée de possibilité, de capacité.
éminente et plus accomplie, – idée de vérité totalement certaine et objective.
mais où les hommes ne sau- • Quelque chose :
raient jamais arriver : car ce – tout fait concret et réel, qu’il soit naturel, psycho-
qui passe la géométrie nous logique ou social.
surpasse ; et néanmoins il est – tout élément identifiable, même abstrait : une
nécessaire d’en dire quelque hypothèse, un résultat de calcul…
chose, quoiqu’il soit impossible
de le pratiquer. Cette véritable II. Les points du programme
méthode, qui formerait les dé- • La démonstration.
monstrations dans la plus haute • Théorie et expérience. Aristote.
excellence, s’il était possible d’y • La vérité.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
arriver, consisterait en deux démonstration, puisque les paramètres sont au
choses principales : l’une, de La problématique préalable définis par la raison, de telle sorte que le
n’employer aucun terme dont Si la connaissance acquise par l’expérience, notam- résultat soit probant (cf. analyse de Bachelard).
on n’eût auparavant expliqué ment dans le milieu professionnel, est valorisante, b) Inversement, un fait nouveau observé peut infirmer
nettement le sens ; l’autre, de offre-t-elle néanmoins un savoir démontré, prouvé ? une théorie acceptée jusqu’alors. L’expérience peut
n’avancer jamais aucune pro- N’est-elle pas au contraire toujours particulière, voire alors prendre la valeur d’une preuve contraire
position qu’on ne démontrât subjective ? Inversement, n’est-elle pas ce qui permet (cf. analyse de Popper sur la falsifiabilité).
par des vérités déjà connues ; d’invalider une démonstration ? c) L’expérience au sens le plus courant est requise, y
c’est-à-dire, en un mot, à définir compris pour figurer des démonstrations géométriques,
tous les termes et à prouver ou pour développer les aptitudes purement abstraites
toutes les propositions. […] Cer- « Une théorie peut être vérifiée par de l’esprit humain (cf. analyse de Leibniz sur le double
tainement cette méthode serait l’expérience, mais aucun chemin ne rôle de l’inné et de l’acquis dans nos idées).
belle, mais elle est absolument mène de l’expérience à la création
impossible : car il est évident d’une théorie. » (Einstein) Conclusion
que les premiers termes qu’on L’expérience ne démontre jamais à elle seule quelque
voudrait définir en suppose- chose, mais elle entre en ligne de compte, par vé-
raient de précédents pour servir rification ou par réfutation, dans le processus de
à leur explication, et que de Le plan détaillé du développement démonstration.
même les premières proposi- I. L’expérience n’est pas un outil adéquat de démonstration.
tions qu’on voudrait prouver en a) La démonstration est utilisée en logique et en
supposeraient d’autres qui les mathématique, où l’on procède par l’enchaînement Ce qu’il ne faut pas faire
précédassent ; et ainsi il est clair nécessaire de propositions abstraites, sans lien avec Parler de l’expérience seulement
qu’on n’arriverait jamais aux des données de l’expérience. au sens scientifique.
premières. Aussi, en poussant b) L’expérience ne peut donner que des vérités par-
les recherches de plus en plus, ticulières ou générales, mais jamais universelles ou
on arrive nécessairement à des nécessaires (cf. analyse d’Aristote).
mots primitifs qu’on ne peut c) L’expérience, en tant qu’elle fait intervenir la perception Les bons outils
plus définir, et à des principes si sensible, est même susceptible de créer des illusions : • Popper, De la connaissance objective, où l’auteur
clairs qu’on n’en trouve plus qui elle nous donne à voir que le soleil tourne, par exemple. fait une analyse des opérations d’induction et de
le soient davantage pour servir Transition : D’un autre côté, l’expérience du pendule déduction (chapitre 1).
à leur preuve. de Foucault démontre bien la rotation de la Terre. • Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique.
• Pascal, L’Esprit de la géométrie ; Pensées.
Pascal, Pensées II. L’expérience est requise dans toute démonstration. • Aristote, Analytiques.
a) L’expérience scientifique a une valeur de • Kant, Critique de la raison pure.

62 La raison et le réel
L'A RT I C L E D U

Aristote : La prudence du juste milieu


L’Éthique à Nicomaque est le deuxième volet du « Monde de la philosophie ». Entretien
avec Alain Badiou, professeur émérite à l’École normale supérieure.
Quelle est la place vide, je me suis appuyé sur le très et l’autre par l’existence de vérités, la philosophie), et dont on propose
d’Aristote et de beau texte de sa Physique où Aristote construites dans un monde sous des solutions neuves qui rendent
sa pensée dans votre « démontre » que le vide n’existe pas... l’effet de l’événement. En ce sens vaines celles d’avant. Travail en
propre itinéraire Pour soutenir que les mathématiques on peut dire que « être » se dit « en équipe, problèmes communs,
philosophique ? sont essentielles dès lors qu’on veut direction de l’un », ce qui signifie : une règles acceptées, modestie savante,
Une place très importante : celle de distinguer les options possibles de vérité est l’être réel des multiples articles des dix dernières années
l’Adversaire. L’opposition Platon-Aris- la pensée philosophique, j’ai pris à conséquences d’un événement. annulant tout un héritage historique...
tote symbolise en effet deux orien- contre-pente le livre bêta de la Méta- Enfin, Aristote définit génialement Qui ne reconnaît là les traits de la
tations philosophiques tout à fait physique où Aristote explique que (dans son contexte à lui, qui est celui grande scolastique contemporaine,
irréductibles. Et ce quelle que soit la la seule vertu des mathématiques des sujets et des prédicats) ce qu’on dont la matrice est la philosophie
question. Dans le champ ontologique, est d’ordre esthétique. J’ai classé les nomme aujourd’hui la logique clas- analytique inaugurée par le cercle
le platonicien privilégie la puissance différents rapports entre les arts et la sique, à partir de deux propriétés de Vienne ?
séparatrice de l’Idée, ce qui fait des philosophie de telle sorte que la doc- fondamentales de la négation : le D’un autre côté, l’hégémonie contem-
mathématiques le vestibule de toute trine d’Aristote sur ce point, dans sa principe de non-contradiction (on poraine de la démocratie parlemen-
pensée de l’être ; l’aristotélicien part Poétique, est en quelque sorte « coin- ne peut avoir en même temps et taire se reconnaît dans le pragma-
du donné empirique, et veut rester cée » entre Platon et le romantisme, sous le même rapport la vérité de P tisme d’Aristote, son goût des
en accord avec la physique et la biolo- et rejetée du côté de la psychanalyse. et la vérité de non-P), et le principe du propositions médianes, sa méfiance
gie. En logique, le platonicien choisit J’ai également utilisé les fameux tiers exclu (on doit avoir ou P, ou non- au regard de l’exception et du mons-
l’axiome, qui institue, voire fonde développements de la Politique sur P). Or, ce n’est qu’aujourd’hui que trueux, son mélange de matérialisme
souverainement, un domaine entier le lien entre la démocratie et la crois- nous savons qu’en utilisant ces deux empirique, de psychologie positive et

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
de la pensée rationnelle, plutôt que sance de la classe moyenne, pour faire propriétés on peut définir en réalité de spiritualité ordinaire. Le train du
la définition, où Aristote excelle, qui un sort à l’apologie contemporaine, trois types différents de logique : la monde s’accommode parfaitement
délimite et précise dans la langue une dans notre Occident, desdites classes. classique en effet, mais aussi la d’Aristote, à l’exception sans doute
certaine expérience du donné. logique intuitionniste, avec principe d’un seul trait, il est vrai grandiose :
En éthique, le platonicien privilégie la Quel est le texte de non-contradiction mais sans le son affirmation selon laquelle il faut
conversion subjective, l’éveil soudain d’Aristote qui vous tiers exclu, et la logique paraconsis- s’efforcer de vivre « en Immortel ». Ce
à une voie antérieurement inaperçue a le plus marqué, nourri, tante, avec le tiers exclu mais sans le trait à lui seul justifie qu’Aristote,
vers le Vrai, alors que, du côté d’Aris- et pourquoi ? principe de non-contradiction. Ce qui parlant de lui-même, dise volontiers
tote, prévaut la prudence du juste Sans aucun doute le livre gamma en réalité veut dire qu’il existe trois « nous, platoniciens », quitte ensuite
milieu, qui se garde à droite comme de la Métaphysique, texte fameux notions essentiellement différentes à assassiner le maître. Oui, je crois que
à gauche de tout excès. En politique, entre tous, et dont Barbara Cassin de la négation. Cette variabilité de nous devons essayer de vivre « en
l’aristotélicien désire le débat organisé et Michel Narcy ont proposé il y a la catégorie logique de négation a Immortels ». Mais c’est souvent contre
entre les intérêts des groupes et des quelques années une lecture tout des conséquences incalculables, et l’aristotélisme ambiant, académique
individus, le consensus élaboré, la dé- à fait nouvelle. Dans ce texte, tout il est certain qu’Aristote a vu le pro- ou électoral, que nous devons relever
mocratie gestionnaire. Le platonicien d’abord, Aristote énonce qu’il existe blème dans toute son étendue. Le cette maxime d’Aristote.
est animé par la volonté de rupture, la une « science de l’être en tant qu’être », platonicien, ici, s’incline devant le
possibilité d’une autre destination de programme que je suis un des rares à génie en quelque sorte grammatical Propos recueillis par
la vie collective, le goût du conflit dès avoir pris au pied de la lettre, puisque d’Aristote. Jean Birnbaum
lors qu’il met en jeu des principes. En pour moi les mathématiques, qui (1er février 2008)
esthétique, la vision du platonicien proposent une ontologie du multiple Où cet auteur trouve-t-il,
fait du Beau une des formes sensibles pur, sont l’existence avérée de cette à vos yeux, son actualité
du Vrai, tandis qu’Aristote met en science. la plus intense ? POURQUOI
avant la fonction thérapeutique et Aristote indique ensuite que le mot Tout le monde est aujourd’hui aris- CET ARTICLE ?
quasi corporelle des spectacles. « être » se prend en différents sens, totélicien, ou presque ! Il y a à cela
Comme depuis ma jeunesse je suis, mais « en direction de l’un ». Et en deux raisons distinctes, quoique Dans cet entretien avec Alain
quant à l’orientation principale, du effet, pour moi, l’être est une notion convergentes. D’abord, Aristote Badiou, ce dernier rappelle à
côté de Platon, l’étude − très soi- équivoque, dès lors qu’on l’applique à invente la philosophie académique. quel point la pensée aristoté-
gneuse − d’Aristote m’a fourni de la fois à l’existence réglée de ce qui est Entendons par là une conception licienne a été fondamentale
nombreux et remarquables contre- (les multiplicités disposées sous la loi de la philosophie dominée par dans la constitution de la
exemples. J’en citerai quatre. J’ai d’un monde) et à la force de rupture l’idée de l’examen collectif de pro- philosophie occidentale, en
proposé une ontologie du Mul- de ce qui survient (ce que j’appelle blèmes correctement posés, dont particulier du fait des fonde-
tiple dont l’ultime support est le un événement). Donc, « être » se dit on connaît les solutions antérieures ments de la logique et de la
multiple-de-rien, l’ensemble vide. au moins en deux sens. Cependant, (Aristote a inventé l’histoire de la science qu'elle a posés.
Pour exposer cette philosophie du ces deux sens sont polarisés l’un philosophie comme matériau de

La raison et le réel 63
L’ESSENTIEL DU COURS

Le vivant
MOTS CLÉS
ÂME
Du latin anima, « souffle,
principe vital ». Désigne, chez
Aristote, la forme immatérielle
qui anime tout corps vivant, et
qui se manifeste à travers les
différentes activités que sont la
nutrition, la sensation ou l’in- La notion même de « vivant » est au cœur de nombreux débats
tellection. Les stoïciens et les
épicuriens en font une réalité
contemporains : avec le développement de la génétique, l’homme
matérielle. a désormais le pouvoir inouï de travailler la vie comme un maté-
Dans la tradition chrétienne et riau, ce qui soulève de graves problèmes éthiques que la science
chez Descartes, l’âme est rap-
portée à la pensée, propre à à elle seule ne peut sans doute pas résoudre.
l’homme ; séparable du corps,
elle est considérée comme im- Quelles sont les caractéristiques
mortelle. du vivant ?
Le biochimiste Jacques Monod pose trois caractéris-
BESOIN tiques propres au vivant : un être vivant est un individu
Exigence ou nécessité naturelle, indivisible formant un tout cohérent, possédant une
d’ordre physiologique, dont l’as- dynamique interne de fonctionnement et doué d’une
souvissement est nécessaire au autonomie relative par rapport à un milieu auquel il
maintien de la vie. peut s’adapter. La première caractéristique de tout être
À distinguer des besoins acquis ou vivant, c’est alors la morphogénèse autonome qui se
artificiels, d’ordre psychologique manifeste par exemple dans la cicatrisation : le vivant
ou social. produit lui-même sa propre forme et est capable de

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la réparer. Ensuite, tout être vivant possède une inva-
BIOLOGIE riance reproductive : les systèmes vivants en produisent
La biologie est l’étude, la science d’autres qui conservent toutes les caractéristiques de
(logos) de la vie (bios). Ce terme l’espèce. Enfin, tout être vivant est un système où chaque
a été forgé au xixe siècle dans partie existe en vue du tout, et où le tout n’existe que
le but de désigner la spécificité par ses parties : le vivant se caractérise par sa téléono-
propre au phénomène de la vie mie, parce que c’est la fonction qui définit l’organe.
qui se distingue radicalement On nomme organisme cette organisation d’organes
des autres phénomènes naturels interdépendants orientée vers une finalité.
étudiés par les autres sciences
(physique, chimie, biologie, etc.).
La finalité est-elle nécessaire
FINALITÉ, FIN pour penser le vivant ?
Bergson.
But, intention. Parler de finalité Dans le vivant, la vie semble être à elle-même sa propre
naturelle, c’est faire référence au Comment définir finalité : c’est ce que Kant nomme la « finalité interne ».
fait que « la nature ne fait rien ce qu’est le vivant ? Le vivant veut persévérer dans l’existence, et c’est
en vain » (Aristote) : tout dans la Selon Aristote, il faut distinguer les êtres animés des pourquoi il n’est pas indifférent à son milieu, mais fuit
nature serait organisé suivant une êtres inanimés, c’est-à-dire ceux qui ont une âme et le nocif et recherche le favorable. La vie veut vivre : tout
fonction, un but harmonieux. ceux qui en sont dépourvus. Aristote nomme donc dans l’être vivant semble tendre vers cette fin.
Kant remarque cependant que si, « âme » le principe vital de tout être vivant, et en Devant l’harmonie des différentes parties d’un or-
surtout dans le vivant, tout semble distingue trois sortes. L’âme végétative est la seule ganisme, il est alors tentant de justifier l’existence
être finalisé, on ne peut cependant que possèdent les végétaux : elle assure la nutri- des organes par la nécessité des fonctions à remplir,
démontrer l’existence d’une telle tion et la reproduction. À celle-ci s’ajoute, chez les et non l’inverse, en faisant comme si l’idée du tout
finalité objective dans la nature. animaux, l’âme sensitive, principe de la sensation. à produire guidait effectivement la production des
L’homme est le seul de tous les vivants à posséder parties. Cela présuppose que l’effet ou la fin sont
INNÉ en plus une âme intellective, principe de la pensée. premiers, ce qui est scientifiquement inadmissible : la
Est inné ce qui est donné avec un On voit ici que l’âme végétative est de toutes la plus biologie va opposer à notre compréhension naturelle
être à sa naissance et appartient fondamentale : pour Aristote, vivre, c’est avant tout du vivant par les fins une explication mécaniste.
de ce fait à sa nature. S’oppose à « se nourrir, croître et dépérir par soi-même ». Cela
acquis. signifie que le vivant se différencie de l’inerte par Qu’est-ce que l’explication
Un des problèmes essentiels est une dynamique interne, par une autonomie de mécaniste du vivant ?
de déterminer, chez l’homme, les fonctionnement qui se manifeste dans un ensemble C’est Descartes qui fonde l’entente mécaniste du
parts respectives de l’inné et de d’activités propres à maintenir la vie de l’individu vivant : il s’agit de comprendre l’organisme non
l’acquis. comme de l’espèce. plus à partir de fins imaginées, mais à partir des

64 La raison et le réel
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)


INSTINCT
Comportement automatique et in-
conscient des animaux, sous la forme
d’actions déterminées, héréditaires
et propres à une espèce, ordonnées
en vue de la conservation de la vie.
L’instinct est susceptible d’adaptation
chez les animaux supérieurs. Seul
l’homme semble en être dépourvu,
d’où la nécessité de l’éducation.

LOI
En physique une loi est une rela-
tion constante à valeur universelle
et nécessaire qui régit les phéno-
mènes naturels.

MACHINE
Du grec, mèchané, « ruse ». Tra-
ditionnellement, la machine est
Cellules sanguines.
dans une molécule d’adn), il n’y a mité de stimuli qui définissent ses considérée comme une ruse contre
qu’une organisation particulière possibilités d’action. La vie se défi- la nature. Elle sert de modèle à la
causes constatables (ne plus dire de la matière. nit alors non comme un ensemble science et notamment à la physique.
par exemple que l’œil est fait pour Bergson montre que l’intelligence de normes et de lois analysables, La nature entière peut ainsi être
voir, mais décrire les processus a pour rôle d’analyser et de décom- mais comme une « normativité » considérée comme une machine
par lesquels l’œil transforme un poser : au fur et à mesure qu’elle (Canguilhem). Ce qui caractérise dont il s’agit de percer les rouages.

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
stimulus visuel en influx nerveux). s’empare du vivant, elle le décom- le vivant, ce n’est pas un ensemble
Il faut pour cela réduire le fonc- pose en des réactions mécaniques de lois mécaniques, c’est qu’il est NATURE
tionnement du corps vivant à un qui nous font perdre le vitalisme capable de s’adapter à son milieu en Désigne au sens large ce qui existe
ensemble de mécanismes phy- de la vie. établissant de nouvelles normes indépendamment de l’action
siques et chimiques pour pouvoir vitales. humaine, ce qui n’a pas été trans-
en dégager des lois. La biologie est-elle une formé. Naturel s’oppose alors à ar-
Ainsi, la biologie moderne se science impossible ? tificiel, ou culturel. Aristote définit
rapproche de plus en plus de la La biologie moderne se rapproche la nature comme ce qui possède en
physique, et la biologie molé- de plus en plus de la biochimie ; soi-même le principe de son propre
culaire semble achever le projet par là, elle perd son objet : la vie. mouvement, autrement dit comme
cartésien d’une mécanique du vi- Le biologiste Jacob von Uexküll ce qui possède une spontanéité
vant : lorsqu’on l’analyse, la vie se envisage une autre possibilité : ne autonome de développement.
résume finalement à des échanges plus considérer le vivant comme
chimiques et physiques… qui sont un objet d’études, mais comme un ORGANISME
aussi valables pour l’inerte ! sujet ouvert à un milieu avec lequel Être composé d’organes différenciés
il est en constante interaction. caractérisés par leur interdépen-
Peut-on connaître le Comprendre le vivant, ce n’est pas dance et leurs fonctions spécifiques.
vivant ? le disséquer ou l’analyser, c’est Seul le vivant est ainsi organisé.
Remarquons le paradoxe : pour établir les relations dynamiques Par analogie, on parlera d’orga-
connaître le vivant, il faut le qu’il entretient avec son environ- nisme à propos du corps social.
détruire. La dissection tue nement : chaque espèce vit dans
l’animal étudié, et la biochimie un milieu unique en son genre et TÉLÉOLOGIE
énonce des lois qui ne sont plus n’est sensible qu’à un nombre li- Chromosome. Du grec telos, « fin », et logos, « dis-
spécifiques au vivant : une cellule cours ». Étude de la finalité, en
cancéreuse, une cellule saine et particulier dans la nature vivante.
même la matière inerte obéissent DEUX ARTICLES DU MONDE À CONSULTER
aux mêmes lois chimiques. La VITALISME
vie est un concept que la bio- • Les chemins du commencement p. 67 Doctrine issue d’Aristote qui pose
logie n’a cessé de réfuter, parce (Catherine Vincent, 5 janvier 1999.) un principe vital dynamique pour
qu’il n’est pas étudiable scientifi- rendre compte des activités du vi-
quement : les problèmes éthiques • Les leçons de la nature p. 68-69 vant. Contre le matérialisme et le
contemporains se posent, parce que (Dominique Meyer, 27 octobre 2004.) mécanisme, le vitalisme pose l’irré-
pour le biochimiste, il n’y a plus de ductibilité des phénomènes de la vie
vie à respecter (il n’y a pas de vie à leurs conditions physico-chimiques.

La raison et le réel 65
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Cuvier montre à
Dissertation : Le vivant peut-il être
quel point la vie se définit comme
totalité organique de parties in- considéré comme un objet technique ?
dissociables.
a) Le vivant possède la faculté autonome de se repro-
Tout être organisé forme un duire, de se développer, grâce à ses échanges avec la
ensemble, un système unique réalité extérieure ; la machine, non (cf. distinction
et clos, dont les parties se cor- établie par Kant).
respondent mutuellement et b) Le vivant est un ensemble indéfectible, dont on ne
concourent à la même action peut simplement assembler et remplacer les parties
définitive, par une réaction de l’extérieur : une greffe est ainsi spontanément
réciproque. rejetée par l’organisme.
Aucune de ces parties ne peut c) L’objet technique est inventé, imaginé par l’esprit
changer sans que les autres humain, et peut être produit en série.
changent aussi, et par consé- Le vivant répond à des lois qui échappent encore à
quent chacune d’elles, prise la connaissance humaine, et rien n’est exactement
séparément, indique et donne Insémination artificielle. identique entre deux organismes semblables.
toutes les autres : ainsi, si les Transition : Pourtant, le clonage est désormais
intestins d’un animal sont or- L’analyse du sujet réalisable sur des animaux.
ganisés de manière à ne digérer I. Les termes du sujet
que de la chair récente, il faut • Le vivant : II. Le vivant possède des propriétés mécaniques,
aussi que ses mâchoires soient − sens scientifique, tout élément possédant des naturelles ou artificielles.
construites pour dévorer une propriétés biologiques. a) La notion de finalité et de fonction justifie l’analogie
proie ; ses griffes, pour la saisir • Peut-il être considéré comme : entre la technique et le vivant : chaque élément a sa place
et la déchirer ; ses dents, pour la − sens théorique et descriptif, « compris », « expli- dans l’organisation d’ensemble (cf. analyse de Descartes).
couper et la diviser ; le système qué » selon le modèle de l’objet technique. b) Inversement, des organismes vivants sont utilisés,

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
entier de ses organes du mou- − sens pratique et moral, « utilisé », « construit » de voire inventés aujourd’hui, pour leur fonction et leur
vement, pour la poursuivre et façon semblable à l’objet technique. efficacité technique (ogm résistants aux pesticides,
pour l’atteindre ; ses organes • Un objet technique : cellules souches, etc.).
des sens, pour l’apercevoir de − objet artificiel et non naturel. Transition : Pourquoi continuer à faire une différence
loin ; il faut même que la na- − objet destiné à produire un résultat, à assurer une et quelle différence faire ?
ture ait placé dans son cerveau fonction.
l’instinct nécessaire pour savoir III. Vivant et machine se distinguent par leur valeur.
se cacher et tendre des pièges à II. Les points du programme a) L’objet technique n’a d’autre réalité que sa fonction.
ses victimes. Telles seront les − Le vivant. Il est construit pour cela.
conditions générales du régime − La technique. b) Le vivant est capable de s’adapter, et comprend un
carnivore : tout animal destiné − La morale. degré d’adaptation plus grand selon la complexité de
à ce régime les réunira infailli- son organisation (cf. analyse de Bergson montrant le
blement, car sa race n’aurait L’accroche lien entre la conscience et la vie).
pu subsister sans elles, mais Dans le film L’Ascenseur (1984, Dick Maas), un objet c) Parmi les êtres vivants, les hommes en particulier
sous ces conditions générales, technique devient un organisme vivant. Or, sans ne peuvent être réduits à une pure fonction, leur
il en existe de particulières, qu’il s’agisse de science-fiction, peut-on considérer enlevant le statut de personnes.
relatives à la grandeur, à l’es- le vivant comme un objet technique ?
pèce, au séjour de la proie pour Conclusion
laquelle l’animal est disposé ; La problématique Le vivant ne peut être considéré comme un simple
et de chacune de ces condi- Un organisme vivant a-t-il des propriétés et un mode objet technique, non parce que l’analogie est absurde
tions particulières résultent de fonctionnement qui l’apparentent à une machine ? théoriquement, mais parce que la confusion est
des modifications de détail Est-il légitime de l’utiliser et de le traiter comme un dangereuse pratiquement et moralement.
dans les formes qui dérivent objet, en vue d’un résultat à produire ?
des conditions générales ; ainsi Les bons outils
non seulement la classe, mais Le plan détaillé du développement • Bergson, Matière et mémoire, La conscience de la Vie.
l’ordre, mais le genre, et jusqu’à I. Le vivant a des propriétés et une valeur qui dépas- • Descartes, Lettre au marquis de Newcastle (théorie des
l’espèce, se trouvent exprimés sent l’objet technique. animaux machines, car étant dépourvus de pensées).
dans la forme de chaque partie. • Darwin, De l’origine des espèces.

Georges Cuvier, Discours sur « Chaque corps organique


les révolutions de la surface du vivant est une espèce Ce qu’il ne faut pas faire
globe, et sur les changements de machine divine. » Restreindre le devoir à des exemples de science-fic-
qu’elles ont produits dans le tion, ou à des idées de « progrès » futurs.
(Leibniz)
règne animal

66 La raison et le réel
L ES A RT I C L ES D U

Les chemins du commencement


À partir d’une seule cellule fécondée, un être humain se fabrique en neuf mois, grâce à
un processus d’une complexité inouïe. Dans une enquête en cinq volets, « Le Monde »
raconte l’histoire extraordinaire de la vie avant la naissance.

C
roissez et multipliez », dit tous de la fusion d’une entité mâle femelles – les gamètes – témoignent longueur, puis, s’écartant à partir du
le message biblique. Et s’il et d’une entité femelle, que sait-on ? en effet de leur existence dès les centre, amorcent la séparation. Mais
s’agissait en vérité d’un mes- Qu’il se forma voilà deux à trois mil- premières semaines de la vie in certaines zones de contact résistent ;
sage biologique ? « Depuis que la vie liards d’années, et qu’il bouleversa utero. Nichées dans les gonades, les gènes jumeaux s’entremêlent,
est apparue, observe Jean-Paul Lévy, l’ordre de la vie. « On peut s’amuser elles y attendent leur heure pour s’hybrident, s’approprient un peu
elle refait de la vie. Les humains font à imaginer l’insignifiance apparente subir une division à nulle autre l’un de l’autre avant de s’éloigner
d’autres humains, comme tout ce de cette première rencontre : l’acco- pareille – la méiose -, sans laquelle la définitivement. C’est là, durant
qui vit depuis plus de trois milliards lement de deux cellules ou de deux diversité des espèces ne serait rien. cette valse-hésitation, qu’a lieu leur
d’années s’est occupé à refaire du molécules quelconques parmi des Comme toutes les cellules du corps, « recombinaison », grâce à laquelle
semblable. » Médecin, directeur milliards d’autres. Un événement ces cellules germinales naissent les cellules sexuelles ne trans-
de l’Institut Cochin de génétique microscopique, quasi invisible, et diploïdes : elles contiennent 23 mettent pas seulement les gènes
moléculaire, il ne connaît – s’il en sans doute la plus grande révolution paires distinctes de chromosomes, reçus du père ou de la mère, mais
faut un – qu’« un seul miracle » : que la Terre ait jamais connue », chacune provenant pour moitié un patchwork des deux. Ainsi, l’œuf
l’émergence, au sein de la « soupe » commente André Langaney, biolo- du père et pour moitié de la mère. fécondé héritera d’un patrimoine
chimique originelle, de la première giste des populations au Muséum La méiose a pour rôle de réduire de dont les richesses proviennent au
cellule. national d’histoire naturelle. A moitié le nombre de chromosomes hasard de ses quatre grands-parents
Parole d’homme de science, parole l’équation « un donne deux » de des cellules sexuelles, de les rendre et, à travers eux, des innombrables
de raison. Et pourtant ! Comment la multiplication se substitue celle haploïdes. Ainsi pourront-elles, générations antérieures. Ainsi, la
ne pas s’émerveiller, et s’émerveiller de la procréation. Non pas « deux lorsqu’elles fusionneront dans la sexualité, en créant de nouvelles

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
encore, devant le génie du vivant ? Un donne un », mais plutôt « un plus un fécondation, apporter chacune leur associations de gènes, autorisera
processus d’une complexité inouïe, donne un autre ». S’il faut se mettre lot génétique, sans que l’œuf excède toutes les audaces de l’évolution.
qui, à partir d’une seule cellule fécon- à deux pour faire un troisième, c’est, pour autant les 23 paires chromoso- Car à peine inventé, ce jeu des pos-
dée, fabrique en neuf mois un être justement, pour que ce dernier ne miques nécessaires – c’est ainsi – à sibles entraîna une diversification
humain fait de chair et de sang, de soit identique à aucun des premiers. son développement. des espèces sans précédent. Comme
cœur et de sagesse, de sensations et Là est la justification de « la poursuite Ignorant le processus de reproduc- dans la cosmologie sumérienne (où
de pensée ? Un être humain pareil éternelle de l’autre, cette série de tion habituel (la mitose, au cours de l’eau, manifestation primitive de
aux autres, et toujours unique ? Car cycles où l’espèce se divise chaque laquelle la cellule mère double son la vie du monde, se présente sous
c’est bien là, si l’on ose répondre au fois en éléments opposés, chaque patrimoine génétique, puis se scinde un double aspect : Apsu, eau douce
savant, le second « miracle » de la fois destinés à s’unir à nouveau », en deux, restituant un jeu complet ou principe mâle, et Tiamat, eau
reproduction. Refaire du semblable, ajoute François Jacob, Prix Nobel de de chromosomes à chacune de ses salée ou principe femelle), tous les
certes. Mais en imposant l’appa- médecine et professeur au Collège deux cellules filles), la méiose impose vers, crustacés, poissons et plantes
rition du différent, seul garant de de France. L’innovation est d’autant ainsi au spermatozoïde et à l’ovule qui s’épanouissent dans la matrice
l’adaptation au milieu. « L’espèce doit plus éblouissante qu’elle met en jeu deux divisions successives. Mais aquatique originelle s’orientent vers
se maintenir, mais elle doit aussi des mécanismes d’une prodigieuse elle fait plus encore. Chorégraphe leur contraire pour que s’unissent
être prête à évoluer quand l’envi- ingéniosité. d’un délicat ballet biologique, elle leurs cellules sexuelles et que se crée
ronnement change. Si les premiers Parce que tout se joue en quelques impose aux gènes des figures iné- l’œuf qui les perpétuera. Comment
préhominiens, quelques millions instants, parce qu’à l’unité de temps dites. Empêchant par là même que ces minuscules gamètes, émis dans
d’années avant nous, ne s’étaient pas s’ajoute celle du lieu, parce que s’y chaque cellule sexuelle n’emporte l’océan par des centaines d’espèces
adaptés à la savane parce que leur mêle, enfin, l’amour charnel de avec elle, en bloc, une moitié des distinctes, retrouvent-ils leur
squelette n’était plus le même que deux êtres, nous datons l’origine gènes d’un parent que lui-même moitié ? « Les progrès récents de
celui de leurs cousins forestiers, il n’y de notre identité au moment de la aurait reçu en bloc de l’un des siens. l’immunologie ont montré l’extrême
aurait pas d’hommes aujourd’hui », fécondation. C’est oublier la division « S’il en était ainsi, chaque individu complication des mécanismes de
avance Jean-Paul Lévy. Se conserver appelée méiose. Certes, la fusion hériterait d’une moitié d’informa- "reconnaissance du soi" au niveau
et se transformer en même temps : qui se produit alors entre sperma- tion venant d’un des grands-parents de l’organisme. Il est probable que
ni la scissiparité (reproduction par tozoïde et ovule, entre le don du maternels et l’autre d’un des grands- les mécanismes de reconnaissance
simple division de l’organisme), ni père et celui de la mère, léguera à parents paternels, et plus rien des du gamète conjoint en soient une
la parthénogenèse (reproduction l’enfant une subtile mosaïque de deux autres », remarque Jean-Paul variante, ou peut-être une version
sans fécondation), ni le bouturage, leurs gènes respectifs. Lévy. Heureusement, les chromo- primitive », avance André Langaney.
ne savent le faire. Ils ne donnent – à Mais la source de la différence se somes ne sont pas indestructibles. Ils Avec la sexualité naît, aussi, la recon-
quelques mutations près – que des situe bien en amont de cet évé- peuvent se casser, se recoller, bref : se naissance de l’autre. Plus grande sera
copies de l’original. C’est pourquoi la nement. Elle prend naissance une réinventer. C’est ce qui se produit lors la difficulté, lorsque les plus hardis de
nature a inventé la sexualité. Et, avec génération plus tôt, dans les em- de la méiose. Les deux chromosomes ces nouveaux habitants du monde
elle, la diversité. bryons mêmes des futurs parents. d’une même paire commencent par s’essaieront à sortir des eaux. Car les
Du premier œuf, issu comme nous Les cellules sexuelles mâles et s’accoler gène à gène, sur toute leur cellules sexuelles ne peuvent sur-

La raison et le réel 67
L ES A RT I C L ES D U

vivre qu’en milieu liquide, ce qui l’ovaire pour y recueillir l’ovule par l’emporter ? Sur quels mérites, de la diploïdie. Le moment zéro du
explique que les grenouilles et les qu’il émet périodiquement. sur quel exploit sera désigné le développement embryonnaire.
salamandres, contournant le pro- C’est donc là, au cœur du ventre vainqueur ? Nul ne le sait, et nous Dans les vingt-quatre heures qui
blème, aient conservé leurs amours maternel, qu’aura lieu la rencontre. sommes tous le produit de cette suivent sa conception, le futur
aquatiques. Pour créer véritable- Elle s’accomplira au terme d’une loterie. Une certitude, toutefois : enfant à naître se divise en deux
ment le statut d’animal terrestre, la course harassante, disputée par une malgré l’intense sélection subie par cellules. Puis en quatre, puis en huit.
nature, une fois encore, doit innover. myriade de spermatozoïdes dont les spermatozoïdes, l’efficacité de Au stade de trente-deux cellules, le
Et instaurer une méthode simple et un seul sortira gagnant. Celui-ci, du ce mode de reproduction est consi- voilà comme une petite mûre, d’où
universelle pour que la rencontre même coup, déterminera le sexe dérable (le record officiel pour son joli nom, morula. Très vite, les
puisse s’effectuer hors de l’eau. de l’enfant à naître, selon que son l’espèce humaine, détenu par une cellules se divisent en deux groupes,
Ce sera la fécondation interne, à chromosome sexuel sera X ou Y. femme russe du XVIIIe siècle, est de l’un périphérique, l’autre central. La
l’intérieur du corps de la femelle. Garçon ou fille, le choix est en effet soixante-neuf enfants). Et une piste masse cellulaire externe, appelée
Par des moyens variant à l’infini dicté par l’appariement XY ou XX. de recherche : dans cette rencontre trophoblaste, sera à l’origine du pla-
suivant les espèces, le sperme du La mère ne pouvant produire que au sommet des voies utérines, le centa ; la masse interne deviendra
mâle est ainsi acheminé, depuis les des ovules X, c’est donc au père, par « nez » des cellules semble jouer un l’embryon. L’ensemble commence
testicules où il se forme, jusqu’aux ses cellules fécondantes X ou Y, que rôle non négligeable. De même que à se creuser d’une cavité centrale
organes où il assure la fécondation. revient le fin mot de l’affaire. C’est les femelles de multiples espèces emplie de liquide.
Parfois dans la séduction anonyme pourquoi les diverses méthodes ex- secrètent des phéromones pour Empruntant le chemin inverse des
(le mille-pattes s’éclipse après avoir périmentées pour déterminer – et séduire leurs mâles, l’ovule attire spermatozoïdes, l’œuf redescend la
déposé son sperme dans une petite orienter – le sexe des enfants avant les spermatozoïdes en émettant trompe de Fallope pour gagner la
toile, dont l’odeur attire irrésis- leur conception se fondent sur la des substances chimiques, dont la cavité utérine. Au sixième jour du
tiblement sa belle), parfois avec séparation des spermatozoïdes en structure n’est pas sans rappeler développement, c’est une sphère
autorité, voire athlétisme (chez groupes X et Y (la technique la plus celle des molécules odorantes… creuse constituée d’une centaine de
les collemboles, le petit mâle va fiable à ce jour, rendue publique il Voici donc l’élu aux portes de son cellules, le blastocyste, qui fait son
jusqu’à soulever son énorme y a quelques mois par une firme royaume. Il commence par en entrée dans la cavité utérine. Un
femelle pour l’emmener au lieu américaine, consiste à rendre ces perdre sa coiffe, l’acrosome, qui se monde dont la paroi, richement
où il a déposé ses spermatophores). chromosomes fluorescents, puis à dissout et libère ses enzymes. Ces vascularisée et placée sous la pro-
Pour transmettre une gouttelette les séparer en fonction de leur lumi- derniers ont pour mission d’atten- tection de la progestérone, sécrète
contenant quelques millions de nosité), avant de féconder l’ovule drir la zone pellucide, enveloppe généreusement facteurs de crois-
spermatozoïdes, les variations par insémination artificielle. protectrice qui entoure l’ovule. sance et éléments nutritifs. L’em-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
amoureuses et anatomiques les X ou Y : par les voies naturelles, Lequel, dès l’ultime étape franchie, bryon ne tarde pas à s’y implanter
plus sophistiquées ont ainsi été seul le hasard décidera. Mais avant, exprime sa satisfaction en émettant et s’enfonce profondément dans
essayées. Jusqu’à ce que, enfin, soit quel marathon ! Et que d’abandons ! des milliers de petits granules, qui l’opulent tissu. L’aventure in utero
inventée la plus efficace d’entre Partis entre 50 et 100 millions, ils ne empêcheront désormais tout autre commence.
elles : un petit bijou de la technique seront plus que quelques centaines prétendant de le pénétrer. Vient
baptisé pénis, qui a fait ses preuves à avoir franchi l’utérus et a avoir alors le grand moment, la fusion Catherine Vincent
depuis des dizaines de millions remonté jusqu’à l’ampoule qui des deux noyaux mâle et femelle. (5 janvier 1999)
d’années chez les reptiles et les coiffe la trompe. Le trajet qu’ils ont La naissance de l’œuf, la restitution
mammifères. à parcourir leur prendra près de 2
Son principe : un tissu spon- heures : 20 centimètres, à la vitesse
gieux capable de se gorger de de 50 millionièmes de mètre par POURQUOI CET ARTICLE ?
sang, de gonfler et d’acquérir seconde. Avec pour tout bagage un
la rigidité nécessaire à sa péné- flagelle long et mobile, une belle Dans cet article, Catherine Vincent nous dévoile l’origine biologique de
tration dans le vagin. A l’autre réserve de carburant et une petite l’homme et son caractère mystérieux. Le texte montre à quel point le phé-
extrémité de celui-ci s’ouvre vésicule bourrée d’enzymes, l’acro- nomène de la reproduction est source d’interrogation philosophique et de
une deuxième cavité, l’utérus. Il some, fichée au-dessus de la tête. Au fascination. Il nous décrit un processus biologique qui illustre parfaitement
se prolonge de chaque côté par bout de la compétition : la timbale. la formule de Leibniz selon laquelle « Chaque corps organique vivant est une
deux longs conduits, les trompes Un gigantesque ovule (0,14 mm de espèce de machine divine », mais rejoint également les réflexions de Kant
de Fallope, dont la partie ter- diamètre), l’une des plus grosses et de Cuvier (cf. texte clé) sur le rapport des parties au tout chez l’être vivant.
minale (l’ampoule) s’accole à cellules de l’organisme. Lequel finira

Les leçons de la nature


H
ostile ou accueillante, la na- de plus parfaites leçons d’harmonie miracle qui représente, aux yeux façon, comme l’exige la construc-
ture cache aux hommes ses qu’une rose, le vol d’un oiseau ou le de François Jacob, « le phénomène tion réussie d’un organisme vivant.
mystères, ne leur offrant mouvement des vagues, mais c’est le plus stupéfiant, l’histoire la plus Cette aventure risquée suppose un
à admirer que sa beauté. Mais les en biologiste que j’aimerais vous étonnante qu’on puisse raconter sur enchaînement parfaitement har-
scientifiques, insatiables et fous du parler d’autres accords de la nature, cette terre ». monieux entre – nombre à peine
désir d’en violer les secrets, nous aux charmes plus austères. Cette histoire commence avec croyable – des centaines de mil-
dévoilent sans cesse de nouvelles Chacun de nous, l’éphémère, l’oli- l’espoir de toute cellule : se diviser. liers de réactions inscrites dans le
raisons d’être séduits. Autour de vier millénaire, naît d’une seule Encore faut-il qu’elle le fasse au bon programme génétique de chaque
nous, il n’y a pas de plus simples, cellule, fruit de tant d’attirance. Un moment, au bon endroit, de bonne cellule, réactions qui se suivent,

68 La raison et le réel
L ES A RT I C L ES D U

se chevauchent, se croisent en un une forme d’harmonie mais, osons vivant étaient, comme la main, non rieuse autorise la plus belle des
ballet d’une formidable complexité. la contradiction, une funeste har- identiques à leur image dans un harmonies.
Un défi pour les biologistes du déve- monie, fondée sur l’existence, dans miroir, et cette chiralité s’est révélée C’est dans une tout autre forme
loppement, qui vont pas à pas pro- chaque cellule, d’un programme universelle ; ainsi, les hélices d’ADN d’interdépendance que vivent beau-
poser les clés de cette organisation génétique létal. tournent vers la gauche chez tous coup d’animaux et de végétaux. En
a priori inextricable. Ils découvrent L’hécatombe est particulièrement les êtres vivants. Cette différence voici trois exemples très courts :
que des gènes régulateurs, innom- lourde pour les cellules nerveuses avec la matière inerte reste l’une – harmonie trop parfaite : les colo-
brables architectes, induisent et embryonnaires. Les infortunés des énigmes concernant l’origine nies de fourmis répètent inlassable-
maîtrisent par de multiples com- neurones qui ont développé peu de la vie. ment et sans fantaisie ce que leur
binatoires hiérarchisées la destinée de connexions ou les ont mal Construits avec tant de rigueur, tant dicte leur programme génétique,
topographique et fonctionnelle des conduites sont éliminés au profit de raffinement, mais tant d’aléas, avec, pour seul objet, la reproduc-
cellules embryonnaires. Cellules d’une sorte de darwinisme neu- les êtres vivants émerveillent par tion de l’espèce ;
ainsi conduites, après migration, à ral, autrement dit d’une sélection la richesse de leurs fonctions, fonc- – harmonie trahie : les mitochon-
se différencier de façons très variées bénéfique. tions éparses que Claude Bernard dries de nos cellules et les chlo-
pour constituer les divers organes, De même, certains d’entre nous aura le génie de rapprocher : « Tous roplastes des végétaux, structures
chefs-d’œuvre de conception et de ignorent peut-être qu’en souvenir les phénomènes du corps vivant sont précieuses, étaient, dans un très
réalisation, de rigueur et de pré- de quelque ancêtre aquatique leurs dans une harmonie réciproque telle lointain passé, des bactéries vivant
cision. mains et leurs pieds étaient palmés qu’il paraît impossible de séparer en symbiose, qui ont ultérieure-
Les plus fameux de ces gènes régula- à un stade de leur développement, une partie de l’organisme sans ment été annexées au détriment de
teurs ont eu le privilège d’enchanter et qu’ils doivent la liberté de leurs amener immédiatement un trouble leur individualité ;
les généticiens. Avec stupéfaction, doigts à une destruction cellulaire dans tout l’ensemble. » Pour asseoir – harmonie pittoresque : « La Vanille
ils ont découvert que les gènes de opportune. sa thèse, il invente le concept de et la Mélipone » pourrait être le
la famille Hox, mettant en place le Plus tard dans la vie, l’apoptose va « milieu intérieur », entité groupant titre d’une fable de La Fontaine. Elle
plan d’organisation d’un embryon connaître des égarements : défail- sang et liquides organiques, sorte raconterait comment des plants
humain, étaient extrêmement lante, elle épargnera d’indésirables de mer intérieure protectrice qui de vanille mexicains, introduits à
proches de gènes jouant un rôle cellules cancéreuses ; excessive, elle baigne les cellules et s’efforce de la Réunion, n’avaient pu s’y repro-
comparable chez un ensemble détruira de précieux neurones. les mettre à l’abri des tempêtes de duire. Que leur manquait-il ? Tout
d’animaux et de végétaux. Enfin, surprise, mais confirma- l’environnement ; c’est ce qu’on simplement leur compagne améri-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
La souris côtoie ici la célèbre tion de l’unité du monde vivant, appellera plus tard l’homéostasie. caine pollinisante, l’hyménoptère
mouche drosophile, mais aussi ce phénomène concerne aussi les Dès lors, les physiologistes vont mélipone, qu’aucun insecte réu-
Caenorhabditis elegans, petit ver plantes et leur permet de se proté- penser autrement. Ils comprennent nionnais ne pouvait remplacer. […]
devenu la coqueluche des biolo- ger de leurs ennemis en créant dans que chaque organisme vivant doit Privilégiés de l’évolution, nous ne
gistes, et même une plante à fleurs, leurs feuilles ces trous qui nous être considéré comme un tout sommes pourtant que l’un des
Arabidopsis thaliana. Ainsi, mer- intriguent, vraie stratégie de la terre fonctionnel, véritable société for- éléments de l’immense chaîne de
veille de l’unité du monde vivant, brûlée. mée de cellules très diversement solidarité des mondes animal et
nous partageons ces gènes rescapés Chez un très grand nombre d’êtres spécialisées, mais unies dans l’har- végétal, tributaires, nous aussi, des
de l’évolution avec nos ancêtres vivants, le développement conduit monie d’une aventure commune. cycles de l’azote, du carbone et de
communs d’il y a plus d’un milliard à un organisme qui frappe par sa Processus aussi vrai pour le petit ver l’oxygène, donc de la providentielle
d’années. symétrie. Le sentiment d’harmo- aux 959 cellules que pour l’homme, photosynthèse placée sous la tutelle
Hélas, le chaos menace à tout ins- nie inspiré par les symétries de la qui en compte plus de 100 000 du Soleil.
tant l’harmonie du développement. nature a vraisemblablement accom- milliards. […] Dans Les Nouvelles Nourritures, Gide
On le découvre lorsque l’un des pagné l’homme dès ses origines, L’immunologie réserve parfois dit à Nathanaël : « Tu n’admires pas
exécutants de la fragile partition probablement aussi contribué à des surprises, et plus elle a pro- comme il le faudrait ce miracle
fait une fausse note : la moindre son sens esthétique. L’importance gressé, plus a été stupéfiante étourdissant qu’est ta vie. » Ecou-
mutation, le plus petit décalage de la notion de symétrie dans les l’absence, chez les humains et tons-le et goûtons ces harmonies :
dans l’expression d’un gène peuvent sciences ne se limite pas aux êtres les autres vivipares, de réaction ce sont nos vies, nos actions, nos
alors être redoutables. […] vivants. Pierre Curie fit une étude immunologique de la mère vis-à- plaisirs.
Claude Bernard a écrit : « La vie c’est de la symétrie des états physiques vis du fœtus, bien que celui-ci soit
la création », tout en ajoutant : « La et postula que, pour un phéno- étranger par l’apport génétique Dominique Meyer
vie c’est la mort », montrant ainsi mène, « les éléments de symétrie des paternel. Cette tolérance mysté- (27 octobre 2004)
combien construction et destruc- causes doivent se retrouver dans les
tion sont complémentaires dans la effets produits ». Très récemment,
nature. Développant cette idée, il y Edouard Brézin a pu écrire : « La POURQUOI CET ARTICLE ?
a quelques mois, Nicole Le Doua- symétrie détermine le monde. »
rin soulignait […] à quel point la Mais la nature aime aussi nous jouer Dans cet article, la biologiste Dominique Meyer évoque le spectacle de
destruction cellulaire programmée, des tours et cacher derrière une la nature, étonnant et fascinant pour l’homme. Celui-ci y découvre une
dénommée « apoptose », compense apparence symétrique de remar- forme d’harmonie et de perfection, mais aussi de jeu et de fantaisie qui
la prodigalité de la nature et fait quables asymétries. Non seulement l’amènent à la contemplation de la faune et de la flore. L’auteur illustre ici à
partie de l’embryogénèse. notre cœur n’est pas au milieu de la travers de nombreux exemples précis, empruntés à la biologie, le mystère
Cette apoptose, en assurant la poitrine, mais, à la suite de Pasteur, et la perfection de la nature qui furent une source de questionnement
survie des cellules les plus utiles, les biologistes ont découvert que les philosophique depuis l’origine grecque de la philosophie.
représente donc pour l’organisme molécules constitutives du monde

La raison et le réel 69
L’ESSENTIEL DU COURS

La matière
MOTS CLÉS
COMPOSÉ
HYLÉMORPHIQUE
De hulé, « la matière », et mor-
phé, « la forme ». Désigne chez

et l’esprit
Aristote toute chose individuelle
concrète : un lit, par exemple, est
composé de matière (le bois) et
de forme (la forme du lit, qui le
définit).

ESPRIT
Du latin spiritus, « souffle ». Dé- La matière est ce qui est le plus élémentaire, au sens où c’est
signe, au sens large, par opposi-
tion au corps matériel, le principe ce qui existe indépendamment de l’homme, comme ce qui est
immatériel de la pensée. susceptible de recevoir sa marque, la marque de l’esprit. La dé-
Chez Pascal, l’esprit, qui permet
la connaissance rationnelle, s’op-
finition est ici nominale : est matière ce qui n’est pas esprit, et
pose au cœur, par lequel l’homme inversement. Pourtant, matière et esprit sont-ils deux réalités
s’ouvre à la charité et à la foi.
Chez Hegel, l’esprit est le mou-
que tout oppose ?
vement de se reprendre soi-
même dans l’altérité. Il désigne Qu’est-ce qui oppose la matière à
ainsi le mouvement même de la l’esprit ?
conscience. Si la matière est ce qui manque de détermination,
l’homme est par excellence l’être qui va lui donner
ETENDUE forme par son travail. Or, ce travail de transformation

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
L’étendue d’un corps, c’est la por- n’est possible que parce que l’homme, comme le dit
tion d’espace que celui-ci occupe Hegel, « est esprit ». Parce qu’il a une conscience,
dans le réel. C’est parce que les l’homme peut sortir de lui-même et aller vers le
corps sont dans l’espace qu’ils sont monde, pour le ramener à lui et se l’approprier, ne
étendus. Chaque corps occupe l’es- serait-ce que dans la perception.
pace de manière spécifique. Parce qu’il est esprit ou « être pour soi », l’homme est
capable de ce double mouvement de sortie hors de
IDÉALISME/ soi et de retour à soi, ce qui l’oppose précisément à la
MATÉRIALISME matière, ou « être en soi », qui est incapable de sortir
L’idéalisme est une doctrine qui hors de ses propres limites.
accorde un rôle prééminent aux
idées. On pourra parler ainsi La matière est-elle ce qui n’a pas de
de l’idéalisme de Platon, qui conscience ?
accorde plus de réalité et de di- Pour Hegel, la distinction entre la matière et l’esprit
gnité aux idées qu’aux réalités L'atomiste Démocrite. rejoint la distinction entre être conscient de soi et être
sensibles. La notion d’idéalisme non conscient de soi : en ce sens, l’esprit désigne tout
allemand renvoie aux philoso- Qu’est-ce que la matière ? ce qui porte la marque de l’homme (un produit du
phies de Kant, Hegel, Fichte et Couramment, la matière désigne l’inerte, par opposi- travail humain ou une œuvre d’art) et la matière, tout
Schelling. L’idéalisme s’oppose tion au vivant : c’est la pierre, le bois, la terre, bref, ce ce qui est étranger à l’homme et n’est qu’un support
au matérialisme, doctrine qui qui est inanimé, c’est-à-dire qui ne possède pas d’âme possible pour ses activités : les choses de la nature,
considère la matière comme au sens qu’Aristote donne à ce terme (le principe vital dans la mesure où elles existent indépendamment de
la seule réalité existante, qui interne à tout être vivant). Pourtant, l’être vivant est toute intervention humaine et n’ont pas encore été
explique tout, y compris la vie lui aussi composé d’une matière : la distinction de transformées, sont matière. La matière est donc ce qui
spirituelle, à partir de la ma- départ est donc insuffisante. n’a pas de conscience et ce dont l’esprit a conscience.
tière. L’atomisme antique de En fait, ce qui caractérise la matière, c’est d’abord un
Démocrite et d’Épicure est un défaut de détermination. La matière est sans forme : Matière et esprit s’excluent-ils néces-
matérialisme. ce n’est qu’une fois mise en forme qu’elle est délimi- sairement ?
tée et déterminée, par exemple, une fois que l’argile Telle est la position de Descartes, qui pose d’emblée
IDÉE a reçu la forme d’une cruche. C’est ainsi qu’Aristote l’existence de deux substances distinctes : « la subs-
Du grec idein, « voir ». L’idée est considère toute chose concrète comme un composé tance pensante » et « la substance étendue », la
ce par quoi la pensée unifie le de forme et de matière, ou composé hylémorphique première caractérisant l’homme en tant qu’il pense
réel. La question de l’origine et (de hylé, « matière », et morphè, « forme », en grec). et se pense, et la seconde caractérisant la matière
de la nature des idées divise les La matière n’est alors ici que le support sans forme corporelle, pure étendue géométrique. Pourtant, cette
philosophes. Descartes soutient propre de déterminations formelles. distinction pose problème : comment penser en effet

70 La raison et le réel
L’ESSENTIEL DU COURS

l’union étroite de « la substance MOTS CLÉS (SUITE)


pensante » et de « la substance
étendue » que tout oppose, c’est-à- que nous avons en nous des idées
dire l’union de l’âme et du corps innées, alors que Hume leur attri-
dans l’être humain ? bue une origine empirique.
Si cette union va de soi dans la Il faut distinguer, chez Kant, l’idée
vie courante (je veux mouvoir du concept : l’idée, produite par la
ma main, et je la meus) comment raison, est un principe d’unifica-
l’expliquer sur le plan métaphy- tion du réel supérieur au concept,
sique ? Descartes pose l’existence produit par l’entendement.
« d’esprits animaux », sortes d’in-
flux nerveux assurant la commu- MATIÈRE, FORME
nication entre l’esprit et le corps ; Opposition aristotélicienne. La
Spinoza, mais aussi Leibniz et matière est le substrat indéter-
Bergson, montreront que cette miné que la forme vient déter-
solution n’est pas satisfaisante. miner. La forme d’une chose est
ainsi non seulement son contour,
mais surtout son essence, ce qui la
« Tout ce qui est réel définit. Un composé de matière
et de forme est un composé hylé-
est rationnel, tout ce morphique.
qui est rationnel est
réel. » (Hegel) MONISME
Du grec monos, « un seul ». Terme
crée par Christian Wolff pour dé-
Comment penser signer un système philosophique
une participation dans lequel la totalité du réel est
de la matière à considérée comme une substance

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
l’esprit et de l’esprit unique.
à la matière ?
Dans son ouvrage Matière et mé- SENSIBLE/ INTELLIGIBLE
moire, Bergson entend réconcilier Est dit sensible tout ce qui concerne
ce que Descartes avait opposé et les objets accessibles au moyen des
Dispositif optique extrait du Traité de l'homme de Descartes.
montrer que l’insertion de l’esprit cinq sens. Est dit intelligible tout ce
dans la matière est possible, parce qui concerne l’intellect et ses objets
que l’esprit et la matière ont au fond de la vie de l’esprit contient tous les qu’est le corps. En réalité, « corps » (idées, nombres).
le même mode d’être : ils sont deux autres et n’est que leur développe- et « esprit » désignent non pas
formes de la durée. ment continu. deux ordres, mais deux faces SUBSTANCE
La matière en elle-même n’est pas, Ce que Bergson nomme « durée » d’une même réalité ; la question Du latin substare, « se tenir en-
comme le croyait Descartes, l’espace permet donc de penser sous un est simplement de savoir si l’acti- dessous ». Au sens strict, chez
géométrique que nous présente la même concept l’esprit et la matière. vité spirituelle se réduit finale- Descartes, la substance est ce qui
science, mais un ensemble de vibra- ment à l’activité physico-chi- n’a besoin de rien d’autre pour
tions continues, dont les moments L’esprit se réduit-il à de mique du cerveau (thèse exister : seul Dieu est tel.
se pénètrent sans rupture comme la matière ? réductionniste), ou si le cerveau Mais en un autre sens, la subs-
les notes d’une mélodie. Nous La question est encore aujourd’hui peut être conçu sur le modèle d’un tance est le support permanent
n’envisageons la matière comme vivement débattue. Selon la thèse ordinateur, c’est-à-dire comme un des attributs ou qualités : ainsi
divisible en objets extérieurs les moniste (du grec monos, un), l’es- système computationnel de trai- la « substance pensante » a pour
uns aux autres que pour les besoins prit n’est qu’une configuration tement d’informations (thèse attribut principal la pensée.
de l’action et sous l’influence du particulière de la matière. Cette fonctionnaliste). On peut cepen-
langage qui en nommant, crée des thèse est celle de Gilbert Ryle : dant objecter que la seule chose qui
distinctions. De même pour l’esprit : nous croyons qu’une entité sépa- s’atteste dans les neurosciences,
il n’est pas en lui-même composé rée et réelle correspond au mot c’est une solidarité entre l’activité « Je crois
d’états de conscience discontinus « esprit », et nous en faisons un cérébrale et la conscience ; cela ne la pensée si peu
et homogènes. Chaque moment « fantôme dans la machine » signifie pas que la conscience soit incompatible
réductible à des états cérébraux avec la matière
(Bergson). La question est surtout
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER morale : faire de l’esprit un proces-
organisée qu’elle
sus physico-chimique ou un em-
semble en être
• Les sciences cognitives : une révolution en attente. boîtement de fonctions, cela ne une propriété »
Les philosophes face à l'intelligence artificielle p. 73 revient-il pas à mécaniser
(Jean-Paul Thomas, 22 octobre 1993.) l’homme, c’est-à-dire à nier la li- (La Mettrie)
berté et la dignité humaine ? 

La raison et le réel 71
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Descartes nous
Dissertation : La matière est-elle
invite à distinguer ce qui est de
l’ordre de l’esprit et ce qui est de
l’ordre de la matière corporelle.
plus facile à connaître que l’esprit ?
pas également des difficultés à définir précisément
Nous devons croire que toute ce qu’est la matière ?
la chaleur et tous les mouve-
ments qui sont en nous, en tant Le plan détaillé du développement
qu’ils ne déclenchent point de I. La matière se prête davantage aux exigences de la
la pensée, n’appartiennent connaissance.
qu’au corps. Au moyen de quoi a) La méthode d’observation s’applique aux phéno-
nous éviterons une erreur très mènes matériels susceptibles d’être perçus.
considérable en laquelle plu- b) Inversement, aucune preuve matérielle ne peut
sieurs sont tombés, en sorte que être apportée sur la réalité tangible de l’esprit d’un
j’estime qu’elle est la première homme, ni de l’Esprit divin, simple objet de croyance.
cause qui a empêché qu’on n’ait c) Les éléments de l’esprit ne se laissent pas connaître
pu bien expliquer jusques ici de la même façon : un individu qui se sait ob-
les passions et les autres choses servé peut délibérément cacher, mentir… Il faut
qui appartiennent à l’âme. Elle donc interpréter, ce qui laisse la part plus grande à
consiste en ce que, voyant que la subjectivité.
tous les corps morts sont pri- Transition : Connaître et interpréter, n’est-ce pas une
vés de chaleur et ensuite de activité de l’esprit ?
mouvement, on s’est imaginé
que c’était l’absence de l’âme II. L’esprit peut avoir une bonne connaissance de
qui faisait cesser ces mouve- ses lois
ments et cette chaleur. Et ainsi a) La conscience nous donne une plus grande certi-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
on a cru sans raison que notre tude de sa propre activité spirituelle que des objets
chaleur naturelle et tous les extérieurs. Il s’agit de l’analyse de Descartes qui
mouvements de nos corps dé- aboutit à : « Je pense donc je suis. »
pendent de l’âme, au lieu qu’on b) La matière définie comme substance est un concept
devait penser au contraire que L’analyse du sujet très abstrait. On connaît davantage les éléments
l’âme ne s’absente, lorsqu’on I. Les termes du sujet (particules élémentaires) ou les lois (force gravita-
meurt, qu’à cause que cette • La matière : tionnelle) de la matière.
chaleur cesse, et que les or- – substance fondamentale des choses. c) L’esprit, entendu comme substance, est lui aussi un
ganes qui servent à mouvoir – tous les éléments, tous les niveaux d’organisation terme abstrait. On le connaît par ses manifestations
le corps se corrompent. Afin de cette substance : atomes, molécules, corps, objets… extérieures ou par des schémas théoriques de corré-
donc que nous évitions cette • L’esprit : lation entre ses éléments : le conscient et l’inconscient
erreur, considérons que la mort – faculté de penser sous toutes ses formes : conscience, par exemple.
n’arrive jamais par la faute de idées, réflexion…
l’âme, mais seulement parce – « réalité » immatérielle ; substance supposée être Conclusion
que quelqu’une des principales distincte du corps. La matière et l’esprit sont étudiés selon des schémas
parties du corps se corrompt ; • Plus facile à connaître : de lois. Mais cela veut-il dire que tout phénomène a
et jugeons que le corps d’un – exigence de savoir, de vérité. des causes matérielles ?
homme vivant diffère autant – baisse des efforts, des difficultés, des obstacles.
de celui d’un homme mort
que fait une montre, ou autre II. Les points du programme Ce qu’il ne faut pas faire
automate (c’est-à-dire autre • La matière et l’esprit. Parler uniquement de la matière dans une partie du
machine qui se meut de soi- • La conscience. devoir, et de l’esprit dans une autre.
même), lorsqu’elle est montée • La vérité.
et qu’elle a en soi le principe • L’interprétation.
corporel des mouvements pour Les bons outils
lesquels elle est instituée, avec L’accroche • Platon, Phédon  (plusieurs arguments en faveur de
tout ce qui est requis pour son Le cerveau est peu à peu décrypté et cartographié l’existence séparée et autonome de l’âme).
action, et la même montre, ou par la science. • Bergson, L’Âme et le Corps (l’auteur intègre à son ar-
autre machine, lorsqu’elle est gumentation des éléments de découverte scientifique
rompue et que le principe de La problématique sur le cerveau).
son mouvement cesse d’agir. La structure de la matière n’est-elle pas plus accessible • Spinoza, Éthique.
à l’analyse et à l’observation que l’esprit ? L’esprit sous • Aristote, De l’âme.
René Descartes, Traité des toutes ses formes peut-il être vraiment appréhendé • Descartes, Méditations métaphysiques.
passions de façon objective ? Cependant, la science n’a-t-elle • Berkeley, Des principes de la connaissance humaine.

72 La raison et le réel
L'A RT I C L E D U

Les sciences cognitives : une révolution en attente


Les philosophes face à l’intelligence artificielle
L’étude des « machines à penser » engage des choix métaphysiques. Il est temps d’en débattre davantage.

R endus prudents par de mé-


morables déconvenues, les
philosophes ne s’aventurent
plus qu’avec circonspection dans
les domaines qui leur sont devenus
la remise en question du projet lui-
même – fournissent malgré tout
l’occasion de débats plus féconds. Le
mouvement même de cette discipline
nouvelle lui fait en effet rencontrer des
gnitivisme, les tenants du paradigme
symbolique, pour lesquels la cognition
met en jeu la manipulation de sym-
boles, et ceux du connexionnisme,
aujourd’hui en plein essor. Selon Wil-
et explique le système cognitif par la
mécanique du réseau neuronal.
Ce réductionnisme militant peut
choquer. Le paradoxe est qu’il suscite
des inquiétudes et des réserves au
étrangers. Des développements problématiques philosophiques. liam Bechtel et Adele Abrahamsen, sein même de cette constellation de
scientifiques récents viennent par- le connexionnisme « propose une disciplines que sont les sciences cogni-
faire une entreprise de confiscation conception radicalement différente tives. Il y a quelques années, Hubert
scientifique des objets traditionnels de Des résultats limités du système de traitement fondamental Dreyfus ouvrait la voie de la critique
la philosophie. Par exemple, le centre En 1965, Herbert Simon annonçait : de l’esprit-cerveau. L’idée fondamen- phénoménologique de l’intelligence
du terrain, en ce qui concerne l’étude « En l’espace de vingt ans, les machines tale est qu’il existe un réseau d’unités artificielle en rappelant que nos capa-
des phénomènes cognitifs, est occupé seront capables d’effectuer toutes les élémentaires ou nœuds dont chacun cités cognitives sont indissolublement
depuis une trentaine d’années par tâches, quelles qu’elles soient, que a un certain niveau d’activation. Ces liées à notre propriété d’avoir un corps,
l’intelligence artificielle et la psycholo- peuvent effectuer les hommes. » Le pari unités sont connectées entre elles, de et pas seulement un cerveau.
gie cognitive. Mais, comme le rappelle n’a pas été tenu : les résultats les plus sorte que les unités actives excitent ou Tout récemment, Francisco Varela,
Jean-Gabriel Ganascia à la fin de son probants demeurent étroitement cir- inhibent les autres unités ». qui situe sa réflexion dans le cadre
livre, l’Ame-machine, l’intelligence conscrits. Ils concernent la résolution d’une étude des systèmes biologiques,
artificielle se moque bien de recevoir de problèmes logiques, la traduction, Manipulation et s’est inscrit dans une perspective
les lumières des philosophes. l’exploitation des connaissances à des manipulateur analogue. Avec Evan Thompson et
S’il est vrai, comme l’expose Jacque fins d’expertise et la reconnaissance Les enjeux d’une telle approche de Eleanor Rosch, il se propose d’« élar-
Pitrat dans un article consacré à « La des formes. Aussi est-il aisé d’ironiser l’intelligence sont considérables. Tous gir l’horizon des nouvelles sciences de
naissance de l’intelligence artificielle », sur le décalage entre les prétentions ceux qui supposent que raisonner l’esprit pour prendre en compte dans
que celle-ci « s’est donné pour objectif affichées et ces résultats limités. L’arro- n’est rien d’autre que manipuler des un même geste l’expérience humaine

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
d’analyser les comportements humains gance des scientistes d’aujourd’hui symboles pourvus de sens selon des et les possibilités de transformation
dans les domaines de la compréhen- n’est pas nouvelle : leur naïveté semble règles rationnelles se trouvent placés, qualitative de ce vécu ». Cette tentative
sion, de la perception, de la résolution rejoindre celle de Vaucanson, projetant rappelait John Haugelant, devant une originale prolonge certaines intuitions
des problèmes, afin de pouvoir ensuite de construire un « homme artificiel ». alternative. Car il n’y a pas de mani- de Merleau-Ponty et établit un dia-
les reproduire à l’aide d’une machine », En prenant les choses ainsi, on accepte pulation sans manipulateur. Ou bien logue entre les sciences cognitives,
il faut convenir qu’elle s’attache à de suspendre le statut métaphysique le manipulateur tient compte du sens la phénoménologie et la psychologie
élucider, comme la philosophie, la de l’homme à l’éventuelle mise au des symboles sur lesquels il agit, et il méditative du bouddhisme.
nature et le fonctionnement de l’acte point d’un programme capable de n’est pas simplement mécanique. Ou L’intelligence artificielle est ainsi le
de connaître. Les philosophes, témoins l’emporter sur les meilleurs cham- bien il ignore leur sens et il ne raisonne théâtre de frondes et de rebellions qui
de leur propre désaisissement, de- pions du jeu d’échecs ! pas vraiment. En bref, « si un procédé tempèrent son penchant aux concep-
vraient donc assister impassibles à la Peut-on rendre intégralement compte ou système est mécanique, il ne peut tualisations totalisantes et sa vulnéra-
promotion de disciplines qui accré- de l’intelligence humaine en termes pas raisonner et, s’il raisonne, il ne peut bilité aux idéologies archaïsantes.
ditent scientifiquement le thème, dans de mécanisme ? La mise en évidence pas être mécanique ». Puisque son ambition métaphysique
lequel tous ne se reconnaissent pas, de telle ou telle prouesse technique L’originalité du connexionnisme est avouée, pourquoi les philosophes
d’une déconstruction de la subjectivité ne répond pas directement à cette est d’échapper à cette alternative, refuseraient-ils le débat ? 
en référence à une théorie de la cogni- interrogation. Il reste en effet à inter- puisqu’il abandonne l’hypothèse selon
tion comme « processus sans sujet «, préter ces performances. Une machine laquelle la manipulation s’exerce sur Jean-Paul Thomas
qui renoue avec le structuralisme. accomplissant ce qui serait considéré des symboles. Renouant avec l’asso- (22 octobre 1993)
Condamnés au silence par leur comme une réponse intelligente de ciationnisme, ou le renouvelant, le
volonté de respecter l’autonomie du la part d’un homme peut-elle être connexionnisme fait l’économie du
travail scientifique, il arrive ainsi aux dite intelligente ? Turing l’affirmait. manipulateur, c’est-à-dire du sujet,
philosophes de cautionner par leur Le philosophe John Searle l’a contesté,
passivité les extrapolations auxquelles en faisant valoir qu’une machine
donne lieu l’intelligence artificielle, et peut assembler des symboles selon POURQUOI CET ARTICLE ?
contre lesquelles, souligne Jean-Michel certaines règles, de telle sorte que le
Besnier, « elle ne sait guère résister ». résultat soit compréhensible par des Jean-Paul Thomas rappelle dans cet article à quel point le dévelop-
Entre l’adhésion enthousiaste à un Chinois, sans que l’on puisse affirmer pement de la technique, et plus particulièrement de l’intelligence
projet dont les résultats sont indé- qu’elle connaît le chinois. En somme,
artificielle, pose des interrogations aux philosophes. Il évoque par
niables, et sa condamnation globale au les règles syntaxiques ne peuvent
ailleurs la nécessité de mettre en rapport le développement de la
nom de la réduction de l’intelligence engendrer du sens, et l’intelligence
artificielle à l’idolâtrie barbare des ne peut se définir qu’en termes de
technique, les sciences cognitives et la philosophie elle-même.
ordinateurs, la philosophie pourrait sémantique. En effet, certaines machines paraissent être devenues si puissantes
osciller sans fin. Les tensions à l’œuvre Sous une autre forme, il semble bien mécaniquement qu’elles semblent capables de produire des conte-
au sein même de ce domaine de que cette question soit au centre du nus d’ordre intellectuel. Mais n’en restent-elles pas pour autant des
recherches – qui vont parfois jusqu’à débat qui oppose, aux confins du co- assemblages matériels ?

La raison et le réel 73
L’ESSENTIEL DU COURS

La vérité
MOTS CLÉS
ADÉQUATION
Désigne en particulier la corres-
pondance entre la chose et l’idée
que j’en ai et définit ainsi tradi-
tionnellement la vérité.

APODICTIQUE
Du grec apodeiktikos, « démons-
tratif ». Un jugement apodictique
La vérité fait partie de ces termes que la philosophie scolastique
énonce une vérité nécessaire ; c’est nommait des « transcendantaux », parce qu’ils sont toujours « au-
le cas des propositions de la logique delà » (trans) de tout ce qui est (ens), et que, comme tels, ils ne
et des mathématiques.
Se distingue chez Kant du jugement sont pas définissables : il ne s’agirait pas alors de les comprendre,
assertorique, qui énonce un fait mais de les saisir directement par une intuition immédiate.
contingent, simplement constaté,
et du jugement problématique, qui
énonce un fait possible. les uns les autres, et la définition, cir-
culaire, est purement « nominale »,
CERTITUDE c’est-à-dire qu’en fait elle ne définit
Attitude d’ordre intellectuel mais rien. Il faut donc chercher une autre
aussi moral qui consiste à être as- définition. Pour cela, il faut d’abord
suré de la vérité d’une chose, même définir ce qui est susceptible d’être
si cette vérité n’est pas démontrée. vrai ou faux.
Une certitude peut ainsi se révéler
être vraie ou fausse : je peux par
exemple être certain d’avoir éteint
« Il y a deux sortes
de vérités : celle

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la lampe et ne pas l’avoir fait en
réalité, comme je peux être certain des raisonnements
d’avoir réussi un examen, et l’avoir et celle des faits.
en vérité réellement réussi. Les vérités de
raisonnement sont
COGITO nécessaires et leur
Mot latin signifiant « je pense ». L’in-
tuition « cogito ergo sum », « je pense
opposé est impossible,
donc je suis », constitue pour Des- et celles des faits sont
cartes la certitude première résistant contingentes et leur
au doute méthodique et, comme opposé est possible. »
telle, le modèle de toute vérité. (Leibniz)
CROYANCE
Adhésion à une idée ou une théo- Qu’est-ce qui est
rie sans véritable fondement ra- susceptible d’être vrai
tionnel. En ce sens, la croyance est ou faux ?
une opinion et s’oppose au savoir. Seuls nos énoncés sur les choses,
et non les choses elles-mêmes,
DOUTE MÉTHODIQUE sont susceptibles d’être vrais ou
Méthode cartésienne de mise à faux ; et encore : la prière, le sou-
l’épreuve des opinions afin de parve- hait, l’ordre, etc., sont des énoncés
nir à une vérité indubitable. Ce n’est qui n’ont pas de valeur de vérité.
ni le doute spontané de l’homme en En fait, seuls les énoncés qui at-
proie à l’incertitude, ni le doute des tribuent un prédicat à un sujet,
sceptiques, qui font de la suspen- c’est-à-dire les jugements prédi-
sion définitive du jugement une catifs, peuvent être vrais ou faux.
sagesse de vie. Saint Thomas d’Aquin : « La vérité est l'adéquation de la chose et de l'intellect. » La vérité serait alors d’attribuer à
Le doute comme méthode est provi- un sujet le prédicat qui exprime
soire, systématique, et hyperbolique, Quel sens donnons-nous bien comment le sujet est réellement (par exemple,
car il a une fonction critique : séparer habituellement à la vérité ? l’énoncé « la table est grise » est vrai si la table réelle
les opinions des savoirs certains, pour Descartes remarque que l’on définit couramment le est effectivement grise). Une proposition serait donc
permettre d’asseoir sur des bases iné- vrai comme ce qui n’est pas faux, et le faux comme vraie quand elle décrit adéquatement la chose telle
branlables l’édifice des sciences. ce qui n’est pas vrai… Ici, les contraires se définissent qu’elle est.

74 La raison et le réel
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS (SUITE)


ERREUR
Du latin errare, « errer ». Affirma-
tion fausse, c’est-à-dire en contra-
diction, soit avec les règles de la
logique, soit avec les données de
l’expérience. À distinguer de la
faute, qui possède une connota-
tion morale et ne concerne pas
tant le jugement que l’action.

ÉVIDENCE
Du latin videre (« voir »), l’évidence
est ce qui s’impose comme réel de
façon immédiate et qui peut ainsi
être tenu pour vrai sans réflexion.
Cependant, toute évidence n’est pas
nécessairement vraie, même si des
vérités peuvent êtres évidentes. Ainsi,
par exemple, il est évident que le So-
La bouche de la vérité (Rome). leil tourne autour de la Terre comme
l’observation à l’œil nu l’indique,
La définition de la vérité comme pendant rien d’autre : hormis cela, je peux encore me même si l’astronomie nous a appris
adéquation est-elle satisfaisante ? prendre à douter de tout. Mais, parmi toutes les idées que cela était faux : c’est la Terre, et
Saint Thomas d’Aquin a le premier défini la vérité dont je peux douter, il y a l’idée de Dieu. L’idée d’un non le Soleil, qui tourne.
comme l’adéquation de l’esprit et de la chose. Mais être parfait est elle-même nécessairement parfaite ;
pour que cette définition soit valide, il faudrait que or, je suis un être imparfait : de mes propres forces, ILLUSION

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
je puisse comparer mes idées aux choses ; le pro- je ne peux donc pas avoir une telle idée. Du latin illudere, « tromper, se
blème, c’est que je n’ai jamais affaire aux choses en Si j’ai l’idée de Dieu, il faut donc que ce soit Dieu lui- jouer de ». Il faut distinguer l’er-
elles-mêmes, mais seulement à ma représentation même qui l’ait mise en mon esprit ; par conséquent, reur de l’illusion : alors que l’erreur
des choses. je suis certain que Dieu existe avant d’être sûr que le m’est toujours imputable, en ce
Or, rien ne m’assure que le monde est bien conforme monde est comme je le perçois. Mais si Dieu existe, qu’elle résulte de mon jugement,
à ce que j’en perçois ; il se pourrait, comme l’a montré et s’il est parfait, il doit être vérace et bon : il ne que je peux toujours corriger,
Descartes, que toute ma vie ne soit qu’un « songe bien peut avoir la volonté de me tromper, et le monde l’illusion (par exemple une illu-
lié », que je sois en train de rêver tout ce que je crois doit bien être tel que je me le représente. Descartes sion des sens) est un effet de la
percevoir : rien ne m’assure que le monde ou autrui est ainsi contraint de poser l’existence de Dieu au rencontre entre la conformation
existent tels que je les crois être. fondement de la vérité. de mes organes et du réel, qui peut
être expliquée, mais non dissipée.
Faut-il alors renoncer à parvenir La solution cartésienne
à la vérité ? résout-elle le problème ? IMMÉDIAT
Même si tous mes jugements sont faux, il est En fait, lorsque Descartes affirme que le modèle de la Au sens strict, immédiat signifie
cependant une seule chose dont je ne peux pas vérité, c’est l’intuition immédiatement certaine du « sans médiation, sans intermé-
douter : pour se tromper, il faut être ; donc, je suis. cogito, il présuppose que sa définition de la vérité diaire », et s’oppose à médiat.
« Je pense, donc je suis » est la seule proposition est la vraie définition. Au sens cartésien, par exemple,
nécessairement vraie. Cette intuition devient le Comme l’a montré le logicien Frege, la vérité se l’intuition est un mode de connais-
modèle de la vérité : il ne s’agit plus de comparer présuppose toujours elle-même, quelle que soit la sance immédiat, alors que la
mes idées aux choses, ce qui est impossible, mais définition que j’en donne : que je définisse la vérité démonstration est un mode de
mes idées à cette intuition certaine, le cogito. Toute comme adéquation, comme cohérence logique de connaissance médiat.
idée qui est aussi claire et distincte que le cogito est la proposition ou comme intuition certaine, je
nécessairement vraie. présuppose déjà le « sens » de la vérité. Cette circu-
Cependant, à ce stade du doute méthodique, je ne larité ne rend pas la vérité nulle et non avenue, mais « Je vois, par exemple,
suis assuré que d’être en tant que chose qui pense : invite plutôt à remarquer le paradoxe : la vérité se que 2 fois 2 font 4,
pour m’assurer qu’autrui et le monde existent, précède toujours elle-même. et qu’il faut préférer
et me sortir du solipsisme, Descartes devra par la son ami à son chien,
suite poser l’existence d’un dieu vérace et bon qui et je suis certain qu’il
ne cherche pas à me tromper. UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER n’y a point d’homme
au monde qui ne
Quelle est la solution proposée par • La « philo » contre la philosophie ? p. 77 le puisse voir aussi
Descartes ? Nicolas Truong (28 juillet 2014) bien que moi. »
« Je pense, donc je suis » : il est impossible de douter de (Malebranche)
cette proposition. La certitude du cogito ne me dit ce-

La raison et le réel 75
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Alain met en lu-
Dissertation : La vérité est-elle
mière le lien indissociable qui unit
la vérité et l’erreur dans l’exercice
de la pensée humaine.
la valeur suprême ?
le niveau et le degré de vérité auquel ils parviennent
Quiconque pense commence (cf. analyse d’Aristote sur le statut suprême du sage).
toujours par se tromper. L’es- c) L’homme est doté de morale, le fait de mentir à
prit juste se trompe d’abord autrui est considéré comme une faute suprême
tout autant qu’un autre ; son (exemple de Kant).
travail propre est de revenir, de Transition : Mais n’y a-t-il pas des cas où le dévoile-
ne point s’obstiner, de corriger ment de la vérité peut faire mal ?
selon l’objet la première esquisse.
Mais il faut une première es- II. La relativité de la vérité.
quisse ; il faut un contour fermé. a) L’exigence de vérité absolue dépend de comporte-
L’abstrait est défini par là. Toutes ments spécifiques qui n’ont pas plus de « valeur » que
nos erreurs sont des jugements les autres (cf. analyse de Nietzsche sur l’idéal moral et
téméraires, et toutes nos vérités, néfaste de la Vérité).
sans exception, sont des erreurs b) La vérité absolue et objective est un idéal auquel ne
redressées. On comprend que correspond jamais de savoir effectif, ce qui crée un
le liseur ne regarde pas à une trouble constant. L’exigence de bonheur doit alors pri-
lettre, et que, par un fort préjugé mer, ce qui entraîne la suspension du jugement comme
il croit toujours l’avoir lue, même règle de sagesse (cf. analyse de Sextus Empiricus).
quand il n’a pas pu la lire, et si Transition : Dans ce cas, doit-on abandonner la vérité
elle manque, il n’a pas pu la lire. comme valeur ?
Saint Thomas d'Aquin.
Descartes disait bien que c’est
notre amour de la vérité qui nous III. La valeur de la vérité est primordiale dans les

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
trompe principalement, par cette L’analyse du sujet relations humaines.
précipitation, par cet élan, par I. Les termes du sujet a) Le statut même de valeur suppose une prise en
ce mépris des détails, qui est la • La vérité : compte de ce qui fait et rend l’humanité supérieure
grandeur même. Cette vue est − aspect philosophique et scientifique : idéal de aux autres animaux : liberté, justice, bonheur, etc.
elle-même généreuse ; elle va connaissance objective. b) La vérité a une valeur en tant qu’elle contribue à
à pardonner l’erreur ; et il est − aspect psychologique et moral : idéal de sincérité. la réalisation de toutes les valeurs essentielles. Par
vrai qu’à considérer les choses • Valeur suprême : exemple : comment peut-il y avoir véritable bonheur
humainement, toute erreur est − idée de supériorité, de plus haut rang dans la dans l’illusion (cf. analyse de Descartes) ?
belle. Selon mon opinion, un sot hiérarchie. c) Inversement, les autres valeurs favorisent la ré-
n’est point tant un homme qui se − idée de sélection, de préférence à l’égard de toutes flexion critique et l’intégrité pour chaque esprit
trompe qu’un homme qui répète les autres valeurs. humain, c’est-à-dire les conditions de la vérité.
des vérités, sans s’être trompé
d’abord comme ont fait ceux qui II. Les points du programme Conclusion
les ont trouvées. • La vérité. La vérité est une des valeurs suprêmes de la vie hu-
• La morale, le bonheur. maine, surtout par le refus de la tromperie et l’appel
Alain, Vigiles de l’esprit à la réflexion critique qu’il suppose.
L’accroche
« Une faute avouée est à moitié pardonnée », dit-on Les bons outils
« Quiconque pense souvent… mais la vérité ne rétablit alors que la moitié • Aristote, Métaphysique (livre A).
commence de la valeur. • Sextus Empiricus, Contre les moralistes. L’auteur
toujours par se montre l’impossibilité d’une preuve définitivement
tromper » La problématique objective sur ce qui est bien ou mal par nature.
N’y a-t-il rien de supérieur à la vérité, au point qu’elle • Kant, Théorie pratique. Sur un prétendu droit de mentir
doive être recherchée et trouvée à tout prix ? Ou par humanité. L’auteur soutient que le mensonge est
« Toutes nos doit-on au contraire la subordonner à d’autres exi- toujours nécessairement une infraction à la loi morale.
erreurs sont gences ? Mais comment l’ignorance ou la tromperie • Frege, Recherches logiques.
des jugements pourraient-elles êtres valables ? • Nietzsche, Par delà bien et mal ; Le gai savoir.
téméraires, et
toutes nos vérités, Le plan détaillé du développement
sans exception, I. La vérité est une valeur supérieure. Ce qu’il ne faut pas faire
a) L’homme est doté d’esprit, de volonté : la vérité Traiter de la vérité sans faire de comparaison
sont des erreurs constitue l’idéal ultime auquel se consacrer, surtout avec d’autres valeurs : le bonheur,
redressées. » face aux préjugés de son époque (exemple de Descartes). la justice, la liberté…
b) Les hommes sont même plus ou moins estimés selon

76 La raison et le réel
L'A RT I C L E D U

La « philo » contre la philosophie ?


Aux Controverses du « Monde » en Avignon, Michaël Foessel et Frédéric Worms
interrogent le succès d’une discipline qui oscille entre pédagogie et démagogie.

L
a philosophie ou, plutôt, la « philo » est avec Camus au soleil de la Méditerranée (avec conformisme du présent. Précisons. La philo,
désormais partout. Dans les hebdos, les « cette lumière, si éclatante, qu’elle en devient davantage que la philosophie, serait menacée
bistrots, les radios. En bande dessinée, noire et blanche »), s’affirmer avec Descartes, d’un tel usage. Car il est nécessaire de faire
en croisière, sur CD ou DVD. Elle vulgarise lâcher prise avec Heidegger, se soucier de soi le distinguo. La philosophie, c’est cet amour
les classiques et attire de nombreux lecteurs, avec Foucault... de sagesse entendue par les Grecs comme
amateurs et passionnés. La philo est un filon, Les usages démagogiques de la philosophie ne une « médecine de l’âme » mais aussi cette
avec ses vedettes et ses gourous, ses pédago- manquent pas. Il y avait autrefois la psycha- discipline de l’esprit qui invente des concepts,
gues cathodiques et ses rhéteurs polémiques. nalyse de comptoir. Il y a désormais la philo comme le cogito cartésien ou le conatus spi-
S’agit-il d’une heureuse démocratisation des de bistrot, de Kant à Kanterbräu. On propose noziste. La philo, ce serait son versant popu-
concepts ou d’une contestable marchandisa- aussi aux lecteurs des expériences sensorielles laire, sa vulgarisation déformante, sa version
tion de la sagesse ? Assiste-t-on au triomphe et hautement métaphysiques à réaliser dans commerçante. Le monde des croisières et des
de la pédagogie ou bien à l’avènement d’une sa salle de bains, des croisières intelligentes séminaires (pour les classes huppées) et celui
nouvelle idéologie ? en compagnie de stars de la pensée sur les du « Grand Journal » de Canal+ et des bandes
C’est à cette question que les philosophes mers aristotéliciennes ou dans des fjords kier- dessinées (pour les classes moins favorisées).
Michaël Foessel et Frédéric Worms ont répondu kegaardiens. L’univers de la consolation et de la consultation.
aux Controverses du  Monde  en Avignon, le Il y a trente ans, la philosophie était aux abon- Mais alors, « y a-t-il besoin de philosophie si
20 juillet. L’essor d’un business philosophique nés absents. Elle plaidait coupable pour ses celui-ci ne nous dit rien d’autre que le souci de
plaiderait tout d’abord en faveur du leurre impensés et crimes supposés. Totalisante et soi au quotidien ? », se demande Jacques Ran-
idéologique. Vous êtes victime d’un licencie- totalitaire, elle devait s’éclipser. Et se dissoudre cière (Chroniques des temps consensuels, 2005).
ment abusif ? Plongez-vous dans le Manuel dans l’art, la science ou la politique. Le post- Tout cela est vrai. Mais gare toutefois à ne pas
d’Épictète, célèbre stoïcien qui enjoignait ses modernisme avait annoncé son état de coma rejouer l’ancienne division entre les savants

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
contemporains de « vouloir ce qui arrive », dépassé. Or aujourd’hui, « la "philosophie" est et les ignorants, les élites et les ilotes, les
nous répondent les gazettes et autres livres à partout, note Alain Badiou. Elle sert de raison professionnels de la pensée et les Bouvard et
recettes. Une séparation douloureuse ? Relisez sociale à différents paladins médiatiques. Elle Pécuchet. Car la philosophie a toujours marché
Rousseau, pour qui « l’amour n’est qu’une anime des cafés et des officines de remise en sur ces deux jambes.
illusion ». Vous vivez avec 300 euros par mois ? forme. Elle a ses magazines et ses gourous. Elle En France, la philosophie a un pôle universi-
Méditez Épicure, selon qui « celui qui ne sait est unanimement convoquée, des banques aux taire où se conçoivent la plupart des œuvres
pas se contenter de peu ne sera jamais content grandes commissions d’État, pour dire l’éthique, philosophiques. Et un pôle populaire, où
de rien », recommandent des philosophes de le droit et le devoir » (Second manifeste pour la triomphent quelques maîtres penseurs et de
service généreusement rétribués. Les autres philosophie, 2009). nombreux pédagogues conteurs. Il y a du talent
sont pour vous que de simples objets de désir ? Ainsi « prostituée par une surexistence vide », et de l’esbroufe de tous les côtés. Des artistes
Ne vous moralisez pas, puisque Schopenhauer poursuit-il, la « philosophie » serait en train de de la théorie et des populistes de la pensée, de
nous enseigne que « tout état amoureux, si devenir une idéologie. Une vision du monde à véritables statures et de réelles impostures. Si
éthéré qu’il se présente, a son unique racine dans la fois soft et dominante qui permet de mieux le débat s’est notamment porté sur le style de
l’instinct sexuel ». l’accepter. Un discours d’accompagnement Michel Onfray, critiqué par Michaël Foessel
Lutter contre la maladie avec Nietzsche (car « ce du monde tel qu’il va. Non pas une résistance et défendu par Frédéric Worms, il ne faudrait
qui ne te tue pas te rend plus fort »), bronzer à l’air du temps. Mais un acquiescement au pas croire que la version « rebelle » de la philo
soit hégémonique. En la matière, c’est plutôt la
« moraline », comme dit Nietzsche, la mièvrerie
POURQUOI de sens et de vérité qui traverse les grandes et les intellectuels d’accompagnement qui
CET ARTICLE ? questions philosophiques se trouvant régu- dominent. La circulation entre l’universitaire
lièrement dévoyée ou « récupérée » à des et le populaire en France est donc risquée, mais
Cet article nous permet de nous interroger fins partisanes, pour cautionner tel ou tel précieuse et singulière.
sur le rôle de la philosophie aujourd'hui. point de vue dans des débats d'opinion sans Car, dans un monde saisi par la montée des
À l'heure d'Internet et des réseaux sociaux, grande portée. On peut certes se réjouir de extrêmes et la bêtise planétaire, « il n’y jamais
dans une société où les médias de toute voir les références philosophiques foisonner trop de philosophie », assure Frédéric Worms.
nature occupent une place prépondérante, ainsi un peu partout au sein de l'espace Face à la « demande de sens », les philosophes
dans un monde où l'instantanéité de l'infor- public ;… on peut aussi s'inquiéter d'un certain ne doivent pas renoncer aux grands récits et
mation et des échanges est devenue la norme nivellement des idées, où chacun finirait par relever le défi, explique Michaël Foessel. La
commune, chacun se sent libre, plus que s'emmurer dans sa propre « vérité » – d'où le philo contre la philosophie ? Oui, mais tout
jamais, de « philosopher » sur n'importe quel besoin, plus vif que jamais, d'une philoso- contre.
sujet – non sans quelques dérapages, la quête phie qui soit à la fois accessible, et exigeante. Nicolas Truong
(28 juillet 2014)

La raison et le réel 77
© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
la morale
la politique,

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
CIVILISATION
La civilisation, c’est d’abord
ce qui s’oppose à la barbarie
ou à l’état sauvage, comme
un progrès dans les mœurs et
La société et
U
les connaissances. Rousseau a
contesté cette identification de n État, c’est un ensemble d’institutions politiques régis-
la civilisation, au sens d’éloi-
gnement de l’état de nature,
sant la vie des citoyens. Mais qu’est-ce que la société ? Si
avec le progrès, tant moral la société n’est pas l’État, il serait tentant de la réduire à
qu’intellectuel.
On tend ainsi à parler de
une simple communauté d’individus échangeant des services et
plus en plus de civilisations des biens. La société aurait par conséquent une fonction avant
au pluriel, notamment sous tout utilitaire : regrouper les forces des individus, diviser et spé-
l’influence de Lévi-Strauss,
comme ensembles cohérents cialiser le travail, régir les échanges et organiser le commerce.
et durables de règles, de savoirs On peut douter cependant que la société se réduise à ces seules
et de mœurs, sans hiérarchie.
fonctions.
CONTRAT SOCIAL
Le contrat social est un pacte
qui détermine l’organisation Quelle est l’utilité
d’une société. Chez de nom- de la vie en
breux philosophes du xviii e société ?
siècle, comme Hobbes ou Rous- Hume souligne que
seau, mais selon des modalités l’homme est un être

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
différentes, le contrat social dépourvu de qualités
est l’origine et le fondement naturelles. Il a donc tout
même de toute communauté à la fois plus de besoins
politique. que les autres animaux
(il lui faut des vêtements
CULTURE pour se protéger du froid,
Par opposition à la nature, la par exemple), et moins
culture est l’ensemble cohérent de moyens pour les sa-
des valeurs, normes, mœurs et tisfaire, parce qu’il est
connaissances qui caractérisent faible. C’est donc pour
une société humaine. pallier cette faiblesse
C’est ce à quoi nous initie l’édu- naturelle que l’homme
cation, en tant qu’elle a pour vit en société : la vie en
but de nous ouvrir au monde commun permet aux in-
humain. À rapprocher de la dividus de regrouper leurs
notion de civilisation. forces pour se défendre
contre les attaques et
ÉCHANGE pour réaliser à plusieurs
Relation de réciprocité au fon- ce qu’un seul ne saurait
dement de la vie en commu- entreprendre ; elle per-
nauté. Il y a échange de biens met aussi de diviser et de
à partir du moment où il y a spécialiser le travail, ce
répartition des tâches, chacun qui en accroît l’efficacité
ayant besoin de ce que produit mais engendre également
l’autre. de nouveaux besoins
(il faudra à l’agriculteur
des outils produits par le
forgeron, etc.). Se dessine
« L’homme est alors une communauté
un animal d’échanges où chacun
politique par participe, à son ordre et
nature. » mesure, à la satisfaction
(Aristote) des besoins de tous (Platon,
Claude Lévi-Strauss, père de l’anthropologie structurale. La République, II).

80 La politique, la morale
L’ESSENTIEL DU COURS

AUTEURS CLÉS

les échanges CLAUDE LÉVI-STRAUSS


Anthropologue né en 1908 à
Bruxelles et mort en 2009.
Son approche des sociétés hu-
maines est structuraliste, en
ce qu’il s’attache à déchiffrer
Les échanges fondent-ils la société ? Selon Aristote, la vie en communauté n’a pas pour des structures invariantes du
Selon Adam Smith, l’individu est dans l’inca- seul but de faciliter les échanges afin d’assurer comportement social.
pacité de satisfaire tous ses besoins. Je ne peux notre survie : ce qui fonde la vie en communauté, Il tient l’interdit de l’inceste
les satisfaire que si j’obtiens qu’un autre fasse c’est cette tendance naturelle qu’ont les hommes comme l’acte culturel décisif
ce que je ne sais pas faire : il sera alors possible à s’associer entre eux, la philia ou amitié. Il ne qui fonde la vie sociale, dans
d’échanger le produit de mon travail contre le s’agit pas simplement de dire que nous sommes la mesure où il témoigne de
produit du travail d’un autre. Or, pour qu’autrui tout naturellement enclins à aimer nos sem- la règle de l’échange à l’œuvre
accepte l’échange, il faut qu’il éprouve, lui aussi, blables, mais bien plutôt que nous avons besoin dans toute société.
le besoin d’acquérir ce que je produis : il est de vivre en société avec eux pour accomplir plei-
donc dans mon intérêt propre que le plus de nement notre humanité. Comme le remarquait MARCEL MAUSS
gens possible aient besoin de ce que je produis. Kant, l’homme est à la fois sociable, et asocial : il Neveu et disciple de Durkheim,
Comme chacun fait de son côté le même calcul, a besoin des autres, mais il entre en rivalité avec Marcel Mauss, qui effectue
il est dans l’intérêt de tous que les besoins aillent eux. C’est cette « insociable sociabilité » qui a peu d’études de terrain,
en s’augmentant ; et avec eux, c’est l’interdépen- poussé les hommes à développer leurs talents ouvre néanmoins le champ
dance qui s’accroît. Les échanges deviennent respectifs et leurs dispositions naturelles, bref, à de la sociologie à l’étude des
alors le véritable fondement d’une société devenir des êtres de culture. sociétés non industrielles.
libérale : la satisfaction de mes besoins dépend C’est la naissance de l’eth-
d’autrui, mais la satisfaction des siens dépend nologie. Dans son Essai sur
de moi ; et chacun dépendant ainsi de tous les « La société le don, il analyse le rituel
autres, aucun n’est plus le maître de personne. sacré du « potlatch » au cours
n’est pas une simple

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
duquel un chef indien offre
Comment s’organisent les échanges ? somme d’individus, solennellement à un rival
Réunis en société, les individus deviennent mais le système des richesses. Ce geste doit
interdépendants grâce à l’échange continuel formé par leur association être interprété comme une
de services et de biens : dans la vie en com- représente une réalité lutte pour le prestige et le
munauté, l’homme travaille pour acheter le spécifique pouvoir, la valeur marchande
travail d’autrui. Chaque bien produit a donc une qui a ses caractères des biens étant secondaire.
double valeur : une valeur d’usage en tant qu’il Ce « don » n’est évidemment
satisfait un besoin, et une valeur d’échange,
propres. » pas gratuit ; le chef donateur
(Émile Durkheim)
en tant qu’il est une marchandise. Mais, ainsi cherche à humilier son ri-
que le note Aristote, comment échanger mai- val et à le contraindre à un
son et chaussures ? C’est la monnaie, comme contre-don ou à la soumis-
commune mesure instituée, qui rend possible Les échanges sont-ils réductibles au sion. À partir de cet exemple,
l’échange de produits qualitativement et quan- commerce des services et Mauss met en évidence la
titativement différents. des biens ? notion de « fait social total ».
C’est ici que Platon voit le danger d’une so- Comme l’a montré l’ethnologue Claude Lévi- L’échange ne se réduit pas à
ciété fondée uniquement sur les échanges et Strauss, on ne saurait réduire les échanges aux sa dimension économique,
le commerce : les individus y auront toujours seules transactions économiques. En fait, il existe il est partie intégrante d’un
tendance à profiter des échanges non pour deux autres types d’échanges qui ont d’ailleurs la ensemble global qui se ca-
acquérir les biens nécessaires à la vie, mais pour même structure : l’organisation de la parenté, et ractérise par la structure du
accumuler de l’argent. De moyen, la monnaie la communication linguistique. triangle « donner – recevoir
devient fin en soi, pervertissant ainsi tout Une société n’est donc pas réductible à une simple – rendre ». Économie, poli-
le système de production et d’échange des communauté économique d’échange : elle se tique, droit, et religion sont
richesses et corrompant le lien social. constitue aussi par l’organisation des liens de pa- interdépendants.
La société sert-elle uniquement à as- renté (le mariage), par l’instauration d’un langage
surer notre survie ? commun à tous ses membres, par un système
complexe d’échanges symboliques (promesses, « Le monde
dons et contre-dons) qui établissent les rapports a commencé
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER et la hiérarchie sociale, etc. Pour Durkheim (le
fondateur de la sociologie), une société n’est alors
sans l’homme
• L'ordre « positif » et l'ordre naturel pas une simple réunion d’individus : c’est un être et s’achèvera
(Francis-Paul Bénoit, 22 avril 1987) p. 83 à part entière exerçant sur l’individu une force sans lui. »
contraignante et lui fournissant des « représenta- (Lévi-Strauss)
tions collectives » orientant toute son existence.

La politique, la morale 81
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Bergson met en
Dissertation : Les échanges
favorisent-ils la paix entre les hommes ?
évidence le caractère vivant des
sociétés humaines, lieux d’une
tension entre les parties (les in-
dividus) et le tout (la société) qui
prend une forme contradictoire L’analyse du sujet
du fait de leur opposition mais I. Les termes du sujet
aussi de leur complémentarité • Les échanges :
essentielle. – sur le plan économique,
échanges de biens et de services,
La société, qui est la mise en com- au sein d’une société et entre États.
mun des énergies individuelles, – sur le plan culturel et linguis-
bénéficie des efforts de tous et tique, échanges d’idées, de senti-
rend à tous leur effort plus facile. ments.
Elle ne peut subsister que si elle • Favorisent-ils :
se subordonne l’individu, elle – idée de contribution, d’aide, mais
ne peut progresser que si elle le pas de causalité directe ou totale.
laisse faire : exigences opposées, – idée de valeur positive.
qu’il faudrait réconcilier. Chez • La paix entre les hommes :
l’insecte, la première condition – dans le domaine politique, rela-
est seule remplie. Les sociétés de tions d’entente ou d’indifférence
fourmis et d’abeilles sont admi- entre les États.
rablement disciplinées et unies, – dans le domaine moral et psy-
mais figées dans une immuable chologique, absence de tension ou d’agression entre société n’est pas l’échange, mais le conflit entre des
routine. Si l’individu s’y oublie lui- individus. intérêts opposés.
même, la société oublie aussi sa Transition : Faut-il alors regretter la « civilisation »,

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
destination ; l’un et l’autre, en état II. Les points du programme au profit de la « barbarie » ?
de somnambulisme, font et refont La société et les échanges, la culture et le langage, la
indéfiniment le tour du même justice et le droit. III. Les échanges sont ce que nous en faisons.
cercle, au lieu de marcher, droit a) Les échanges en eux-mêmes sont moins détermi-
en avant, à une efficacité sociale L’accroche nants que les conditions et les objets des échanges : on
plus grande et à une liberté indi- « Si tu veux la paix, prépare la guerre », dit l’adage peut échanger des armes ou des sourires. Considérer
viduelle plus complète. Seules, ancien. toute chose comme échangeable, au moyen de l’ar-
les sociétés humaines tiennent gent notamment, pose aussi problème.
fixés devant leurs yeux les deux La problématique b) Les échanges favorisent aussi bien l’égoïsme que
buts à atteindre. En lutte avec Les échanges commerciaux favorisent-ils la paix ? Le la moralité (cf. analyse de Kant sur l’insociable so-
elles-mêmes et en guerre les unes dialogue n’est-il pas en effet l’opposé de la guerre ? ciabilité).
avec les autres, elles cherchent N’existe-il pas pourtant de plus en plus de « guerres c) Des conditions parfaites d’échanges supposent
visiblement par le frottement et commerciales » recourant à des pratiques de moins déjà une moralité fondée (cf. Rousseau, le Contrat
par le choc, à arrondir des angles, en moins respectueuses des hommes et des droits ? social).
user des antagonismes, à éliminer
des contradictions, à faire que les Le plan détaillé du développement Conclusion
volontés individuelles s’insèrent I. L’échange est un facteur de paix. Les échanges favorisent la paix, du moment que les
sans se déformer dans la volonté a) Les vertus du commerce sont de servir les intérêts conditions de l’échange sont pleinement respectées.
sociale et que les diverses sociétés de chacun, sur la base de l’entente (cf. analyse de C’est en effet l’esprit de conciliation qui favorise les
entrent à leur tour, sans perdre Montesquieu sur le commerce). Le commerce est échanges et ne les pervertit pas.
leur originalité ni leur indépen- alors le contraire de la guerre.
dance, dans une société plus b) Les vertus de la vie sociale consistent à développer
vaste : spectacle inquiétant et ras- des aptitudes morales (cf. analyse de Hume). Ce qu’il ne faut pas faire
surant, qu’on ne peut contempler c) C’est toujours par le dialogue et la négociation Énoncer des lieux communs sur les méfaits
sans se dire qu’ici encore, à travers diplomatique que l’on évite les guerres. de l’indifférence ou de la guerre.
des obstacles sans nombre, la vie Transition : Mais les guerres n’ont-elles pas toujours
travaille à individuer et à intégrer lieu entre des États, des sociétés déjà constituées ? Les bons outils
pour obtenir la quantité la plus • Platon, La République (livre II).
grande, la variété la plus riche, les II. Les échanges peuvent avoir des vices cachés. • Montesquieu, L’Esprit des lois (livre XX), l’auteur
qualités les plus hautes d’inven- a) L’intérêt personnel est le but et le moteur de analyse les bienfaits et les dangers du commerce.
tion et d’effort. l’échange (cf. analyse de Smith), ce qui ne favorise • Lévi-Strauss, Race et Histoire.
donc pas la bienveillance à l’égard d’autrui. • Rousseau, Discours sur les fondements et l’origine
Henri Bergson, b) Certains « échanges » peuvent même être qualifiés de l’inégalité parmi les hommes ; Discours sur les
L’Énergie spirituelle de vols déguisés (cf. analyse de Marx sur le salaire). La sciences et les arts.

82 La politique, la morale
L'A RT I C L E D U

L’ordre « positif » et l’ordre naturel


L’école française du libéralisme admet un rôle actif de l’État.

V
oici le libéralisme confron- connait actuellement : sortir du une abstention de l’État. Tout au l’économie. Le rôle de l’État en
té aux réalités de la vie « trop d’État » colbertiste pour contraire, l’État se voit assigner ce qui concerne le maintien et
française. Pour beaucoup, rendre la liberté à l’économie, en un rôle essentiel en matière éco- le développement de l’appareil
il y a interrogation, inquiétude, redéfinissant ce que devait être le nomique. de production est sans cesse évo-
voire déception. Le moment rôle de l’État. Fondamentalement, l’État est le qué par Quesnay : « Il faut que le
semble venu de s’entendre sur le La liberté de l’économie ainsi récla- garant du bien général ; il repré- gouvernement soit très attentif à
contenu réel de la doctrine libérale. mée était celle de la production, du sente, dit Quesnay, l’ « intérêt conserver, à toutes les professions
S’il est vrai que, depuis 1981, le mot travail et des échanges. Au cœur de général de la nation ». À ce titre, productrices, les richesses qui leur
libéralisme est devenu à la mode, la revendication : la liberté des prix. l’État n’est pas un gendarme se sont nécessaires pour la production
chacun lui a donné la signification Pour Turgot comme pour Quesnay, bornant à assurer la sécurité et l’accroissement des richesses de
de son choix. On s’est tourné vers le prix valable, car conforme aux des intérêts licites de tous ; il la nation. »
l’étranger : reaganisme, thatché- données profondes du système est une autorité, « supérieure à
risme, libertarianisme de l’école de de la satisfaction des besoins des tous les individus », qui a pour Liberté et
Chicago... De là est née la doctrine hommes, et dès lors le prix juste, mission de veiller à la prospérité gouvernement
du « moins d’État ». A été ainsi in- est celui qui se forme par la libre de l’ensemble de la nation. L’État doit enfin veiller à l’emploi.
venté un libéralisme excessif qui, discussion entre vendeur et ache- C’est tout d’abord comme légis- Turgot le dit : protecteur des par-
face aux réalités de l’après mars teur. Toute intervention de l’État est lateur que l’État doit intervenir. ticuliers, l’État « doit faciliter les
1986, n’a aucune chance de succès. ici mauvaise, en raison de « motifs Sur le plan économique, il lui moyens de se procurer par le travail
Cet ultralibéralisme imaginaire redoutables » : à savoir, l’action « des appartient de préciser le détail une subsistance aisée ». Quesnay
a fait écran à la réalité : l’exis- intérêts particuliers toujours cachés des lois naturelles qui régissent le insiste : « L’état de la population
tence d’une doctrine française du et toujours sollicitant sous le voile du marché, notamment ce qui touche et de l’emploi des hommes sont les

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
libéralisme, clairement formulée bien général ». la concurrence et la sécurité des principaux objets du gouvernement
depuis deux siècles, et qui seule consommateurs. Personne ne économique des États. »
correspond aux données sociales, Le garant de doit pouvoir fausser à son profit Les Français sont ainsi faits qu’ils
économiques et politiques de l’économie égoïste le jeu des lois naturelles. veulent à la fois la liberté écono-
notre pays. Cette liberté économique, Turgot L’État doit donc créer par la loi mique et un rôle actif de l’État. Le
Il n’y a pas, en effet, une concep- et Quesnay la veulent toutefois un « ordre positif », qui précise et libéralisme économique en France
tion unique du libéralisme écono- non pas comme un avantage conforte l’ordre naturel. ne peut donc se réaliser avec suc-
mique, mais deux : une française, donné aux entrepreneurs et aux L’État doit en second lieu veiller au cès au cri de « moins d’État », ni
l’autre anglaise. Si l’accord existe commerçants, mais comme une respect réciproque de leur liberté même de « l’État autrement ». Sa
sur l’essentiel, la liberté écono- règle posée au profit de tous, et naturelle par tous les acteurs éco- devise ne peut être que : liberté et
mique, des différences profondes notamment des consommateurs. nomiques. Il est, nous dit Turgot, gouvernement. La réalité des faits,
les opposent sur les moyens d’at- Ce qu’il faut favoriser, dit Ques- le « protecteur des particuliers » ; de notre pays et de notre temps,
teindre cette liberté. nay, « ce ne sont pas des corps il doit s’assurer que « personne nous ramène inéluctablement à la
particuliers de commerçants, c’est ne puisse faire à un autre un tort réalité de la conception française
Besoins actuels le commerce lui-même ». Turgot considérable, et dont celui-ci ne du libéralisme économique.  
Pour l’école anglaise, il faut, selon demande que l’on défende « la puisse se garantir ».
Adam Smith, laisser aller le « cours liberté publique des invasions de L’État doit encore veiller au bon Francis-Paul Bénoit
naturel des choses », dont résulte l’esprit monopoleur et de l’intérêt fonctionnement général de (22 avril 1987)
nécessairement le progrès de la particulier ».
société. L’État doit borner son rôle à Fille des contraintes que lui
assurer l’ordre matériel. Pour l’école impose le libéralisme, la liberté POURQUOI l’État. Les échanges économiques
française, celle de Turgot et de économique a ainsi une finalité CET ARTICLE ? propres à la société marchande
Quesnay, il en va tout autrement. sociale. Turgot insiste sur l’idée ne doivent donc pas être laissés
Le bon ordre de la société et la que cette liberté donne à l’acheteur Dans cet article, Francis-Paul à eux-mêmes, mais contrôlés
liberté résultent du respect de lois un rôle déterminant. Pour Ques- Bénoit propose une analyse du par l’État qui devient le garant
naturelles, telles que celles du mar- nay, la liberté économique permet libéralisme tel qu’il a été conçu de leur bon fonctionnement.
ché concurrentiel. Dès lors, l’État a une « consommation générale », par l’école française (plus parti- Dans cette conception du libé-
le devoir d’intervenir activement l’abondance pour tous. culièrement par les économistes ralisme proprement française,
pour que tous respectent ces lois. Dans ce système de liberté éco- Turgot et Quesnay) et montre on constate que l’État et la
Cette doctrine de l’école française nomique, l’État n’est nullement que la conception française du société ne s’excluent pas mais
répond à nos besoins actuels. Au le spectateur passif du jeu des libéralisme, à la différence de la se complètent : le pouvoir poli-
dix-huitième siècle, la France se forces sociales. Pour l’école libé- conception de l’école anglaise, tique intervient dans la sphère
trouvait en effet confrontée au rale française, il ne s’agissait pas accorde une place essentielle à économique.
même problème que celui qu’elle de remplacer le colbertisme par

La politique, la morale 83
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
DROIT NATUREL/ DROIT
POSITIF
Le droit naturel est le droit tel que le
définit la nature même de l’homme.
La justice et
Q
Chez les anciens, le droit naturel ren-
voie plus généralement à la nature ue l’injustice nous indigne montre que la justice est
dans sa totalité cosmique, comprise
comme une unité hiérarchisée dans
d’abord une exigence, et même une exigence d’égalité :
laquelle l’homme a une place défi- c’est d’abord quand un partage, un traitement ou une
nie. Chez les modernes, le droit na-
turel désigne plus spécifiquement
reconnaissance sont inégalitaires, que nous crions à l’injustice.
ce que l’on appelle communément La justice devrait donc se définir par l’égalité, symbolisée par
les « droits de l’homme », c’est-à- l’équilibre de la balance. Mais qu’est-ce qu’une égalité juste ?
dire les droits immuables de la
nature humaine. Le droit positif Suffit-il d’attribuer des parts égales à chacun ?
est quant à lui le droit qui existe au
sein des communautés humaines La justice se confond-elle obéit à une égalité arithmétique stricte : que
organisées (le droit français, le droit avec la stricte égalité ? l’homme lésé soit puissant ou misérable, le rôle
américain, etc.). À la différence du Aristote distingue la justice distributive et la de la justice est de rétablir l’égalité en versant
droit naturel, le droit positif est donc justice corrective. La justice corrective concerne des intérêts de même valeur que le dommage,
particulier à une communauté, va- les transactions privées volontaires (vente, achat, comme s’il s’agissait de biens échangés dans un
riable et historique. etc.) et involontaires (crimes et délits). Elle acte de vente.
La justice distributive concerne
JUSTICE la répartition des biens et des
La justice est l’institution du honneurs entre les membres
bien sur terre. Elle peut être un de la cité. Ici, la justice n’est pas

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
idéal à atteindre, mais aussi une de donner à chacun la même
réalité politique établie par les chose, car il faut tenir compte
hommes qui la souhaitent et du mérite : l’égalité n’est alors
qui l’instaurent. Chez Platon et pas arithmétique (le même pour
Aristote, la justice est la vertu tous), mais géométrique, car elle
essentielle qui permet l’harmo- implique des rapports de propor-
nie de l’homme avec lui-même tion (à chacun selon son mérite).
et avec ses concitoyens. Chez
les modernes, la vertu se définit Quelle égalité peut exiger
comme ce qui instaure l’égalité la justice ?
et la liberté parmi les hommes. Personne ne peut soutenir que
les hommes sont égaux en fait :
MORALE aux inégalités naturelles (de
La morale est l’ensemble des de- force ou d’aptitudes) s’ajoutent
voirs qui s’imposent à l’être hu- en effet les inégalités sociales
main, en tant qu’être raisonnable (de richesse ou de culture).
et lui commandent le respect de Pourtant, la justice exige que les
l’humanité en lui comme en autrui. hommes soient égaux en droit,
c’est-à-dire que, malgré les inéga-
lités de fait, ils aient droit à une
« La justice sans force égale reconnaissance de leur
est contredite, parce dignité humaine.
qu’il y a toujours des C’est ce que montre Rousseau dans
méchants. La force sans le Contrat social : un État n’est juste
et légitime que s’il garantit à ses
la justice est accusée. citoyens le respect de ce qui fonde
Il faut donc mettre la dignité humaine, à savoir la
ensemble la justice et liberté. Seule en effet elle est « ina-
la force, et pour cela liénable » : la vendre ou la donner
faire que ce qui est au tyran, c’est se nier soi-même.
juste soit fort ou que ce Cette égalité en droit doit pouvoir
qui est fort soit juste. » ainsi se traduire par une égalité
(Pascal) Statue de Platon à Athènes.
en droits : nul ne doit posséder de
privilèges eu égard à la loi de l’État.

84 La politique, la morale
L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR...

le droit La pensée politique de platon

Dans le cadre d’une réflexion


centrée sur la recherche de l’es-
sence de la justice, la République
pose les fondements de la cité
Quels sont les rapports du droit et de juste, idéale en ce sens qu’au-
la justice ? « Ce n’est pas la vérité, cune des cités réelles ne l’in-
Le droit est d’abord l’ensemble des règles qui mais l’autorité qui fait carne aux yeux de Platon. Pour
régissent un État : c’est le droit positif. Comme le droit. » être juste, elle devra être divisée
ces règles varient d’un État à l’autre, n’y a-t-il (Hobbes) en trois classes de citoyens : les
nulle justice qui soit la même pour tous les artisans et les laboureurs en
hommes ? C’est bien la position de Pascal : les assureront la subsistance ; les
lois n’ont pas à être justes, elles doivent surtout gardiens guerriers la défendront
garantir la paix sociale, car « Il vaut mieux une La justice est-elle une vertu contre les ennemis ; et enfin, les
injustice qu’un désordre » (Gœthe). ou une illusion ? meilleurs gardiens, ceux qui au-
Mais ce n’est pas la position de Rousseau, ni de Platon soutient que la justice, si elle est l’idéal ront parcouru toute l’ascension
la pensée des « droits de l’homme » : les lois peu- de la communauté politique, doit aussi être une du sensible à l’intelligible, gou-
vent être injustes, et cautionner des inégalités de vertu morale en chaque individu. Contre ceux verneront la cité. Les différences
droits. Un droit positif juste sera alors un droit qui soutiennent que « nul n’est juste volontai- de fonctions doivent épouser
conforme au droit naturel, c’est-à-dire à ce que rement » et que la justice comme vertu n’existe les différences d’aptitudes na-
la raison reconnaît comme moralement fondé, pas, Platon montre que c’est le rôle de l’édu- turelles. Telle est d’ailleurs la
eu égard à la dignité de la personne humaine. cation d’élever chacun à cette vertu suprême, définition de la justice qui se
qui implique à la fois sagesse, courage et dégage peu à peu du dialogue :
tempérance. que chacun exerce l’activité qui
Certes, l’homme a tendance à vouloir s’attri- convient à sa nature et occupe

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
buer plus que les autres au mépris de tout ainsi la place qui lui revient par
mérite : si comme Gygès, nous trouvions nature. Or, ce qui vaut de la cité
un anneau nous rendant invisibles, nous vaut également de l’individu,
commettrions les pires injustices. Mais selon une analogie célèbre : à
Gygès était un berger privé d’éducation, la tripartition de la cité répond
et qui vivait hors de la cité : l’enjeu de la dans l’individu la tripartition
politique, c’est précisément de rendre les de l’âme en une instance diri-
citoyens meilleurs, en leur faisant acquérir geante (la raison), une instance
cette vertu qu’est la justice, contre leurs dont la tâche est de la seconder
penchants égoïstes. (le cœur, instance de la colère),
et enfin une partie désirante,
L’égalité des droits suffit-elle qui doit obéir. La justice règne
à fonder une société juste ? quand ces hiérarchies natu-
La démocratie a commencé par poser qu’il relles (entre les parties de l’âme
y avait des droits inaliénables et universels : dans l’individu et les classes
les droits de l’homme. Mais la sphère des de citoyens dans la cité) sont
droits s’est progressivement étendue : par respectées. Jusqu’à la fin de sa
exemple, la richesse globale étant le fruit vie (sa dernière œuvre s’inti-
du travail de tous, il est normal que chacun tule les Lois), Platon cherchera
ait droit à une part raisonnable. à penser les fondements d’une
Cette extension du « droit de » au « droit cité ordonnée selon des lois
à » s’est achevée par l’exigence de droits justes, susceptibles de rendre
« en tant que » (femme, minorité, etc.). les citoyens vertueux.
En démocratie, certaines minorités sont
systématiquement ignorées, puisque c’est
la majorité qui décide de la loi : donner des « La justice sans
droits égaux à tous, c’est donc finalement la force est
reconduire des inégalités de fait. impuissante ;
Selon John Rawls il faut, au nom de la justice,
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER tolérer des inégalités de droits, à condition que
la force sans
ces inégalités soient au profit des moins favorisés. la justice est
• L'injustice de la justice Cela cependant amène à nier que tous les droits tyrannique. »
(Philippe Simonnot, 9 mars 2001) p. 87 sont universels, parce que certains auront des (Pascal)
droits que d’autres n’ont pas.

La politique, la morale 85
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, à travers le dialogue
Dissertation : Le juste et l’injuste
de Socrate et de Thrasymaque, Platon
montre que la justice est le fonde-
ment ultime des actions humaines et
ne sont-ils que des conventions ?
de la paix individuelle et sociale. So-
crate dialogue avec Thrasymaque : L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
Mais fais-moi la grâce de répondre • Le juste et l’injuste :
encore à ceci : crois-tu qu’une – sens moral : référence aux va-
cité, une armée, une bande de leurs, aux concepts, aux figures
brigands ou de voleurs, ou toute du juste et de son contraire.
autre société qui poursuit en – sens politique : référence à ce
commun un but injuste, pourrait qui est juste par rapport aux
mener à bien quelque entreprise lois.
si ses membres violaient entre • Conventions :
eux les règles de la justice ? – accords ou pactes passés entre
Certes non, avoua-t-il. individus.
Mais s’ils les observaient ? Cela – règles et pratiques appliquées et
n’irait-il pas mieux ? reconnues par un groupe social.
Certainement. • Ne sont-ils que :
En effet, Thrasymaque, l’injustice – idée de réduction, de limitation.
fait naître entre les hommes des – idée de définition.
dissensions, des haines et des luttes,
tandis que la justice entretient la II. Les points du programme
concorde et l’amitié. N’est-ce pas ? • La justice et le droit.
Que cela soit ! dit-il, afin que je n’aie • L’État. que sa part (de biens et de maux) est injuste

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
point de différend avec toi. (cf. analyse d’Aristote).
Tu te conduis fort bien, excellent L’accroche c) La figure du juste, du héros peut correspondre à
homme. Mais réponds à cette ques- Le mariage et l’adoption pour les couples homo- une justice objective, naturelle : vouloir le bien de
tion : si c’est le propre de l’injustice sexuels ne sont pas autorisés par la loi en France, l’autre, rétablir les équilibres entre les hommes.
d’engendrer la haine partout où mais ils le sont aux Pays-Bas. Transition : Pourtant les hommes n’ont pas tous
elle se trouve, apparaissant chez les mêmes héros.
des hommes libres ou des esclaves, La problématique
ne fera-t-elle pas qu’ils se haïssent, Doit-on penser qu’il n’existe aucune autre justice III. La convention correspond au juste.
se querellent entre eux, et soient que celle décidée par les hommes ? Sa définition a) La convention, au sens politique ou juridique,
impuissants à rien entreprendre peut-elle alors évoluer selon les époques, selon les est elle-même expérience de justice : il y a accord,
en commun ? lois en vigueur ? Une valeur suprême comme la égalité et création d’une norme supérieure.
Sans doute. justice n’a-t-elle pas une essence plus objective, plus b)  La volonté générale correspond à l’essence
Mais si elle apparaît en deux atemporelle ? même de la convention : accord, institution et
hommes ? Ne seront-ils pas di- coercition (cf. analyse de Rousseau), ce pourquoi
visés, haineux, ennemis l’un de Le plan détaillé du développement elle est juste.
l’autre et des justes ? I. Ce qui est juste est affaire de convention entre
Ils le seront, dit-il. les hommes. Conclusion
Et si, merveilleux ami, l’injustice a) Les lois, les règlements, les pratiques donnent Le juste et l’injuste ne sont que des conventions,
apparaît chez un seul homme, la norme de ce qui est reconnu comme juste. mais ils sont toute la convention, et non une
perdra-t-elle son pouvoir ou le b) La reconnaissance de l’institution de la justice convention tronquée, au sens où la norme et
gardera-t-elle intact ? dans un État est elle-même affaire d’accord entre l’accord de quelques-uns s’imposeraient à tous.
Qu’elle le garde intact ! concéda-t-il. les hommes (cf. analyse de Hobbes).
Donc, ne semble-t-elle pas posséder c) Sans convention, sans pouvoir reconnu, aucune
le pouvoir, en quelque sujet qu’elle norme ne s’impose à personne. Ce qu’il ne faut pas faire
apparaisse, cité, tribu, armée ou so- Transition : Pourtant, le pouvoir, même démo- Oublier de citer d’autres exemples de conven-
ciété quelconque, de rendre d’abord cratique, peut être qualifié d’injuste, notamment tions : langage, règlement, code, etc.
ce sujet incapable d’agir en accord quand il y a abus d’autorité.
avec lui-même, à cause des dissen-
sions et des différends qu’elle excite, II. La justice s’impose aux hommes. Les bons outils
ensuite de le faire l’ennemi de lui- a)  Le pouvoir politique crée un déséquilibre et • Aristote, Éthique à Nicomaque.
même, de son contraire et du juste ? une supériorité, dont on peut abuser (cf. analyse • Rousseau, Du contrat social.
Sans doute. de Montesquieu). • Hobbes, Léviathan.
b)  L’égalité est une caractéristique objective de • Montesquieu, De l’Esprit des Lois.
Platon, République, Livre I justice, ou, inversement, le fait de prendre plus • Rawls, Théorie de la Justice.

86 La politique, la morale
L'A RT I C L E D U

L’injustice de la justice
D
ans La République de d’orchestre pendant une répéti- on un condamné demandant à il évite une dispute, voire un
Platon, le sophiste Thra- tion : ici, commente notre auteur, rester en prison au terme de sa pugilat, mais il peut aussi créer
symaque démontre avec l’insincérité possible − comment peine parce qu’il estimerait que une émulation dans le souci
force arguments que « la justice un chef d’orchestre peut-il se ré- sa libération actuelle n’est pas d’autrui. Ou encore, devant une
est à l’avantage du plus fort », jouir d’une interprétation qui ne équitable non pas seulement caisse, au moment où la cais-
de sorte que « l’homme juste sonne pas juste − affaiblit l’inter- aux yeux des parents de la vic- sière s’impatiente parce que le
est partout inférieur à l’injuste » prétation compliment sans pour time, mais à ses propres yeux ? client fouille trop longtemps
− à quoi Socrate répond que la autant imposer l’interprétation Comme le dit pertinemment dans sa poche, une remarque
justice, qualité intrinsèque de flatterie. Comme il est difficile l’auteur, s’il y a un doute sur la du genre : « Je vous fais perdre
l’âme, fait le bonheur de celui de diriger autrui avec justesse justice à prendre son dû, il peut votre temps » désamorce la
qui l’accomplit, et l’injustice le sinon avec justice ! Les ordres que tout aussi bien y en avoir un sur querelle possible. Le principe
malheur de celui qui la commet. peut se permettre de donner un le fait de prendre moins que son est ici : « Je m’en remets à vous »,
Sans doute. Mais cela suffit-il à présentateur d’émission télévi- dû. « Ce dont on aurait besoin, sous-entendu à votre sens de
définir la justice ? Le problème sée aux personnes présentes sur écrit-il, c’est donc plutôt d’un la justice. Mais cela ne marche
posé par les sophistes n’est pas le plateau, fussent-elles chefs critère qui permette, chaque pas à tous les cas, surtout si les
résolu, car il faut bien tenir d’État, sont d’autres exemples fois qu’elles sont en question, de deux branches de l’alternative
compte des autres et, comme donnés par Pharo de l’impor- moduler l’application des règles proposée sont trop différentes
le remarque Patrick Pharo en tance des situations pour élu- de justice pour tenir compte de l’une de l’autre. Vous n’irez
ouverture d’un essai particuliè- cider le contenu d’une relation leurs conditions d’activation. » pas proposer à un clochard le
rement dense et brillant, « il y de subordination, mais aussi N’est-ce pas supposer le pro- choix entre habiter chez vous
a évidemment des cas où il est de l’incroyable flottement de blème résolu ? Patrick Pharo ou coucher sur le trottoir... Plus
juste de faire le profit d’autrui sens des mots les plus usés, au ne le pense pas. La solution, généralement, l’humilité et la

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
et d’autres cas où cela n’est pas premier rang desquels le juste estime-t-il, consisterait à traiter modestie ne sont pas, que l’on
juste ». Reste à savoir lesquels, ce et l’injuste. la justice non pas seulement sache, des vertus socialement
qui n’est pas une mince affaire ! L’actualité, qui fourmille de cas comme un bien à octroyer à payantes en ce bas monde. Le
Pourquoi respecte-t-on les où l’on se plaint, bruyamment autrui, mais aussi comme un fait de prendre en compte le sens
contrats ? Peut-on les annuler et ou dans le secret de son mal- bien à obtenir du fait d’autrui. de la justice d’autrui peut donc
pour quelles raisons ? Est-ce que heur, de l’injustice de la justice, Il s’agit de s’en remettre au sens aboutir à la situation décrite
les promesses engagent ? Pour- est une raison supplémen- de la justice d’autrui, c’est-à-dire par le fameux Thrasymaque.
quoi obéit-on à des ordres ? Et taire d’essayer de démêler cet à « mettre l’autre suffisamment Mais peu importe à notre
en quoi un ordre se différencie- écheveau embrouillé depuis la en confiance pour qu’il ne se auteur, qui semble en revenir
t-il d’autres actes directifs tels nuit des temps. D’où l’impor- sente ni menacé ni agressé et à Socrate, lorsqu’il estime « dif-
qu’une demande, une offre, une tance d’en revenir aux écrits qu’il soit au contraire enclin à ficile d’accepter une éventualité
menace, un chantage ? Qu’est-ce fondateurs, notamment, une manifester ce qu’il y a en lui de normative qui fait le bonheur
que cela veut dire quand on dit fois encore, à l’Éthique à Nico- meilleur, qui est précisément le de l’injuste ». Le juste peut pas-
du bien ou du mal d’autrui ? ou maque. La justice est ce qui est sens logique de la justice ». On ser pour un idiot, mais cela ne
de vous ? Quid de l’hospitalité conforme à la loi, mais la loi en va crier à l’utopie. Mais en fait il joue pas dans une « estime de
envers les étrangers ? Autant raison de son caractère général s’agit d’un comportement tout soi bien-fondée ». Et si on lui
de questions tirées de la vie ne permet pas de tenir compte à fait courant et banal, répond demande d’avaler la ciguë ? 
courante contemporaine, qui des cas particuliers ; elle a donc Pharo. Dans une file d’attente,
ont toutes un rapport avec le besoin d’un correctif qui est si quelqu’un dit : « Je crois que Philippe Simonnot
sens que l’on a de la justice. ce qu’Aristote appelle l’équité, c’est à vous », non seulement (9 mars 2001)
Pharo, qui est sociologue, les imposant de prendre moins que
traite avec une subtilité étourdis- son dû (Livre V, chap. 10). Il y a
sante, agrémentant son propos de la violence à « prendre ses POURQUOI CET ARTICLE ?
d’exemples de locutions tirées droits dans le sens du pire », par
de propos entendus, ce qui est exemple, à table, faire en sorte Dans cet article, Philippe Simonnot, en commentant un ouvrage du
souvent amusant. « Tu as une de demander exactement son sociologue Patrick Pharo, prend pour objet de réflexion les ambiguïtés
bonne note, c’est normal », dit un morceau de gâteau ou dans la propres à la notion de justice et les variations du sens de la justice
père à son fils : est-ce un compli- vie académique réclamer lour- en fonction des circonstances dans lesquelles elle apparaît. L’auteur
ment ? « Quel beau dessin ! », s’ex- dement sa part des honneurs, pose alors la question de savoir, au quotidien, comment déterminer si
clame une mère devant l’œuvre ou encore sur la route, prendre un acte, même le plus anodin, est ou non juste. En outre, il insiste sur
informe de son enfant : est-ce brutalement sa priorité, quitte la place à accorder à autrui dans l’acte juste, qui n’est pas un acte qui
une flatterie ? « C’était pas mal, y à faire une embardée à un autre s’accomplit seul, mais avec et parmi les autres, comme Socrate l’avait
a quand même des choses qui ne conducteur. Prendre moins que déjà mis en évidence il y a plus de deux millénaires.
sonnent pas juste », déclare le chef son dû, vraiment ? Imagine-t-

La politique, la morale 87
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
CONTRAT SOCIAL
Le contrat social est un pacte qui
détermine l’organisation d’une
société. Chez de nombreux phi-
losophes du xviiie siècle, comme
L’État
S
Hobbes ou Rousseau, mais selon
des modalités différentes, le i « l’homme est le vivant politique » (Aristote), alors ce n’est
contrat social est l’origine et le
fondement même de toute com-
qu’au sein d’une cité (polis en grec) qu’il peut réaliser son
munauté politique. humanité. Or l’organisation d’une coexistence harmonieuse
ÉTAT
entre les hommes ne va pas de soi : comment concilier les désirs
Ensemble durable des institutions et intérêts divergents de chacun avec le bien de tous ?
politiques et juridiques qui organi-
sent une société sur un territoire
donné et définissent un espace pour fonction d’établir les lois. Selon Aristote,
public. la cité, c’est-à-dire l’organisation politique, est
Le problème essentiel est celui pour l’homme « une seconde nature » : par
de la légitimité des fondements elle, l’homme quitte la sphère du naturel pour
de l’État. entrer dans un monde proprement humain.

LOI D’où vient la nécessité d’opposer


En politique, la loi est la règle éta- société et État ?
blie par l’autorité souveraine, à Si dans la cité grecque, de dimension réduite,
laquelle les sujets de l’État qu’elle chacun pouvait se sentir lié à tous par des
organise doivent obéir. traditions, une religion et des sentiments

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
communs forts, l’idée d’État moderne distin-
POLITIQUE gue la société civile, association artificielle
Du grec polis, « la cité ». Désigne de membres aux liens plus économiques que
l’art de gouverner la cité, de di- sentimentaux, et l’État, comme puissance
riger un État. Repose-t-elle sur publique posant les lois et contrôlant le
un savoir théorique ou n’est-elle corps social.
qu’un ensemble de techniques ? L’État moderne a fait disparaître l’idée grecque
Sur quoi se fonde l’autorité poli- de la politique comme prolongement de la
tique ? Tels sont les grands axes sociabilité naturelle des hommes.
de réflexion de la philosophie
politique. Qu’est-ce qui caractérise la notion
d’État ?
SOUVERAIN L’idée moderne d’État pose la séparation
Le souverain est la personne indi-
viduelle ou collective qui détient
le pouvoir suprême.
Plus précisément, chez Rousseau,
le souverain est celui qui établit
les lois ; la souveraineté doit ap-
Page de titre du Léviathan de Thomas Hobbes. « Il apparaît qu’aussi
partenir au peuple pour que l’État longtemps que les
soit légitime. Peut-on concevoir une société hommes vivent sans
sans État ? pouvoir commun qui les
VOLONTÉ GÉNÉRALE Aristote définit trois ensembles nécessaires : tiennent en respect, ils
Concept créé par Rousseau dans la famille, le village et la cité. La famille
Le Contrat social. C’est, par op- organise la parenté et assure la filiation ; le sont dans cette situation
position à la volonté particulière village quant à lui pourrait correspondre à que l’on appelle la guerre,
individuelle, la volonté du citoyen ce que nous nommons la société civile : il et cette guerre est
d’un État en tant qu’il veut ce assure la prospérité économique et pourvoit une guerre
qu’il doit vouloir pour le bien aux besoins des familles par l’organisation du
de tous, et non seulement pour travail et des échanges. de tous contre tous. »
son bien propre. L’État légitime, Enfin, il y a la cité, parce que les seules commu-
pour Rousseau, doit être dirigé nautés familiales et économiques ne satisfont (Hobbes)
par la volonté générale, qui se pas tous les besoins de l’homme : il lui faut
matérialise dans les lois. vivre sous une communauté politique, qui a

88 La politique, la morale
L’ESSENTIEL DU COURS

même de l’espèce. Il faut


donc instaurer un pacte par
ZOOM SUR…
lequel chacun s’engage à se La théorie du pacte social de
démettre du droit d’utiliser Jean-Jacques Rousseau.
sa force au profit d’un tiers
terme qui ne contracte pas
et qui devient seul à pou- CONTRE LES THÉORIES
voir légitimement exercer la POLITIQUES DE SES
violence : l’État. L’État serait PRÉDÉCESSEURS
donc nécessaire pour assu-
rer la paix sociale : chaque Que désormais le vice règne
sujet accepte d’aliéner sa en maître ne signifie pas
liberté au profit de l’État, si pour autant que la situa-
ce dernier peut lui assurer tion soit irrémédiable. Au
la sécurité. contraire, il faut penser les
Rousseau formule deux ob- conditions, non pas d’un
jections : d’abord, Hobbes retour (impossible) à un hy-
suppose une nature hu- pothétique état de nature,
maine alors qu’il n’y a mais d’un état civil qui soit
pas d’homme « naturel ». vraiment légitime. C’est
Ensuite, la question est de précisément la tâche que
savoir s’il est légitime de Rousseau se donne dans le
mettre ainsi en balance la Contrat social. Ses adver-
liberté et la sécurité. saires sont principalement
Hobbes (1588-1679), Grotius
Toute forme (1583-1645) et Pufendorf
d’État est-elle (1632-1694), qui ne sont à ses
légitime ? yeux que « des fauteurs du

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Un État est légitime quand despotisme ». Leurs théories
le peuple y est souverain, politiques ont en effet cela
c’est-à-dire quand les lois de commun qu’elles s’appli-
sont l’expression de la « vo- quent à justifier les rapports
Portrait de Montesquieu. lonté générale » (Rousseau). politiques de maîtrise et de
Celle-ci n’est pas la volonté servitude entre les hommes.
entre le cadre constitutionnel des lois et ceux de la majorité mais ce que tout homme doit Or, « l’homme est né libre »,
qui exercent le pouvoir : ceux-ci ne sont que vouloir en tant que citoyen ayant en vue et tous sont égaux en droit.
des ministres, c’est-à-dire des serviteurs, dont le bien de tous, et non en tant qu’individu Comment penser alors un
le rôle est de faire appliquer la loi, de mainte- n’ayant en vue que son intérêt propre. ordre politique qui concilie
nir l’ordre social et de garantir les droits des La force en effet ne fait pas le droit : les hommes le devoir d’obéissance à la
citoyens dans un cadre qui les dépasse. ne peuvent conserver et exercer leur liberté que loi de l’État, la sécurité de
L’État se caractérise en effet par sa transcen- dans un État fondé sur des lois dont ils sont les chacun et de ses biens et la
dance (il est au-dessus et d’un autre ordre coauteurs. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils liberté de tous ?
que la société) et sa permanence sous les peuvent être libres tout en obéissant aux lois.
changements politiques. Expression du cadre
commun à la vie de tous les citoyens, on N’y a-t-il pas une fragilité
comprend qu’il doive se doter d’un appareil de fondamentale de tout État ? « Chacun
contrainte apte à en assurer le respect. L’État, aussi fort soit-il, ne peut échapper à de nous met
deux types de menaces fondamentales. Pre-
En quoi l’État est-il nécessaire ? mièrement, ceux qui sont délégués pour exer-
en commun
Selon Hobbes, l’homme est guidé par le dé- cer le pouvoir peuvent perdre de vue le bien sa personne
sir de pouvoir : sous l’état de nature, cha- commun et viser le pouvoir pour lui-même. et toute
cun désire dominer l’autre. C’est « la guerre Le gouvernement est animé d’une tendance sa puissance
de tous contre tous » qui menace la survie constitutive à usurper la souveraineté à son
profit.
sous la suprême
Deuxièmement, les volontés particulières ten- direction
dent toujours à se faire valoir contre la volonté de la volonté
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER générale : nous voulons « jouir des droits du générale. »
citoyen sans vouloir remplir les devoirs du
• Machiavel au pays des merveilles sujet » (Rousseau). Un État est donc le résultat
(Chistian Salmon, 4 février 2012) p. 91 d’un fragile équilibre qui à tout moment peut (Rousseau)
se rompre. La société comme somme d’intérêts
privés tend toujours à jouer contre lui.

La politique, la morale 89
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Aristote met
en lumière la nécessité pour
Dissertation : L’État est-il
l’homme de vivre dans un État s’il
veut mener une existence digne
de son humanité.
au-dessus des lois ?
Si l’homme est infiniment plus L’analyse du sujet II. L’État respecte et sert
sociable que les abeilles et tous I. Les termes du sujet des lois essentielles.
les autres animaux qui vivent en • L’État : a) L’État se constitue pour
troupe, c’est évidemment, comme – sens restreint : pouvoir sou- assurer l’ordre politique et
je l’ai dit souvent, que la nature ne verain, instance dirigeante d’un la sécurité (cf. analyse de
fait rien en vain. Or, elle accorde la pays. Hobbes). Il suit donc une
parole à l’homme exclusivement. – sens général : organisation d’en- loi naturelle fondamentale.
La voix peut bien exprimer la joie semble d’un pays, englobant di- b) L’État se constitue pour
et la douleur ; aussi ne manque-t- rigeants et peuple, sous la forme assurer plus que cela : la
elle pas aux autres animaux, parce d’une autorité indépendante, liberté et le bien-être de la
que leur organisation va jusqu’à dans des frontières reconnues. population (cf. analyse de
ressentir ces deux affections et à se • Est-il au-dessus : Spinoza), c’est-à-dire une
les communiquer. Mais la parole – idée de supériorité et d’impu- loi naturelle et morale de
est faite pour exprimer le bien et nité. respect de l’individu.
le mal, et, par suite aussi, le juste – idée d’extériorité et d’indiffé- c) Même l’État totalitaire se
et l’injuste ; et l’homme a ceci de rence. veut soumis à l’exigence de
spécial, parmi tous les animaux, • Des lois : réaliser la loi de l’histoire
que seul il conçoit le bien et le – sens juridique et politique : les ou de la nature (cf. analyse
mal, le juste et l’injuste, et tous les lois en vigueur dans un État donné. de Arendt).
sentiments de même ordre, qui – sens général : lois au sens naturel, Transition : Précisément,
Nicolas Machiavel. Il est le premier à mettre

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
en s’associant constituent préci- moral, divin, etc. n’a-t-il pas fait en cela la
à nu la politique, considérant l’État comme
sément la famille et l’État. il est et non comme il devrait être, séparant pire des choses ? Ne faut-il
On ne peut douter que l’État ne II. Les points du programme la politique de la morale et aspirant à l’unité pas déterminer quelle loi
soit naturellement au-dessus de la • L’État de l’Italie. spécifique il doit suivre ?
famille et de chaque individu ; car • La justice et le droit.
le tout l’emporte nécessairement III. L’État n’est pas autre
sur la partie, puisque, le tout une L’accroche chose que le peuple qui le constitue.
fois détruit, il n’y a plus de parties, Le film Ennemi d’État (Tony Scott, 1998) montre a) L’État est légitime dans la mesure où il se matéria-
plus de pieds, plus de mains, si comment un citoyen innocent se voit traqué et lise dans le pouvoir législatif, lui-même constitué
ce n’est par une pure analogie de démis de tous ses droits au nom d’un prétendu par la volonté générale (cf. analyse de Rousseau).
mots, comme on dit une main intérêt supérieur de la nation. Ou dans la mesure où il vise à l’intérêt de tous, sans
de pierre ; car la main, séparée du sacrifice de quelques-uns (cf. analyse d’Aristote).
corps, est tout aussi peu une main La problématique b) C’est en veillant à respecter le principe même
réelle. Les choses se définissent Comment l’État pourrait-il incarner le pouvoir de la loi que les décisions de l’État sont légitimes.
en général par les actes qu’elles souverain, s’il doit se soumettre aux lois ? Com-
accomplissent et ceux qu’elles ment les lois pourraient-elles s’appliquer si ceux Conclusion
peuvent accomplir ; dès que leur qui les font respecter ne les respectent pas eux- L’État ne saurait être au-dessus des lois, celles-ci le
aptitude antérieure vient à cesser, mêmes ? Enfin, l’État représente-t-il vraiment une constituant en tant que tel.
on ne peut plus dire qu’elles sont entité distincte du peuple ?
les mêmes ; elles sont seulement
comprises sous un même nom. Le plan détaillé du développement Ce qu’il ne faut pas faire
Ce qui prouve bien la nécessité I. Le pouvoir souverain détient une place à part Énoncer des affirmations
naturelle de l’État et sa supériorité à l’égard des lois. contre le gouvernement ou l’État,
sur l’individu, c’est que, si on ne a) L’État, compris comme autorité souveraine, est le sans analyse ni nuance.
l’admet pas, l’individu peut alors garant des lois et dispose de la force pour les faire
se suffire à lui-même dans l’isole- appliquer. À ce titre, il n’est pas au même rang que
ment du tout, ainsi que du reste tout citoyen et n’engage pas son obéissance aux Les bons outils
des parties ; or, celui qui ne peut lois de façon équivalente (cf. analyse de Hobbes). • L’analyse des conditions du pacte social par Hobbes,
vivre en société, et dont l’indépen- b) Les dangers et menaces pesant sur l’État doivent dans le Léviathan.
dance n’a pas de besoins, celui-là être combattus avec le souci d’efficacité, et parfois • La théorie de la séparation des pouvoirs par Mon-
ne saurait jamais être membre de contre les lois en vigueur, y compris les lois mo- tesquieu dans L’Esprit des lois.
l’État. C’est une brute ou un dieu. rales (cf. analyse de Machiavel). • Aristote, La Politique.
Transition : Justement, l’État n’est-il pas au moins • Rousseau, Du Contrat social.
Aristote, Politique, Livre I soumis à la loi de sa propre conservation ? • Machiavel, Le Prince.

90 La politique, la morale
L'A RT I C L E D U

Machiavel au pays des merveilles


Q u’en est-il en ce début
de XXIe siècle du Prince
auquel Machiavel
prodiguait ses conseils de
voir s’obtient par le suffrage
universel et non par la force.
Passé un bref état de grâce,
le nouveau prince élu se voit
les quatre ou cinq ans. Un roi
Carnaval, entouré de collets
montés, d’arlequins et de fées
aux masques de velours. S’il
que partageaient les hommes
depuis l’invention de la démo-
cratie. On l’a bien qualifiée de
médiatique, de participative,
bonne gouvernance ? Peut- confronté non seulement à fallait encore une preuve de la ou de sociale pour tenter de
on aujourd’hui encore tenter ses anciens rivaux, tous bien fin du politique, elle résiderait lui redonner un peu de lustre,
d’éclairer nos gouvernants sur identifiés, mais à un ennemi dans la figure spectrale de ce mais la politique, comme
les moyens de conquérir le insaisissable et rebelle : l’opi- prince sans royaume et sans expérience de la démocratie
pouvoir, de le conserver et, le nion. D’autres facteurs objec- gloire, condamné à mimer les et art du bon gouvernement,
cas échéant, sur les raisons de tifs viennent lui compliquer gestes et les attributions d’une appartient au passé. A sa place,
sa perte ? Beaucoup le croient, la tâche. Le cadre national de souveraineté perdue. nous conservons quelques
dans nos démocraties mé- la gouvernance s’effiloche par Mais que signifie alors dans vestiges, le vieux théâtre grec,
diatiques qui ont transformé les deux bouts, au bénéfice ces conditions conquérir le les tableaux de David, l’œuvre
l’enseignement du maître flo- des pouvoirs régionaux d’une pouvoir ou le perdre ? De quel de Machiavel… Parfois, il nous
rentin en un commerce lucratif part et des instances supra- pouvoir s’agit-il et de quelle arrive d’en ressentir encore
plus proche du marketing que nationales de l’autre, qu’elles perte sinon d’un pouvoir dé- le souffle, comme en 2008,
de la philosophie politique. soient chargées de régulation pourvu de ses attributions et lors de la campagne présiden-
Mais quel est ce pouvoir qu’il économique, monétaire ou d’une perte qui ne se limite pas tielle de Barack Obama aux
s’agirait de conquérir ou de d’intervention militaire. à une défaite électorale mais Etats-Unis. La presse, alors,
conserver ? Sur quels sujets La souveraineté de la nation est d’une déperdition qui affecte le parle d’homme providentiel,
s’exerce-t-il ? Quel est son contestée de toutes parts par la pouvoir lui-même, la politique d’élection historique mais,

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
champ d’action, sa sphère puissance des lobbies en tous elle-même ? On peut toujours nous sommes vite obligés
d’influence, ses marges de genres. A peine a-t-on conquis se consoler en qualifiant cette d’en convenir, ce n’était qu’une
manœuvre ? Quels sont ses le pouvoir dans les urnes qu’on crise de nouvelle phase ou de hallucination. Le retour du po-
rivaux à l’intérieur et à l’exté- découvre qu’il a déserté les mue post-politique, mais c’est litique, tant de fois annoncé, ne
rieur ? A l’époque de Machiavel, palais nationaux pour migrer encore trop dire, car ce qui s’est pas produit.
ces questions se posaient de en d’autres lieux – Bruxelles, survit à la politique n’a plus
manière plus simple. Selon lui, Wall Street, Washington –, grand-chose en commun avec Christian Salmon
les difficultés à gouverner se quand il ne s’est pas purement cette passion et cette quête (4 février 2012)
concentraient essentiellement et simplement volatilisé dans
dans les Etats nouvellement ac- les nuées de la mondialisation.
quis. Selon Machiavel, le Prince Depuis la crise de 2008, les
POURQUOI CET ARTICLE ?
y a pour ennemis tous ceux « marchés » dictent aux gou-
dont il a blessé les intérêts. Il vernements les politiques de ri- Christian Salmon, en montrant qu’aujourd’hui le pouvoir
ne peut conserver l’amitié ni gueur et les agences de notation politique n’en est plus véritablement un, met en évidence le
la fidélité de ceux qui lui en sanctionnent les récalcitrants. désenchantement total vécu par les citoyens du xxe siècle. Nous
ont facilité l’entrée par l’im- De sorte que l’expression de ne pouvons plus désormais nous rapporter aux grandes
puissance où il se trouve de la volonté collective par l’élec- doctrines de la philosophie politique classique – comme celle
les satisfaire autant qu’il se tion, censée servir de socle à la que Machiavel a élaborée dans son ouvrage Le Prince – puisque
l’était promis. Les problèmes démocratie, finit par apparaître l’existence même de la sphère politique s’est dissipée au profit
de gouvernance dans les démo- comme un subterfuge qui se de pouvoirs qui ne tirent pas leur légitimité du peuple. La vie
craties modernes reproduisent résume à la possibilité offerte politique authentique, dans laquelle les philosophies politiques
parfois jusqu’à la caricature au plus grand nombre de se du passé puisaient leur sens, n’est plus de ce monde.
cette situation. Même si le pou- choisir un prince virtuel tous

La politique, la morale 91
L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS CLÉS
DESTIN
Du latin destinare, « fixer, assujettir ».
Enchaînement d’événements tels
qu’ils seraient fixés irrévocablement
La liberté
Ê
à l’avance, quoi que nous fassions.
tre libre, c’est faire ce que je veux » : telle est notre définition
DÉTERMINISME courante de la liberté. Je ne serais donc pas libre lorsqu’on
Relation nécessaire entre une cause
et son effet. On parle de détermi-
contraint ma volonté par des règles, des ordres et des lois.
nisme naturel pour désigner le fait Être libre serait alors la condition naturelle de l’homme, et la
que tous les phénomènes naturels société la marque de son esclavage. Pourtant, cette opinion ne
sont soumis à des lois nécessaires
d’enchaînement causal. semble pas tenable.
DEVOIR
Il faut distinguer le devoir, comme
obligation morale valant absolu-
ment et sans condition, susceptible
d’être exigé de tout être raisonnable,
et les devoirs, comme obligations
sociales, liées à une charge, une
profession ou un statut, qui n’ont
qu’une valeur conditionnelle et ne
peuvent prétendre à l’universalité.
Kant fait de l’impératif catégorique
de la moralité l’énoncé de notre de-

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
voir en tant qu’êtres raisonnables.

IMPÉRATIF CATÉGORIQUE
Si les impératifs énoncent un de-
voir, tous ne sont pas moraux.
Kant distingue ainsi les impératifs
hypothétiques, qui sont condition-
nels, simples conseils de prudence
ou d’habileté (« si tu veux ceci, fais
cela »), de l’impératif catégorique.
Seul impératif moral, il com-
mande absolument et sans condi-
tion à tout être raisonnable, tou-
jours et partout, indépendamment
des désirs, des conséquences et de
l’utilité. En voici une des formula-
tions : « Agis uniquement d’après
la maxime qui fait que tu peux
vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle. »
Delacroix, La Liberté guidant le peuple.

LIBERTÉ
Contre le sens commun, qui dé- Peut-on dire que l’animal De quelle manière l’homme conquiert-
finit la liberté par la possibilité est libre ? il la liberté ?
de l’assouvissement des désirs, Si la liberté est l’absence de toute règle et de toute Pour être libre, il faut pouvoir choisir de faire ou de
Kant montre qu’il n’y a de liberté contrainte, alors l’animal est libre. Mais ce raisonne- ne pas faire. Seul donc un être qui s’est débarrassé de
que dans l’autonomie, c’est-à-dire ment n’a qu’une apparence de vérité : le comporte- la tyrannie des instincts peut remplir les conditions
l’obéissance à la loi morale, qui, ment d’un animal est en fait dicté par son instinct, minimales de l’accès à la liberté. Kant soutient que
issue de la raison, assure notre de sorte que l’animal ne peut pas s’empêcher d’agir c’est précisément là le rôle de l’éducation : elle a pour
indépendance à l’égard de tout comme il agit. L’instinct commande, l’animal obéit : but premier de discipliner les instincts, c’est-à-dire
motif extérieur et pathologique. loin d’être le modèle de la liberté, l’animal est de les réduire au silence pour que l’homme ne se
La liberté est alors non pas tant l’incarnation d’une totale servitude à la nature. On contente pas d’obéir à ce que sa nature commande.
un fait qu’une exigence dont ne peut parler de liberté que pour un être qui s’est C’est aussi, et plus largement, le rôle de la vie en
l’homme a à se montrer digne. affranchi du déterminisme naturel. communauté  : la société civile nous libère de la

92 La politique, la morale
L’ESSENTIEL DU COURS

nature en substituant les lois sociales aux lois natu-


relles. C’est donc la culture au sens large, c’est-à-dire
libre, ma volonté doit respecter la liberté en moi-
même comme en autrui : elle doit observer le com-
ZOOM SUR…
la façon que l’homme a de faire taire la nature en lui, mandement suprême de la moralité qui ordonne La conception de la liberté
qui nous fait accéder à la liberté. de considérer autrui toujours comme une fin en soi, dans l'Éthique de Spinoza
et jamais comme un moyen de satisfaire mes désirs.
La liberté se conquiert donc en luttant contre les NÉCESSITÉ ET LIBERTÉ
désirs qui réduisent l’homme en esclavage et en Imaginer que Dieu soit doté d’in-
obéissant à l’impératif de la moralité. tellect et de volonté et qu’il choi-
sisse entre des possibles, selon
Comment être libre certaines fins, ce qu’il va créer, ce ne
tout en obéissant sont que préjugés de l’imagination.
à une loi ? Le finalisme n’est qu’une illusion
S’il suffisait d’obéir aux lois pour être libre, alors les anthropomorphique : Dieu (c’est-
sujets d’une tyrannie connaîtraient la liberté. Pour à-dire la nature) n’agit pas pour
Rousseau, la seule solution à ce problème à la fois une fin, mais la seule causalité à
politique et moral, c’est que je sois aussi l’auteur de l’œuvre dans tout ce qui est, c’est
la loi à laquelle je me soumets. la causalité efficiente, mécanique,
Sur le plan politique, le « contrat social » garantit la selon un ordre de causes et d’effets
liberté des citoyens non en les délivrant de toute loi, absolument nécessaire. Toute chose
mais en faisant d’eux les auteurs de la loi : par le vote, est tout ce qu’elle peut être. Il n’y a
les hommes se donnent à eux-mêmes leurs propres donc pas à se lamenter de ce qu’elle
lois, en ayant en vue non leurs intérêts particuliers n’est pas comme on désire qu’elle
mais le bien commun. soit, mais seulement à comprendre
De même, sur le plan moral, Kant, en se référant à l’ordre nécessaire de consécution
Rousseau, montre que la loi de la moralité à laquelle des causes et des effets.
je dois me soumettre (et qui s’exprime sous la forme Il faut donc également en finir
d’un impératif catégorique) ne m’est pas imposée de avec cet anthropomorphisme
l’extérieur, mais vient de ma propre conscience : je grossier qui projette sur Dieu la

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
suis libre lorsque j’obéis au commandement moral, conviction illusoire qu’ont les
parce c’est moi-même qui me le prescris. hommes d’être dotés d’un libre
arbitre. Nous nous croyons libres
La liberté est-elle parce que nous avons conscience
l’essence de l’homme ? de nos appétits, tout en ignorant
Dire que la liberté constitue la seule essence de les causes qui nous déterminent à
l’homme, cela revient à dire que l’homme n’a pas vouloir ce que nous voulons. Ain-
de nature, qu’il est ce qu’il a choisi d’être, même si si, entre une pierre qui se meut du
ce choix n’est pas assumé comme tel voire même fait d’une impulsion initiale et un
Baruch Spinoza (1632-1677). implicite (Sartre). homme qui agit, il n’y a aucune
Pour Heidegger, il faut aller jusqu’à dire que l’es- différence de nature : le second
À quelles conditions sence de l’homme, c’est l’existence : parce qu’il n’est pas plus libre que la première,
puis-je être libre ? est temporel, l’homme est toujours jeté hors de mais il le croit, simplement parce
« Je suis libre quand je fais ce que je veux »... Certes, lui-même vers des possibles parmi lesquels il doit qu’il est conscient de ses actes. Si
mais à quelles conditions suis-je libre de vouloir choisir. la pierre avait conscience de son
ce que je veux ? Le plus souvent, ma volonté est D’instant en instant, l’homme (qu’il le veuille ou mouvement, elle croirait également
déterminée par ce que je suis : il n’y aurait aucun non) est une liberté en acte : j’ai à chaque instant en être la cause, elle serait convain-
sens à vouloir être plus grand si je n’étais pas petit. à choisir celui que je serai, même si la plupart du cue d’être libre. Ainsi, l’homme
Ma volonté n’est alors pas libre ; bien au contraire, temps je refuse de le faire, par exemple en laissant « n’est pas dans la nature comme
elle est déterminée : je ne choisis pas plus de vouloir les autres décider à ma place. Que la liberté soit l’es- un empire dans un empire », et il
être grand que je n’ai choisi d’être petit. sence de l’homme, cela signifie donc aussi qu’elle est n’y a donc pas plus de libre décret
Ma volonté n’est donc libre que quand elle s’est un fardeau écrasant : elle me rend seul responsable en l’homme qu’en Dieu. Pourtant,
libérée de toutes les déterminations qu’elle a reçues, de ce que je suis. C’est précisément à cette respon- Dieu peut être dit cause libre, au
c’est-à-dire quand elle s’est affranchie de tout ce sabilité que j’essaye d’échapper en excusant mon sens qu’il n’est pas contraint par
qui en fait ma volonté. Pour être réellement libre, comportement et mes choix par un « caractère » autre chose à faire ce qu’il fait, mais
il faudrait que ma volonté veuille ce que toute ou une « nature » (sur le mode du : « ce n’est pas ma qu’il le fait de par la seule nécessité
volonté peut vouloir, donc que ce qu’elle veuille soit faute : je suis comme cela ! »). de sa propre nature.
universellement valable. Ainsi, pour Spinoza, la liberté n’est
pas le contraire de la nécessité mais
Qu’est-ce qu’une volonté UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER de la contrainte. Or, toute chose
universelle ? étant contrainte (l’homme y com-
Kant affirme que ma volonté est universelle quand • Liberté pris), Dieu seul sera cause libre,
elle veut ce que tout homme ne peut que vouloir : (Philippe Boucher, 7 octobre 1989) p. 95 parce que la nécessité de ses actes
être respecté en tant que volonté libre. Pour être s’explique par sa seule nature.

La politique, la morale 93
UN SUJET PAS À PAS

TEXTE CLÉ
Dans cet extrait, Bergson montre
que la liberté doit se comprendre
Dissertation : Toute prise
à partir de l’acte d’une personna-
lité, d’un « moi » concret.
de conscience est-elle libératrice ?
Bref, nous sommes libres quand nos L’analyse du sujet b) D’un point de vue collectif, prendre conscience
actes émanent de notre personnalité I. Les termes du sujet de son réel statut amène à le changer (exemple de
entière, quand ils l’expriment, quand • Prise de conscience : la conscience de classe pour Marx).
ils ont avec elle cette indéfinissable – aspect subjectif : effort de lucidité, de critique. Transition : Mais la révolution ne donne pas tou-
ressemblance qu’on trouve parfois – aspect objectif : accession à une vérité, à une jours lieu à un statut meilleur ou plus libre.
entre l’œuvre et l’artiste. En vain on connaissance.
alléguera que nous cédons alors à • Libératrice : II. La lucidité repère, voire accroît, les limites de
l’influence toute-puissante de notre – sens politique : gain de droits, d’autonomie. nos choix.
caractère. Notre caractère, c’est en- – sens psychologique : gain de choix, de possibilités a)  D’un point de vue philosophique, la prise de
core nous ; et parce qu’on s’est plu à d’action. conscience du déterminisme pesant sur nous ne le
scinder la personne en deux parties fait pas disparaître (cf. analyse critique de Spinoza
pour considérer tour à tour, par un II. Les points du programme sur le libre arbitre).
effort d’abstraction, le moi qui sent • La liberté. b)  D’un point de vue psychologique et moral, la
ou pense et le moi qui agit, il y aurait • La conscience. conscience plus aiguë de nos limites et de nos
quelque puérilité à conclure que l’un • L’histoire. défauts ne procure pas une grande confiance en
des deux moi pèse sur l’autre. Le soi (exemple du remords).
même reproche s’adressera à ceux L’accroche c)  D’un point de vue hypothétique, il serait alors
qui demandent si nous sommes En prenant conscience de sa situation, jusqu’alors préférable d’ignorer beaucoup de choses et de se
libres de modifier notre caractère. ignorée, Œdipe se crève les yeux et s’exile de sentir libre et heureux de ce fait (exemple analysé
Certes, notre caractère se modifie Thèbes. par Descartes).
insensiblement tous les jours, et Transition : Mais un être sans réflexion, sans prise

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
notre liberté en souffrirait, si ces La problématique de conscience, est-il libre ?
acquisitions nouvelles venaient se A-t-on toujours intérêt à prendre conscience de
greffer sur notre moi et non pas se choses ou d’emprises auxquelles on ne pourra rien III. La liberté ne peut s’établir sans prise de
fondre en lui. Mais, dès que cette changer ? Le gain de lucidité donne-t-il dans ce cas conscience.
fusion aura lieu, on devra dire que un gain de liberté ? a)  L’action politique vise à agir sur les inégalités
le changement survenu dans notre et les exploitations qui peuvent être changées.
caractère est bien nôtre, que nous La prise de conscience en est la première étape
nous le sommes approprié. En un nécessaire, quoique non suffisante.
mot, si l’on convient d’appeler libre b)  D’un point de vue existentiel, la prise de
tout acte qui émane du moi, et du conscience d’une liberté fondamentale pour
moi seulement, l’acte qui porte la l’homme l’amène à revendiquer et à assumer sa
marque de notre personne est véri- liberté (cf. analyse de Sartre).
tablement libre, car notre moi seul en c) Tout refuge derrière un déterminisme supposé
revendiquera la paternité. La thèse de est alors une perte de liberté et un exemple de
la liberté se trouverait ainsi vérifiée mauvaise foi.
si l’on consentait à ne chercher cette
liberté que dans un certain caractère Conclusion
de la décision prise, dans l’acte libre La prise de conscience est libératrice si elle s’accom-
en un mot. pagne des conditions permettant de changer ou
d’assumer ce qui est devenu conscient.
Henri Bergson, Essai sur les don-
nées immédiates de la conscience
Ce qu’il ne faut pas faire
« En un mot, Traiter le sujet sans voir la différence entre
si l’on convient « conscience » et « prise de conscience » d’une part,
et entre « liberté » et « libération » d’autre part.
d’appeler libre tout acte Le plan détaillé du développement
qui émane du moi, et du I. La prise de conscience donne une expérience
moi seulement, l’acte de liberté. Les bons outils
qui porte la marque a)  D’un point de vue individuel, « prendre • Spinoza, Lettres à Schuller. L’auteur y présente son
de notre personne est conscience » signifie se débarrasser d’une ignorance analogie de l’homme et de la pierre qui roule.
ou d’un préjugé sur une question. Cela implique une • Sartre, L’existentialisme est un humanisme.
véritablement libre »
(Pascal) action d’analyse personnelle (exemple du cogito de • Rousseau, Le Contrat social.
Descartes). • Hobbes, Léviathan.

94 La politique, la morale
L'A RT I C L E D U

Liberté
Q ue la liberté puisse craindre
de la liberté, qu’elle puisse en
être menacée, qu’elle puisse
même en mourir, c’est davantage
la Russie en 1839 et qui, par une invo-
lontaire prescience, décrit... la Russie
soviétique, demeurée terriblement
semblable à celle des tsars.
bout de la rue se dessine une prison.
Mille faits incontestés maintenant
arrivent à la connaissance du public
et qui, sous un autre maitre sovié-
et que les États voisins, jusque-là des
plus respectueux, songent à vivre leur
vie pour que leur indépendance ne
soit plus une fiction juridique.
qu’un sujet de concours plutôt « ba- Custine s’y montre reporter d’un tique, eussent été, un par un, une Qui, naguère, aurait toléré qu’un pays
teau », c’est l’évidence qu’apportent, inimaginable futur, une manière de révolution. de l’Est soit désormais officiellement
aujourd’hui comme hier, les pays qui Jules Verne politique. C’est ce qu’ex- Pour qui ne se sentait pas inféodé étiqueté comme un pays que l’on fuit
tentent de se soustraire à la tyran- plique si bien Pierre Nora dans la à l’URSS d’hier, mais n’en était pas (même si auparavant chacun savait à
nie, qui font irruption presque par préface qu’il écrivit pour l’édition l’ennemi ; pour qui tout avancée de la quoi s’en tenir) et que d’autres pays de
mégarde dans un univers où le mot abrégée de cet ouvrage, qu’édita la liberté suscite une joie de citoyen qui l’Est adoptent sans le dire une attitude
liberté ne serait plus dépourvu de maison Gallimard il y a quelques voit croitre le nombre de ses pairs, un qu’on pourrait être tenté de compa-
sens et de poids. années. La Russie de 1839, celle de sentiment nait : l’espoir, et sa jumelle rer à un droit d’asile, alors que ce
À plus forte raison si ce renversement Nicolas 1er, c’est, à trop peu près, l’URSS la peur. Car la liberté est d’abord un droit est le désaveu d’un pays-frère ?
de cours s’opère sans ces bouleverse- d’avant M. Gorbatchev. désordre, ses conquêtes sont autant Voilà donc que la liberté rend à M.
ments politiques, qu’on les nomme Alors, déjà, il y a exactement cent cin- de camouflets pour l’ordre ancien. Le Gorbatchev la vie beaucoup plus dif-
guerres ou révolutions, qui marquent quante ans, la Russie s’étend sur deux porteur de liberté devient l’auteur du ficile que s’il s’était conduit comme
la fracture entre une époque et une parties du monde, et, avec soixante désordre, et les camouflets entretien- les potentats, rouges ou non, qui ont
autre, et qui, ruinant l’ordre ancien, millions d’habitants, est devenue nent l’idée de revanche. avant lui occupé le Kremlin.
privent de toute parole ceux qui le la plus grosse population d’Europe. Le joug paraissant s’alléger, les Combien n’est-il pas paradoxal et
soutenaient et s’offusquent du nou- Déjà, Nicolas écrase (écrabouille serait peuples soumis s’émancipent et logique à la fois que les libertés dont
veau. plus juste) la Pologne, persécute les les peuples annexés appellent à la usent, fût-ce avec des mécomptes,
La liberté engendre la liberté et, avant uniates, ces chrétiens de rite grec qui sécession. Dans des sociétés encore Baltes, uniates ou Allemands de

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
d’en être repu, un pays qui en a été ont le tort de n’être pas schismatiques incompatibles avec la liberté, se déve- l’Est, pour ne rien dire des Polonais,
durablement privé, pour qui cette comme l’empereur et de reconnaitre loppent des usages que seule la liberté nuisent à la solidité du pouvoir qui
privation est presque un élément de l’autorité du pape, déporte ses sujets autorise. La liberté en parait coupable. les a consenties !
civilisation, veut l’éprouver comme par dizaines de milliers, soumet tous Autrefois ravagées pour avoir crié le D’autant que, toujours mauvaise
un pauvre gaspille une fortune inopi- les autres à un espionnage permanent nom de liberté, des nations s’inspirent fille, éternellement mal mariée
née. Au point de mettre en péril celui et, selon une expression de l’époque, maintenant, et sans dommages pour avec la liberté, l’économie, à ce que
qui incarne ce mouvement. Parce fait de la Russie une caserne. elles, des pratiques économiques de disent les économistes dont il n’y
qu’aussi, la liberté fait peur à ceux La comparaison avec son plus célèbre l’Occident avant de se laisser séduire a hélas ! pas lieu de douter, semble
qui étaient accoutumés à vivre sans successeur soviétique est tout à fait par ses systèmes politiques ; autre- infliger la démonstration que le
elle ; quand ils ne tiraient pas bénéfice superflue. S’il n’y a pas eu, sous Nico- ment dit, par les différentes manières nouveau régime fait vivre l’URSS
de ce qu’elle était proscrite. La liberté las, de « procès des blouses blanches » de mettre en musique la démocratie. encore plus mal que le précédent.
devient une ennemie ; celui qui l’a comme celui que Staline ordonna, La société soviétique se réchauffe, Ce ne serait pas la première fois
restaurée, une cible. c’est qu’on n’avait pas encore songé à et chacun sait que la chaleur est très que des adversaires s’appuieraient
L’URSS expose au reste du monde l’utilisation politique de la médecine néfaste aux banquises. Pour un pays sur des émeutes de la faim ou
cette leçon de choses qui serait banale et de ses praticiens. qui, plutôt que d’être un « État », une de la pénurie pour renverser un
si elle n’avait pas la taille d’un empire ; Soudain, pratiquement d’un jour à « République », ou un nom de lieu gouvernement qui leur déplait et
composé, cet empire, comme il est l’autre, la peur et le soupçon cessent comme « France » ou « Italie », a choi- avant tout l’homme qui l’incarne.
de règle pour une telle organisation d’être ce principe de gouvernement si de se nommer « Union » et d’être Dans ce cas, n’est-il pas grand temps
politique, de peuples asservis et de transmis sans retouche d’un régime ainsi alphabétiquement classé, c’est que l’Occident songe à nourrir la
peuples soumis, de nations annexées à celui qui l’a abattu. Le pouvoir ne sa nature même qui peut paraitre liberté ? 
et de nations sous surveillance ; les dédaigne plus de s’expliquer. compromise quand les États baltes
uns et les autres manifestement prêts Aux yeux du monde, ahuri et donc sortent leurs drapeaux nationaux Philippe Boucher
maintenant à faire éclater l’empire, sceptique, d’autant que ce chan- pour fredonner le Chant du départ (7 octobre 1989)
pour emprunter à l’ouvrage qui valut gement agace le conservateur qui
à Mme Carrère d’Encausse peut-être sommeille en chacun de nous, des
la fortune et assurément la célébrité. élections ont lieu où le parti encore POURQUOI CET ARTICLE ?
C’est une vérité rebattue que l’URSS unique renonce à la règle du candidat
est l’héritière fidèle de la Sainte Rus- unique et où bien des triomphateurs Cet article met en lumière la liberté sous sa forme politique à partir de
sie, dont elle ne supprima, pour ainsi désignés sont défaits.
la description de la situation de l’URSS juste avant sa chute. L’auteur
dire, que le gouvernement dynas- Dans la vie quotidienne, perce la
montre qu’à cette période de l’histoire, l’aspiration à la liberté s’est em-
tique. Pour le reste, qu’il s’agisse de liberté : de critiquer à visage décou-
parée des hommes vivant en union soviétique et que cette aspiration
la politique extérieure ou de la police vert sans risquer la Sibérie, d’être
à la liberté, favorisée par le régime lui-même, s’est retournée contre
intérieure, qu’on se reporte à la rela- informé de ce qui ne va pas et de
tion de voyage que publia Astolphe l’être sincèrement, de manifester lui, preuve du caractère paradoxal de la liberté et de sa puissance
de Custine en 1843 sous le titre sur la voie publique sans qu’au de subversion de l’ordre établi.

La politique, la morale 95
Crédits

COUVERTURE p. 47 Blaise Pascal, © iStockphoto/ Thinkstock.


Socrate : © Olga Semicheva/Hemera/ Thinkstock p. 48 Livres, © Fotolia
Temps : © badmanproduction/iStock/ Thinkstock
L’histoire
LE SUJET p. 50 Hegel, DR.
p. 51 Antoine-Jean Gros, Napoléon à la bataille d’Eylau en 1807,
La conscience, l’inconscient © Getty Images.
p. 6 Le Caravage, Narcisse, DR. p. 52 Jules César, © Thinkstock.
p. 7 Sigmund Freud, DR.
p. 8 Sculpture, © Thierry Derégnaucourt. LA RAISON ET LE RÉEL
La perception Théorie et expérience
p. 10 Husserl, DR. p. 11 Portrait de René Descartes (1596-1650), p. 56 Michael Faraday, © Getty Images.
d’après Franz Hals, DR. p. 57 Laboratoire, © Comstock.
p. 12 œil, © Fotolia / Illusion d’optique : la jeune fille et la vieille dame, DR.
La démonstration
Autrui p. 60 Pythagore, © iStockphoto.
p. 14 Buste de Socrate, © iStockphoto. p. 61 Raphaël, L’École d’Athènes (détail), DR.
p. 15 Bouddhas, © Thinkstock. p. 62 Aristote, © iStockphoto.
p. 16 Jean-Paul Sartre, DR.
Le vivant
Le désir p. 64 Bergson, DR.
p. 18 La Naissance de Vénus, © Getty Images. p. 65 Cellules sanguines, © Janis Smits/ Fotolia ;
p. 19 Statue de Marc-Aurèle, colline du Capitole à Rome, © Jupiteri- Chromosome, © Fotolia.
mages. p. 66 Insémination, © Alexandr Mitiuc/ Fotolia.
p. 20 Anselm Feuerbach, Le Banquet de Platon, 1873,
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P. Anders. La matière et l’esprit

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
p. 70 Démocrite, DR.
L’existence et le temps p. 71 Descartes, Traité de l’homme, DR.
p. 22 Saint Augustin, détail d’un retable, Cambridge, DR. p. 72 IRM, © iStockphoto.
p. 23 Sablier, © Alexey Klementiev/ Fotolia.
p. 24 Église du souvenir à Berlin, © Sale/ Fotolia. La vérité
p. 74 Saint Thomas d’Aquin, DR.
LA CULTURE p. 75 La bouche de la vérité, © javarman
p. 76 Saint Thomas d’Aquin, © Thinkstock.
Le langage
p. 28 Ferdinand de Saussure, DR. LA POLITIQUE, LA MORALE
p. 29 Hiéroglyphes, © iStockphoto.
p. 30 Dialogue, © Vladimir Mucibacic/ Fotolia. La société et les échanges
p. 80 © Jean-Régis Roustan/ Roger-Viollet.
L’art p. 82 Poignée de mains, © Fotolia (263).
p. 32 Statue de Kant à Kaliningrad, DR.
p. 33 Victoire de Samothrace, DR. La justice et le droit
p. 34 Jean Siméon Chardin, La Raie, 1728, DR. p. 84 Statue de Platon, © Thinkstock.
p. 85 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, DR.
Le travail p. 86 Balance de la justice, © iStockphoto.
p. 36 Statue de Marx et Engels, © iStockphoto.
p. 37 Illustration tirée des Confessions de Jean-Jacques Rousseau L’État
© Getty Images. p. 88 Page de titre du Léviathan, DR.
p. 38 Sieste, © iStockphoto. p. 89 Portrait de Montesquieu, DR.
p. 90 Machiavel, DR.
La technique
p. 40 Aristote, © Thinkstock. La liberté
p. 41 Les temps modernes, ©Rue des Archives/RDA. p. 92 Delacroix, La Liberté guidant le peuple, DR.
p. 42 Téléphones portables, © Fotolia. p. 93 Baruch Spinoza, © Getty Images.
p. 94 Mains liées, © Anyka/ Fotolia.
La religion
p. 46 Auguste Comte, DR.
HORS-SÉRIE
« N 1 de la relation client depuis 11 ans,
° Réviser son bac
ça met en confiance ! » PROGRAMME
2015 avec
Guy – sociétaire MAIF.

PHILOSOPHIE
Term L, ES, S

L’ESSENTIEL DU COURS DES SUJETS DE BAC DES ARTICLES DU MONDE DES TEXTES CLÉS
• Des fiches synthétiques • Des questions types • Le texte intégral des •Les plus grands
• Les points et définitions • L’analyse des sujets articles du Monde auteurs et philosophes

N1 ° DU PODIUM DE LA RELATION CLIENT


DANS LE SECTEUR ASSURANCE DEPUIS 11 ANS*.
clés du programme
• Les repères importants
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter
• Un accompagnement
pédagogique des articles
• Des extraits et des
citations incontournables

VOUS AUSSI CHANGEZ POUR LA MAIF Antilles 7,90 €, Réunion 9,80 €,


Maroc 80 DH, Tunisie 10,30 DT.
M 05274 - 4H - F: 7,90 E - RD
* L’enquête a été réalisée par BearingPoint et TNS Sofres en novembre/décembre 2014 auprès d’un échantillon de 4 000 clients et usagers de plus de 150 entreprises et administrations, représentatifs de la
population française, dans 9 secteurs : assurance, automobile, banque, distribution spécialisée, entreprise de services, grande distribution, services publics, tourisme, transport. MAIF, société d’assurance
mutuelle à cotisations variables - CS 90000 - 79038 Niort cedex 9. Filia-MAIF, société anonyme au capital de 114 337 500 € entièrement libéré, RCS Niort B 341 672 681 - CS 20000 - 79076 Niort cedex 9.
Entreprises régies par le Code des assurances.
3’:HIKPMH=YU\^U]:?k@a@k@e@f"; En partenariat avec

You might also like