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Angelo Montonati

UN FEU DANS LA VILLE

SAINT ANTOINE-MARIE ZACCARIA


(1502-1539)

Préface du cardinal Joseph Ratzinger

TRADUIT EN FRANÇAIS PAR LE !1PÈRE GÉRARD DAEREN, B.TA


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ANGELO MONTONATI

UN FEU DANS LA VILLE

SAINT ANTOINE-MARIE ZACCARIA


(1502-1539)

PRÉFACE DU CARDINAL JOSEPH RATZINGER

TRADUIT EN FRANÇAIS PAR LE PÈRE GÉRARD DAEREN

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Préface

J’ai appris avec intérêt et satisfaction que, à l’occa-


sion du 500e anniversaire de la naissance de S. Antoine-
Marie Zaccaria (1502-1539), fondateur des Barnabites,
des Angéliques et des Laïcs de saint Paul, le Saint-Siège a
proclamé 2002 comme « année jubilaire » pour tous ceux
qui honoreront sa mémoire.
Je dois dire aussi que la figure de ce saint m’est
chère parce qu’il est une des grandes personnalités de la
Réforme catholique du Seizième siècle, engagé dans le
renouveau de la vie chrétienne à une époque de profonde
crise dans le domaine de la foi et des mœurs.
Sa vie coïncide avec une période turbulente où Lu-
ther a tenté, à sa manière, de réformer l’Église : tentative
qui, comme nous le savons bien, finit par la tragédie de la
division de la chrétienté.
Au cœur des problèmes de son temps et en sa vie
personnelle, Luther avait découvert la figure de saint Paul
et, avec l’intention de suivre le message de l’Apôtre, il
commença son cheminement. Malheureusement, il mit en
opposition saint Paul avec l’Église hiérarchique, la loi
avec l’Évangile et ainsi, tout en redécouvrant Paul, il l’a
coupé de la totalité de la vie de l’Église, du message de la
sainte Écriture.
Antoine-Marie Zaccaria, lui aussi, a découvert Paul,
il a voulu suivre son dynamisme évangélique et il l’a
contemplé dans la totalité du message divin, dans la com-
munauté de la sainte Église. Il me semble que saint An-

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toine-Marie Zaccaria est un homme et un saint de grande
actualité, une figure œcuménique et missionnaire qui nous
invite à annoncer et à vivre le message de Paul au cœur de
l’Église : il montre aux frères séparés que saint Paul a sa
vraie place dans l’Église catholique, qu’il n’est pas néces-
saire de mettre en opposition son message avec l’Église
hiérarchique mais que, dans l’Église catholique, la liberté
évangélique a toute sa place, tout comme le dynamisme
missionnaire et la joie de l’Évangile.
L’Église catholique n’est pas seulement l’Église de
la loi, mais elle doit aussi se montrer concrètement comme
l’Église de l’Évangile et de sa joie, pour ouvrir ainsi les
chemins de l’unité.
Saint Antoine-Marie Zaccaria, né il y a exactement
cinq siècles, mérite d’être redécouvert dans sa grandeur
morale et aussi parce qu’il nous rappelle les valeurs fonda-
mentales du Christianisme et la leçon éternelle du radica-
lisme évangélique. Toute sa brève et intense existence,
d’abord de jeune laïc, médecin et catéchiste, puis de prêtre
et religieux, est dominée par ce que la liturgie du 5 juillet
appelle « la science très précieuse de Jésus-Christ » et est
animée par la « folie de la croix » apprise à l’école du
« docteur Paul », son maître et modèle.
C’est dans cette lumière que brille sa dévotion ex-
traordinaire aux deux mystères fondamentaux de notre
foi : le Christ crucifié et l’Eucharistie, qu’il considérait,
dans une intuition géniale, comme le « Crucifié vivant ».
Il n’est pas toujours facile d’aborder la figure et la
vie d’un saint : Dieu seul possède la clé pour entrer dans le
secret d’une âme qui lui est consacrée. C’est encore plus

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difficile quand cet homme a vécu à une époque lointaine,
parmi les plus complexes et les plus tourmentées de l’his-
toire de l’Église. L’écrivain Angelo Montonati a su réaliser
une synthèse à la fois rigoureuse et brillante de la vie, des
enseignements ascétiques et mystiques de cet authentique
homme de Dieu et de l’Église, brûlant de zèle, formateur
exigeant des consciences, vrai leader capable d’entraîner
vers le bien et de convertir.

L’auteur a décrit efficacement son action de bon sol-


dat du Christ à travers les persécutions qui ne l’ont pour-
tant pas empêché de devancer les temps et de préparer le
grand événement du concile de Trente. Dans ces pages, on
voit A.-M. Zaccaria engagé dans une lutte continuelle
contre le vice de la « tiédeur » spirituelle et la médiocrité
qui « régnaient » tellement parmi ses contemporains. Et
dans ses Lettres et ses Sermons, tout comme dans ses
Constitutions, vibre un appel incessant à la sainteté. Grâce
à cette biographie, Antoine-Marie Zaccaria nous est deve-
nu plus proche et plus familier.

Rome, 11 octobre 2001

Joseph cardinal Ratzinger

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Introduction

Dans ces pages, on parle d’un homme qui, sous l’ac-


tion de la grâce, est décidé à combattre ce qu’il considère
comme le pire ennemi de la vie chrétienne : la tiédeur, le
manque de décision, l’« irrésolution ». Et il le fait en por-
tant, partout où il passe, un feu qui conquiert et se propage
rapidement, « incendiant » littéralement les villes où il
opère et les transformant en centres rayonnant la sainteté.
Antoine-Marie Zaccaria - et avec lui d’autres gran-
des âmes, comme le dominicain Père Baptiste Carioni (fra
Battista), la comtesse Louise Torelli et l’Angélique Paule-
Antoinette Negri - représentent par certaines caractéris-
tiques particulières un phénomène inédit dans l’histoire de
l’Église, dont la valeur prophétique n’a jamais été assez
reconnue (et peut-être ne l’est-elle pas encore pleinement
aujourd’hui). Pourtant, leur aventure spirituelle nous paraît
très actuelle: après le concile Vatican II, la communauté
chrétienne trouve en elle plus d’un stimulant et un modèle
concret pour mettre en œuvre un programme de conver-
sion authentique.
Il faut remonter à Catherine de Sienne et à Thérèse
d’Avila pour rencontrer quelque chose de semblable : mais
ici le projet qui se réalise sous l’action de la grâce impli-
que tout le peuple de Dieu sans discrimination hiérar-
chique. Les Trois Collèges qui prennent corps grâce à l’ef-
fort concordant de leurs animateurs (clercs réguliers ou
religieux prêtres, sœurs consacrées à l’apostolat et laïcs

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qui collaboraient généralement avec les deux premiers ins-
tituts : Barnabites, Angéliques et « Mariés de saint Paul »)
représentent un cas unique parce qu’ils étaient conçus
comme membres d’un seul organisme tendant vers le
même but : la perfection de la vie chrétienne, la sainteté.
L’originalité de cette formule ne sera pas comprise ; au
contraire, elle rencontrera des oppositions et finalement
elle sera rejetée comme quelque chose à la limite de l’hé-
résie. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on en découvre la force
« incendiaire ».
L’histoire d’Antoine-Marie Zaccaria est l’exemple
d’une mission providentielle à une époque de grande
confusion sociale qui n’était pas sans avoir de conséquen-
ces négatives sur l’Église elle-même dont l’action évangé-
lisatrice avait perdu sa vigueur. Beaucoup de situations de
cette époque trouvent des situations parallèles dans notre
société actuelle, où manquent du reste des leader capables,
comme A.-M. Zaccaria, de réactiver le feu de la foi et de
la charité. C’est pour cela que la vie et l’action d’un saint
qui a vécu il y a cinq siècles offrent non seulement un
grand intérêt culturel mais aussi un grand stimulant pour
les chrétiens d’aujourd’hui.
Je dois confesser que ma surprise en rencontrant un
personnage aussi extraordinaire est due en grande partie à
la très maigre connaissance que j’avais de lui. Mais je me
suis également demandé si les Barnabites et les Angé-
liques ont toujours fait tout ce qui était possible pour le
faire connaître ; saint François de Sales disait que l’Évan-
gile est comme l’ensemble des notes de musique et que
chaque saint les utilisait pour composer sa propre mu-

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sique, différente de toutes les autres. Mais celle de Zacca-
ria - malgré sa « partition » très originale - n’est malheu-
reusement pas des plus connues. C’est précisément cette
méconnaissance qui m’a engagé à pousser à fond mon en-
quête sur ce personnage et à en raconter la vie, à la ma-
nière d’un reporter.
J’ai dit que nous sommes devant un personnage de
grande actualité en raison des nombreux rapprochements
que sa vie présente avec la situation actuelle: Antoine-Ma-
rie, par exemple, appartient à une catégorie profession-
nelle - celle des médecins - habituellement encline au
scepticisme en matière de foi : plus d’un, en effet, soutient
ironiquement n’avoir jamais rencontré une âme sous son
bistouri ; et quand on rencontre des guérisons considérées
comme miraculeuses ou au moins scientifiquement inex-
plicables, on s’épuise à rechercher une explication natu-
relle, jugeant a priori impossible une intervention divine.
Le docteur Zaccaria, lui, quand se pose le problème de
vivre en vrai chrétien, n’hésite pas : pour suivre le Christ,
il renonce aux perspectives brillantes d’une profession qui
lui aurait garanti prestige et richesse. Même histoire pour
ses premiers disciples et collaborateurs.
J’ai été frappé, dans son langage coloré, par l’ex-
pression « courir comme des fous » vers Dieu et vers le
prochain ; elle exprime tout le caractère radical de sa déci-
sion. En peu de temps, d’autres personnages de la noblesse
et de la bourgeoisie le suivront, ce qui confirme que sa ré-
volution part d’une élite restreinte pour gagner ensuite le
peuple : mais les premiers à se décider sont certains vip.
Et, de nouveau, je me pose la question : notre « société-

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bien » est-elle encore capable de produire des personnali-
tés de ce calibre ?
Mais, plus actuelle encore me paraît l’histoire de ce
saint si on compare le climat dans lequel elle s’est passée
avec celui d’aujourd’hui : la « tiédeur », désignée par lui
comme le principal ennemi à battre, est en fait la même
indifférence qui fait aujourd’hui de tant de baptisés de
simples chrétiens inscrits dans les registres, n’ayant plus
aucun lien vital avec leur Église : tièdes, c’est-à-dire in-
différents, recourant à Dieu uniquement à l’article de la
mort - et même pas tous - ou à l’occasion de rites tradi-
tionnels comme le baptême (dont on dit qu’il porte bon-
heur), la confirmation, le mariage ou les enterrements
(souvent sans y croire réellement). On sent plus que ja-
mais la nécessité de quelqu’un qui boute « le feu » aux
consciences, qui contraigne à revoir sa propre vie de ma-
nière décidée et radicale.
Nous passons tant de fois devant les églises et nous
les trouvons désertes, malgré la lampe qui brûle près de
l’autel pour nous rappeler qu’il y a là réellement (même si
c’est de façon mystérieuse) Quelqu’un qui attend. Exac-
tement comme cela se passait au temps d’A.-M. Zaccaria :
et voilà que celui-ci imagine et organise les Quarante-
Heures publiques et remet l’Eucharistie à la place qui lui
revient : il en fait le cœur de la piété chrétienne, à côté du
Crucifix dont la contemplation lui suggère les réponses
aux drames et aux angoisses de l’humanité. Et il consacre
une attention toute spéciale à la Parole de Dieu, surtout
aux Lettres de saint Paul qui marquent son zèle aposto-
lique enflammé.

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Il faut souligner, enfin, sa valorisation, courageuse et
vraiment prophétique, de la femme dans l’Église, ainsi que
celle du charisme des laïcs et des gens mariés : malheu-
reusement, celle-ci ne fut pas comprise et fut presque aus-
sitôt réduite à une peau de chagrin par une mentalité cléri-
cale qui, aujourd’hui encore, est dure à mourir, malgré
toutes les belles déclarations d’intentions. Il me semble
souhaitable, précisément dans la vague du Grand Jubilé
2000, d’opérer une réévaluation de figures comme Louise
Torelli et Paule-Antoinette Negri, sans l’apport desquelles
l’extraordinaire expérience des Trois Collèges n’aurait
sans doute jamais vu le jour.
J’espère avoir réussi par ces pages à rendre familier
aux lecteurs un saint qui sans doute est « d’hier », mais qui
est surtout un saint « pour aujourd’hui », qui continue par
sa descendance spirituelle - les Barnabites, les Angéliques
et les laïcs qui leur sont associés - à porter le feu dans les
consciences, à « attaquer » l’homme, comme savait le
faire Antoine-Marie, pour le rapprocher de Dieu.

Note
D’Antoine-M. Zaccaria, nous avons onze Lettres (datées de
1530 à 1539) ; un cahier de Sermons (cinq sur les premiers comman-
dements du Décalogue, un sur les causes de la tiédeur) en plus d’un
discours qu’il a fait à ses disciples le 4 octobre 1534 ; le texte des
Constitutions.
Au cours de ces pages, les références aux Ecrits est accompa-
gnée par une numérotation progressive de trois chiffres séparés par un
point. Le premier chiffre renvoie aux Lettres indiquées par le numéro
(1), aux Sermons, par le numéro (2) et aux Constitutions, par le numé-
ro (3). Le deuxième chiffre se réfère aux onze Lettres (de 1 à 11), aux
sept Sermons (1-7) et aux dix-neuf chapitres des Constitutions (1-19).
Le troisième chiffre indique la succession interne des paragraphes.

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Cette numérotation permet d’identifier immédiatement l’extrait.
Actuellement, le seul texte français disponible est l’opuscule
offrant des extraits des Lettres et autres Ecrits de saint Antoine-Marie
Zaccaria, publié en 1948 par le père A. Desbuquoit. On y trouve la
quasi intégralité des Lettres, de larges extraits des Constitutions,
quelques passages des Sermons ainsi que l’exhortation du 4 octobre
1534. L’auteur y a ajouté en appendice la Messe et les Vêpres de saint
A.-M. Zaccaria.
Dans les Archives générales de Rome existe également une
belle traduction manuscrite des Constitutions, due au père A. Dubois.
Récemment, le P. Gérard Daeren a traduit en français le texte critique
intégral des Constitutions et des Sermons de saint A-M. Zaccaria. Ce
travail sera disponible sur le site internet des Barnabites.

Chapitre I
Le contexte historique

Chaque saint est fils de son temps, mais avec une


différence fondamentale d’avec les gens ordinaires : par
son témoignage et la richesse de ses charismes, il réussit à
avoir une incidence sur le cours de l’histoire, à modifier
une tendance, à réveiller des énergies latentes, laissant der-
rière lui une trace durable. Antoine-Marie est l’un d’entre
eux : il a apporté à la chrétienté de son temps un souffle de
nouveauté et une série d’intuitions prophétiques qui, bien
que assez peu acceptées en son temps, agiront comme un
ferment dans les siècles postérieurs.
Pour comprendre à fond sa vie et le rôle que le Sei-
gneur de l’histoire lui a confié, il faut se reporter au con-
texte de l’époque. Un contexte assez dramatique parce que

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l’Église de la première moitié du XVIe siècle était en
proie à une grave crise qui traversait la chrétienté tout en-
tière : les institutions, la vie religieuse ainsi que la théolo-
gie. Heureusement, les crises sont un peu comme les ma-
ladies qui, dans un physique fondamentalement sain, pro-
duisent des anticorps.
D’une part, donc, il y avait une Église dont les auto-
rités connaissaient une forte décadence : les théologiens
avaient perdu le contact vital avec les sources (la Bible et
les Pères) et se perdaient en des disputes et des litiges qui
dressaient un ordre religieux contre un autre : le moine
augustinien Martin Luther pouvait affirmer, malheureuse-
ment avec raison, que « cette » théologie avait trahi
l’Église en obscurcissant le Christ ; ses réflexions le porte-
ront de la protestation à l’hérésie et au schisme.
La papauté, de son côté, était de plus en plus impli-
quée dans le jeu politique, avec le résultat de faire préva-
loir les intérêts mondains sur les intérêts religieux. Cer-
tains pontifes en particulier (Alexandre VI, Jules II, Léon
X et Clément VII), pour renforcer leur autorité person-
nelle, cherchent et trouvent de l’aide auprès des souverains
mais ceux-ci leur demandent en échange des privilèges en
matière de nominations épiscopales et de bénéfices éco-
nomiques : c’est ainsi que naissent les figures embléma-
tiques des princes-évêques qui, plutôt que la crosse, em-
poignent l’épée, battent monnaie et conduisent des armées.
Les diocèses, tout spécialement en Allemagne, restent
pendant des années l’apanage des membres d’une même
famille qui se transmettent les évêchés comme s’il s’était
agi de leurs propriétés personnelles. Mais surtout, une

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contradiction fondamentale règne de plus en plus :
l’évêque jouit des bénéfices économiques de son diocèse
sans y résider ni y exercer son devoir de pasteur.
Un exemple éclatant nous aide à comprendre cette
situation : saint Charles Borromée (1538-1584) n’avait
que 7 ans quand il était devenu membre du clergé de Mi-
lan après avoir reçu la tonsure et revêtu la soutane. A 22
ans, son oncle, le pape Pie IV (Gianangelo Medici) l’ap-
pelle à Rome et le nomme aussitôt secrétaire d’État, cardi-
nal et administrateur de Milan et, quatre ans plus tard, ar-
chevêque de la métropole ambrosienne. Ce jeune homme
exerça du mieux qu’il put son rôle, même au prix de se
faire des ennemis (les moines Humiliés en arrivèrent à
soudoyer un sicaire qui lui tira un coup d’arquebuse, mais
sans réussir à le blesser). Charles Borromée fut un pasteur
authentique, proche des gens, ami des pauvres, un grand
réformateur. En somme, un saint.
Les « anticorps », comme réaction à la crise de l’É-
glise, se forment spontanément un peu partout : dans les
ordres religieux, par exemple, où se développe le mouve-
ment des « Observances », communautés de frères décidés
à vivre la Règle de manière radicale, sans compromissions
avec le monde; mais aussi parmi les laïcs où naissent des
groupes spontanés sur la base d’un engagement personnel
pour la sanctification: tels les « Frères et les Sœurs de la
Vie Commune », aux Pays-Bas et en Allemagne ; les Ora-
toires et les Compagnies du Divin Amour en Italie, en
même temps que le Groupe de Brescia (où sainte Angèle
Merici fonde la Compagnie de sainte Ursule), le Cercle de
Viterbe et celui de Naples, l’Oratoire de l’Éternelle Sa-

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gesse de Milan (où aboutira aussi A.-M. Zaccaria). Ainsi, à
côté des nouvelles congrégations de clercs réguliers -
Théatins (1524), Somasques (1528), Barnabites (1530) et
Jésuites (1534) - surgissent les confréries de laïcs, riches
de ferments innovateurs.
Toutes ces nouvelles réalités qui naissent dans
l’Église ont un trait commun : l’engagement pour une
« auto-réforme » radicale. Tandis que Luther vise surtout à
réformer l’Église-institution, chez les grands fondateurs de
cette période mûrit la conviction qu’il faut d’abord se
convertir soi-même pour pouvoir ensuite changer les in-
stitutions. Ces personnages dotés de grands charismes
réussissent à réaliser ce que, à vrai dire, au XVe siècle
déjà, certains collaborateurs éclairés des papes leur avaient
suggéré de faire, mais ils avaient toujours rencontré la
sourde et très dure opposition de la curie romaine, avide et
jalouse de ses propres privilèges. C’est précisément à ce
moment qu’un concile - le concile de Latran V - avait éla-
boré un programme de réforme, mais de peu d’ampleur,
tant il est vrai que sa conclusion (en 1517) coïncide avec
la demande de Luther de discuter ses 95 thèses bien
connues. Le concile de Trente ne s’ouvrira qu’en 1545,
trop tard désormais pour freiner l’expansion de l’hérésie
dans le Nord de l’Europe.

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Chapitre II
Fils unique d’une très jeune veuve

En 1502, Crémone était déjà cette belle ville dont


aujourd’hui encore nous pouvons admirer le centre histo-
rique: le Torrazzo, tour monumentale, construite en 1250 ;
le baptistère octogonal et la magnifique cathédrale de style
gothique-lombard dont on complétait la façade précisé-
ment en ces années-là (elle sera achevée en 1508) ; la
grandiose maison communale et la Loggia des Milices. A
cette époque, depuis 1499, Crémone était sous la domina-
tion de Venise ; dix ans plus tard, elle en serait libérée
mais pour tomber sous celle des Sforza et, successive-
ment, sous celle des Espagnols qui durera jusqu’en 1702.
Dans la première quinzaine de décembre de 1502, (il
n’a pas été possible de trouver la date exacte), naissait le
protagoniste de notre histoire. Ses parents, Lazare Zacca-
ria et Antonia (ou Antoinette, comme on l’appelait fami-
lièrement) Pescaroli s’étaient mariés le 2 février 1501, fête
de la Chandeleur, et ils s’étaient installés dans la maison
paternelle de Lazare, que certains chercheurs ont identifiée
dans le dernier édifice à droite dans l’actuelle via Beltrami
(anciennement via Rippa d’Adda), d’autres, dans une par-
tie de l’immeuble Mina-Bolzesi.
Les Zaccaria étaient une famille de vieille noblesse :
sans nous hasarder, comme le font certains, à la rattacher à
des princes albanais passés plus tard à Chypre et de là à
Gênes, on sait avec certitude que, déjà en 1090, ce nom
était parmi ceux qui comptaient à Crémone. De 1133 à

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1792, en effet, cette famille donnera à la ville pas moins
de trente-huit décurions, c’est-à-dire des membres impor-
tants de l’administration communale. Outre leurs posses-
sions terriennes (environ 1700 perticas milanaises, soit
102 hectares), ils géraient un commerce très rentable
d’étoffes de laine, avec un entrepôt et une boutique qui
leur appartenaient en propre - « les Draperies » - situés sur
la grand-place en face de la maison communale.
Leur maison devait être spacieuse puisque y habi-
taient aussi la maman de Lazare, Elisabeth Pasquali, veuve
depuis six ans , deux sœurs et le frère aîné, Pascal, avec sa
famille (épouse et quatre filles), en plus d’une demi-sœur,
Venturina, qu’avait eue Lazare avant son mariage. On
pourrait imaginer certaines difficultés à vivre ensemble,
étant donné la présence d’une belle-mère et de deux jeunes
belles-filles, mais tout laisse croire qu’Elisabeth, femme
de grande foi, réussissait à tenir ensemble toute cette fa-
mille sans que soit troublée l’harmonie domestique. Quant
à Venturina, elle était traitée comme les enfants légitimes :
entre autres, quand elle se mariera - et par deux fois puis-
qu’elle était devenue veuve très tôt, - Antoine-Marie la
dotera, sans jamais faire allusion à sa naissance illégitime.
Le petit enfant fut probablement baptisé tout de
suite, comme on le faisait alors, mais aussi parce qu’il
était prématuré de sept mois et pouvait être considéré à
risque. Nous ne connaissons pas la date exacte de son bap-
tême parce que les registres de la paroisse Saint-Donat ne
com-mencent qu’en 1561. On lui donna, un peu contre les
habitudes, deux prénoms étrangers à la nombreuse paren-
té: Antoine-Marie, c’est-à-dire comme la maman et en

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hommage à la Vierge envers laquelle une grande dévotion
règnait dans la famille. Par ailleurs, un cousin du saint
s’appelait lui aussi Bernard-Marie.

Aussitôt orphelin de père

Toutes les conditions pour une enfance heureuse


étaient présentes ; hélas, le petit enfant avait à peine
quelques mois quand, en février 1503, son père mourut à
l’improviste. Nous ne savons pas de quelle maladie mais il
faut dire que les hivers de cette époque faisaient leur
abondante moisson de victimes, surtout chez ceux qui
n’étaient pas doués d’un physique robuste. En outre, il sé-
vissait bien des maladies épidémiques récurrentes. L’année
suivante, l’oncle Pascal mourut à son tour. Les tombeaux
des deux frères se trouvent, l’un à côté de l’autre, dans
l’église des saints Côme et Damien à Crémone.
Demeurées seules, les deux brus montrèrent aussitôt
de quelle pâte elles étaient faites : toutes deux, encore
jeunes (Antoinette n’avait que 18 ans) et riches, auraient
facilement pu se refaire une vie. Au contraire, elles y re-
noncèrent, préférant se consacrer totalement à l’éducation
de leurs enfants et trouvant dans leur foi le réconfort et la
force pour aller de l’avant. Chez elles s’intensifièrent de
façon spéciale deux dévotions qui influenceront également
la spiritualité d’Antoine-Marie : la dévotion au Crucifié et
à Notre-Dame des Sept Douleurs.
Peu de renseignements nous sont parvenus sur les
premières années de l’enfant : les biographes nous dé-
crivent une mère préoccupée de stimuler chez son fils une

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religion non de pure façade mais solide, basée sur la prière
et traduite en des gestes de charité concrète envers les
pauvres. Antoine-Marie aimait réciter le Credo : cela peut
surprendre, mais pas de trop puisqu’on était à la veille
d’une époque historique caractérisée par la lutte contre
l’hérésie luthérienne et rien ne pouvait mieux aider à
maintenir sa propre identité catholique qu’une claire pro-
fession de foi. Évidemment, la maman emmenait son fils à
l’église pour la messe et les autres cérémonies : les prédi-
cations lui plaisaient de façon particulière (on voit que son
curé savait parler au peuple) au point que, à peine rentré à
la maison, il aimait répéter ce qu’il avait entendu. Et il le
faisait si bien qu’Antonia voulait que les domestiques as-
sistent eux aussi à ces sermons inhabituels tenus avec un
grand sérieux par ce gamin d’à peine dix ans.

Leçons de charité

Nous ignorons aussi quand Antoine-Marie reçut


pour la première fois la communion. Les témoignages
concordent pour nous le décrire très concentré en vue de
cet événement : il priait seul et, à table, il se mortifiait en
renonçant à une partie des mets (les plus appétissants). Il
est logique de voir que, derrière tout cela, il y avait la piété
authentique de sa maman : pour Antoine-Marie, elle était
le modèle à suivre. L’imitation qui lui réussissait le mieux
était celle de la charité. C’est de cette période que nous a
été transmise une anecdote significative : un jour d’hiver,
à la sortie de l’école, le garçonnet rencontra en rue un
mendiant à moitié nu et tremblant de froid ; sans y penser

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par deux fois, il enleva son manteau et sa veste de soie
pour l’en revêtir. Rentré en chemise à la maison, il s’at-
tendait à un reproche de sa maman : au contraire, dès
qu’elle apprit la raison de cet accoutrement bizarre, elle
l’embrassa avec émotion.
Du reste, la porte de la maison Zaccaria s’ouvrait
généreusement aux pauvres qui frappaient, tant et si bien
qu’un beau jour Antoine-Marie proposa à sa maman de ne
plus l’habiller de soie mais d’étoffes ordinaires : ainsi,
grâce à cette économie, on pourrait aider quelques pauvres
en plus.
Cette solidarité avec les plus pauvres le poussait à
s’imposer des mortifications, non plus de façon spora-
dique comme cela lui était arrivé pour se préparer à sa
première communion, mais de manière habituelle. La
maman, qui peut-être en faisait tout autant mais sans le
laisser paraître, dut intervenir pour mettre un frein à ces
pénitences, dans la crainte que la santé de son fils n’en
souffrît.
Mais voilà qu’était arrivé le temps de lui faire com-
mencer ses études, comme c’était d’ailleurs l’habitude
chez les familles nobles, puisque pour les garçons s’ou-
vraient au fond deux voies : la carrière militaire ou ecclé-
siastique, ou bien l’exercice d’une profession.
L’école le voit engagé dans l’étude des lettres (y
compris le latin et le grec) et des sciences : ses goûts le
portaient plutôt vers ces dernières et vers l’art. Il aimait
aller dans les églises non seulement pour prier mais aussi
pour admirer les chefs-d’œuvre dont elles étaient bien
fournies : il suffit de penser aux belles histoires de la Vie

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de Marie peintes par Boccaccino - qu’on appelait le Ra-
phael de Crémone - dans la nef centrale de la cathédrale,
au tableau du Pérugin derrière l'autel de l’église Saint-Au-
gustin, à l’antique et suggestive basilique romane Saint-
Michel et à d’autres églises qui seraient enrichies plus tard
par les fresques des frères Campi, pour ne rien dire
d’autres monuments qui enrichissaient déjà la ville.

De Pavie à Padoue

Vers seize ans, nous le trouvons à Pavie, (probable-


ment avec sa mère qui avait des parents dans cette ville),
pour commencer les études de philosophie : un cours de
deux ans durant lesquels il mûrit sa première décision im-
portante, celle de se consacrer à la médecine, profession
prestigieuse capable de tenir bien haut l’honneur de la fa-
mille (plusieurs Zaccaria s’étaient distingués dans le passé
dans le soin des malades). Évidemment, pour cette disci-
pline il n’existait rien de mieux que l’université de Pa-
doue, un des pôles culturels les plus célèbres d’Europe.
Antoine-Marie avait dix-huit ans ; c’était un jeune homme
auquel s’ouvraient des perspectives attirantes, mais il les
néglige car il devait avoir en lui quelque chose - un secret
que pour le moment il ne révèle à personne - qui le pous-
sait vers des chemins insolites.
Peu avant de se transférer à Padoue, voilà l’explica-
tion inattendue : après avoir fait son testament, selon les
usages du temps, le 5 octobre 1520, le 20 de ce même
mois le jeune homme décide de donner toute sa part d’hé-
ritage à son cousin Bernard, mais avec la clause que l’usu-

!21
fruit de ces biens reviendrait à sa mère, sa vie durant. Pour
lui-même, il ne garde que 100 lires impériales, comme le
voulait la loi pour la validité de l’acte. « Un geste qui tient
de l’incroyable, affirme justement le père Giuseppe Bas-
sotti, pour un jeune universitaire qui a besoin de moyens
pour faire face aux frais de ses études (...), surtout pour les
clauses annexes : la donation ne pouvait être révoquée
sous aucun motif, même si la mère devait faire preuve
d’ingratitude envers son fils et même dans le cas où celui-
ci aurait des enfants à élever »1. C’est ici que se dessine
avec clarté la stature intérieure d’Antoine-Marie : son
geste est presque un vœu de pauvreté, qui allait de pair
avec la chasteté de sa conduite.
Pourquoi la faculté de médecine ? Nous ne connais-
sons pas les raisons de ce choix. En plus du désir de conti-
nuer une tradition de famille, la dimension charitable de la
profession médicale aura probablement joué : habitué de-
puis longtemps à partager et à soulager les souffrances des
pauvres, il aura pensé qu’un laïc pourrait offrir un service
d’autant plus précieux qu’il serait plus accessible à leurs
modestes moyens ; un service offert uniquement par
amour de Dieu, en chrétien qui voit sur le visage du ma-
lade celui du Christ. En outre, en soignant les corps, il
pourrait aussi dire une bonne parole utile à l’âme.

1 G.Bassotti, S. Antonio Maria Zaccaria e Cremona, Cremona


1989, p.18. Données essentielles sur la vie du saint, dans “Barnabiti
Studi”,14,1997, fascicule monographique paru pour le centenaire de la
canonisation. Sur les lieux de Crémone liés à Zaccaria, cf. A.Trabuc-
chi, Le tracce cremonesi di Antonio Maria Zaccaria, in « La Vita cat-
tolica », 31 août 2001, pp.32-33.

!22
Un doctorat inutile ?

L’université de Padoue, la deuxième fondée en Italie


après celle de Bologne, pouvait dès cette époque se vanter
d’une longue histoire. Née en 1222, elle avait acquis rapi-
dement une grande renommée, confirmée au XVe siècle :
à l’origine, elle était divisée en « université des
juristes » (droit et notariat) et « université des
artistes » (médecine, philosophie et grammaire), aux-
quelles était rattachée également une école de théologie.
C’est ici que, avant A.-M. Zaccaria, Nicolas Copernic
avait étudié la médecine (de 1501 à 1505), et après lui y
vinrent aussi des personnages importants : en 1588, pro-
venant de Genève, le jeune François de Sales et, quatre
ans plus tard, Galilée, en tant qu’enseignant de mathéma-
tique.
Selon la tradition, les cours commençaient le 18 oc-
tobre, jour où l’Église fait mémoire de l’évangéliste et
peintre saint Luc, dont les restes sont conservés dans
l’église Sainte-Justine : tous les étudiants devaient assister
à la messe solennelle célébrée en la cathédrale. Nous ne
savons pas où logeait Antoine-Marie : probablement dans
un des vingt-sept collèges que la ville avait ouverts pour
les jeunes étudiants étrangers, surtout pour ceux qui pro-
venaient d’autres pays que l’Italie (à cette époque y af-
fluaient des étudiants provenant de vingt-deux pays euro-
péens). On n’a pas conservé non plus les lettres qu’il en-
voyait régulièrement à sa mère pour l’informer de ses pro-
grès dans les études.
L’ambiance des étudiants universitaires n’était certes

!23
pas faite pour favoriser le recueillement et la pratique reli-
gieuse, surtout si on tient compte du mélange de nationali-
tés et de cultures présentes à Padoue et des premiers
symptomes de la Réforme luthérienne qui se faisaient sû-
rement sentir là aussi: en 1517, Martin Luther avait défié
l’Église avec ses théories et, le 15 juin 1520, la bulle pon-
tificale Exsurge Domine le condamnait. On peut présumer
qu’une université aussi prestigieuse que celle de Padoue
ne restait pas étrangère au débat enflammé qui avait em-
brasé tout le Nord de l’Europe, surtout à partir de l’ex-
communication fulminée en 1521 par Léon X contre le
réformateur allemand.

Dieu lui suffisait

Nous pouvons imaginer A.-M. Zaccaria en prière


devant l’urne d’Antoine le thaumaturge qui, à Padoue, est
" le saint " par excellence, dont on commençait à embellir
la basilique de chefs-d’œuvre extraordinaires. Mais il est
hors de doute que l’engagement de vie chrétienne, déjà
très clair à Crémone sous la conduite de sa mère, se ren-
force ici par une vie d’ascèse. A ses compagnons, ce jeune
homme devait apparaître un peu étrange, lui si réservé et
qui, aux réunions joyeuses, préférait la pénombre des
églises, fréquentait les sacrements avec assiduité et pensait
surtout à étudier. La médecine le mettait en contact direct
avec les malades et les morts, alimentant ainsi ses ré-
flexions sur la fugacité de la vie et sur la vanité des ri-
chesses pour lesquelles beaucoup se font tant de soucis.
On ne sait rien de ses relations affectives avec les

!24
jeunes filles : Dieu lui suffisait. Mais nous connaissons le
nom d’un de ses amis, Séraphin Aceti (1496-1540), origi-
naire de Fermo dans les Marches : entre eux naîtra un lien
spirituel très intense. Aceti embrassera ensuite la vie reli-
gieuse chez les Chanoines du Latran, laissant quelques
écrits ascétiques de valeur ; plus tard, il fondera les Sœurs
du Bon Jésus à Ravenne. Après diverses pérégrinations en
Italie comme prédicateur recherché, au début des années
Trente il renouera des relations avec A.-M. Zaccaria à Mi-
lan, se familiarisant ainsi avec ses groupes et ses initia-
tives. Il sera finalement présent, lui aussi, parmi les amis
accourus au chevet d’Antoine-Marie mourant.
Sa soif de spiritualité et son orientation décidée pour
les choix évangéliques datent de ces quatre années que le
jeune Zaccaria passa à Padoue. On peut dire qu’il a émis
des vœux avant même d’avoir embrassé la vie religieuse.
A propos de la chasteté, nous savons que, alors qu’il était
étudiant à Padoue, Antoine-Marie a recueilli dans un ré-
pertoire quelques notes de philosophie reprises chez divers
auteurs, parmi lesquelles on trouve ceci : « La chasteté est
d’une grande utilité pour l’acquisition de la science. Voir
sous la lettre E, au mot Exercice ». A la lettre indiquée,
Antoine-Marie rapporte cette phrase d’Averroès : « l’exer-
cice offre à la nature humaine une préparation qu’elle
n’avait pas ; de façon analogue, la vertu morale lui donne

!25
une préparation semblable, et surtout la chasteté »2.
Ses progrès dans les études furent rapides et dura-
bles : il faut aussi inscrire ce résultat au mérite de certains
enseignants illustres, dont les noms nous ont été conservés
dans les rouleaux d’archives de 1520 et 1524. De cette pé-
riode, il ne nous reste que le petit répertoire cité plus haut
dans lequel il a recopié certaines sentences de philosophie
et qui lui servira ensuite pour écrire le texte de ses Ser-
mons dont nous parlerons plus tard.
En quatre années d’intense labeur, Antoine-Marie
passa ses examens et obtint le doctorat en médecine « avec
félicitations », à ce que l’on sait3. Nous n’avons malheu-
reusement pas le document qui en serait une preuve cer-
taine mais il faut dire que le registre matricule conservé
dans la bibliothèque de l’université de Padoue ne com-
mence qu’en 1583, tandis que les actes publics des docto-
rats ne commencent même qu’en 1617. Voilà ce qui ex-
plique que dans le Catalogue des docteurs en médecine ne
figure pas le nom de Zaccaria. Mais nous le retrouvons
dans le « Catalogue des Docteurs Physiques » de Crémone
qui regarde l’année 1524. Par une coïncidence curieuse,
c’est précisément en cette année que Gaétan de Thiene, un

2 A.GENTILI, “Era tutto spirito”, in “Quaderni di vita


barnabi-tica”, 8, p,179. Pour une première approche de la pensée du
saint, cf. A. GENTILI - G. SCALESE, Prontuario per le spirito. In-
segnamenti ascetico-mistici di sant’Antonio Maria Zaccaria,Milano
1994.
3 G.GIGLI, S.Antonio M. Zaccaria medico, in “Contributi allo
studio della spiritualità di S.Antonio Maria Zaccaria”, Firenze 1972,
pp.25 sv.

!26
autre diplômé issu de l’université de Padoue, fondait le
premier ordre de clercs réguliers, celui des Théatins.
Rentré à Crémone et fêté, comme il est vraisem-
blable, par sa famille et ses amis, le nouveau docteur com-
mença à exercer sa profession sous la conduite de méde-
cins plus âgés et éprouvés. En avril 1526, Zaccaria appa-
raît dans la liste de ceux qu’on appelait « Élèves », c’est-à-
dire des jeunes docteurs qui pratiquaient leur profession
avant de s’installer à leur compte. On avait vraiment grand
besoin de médecins parce que régnait à Crémone ce qu’on
appellerait maintenant une urgence sanitaire, à cause de la
peste éclatée durant l’été de cette année. Les biographes
nous parlent de la maison des Zaccaria transformée en la-
zaret, mais nous n’avons pas de documents d’archives qui
nous le confirment. Ce qui est certain, c’est que le but de
son travail n’était pas de gagner de l’argent mais de servir
l’homme qui souffrait, en qui il découvrait le visage du
Christ. Ses patients étaient les plus pauvres, ceux à qui
personne ne pensait et qui ne pouvaient certes pas se per-
mettre le luxe de se payer une visite médicale. Il les soi-
gnait à l’hôpital ou aussi à domicile, avec une attention qui
lui valut bientôt l’estime et l’admiration des gens, avec
peut-être quelques critiques venant de la « Crémone-
bien » qui ne voyait pas d’un bon œil un de ses pairs se
mêler à des gueux. Lui n’y attachait aucune importance,
pas plus qu’à Padoue quand ses compagnons se moquaient
de lui et le taxaient de bigoterie.
Avec les mois qui passaient, il se rendit compte que
beaucoup de ses malades avaient plus besoin de remettre
en ordre leur âme que leur corps. Pour un homme comme

!27
lui, qui s’alimentait quotidiennement au contact du Sei-
gneur par la fréquentation des sacrements et la méditation
de la parole de Dieu, il était naturel de chercher à ramener
à la foi ceux qui en étaient loin et ses résultats devaient
être tels qu’avec le temps, ils faisaient naître en lui une
question: « ne serait-il pas mieux de me consacrer entiè-
rement à soigner les maladies des âmes? » Plus les jours
passaient et plus il se rendait compte de l’urgence d’une
réponse.

Le visage et l’âme

A ce point, le lecteur sera curieux de savoir comme


se présentait ce personnage, quel visage il avait. Nous
pouvons nous le figurer comme nous l’ont transmis cer-
tains portraits posthumes : puisqu’il est mort à à peine 36
ans, sa physionomie ne devait pas avoir changé beaucoup
par rapport à sa jeunesse. L’historien Jean-Antoine Gabu-
zio en a esquissé un portrait rapide, en latin dont la traduc-
tion donne ceci : « Antoine-Marie était de taille moyenne ;
de complexion saine et vigoureuse mais pas très robuste ;
son aspect était grave et laissait transparaître la sainteté ;
visage plus allongé que rond avec des yeux légèrement
saillants, sourcils et cheveux noirs, barbe nourrie mais pas
très longue, teint olivâtre4 ». Un type distingué, en somme,
qui pouvait même intimider ses patients mais qui ensuite
était capable de les conquérir par la douceur de ses traits.

4 A. GABUZIO, Historia Congregationis Clericorum Re -


gularium S. Paulli, Roma 1852, p. 74. cf. D. FRIGERIO, Il “ritratto”
del Fondatore, in “Quaderni di vita barnabitica”, 8, pp. 41sv.

!28
Voilà pour ce qui regarde l’aspect physique.
Il est plus intéressant de rechercher quel était son
caractère. Ici, l’unique donnée scientifique disponible est
son écriture : un frère franciscain conventuel a tenté un
essai, comme il l’avait déjà fait pour beaucoup d’autres
personnages ; il s’agit du père Jérôme Moretti, auteur d’un
volume plusieurs fois réédité : Les saints et leur écriture.
Voilà ce qu’il nous livre sur Antoine-Marie Zaccaria : « In-
telligence quantitativement supérieure, juste dans son ju-
gement sur les résultats de l’intelligence d’autrui et très
objective. Il a un grand penchant et une habilité pour
l’exégèse de divers genres : historique, biblique, littéraire.
Très original et s’occupant principalement de la substance
des choses (...) Il est à la fois habile et porté à l’organisa-
tion des idées (...) Le sujet est porté principalement vers
les choses scientifiques (...) Il est habile et porté à la psy-
chologie, tant théorique que pratique. Caractère fondé sur
la fermeté des intentions avec quelque petite tendance à la
faiblesse ... réduite presque à néant par son esprit décidé
mais sans excès, son austérité et principalement par la ré-
flexion. Ses tendances s’opposent souvent entre elles mais
le sujet ne perd jamais le contrôle de lui-même (...) Étant
donné la force particulière de son intelligence et la droi-
ture de son caractère, il pourrait s’élever à une telle gran-
deur morale qu’elle ne serait plus mesurable par la psy-
chologie ordinaire » 5.
Ce diagnostic paraît, en substance, fidèle au donné

5 G. MORETTI, I santi dalla loro scrittura, Milano 1997, p.


63-65.

!29
historique. Le père Joseph Cagni, barnabite, dans une rela-
tion intitulée L’homme Zaccaria, complète ce qui précède
par quelques observations et met en évidence une qualité
particulière du saint : la vision objective des réalités (ce
qui confirme ce que dit le père Moretti), tout comme sa
grande confiance en l’homme et dans les choses. Tout le
créé est beau et bon, fait par Dieu pour nous. Antoine-Ma-
rie est fondamentalement un optimiste, convaincu qu’il est
que l’homme peut devenir quelqu’un à condition qu’il
mette en œuvre son intelligence et sa volonté. Le père Ca-
gni commente : même les passions sont bonnes ; Dieu les
a mises en nous comme un grand don, parce qu’elles nous
poussent à l’action. Peu de passions, peu de capacités
d’action ; beaucoup de passions, grande capacité d’agir.
Les grandes passions donnent les grands saints. C’est une
vision de l’homme diamétralement opposée au pessi-
misme protestant. Toutefois, à cause du déséquilibre des
ori-gines6, toutes les créatures ont tendance à se prendre
comme idoles ; mais c’est précisément sur ce point que se
révèle la solidité intérieure de chacun, parce que « tout est
soumis à l’empire de la volonté »7 et seul se fait du tort
celui qui le veut : Nemo laeditur nisi a seipso : personne
n’est blessé si ce n’est par soi-même8. Antoine-Marie le
sait et cite cette importante homélie de Jean Chrysostome :
« Au contraire, la grandeur du libre arbitre est telle que

6 Cfr A.M. ZACCARIA, Gli scritti, Roma 1975, pp. 110-114


(2.01.20-27); 117-121 (2.01.30-37)
7 Ibid., p. 129 (2.02.14)
8 Ibid., p.196 (2.06.13)

!30
l’homme peut devenir et démon et dieu, selon son
choix »9. Et il explique : « L’homme est dieu en tant qu’il
se conforme à Dieu, en lui ressemblant et en imitant ses
œuvres, dans la mesure possible à l’homme10. Pleine
confiance en l’homme, donc, dans les choses et leur har-
monieuse construction »11.
Ce qu’il ne semble pas pouvoir supporter, c’est la
médiocrité, le fait de ne pas répondre aussitôt « oui » aux
appels de l’idéal ; en d’autres mots, la tiédeur, « à fuir
comme la peste et la plus grande ennemie du Christ cruci-
fié », comme il la définit. Il lui oppose une proposition de
radicalisme évangélique qui finira par secouer un monde
religieusement languissant, comme l’était celui du XVIe
siècle.

Chapitre III
Le tournant

Les histoires des saints sont pleines de circonstances


qui déterminent des changements de route inattendus.
Sans citer le cas sensationnel de saint Paul où le Seigneur
intervient personnellement pour le faire changer d’idée, il
y a beaucoup d’autres exemples significatifs : Augustin

9 Ibid., p.183 (2.05.15)


10 Ibid., p. 117 (2.01.31)
11 G.CAGNI, L’uomo Zaccaria, in “Quaderni di vita barn -
abitica, 8, Roma 1989, pp.55-56.

!31
d’Hippone (354-430), de jeune jouisseur qu’il était, se fait
baptiser après sa rencontre avec saint Ambroise (339-397)
et devient un des personnages les plus importants de
l’Eglise ; pour Marguerite de Cortone (1247-1297), sa
conversion suivit la découverte de son amant assassiné par
des inconnus ; Ignace de Loyola (1491-1556) aspirait à
une brillante carrière militaire et c’est durant sa convales-
cence après une blessure à la jambe qu’il découvrit
l’Evangile et fonda ensuite la Compagnie de Jésus ; Jean
de Dieu (1495-1550) était un homme inquiet, en conti-
nuelle recherche, mais il lui suffit d’entendre un sermon de
saint Jean d’Avila (1499-1569) pour retourner à Dieu ; le
docteur de l’Eglise Alphonse de Liguori (1696-1787) était
un brillant avocat du barreau de Naples : pour avoir perdu
sa cause dans un procès qui fit grand bruit, il jeta sa toge,
devint prêtre et fonda la famille religieuse des Rédempto-
ristes.
Pour Antoine-Marie, on ne peut pas parler de
conversion. Comme ses interrogations sur le sens de sa vie
et de son avenir se faisaient chaque jour plus pressantes, il
décida de demander conseil à un dominicain, passé à la
postérité sous le nom de frère Marcel, religieux bien
connu à Crémone pour son charisme de discernement. A.
M. Zaccaria le contacta, ils se parlèrent longuement et le
religieux comprit qu’il avait devant lui un jeune homme
exceptionnel. Sur le moment, il lui conseilla de bien réflé-
chir à la décision qu’il pensait prendre et l’assura que lui
aussi aurait prié pour voir clair.
Après quelque temps, frère Marcel sortit de sa réser-
ve: « Il vaut mieux laisser ta profession pour devenir prê-

!32
tre. Voilà ton vrai chemin ». C’était la confirmation
qu’Antoine-Marie attendait : voyant dans les paroles du
dominicain un appel divin précis, il abandonna la pratique
de la médecine pour « s’adonner à la vie spirituelle ». Ce
fut ensuite le même frère qui l’initia à l’étude de la théolo-
gie, discipline fondamentale pour le saint ministère.
Nous pouvons imaginer les réactions que le choix du
docteur Zaccaria provoqua, non pas tant chez sa mère qui
connaissait bien le jeune homme et qui, probablement,
était déjà au courant de sa recherche, que dans l’entourage
de ses parents et de ses amis. Certains ont probablement
avancé des doutes à propos d’une décision aussi étrange
de la part d’un brillant médecin qui renonçait aux perspec-
tives d’un avenir prometteur pour devenir prêtre. Mais lui,
cette fois encore, n’hésita absolument pas : avec décision,
il entreprit cette nouvelle « carrière » comme il était dé-
sormais habitué de le faire, sans porter attention aux ju-
gements des gens.
Frère Marcel devait être un maître éclairé : n’ou-
blions pas que la théologie traversait à cette époque une
profonde crise, séparée qu’elle était du contact vital et fé-
cond avec la Bible et la doctrine des Pères. Par ses bio-
graphes, nous apprenons que, sous sa direction, Antoine-
Marie ne se limita pas à approfondir la partie dogmatique
mais puisa largement dans l’Écriture et les grands docteurs
de l’Église, en particulier saint Thomas d’Aquin.
Plus tard, dans l’ébauche des Constitutions qu’il
préparait pour son Ordre, dans le chapitre intitulé : « De
l’étude », il affirmera: « Nos confrères s’appliqueront à
l’étude de la sainte Écriture et auront vraiment à cœur de

!33
la comprendre assez pour en saisir les sens cachés, surtout
ceux qui peuvent servir à la formation des âmes. Outre
l’Écriture, ils pourront lire les œuvres des docteurs ap-
prouvés, à condition qu’aucun point de leur doctrine ne
soit contraire aux maximes de la sainte Écriture et des
autres saints Docteurs »12. Un peu plus loin, il montre
qu’il connaît bien, puisqu’il en conseille la lecture, cer-
tains classiques de la littérature spirituelle, telles les Colla-
tions ou conférences spirituelles de Cassien, les Histoires
des saints Pères, tout spécialement les écrits de saint Jé-
rôme, l’Echelle du paradis de Jean Climaque, sans oublier
les œuvres de saint Bonaventure, les Lettres et le Dialogue
de sainte Catherine de Sienne et les écrits du Père Baptiste
Carioni de Crema, le dominicain qui aura une si grande
place dans la vie du saint.
Sur ce point, Antoine-Marie se révèle donc un
homme ouvert à son temps. Tout en basant ses connais-
sances (et on ne voit pas comment il aurait pu faire autre-
ment) sur l’exégèse médiévale de l’Écriture la plus clas-
sique, il perçoit la nouvelle sensibilité qui s’était dévelop-
pée grâce aux courants de l’Évangélisme, de l’Humanisme
chrétien (Érasme de Rotterdam faisait école) et de la Dé-
votion moderne, tout comme les impulsions données par la
Réforme luthérienne. C’est aussi la redécouverte des Pères
de l’Église abordés, tout comme la Bible, dans la langue
originale, qui le prédispose à une approche nouvelle des
gens, à l’emploi d’un langage différent. Dès cette époque,
il avait sans doute fait sienne, grâce au frère Marcel, la

12 Scritti, p.239 (3.08.03).

!34
leçon donnée par Érasme dans sa préface à l’édition
grecque du Nouveau Testament, en 1516 : « Je voudrais
que la ménagère, durant son travail domestique, ou que le
cultivateur, pendant qu’il laboure son champ, récitent par
cœur des passages des lettres de Paul ou des Évangiles »13.
Cette allusion aux lettres de Paul s’adapte à merveille aux
choix du futur fondateur qui s’est familiarisé très tôt avec
les textes pauliniens, base de toute sa spiritualité.
En outre, l’urgence d’une solide formation doctri-
nale se faisait plus vive à cause des événements qui se-
couaient le monde ecclésial à Crémone même, où le
couvent dominicain était impliqué et faisait comme une
caisse de résonance, dans le grand débat en cours dans
l’Église concernant la nécessité d’une sérieuse réforme
« in capite et in membris », de la tête et des membres ; en
1528, année où Antoine-Marie était sur le point de termi-
ner ses études qui le préparaient à l’ordination, le prieur du
couvent de cette ville, fra Bartolomeo Maturi, abandonne
tout et fuit en Suisse pour rejoindre les réformateurs trans-
alpins. Le Frère Marcel aura sans doute informé son élève,
l’aidant à trouver une interprétation équilibrée de ces évé-
nements. On verra plus tard que l’apport de la famille do-
minicaine sera fondamental pour les développements ulté-
rieurs de l’activité de Zaccaria.

13 Cité par M. Marcocchi, Fermenti di riforma nella Chiesa


della prima metà del Cinquecento, in “Quaderni di vita barnabitica”,
n.8, p.20

!35
Un catéchiste laïc

On calcule que les études théologiques ont absorbé


Antoine-Marie environ deux ans et demi à Crémone et
peut-être à Bologne, comme l’affirme le père Baptiste So-
resina dans un ancien témoignage que nous citerons plus
tard. Mais, quelques mois à peine après son nouveau choix
de vie, le frère Marcel avait décidé de « lui faire entre-
prendre le bien du peuple »14, en le poussant à se confron-
ter par la catéchèse à un public très varié. Antoine-Marie
commença par les enfants de la noblesse, milieu qu’il
connaissait le mieux; il les rassemblait dans l’église Saint-
Vital, dite aussi Saint-Gérold parce qu’elle conserve les
cendres de ce saint, originaire de Cologne, assassiné près
de Crémone en 1241 et vénéré comme martyr.
Il avait sa méthode à lui, qui se révéla bien vite effi-
cace : il lisait des passages de l’Écriture sainte, des vies de
saints ou quelque pensée spirituelle tirée d’un des nom-
breux manuels de dévotion alors en usage et il les expli-
quait ensuite dans un langage simple, interrogeant de
temps à autre l’un ou l’autre de ses auditeurs. Naissait ain-
si un dialogue qui tenait en éveil l’attention de tous.
Cette initiative eut un tel succès qu’à un certain
moment, des enfants un peu plus âgés commencèrent à
fréquenter Saint-Vital. Vinrent ensuite leurs compagnons
du même âge, issus de milieux plus pauvres, qui passaient
habituellement la journée sur les places et dans les rues

14 F.T. Moltedo, Vita di S. Antonio-M. Zaccaria, Roma 1897, p.


82

!36
voisines ; à la vue de cette étrange affluence, ils se faufi-
lèrent dans l’église, d’abord par pure curiosité, puis attirés
par ce laïc qui savait aussi bien parler de Dieu. Ils en in-
formèrent les membres de leur famille et, en l’espace de
quelques mois, l’auditoire se remplit d’adultes, parents,
frères et sœurs de ces enfants, sans plus de distinction
d’âge ou de classe sociale: devant Dieu, ils se sentaient
tous égaux. A bien des mamans qui transpiraient toute la
journée au travail, il paraissait incroyable qu’on puisse
arracher leurs enfants à la rue, pour quelques heures au
moins, et les mettre au contact des vérités de la foi
qu’elles aussi, peut-être, avaient oubliées.
La nouvelle de cette expérience fit rapidement le
tour de la ville et Saint-Vital se remplit d’une grande
foule. Entre-temps, sans s’en rendre compte, Antoine-Ma-
rie s’entraînait pour le ministère dont il serait protagoniste
quelques années plus tard.
Plus personne ne s’étonne aujourd’hui de voir un
laïc expliquer la doctrine chrétienne aux fidèles : au
contraire, on peut dire que la majorité des catéchistes sont
des laïcs, hommes et femmes, comme le sont les ensei-
gnants de religion dans les écoles. Mais, à cette époque,
c’était une nouveauté. On a pu dire avec raison que la ca-
téchèse des enfants est une gloire de l’Église de Crémone :
traditionnellement, on fait remonter ce service pastoral à
1536, à Milan, grâce au prêtre Castellino de Castello, jus-
qu’à ce que le concile de Trente n’en répande la pratique
dans toute l’Église. En fait, l’école de catéchisme de Saint-
Vital a commencé plusieurs années plus tôt et sera pour-
suivie après la mort du saint par un groupe de laïcs appelés

!37
« Serviteurs des garçons et des filles de Saint-Gérold »; ce
groupe recevra en 1553 une meilleure organisation grâce
au père barnabite Nicolò d’Aviano ; celui-ci le fusionnera
ensuite avec la Compagnie de Saint-Gerold en 1559.
La petite église Saint-Vital conserve d’intéressantes
fresques du XIVe siècle, malheureusement en partie dété-
riorées; elles représentent saint Gérold aux pieds de la
Vierge, saint Antoine abbé et sainte Catherine d’Alexan-
drie. Nous pouvons évaluer, d’après l’état actuel de cette
église, combien de personnes elle pouvait contenir quand
A.-M. Zaccaria y parlait. Pas beaucoup, car elle est de di-
mensions modestes, à tel point que les fidèles étaient par-
fois obligés à se serrer ou à écouter depuis le pas de la
porte : elle ne comportait qu’une salle non voutée, aux
poutres apparentes, dépouillée de toute décoration et avec
un pavement plus bas que le niveau de la rue. En 1562,
cette petite église fut confiée aux pères Somasques qui y
transférèrent leurs orphelins et y aménagèrent trois nefs.
Des travaux soignés l’ont transformée actuellement
en auditorium municipal. Le 14 mai 1994, les autorités
provinciales, en collaboration avec les congrégations des
Barnabites et des Angéliques et sous le patronage de la
Direction des Biens artistiques et historiques de Mantoue,
ont posé une plaque portant cette inscription: « Dans cet
ancien sanctuaire Saint-Vital / saint Antoine-Marie Zacca-
ria (1502-1539) a commencé l’enseignement du Caté-
chisme / ainsi que les écoles de la Doctrine Chrétienne / il
y a institué le groupe spirituel de l’Amitié / et célébré sa
première messe en 1528. / La Province de Crémone / à
l’occasion de la restauration / 1992 ».

!38
Tandis qu’Antoine-Marie se préparait à recevoir les
ordres sacrés, plus le temps passait, plus il prenait
conscience de ce que serait sa mission. Les rencontres de
Saint-Vital connurent toutefois une interruption aussi
brusque qu’involontaire à cause des événements politiques
qui ne laissaient présager rien de bon pour la Lombardie.
Les armées de François I et de Charles-Quint, qui se dis-
putaient la possession du Duché de Milan, avaient leurs
quartiers non loin de Crémone : en 1525, François I, défait
à Pavie et fait prisonnier, avait été contraint de signer à
Madrid une paix qu’il allait renier aussitôt pour créer la
sainte Ligue avec le pape Clément VII et d’autres princes
italiens. Pour barrer le passage à son rival Charles-Quint,
il n’avait pas hésité à favoriser les protestants d’Allema-
gne alors qu’il les persécutait en France. De son côté,
l’empereur n’en fit pas moins : par rétorsion envers le
Pape qui s’était rangé contre lui, en 1526 il accorda aux
luthériens le libre exercice de leur confession. L’année
suivante, ses lansquenets dévasteront Rome (le fameux
« sac ») contraignant le pape Clément à se réfugier dans la
forteresse du Château Saint-Ange.
D’autres guerres encore seront livrées pour la pos-
session de Milan, entraînant pour les populations de la ré-
gion souffrances et désordres, surtout parce que les
troupes de Charles-Quint étaient composées en majorité de
luthériens fanatiques qui saisirent cette occasion in-
croyable de donner une leçon aux catholiques en profanant
les églises, violant la clôture des monastères, razziant et
tuant sans pitié. Pour comble de malheur, s’ajoutèrent les
pestes et les famines récurrentes, tandis qu’aux confins de

!39
l’empire les troupes musulmanes guidées par Soliman II
exerçaient leur pression et étaient arrivées à Budapest, in-
cendiant, dévastant et laissant sur le terrain plus de cent
mille victimes. Mais c’est précisément en cette période
que l’Église produisit ses « anticorps » : ils ont pour noms
Jérôme Emilien (1481-1537), Gaétan de Thiene
(1480-1547), Ignace de Loyola (1491-1556), Philippe Néri
(1515-1595) et, bien sûr, Antoine-Marie Zaccaria.
En 1527, on pouvait croire que le pire était passé
pour Crémone. Antoine-Marie reprit ses rencontres à
Saint-Vital. Son auditoire composite lui donnait un moyen,
entre autres, de se former une idée précise du niveau de la
culture religieuse de ses concitoyens et, surtout, de la
« qualité » de leur pratique chrétienne : il les connaissait
déjà en partie, grâce à ses contacts comme médecin avec
les malades, et à sa préoccupation de ne pas soigner
seulement les corps mais aussi les âmes. Et il avait diag-
nostiqué leur maladie : la « tiédeur ».
Comme il concevait la vie spirituelle comme une
lutte, la tiédeur lui semblait être l’obstacle le plus mena-
çant pour la ferveur, vertu qui caractérise, à ses yeux, ceux
qui aiment vraiment le Christ. Dans une série de Sermons
(il en prévoyait trois mais il n’en rédigea qu’un), il se
promettait d’analyser les causes de la tiédeur et les
moyens pour l’éliminer, en insistant surtout sur un enga-
gement généreux qui ne se limiterait pas par pharisaïsme à
ce qui était strictement commandé mais engloberait aussi
les conseils. Ce n’est qu’ainsi qu’on progresse : car, af-
firme-t-il avec Augustin « ne pas avancer dans la voie de

!40
Dieu ou s’y arrêter, c’est revenir en arrière »15.
Quant à lui, il avait de toute façon fait son choix de
vie, bien décidé à se donner entièrement au Seigneur,
même si le sacerdoce lui faisait peur car il s’en considérait
indigne. En cette même année 1527 ou au début de 1528
(nous manquons de repères précis), mourait le bon frère
Marcel. Antoine-Marie se choisit alors comme directeur
un autre dominicain, destiné à jouer un rôle décisif dans
toute notre histoire: le Père Baptiste Carioni de Crema
« fra Battista » (environ 1460-1534).
Avant son ordination sacerdotale, il posa un geste
extrêmement révélateur : vers la fin de 1524 ou au début
de 1525 était morte une tante maternelle, Jeanne Zaccaria,
qui lui laissait son héritage ainsi qu’à son cousin Bernard.
Ses biographes nous signalent qu’il en profita pour redou-
bler ses aumônes à tous les pauvres qui frappaient à sa
porte. Preuve supplémentaire de sa décision de se dé-
pouiller de tous les biens matériels pour se donner entiè-
rement à sa mission au sein du peuple.

Chapitre IV
La première messe

Après avoir reçu la tonsure et les quatre ordres mi-


neurs (portier, lecteur, exorciste et acolyte ; le concile Va-

15 Scritti, p.203 (2.06.23). La critique interne des Sermons nous


porte à les dater après l’ordination sacerdotale (1529-1530)

!41
tican II a aboli le premier de ces ordres tandis que, désor-
mais, la permission d’opérer des exorcismes est accordée
par l’évêque diocésain uniquement à des prêtres et dans
des cas déterminés), lors de fêtes successives, selon l’habi-
tude de l’époque, Antoine-Marie reçut les ordres majeurs :
le sous-diaconat, le diaconat et le presbytérat. Nous
connaissons aujourd’hui les dates de ces ordinations : le
sous-diaconat, le 19 septembre 1528, samedi des quatre-
temps d’automne ; le diaconat, très probablement le 19
décembre, quatre-temps d’hiver de la même année ; l’or-
dination presbytérale, la plus importante, le 20 février
1529, quatre-temps de printemps.
C’est le père barnabite, Franco Ghilardotti, qui a pu
établir ces dates, juste à la veille des célébrations du cin-
quième centenaire de la naissance d’A-M. Zaccaria. Dé-
couverte importante parce que, comme l’a expliqué le
même père, un des motifs qui bloquèrent pendant long-
temps la cause de béatification d’Antoine-Marie était le
fait qu’on ne connaissait ni la date ni le lieu de son ordina-
tion sacerdotale, ni le nom de l’évêque qui l’avait ordonné.
« Les premières tentatives de recherches ont été déce-
vantes, soit aux Archives d’Etat de Crémone soit à la curie
épiscopale où on me déclara que tous les documents rela-
tifs aux ordinations du XVIe siècle avaient été brûlés ou
dispersés. Je ne me suis pas tenu pour vaincu. Pendant
plus de trois semaines, à trois reprises, j’ai fouillé des mil-
liers d’actes notariés et de minutes (quand elles existaient)
d’au moins quatre notaires de 1520 à 1533. Parmi ces in-
nombrables documents, traitant des sujets les plus divers,
étaient conservées des liasses de cinq feuillets contenant

!42
les indications de certaines ordinations cléricales, unis à
des feuilles blanches éparses ça et là ; signe que le travail
du notaire aurait dû être complété. Avec constance et
grand enthousiasme, j’ai continué ces recherches qui sem-
blaient désormais sans issue ». Quand il parut nécessaire
de renoncer, voilà la découverte ! Le saint a été ordonné
prêtre le 20 février 1529, samedi des quatre-temps de prin-
temps, dans la chapelle Saint-Joseph (située dans le tran-
sept nord de la cathédrale), par Mgr Luc de Seriate,
évêque titulaire de Duvno en Herzégovine et suffragant de
Crémone.
Il manque encore les dates concernant les autres
étapes du curriculum clérical d’Antoine-Marie : la tonsure
et les ordres mineurs.
Les anciens biographes ajoutent qu’Antoine-Marie
s’est préparé à l’ordination sacerdotale avec une austérité
encore plus grande que de coutume : veilles de prière pro-
longées, jeûne et confession générale. Par contre, nous ne
savons pas quand il célébra sa première messe : ce ne fut
certainement pas tout de suite après l’ordination parce que,
au XVIe siècle, tant le clergé que les fidèles regardaient
l’eucharistie comme un sacrement qui demandait une
longue préparation, tandis que la communion fréquente
était à peu près inconnue. Il suffit de penser que saint
Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus,
fut ordonné le 24 juin 1537 mais il ne célébra sa première
messe qu’à Noël de la même année.
Plusieurs biographes rapportent que le jour où An-
toine-Marie monta pour la première fois à l’autel, il se
produisit un prodige: pendant l’élévation de l’hostie, les

!43
nombreux fidèles qui remplissaient l’église virent appa-
raître un groupe d’anges autour du célébrant. L’épisode fut
confirmé par des témoins oculaires au père Jean-Antoine
Gabuzio et fut ensuite repris par tous les premiers histo-
riens de l’Ordre, tant Barnabites qu’Angéliques, de sorte
qu’il entra tout de suite dans l’iconographie du fondateur.
Désormais, Zaccaria était prêtre à tous les effets. Il
avait renoncé à ses biens pour se consacrer totalement aux
autres dans son ministère ; il trouvait donc le temps d’ai-
der tous ceux qui avaient des problèmes. On recourait à
lui, qui avait étudié à l’université, même pour régler des
controverses de caractère patrimonial : en 1527, par
exemple, était mort un certain Jean Stroppa, qui avait
nommé fidéicommis et exécuteurs testamentaires un prêtre
et trois autres personnes, dont A.- M. Zaccaria. Les dé-
marches pour attribuer l’héritage étaient tellement com-
pliquées que les trois premières personnes se retirèrent,
laissant Antoine-Marie seul. Celui-ci poursuivit quand
même, employant presque deux ans pour régler l’affaire
(qui s’est conclue alors qu’il était déjà prêtre) au milieu
d’inventaires, de ventes, de recouvrements, de comparu-
tions devant les Comtes Palatins, le Vicaire du juge de
première instance et le Juge des délits. A la fin, tout s’ar-
rangea selon la justice. Pour lui, pas même un sou. La cha-
rité ne prévoit pas de note d’honoraires.

Les deux faces de la cité

La petite église Saint-Vital, située à quelques pas de


la maison des marquis Zaccaria, fut pour le nouveau prêtre

!44
l’instrument qui lui permit de tâter le pouls de la cité au
point de vue de la foi et de la pratique chrétienne. Son
diagnostic, comme on l’a déjà dit, n’était guère encoura-
geant: Crémone, comme du reste d’autres villes de Lom-
bardie, Milan en tête, semblait dans une situation assez
désastreuse. Malheureusement, les premiers à donner le
mauvais exemple étaient des représentants du clergé : le
diocèse n’avait pas d’évêque résidentiel depuis 1476, car
le titulaire était occupé par des activités tout autres que la
pastorale et, chez beaucoup de prêtres, « l’esprit était tout
à fait mondain » pour reprendre les paroles du père Fran-
çois Moltedo à qui on doit la biographie officielle écrite
pour la canonisation d’Antoine-Marie en 189716 . Qu’il
était loin le souvenir des saints qui étaient passés par Cré-
mone en y laissant une marque durable : Bernard de Clair-
vaux, Dominique de Guzman, François d’Assise, Pierre le
Martyr. Les guerres et les razzias des armées ennemies
aggravaient la situation des masses, déjà désorientées par
les vents d’hérésie qui soufflaient du Nord de l’Europe.
On ressentait le besoin d’une forte secousse, capable de
réveiller chez les gens la soif de Dieu.

Tout à tous

La maison Zaccaria était désormais habituellement


ouverte à tous ceux qui étaient dans le besoin: parents sans
travail avec une famille à nourrir, jeunes filles exposées
aux risques de la rue où déjà à la merci de souteneurs sans

16 T. Moltedo, op. cit., p.110

!45
scrupules, malades qui avaient peut-être déjà fait l’expé-
rience de l’habileté du docteur. En cachette arrivaient aussi
des nobles déchus, honteux de devoir demander l’aumône.
Antoine-Marie, bien épaulé par sa mère, donnait
sans réserve, vivant en pauvre avec les pauvres. Juste au
moment où le patrimoine familial était sur le point d’être
totalement épuisé, voilà que lui arrive l’héritage d’une
tante pour relancer sa générosité. Mais il ne se bornait pas
à donner à ceux qui frappaient à sa porte : il savait que
certains malheureux n’avaient même pas la force d’arriver
jusqu’à lui, et alors c’est lui qui allait à leur recherche, en-
trant dans des taudis malodorants et obscurs où gisaient
parfois des malades, visitant les hôpitaux, (non plus en
blouse blanche, mais en tant que prêtre pour apporter un
réconfort et administrer les sacrements) ou les prisons : et
nous connaissons bien ce qu’étaient les prisons de ce
temps ! Voilà comment il passait ses rares moments de loi-
sir.
Il arrivait parfois qu’un malade, bouleversé et déses-
péré par ses atroces souffrances, refusât les paroles de la
foi; Antoine-Marie s’asseyait près de lui et le veillait avec
une tendresse paternelle, priant et attendant le moment
propice pour lui parler de la miséricorde de Dieu, de la
passion rédemptrice du Sauveur et du paradis qui attendait
tous ceux qui vivent chrétiennement. Son argument le plus
fort était un crucifix qu’il tenait en mains et baisait fré-
quemment en commentant les grandes souffrances du
Christ.
Une autre catégorie de nécessiteux, plus irrégulière,
était celle des pèlerins, en fait bien souvent des vagabonds

!46
sans toit qui cherchaient à s’abriter des intempéries et du
froid: une aile de la maison leur était ouverte, avec le
consentement de la maman, dont la figure devient au fil du
temps de plus en plus importante pour comprendre la sain-
teté de son fils.
Les gens ne s’étonnaient plus tellement parce que,
déjà comme laïc, dans l’ exercice de sa profession, Antoi-
ne-Marie avait fait de la charité une habitude de vie. Mais
désormais il était prêtre et il s’adonnait à son ministère
avec la ferveur d’un néophyte. Ses biographes disent qu’il
suffisait de le voir ou de l’entendre parler pour être sur la
même longueur d’ondes que lui et se sentir poussé à chan-
ger de vie et à se confesser à lui qui accueillait tout le
monde avec respect, corrigeant sans blesser, convainquant
par la seule force de persuasion.
Bien rapidement, on commença à parler de ce cha-
risme spécial qui attirait vers son confessionnal des per-
sonnes qui avaient tout-à-fait ou quasi abandonné la pra-
tique sacramentelle et qui en ressortaient profondément
transformées. C’est une histoire qui se répète encore au-
jourd’hui : le père Léopold de Castelnuovo ou père Pio de
Pietrelcina, pour citer deux exemples fameux du XXe
siècle, obtenaient des conversions miraculeuses par le sa-
crement de la confession.
Même discours pour la prédication d’Antoine-Marie
qui fut aussitôt perçue comme une nouveauté. D’habitude,
du haut de la chaire la foule entendait de doctes disserta-
tions sur les dogmes, qui négligeaient la pratique des
commandements et, surtout, usaient d’un langage incom-
préhensible pour la majorité. C’est encore Moltedo qui

!47
affirme que « bien qu’ils fussent pour la plupart classiques
pour la forme, mais sans génie, usant d’une langue cor-
recte, et presque trop dignes, les orateurs sacrés tortu-
raient les saintes vérités en y mêlant des réminiscences
profanes et des formes académiques éblouissantes où ap-
paraissaient plus souvent les figures de Platon et d’Aris-
tote que de Jésus-Christ, la vanité personnelle plutôt que la
sublime majesté de la Croix. Vraie recrudescence du pa-
ganisme qui blessait non seulement les idées de la pudeur
mais aussi celles des mystères des vérités fondamentales
de la religion »17. Cette présentation est peut-être forcée
dans le ton mais on peut croire qu’elle n’est pas loin de la
vérité.

Avec le cœur de Paul

Pour sa prédication, l’auteur préféré dont s’inspirait


Antoine-Marie était saint Paul avec qui il s’était toujours
senti spécialement en accord : il s’identifiait avec lui,
peut-être aussi parce que le néo-paganisme ambiant lui
rappelait la lutte des premiers évangélisateurs contre un
monde aux antipodes de l’Évangile. C’est ainsi qu’il par-
lait comme Paul aux Romains, se concentrant sur le grand
thème de l’homme face à Dieu, soulignant la faillite de
l’existence de ceux qui sont plongés dans le péché et
l’exaltante certitude du croyant d’être entouré par l’amour
de Dieu, plus fort que toute difficulté et toute douleur. S’il
citait les lettres aux Colossiens et aux Galates, c’était sur-

17 Ibid., p.125

!48
tout pour rappeler le caractère central du Christ et pour
extirper toute erreur doctrinale (rappelons que la polé-
mique avec les protestants était ouverte et fréquente). De
même, il puisait dans les lettres aux Corinthiens et aux
Éphésiens pour affronter les problèmes de la morale
sexuelle, combattant le libertinage très répandu, et pour
défendre la nature profondément unitaire de l’Église (sur
ce dernier point, il visait directement le schisme de Lu-
ther).
Ses biographes rapportent que, quand il citait les
textes de l’apôtre, sa voix et son visage s’enflammaient au
point d’entraîner ses auditeurs dans sa propre émotion. Il
parlait avec son cœur et allait droit au cœur de l’auditoire.
A Saint-Vital, cette émotion n’était pas passagère:
les paroles d’Antoine-Marie provoquaient des conversions
subites mais durables. Des gens qui n’entraient plus dans
une église depuis des années recommençaient à fréquenter
les sacrements, à sanctifier les fêtes ; certains laissaient
même tout et entraient au couvent. Les maigres chroniques
de ces surprenants retours nous racontent, par exemple, le
cas de Valérie Alieri, une lointaine parente d’Antoine-Ma-
rie ; toute jeune encore, elle était devenue veuve et,
comme elle n’avait pas d’enfants, ses parents la poussaient
à se remarier. Comme elle assistait depuis tout un temps
aux sermons du saint, elle lui demanda conseil sur la
conduite à suivre. Elle abandonna bientôt toute idée de
remariage et ouvrit sa maison à un groupe de jeunes filles
pour se charger de leur éducation, comme le faisait à
Brescia sainte Angèle Merici. Antoine-Marie était le guide
spirituel du groupe qui se transforma ensuite en commu-

!49
nauté des laïques ferventes. Plus tard, après sa mort, ces
« demoiselles » obtiendront de former un monastère pro-
prement dit (qui prit le nom de sainte Marthe), suivant la
règle des Angéliques et sous la direction des Barnabites ;
Valérie elle-même y entrera et y mourra saintement en
1556.
En homme résolu, Zaccaria était en train de réaliser
dans sa ville ce que nous appellerions aujourd’hui une
« nouvelle évangélisation ». En deux ans, Crémone avait
changé de visage, à tel point qu’on l’avait surnommé le
père de la patrie. Mais, c’est juste au moment où son acti-
vité pastorale avait atteint son maximum d’efficacité qu’il
quitta sa ville pour émigrer ailleurs.
Entre-temps, deux nouveaux personnages étaient
entrés en scène, qui auront une importance cruciale pour
l’avenir d’Antoine-Marie : Baptiste Carioni de Crema que
nous avons déjà cité, dominicain qui avait succédé au frère
Marcel comme directeur spirituel ; et la comtesse Louise
Torelli (1499-1569) qui avait sa cour à Guastalla. Comme
son chapelain, don Pietro Orsi, était mort, la noble dame,
d’accord avec le père Baptiste, demanda à A.- M. Zaccaria
de le remplacer.
Pourquoi lui ? Certainement parce qu’ils s’étaient
connus à Crémone. En 1518, la comtesse Torelli avait
épousé le conte Ludovic Stanga et, pendant six ans, elle
avait habité tantôt à Guastalla, tantôt à Crémone pour de
longs séjours dans la résidence de ses beaux-frères. Puis-
que, dès 1528, la comtesse avait pour confesseur le père
Baptiste, artisan de sa conversion, elle avait certainement
entendu parler de ce prêtre qui attirait des foules in-

!50
croyables à Saint-Vital par ses prédications et sa manière
de confesser.
Tout d’abord, Antoine-Marie pensait refuser. Mais le
dominicain insista et, puisqu’il fallait obéir à son directeur
spirituel, bien qu’à contre-cœur, il accepta. A Crémone, la
nouvelle fit l’effet d’une bombe, et pour atténuer le choc,
il est probable qu’on ait présenté à Antoine-Marie cette
charge comme provisoire. De toute façon, avant de quitter
la ville, il arrangea les affaires de famille pour se sentir
tout à fait libre dans sa mission : l’acte privé par lequel il
avait conclu un accord avec son cousin pour le partage des
biens fut officialisé par un acte notarié le 23 juillet 1530 ;
l’année suivante, dans son dernier testament, il établira sa
mère Antonietta Pescaroli héritière universelle de tous ses
biens et, plus tard, il nommera comme procurateur général
le prêtre crémonais don Jean Marie Gaffuri : dorénavant, il
ne s’occupera plus de ses biens ni de leur administration,
se fiant aveuglément à Gaffuri, à qui il était d’ailleurs lié
par une profonde amitié.

Chapitre V
« Courons comme des fous vers Dieu et le prochain »

Négligeant la chronique quotidienne, - qui nous


fournit d’ailleurs bien peu de renseignements - pour nous
rendre compte de l’importance des initiatives apostoliques
d’Antoine-Marie dans sa ville de Crémone, nous devons
recourir à ses Sermons, c’est-à-dire aux discours qu’il

!51
adressait au Cénacle des Amis regroupés à Saint-Vital. Ce
fut la maman d’Antoine-Marie qui, après la mort de son
fils, découvrit parmi ses affaires le manuscrit qu’elle
confia à deux Angéliques du monastère Sainte-Marthe de
Crémone. Il demeura là jusqu’à ce que le père Gabuzio en
prenne possession et le place dans les Archives des Barna-
bites de Milan, d’où il passa plus tard à Rome.
Les Sermons étaient destinés à des auditeurs laïcs,
hommes adultes, mariés et avec enfants, en grande partie
des nobles ou des gens de condition aisée, mais surtout
aspirant à la perfection; il s’agissait donc sans doute de
membres de quelque confrérie ou oratoire, désireux d’une
réforme, probablement du groupe des Amis qui s’était
formé à Crémone. L’intense catéchèse qui s’était tenue à
Saint-Vital avait révélé à A.-M. Zaccaria l’existence d’un
« noyau dur », réduit mais compact, composé de per-
sonnes qui étaient conscientes du malaise spirituel de leur
temps et qui cherchaient à en sortir en se regroupant au-
tour de certains leaders charismatiques. On y trouvait les
auditeurs habituels de ses Sermons, engagés dans une in-
tense expérience religieuse et tendant à un idéal commun
de perfection chrétienne. Il s’agissait, certes, d’un mou-
vement d’élite comprenant des membres de familles ai-
sées, disposant de temps libre et d’un bagage culturel pro-
portionné à leurs responsabilités : la masse du peuple, elle,
était réduite à penser avant tout à joindre les deux bouts, à
vaincre la faim et les maladies.
En effet, une analyse attentive des Sermons et du
genre de public qui les écoutait nous donne l’impression
qu’Antoine-Marie s’adressait tout particulièrement à un

!52
groupe de personnes désireuses de vivre en vrais chrétiens.
C’était l’autre face de la cité. N’oublions pas que,
quelques années auparavant, à Brescia, un certain Barthé-
lemy Stella avait fondé un hôpital pour incurables et, en
1525, un oratoire appelé Amitié (ses adhérents furent ap-
pelés Amis). C’est de la même manière que le groupe de
Crémone s’était formé autour d’Antoine-Marie qui se dis-
tinguait entre tous par l’efficacité et le caractère radical de
son exemple, exactement ce que recherchaient les Amis.

La sainteté pour tous

Nouveauté évidente que cette manière de compren-


dre la vie spirituelle des laïcs : celle-ci, affirme Zaccaria,
n’est pas moins importante que celle des prêtres et des re-
ligieux ; concept qui se traduira plus tard par l’égalité
entre les Trois Collèges qui naîtront à Milan sous sa
conduite : « Toi, qui es né chrétien, né dans ce pays fidèle,
né en un lieu et en un temps donnés - lieu du bonheur,
temps de la promesse de réforme des hommes et des
femmes - et aussi appelé spécialement à la connaissance
de toi-même, au mépris du monde, à te vaincre toi-même,
à te rassembler en cet endroit, et, en outre, enrichi de
nombreux autres dons de Dieu, comment nieras-tu que tu
sois fait uniquement pour aller à Dieu ? » 18.
Le saint pointe le doigt sur certains défauts propres
aux laïcs, telle la pratique de la superstition, le peu de res-
pect pour les parents et les personnes âgées, la critique du

18 Scritti, p.193 (2.06.08).

!53
clergé (mais nous pouvons nous demander si ces critiques
n’étaient pas bien souvent plus que justifiées), le mauvais
exemple donné, et ainsi de suite. Mais il ne s’arrête pas à
la dénonciation de ces défauts ; son ton se veut très
constructif. Aux époux, il recommande la délicatesse en-
vers leur épouse et la sainteté conjugale : concret comme
toujours, il part de la vie quotidienne avec ses difficultés.
Pour l’homme marié, par exemple, la vitalité de sa famille
se joue sur le rapport affectif avec sa femme et son rôle
éducatif vis-à-vis de ses enfants. Il est probable que les
Amis ne lui parlaient pas que des lumières mais aussi des
ombres inévitables de la vie de couple : sa sensibilité qui
avait mûri au contact des malades l’avait habilité à com-
prendre et à donner des conseils, même dans un domaine
dont il n’avait pas une expérience directe.
On retrouve très clairement dans son enseignement
l’écho de la doctrine de Paul quand celui-ci enseigne que
« puisque le mariage est un grand sacrement, vous ne de-
vez pas y trouver votre perte comme les gens vulgaires. Et
rappelez-vous que la conduite sans tache correspond à la
volonté de Dieu : “La volonté de Dieu, c’est que vous vi-
viez dans la sainteté” » (1 Th 4, 3). Le concile Vatican II,
dans la constitution pastorale Gaudium et spes (n.51),
commentera ce passage en disant que « tout cela ne sera
possible que si on cultive sincèrement la vertu de la chas-
teté conjugale » .
Pour une bonne éducation (il dit. « bon gouverne-
ment ») des enfants, Antoine-Marie insiste sur le devoir de
reconnaissance envers les parents, même après leur mort,
en priant souvent pour eux. Il ajoute, citant saint Paul :

!54
« Parents, n’exaspérez pas vos enfants » (Eph 6, 4) « Que
de mal, ô pères, vous pouvez causer à vos enfants ! Ceux-
ci doivent vous porter du respect, mais non vous craindre
comme s’ils étaient des serviteurs. Et vous, vous devez les
diriger comme vos enfants et non comme des esclaves. Ni
trop d’indulgence, ni trop de sévérité. Dieu vous demande-
ra un compte sévère de la rudesse que vous apportez dans
vos rapports avec vos enfants. Ils vous doivent obéissance,
c’est vrai, mais vous n’avez pas le droit de leur rien com-
mander qui soit contre Dieu ; vous devez leur éviter tout
mauvais exemple en paroles et en actes; vous ne devez
jamais, devant eux, vous montrer emportés par la passion,
qu’il s’agisse de colère ou d’autre chose. Et cette ligne de
conduite, mon cher ami, ce n’est pas à l’égard de tes en-
fants seulement que tu dois la tenir, mais aussi à l’égard de
tout le personnel de ta maison. Tes enfants doivent éviter
de te faire de la peine mais plutôt plaisir quand ils le
peuvent, mais il ne faut pas que tu les tiennes trop à
l’étroit, surtout si tu remarques qu’ils font de leur mieux...
Imite plutôt Tobie qui, par ses paroles (Tob 4, 7) et ses
œuvres (Tob 1, 20), apprenait à son fils à faire
l’aumône..Évite surtout de jamais les rudoyer ni les insul-
ter. (Antoine-Marie disait plus familièrement : surtout ne
dis jamais qu’ils sont des ânes) »19 . Conseils plus que ja-
mais valables aujourd’hui, où nous voyons les rapports
parents-enfants en proie à une crise évidente.
Intéressante aussi l’attitude qu’il suggère vis-à-vis
des personnes âgées : comme c’était l’habitude en ce

19 Scritti, pp.168-169 (2.04.26).

!55
temps (mais c’est encore vrai aujourd’hui), d’appeler le
père et la mère « le vieux » ou « la vieille », Antoine-Ma-
rie demande sévèrement de montrer plus de respect. Il est
probable que l’image très douce de sa mère, avec laquelle
il s’est toujours senti en profonde harmonie, l’orientait
dans cette direction.
L’analyse du texte fait ressortir avec plus de préci-
sion la physionomie de l’auditoire : une élite de gens bien
habillés, chez qui rien ne manquait à table, servie par une
nombreuse domesticité, employant de nombreux ouvriers
et artisans et en mesure d’exercer une influence indubi-
table sur les institutions publiques. Mais avec une particu-
larité surprenante, rare en cette classe sociale: beaucoup
d’entre eux ont décidé de changer de vie, de se « réfor-
mer » selon un programme spirituel rigoureux et exigeant,
basé sur la communion fréquente, les pénitences corpo-
relles, l’examen de conscience, l’oraison mentale, la réci-
tation des psaumes et la connaissance approfondie de
l’Écriture.

Un chemin exigeant

Les Sermons tracent clairement ce que nous pouvons


appeler le chemin de l’homme vers Dieu. Antoine-Marie
le décrit en trois moments : « laisser l’extérieur », c’est-à-
dire dépasser la partie de l’expérience humaine liée à la
sensibilité et à la matérialité ; « entrer dans son propre in-
térieur », c’est-à-dire se recueillir pour ne pas vivre « se-
lon la chair et le sang » ; enfin, « aller vers la connaissance

!56
de Dieu »20 pour vivre « en familiarité avec lui »21.
Ces trois étapes requièrent un engagement continuel,
alimenté par la prière vocale et mentale, sans distractions,
pour pouvoir percevoir le langage silencieux de la con-
science et de l’Esprit. Notons cette distinction entre
« homme extérieur » et « homme intérieur », typiquement
paulinienne : elle encadre bien les problèmes qu’Antoine-
Marie devra affronter au début de son apostolat, après
avoir diagnostiqué l’état de santé spirituelle de la ville. Il a
compris qu’il avait affaire à des chrétiens sans intériorité,
« tuyaux vides » comme les appelait le père Baptiste de
Crema ; personnes tièdes,dont il fallait enflammer le cœur
par l’amour de Dieu. D’où son invitation à un ascétisme
fort et combattif.
Ce sont les sens qui font le pont entre l’homme inté-
rieur et l’homme extérieur: il faut donc les surveiller pour
pouvoir écouter la voix de Dieu, s’efforcer de se soustraire
au charme de l’extériorité, lutter, s’entraîner comme les
athlètes pour les compétitions sportives (ascèse veut préci-
sément dire exercice, entraînement), pour ne pas être
« charnels » mais « chrétiens et spirituels ». Si l’homme
doit aller à Dieu, disait-il dans un Sermon, « et acquérir
son amour, il doit se purifier de toutes ses passions qui,
pour la plupart, ont leur siège dans son corps et qui ont
donc besoin de remèdes corporels, de soutiens et de stimu-

20 Ibid., p. 130 (2.02.15)


21 Ibid., p. 257 (3.12.17)

!57
lants corporels »22.
Cette lutte « contre », n’est pourtant pas une fin à
elle-même : Antoine-Marie n’est pas un philosophe stoï-
cien ; la lutte, pour lui, n’est qu’une étape de l’itinéraire
spirituel et représente la clé qui nous ouvre à l’amour de
Dieu. A un certain point, il faut choisir entre l’amour de
Dieu et l’amour des créatures: « et nous, se demande-t-il,
si avides des choses visibles continuellement sous nos
yeux mais qui nous sont en même temps nécessaires,
pourrons-nous cesser de les aimer si un amour plus grand
ne nous y pousse ? Ne crois pas cela mais sache que la
haine pour une chose naît de l’amour pour une autre ; la
haine pour les biens temporels naît de l’amour pour les
biens célestes »23. Comme Antoine-Marie s’adressait à une
classe aisée, l’attitude à tenir envers les biens matériels
prend un grand relief : « Tu as ton cœur dans les choses »,
affirme-t-il. « Considère que tout moyen illicite d’acquérir
des biens est cause de perdition éternelle, tant leur acquisi-
tion de façon indue que leur rétention, ou d’autres façons
encore. Ce n’est pas tout : c’est aussi la cause de maux
sans fin, que tu peux énumérer toi-même ». En outre,
n’oublie pas que Dieu compare les biens matériels « aux
épines qui, en poussant, étouffent le bon grain (Mt 13,
7) »24.
Programme très exigeant, donc, que celui que pro-

22 Ibid., p.164 (2.04.22)


23 Ibid., p.159 (2.04.14)
24 Ibid., pp. 113-114 (2.01.27)

!58
pose Antoine-Marie : aimer Dieu comporte des sacrifices
car on ne va à Lui qu’en portant sa croix ; toutefois, cela
en vaut la peine, parce que la vie spirituelle a ses pro-
fondes douceurs, ses indicibles satisfactions qui surpassent
toutes celles de la vie matérielle : « Rares sont ceux qui
ont goûté Dieu, affirme-t-il, et qui, ensuite, se sont séparés
de lui »25.
Dans cet effort constant vers Dieu, l’homme inté-
rieur a besoin d’une nourriture spirituelle, tout comme le
corps a besoin de nourriture matérielle. L’Écriture est cette
nourriture: « Tu te tourneras vers Dieu par la lecture de
passages de l’Écriture, en disant ou chantant des
Psaumes ; et aussi, en lui offrant le sacrifice : le sacrifice,
dis-je, de ton corps, que tu dois macérer par amour de
Dieu ; de ton âme, que tu dois unir à Dieu ; et surtout le
sacrifice qui est le sacrifice des sacrifices : la très sainte
eucharistie »26. « Tu lis dans l’Écriture les vertus et les
belles actions de tous les Patriarches et les Prophètes qui
ont vécu depuis la création du monde jusqu’au Christ ;
imite-les mais fuis la malice des méchants et leur
punition »27.
Si, d’une part, la vie spirituelle comporte donc « d’a-
voir toujours Dieu dans le cœur »28 , elle nous pousse,
d’autre part, à mettre notre vie au service du prochain. La

25 Ibid., p. 125 (2.02.05)


26 Ibid., pp. 148-149 (2.03.25)
27 Ibid., p. 192 (2.06.05)
28 Ibid., p. 135 (2.02.26)

!59
foi sans les œuvres est morte. Et voici qu’il ajoute : « Tu
veux aimer Dieu, lui être cher comme un bon fils ? Aime
ton prochain, tourne-toi vers ton prochain, dispose ton es-
prit à aimer ton prochain et à ne jamais lui faire de tort »29.
Nous trouvons ici les racines de l’apostolat d’Antoine-Ma-
rie: il nous en donne une définition dynamique en recou-
rant à une image très efficace, comme il l’écrira plus tard à
Jacques-Antoine Morigia et à Barthélemy Ferrari avec qui
il jettera les bases de son ordre religieux : « Allons, mes
frères, courons comme des fous, non seulement vers Dieu
mais encore vers le prochain qui nous offre le moyen de
donner ce que nous ne pouvons donner à Dieu »30.

Il lisait dans les coeurs

Il arriva que la petite église Saint-Vital devînt trop


petite pour accueillir les foules qui accouraient pour enten-
dre l’ange de Dieu (comme on l’avait surnommé). Il nous
vient une question : quel était le secret d’Antoine-Marie ?
D’où lui venait cette extraordinaire capacité d’attirer les
foules qui est une caractéristique des saints ? Lui, il l’attri-
buait aux longues heures de prière - parfois nocturnes -
dans la solitude des églises, quand il méditait devant le
Crucifix ; mais on ne peut douter que sa parole, tant en
chaire qu’au confessionnal, réussissait à se faire une brè-
che dans les cœurs les plus endurcis. C’était toutefois son
exemple qui attirait même les sceptiques : il suffisait de le

29 Ibid., pp. 166-167 (2.04.24)


30 Ibid., pp. 35-36 (1.02,16)

!60
voir marcher en rue, tout absorbé en Dieu, vêtu modeste-
ment, ou célébrer la messe. Son visage prenait alors une
expression particulière qui n’échappait pas à l’œil attentif
des fidèles ; parfois, l’émotion le saisissait jusqu’à lui faire
verser des larmes : il était évident qu’il croyait vraiment à
ce qu’il faisait. En outre, frappante était sa manière de s’a-
dresser à tous, sans distinction de classe: tous ceux qui
l’approchaient le trouvaient toujours souriant, disponible
et accueillant. Quand on pense à la distance qui séparait, à
cette époque, le clergé du peuple, cette attitude favorisait
l’entente avec tous ceux qui attendaient de lui, outre l’ab-
solution de leurs fautes, un conseil éclairé. En ce domaine,
Antoine-Marie avait le don particulier qu’on appelle dis-
cernement des esprits: on aurait dit qu’il lisait dans l’âme
et le cœur des pénitents.

Deux aides de première importance: le père Baptiste...

Le vaste mouvement spirituel qui s’organisait autour


de lui aurait eu besoin de nouveaux supports: mais Zacca-
ria était pratiquement seul; à Crémone, il n’y avait pas
d’autres prêtres disposés à le suivre dans cette aventure
évangélisatrice et cette ville n’offrait pas assez d’espace à
son projet d’auto-réforme. Les circonstances le conduiront
à Milan où il trouvera des collaborateurs idéals.
C’est là que se révéla décisive la présence de deux
personnes de première importance : le dominicain Baptiste
Carioni de Crema et Louise Torelli, comtesse de Guastal-
la. Le premier était un dominicain originaire de Crema. Il
avait eu comme maître Sébastien Maggi (1414-1496), pré-

!61
dicateur célèbre, ami et confesseur de Jérôme Savonarole,
mort en odeur de sainteté et béatifié en 1760 (son corps
repose intact dans l’église Sainte-Marie de Castello à Gê-
nes). Maggi avait été aussi prieur du couvent dominicain à
Crémone et c’est là, probablement, qu’ils s’étaient con-
nus.
En 1519, le père Baptiste avait rencontré Gaétan de
Thiène et l’avait conduit à fonder les premiers Clercs Ré-
guliers (les Théatins, précisément). Doté d’une solide cul-
ture théologique et biblique, patristique et ascétique, le
dominicain imaginait la vie spirituelle comme une expé-
rience en perpétuel mouvement, comme une tension vers
la victoire complète sur soi-même et vers l’union mystique
avec Dieu, confirmée dans les faits par la charité aposto-
lique envers le prochain. Pour lui - comme plus tard pour
Antoine-Marie - il fallait attaquer et vaincre la pusillani-
mité, entendue comme la peur de ne pas réussir, la tiédeur,
c’est-à-dire la résignation à la médiocrité et ce qu’il appe-
lait « l’habitude » ou pratique chrétienne routinière et ex-
térieure, typique de tous ceux qui fréquentent l’église sans
vivre chrétiennement. Et pour lui, comme pour son saint
élève, le maître unique capable de nous apprendre à vivre
spirituellement est le Christ Crucifié. Ce n’est pas par ha-
sard qu’Antoine-Marie appelait le père Baptiste « mon
saint auprès de Dieu » et lui écrivait « Soyez le saint qui
intercède pour moi auprès de Dieu, afin que je sorte de
mes imperfections, de ma pusillanimité et de mon
orgueil ». Les Barnabites et les Angéliques le désignaient
comme « notre premier père et notre fondateur », même si
les événements successifs leur conseillèrent d’étendre un

!62
voile de silence sur lui et sur ses livres à cause d’une en-
quête et d’un procès que lui intenta l’Inquisition.

… et la comtesse Torelli

Une des conquêtes apostoliques les plus importantes


du père Baptiste fut, comme on l’a déjà dit, Louise Torelli,
une noble qui avait derrière elle une histoire dramatique
malgré son jeune âge. Fille unique d’Achille Torelli, sei-
gneur de Guastalla, et de Véronique Pallavicini, elle avait
épousé, à dix-huit ans à peine, le comte Ludovic Stanga de
Crémone. C’est dans cette ville qu’elle eut l’occasion
d’entrer en relation avec la famille Zaccaria et, en particu-
lier, avec Antoinette Pescaroli. On ne peut dire qu’elle
avait fait un mariage heureux : elle perdit d’abord sa ma-
man, puis un enfant au berceau, enfin son mari après trois
ans de mariage à peine. Le décès de son mari ne fut pas, à
vrai dire, une grande perte : Stanga était un joueur acharné
qui avait gaspillé une bonne partie de sa fortune, se créant
ainsi de nombreux ennemis à la cour. Sa disparition fut
presque une libération. Mais d’autres malheurs mena-
çaient, hélas, Louise. Devenue veuve, elle était retournée à
Guastalla ; assiégée par sa famille avide de s’emparer de
son héritage, c’est presque par dépit qu’elle se remaria :
sans trop y penser, semble-t-il, parce que son nouveau
mari, Antoine Martinenghi, de Brescia, était un homme
rigide, autoritaire et de caractère irascible, sans oublier un
passé de criminel.
Le couple eut un enfant qui mourut quelques mois
après sa naissance : Martinenghi en attribua la faute à

!63
Louise et la menaça plusieurs fois de mort. Par chance
pour elle, dans une rixe avec le frère de sa première épou-
se (qu’il avait assassinée traîtreusement), il eut le dessous
et fut tué à son tour. Malgré tout, Louise prit soin de la
fille de Martinenghi et l’éduqua dans la foi. Il faut recon-
naître que, malgré son attrait pour la vie brillante, la com-
tesse avait toujours été particulièrement généreuse pour les
pauvres qu’elle aidait de diverses façons. Mais l’ambiance
de la cour continuait à l’attirer et plus d’un homme montra
qu’il ne restait pas insensible au charme de la jeune
veuve ; à celle-ci, toutefois, la perspective d’un troisième
mariage paraissait pleine d’inconnues et de risques.
Pour la rappeler énergiquement à la réalité, il fallut
l’intervention du père Baptiste qui se trouvait à Guastalla
en cette période : sans mâcher ses mots, le dominicain lui
rappela que, même si elle était riche et noble, elle devrait
un jour régler ses comptes avec Dieu et qu’il lui fallait
donc en finir avec ses scandales. Il employa aussi des ar-
guments purement humains : quelle vie menait-elle si, dès
qu’elle sortait de son château, elle était obligée de se dé-
placer avec une escorte d’une cinquantaine d’hommes ar-
més pour garantir sa sécurité ? Elle n’avait qu’un moyen
de retrouver la sérénité et de donner un sens à son veu-
vage : se dépouiller de ses richesses, les donner aux pau-
vres et choisir Dieu pour le reste de ses jours. Louise en-
trevit ainsi, dans la série de malheurs qui l’avaient acca-
blée depuis des années, un signe de la mystérieuse péda-
gogie de Dieu. Elle écarta l’alternative d’entrer au couvent
qui aurait déchaîné l’assaut de sa famille pour s’emparer
de ses biens ; elle dit adieu au luxe de la cour et commen-

!64
ça un autre style de vie. Elle avait pris comme modèles
Marie-Madeleine, la femme dont Jésus avait chassé sept
démons ; sainte Elisabeth de Hongrie, femme d’un roi
croisé et qui, devenue veuve, s’était entièrement consacrée
aux œuvres de charité, tout en menant une vie très pauvre ;
l’apôtre Paul (dont elle prit même le nom), le grand
converti qui avait rencontré le Christ ressuscité sur le che-
min de Damas, envers qui le père Baptiste avait une
grande dévotion.
De la parole, la comtesse passa rapidement aux
actes. En 1530, nous la retrouvons provisoirement à Mi-
lan; elle y avait ouvert, aux environs de la basilique Saint-
Ambroise, une espèce de « lieu de retraite » pour les fem-
mes décidées à changer de vie: Baptiste Carioni en était le
directeur spirituel. Plus tard, en route vers Guastalla, elle
fit étape à Crémone où elle avait passé ses trois premières
années de mariage.
Elle eut de la peine à reconnaître la ville, tellement
Zaccaria l’avait transformée. Quand elle sut qui était l’au-
teur de ce « miracle », elle se rendit à Saint-Vital pour
l’entendre. Une rencontre personnelle avec lui la marqua
très fort. Ces deux âmes se comprirent aussitôt ; Louise
invita donc Antoine-Marie à se rendre à Guastalla pour y
répéter l’expérience de Crémone. Ce ne fut qu’une étape
intermédiaire avant Milan où le saint trouvera le terrain
adapté à la mise en oeuvre de son programme de rénova-
tion chrétienne. Le chef-lieu de la Lombardie figurait déjà
dans les projets apostoliques du père Baptiste Carioni; ce-
lui-ci, qui avait déjà poussé Gaétan de Thiène à gagner
Rome, espérait créer à Milan également un nouveau noyau

!65
de réformateurs.

Chapitre VI
L’homme qu’il faut au moment voulu

Milan, 1529 : après la défaite des français, la ville


est désormais aux mains de l’armée de l’empereur
Charles-Quint. A la mort de François II Sforza, elle passe-
ra avec tout le duché sous la domination espagnole. Il est
facile d’imaginer ce que représentaient, en termes de souf-
frances humaines, les guerres de cette période les passages
successifs d’armées de mercenaires semaient sur leur pas-
sage terreur et destructions. Et pourtant, durant le XVe
siècle, Milan avait connu des moments d’authentique
splendeur : les Sforza avaient construit leur château, au-
quel le génie de Léonard de Vinci avait conféré une note
prestigieuse par ses célèbres fresques de la salle des As.
C’est lui aussi qui avait réalisé l’incomparable chef-
d’œuvre de la Dernière Cène, dans le réfectoire du
couvent dominicain de Sainte-Marie des Grâces, couvent
où résida un certain temps le père Baptiste. En 1457, Phi-
larète avait commencé la construction de l’Hôpital Majeur,
le premier au monde voulu par un laïc, tandis qu’à cette
époque prenait corps la cathédrale dédiée à la Nativité de
Marie.
A toute cette splendeur faisait pendant la décadence
causée non seulement par la diminution de la production
agricole et industrielle, mais surtout par la stagnation des

!66
activités commerciales étouffées par le poids écrasant des
taxes, par les famines et les épidémies récurrentes (la peste
de 1524 fut suivie par celle de 1530).
La situation religieuse n’était pas moins grave : le
cardinal Ascagne Sforza, frère de Ludovic le More, sei-
gneur de Milan et évêque commendataire de Crémone de
1486 jusqu’à sa mort en 1505, était de ceux qui avaient le
plus intrigué pour que soit élu pape l’espagnol Rodrigue
Borgia (Alexandre VI) ; quant à son beau-frère, Hippolyte
d’Este (1497-1519), il avait été nommé archevêque de Mi-
lan alors qu’il n’avait que 18 ans. C’est avec raison
qu’Angelo Maio affirme qu’avec lui et son successeur
Hippolyte II (1519-1550), « l’Église ambrosienne avait
vécu une des périodes les plus sombres de son histoire ...
Ces évêques qui ne l’étaient que de nom furent en réalité
des seigneurs de la renaissance : ils avaient les mêmes
goûts, la même sensibilité et les mêmes préoccupations
que ces derniers, humanistes peut-être mais absolument
pas pastorales »31. Le vrai pouvoir était détenu par le duc
(Ludovic le More et, ensuite, François II Sforza) qui dis-
posait à son gré des bénéfices ecclésiastiques et des mo-
nastères : Hippolyte I ne reçut jamais aucun ordre sacré et
quand, en 1519, il renonça à son siège archiépiscopal, il le
donna à son neveu, un autre Hippolyte, qui avait à peine
10 ans !
La situation n’était pas meilleure chez les religieux
et les religieuses : le relâchement et la corruption avaient

31 A. MAIO, Storia della Chiesa ambrosiana nel Cinquecento,


vol. II, Milano 1983, p.146.

!67
pénétré dans les monastères aussi. On peut imaginer la
confusion qui régnait chez les fidèles : toutefois, comme la
hiérarchie était occupée à de tout autres affaires, ils déci-
dèrent d’agir par eux-mêmes : ils cultivèrent les dévotions
populaires, surtout au Christ crucifié, à la Vierge et aux
saints ainsi qu’à l’Eucharistie en dehors de la messe. C’est
à cette période que naît, par exemple, sous l’impulsion du
moine augustinien de Ravenne, Antoine Bellotti, abbé
commendataire de Grenoble, la pratique des Quarante
heures, initialement réservée à des groupes restreints ; elle
sera reprise plus tard, de façon solennelle par A.-M. Zac-
caria qui l’ouvrira à tous les fidèles. En dépit de son aban-
don par le clergé, le peuple de Dieu cherchait des voies
nouvelles pour garder vivant l’essentiel de la doctrine et
susciter des formes extraordinaires d’apostolat, de culte et
de charité.
Parmi tant d’ombres, Milan avait aussi une lumière:
le petit groupe de réforme nommé Éternelle Sagesse. Se-
lon le père Orazio Premoli, barnabite, le fondateur en se-
rait le même Bellotti qui avait été envoyé à Milan par la
soeur du roi Charles VIII, sainte Jeanne de Valois, pour ré-
tablir la paix entre les soldats et les habitants. Dans le mo-
nastère des Augustiniennes, Sainte-Marthe, qui a donné
son nom à la rue actuelle, se réunit un premier groupe de
personnes désireuses de se mettre sur le chemin de la ré-
forme personnelle : aux côtés de Bellotti, il y avait une
femme de grande intelligence, mère Arcangela Panigarola
(1468-1525), prieure du monastère. Unissant leurs efforts,
ils animaient ce cénacle qui ouvrit rapidement ses portes
aux gens de toutes conditions: ecclésiastiques, religieux et

!68
religieuses, laïcs des deux sexes, y compris les gens ma-
riés ; cette initiative suscita une explosion de charismes
qui allait bientôt donner ses fruits. Parmi les ecclésias-
tiques les plus célèbres qui en étaient membres, nous trou-
vons même trois futurs papes : Léon X, Pie IV et saint Pie
V, le dominicain Michel Ghislieri, alors inquisiteur de Mi-
lan qui, après son accession au siège de Pierre, appela les
Barnabites à Crémone, sa ville natale, puis à Monza et à
Verceil, leur présentant même la perspective d’une exten-
sion au Portugal. A leurs côtés, on retrouve un autre inqui-
siteur, Melchior Crivelli, évêque de Tagaste et suffragant
d’Hippolyte II d’Este ; c’est lui qui, en 1547 consacrera
l’église mère de l’Ordre, Saint-Barnabé à Milan. Enfin,
Séraphin de Fermo, le célèbre prédicateur, ancien condis-
ciple puis ami intime d’Antoine-Marie.
Le nom d’Éternelle Sagesse (qui renvoie à un chef-
d’œuvre de la mystique médiévale, Le livre de l’Éternelle
Sagesse, d’un dominicain allemand, le bienheureux Henri
Suso) est dû à la mère Panigarola, figure charismatique
douée de dons spirituels, dont l’esprit de prophétie. Bel-
lotti lui-même le confirme dans un compte-rendu qu’il fit
d’une vision de la religieuse : « Le premier août, écrit
l’au-gustinien, sans spécifier l’année, cette servante du
Sei-gneur était dans son oratoire et priait avec une grande
ferveur pour les disciples de la Sagesse....Elle fut ravie en
esprit et vit le Seigneur sous forme humaine, assis sur un
siège élevé et très beau...; pendant que cette âme se trou-
vait dans cette situation, son ange qui la guidait lui dit :
"Sois attentive car tu vas voir venir tous les disciples de
l’Éternelle Sagesse". Aussitôt, elle vit arriver une grande

!69
multitude d’hommes et de femmes, qu’elle avait connus
dans cette vie mortelle, revêtus de l’habit qu’ils portaient
alors, qui de moine, qui de moniale, qui de religieux et qui
de laïc »32.
Particulièrement intéressante, cette foule de « dis-
ciples » de diverses conditions, unis dans la seule intention
de suivre le Christ en pleine fidélité à la foi catholique, à
un moment où l’hérésie se répandait dans le Nord de l’Eu-
rope. Citons un autre épisode, toujours regardant Arcan-
gela Panigarola : en 1518, pendant qu’elle était absorbée
en prière, elle eut la révélation que de l’Éternelle Sagesse
sortiraient « de nouveaux ministres qui, par leurs labeurs
apostoliques et leur vie exemplaire remettraient en hon-
neur la discipline du clergé et les mœurs du peuple »33.
Antoine-Marie rappellera cette dernière prophétie à l’at-
tention de ses premiers disciples dans une de ses lettres :
« Si vous y regardiez bien, vous découvririez une foule de
promesses, faites à des saints et à des saintes, concernant
ce divin renouvellement. Or, à toutes ces promesses, les
fils et les filles de saint Paul doivent avoir leur part, à
moins que le Christ n’ait voulu les tromper, ce qui est im-
possible car il remplit toujours fidèlement ses pro-

32 O. PREMOLI, Storia dei barnabiti nel Cinquecento, Roma


1913, p. 410, note 2
33 Sur la figure d’A. Panigarola, cfr E. BONORA qui lui a
consa-cré d’attentives recherches in I conflitti della Controriforma.
Santità e obbedienza nell’esperienza dei primi barnabiti, Firenze
1998.

!70
messes »34.
Arcangela Panigarola mourut en 1525 et trois ans
après, Antoine Bellotti la suivit : leur disparition provoqua
une crise dans le groupe qui, de plus, avait été décimé par
la peste de 1524. Mais c’est précisément à ce moment
qu’arrivèrent à Milan Louise Torelli, son nouveau chape-
lain et le père Baptiste.
Nous sommes en 1530 : à leur arrivée, ils prirent
aussitôt contact avec le groupe de l’Éternelle Sagesse ;
Antoine-Marie y connaissait deux nobles milanais, Jac-
ques-Antoine Morigia et Barthélemy Ferrari, colonnes du
futur Ordre des Barnabites qui reconnaît en eux ses co-
fondateurs. Leur itinéraire, très différent, au début, de ce-
lui de Zaccaria, va confluer avec le sien dans un grand
dessein providentiel de réforme.

Conversion du « beau Morigia »

On l’appelait vraiment ainsi, le « beau Morigia », à


cause de son élégance ; c’était un noble aux traits distin-
gués et à l’esprit ouvert. Formé selon les canons de l’hu-
manisme de l’époque, il avait étudié la rhétorique, la ma-
thématique, la musique, le chant et la danse ; il fréquentait
la bonne société, poussé en cela par sa mère, devenue rapi-
dement veuve et plutôt encline à la vie mondaine. Non
qu’il menât une vie dissipée : tout simplement, Dieu, dans
sa vie, n’occupait qu’une place secondaire ; mais de temps
en temps, le jeune homme se rendait au monastère Sainte-

34 Scritti, p. 65 (1.07.11)

!71
Marguerite à Milan, où vivaient certaines moniales de sa
parenté et celles-ci ne manquaient pas de l’exhorter à me-
ner une vie chrétienne plus convaincue.
Un jour, sur leurs sollicitations, il promit d’aller se
confier au confesseur du monastère, le père Jean Bono de
Crémone. Il tint parole et, après un premier entretien que
Moltedo définit « de pure convenance », il retourna plu-
sieurs fois chez ce prêtre. Il s’en suivit une conversion
soudaine : « Il pleura à chaudes larmes, raconte son bio-
graphe, ses erreurs passées...et, selon la promesse qu’il fit
à Dieu, il mena une vie très austère »35 .
Évidemment, les commentaires ne manquèrent pas
en ville : beaucoup croyaient Morigia en proie à une crise
passagère de fanatisme : sa mère était du nombre, car le
changement de conduite de son fils lui paraissait un vio-
lent reproche. Mais, plus le temps passait, plus Jacques-
Antoine semblait déterminé dans son choix. C’est ainsi
qu’il aboutit à l’oratoire de l’Éternelle Sagesse : cette
adhésion signifiait pour lui renoncer à sa riche garde-robe
pour endosser des habits modestes et, plus tard, une sou-
tane grossière, se soumettre à de sévères mortifications,
aider les pauvres, visiter les malades et prier beaucoup. Il
passait des heures et des heures devant le Crucifix, médi-
tant la passion du Seigneur. Comme patronne spéciale, il
avait choisi sainte Marie-Madeleine.
Les commentaires amusants ou ironiques de ses
amis d’autrefois ne l’impressionnaient pas ; au contraire,

35 T. MOLTEDO, op. cit., p. 168. Cfr D. FRIGERIO, Ferrari e


Morigia : i primi compagni del santo fondatore, in « Barnabiti studi »,
11/1997, pp. 311 sv.

!72
ils le poussaient plutôt à continuer dans cette voie, à inten-
sifier ses pénitences et à multiplier son assistance aux pau-
vres et aux malades. Un peu à la fois, les milanais se ren-
dirent compte qu’ils avaient à faire avec un homme qui
avait pris l’Évangile au sérieux et ils commencèrent à l’es-
timer. Il se peut que quelqu’un chercha un jour à le mettre
à l’épreuve : on lui offrit la riche abbaye Saint-Victor au
Corso qui avait été donnée en commende au cardinal Hip-
polyte d’Este, qu’on annonçait comme futur archevêque
de Milan. Cette offre aurait certes permis à Morigia de
faire de grandes largesses aux pauvres mais, d’autre part,
l’accepter signifiait pour lui être ramené inexorablement
dans la classe sociale qu’il avait abandonnée. Vaines
furent les fortes pressions et l’insistance de ses parents,
alléchés par la perspective d’augmenter le patrimoine fa-
milial grâce aux revenus de l’abbaye : son refus fut net et
définitif.
En 1530, comme la peste avait éclaté de nouveau,
Morigia se dévoua sans compter au chevet des malades
pour les réconforter physiquement et spirituellement ; il ne
manquait pas d’inviter les gens à la pénitence et à la pra-
tique religieuse : c’est dans ce but qu’on le vit parcourir
les rues, un crucifix en mains, et ce geste valait plus qu’un
sermon.

L’avocat des pauvres

Bien différent du parcours de Morigia fut celui de


Barthélemy Ferrari : orphelin de père et de mère dès son
plus jeune âge (il avait deux ans), il avait pourtant été éle-

!73
vé chrétiennement par un parent ; c’est si vrai que, tout
gamin encore, on le montrait comme un exemple en raison
de sa religion quasi spontanée et, surtout, pour sa solida-
rité instinctive envers les pauvres. Vers dix-sept ans, après
ses humanités, il s’était transféré à Pavie pour faire sa li-
cence en droit. Et ici, survient un épisode qui nous ap-
prend de quelle estime il jouissait déjà dans cette ville. Un
de ses frères, Basile, déjà chanoine de Milan, avait décidé
d’aller habiter à Rome. Avant de se séparer, les deux frè-
res décidèrent d’opérer la division de leurs biens. Comme
Barthélemy était encore mineur (à l’époque, l’âge de la
majorité était de 25 ans), les normes en vigueur impo-
saient la nomination d’un curateur pour administrer sa part
d’hé-ritage ; toutefois, le sénat de Milan, jugeant le jeune
hom-me déjà assez mûr et fiable, dérogea à la loi et
l’exempta de cette obligation : signe évident de confiance.
Le jeune homme demeura plusieurs années à Pavie ;
à ce que l’on sait, son comportement fut exemplaire. Mais
le milieu estudiantin n’était pas fait pour lui et, à un mo-
ment donné, il retourna à Milan. Il se sentait sans doute
plus attiré par le sacerdoce que par les étude de notaire. Sa
compétence juridique et notariale, il la mettrait au service
des pauvres, s’ils en avaient besoin.
Une fois revêtu l’habit clérical, il s’engagea active-
ment dans l’apostolat parmi les pauvres, les malades et les
jeunes filles à risque ; il les réunissait les jours de fête, se-
lon une formule qui anticipe celle des patronages et cet
exemple poussa plusieurs curés à faire de même. Mais ce
fut à l’occasion de la peste de 1524 que Barthélemy donna
la preuve de son dévouement héroïque : on n’en veut com-

!74
me exemple que ce fait : il possédait une ferme hors de la
ville, près de la porte Vercellina et il y établit un lazaret où
il se rendait quotidiennement pour visiter les malades un à
un, portant une attention spéciale aux plus indigents. Mais,
si besoin en était, il les visitait aussi chez eux.
A la fin de l’urgence sanitaire, il licencia toute sa
domesticité, réduisit au minimum sa garde-robe et sa nour-
riture pour pouvoir aider, parmi les survivants de l’épidé-
mie, tous ceux avaient perdu leur famille et n’avaient plus
personne pour s’occuper d’eux. De Rome, son frère Ba-
sile, évidemment tenu au courant par des parents irrités de
ce qui arrivait, lui écrivit plusieurs fois pour lui faire des
reproches et surtout pour l’inviter à ne pas exagérer dans
sa générosité : mais lui répondait en disant qu’il aurait
moins souffert en donnant sa vie pour ces malheureux
qu’en les voyant mourir de faim.
C’est précisément à l’occasion de la peste de 1524
que Ferrari et Morigia se rencontrèrent: ils furent aussitôt
d’accord sur leur choix de vie. Dès lors, l’oratoire de la
Divine Sagesse devint leur deuxième demeure.

Entretemps, à Guastalla...

Si, à Crémone, le départ d’Antoine-Marie avait sus-


cité un vif regret, à Guastalla, son arrivée, dans les mois à
cheval entre 1529 et 1530, fut saluée avec joie. Le père
Baptiste qui avait vécu un certain temps à la cour de Loui-
se Torelli avait provoqué dans les possessions de la com-
tesse un vrai réveil de la pratique religieuse. Désormais, la
tâche future était d’alimenter convenablement cette prati-

!75
que religieuse, de reproduire ce que Zaccaria avait fait à
Crémone.
Le saint ne perdit pas de temps et recommença à
faire le catéchisme aux enfants, comme il l’avait fait à
Saint-Vital. Il les réunissait le soir, capturant leur attention
par son langage original et efficace dont on a une idée par
ses écrits. Et ainsi, un peu à la fois, à ces enfants s’adjoi-
gnirent des adultes. Rapidement, devant son confessionnal
se formèrent des queues de pénitents décidés à changer de
vie.
Il est certain que, au moins au début, Crémone de-
vait lui manquer ; il maintint donc des contacts avec les
Amis de sa ville en leur écrivant des lettres pleines de feu,
un peu comme le faisait Paul pour les communautés chré-
tiennes qu’il avait évangélisées ; ou bien, il allait les trou-
ver de temps en temps, pour les exhorter à garder leur fer-
veur initiale.
Une de ces lettres - datée du 28 juillet 1531 - a pour
destinataire un avocat de Crémone, Charles Magni ; celui-
ci lui avait écrit pour lui demander conseil sur la manière
de se comporter en vrai chrétien dans sa profession ; plus
précisément, sur le moyen de rester en contact avec Dieu
au milieu de ses occupations très prenantes et de ses nom-
breuses relations avec ses clients. La réponse d’Antoine-
Marie est un petit chef-d’œuvre de spiritualité ; il la rédi-
gea « en me tenant sans cesse devant Lui (le Christ en
croix), pour apprendre de Lui ce que je voudrais vous en-
seigner ensuite ». Trois sont les suggestions principales
pour rester en union avec Dieu. « Tout d’abord, exercez-
vous à la prière, non seulement le matin et le soir, mais

!76
encore à toutes les autres heures de la journée, soit à des
moments fixes, soit au hasard. Priez à tout moment, le jour
ou la nuit, peu importe que vous soyez au lit ou non, que
vous soyez à genoux ou assis ou dans telle autre position
qui vous plaît. Priez surtout avant vos principales actions.
Priez, non pas d’une manière réglée, mais sans ordre fixe.
Faites-le plus ou moins longtemps, selon les loisirs que le
Seigneur vous accordera ». Autant dire : toujours. Cette
méthode n’est certes pas facile parce que, comme l’ex-
plique Antoine-Marie, « l’homme éprouve une difficulté
naturelle à se recueillir, et tout spécialement à vivre uni à
Dieu, parce que son esprit est de nature vagabonde et ne
peut se fixer sur une seule et même chose ... Mais ce qui
de soi paraît impossible peut devenir facile avec le secours
divin, pourvu que nous ne refusions pas d’y apporter notre
collaboration, avec la diligence et les efforts que Dieu exi-
ge ». Il faut donc se comporter avec lui comme on le fait
avec un ami : nous en sommes au deuxième conseil. Si
quelqu’un a un travail urgent à faire, il prie son ami d’at-
tendre un peu jusqu’à ce qu’il ait terminé son travail :
« Voilà comment vous devez faire. Vos études et vos af-
faires n’en souffriront point. Avant de vous livrer à cel-les-
ci, dites-en un mot au Seigneur. Pendant votre travail, éle-
vez souvent votre âme vers Dieu. Vous retirerez de cet-te
pratique un grand profit et il n’en peut résulter aucun in-
convénient ». Vient enfin la troisième suggestion : s’exer-
cer à connaître l’armée aguerrie de ses défauts et à les ex-
tirper tous, à commencer par “le capitaine”, c’est à dire le
défaut dominant ; « trouvez-le et abattez-le » conclut le
saint. « Si vous suivez ces conseils, vous irez sans peine à

!77
Jésus crucifié »36.
Quand il écrivait ces lignes, Antoine-Marie était déjà
arrivé à Milan avec la comtesse Torelli. Celle-ci, guidée
par le père Baptiste et encouragée par la présence d’Antoi-
ne-Marie qui offrait à sa vie des perspectives nouvelles,
commença par changer de façon significative son nom de
Louise en celui de Paule ; elle avait décidé de vendre son
fief pour se vouer plus intensément à la vie spirituelle :
avec le produit de cette vente, elle pensait construire un
monastère à Milan. Il semblait que l’affaire pourrait s’ar-
ranger en peu de temps ; au contraire, mille difficultés sur-
girent, soit à cause de la rancune de sa famille, décidément
opposée à cette vente jugée « un gaspillage d’une gloire
antique » mais qui, en réalité, les privait des sommes espé-
rées, soit surtout à cause des jalousies et des rancœurs des
principaux voisins de son fief.
Pour débrouiller l’affaire, Antoine-Marie pensa de-
mander à Morigia et à Ferrari de lui donner un coup de
main (ce dernier n’était-il pas un expert en droit ?) et, en
même temps, de se hâter à jeter avec lui les bases des fu-
turs instituts. Il fit cette démarche auprès d’eux dans une
lettre merveilleuse datant du 4 janvier 1531, la deuxième
des onze lettres qui nous sont restées ; c’est dans cette
lettre que nous trouvons la fameuse phrase « courir com-
me des fous vers Dieu et le prochain ». Il vaut vraiment la
peine d’en citer quelques extraits, à commencer par le dé-
but : « Que Dieu, immuable et toujours prêt à nous prodi-
guer ses dons, vous sauve et vous accorde, dans vos bon-

36 Scritti, pp. 37-45 (1.03.01-16)

!78
nes actions et vos pieux désirs, cette constance et cette
fermeté que mon âme voudrait voir en vous ».
Le ton de cet exorde pourrait faire penser que Mori-
gia et Ferrari, tout en partageant le même idéal que Zac-
caria et appréciant son enthousiasme, avaient quelque hé-
sitation à adhérer à son projet, pensant peut-être ne pas
être à la hauteur. « Infortunés que nous sommes, ajoute
Antoine-Marie, pourquoi admettre dans la pratique du
bien l’instabilité et les hésitations que nous ne devrions
avoir que pour le mal ? C’est au point que, bien des fois, je
suis frappé d’étonnement à la vue de l’irrésolution si
grande qui règne dans mon âme, et cela depuis plusieurs
années ... Ses effets ? Tout d’abord, elle empêche l’homme
de pro-gresser, car, placé comme entre deux aimants, il ne
va ni vers l’un ni vers l’autre. S’il regarde l’avenir, il né-
glige le présent ; s’il s’attache au présent, il perd de vue
l’avenir. Savez-vous à qui il ressemble ? A celui qui veut
deux choses opposées. Or, comme dit le proverbe, celui
qui poursuit deux lièvres voit fuir l’un et s’échapper
l’autre. Tant que l’homme est irrésolu et indécis, il ne sau-
rait certes rien faire de bon. L’expérience en fournit assez
de preuves pour que je n’aie pas à en ajouter d’autres. En
outre, l’homme inconstant change comme la lune. Il
s’énerve et est constamment inquiet ; il ne saurait vivre
heureux, même quand tout va pour le mieux. Il s’attriste
pour un rien; il se met en colère ; il se montre avide de
consolations ».
Il rappelle que « l’irrésolution est à la fois cause et
effet de la tiédeur » et il ajoute : « Celui qui voudrait énu-
mérer les causes et les effets de l’irrésolution n’en vien-

!79
drait pas à bout en une année. Mais quand bien même il
n’y aurait pas d’autre mal que l’hésitation, ce serait déjà
bien assez, car l’homme est inactif tant qu’il hésite ».
Du diagnostic, il passe à la thérapie : « Il y a, dans la
vie spirituelle, deux moyens pour échapper à ce défaut. Le
premier nous aide quand d’aventure nous sommes forcés à
l’improviste de faire ou d’omettre une action ; il consiste à
élever notre âme vers Dieu pour obtenir le don de conseil.
Je m’explique : se présente-t-il une situation subite et im-
prévue qui réclame une décision, élevons notre cœur vers
Dieu et prions-le de nous inspirer ce que nous devons
faire; et si nous suivons l’inspiration divine (Antoine-Ma-
rie dit plus concrètement : si nous suivons “l’instinct de
l’Esprit”), nous ne nous tromperons pas. L’autre moyen
consiste à nous présenter, quand nous en avons le temps et
l’occasion, à notre directeur spirituel, au père de notre
âme, pour lui demander conseil et agir en conséquence ».
Mais, « ce qu’exige avant tout la vie spirituelle, c’est
la promptitude et le zèle ... allons, mes frères, levez-vous
maintenant et venez avec moi. Il faut que nous extirpions
ensemble ces mauvaises plantes (si tant est qu’on les re-
trouve en vous aussi). Et si elles ne se trouvent pas en
vous, venez à mon secours car je leur ai donné place dans
mon cœur ».
Et voici l’appel final : « Hélas, mes chers amis, à qui
osé-je parler ainsi ? A ceux qui agissent tandis que je ne
fais que parler ... Allons, allons, mes frères, s’il y eut en
nous, jusqu’à ce jour, quelque irrésolution, débarrassons-
nous-en ainsi que de toute négligence, et courons comme
des fous, non seulement vers Dieu mais encore vers le pro-

!80
chain qui nous offre le moyen de donner ce que nous ne
pouvons donner à Dieu, puisque Dieu n’a nul besoin de
nos biens ».
L’effet de cette lettre sur Morigia et Ferrari fut quasi
immédiat : ils furent galvanisés par la secousse reçue,
qu’ils attendaient peut-être pour mettre en route la struc-
ture où s’incarnerait la réforme qu’ils désiraient unanime-
ment. Ils rejoignirent à Guastalla les trois autres protago-
nistes - Antoine-Marie, Paule Torelli et le père Baptiste - et
ils s’installèrent dans la forteresse de la ville, résidence de
la comtesse. Cet édifice avait été construit à partir de 1520
par Domenico Giunta mais, actuellement, sa des-truction
n’en a plus laissé de traces visibles. A ce que l’on sait, ils y
résidèrent quelques mois, pour tenter de régler les affaires
de la comtesse ; mais comme la vente du fief se révélait
beaucoup plus compliquée que prévu, ils décidèrent de se
transférer à Milan pour mener à terme ces dé-marches. Ce
n’est toutefois que quelques années plus tard que les Gon-
zague entreront dans la propriété de Paule Torelli.
Nos cinq amis virent tout de suite clairement que,
dans l’œuvre de la réforme, tous les membres du cénacle
de l’Eternelle Sagesse seraient impliqués. Et comme ils
provenaient d’états de vie divers, chacun d’entre eux met-
trait son charisme au service du projet commun. Antoine-
Marie fut bientôt reconnu comme le leader capable d’har-
moniser les différentes contributions et de les concrétiser
dans une organisation stable. Comme il avait dans l’esprit
un projet bien précis, il accepta de guider le groupe ; il se
savait bien épaulé par le père Baptiste et la comtesse To-
relli - la sponsor qui assurait les moyens économiques né-

!81
cessaires à l’entreprise - et il pouvait compter sur deux
collaborateurs enthousiastes comme Morigia et Ferrari.
Mais avant de commencer son action, il jugea op-
portun de visiter une dernière fois sa ville de Crémone.
Avec l’intuition propre aux saints, il présageait peut-être
qu’il n’y serait plus jamais retourné. Une seule chose l’in-
téressait : que les fruits du renouveau puissent durer bien
plus d’une saison.

Chapitre VII
Révolutionnaires de Dieu

Outre Morigia et Ferrari, A.-M. Zaccaria retrouva à


Milan le frère Bono Lizzari, un ermite originaire de Cré-
mone : bien qu’il ne fût pas prêtre, les gens l’appelaient
« père », en signe de respect. Après des pèlerinages à Saint
Jacques de Compostelle, à Rome et à Jérusalem, les trois
grands buts de la dévotion de l’époque, il avait ouvert en
1529 à Crémone un centre d’accueil pour orphelins et
avait appuyé les initiatives d’Antoine-Marie. Jusqu’à un
certain point, toutefois, car après l’avoir suivi à Milan, il
exprima le désir de se retirer dans un ermitage pour y me-
ner la vie solitaire. Antoine-Marie l’exhorta à se joindre au
petit groupe en formation et il réussit finalement à le con-
vaincre. Il se faisait, entre autres, accompagner par lui
pour favoriser la diffusion de deux pratiques de piété
qu’ils avaient déjà notablement développées à Crémone :
la sonnerie des cloches à trois heures de l’après-midi du

!82
vendredi, en souvenir de la Passion du Christ, et l’adora-
tion solennelle du Saint Sacrement exposé publiquement
sur l’autel (les Quarante-Heures). A peine arrivé à Milan,
Antoine-Marie et le père Baptiste s’installèrent chez Loui-
se Torelli, dans un immeuble que possédait la comtesse
aux environs de Saint-Ambroise : c’est là que se réunissait
quotidiennement le petit groupe pour se soutenir mutuel-
lement dans l’entreprise qui naissait sous l’impulsion de la
comtesse et avec l’appui concret d’A.-M. Zaccaria. Louise
avait, en effet, réuni quelques femmes, célibataires ou ma-
riées, décidées à la suivre dans son chemin de prière et de
charité. Il ne fallut pas longtemps avant que la prédication
enflammée et vraiment nouvelle d’Antoine-Marie n’attirât
d’autres fidèles, toujours plus nombreux. Bientôt, le projet
définitif prit corps, caractérisé par une forte inspiration
paulinienne qui imprègne leur triple programme : consé-
cration à Dieu, réforme personnelle et salut du prochain.
Les plus anciens Mémoires présentent Zaccaria
comme fidelissimus sectator, disciple passionné de l’apô-
tre Paul qui est signalé comme patron, guide et modèle des
congrégations naissantes, historiquement les premières qui
se soient inspirées de l’Apôtre des Nations. On peut se
demander quels furent les motifs de ce choix. Nous trou-
vons l’explication dans les écrits d’Antoine-Marie : dans
sa prédication et sa direction spirituelle, il vise une
conversion « violente » des âmes, exactement comme la
conversion subite de Paul sur le chemin de Damas. Une
volonté décidée et un esprit de « feu » sont à la base de
toute sa pensée et de toute son activité : il s’agit de dé-
truire l’homme ancien et de construire l’homme nouveau.

!83
La référence à l’enseignement de Paul est conti-
nuelle : dans les Sermons, les idées-force qui reviennent le
plus souvent découlent des épitres pauliniennes, citées une
centaine de fois dans les rares écrits d’Antoine-Marie qui
nous sont restés. Paul est vu comme un champion de la
lutte implacable contre la médiocrité, la « tiédeur ». Zac-
caria, bon connaisseur de l’Écriture, trouve en Paul la pen-
sée qui correspond le plus à son idéal apostolique ; sa
combattivité s’enracine dans cette « folie de la Croix » qui
s’oppose à la mentalité terrestre. Cette contemplation du
Christ crucifié n’est pas une fin en soi mais un dynamisme
pastoral qui le pousse inévitablement à conquérir des
âmes.
Le fait de l’influence de Paul sur Antoine-Marie est
souligné unanimement par ses biographes, à partir de Ga-
buzio. Le père Baptiste Soresina, dans ses précieuses At-
testations, nous informe que le saint « avait continuelle-
ment en mains les épitres de Paul ; en les lisant, il ressen-
tait un tel plaisir qu’il les lisait comme en chantant »37.
De toute évidence, Antoine-Marie avait également
choisi Paul pour modèle parce qu’il découvrait en lui des
consonances avec son caractère. Ce qui lui plaisait surtout
chez Paul, c’était sa capacité de décision, son refus de tout
compromis et de la médiocrité, son don de soi sans limite
et ce mélange de dureté intransigeante et de tendresse en-
vers les siens, tout comme le fait d’avoir donné une fois
pour toutes sa confiance au Christ. Le type idéal, en

37 B. SORESINA, Attestazioni fatte circa la vita e morte del


rev. padre don Antonio Maria Zacharia, in « Barnabiti studi »,
11/1994, p. 66.

!84
somme, pour un « homme de décision » comme lui.
Quand il parle de son modèle, il emploie tout un
éventail d’appellations qui disent toute son admiration
pour l’Apôtre : dans ses Sermons, il l’appelle « vrai ami de
Dieu, notre guide et notre patron incomparable, notre apô-
tre, très sage docteur des nations, père et guide, glorieux
père ». Dans ses Lettres, il le considère comme un saint,
un modèle de toutes les vertus, maître non seulement de
vérité mais de vie. Il l’appelle « Paul le savant, Paul le
chaste, saint Paul, bienheureux père, divin père, doux père,
père saint ». On comprend alors pourquoi il signe ses let-
tres d’une dénomination singulière : « Antoine-Marie prê-
tre, prêtre de Paul apôtre ».
Typiquement paulinienne, sa référence au Crucifié et
à « l’opprobre du Christ » qui est à la base du programme
bien organisé de Zaccaria et qui motive la consécration à
Jésus qui nous a aimés et qui a donné sa vie pour nous ; le
renoncement à soi comme unique manière de vivre cette
consécration et de se dépenser sans réserve pour les
autres ; l’apostolat comme don de soi à ses frères, dont
aucun ne doit se perdre parce que tous ont été acquis chè-
rement par le sang précieux du Christ.

Naissance de l’ordre

Après Morigia et Ferrari, deux autres compagnons


s’étaient unis à Antoine-Marie, provenant eux aussi du cé-
nacle de l’Éternelle Sagesse : le prêtre François de Lecco
et un laïc, Jacques de Casei. Le champ de travail était celui
de toujours : outre la catéchèse, la prédication et les con-

!85
fessions, aussitôt mises en route par Zaccaria, il y avait
des malades à visiter dans les hôpitaux ou à domicile, des
pau-vres à secourir, des femmes à soustraire aux dangers
de la rue. C’est ici que les laïcs se montrèrent prompts à
appor-ter leur précieuse contribution, tandis que le frère
Bono se consacra à l’ouverture d’un centre d’accueil pour
femmes en difficulté ou déjà décidées à changer de vie ;
celles-ci furent placées dans un immeuble acheté dans ce
but dans les environs de Sainte-Valérie, non loin de Saint-
Am-broise : cette maison deviendra ensuite le monastère
des Converties.
L’initiative eut un tel succès que bientôt les locaux
ne suffirent plus pour ces femmes, et Zaccaria dut en pla-
cer un deuxième groupe, bien fourni, dans un autre siège,
près de la porte Lodovica. Ce fut le jeune François de
Lecco qui s’occupa d’elles ; il était entré désormais dans
l’optique « révolutionnaire » du leader dont la renommée
se répandait dans tout Milan : ses conférences spirituelles,
telle une contagion, gagnaient d’autres âmes généreuses
Entretemps, Antoine-Marie comptait beaucoup sur
Ferrari et le poussait à devenir prêtre, mais celui-ci hési-
tait, ne se considérant pas à la hauteur de cette tâche. Ce
fut le père Baptiste qui réussit à le convaincre et, le jour de
Pâques de l’année 1532, Barthélemy Ferrari fut ordonné
prêtre. Cependant, selon les usages du temps, il ne célébra
sa première messe que le 8 septembre 1534, en la fête li-
turgique de la Nativité de Marie.
Il s’agissait désormais de donner une certaine stabi-
li-té juridique au groupe et d’en faire une véritable famille
religieuse. Zaccaria en était convaincu et, plus que lui en-

!86
core, le père Baptiste, mais il fallait pour cela obtenir l’ap-
probation explicite du Pape.
Le frère de Barthélemy Ferrari, Basile, avait fait car-
rière à Rome : après voir abandonné sa charge de cha-
noine de l’église milanaise de sainte Fulcorina, il était en-
tré au service du Saint-Siège et avait rapidement gagné la
confiance de Clément VII qui en avait fait son secrétaire.
Basile était donc l’appui idéal pour obtenir l’approbation
attendue. De fait, c’est lui qui présenta en personne la
supplique au Pape, au nom de son frère et des compagnons
de ce dernier.
A Milan, en ces jours-là, on pria beaucoup et on
multiplia les pénitences ; le Pape se laissa convaincre par
les arguments solides de Zaccaria : le 18 février 1533, à
Bologne où il se trouvait pour rencontrer l’empereur Char-
les-Quint, couronné par lui trois ans plus tôt dans l’église
Saint-Pétrone, - l’empereur était venu le solliciter de con-
voquer un concile pour faire face à la Réforme protestante
- Clément VII signa le bref d’approbation du groupe de
ceux qui, en 1535, seraient appelés clercs réguliers de
saint Paul (même si, entre eux, ils continuèrent pendant un
certain temps à s’appeler Fils de Paul).
Les historiens ne disent pas beaucoup de bien de ce
pontife de la famille des Médicis. Ils lui reprochent de ne
pas avoir saisi les besoins spirituels de l’époque devant les
progrès du protestantisme ni la nécessité d’une réforme
reclamée par la base de l’Eglise. Les Barnabites lui sont
toutefois reconnaissants d’avoir compris aussitôt que ce
groupuscule de prêtres milanais, encore sans siège appro-
prié et sans constitutions adéquates, voulait travailler sé-

!87
rieusement et était vraiment inspiré par Dieu pour le bien
de l’Eglise.
Que Basile Ferrari ait dit une bonne parole en faveur
du groupe fut confirmé par le fait que le bref pontifical
était adressé « aux chers fils Barthélemy Ferrari et Antoi-
ne-Marie Zaccaria ». Dans les documents successifs, tou-
tefois, à la première place figurera toujours le nom de
Zaccaria. La rapidité avec laquelle furent achevées les
démarches bureaucratiques de l’approbation est certaine-
ment due aux bonnes informations qui, par l’intermédiaire
du duc François Sforza, étaient parvenues de Milan à la
cour papale : le bref contient de fait des expressions de
vive appréciation pour l’apostolat exercé par le groupe et
indiquait clairement l’idéal qui animait les requérants :
réveiller l’esprit religieux du clergé séculier et du peuple
chrétien. En outre, le document précisait clairement cer-
taines caractéristiques typiques des nouveaux Clercs Ré-
guliers : la profession des trois vœux solennels de pauvre-
té, chasteté et obéissance, la dépendance de l’archevêque
de Milan, la permission de vivre la vie communautaire et
la possibilité de se donner des Règles « et de les changer
selon les exigences des temps ».
Dans le diocèse ambrosien, la nouvelle de l’approba-
tion fut accueillie comme un geste d’estime envers ces
prêtres qui se proposaient une authentique réforme inté-
rieure et eut aussitôt un effet multiplicateur qui amena à
Zaccaria de nouvelles recrues. Tout ceci bien qu’il n’exis-
tât pas encore de communauté formée (Zaccaria, Ferrari et
Morigia étaient occupés collégialement à mettre au point
ce projet). Mais, plus tard, comme nous le verrons, les

!88
épreuves et les persécutions ne manqueront pas.
A ce point, la recherche d’une demeure adaptée aux
exigences de l’ordre naissant devenait urgente. Dans le
quartier où habitait la comtesse Torelli, les habitations
avaient un coût prohibitif, on loua donc une maison près
de la Porta Ticinese, dans le territoire de la paroisse Saint-
Vincent in Prato : c’était l’habitation du chapelain de
l’église attenante, Sainte-Catherine des Forgerons. C’est là
que se transférèrent Zaccaria et Ferrari, le 29 septembre
1533. Mais peu après, ils s’aperçurent que cette nouvelle
habitation également ne suffisait plus. C’est pourquoi,
grâce à une généreuse donation de la comtesse Torelli (six
cents écus d’or, une grosse somme pour l’époque), ils
achetèrent cette maison et les trois maisons voisines. Aux
premiers compagnons s’étaient joints entretemps Camille
de Negri, frère de la sœur Angélique Paule-Antoinette,
Denys de Sesto, frère lui aussi d’une sœur Angélique,
Baptiste, François Crippa et Melchior appelé ensuite Bap-
tiste Soresina. Le groupe commença ainsi, de façon stable
et officielle, à mener la vie commune. Seul Morigia, au
début, dormait dans la maison paternelle.
Le jour de l’entrée, Zaccaria voulut y faire apporter
le strict nécessaire pour la vie d’une petite communauté.
Ce qui lui importait avant tout, c’était la concorde entre les
membres et l’obéissance absolue au chef, quel qu’il soit.
Mais il manquait encore une règle et le fondateur y tra-
vailla, probablement sur la base d’une ébauche préparée
par le père Baptiste Carioni ; de toute façon, il est difficile
de distinguer jusqu’à quel point il puisa dans la pensée du
dominicain, pour la retravailler et lui donner une forme

!89
originale, pour le bon motif que les normes naissaient un
peu à la fois, au fur et à mesure que le groupe faisait l’ex-
périence de la vie commune. A la fin de l’année 1538, An-
toine-Marie avait terminé la rédaction des Constitutions
mais il ne les publia pas, dans l’attente de mettre au point
un texte définitif. Les premières vraies Constitutions juri-
diques ne seront rédigées qu’en 1552, treize ans après la
mort de Zaccaria ; d’ailleurs, comme nous le verrons, ce-
lui-ci tenait plus à l’esprit qu’à la lettre de ces normes38.
Jusqu’à ce moment, on ne sentait donc pas la néces-
sité absolue de véritables constitutions qui, du reste, ne fu-
rent jamais promulguées du vivant du fondateur. Dans la
communauté, affirme le père Antonio Gentili, « était en
vigueur un régime que nous pourrions définir capitulaire.
Tous les problèmes de la maison, des problèmes essentiels
à ceux de détail, étaient affrontés et résolus dans les
réunions périodiques du mercredi et du vendredi. De ces
rencontres naissaient les Ordres ou Ordonnances, ayant
force de lois obligatoires, mais qui étaient elles aussi sus-
ceptibles éventuellement de révocation ou de révision.(...).
La première génération des Barnabites balançait donc en-
tre le désir de se donner une physionomie juridique pré-
cise, entre autres pour éviter les inconvénients de l’impro-
visation, de l’indétermination et de la discontinuité et,
d’autre part, la constatation pratique que n’était pas telle-
ment évidente l’urgence ou l’utilité ou même la nécessité
d’élaborer un code de lois. Seules des circonstances ex-
ternes, comme la visite apostolique de Mgr Léonard Mari-

38 Voir ch.XI et note 71.

!90
ni en 1552 et l’intervention directe du cardinal Charles
Borromée en 1578-79 poussèrent les Barnabites à rédiger
des Constitutions »39.

Un chroniqueur raconte

Un témoignage significatif de l’activité du groupe


des pauliniens à Milan nous est donné par un chroniqueur
un peu spécial (il était mercier de profession), Jean-Marc
Burigozzo. Usant d’un langage mi-italien et mi-dialecte
milanais, il nous parle dans sa Chronique de 1534 de
« certains hommes qui avaient un degré de sainteté, et aus-
si de femmes, qui avaient eu la permission de faire sonner
longuement les cloches le vendredi, à l’heure où le Christ
expira. Et ils se retrouvaient dans la cathédrale à cette
heure-là, tous la tête baissée et les bras en croix. (...) On
voit en ville certains prêtres vêtus d’un habit méprisable,
un béret rond sur la tête ; tous sont sans chapeau et tous,
habillés de la même façon, marchent la tête baissée et ils
habitent tous ensemble aux environs de St-Ambroise ;
c’est là, à ce qu’on dit, qu’ils font leurs célébrations et
qu’ils vivent ensemble : et ils sont tous jeunes » 40.
L’exemple courageux de ces personnes ne pouvait
pas ne pas attirer les regards, surtout parce que « tous
étaient jeunes ». Zaccaria pensait que le moyen le plus ef-
ficace pour éveiller les consciences tombées dans la tor-

39 A. M. GENTILI, S. Antonio M. Zaccaria. Appunti per una


lettura spirituale degli scritti, parte II, « Quaderni di vita barna-
bitica », 6, Roma 1983, p.80.
40 O. PREMOLI, op.cit., pp. 17, 22.

!91
peur était de pratiquer des pénitences publiques. Évidem-
ment, tout le monde ne réagissait pas de façon positive à
cette provocation évangélique : le père Sorésina ajoute que
« s’habillant d’un vêtement brun foncé (...), quand ils par-
couraient Milan vêtus de cette façon, tous se moquaient
bruyamment d’eux comme pour des fous ; les artisans
frappaient leurs outils sur leurs étals, les gamins et les
autres criaient : Regardez, regardez les “traîne-savates, les
rabat-joie” et autres injures semblables : hypocrites, bi-
gots, etc. »41.
Dans de rapides flashes, Moltedo nous décrit le ré-
gime de sévère pauvreté pratiquée dans le couvent - si on
peut déjà l’appeler ainsi - de cette compagnie : « Pauvreté
dans l’habillement, dans la nourriture, dans le mobilier.
L’habit était celui des prêtres de cette époque, mais de
serge grossière sans recherche ni superflu ; l’usage de la
soie était prohibé (...) Pauvreté dans la nourriture : leur
ordinaire était spartiate : herbes ou légumes, petits pois-
sons bon marché, fromage ou lait, quelques fruits mais
jamais recherchés. Ce n’est qu’à certaines fêtes liturgiques
qu’était permis l’usage de la viande, mais de dernier choix
et souvent il s’agissait de petits déchets que même les gens
les plus modestes jetaient. Certains jours, une galette four-
rée de sang caillé semblait un festin. Jamais de vin : par-
fois on se permettait, plutôt que du vin coupé d’eau, de
l’eau colorée de vin. Leurs cellules étaient très pauvres :
un mauvais petit lit très dur, quelques chaises, une table
grossière pour étudier, au mur un crucifix et une autre

41 B. SORESINA, op. cit., p. 69.

!92
image pour éveiller la dévotion. Dépouillées de tout orne-
ment, les salles où ils se réunissaient à certaines heures
pour les conférences spirituelles ou pour quelque conver-
sation édifiante. On peut dire qu’ils vivaient d’aumônes
pour leur alimentation quotidienne, et c’était la charité de
la comtesse Torelli qui en fournissait la plus grande part.
Le peu que chacun avait apporté avec soi était mis en
commun et personne ne pouvait en disposer à sa guise ; la
plus grande partie servait pour le culte divin, pour les au-
mônes aux pauvres ou quelque dépense extraordinaire
pour soigner les malades. Une vie vraiment commune où
on ne voyait pas l’ombre de mien ou tien, comme on le lit
des premiers chrétiens sous la conduite des apôtres »42.
Tout ceci suivant les Constitutions qui prescrivaient : « A
ceux qui sont en bonne santé, il ne sera permis en aucune
période de l’année de manger de la viande sauf aux fêtes
suivantes : le jour de Noël et les deux jours suivants, l’une
et l’autre Pâques et les deux jours suivants, l’Assomption
et la Nativité de la Vierge, la Nativité de saint Jean-Bap-
tiste, la Conversion et le Martyre de saint Paul et le jour de
la Toussaint ». « Les maisons devaient être "très
pauvres" (...) sans sculpture ni couleur sauf le blanc (...)
L’argent devait être tenu par un seul confrère qui, outre
l’obligation de ne pas fournir la maison de vivres pour
trop de temps, devait liquider le capital dans le délai d’un
mois ; en cas de manquement, il risquait l’expulsion. Le
mobilier de la maison devait être “réduit et grossier”; les
habits, bon marché et “tels que l’un puisse porter l’habit

42 T. MOLTEDO, op.cit., pp. 229-293

!93
de l’autre”; les lits, sans raffinement ni aucun ornement,
avec des draps de laine grossière »43.
Pauvres, donc, mais pas sales parce que, observe en-
core le biographe, « malgré leur amour pour la pauvreté, la
pénurie pour eux-mêmes, ils gardaient cette propreté qui,
sans être recherchée, enlève à la misère propre aux cloîtrés
toute apparence de laideur, plus apte à dégoûter qu’à atti-
rer en édifiant. Le luxe était à cette époque la forme exté-
rieure de la société milanaise ; et une vie sordide chez les
réformateurs des mœurs aurait nui beaucoup à l’œuvre
qu’ils entreprenaient »44.
La journée de la communauté était rythmée par des
horaires bien précis. On se levait de bon matin pour faire
ensemble l’heure de méditation devant le Saint Sacrement.
Les prêtres célébraient la messe et récitaient leur bréviaire.
Ensuite, chacun sortait pour vaquer à ses occupations : qui
le ministère de la confession, qui les visites dans les hôpi-
taux ou dans les maisons des pauvres, qui à Sainte-Cathe-
rine ou partout où on avait besoin d’eux. Les prêtres de-
vaient encore se réserver du temps pour l’étude de la théo-
logie et la lectures des Livres saints, en particulier des
Lettres de saint Paul.
Durant les repas - usage encore pratiqué dans les
communautés religieuses - on lisait un livre traitant d’un
sujet spirituel, tandis qu’à la fin on avait du temps pour
une conversation, comme on le fait en famille. Le soir, de
nouveau une heure de méditation, le repas et, après une

43 A. M. GENTILI, I Barnabiti, Roma 1967, p. 107.


44 T. MOLTEDO, op.cit., p. 293

!94
brève récréation, l’examen de conscience. Après la béné-
diction du fondateur, dans un silence rigoureux, chacun se
retirait dans sa chambre pour le repos de la nuit.

Les « collaborateurs de la réforme »

La renommée qui s’était créée autour d’Antoine-Ma-


rie était due surtout aux discours enflammés qu’il a-dres-
sait aux prêtres et aux laïcs : il en réunissait le plus qu’il
pouvait et si quelques-uns au début allaient l’écouter plus
par curiosité que pour un autre motif, à un certain moment
ils étaient conquis par son enthousiasme, pour la bonne
raison que les plus fervents attirent les tièdes. Zaccaria les
invitait tous à parler librement mais sans obliger
personne ; c’était lui qui lançait le dialogue avec un grand
respect des interlocuteurs. Si, sur certains points, il n’était
pas d’accord, il trouvait le moyen d’intervenir pour corri-
ger mais sans blesser, toujours avec beaucoup de tact.
Le projet de réforme en cours devait impliquer toute
l’Église, du clergé au peuple, du sommet à la base : reli-
gieux, religieuses et laïcs que Zaccaria considérait comme
des « coadjuteurs de la réforme ». Le nombre n’avait pas
d’importance : au début, ils sont peu nombreux mais ani-
més d’une authentique ferveur, d’une volonté « grande-
ment large », de saine doctrine et de conduite irrépro-
chable. En somme, ils devaient présenter un autre visage
des chrétiens à une époque où, à Milan, si rares étaient les
prêtres consacrés à leur mission que courait un proverbe:
« Si tu veux aller à l’enfer, fais-toi prêtre ».
C’est pour cela que, parmi les vrais réformateurs,

!95
Antoine-Marie place aussi les Angéliques, femmes consa-
crées à l’apostolat. Une révolution à cette époque où on ne
concevait la vie religieuse féminine qu’à l’intérieur des
murs d’un monastère. De fait, encouragé par l’approba-
tion papale donnée à la branche masculine, il travailla à
augmenter et à étendre l’action apostolique des femmes
que la comtesse Torelli avait réunies dans la maison près
de Saint-Ambroise. Le noyau initial des Filles de Paul,
suivant la règle de saint Augustin, comptait une douzaine
de personnes. Plus tard, la comtesse - qui entretemps es-
sayait de conclure la vente de son fief à Ferrante Gonza-
gue- allait acquérir un terrain près de Sainte-Euphémie,
dans la zone de la porte Lodovica et y ferait construire le
monastère de Paul converti. Décision qui, au début, allait
rencontrer de sérieux obstacles, comme nous le verrons.
Le brûlant souci missionnaire d’Antoine-Marie le
poussa finalement à donner vie à ce qu’on appelle le Troi-
sième Collège, celui des Mariés de saint Paul, formé de
laïcs mariés, hommes et femmes. Alors (mais en pratique
ce fut vrai jusqu’au début de notre siècle), le laïcat était
tenu en marge de la communauté ecclésiale, en position
subalterne à la hiérarchie. Antoine-Marie les impliqua tous
dans l’œuvre d’assainissement et de sanctification de la
famille qui devient elle aussi sujette à l’évangélisation.
C’est très justement que Mgr Andrea Erba, en soulignant
que cette extraordinaire intuition prophétique n’eut pas de
suite, affirme : « Nous ne finissons pas de regretter cette
occasion historique perdue. Quand nous pensons qu’aux
premières années du XXe siècle encore, quelqu’un compa-
rait les chrétiens laïcs aux brebis de la Chandeleur, bonnes

!96
seulement à être tondues, et décrivait les trois positions
des laïcs dans l’Eglise : à genoux pour prier, assis pour
écouter les sermons, la main au porte-feuille pour donner
leur offrande »45.

Chapitre VIII

L’ épreuve du feu

Vers la fin de l’année 1533, Antoine-Marie se rendit


pour quelque temps à Guastalla pour assister le père Bap-
tiste de Crema gravement malade. Ce n’était pas seule-
ment la maladie qui minait la forte constitution du domini-
cain: depuis tout un temps, malgré que le pape lui eût
donné en 1532 la permission d’exercer son ministère de
direction spirituelle auprès de la comtesse Torelli, de plu-
sieurs côtés on intriguait pour le faire rentrer dans son
couvent. Quelqu’un réussit à convaincre Clément VII que
la mission du père Baptiste devait être considérée comme
terminée et le pape imposa au religieux de rentrer immé-
diatement en communauté, sous peine d’excommunica-
tion.

45 A. ERBA, I nuovi istituti religiosi e la nascita dei “ Tre


Collegi”, in “Quaderni di vita barnabitica”, 8, Roma 1989, p. 40.

!97
Le père Baptiste meurt

Le père Baptiste Carioni ne fut pas informé de la


mise en demeure du pape : on la lui cacha étant donné son
état désormais désespéré. Antoine-Marie arriva à Guastal-
la juste à temps pour lui administrer les derniers sacre-
ments et le préparer sereinement à la mort. Le père Bap-
tiste expira en effet dans ses bras dans la nuit du 31 dé-
cembre au 1er janvier 1534. Sa dépouille allait être inhu-
mée dans l’église Saint-Paul Converti que la comtesse To-
relli avait fait construire comme siège des Angéliques à
Milan.
Le père Baptiste laissait un grand héritage d’œuvres
doctrinales. Parmi ses écrits les plus connus, on peut citer
la Voie de la vérité manifestée, imprimé en 1523, La
connaissance et la victoire sur soi-même (1531), rédigé,
pense-t-on, en collaboration avec Zaccaria, et La philoso-
phie divine (1531). Parurent ensuite des écrits posthumes
tels le Miroir intérieur (1540, publié par la comtesse To-
relli) et le Livre des sentences46. Les livres de Baptiste Ca-
rioni, recommandés par Antoine-Marie dans ses Constitu-
tions avec ceux des Pères de l’Église, seront ensuite lar-
gement présents dans la bibliothèque des premiers Barna-
bites qui les considéraient particulièrement aptes à stimu-
ler les religieux dans le chemin de la perfection.

46 Ce livret a été attribué à Zaccaria en raison de la censure qui


avait frappé les écrits de fra Battista Carioni. Sa première édition, par
les soins de Paolo Folperto, date de 1583 et porte le titre « Detti nota-
bili ».Récemment, Marco Vannini en a préparé une réédition pour les
éd. O. Mondadori : Zaccaria, Con le mani e con li piedi, Milano 2000.

!98
L’identikit du religieux réformé

Nous sommes donc en 1534 : le 10 juin, Antoine-


Marie préside la première prise d’habit dans le nouvel
Ordre. Jusqu’à ce moment, lui seul portait le froc tandis
qu’aux autres on donnait l’habit habituel des prêtres dio-
césains. L’élu fut Jean-Jacques Casei, le plus âgé de tous
et à qui, une année auparavant déjà, le père Baptiste avait
imposé l’habit religieux à titre d’« essai ». Casei avait
pour Antoine-Marie une vraie vénération, à tel point
qu’après la mort de ce dernier, il prit le nom de Paul-An-
toine.
Après quelque temps, les autres aussi - à commencer
par Ferrari - reçurent l’habit religieux. De son côté, le fon-
dateur, dans l’ébauche des Constitutions, traçait ce qu’on
peut appeler un identikit (portrait) synthétique du réforma-
teur ou, plutôt, du religieux réformé. En effet, dans celles-
ci, il ne se réfère pas à l’Église et à la société mais à la
Congrégation : il veut faire comprendre comment il vou-
lait ses disciples ; c’est pour cette raison qu’émerge en fi-
ligrane, non seulement ce qui apparaît comme son auto-
portrait, de façon tout-à-fait involontaire, mais aussi la
physionomie des pauliniens. Cela vaut la peine d’en citer
les passages marquants, caractérisés par leur ton familier
et la spontanéité incisive du langage.
« Quand tu verras ... que la ferveur est en médiocre
estime et que la tiédeur est en honneur, anime-toi de zèle
pour la gloire de Dieu et pour le bien des âmes et vois s’il
n’est pas quelque moyen de remettre en honneur le bon
esprit. Mais réfléchis d’abord aux conditions indiquées ci-

!99
dessous afin que tu saches ce que doit être l’homme qui
veut corriger les autres. Si tu as les qualités requises, alors,
sans orgueil ni présomption - car il est facile de tomber
dans ces défauts - mais avec audace, exalte la Croix autant
que tu pourras pour flétrir la tiédeur et relever la ferveur ...
Songe aussi qu’on cherche en vain à corriger le prochain
sans le secours de la grâce de Dieu qui a promis d’être
avec nous jusqu’à la fin du monde...
Premièrement. Il faut tout d’abord qu’à l’aide de la
vertu de discrétion, tu saches bien choisir l’opportunité, le
temps, le lieu et les autres conditions nécessaires pour arri-
ver à la correction voulue. Si ces circonstances ne se pré-
sentent pas d’elles-mêmes, il faut savoir les faire naître en
préparant des sujets qui pourront t’aider en temps voulu et
en prévoyant comment tes entreprises pourront se dé-rou-
ler et à quoi elles pourront aboutir. La prudence est si né-
cessaire au réformateur qu’il doit être tout yeux devant et
derrière (Ap 4, 6) ; la discrétion l’empêchera d’être ni pré-
cipité ni trop lent mais, au temps voulu, il doit savoir, sans
aucune hésitation, conduire son entreprise au but qu’il
poursuit.
Deuxièmement. Il faut que tu sois doué d’un grand
courage et d’une réelle fermeté car cette entreprise présen-
te bien des obstacles, tant intérieurs qu’extérieurs, à tel
point que les âmes faibles se laissent vaincre et découra-
ger. A cette œuvre, en effet, s’opposent non seulement les
démons invisibles, mais plus encore ces démons visibles
que sont les tièdes, dont le nombre est incalculable. Ces
tièdes, par leur hypocrisie, réussissent parfois à conquérir
à leurs idées des grands du siècle et même des prêtres haut

!100
placés, dont la vie extérieure paraît édifiante mais qui, au
dedans, sont pleins d’iniquités, comme des sépulcres blan-
chis. Avec l’aide de ces messieurs, les tièdes mènent con-
tre les fervents les plus cruelles batailles.
Troisièmement. Il est nécessaire, en troisième lieu,
d’avoir de la persévérance dans ton entreprise. Il n’est pas
rare, en effet, qu’on se mettre à l’œuvre avec entrain, mais
qu’à la longue, on abandonne la partie. Celui qui se laisse
rebuter par les obstacles ou par la longueur du travail doit
savoir qu’il cède la victoire à l’ennemi avant même
d’avoir combattu (...).
Quatrièmement. Il faut, en quatrième lieu, que tu
possèdes une humilité vraiment profonde. Le rôle de réfor-
mateur ne saurait convenir à celui qui n’aime pas les op-
probres, qui répugne à la raillerie, qui ne recherche pas les
humiliations. Il n’y a pas d’humilité sans affronts longue-
ment désirés, car l’humilité ne va jamais sans les mépris ...
Celui qui est vraiment humble se distingue par son bon
cœur et sa tolérance à l’égard des défauts d’autrui. Or c’est
là une condition indispensable à celui qui veut aider les
imparfaits de bonne volonté à sortir de leur état
Cinquièmement. Tu dois, en cinquième lieu, être un
homme d’oraison. Pratiquées avec persévérance, la médi-
tation et l’oraison finissent à la longue par enseigner, mê-
me aux moins doués, l’art de mettre la main à l’œuvre
pour conduire les autres au but à poursuivre. L’oraison
préserve de l’erreur celui qui veut marcher dans la voie de
la perfection et l’aide efficacement à faire des progrès (...).
Sixièmement. (...) Il faut, en sixième lieu, que tu sois
conduit par une intention bonne et droite. Quiconque est

!101
dépourvu de pareille intention ne saurait réussir une œu-
vre de réforme morale. Il ne suffit pas de certaines qualités
naturelles et d’une vague intention de vouloir bien faire
pour entreprendre la réforme d’autrui ... Il faut donc que
l’intention soit droite pour le pur honneur de Dieu ; qu’elle
soit bonne pour être utile au prochain ; qu’elle soit stable
et ferme pour se mépriser soi-même... Car l’intention vrai-
ment bonne et droite mérite seule le secours divin, indis-
pensable pour que les effets de cette réforme durent des
siècles.
Septièmement. Il faut, en septième lieu, que tu sois
décidé à aller de l’avant et à poursuivre une perfection
toujours plus grande. A-t-on jamais vu des lois qui se bor-
nent à punir ? Avec de pareilles lois l’homme ne fait aucun
progrès; il ne change pas de vie, car intérieurement il reste
ce qu’il était, toujours prêt à faire de nouveau le mal dès
que cessera la crainte du châtiment (...) Veux-tu donc
vraiment travailler à la réforme des mœurs ? Cherche tou-
jours à augmenter le bien que tu as commencé d’établir en
toi et dans les autres, car les cimes de la perfection se
perdent dans l’infini. Garde-toi donc de croire jamais que
ce soit assez de faire ce que tu as fait dans le passé.
Huitièmement. Il te faut, huitièmement, mettre tou-
jours ta confiance dans le secours divin l’expérience te
montrera qu’il ne saurait jamais te faire défaut. (...) Aussi,
le réformateur doit-il être saint et divin. Il doit en outre
savoir, par une fréquente expérience personnelle, que la
bienveillance divine ne lui a jamais manqué quand il en
avait besoin.
Telles sont les vertus requises chez l’homme qui

!102
veut entreprendre le travail de la réforme. Tu ne saurais
manquer, ô réformateur, de rencontrer une foule de diffi-
cultés. Mais plus ces difficultés te paraîtront graves, plus il
faut t’animer de confiance. La première opposition,
comme nous l’avons dit ailleurs, te viendra des sujets
tièdes qui vivent à tes côtés. Le spectacle d’une vertu su-
périeure à la leur les choque comme un affront et un re-
proche (...) C’est donc de ce côté que te viendront les
luttes les plus pénibles. Pour surmonter cet obstacle, il y a
plus d’un moyen. Si la chose est possible, tu pourrais
changer de maison ou de personnel ; tu pourrais encore
trouver un secours dans l’appui et la protection de gens
influents ou de nobles. Tu aurais aussi avantage, dans une
pareille entreprise, à ne pas dévoiler tes intentions aux
tièdes, mais à aller de l’avant avec courage et sans rien
dire (...)47.

La protestation des bien-pensants

Les « nombreuses difficultés » et « l’opposition des


gens tièdes » ne tardèrent pas à arriver. Certes, les mila-
nais durent trouver étonnant de voir, un jour d’été de cette
année 1534, Antoine-Marie sortir à l’improviste de l’église
Sainte-Catherine des Artisans, un crucifix en mains, et
parler du Christ à la foule qui s’amassait autour de lui,
peut-être par seule curiosité. C’était le signal qu’il enten-
dait donner à ses collaborateurs : il fallait défier les gens
en rue, chercher de les prendre par l’émotion, de manière

47 Scritti, pp. 288-296 (3.18.01-25).

!103
violente et provocatrice.
Aussitôt, tous suivirent cette méthode: ils commen-
cèrent à sortir, qui ici, qui là, à s’installer devant la porte
des églises, dans les carrefours ou les rues les plus fré-
quentées, montrant aux passants le Christ mort en croix et
les invitant à changer de vie. Morigia, Ferrari et plusieurs
laïcs se présentaient vêtus de haillons en signe de contesta-
tion ouverte contre le luxe de leur vie passée ; certains
demandaient l’aumône, d’autres entraient dans la cathé-
drale, une croix pesante sur les épaules et implorant le
pardon de leurs péchés. Bien que certains pères fussent de
famille noble, ils n’hésitaient pas à se soumettre aux plus
étranges humiliations : classique, dans l’histoire de
l’ordre, celle qui fut imposée à Jean-Pierre Besozzi (futur
père général), entré en Congrégation après avoir laissé son
épouse (entrée chez les Angéliques), son fils et sa profes-
sion d’avocat ; alors qu’il n’avait pas encore reçu la sou-
tane, il fut envoyé devant la basilique Saint-Ambroise,
vêtu d’une veste de toile, pour mendier avec une sébile en
compagnie d’autres pauvres.
L’impact sur le public de ce spectacle inédit fut dou-
ble : certains, frappés par les paroles enflammées de Zac-
caria et de ses compagnons, réfléchissaient, les remer-
ciaient pour le choc reçu et finissaient au confessionnal
pour commencer un chemin de conversion. D’autres, au
contraire, comme nous le confirme Soresina, se moquaient
de ces « fous », qui acceptaient d’ailleurs les insultes et les
moqueries avec joie et sans aucune réaction.
La chose fit encore beaucoup plus de bruit quand, à
ce groupe, s’unirent des femmes conduites par la comtesse

!104
Torelli qui portait un pauvre tablier de travail et un voile
noir sur la tête. Le groupe parcourait lentement les rues du
centre, défiant les injures de la foule qui jetait contre cet
étrange cortège des pierres, de la boue et des ordures. La
comtesse Torelli se plaçait devant la porte centrale de la
cathédrale et demandait l’aumône. Elle n’en resta pas là :
un jour, elle se présenta dans cette tenue devant le duc
François II Sforza, sans cacher sa véritable identité. Les
courtisans ne voulaient pas la laisser entrer mais elle réus-
sit à les convaincre en leur expliquant les raisons de son
choix : elle était fatiguée de vivre dans le luxe alors
qu’une foule de malheureux languissaient dans la misère ;
elle leur rappelait que la vie d’ici-bas durait peu et que
plus tard tous devraient rendre compte à celui qui juge
sans acception de personnes.
Quand il la reçut, le duc passa de la stupeur emba-
rassée du début à un profond respect pour un choix qui,
comme le lui expliqua la comtesse, était fait en pleine li-
berté, uniquement pour l’amour du Christ et des pauvres.
Après cet entretien, le duc chargea deux membres du sénat
d’appuyer ses initiatives charitables.
Toutefois, dans une partie du Milan qui comptait,
une hostilité de plus en ouverte montait envers Zaccaria et
son groupe de réformateurs. Certains hommes d’Église
criaient au scandale parce que Antoine-Marie s’était asso-
cié, dans sa courageuse « révolution », des laïcs et même
des femmes. A leur avis, il y avait non seulement de l’exa-
gération et de l’hypocrisie dans ces heures passées en ado-
ration devant le Saint Sacrement exposé et dans la fré-
quence inhabituelle de la communion, mais ce groupe,

!105
pensaient-ils, tombait même dans la superstition et le fana-
tisme.
Ce qui contribua surtout à enflammer la polémique,
ce fut spécialement cette couche de la noblesse qui consi-
dérait comme un déshonneur pour leur caste les démons-
trations publiques de pénitence de la part de laïcs apparte-
nant à des familles haut placées. Particulièrement déchaî-
nés, les parents de la comtesse Torelli, qui voyaient leur
échapper le fief de Guastalla sur le point d’être cédé défi-
nitivement aux Gonzague, accusèrent Zaccaria de l’avoir
envoûtée. Et il ne fut pas difficile d’impliquer aussi des
prêtres dans ces critiques. Ainsi, du haut de la chaire, ils
commencèrent à invectiver contre le nouvel Ordre, obli-
geant même le saint à se retirer pour un certain temps à
Sainte-Catherine, par crainte de troubles plus graves. L’u-
nique arme de défense était la prière que tous faisaient
monter sans cesse vers Dieu.
Une nouvelle aggravation de la situation vint de
l’accusation de pélagianisme48 qui s’abattit sur le groupe,
due probablement à la volonté décidée et à l’ardeur spiri-
tuelle qui étaient à la base de la spiritualité et de l’aposto-
lat de Zaccaria. Et, à cette époque, être accusé d’hérésie
signifiait risquer sa vie. De fait, nous informe Soresina,
« un jour, sans doute porté par une excitation plus grande
que d’habitude à dire du mal des pères, après s’être dé-
chaîné un bon moment, un prédicateur essaya de persuader

48 Il s’agit d’une hérésie ancienne, dont fut accusé aussi fra


Battista de Crema ; elle ne nie pas la nécessité de la grâce pour le salut
mais elle soutient qu’au moins le début du cheminement de la foi re-
vient exclusivement à l’homme.

!106
le peuple de s’en prendre avec violence à leur maison et de
les brûler dans leur habitation, prétendant que ce serait un
sacrifice agréable à Dieu »49.

D’un tribunal à l’autre

La réaction d’Antoine-Marie fut exactement l’in-


verse de ce qu’attendaient ses adversaires enragés : sa-
chant qu’il avait Dieu de son côté, il exhortait ses compa-
gnons au calme, considérant même comme une chance de
pou-voir souffrir des humiliations pour l’amour du Christ.
Il parlait de ses détracteurs avec compréhension, invitant à
ne pas les haïr et à pardonner généreusement, certain que,
le temps venu, le Seigneur saurait tirer le bien du mal.
Mais le pire devait encore arriver: en automne 1534,
un individu condensa dans un dossier les accusations et les
calomnies les plus infamantes contre les réformateurs, les
dénonça au sénat et à la curie de Milan ainsi qu’à l’Inqui-
sition locale. Le libelle soutenait que Zaccaria et ses
adeptes troublaient l’ordre public avec leurs nouveautés et,
par leur fanatisme teinté de superstition, blessaient la doc-
trine catholique. D’un tribunal à l’autre, donc.
A Sainte-Catherine et à Saint-Ambroise, la nouvelle
fut accueillie avec amertume mais avec la sérénité de celui
qui à la conscience en règle : on priait et faisait pénitence,
mettant sa confiance tout spécialement dans la Vierge Ma-
rie, tandis que Zaccaria maintenait bien haut le moral de
tous par sa parole entraînante. Le Père Gabuzio, rapportant

49 B. SORESINA, op. cit., p. 71.

!107
un témoignage personnel de Soresina, parle d’une exhorta-
tion qu’adressa Antoine-Marie à ses compagnons le 4 oc-
tobre de la même année, juste au moment où la bourrasque
était la plus violente. C’est un texte d’un grand intérêt,
inspiré par la phrase célèbre de saint Paul « nous sommes
fous pour le Christ » et par les béatitudes évangéliques.
Nous ne devons pas nous étonner, dit en substance
Zaccaria, ni avoir peur, parce que, tout comme on a per-
sécuté le Christ, on persécutera ses disciples de la même
manière. Il cite alors le passage de l’Évangile de Matthieu
(5, 11-12) où Jésus affirme : « Heureux êtes-vous lors-
qu’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit
faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
Soyez dans la joie et l’allégresse car votre récompense est
grande dans les cieux ». Ces choses, poursuit Antoine-Ma-
rie, vous le savez, notre Sauveur et Maître céleste prédit
qu’elle doivent arriver, afin que nous ne soyons pas surpris
comme de choses nouvelles et inattendues. Lui-même les
a confirmées par son exemple, afin que nous ne reculions
pas devant elles, comme si elles étaient intolérables. Ceux
qui nous persécutent se font tort à eux-mêmes, ils nous
sont utiles et nous font mériter la couronne de gloire im-
mortelle, tandis qu’ils provoquent contre eux la colère di-
vine. Loin de les haïr et de les détester, nous devons plutôt
les plaindre, les aimer, prier pour eux ... afin que, témoins
de notre patience et de notre douceur, ils demeurent confus
de leur méchanceté et que, pleins de repentir, ils n’aspirent
désormais qu’à craindre Dieu...
Un peu plus loin Antoine-Marie cite saint Paul :
« L’apôtre saint Paul, ce grand docteur des nations, se pro-

!108
pose lui-même ainsi que les autres apôtres, comme objets
de dérision, quand il dit : Nous sommes insensés pour
l’amour de Jésus-Christ ; on nous persécute et nous le
souffrons ; on nous maudit et nous bénissons (1Cor 4, 10.
12-13). Sommes-nous donc plus sages que les apôtres ?
Sommes-nous ou prétendons-nous être plus privilégiés
que Jésus-Christ ? Y a-t-il parmi nous quelqu’un qui pense
être sage ? Mais si quelqu’un parmi vous se croit sage à la
manière de ce monde, qu’il devienne insensé pour trouver
la véritable sagesse. (1 Cor 3, 18). Considérez notre voca-
tion, frères très chers ! Si nous voulons l’examiner attenti-
vement, nous reconnaîtrons sans peine ce qu’elle réclame
de nous qui avons commencé à suivre, bien que de loin,
les traces des saints Apôtres et des autres chevaliers du
Christ. Notre vocation, c’est que nous ne refusions point
de partager leurs souffrances en supportant les mêmes
épreuves, d’ailleurs bien plus légères que les leurs... ».
Le 4 octobre, on célèbre la fête liturgique de saint
François d’Assise et Antoine-Marie rappelle la « joie par-
faite » avec laquelle le Petit pauvre supportait les insultes
et les humiliations. Mais la fin du discours est encore toute
inspirée de saint Paul : « Concluons enfin avec l’Apôtre :
“Courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée,
les regards fixés sur Jésus qui est l’initiateur de la foi et
qui la mène à son accomplissement. Lui qui, renonçant à
la joie qui lui revenait, endura la croix au mépris de la
honte. Oui, pensez à celui qui a enduré de la part des pé-
cheurs une telle opposition contre lui, afin de ne pas vous
laisser accabler par le découragement. Vous n’avez pas
encore résisté jusqu’au sang dans votre combat contre le

!109
péché” (Hébr. 12, 1-4). Puisque nous avons choisi pour
père et pour maître un si grand apôtre et que nous nous
glorifions d’être ses disciples, efforçons-nous aussi de re-
produire dans notre vie sa doctrine et ses exemples. Il se-
rait peu convenable, en effet, que sous un si grand chef,
nous soyons des soldats paresseux ou de lâches déserteurs
et que les enfants d’un père si illustre en viennent à dégé-
nérer »50.
Le père Soresina, dans la Petite Chronique A, recueil
très ancien et très précieux des origines de la Congréga-
tion, signale aussi la réaction des auditeurs de ce discours
du saint : « Voilà les paroles qui sortirent de la bouche an-
gélique d’Antoine-Marie ; il était tellement embrasé de
l’amour divin qu’il enflamma les cœurs : tous étaient prêts
à donner leur vie pour l’amour de Jésus-Christ et c’est ain-
si qu’ils commencèrent leur sainte marche à la suite du
Christ »51. Dans la Petite Chronique C, il ajoute : « Il les
émut tellement qu’ils se jetèrent à ses pieds, versant
d’abondantes larmes, et ils protestèrent que rien ne pour-
rait les empêcher de parcourir ce chemin de contradic-
tions »52.

Pardon généreux

Il se fait que le jour suivant, le 5 octobre, le sénat


confiait l’enquête sur les "fils de Paul" à Gabriel Casati ;

50 Scritti, pp. 205-210 (2.07.01-17)


51 B. SORESINA, op. cit., p. 72.
52 Ibid.

!110
peu de temps après, la curie diocésaine également ainsi
que le tribunal de la sainte Inquisition commençaient l’
examen du libelle accusateur. Mais, malgré des enquêtes
très scrupuleuses, personne ne trouva rien à redire à Zac-
caria et à ses compagnons : au contraire, l’examen des
faits mit en lumière leur parfaite orthodoxie doctrinale,
leur comportement irrépréhensible, leur grand esprit de
pauvreté et leur authentique zèle apostolique.
Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que le
sénat à l’unanimité confirma l’inconsistance des accusa-
tions : le président Philippe Sacco conclut la séance en
leur appliquant cette affirmation lapidaire de la Bible :
« Insensés, nous avons jugé leur vie une pure folie et leur
mort déshonorante ; comment donc ont-ils été admis au
nombre des fils de Dieu et partagent-ils le sort des
saints ? » Antoine-Marie, dans un noble geste de charité ne
se contenta pas de pardonner généreusement à tous ses
accusateurs mais il insista pour que ne soit pas publiée la
sentence qui aurait fait honte à ses accusateurs aux yeux
de toute la ville de Milan.
Un jugement identique fut rendu plus tard par les
tribunaux ecclésiastiques : tant le vicaire de l’archevêque,
Jean-Marie Tonso, que le préfet de la sainte Inquisition,
Melchior Crivelli, firent savoir à Rome qu’ils n’avaient
trouvé que des calomnies à l’égard de ces religieux dignes
de la protection de l’Église. Ajoutons que le principal res-
ponsable de cette ignoble persécution envoya à Sainte-Ca-
therine, peu avant sa mort, un messager chargé de deman-
der pardon pour le mal commis.
La tempête se calma également vis-à-vis de Louise

!111
Torelli ; elle était amplement citée dans le fameux dossier
mais elle fut complètement disculpée avec toutes ses com-
pagnes. Tout compte fait, l’affaire devint une extraordi-
naire publicité pour le nouvel Ordre qui commençait à as-
surer sa très originale formule « tridimensionelle ».

Chapitre IX
« Le génie de la femme »

Dans la première moitié de 1534, Antoine-Marie


avait poussé la comtesse Torelli à demander au pape la
permission d’ériger un nouveau monastère féminin : ini-
tialement, l’affaire fut confiée à Basile Ferrari mais la
mort de Clément VII (25 septembre 1534) bloqua les dé-
marches. Toutefois, en octobre déjà, avec l’élection de
Paul III, elles reprirent. Elles furent couronnées de succès
le 15 janvier 1535, date de la signature de la bulle d’ap-
probation qui, en pratique, marquait la naissance des An-
géliques, le premier ordre féminin qui ne fût pas soumis à
la clôture.
Il s’agissait désormais de trouver l’emplacement
adapté pour la construction du monastère. Les premiers
sondages se révélèrent négatifs à cause de difficultés sur-
gies au moment de conclure l’achat. Louise Torelli, à un
certain moment, s’orienta vers la zone qui dépendait de la
paroisse Sainte-Euphémie à Milan, non sans susciter
beaucoup de perplexités chez ses collaborateurs : dans
cette rue, en effet, la prostitution était florissante. Il n’est

!112
pas exclu que la comtesse ait fait ce choix précisément
pour bonifier le quartier et éliminer cette plaie sociale. Les
propriétaires des « vingt-quatre misérables maisonnettes »,
flairant la bonne affaire, réclamaient un prix élevé mais
Louise Torelli pensait qu’il valait de toute façon la peine
de les acquérir et signa l’acte d’achat. A peine la nouvelle
se répandit-elle dans le quartier qu’une sorte de soulève-
ment éclata chez les souteneurs. En outre, les anciens pro-
priétaires firent recours à la magistrature dans l’espoir
d’annuler l’acte de vente et de revendre le tout avec un
bon bénéfice. Mais ils arrivèrent trop tard. La loi était du
côté de la comtesse et les prostituées durent déménager.
En octobre, dans quelques maisonnettes réunies, on
avait construit une chapelle dédiée à saint Paul converti,
tandis que les autres habitations étaient provisoirement
aménagées en monastère aussitôt occupé par le petit grou-
pe des Angéliques qui vivaient dans la maison de la com-
tesse Torelli près de Saint-Ambroise. C’est dans cette mai-
son que, laissant Sainte-Catherine, Zaccaria et ses compa-
gnons se transférèrent le 15 octobre. Entretemps, le 24
juillet, Paul III avait signé une bulle adressée à Zaccaria et
Ferrari ; ce document confirmait les autorisations concé-
dées auparavant pas son prédécesseur : le pape plaçait la
Congrégation sous la dépendance directe du Saint-Siège,
autorisait ses membres à professer les trois vœux de pau-
vreté, chasteté et obéissance, à vivre en commun sous le
nom de Clercs réguliers de Saint-Paul ; ils pouvaient tous
revêtir le même habit clérical. Tout ceci pour une période
de cinq ans. Le pape donnait aussi des dispositions pour
l’élection du supérieur qui resterait en charge un an et ne

!113
pouvait être reconduit dans cette charge que deux fois,
sans jamais dépasser le terme de trois ans. Parmi les obli-
gations communautaires, la bulle indiquait la messe quoti-
dienne et la récitation des heures canoniques. Les religieux
pouvaient s’adonner à l’apostolat de la prédication et de la
confession, et administrer les sacrements aux fidèles fré-
quentant leur église. Enfin, Paul III autorisait la construc-
tion d’une église dédiée à saint Paul.
Parmi les jeunes qui vivaient à Sainte-Euphémie,
outre Antoinette-Marie de Sesto, Marie-Madeleine Rotto-
la, Thècle Martinengo, Baptistine da Sesto et Agnès Baldi-
roni âgée de 16 ans, il y avait aussi Virginie Negri qui al-
lait prendre le nom de Paule-Antoinette (en double réfé-
rence à saint Paul et au fondateur). C’était une figure cha-
rismatique qui aura dans la suite une influence considé-
rable dans l’histoire des Trois Collèges. Née en 1508 à
Castellanza dans la province de Milan (actuellement de
Varèse), à 18 ans elle était venue habiter Milan avec toute
sa famille ; leur domicile était précisément dans les envi-
rons du monastère de Sainte-Marthe. Elle entra ainsi en
contact avec Bellotti qui devint son directeur spirituel, et
ensuite avec le père Baptiste. Les vicissitudes de cette
femme douée « de qualités rares » auront des développe-
ments dramatiques, mais on peut désormais être d’accord
avec le jugement que Mgr A. Erba porte sur elle : « La fi-
gure de Paule-Antoinette Negri doit être comptée dans
cette foule de personnes qui désiraient vivement une au-
thentique réforme chrétienne de la société, peu après la
réforme protestante, c’est-à-dire à une époque cruciale du
monde moderne, très ressemblante à la nôtre par ses in-

!114
quiétudes, et avant que le Concile de Trente ne canalise les
diverses forces spirituelles du catholicisme vers une nou-
velle organisation de l’Église »53.
Le 27 février 1536, Virginie Negri, Dominique-Bap-
tistine de Sesto et quatre autres Angéliques - c’est ainsi
qu’elles s’appelaient désormais, sur la suggestion de la
plus jeune du groupe, Agnès Badiroli - revêtirent l’habit
religieux; c’était celui des dominicaines : tunique blanche,
large scapulaire de la même couleur, décoré sur la poitrine
d’une croix brodée, manteau et voile noirs ; elles portaient
au doigt un anneau où était gravée une croix. Pendant huit
jours après la vêture, comme elles le feront aussi plus tard
après leur profession, les sœurs portaient sur la tête une
couronne d’épines.
Au courant de l’année, la communauté s’enrichit
d’autres vocations et le nombre des Angéliques atteignit
vingt-quatre. La seule qui ne revêtit pas l’habit religieux
fut Louise Torelli ; elle garda le statut de laïque, tout en
habitant avec les Angéliques qui la considéraient comme
leur fondatrice. Le 27 janvier 1537, Paule Negri et Bap-
tistine de Sesto émirent leur profession dans les mains
d’Antoine-Marie Zaccaria. A la fin de la cérémonie, Paule-
Antoinette, qui n’était pas bien ce jour-là, se retira dans sa
chambre pour se reposer. Peu après, la comtesse Torelli la
rejoignit ; durant leur conversation, la malade fit une
étrange invitation : « Quelle belle chose nous avons faite
aujourd’hui ! Madame, ne voulez-vous pas participer à

53 A : ERBA, L’angelica Paola Antonia Negri di Castellanza,


Castellanza 1984, p. 23.

!115
cette joie vous aussi ? Allons, approchez et faites à votre
tour ce que moi-même ai dit et fait ». La comtesse s’age-
nouilla et fit sa profession, émettant les vœux de pauvreté,
chasteté et obéissance. A ce moment survint Antoine-Ma-
rie qui avait été averti de l’état de Paule Negri. Voyant
Louise à genoux, il demanda des explications et désap-
prouva ce que ces femmes venaient de faire. La comtesse
écrit ensuite la formule dans le registre des professions.
Mais ces vœux seront considérés comme « vœux simples
et privés » ; ils ne comportaient donc pas l’obligation de la
clôture quand celle-ci fut imposée aux Angéliques dix-sept
ans plus tard.
Les historiens tiennent à souligner que, avec l’arri-
vée des religieuses à la porte Ludovica, s’était avérée une
prophétie citée dans la vie du bienheureux Amédée Menez
de Sylva (1420-1482), chevalier espagnol qui avait d’a-
bord été au service de la fille du roi du Portugal. Il avait
quitté la vie mondaine, au temps du duc Galeazzo Sforza
et, avec d’autres milanais, il avait entrepris la réforme des
frères mineurs en menant une vie austère dans le couvent
Sainte-Marie de la Paix, très proche de Saint-Barnabé. Ce
chevalier, traversant un jour la place de Sainte-Euphémie,
profondément troublé par la très mauvaise réputation de ce
quartier, s’était exclamé : « Dieu soit béni ! il arrivera un
temps où ces maisons, actuellement nids de démons, se-
ront choisies comme demeures de vierges consacrées et
délicieux séjour pour des anges ». L’appellation d’« An-
géliques » aura donc donné raison au bienheureux Amé-
dée.
Sous la conduite douce mais ferme de Zaccaria, le

!116
monastère adopta la même forme de vie que celle des
Barnabites, centrée sur la pauvreté la plus rigoureuse, la
prière et le travail. Tout y était en commun, même les ha-
bits; l’ordinaire était maigre, surtout à base de légumes ; le
repos était court, inversement proportionnel à la prière et
au travail qui, au contraire, était continuel (les Angéliques
filaient et tissaient la soie).
En cette même période se renforçaient l’entente et la
collaboration entre Antoine-Marie et Virginie Negri ; le 4
mars de cette même année 1536, après avoir fait sa vesti-
tion et pris le nouveau nom de Paule-Antoinette, elle avait
été nommée maîtresse des novices, tandis que mère Bap-
tiste de Sesto était élue première prieure des Angéliques.

Nouvelle persécution

La première attaque contre Antoine-Marie et la com-


tesse Torelli avait échoué, comme nous l’avons vu, mais le
généreux comportement du saint qui avait empêché la pu-
blication de la sentence absolutoire, redonna vigueur à
ceux qui s’opposaient avec ténacité à la réforme. Manifes-
tement, ceux qui soufflaient sur le feu étaient encore les
parents de la comtesse Torelli, parce qu’ils voyaient l’héri-
tage leur échapper : ils ne supportaient pas de voir celle-ci
employer son argent pour soutenir les initiatives des clercs
de saint-Paul et des Angéliques. Certains adversaires af-
frontèrent un jour cette femme en pleine rue, l’insultèrent
et allèrent jusqu’à la menacer de mort. Mais, juste au mo-
ment où ils allaient lui faire un mauvais sort, voilà qu’arri-
va Morigia ; il eut à peine le temps d’avertir quelques

!117
hommes de garde sur la place et ils vinrent la délivrer.
Comme les menaces n’avaient pas abouti, les adver-
saires tentèrent à nouveau le chemin de la calomnie et du
procès devant l’Inquisition. Les chefs d’accusation étaient
encore plus pesants : on comparait les groupes des reli-
gieux, des religieuses et des laïcs dirigés par Antoine-Ma-
rie aux « Pauvres de Lyon », c’est-à-dire aux Vaudois qui,
en 1532, avaient officiellement adhéré à la réforme protes-
tante. Mais, cette fois, Zaccaria n’attendit pas la mise en
route des autorités civiles et religieuses : le 20 juin 1536, il
obtint du tribunal la réouverture du procès intenté deux
ans auparavant. Outre Antoine-Marie, pour les Clercs Ré-
guliers, se constituèrent également partie civile Ferrari et
Morigia ; pour la branche féminine, la comtesse Torelli et
quatre Angéliques firent de même, avec en tête Paule-An-
toinette Negri.
Quand, à la fin de juillet, arriva à Milan le bref de
Paul III qui chargeait monseigneur Jean Moroni, évêque
de Lodi mais domicilié à Milan, et le père Thomas des
Beccadelli, provincial des Dominicains de Lombardie, de
l’enquête sur les accusés, la cause précédente avait déjà
été reprise conjointement par les tribunaux civil et ecclé-
siastique, avec les mêmes juges.
Le débat se prolongea environ une année, à cause
des nombreuses occupations des magistrats. Entre-temps,
le bref de Paul III n’eut pas de suite car, en voyant les ac-
cusés à l’œuvre, tant l’évêque de Lodi que Beccadelli
furent convaincus que, de tels « hérétiques », l’Église en
avait grandement besoin.
Ainsi, le résultat fut exactement l’opposé de ce que

!118
les accusateurs espéraient : on leur imposa définitivement
le silence, tandis que la réputation des « réformateurs »
milanais s’accrut tellement que commencèrent à arriver
des invitations à entreprendre des « missions » hors des
limites du duché de Milan. La première demande vint du
cardinal Niccolò Redolfi, évêque de Vicence, alors sous la
domination de la Sérénissime République de Venise. Il
s’agissait de réformer deux monastères. L’attention sur Vi-
cence s’explique aussi par le fait que cette ville avait été
initialement choisie comme siège du XIXe concile œcu-
ménique ; mais celui-ci fut finalement célébré à Trente de
1545 à 1563.
A dire vrai, Niccolò Redolfi était très peu présent
dans son diocèse car il résidait habituellement à la cour
pontificale ; il y exerçait des charges importantes comme
légat de Paul III quand celui-ci n’était pas à Rome, ou
comme légat du Patrimoine de Saint Pierre et préfet de la
Chancellerie apostolique. Que l’invitation vînt de Rome,
cela confirmait que désormais les échos de l’action réno-
vatrice de Zaccaria avaient atteint jusqu’aux plus hautes
autorités de l’Église et que celles-ci n’attachaient aucun
crédit aux accusations lancées contre lui, alors qu’était en-
core pendante la demande d’enquête voulue par le pape.
La lettre du cardinal suscita chez Antoine-Marie
deux réactions opposées: d’un côté, en vrai saint, son hu-
milité lui donnait l’impression qu’il n’était pas à la hauteur
de la tâche ; de l’autre, il se rendait compte qu’en accep-
tant cette invitation, il enlèverait définitivement tout pré-
texte à ceux qui le dénigraient et, surtout, qu’il aurait pu
expérimenter dans un autre contexte la formule qui, à Mi-

!119
lan, avait donné des fruits si surprenants et ramené tant
d’âmes au Seigneur.
Toutefois, avant de donner une réponse, il préféra
demander conseil à ses confrères qui lui exposèrent les
difficultés de l’entreprise. Selon certains, Antoine-Marie
aurait sollicité de Paul III une espèce de feu vert pour pou-
voir visiter, en compagnie de quelques femmes de con-
fiance, certains monastères de religieuses, même de la clô-
ture la plus stricte. Évidemment, pour cette mission, il dé-
cida d’impliquer aussi les Angéliques et des laïques. Ce
fut une innovation courageuse pour cette époque que de
voir pour la première fois des femmes consacrées alterner
la contemplation et l’action apostolique, tout comme pou-
vaient le faire les prêtres et les laïcs.

« Apôtres » de la réforme

Nous sommes toujours en 1537. Tandis qu’il prépa-


rait le déplacement à Vicence, Antoine-Marie consolidait à
Milan les initiatives visant à favoriser le culte eucharis-
tique parmi les fidèles : les Saintes Espèces qu’on conser-
vait normalement dans la sacristie furent désormais pla-
cées dans le tabernacle situé sur l’autel majeur de l’église,
pour permettre l’adoration des fidèles ; comme signe de
cette présence mystérieuse mais réelle, on plaça une lampe
alimentée d’huile bénite. De plus, à partir du mois de mai
de cette année, il obtient que la pratique des Quarante-
Heures devienne solennelle et soit effectuée à tour de rôle
dans les différentes églises de la ville.
Entre-temps, dans l’attente de la sentence définitive

!120
du procès contre lui et les siens (cette sentence n’arrivera
que le 21 août), Zaccaria se rendit dans sa ville de Crémo-
ne pour arranger quelques affaires personnelles. Mais il ne
perdait pas de vue les Angéliques : le 26 mai, il leur en-
voya une lettre marquée par une émouvante et chaleureuse
amitié empreinte du désir de les voir toutes tendues vers la
sainteté, en vue de leur mission désormais imminente.
Nous sommes devant un document fondamental pour
comprendre à fond le sens de notre histoire.
« A mes angéliques et divines filles dans le Christ :
la Mère prieure, la vicaire, madame (il s’agit de la com-
tesse Torelli), l’angélique Paule-Antoinette et toutes mes
autres filles qui sont aussi filles de saint Paul, du monas-
tère de saint-Paul à Milan». Cette adresse est suivie du
sigle de dévotion qu’il n’omet jamais, les lettres grecques
IC. XC. +, Jésus Crucifié54.
Le début contient un jugement positif sur la situation
du monastère et reprend certaines expressions déjà utili-
sées dans les passages traitant de la tiédeur : « Mes très
douces et bien chères filles, c’est un réconfort pour mon
esprit et une consolation pour mon cœur de penser que,
bientôt, je me retrouverai dans le groupe si généreux de
mes bonnes filles, qui sont ma couronne et ma gloire, car
il me semble que je finirai par rendre jaloux notre cher
saint Paul lui-même et pour bien des motifs» :
- mes filles, en effet, n’ont pas moins que les siennes
l’amour de la croix du Christ et le désir de souffrir pour

54 Ce sont les lettres initiales et finales du nom « Jésus Christ »


en grec, avec l’ajoute de la + mise pour « crucifié»

!121
lui ;
- elles n’ont pas une volonté moins arrêtée d’entraî-
ner le prochain vers le véritable esprit du Christ méprisé et
crucifié ;
- que dis-je ? mes filles, non seulement l’une ou
l’autre, mais toutes et chacune, bannissant toute recherche
d’amour propre et toute consolation intérieure - dont les
enfants de saint Paul étaient pour la plupart avides - veu-
lent être apôtres, pour écarter non seulement l’idolâtrie et
d’autres grosses fautes, mais pour détruire la pire ennemie
de Jésus crucifié, qui règne aujourd’hui en tant de chré-
tiens et qui s’appelle la tiédeur ».
Suit aussitôt l’annonce de la mission à laquelle il
veut les associer. « O mes filles chéries, déployez vos ban-
nières, car bientôt le Christ va vous envoyer répandre par-
tout la ferveur et l’élan spirituel. Grand merci, Seigneur,
de m’avoir donné des enfants si remplies de sentiments
généreux ».
A ce point, le saint trace une sorte de portrait de
l’apôtre selon saint Paul. Au moment de les lancer dans le
monde, il les veut identifiées à un modèle : « En attendant
l’heure de Dieu, mes très chères filles, appliquez-vous, de
grâce, à me satisfaire, afin qu’à mon arrivée parmi vous, je
puisse constater que vous avez progressé à l’envi ;
- que l’une acquière une telle fermeté et une ferveur
si constante qu’elle ne soit jamais plus sujette à la mobili-
tè d’esprit, à des alternatives d’entrain et de lenteur, mais
qu’elle possède ce saint élan qui est comme une source
d’eau fraîche et une vigueur toujours nouvelle;
- qu’une autre, ayant reçu le don d’une foi puissante,

!122
trouve aisées les choses les plus difficiles, sûre qu’elle est
de ne s’être point trompée par présomption ou vaine gloi-
re ;
- qu’une troisième apporte toute la perfection possi-
ble dans les travaux manuels, même les plus insignifiants ;
qu’elle s’y mette avec le plus grand soin, sans se laisser
abattre par la fatigue ou se croire avilie par la bassesse de
ces travaux ;
- qu’une autre encore s’oublie totalement elle-même,
n’ayant en vue que le service du prochain, méprisant son
propre intérêt et convaincue qu’elle a tout à gagner à ne
pas se soucier d’elle-même, pourvu que les autres en pro-
fitent. Mais qu’elle ne s’écarte pas de la discrétion et
d’une mûre réflexion ;
- que d’autres enfin s’appliquent respectivement à
dompter une tristesse dénuée de fondement, à réprimer
leur sensibilité, à bannir la crainte excessive de ne point
avancer, à ne pas perdre courage si elles ont de la difficulté
à se vaincre, à triompher de l’entêtement, à repousser les
distractions volontaires, et ainsi de suite, chacune s’occu-
pant de ses propres besoins.
Qu’il me soit donné ainsi de reconnaître que vous
avez reçu celui qui donne la justice, la sainteté, la perfec-
tion, je veux dire l’Esprit consolateur qui ne permettra pas
que vous vous trompiez, mais vous enseignera lui-même
toute chose. Ce divin Esprit ne vous laissera manquer de
rien, car il sera constamment avec vous. Vous n’éprouve-
rez aucun besoin, car il pourvoira à tout. Il vous accordera
un calme continuel, tout en vous laissant sur une croix
humiliante, et il vous fera mener une vie conforme à celle

!123
de Jésus-Christ, à l’imitation des grands Saints. En sorte
que vous pourrez dire avec votre Père : Soyez mes imita-
teurs, comme nous le sommes du Christ. (1 Cor. 4, 16) ».
Et nous voici arrivés à l’exhortation finale : « Sou-
venez-vous seulement que l’un et l’autre de nos bienheu-
reux Pères - saint Paul et le père Baptiste de Crema - ont
témoigné envers le divin Crucifié un si grand amour, une
telle générosité dans les épreuves de la vie, un tel désir de
conquérir les âmes et de les mener à la perfection que, si
nous n’avions pas un désir sans bornes de ces choses, nous
ne mériterions plus d’être appelés leurs enfants, mais des
bâtardes et des mules. Cela, je suis sûr que vous ne le
voudrez pas, surtout à cause de votre grand désir d’être à
Jésus-Christ et de me faire plaisir, à moi que vous aimez
comme un père. Pour ma part, je ne cesse de penser à
vous, je vous aime comme mes enfants et j’ai hâte de me
retrouver au milieu de vous ». Après la salutation et la bé-
nédiction finale, nous trouvons un ajout et une exhortation
significatifs : « Ma mère ainsi que Cornélie et notre cher
Baptiste vous saluent ; un bonjour tout spécial de notre
excellente Isabelle et de Judith». (il s’agit probablement de
parentes qui vivaient dans la maison de sa mère, ce qui
prouverait que celle-ci partageait pleinement les senti-
ments de son fils). « J’insiste pour que vous correspondiez
généreusement aux nobles et saints efforts de notre véné-
rée Paule (Torelli) et que vous donniez pleine satisfaction
à notre commun père, notre saint père supérieur (Morigia).
Votre père dans le Christ, et même votre esprit dans le

!124
Christ, Antoine-Marie Zaccaria, prêtre »55.
Non sans raison, les Angéliques considèrent cette
lettre comme le chef-d’œuvre de toute la correspondance
d’Antoine-Marie. C’est une sorte de bilan des trois années
précédentes qui avaient vu une continuelle croissance spi-
rituelle, malgré la tempête suscitée par les procès : le jour
de Noël 1535 avait été célébrée la première messe dans
l’oratoire qui deviendra plus tard la belle église Saint-Paul
Converti ; en outre, après les premières vêtures, la dé-
pouille mortelle du père Baptiste de Crema avait été trans-
férée dans le chœur du monastère ; en juin, Zaccaria avait
été nommé confesseur de la communauté ; il occupera
cette charge jusqu’à sa mort, ayant confié à Morigia la di-
rection des Clercs ; en septembre, enfin, était arrivée à Mi-
lan, en provenance de Mantoue, une patricienne de Cré-
mone, Julienne Sfondrati, tante maternelle du futur pape
Grégoire XVI. Avant de quitter Mantoue, elle avait destiné
son palais à devenir un hôpital pour les pauvres et était
entrée chez les Angéliques sur les conseils de Séraphin
Aceti.
Dans cette lettre écrite le 26 mai 1532, samedi de
l’octave de la Pentecôte, outre le climat de grande ferveur
spirituelle due à la solennité liturgique, on perçoit aussi la
joie profonde pour l’invitation lancée par le cardinal Re-
dolfi et le souci et la préoccupation de correspondre aux
attentes. La mission avait donné des ailes à tout le groupe.

55 Scritti, pp. 49-53 (1.05.01-10).

!125
Chapitre X
La mission de Vicence

Le 2 juillet, Zaccaria partit pour Vicence. Il était ac-


compagné du père François de Lecco, désormais directeur
éprouvé des Converties de Sainte-Valérie, de deux Angé-
liques : Sylvaine Vismara et Paule-Antoinette Negri ainsi
que d’une laïque du nom de Françoise ; deux mois plus
tard, une veuve, Porzia Negri, soeur de Paule-An-toinette,
les rejoignit. A peine arrivés en ville, ils firent une longue
halte dans une église pour y prier, puis ils allèrent rendre
visite à l’évêque pour s’accorder avec lui sur le pro-
gramme à suivre.
Le premier objectif fut la réforme du monastère des
Converties, fondé par une parente de saint Gaétan de
Thiène, Madeleine Valmarana ; pendant un certain temps,
ce monastère avait été dirigé par le père Baptiste de Crema
puis il s’était transformé en un établissement assez équi-
voque où les femmes avaient repris leur ancien mode de
vie. Il faut préciser - comme le dit le père Joseph Cagni -
que « plus qu’un monastère proprement dit, cette maison
était plutôt une œuvre de charité qui recueillait un groupe
de pauvres femmes ayant passé leur jeunesse dans la pros-
titution ; arrivées à un certain âge, elle se sentaient reje-
tées, sans famille, sans demeure, sans subsistance et bien
souvent sans santé. Elles avaient donc le sentiment de
faillite totale. Celles qui avaient suivi les armées et mené
la vie de camp avec les soldats avaient même perdu les
manières féminines : devenues amères et agressives, elles

!126
montraient comme des trophées leurs blessures et leurs
amputations »56. Dans un tel milieu, il fallait donc interve-
nir avec tact et compréhension : pour ce motif, le père
Lecco confia cette charge très délicate aux deux laïques
devenues veuves, Françoise et Porzia, qui connaissaient
bien le monde qu’elles venaient d’abandonner. Ces deux
femmes, parlant sans détours avec les hôtes de ce monas-
tère, réussirent à conquérir peu à peu leur confiance et, à la
lumière de leur nouvelle expérience religieuse, convain-
quirent les hésitantes à changer de vie.
Zaccaria et le père Lecco, quant à eux, donnaient des
conférences spirituelles à la communauté réunie et, au
confessionnal, recueillaient les fruits de conversion qui
commençaient à mûrir. En quelques mois, ce monastère où
divers prêtres avaient travaillé en vain, avait retrouvé son
visage primitif.
Mais, à Vicence, il y avait un autre monastère qui
avait besoin d’un réforme énergique : celui des Bénédic-
tines Sylvestrines. Il avait été fondé, lui aussi, par une pa-
rente de saint Gaétan de Thiène, Domitille Thiène, mais
était rapidement tombé dans la « tiédeur » : les moniales
vivaient pratiquement comme si elles étaient dans leur
propre maison, « dans l’aisance, libres d’elles-mêmes,
causes de scandale pour tout le monde », comme en té-
moigne Moltedo qui ajoute : « Je ne sais ce qui a coûté le
plus de fatigue à notre Père : ramener à l’observance ces
religieuses tombées dans une telle décadence ou, dans

56 G. CAGNI, In missione col S. Fondatore, in “Quaderni di


vita barnabitica”, 8, Roma 1989, pp. 122-123.

!127
l’autre maison, réformer les femmes qui retournaient à
leurs anciennes dépravations »57.
Ces religieuses mirent vraiment à rude épreuve la
patience de Zaccaria. Mais, à la fin, sa charité eut raison
de tous les obstacles. Un témoignage significatif de ce
grand changement nous vient de Séraphin Aceti. Quelques
années après la mort de Zaccaria, il dédia aux Sylvestrines
un ouvrage d’ascétique où il écrit : « Ayant entendu de
vous le grand désir de perfection qu’a fait naître en vous la
présence de mon père et votre père Antoine-Marie Zacca-
ria, qui orne désormais le ciel comme il ornait la terre, je
me sens contraint à vous consacrer cet ouvrage. Je vous
exhorte donc à poursuivre le chemin de la conversion inté-
rieure que vous avez entrepris et à redevenir les disciples
bien-aimées de Paul en sorte que vous soyez sa
couronne »58.
Le zèle réformateur de ce groupe ne se limitait ce-
pendant pas aux deux monastères, mêmes si ceux-ci
étaient les objectifs prioritaires : Antoine-Marie noua des
contacts avec toutes les classes sociales, attirant les gens
par ses « conférences » désormais fameuses. Sa manière
de parler atteignait aussi les intellectuels, même s’il parlait
simplement, pour être compris de tous. Simple mais clair:
il n’hésitait pas à dénoncer les plaies sociales dont la no-
blesse, avec tous ses privilèges, était en partie respon-
sable. Il y en avait pour tout le monde : jeunes, couples
mariés, prêtres . Ses discours n’étaient pas des discours

57 T. MOLTEDO, op. cit., p. 421.


58 Ibid.., p. 422.

!128
abstraits mais des diagnostics impitoyables d’une société
qui, à cause de son abandon de la foi, ne pouvait qu’em-
pirer. Et c’était toujours Jésus crucifié qui avait la pre-
mière place dans ses discours.

Mission, deuxième acte

Antoine-Marie quitta Vicence aussitôt après l’arrivée


du groupe dans cette ville : sur place restèrent le père Lec-
co et les autres membres du groupe. Toutefois, le vi-caire
du diocèse, plus que satisfait par les résultats de cette mis-
sion, insistait auprès du saint pour que demeurât dans la
ville un noyau stable d’animateurs, afin de garder vivant
l’extraordinaire climat de ferveur qui y était né ; en parti-
culier, interessé à consolider la nouvelle orientation du
monastère des Converties, le vicaire voulait en confier la
direction aux Angéliques.
Il est surprenant que ce soit la sœur Negri qui ait été
choisie pour guider le monastère, elle qui était la plus
jeune (elle avait à peine 28 ans) ; mais c’est une nouvelle
confirmation de l’estime qu' avait pour elle Antoine-Marie
qui, précédemment, l’avait plusieurs fois mise à l’épreuve
par d’authentiques provocations:
« Un jour », raconte le père Soresina, « dans une
conférence spirituelle qu’il fit aux moniales de Saint-Paul,
Antoine-Marie demanda à l’Angélique Paule-Antoinette
Negri, alors maîtresse des novices, de rendre compte des
exercices spirituels qu’elle avait donnés à ses novices ;
quand elle eut tout référé en détail, il commanda aux no-
vices qui, par grande tiédeur et négligence, n’avaient pas

!129
retiré de fruits de ces excellents exercices, de cracher au
visage de leur maîtresse. Celles-ci n’étaient pas moins
mortifiées que leur maîtresse, d’autant plus que le père
accompagnait toutes ces actions de vifs reproches qu’il
leur adressait »59. Zaccaria voulait inculquer à ces jeunes
religieuses que ne pas suivre les ordres de leur maîtresse
équivalait à lui cracher à la figure. Il ne fallut pas long-
temps pour qu’en ville, on ne parle de cette religieuse avec
grande admiration : les premiers à s’étonner étaient ces
hommes avec lesquels la Negri discutait avec grande auto-
ritè de sujets spirituels, en réussissant à leur communiquer
ce feu intérieur qu’elle portait en elle. On recourait à elle
pour des conseils spirituels, et jamais sans en retirer un
enrichissement intérieur. Un homme n’aurait pas fait
mieux dans cet apostolat tant dans les couvents qu’au mi-
lieu du peuple. Du reste, le même père Séraphin Aceti,
dans un essai sur la Conversion publié en 1538, tout en
soulignant l’amélioration radicale du monastère Sainte
Marie-Madeleine, ne manquait d’en attribuer une bonne
part de mérite à l’Angélique Paule-Antoinette qui, aux
yeux des gens, apparaissait comme une nouvelle Catherine
de Sienne.
Les bonnes nouvelles se répercutaient aussi à Milan
où Zaccaria était en attente du jugement concernant les
graves accusations contre son groupe. La sentence arriva
le 21 août 1537, pleinement absolutoire et ainsi, dès le dé-
but de septembre, il put retourner à Vicence.
Comme première tâche, il s’employa à raviver là

59 B. SORESINA, Attestationi, op. cit., p. 64.

!130
aussi la dévotion eucharistique des Quarante-Heures (et le
pape Paul III, le 28 octobre signait à Rome le bref d’ap-
probation). Il se lança ensuite dans la prédication avec sa
fougue habituelle. On venait de tout Vicence pour l’écou-
ter, nobles et gens du peuple mêlés, ce qui arrivait bien
rarement. Les biographes parlent de conversions sensa-
tionnelles parmi l’élite de la ville : deux avocats bien
connus (Nicolas d’Aviano et Jérôme-Marie Marta, de Tré-
vise), le vicaire du premier magistrat de la ville (Jean Mel-
so d’ Udine), un prélat milanais qui avait été envoyé de
Vicence à Rome pour régler une affaire avec la commune
de Vicence (Jean-Baptiste Caimo). Tôt ou tard, tous ces
hommes, conquis par l’exemple d’Antoine-Marie et la fas-
cination de Paule-Antoinette, entrèrent chez les Clercs ré-
guliers de Saint-Paul. A leur exemple, beaucoup de fem-
mes, célibataires ou veuves, se consacrèrent à Dieu dans le
monastère milanais des Angéliques.
Parmi les « conquêtes » de Zaccaria figurait Tite des
Alessi, noble vicentin, protagoniste d’une de ces rencon-
tres surprenantes qu’on ne peut qu’appeler providentielles.
Se trouvant par hasard dans le centre de la ville, Tite et
Antoine-Marie - qui ne se connaissaient pas - se croisèrent
et le saint, ayant fixé le jeune homme d’un regard étrange,
le salua. Tandis que Tite, étonné de l’approche inhabituel-
lement amicale de la part d’un inconnu, répondait poli-
ment à sa salutation, Antoine-Marie posa la main gauche
sur son épaule et, de la main droite, lui traça un signe de
croix sur le front. Puis il le salua de nouveau et continua
son chemin. Le jeune homme, qui avait sans doute déjà
entendu parler de cet étrange prêtre venu de Milan pour

!131
raviver la foi de la population, resta comme foudroyé par
cette rencontre (Gabuzio parle à juste titre d’une vis ignea,
une force de feu). Rentré chez lui, il commença à réfléchir
au sens de sa propre existence. L’impression que lui avait
faite ce geste étrange le poussa à aller trouver le saint pour
lui parler. Le colloque fut révélateur pour tous les deux .
Tite fut littéralement conquis par le prêtre, au point qu’il
commença à penser à entrer lui aussi dans la nouvelle
congrégation. Il le fit plus tard, quand le père Ferrari suc-
céda au fondateur à Vicence.
Nous sommes en 1537 : cet été, se trouvaient aussi à
Vicence Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie
de Jésus, avec quelques compagnons. Historiquement, il
n’est pas certain que nos deux personnages se soient ren-
contrés, entre autres parce que ces premiers jésuites par-
tirent pour Rome à la fin du mois d’août, tandis que Zac-
caria demeura à Vicence une quarantaine de jours et ne
rentra à Milan qu’en octobre. Quoi qu’il en soit, à cette
époque circulait un peu partout, mais spécialement dans la
région de Vicence, une prophétie attribuée à saint Vincent
Ferrier : elle disait que le Seigneur allait susciter des per-
sonnes d’une vertu extraordinaire pour la renaissance du
peuple chrétien. A Vicence, on était clairement convaincu
que Ferrier faisait allusion à Gaétan et aux théatins. Mais
il y a un détail - la référence explicite au Christ crucifié et
à saint Paul - qui fait plutôt penser au groupe de Zaccaria.
Un passage de la Vie écrite par Antoine Teoli atteste les
dires du prédicateur espagnol : « ... La troisième chose à
prendre en considération est l’état de vie de ces hommes à
venir : ce seront des personnes très pauvres, douces, hum-

!132
bles, méprisées, réunies par une ardente charité. Elles
n’auront d’autre pensée ou d’autre désir que Jésus-Christ
crucifié ; sans souci du monde, oublieuses d’elles-mêmes,
ne recherchant que la gloire de Dieu seul et de ses Saints,
objet de leurs aspirations intimes, par pur amour pour lui.
Désirant toujours la mort, elles diront comme saint Paul :
j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ. Elles se-
ront comblées par le Seigneur d’innombrables trésors de
richesses célestes, baignées par les flots de la douceur et
de la joie divines, aspirant aux biens du ciel en abandon-
nant toutes les choses créées » 60.
La deuxième partie de la mission à Vicence confir-
ma les succès de la première et les consolida. Zaccaria
maintenait les contacts avec les personnes les plus enga-
gées dans le renouveau et décida d’envoyer Ferrari aussi
dans cette ville ; ce dernier y resta deux ans.
La lettre de Zaccaria datée du 8 octobre 1538, envi-
ron un an après l’ouverture de cette mission, nous éclaire
sur le grand élan apostolique qui animait les disciples de
Paul désireux d’ «agir en ces personnes » que le Crucifié
leur confiait « d’heure en heure ». Mais elle fait com-
prendre aussi les difficultés que représentait le milieu des
Converties : un simple coup d’éponge ne suffisait pas à
effacer un passé aussi orageux que celui des hôtes du mo-
nastère. Et ici, Zaccaria recourt à son expérience de mé-
decin : « C’est par l’emploi que le fer devient luisant, c’est
par l’école qu’on dissipe l’ignorance »61, ce qui revient à

60 Cité par MOLTEDO, op. cit., p. 443.


61 Scritti, p. 55 (1.06.03).

!133
dire qu’il y a remède à tout pourvu qu’on use de miséri-
corde et de patience. Ceci fait penser à une phrase des
Constitutions où il affirme que « l’humble est toujours ac-
compagné par la compassion et la tolérance pour les dé-
fauts d’autrui »62.
A Milan, entre-temps, Antoine-Marie continuait son
infatigable action d’animation, tant parmi ses collabora-
teurs que parmi les Angéliques et les Mariés de saint Paul.
Il donnait aussi un coup de main à la comtesse Torelli qui
se dévouait à des œuvres de charité dans les hôpitaux, les
prisons et les quartiers les plus pauvres dévastés par la
violence et l’ignorance.
L’action d’Antoine-Marie ne touchait pas seulement
la conscience des individus mais, avec le temps, elle finit
pas avoir de l’influence sur les autorités de la ville : un
jour, par exemple, les milanais apprirent par un avis public
que les dimanches et fêtes de précepte on ne pourrait plus
vendre aucune marchandise, sauf le pain et la viande. De
cette façon, était rétablie l’observance du repos dominical.

Chapitre XI
Peu nombreux, mais bons

Entre-temps, à Milan, devenait toujours plus clair un


signe important du « tournant » spirituel dû à Antoine-Ma-
rie : le nombre croissant de personnes qui frappaient à la

62 Ibid., p. 291 (3.18.13).

!134
porte des Clercs réguliers, des Angéliques et des Mariés
de Saint-Paul. Ils provenaient non seulement de cette ville
mais aussi de beaucoup de localités de la Lombardie. Dans
cette circonstance, Antoine-Marie fit preuve du discerne-
ment nécessaire : puisque sa réforme exigeait des per-
sonnes sûres et solides, il était indispensable d’examiner
attentivement chaque candidat. Il se comportait exacte-
ment comme l’avait établi l’ébauche de ses Constitutions.
« Nous tenons absolument à ce qu’on n’accepte que les
sujets qui pourront en retirer du bien et rendre service à
autrui. S’il s’en présente qui, sans posséder une grande
ouverture d’esprit, sont néanmoins guidés par une volonté
généreuse, on peut les accepter mais sans les admettre
dans le conseil ni les initier aux secrets de la communauté.
Mais si un candidat se montre habile et intelligent, on ne
l’acceptera que s’il a de l’idéal et une très grande générosi-
té car, quand pareil sujet est bon, il peut faire de sérieux
progrès, mais, s’il ne l’est pas, il risque de se perdre et de
perdre les autres. Vous conviendrez d’une chose, je pense,
mes frères : c’est que le candidat qui introduit dans la
communauté les murmures, la tiédeur et les divisions ou
les clans, est un homme qui manque ou bien de lumière,
s’il a peu de moyens, ou bien d’idéal, s’il est intelligent.
Voilà pourquoi vous devrez examiner attentivement les
dispositions des candidats de l’une ou l’autre catégorie et
tâcher de les saisir à fond pour voir s’ils manquent ou
d’intelligence ou d’idéal. Vous y parviendrez si vous ob-
servez, non pendant un jour mais pendant une longue pé-
riode, les recommandations suivantes. Il vous sera plus
avantageux d’ avoir ou de recevoir des candidats peu

!135
nombreux mais bien disposés que beaucoup, mais mal
disposés. N’appelez pas « mauvaises dispositions » le peu
de santé ou de fortune mais celles qui atteignent l’âme.
Pour ce motif, vous pouvez accepter même des sujets
faibles, des malades ou des personnes âgées, des campa-
gnards et des gens de toute sorte (...) pourvu qu’ils soient
remplis d’idéal ou intelligents » 63.
En somme, peu nombreux mais bons et éprouvés .
Avant leur acceptation, les « postulants » devaient mettre
en règle leur situation financière en faisant un testament
ou en partageant et distribuant leurs biens, sans rien laisser
au couvent. S’ils avaient des problèmes judiciaires, ils de-
vaient le signaler aussitôt et clairement. Celui qui était
convaincu de mensonge sur ce point était tenu en quaran-
taine pendant deux ans avant la profession ; si le men-
songe était découvert après la profession, ce sujet devait
être immédiatement expulsé de la congrégation « sans ex-
ception et sans retard ». Pour être certain de l’authenticité
de la vocation des postulants, Zaccaria suggérait à leur
responsable de les mettre à l’épreuve « par toutes sortes
d’injures et d’humiliations pesantes »64.
Il avait fixé à vingt-cinq ans l’âge minimal pour la
profession. La sélection était donc très sévère et, une fois
admis, les novices devaient assimiler la radicalité de l’en-
gagement dont lui le premier donnait l’exemple. Dans le
chapitre des Constitutions consacré à la formation des no-
vices, il en vient à affirmer qu’ils commettent un « adul-

63 Scritti, pp. 250-251 (3.11.02-06).


64 Ibid., p. 252 (3.11.11).

!136
tère spirituel quand il mettent leur amour ailleurs qu’en
Dieu : les choses, leurs parents ou leur amour-propre, car
Dieu est un Dieu jaloux qui ne tolère pas d’autre amour
que le sien ». Il les exhorte « à chérir la pauvreté au point
de ne jamais se permettre de dire : « ceci est à moi » ; et
plus encore, de ne jamais s’approprier une chose, si insi-
gnifiante soit-elle. Leur amour de la pauvreté doit aller
jusqu’au désir de manquer des choses même les plus né-
cessaires. Ils doivent savoir que, sous prétexte de néces-
sité, bien souvent on désire des choses superflues parce
que, tout comme la nature se contente de peu, de la même
façon l’avidité ne se rassasie jamais, même dans l’abon-
dance et la possession du superflu »65.
Une grande rigueur, certes, mais dans un climat de
grande liberté intérieure : « Frères, dit-il plus loin, faites
en sorte qu’il n’y ait chez nous ni cachot ni châtiments
corporels, car nous pensons inutile de punir ceux qui par-
mi nous ne se laissent pas contraindre par l’amour de Dieu
et de la vertu, ou par la crainte du jugement divin ou des
hommes : nous n’entendons pas, en effet, vous donner des
lois de crainte mais de pur amour ». Celui qui, après trois
avertissements, ne changeait pas de conduite était, sans
au-tre forme de procès, invité à se retirer « pour ne plus ja-
mais revenir » 66.
C’est à l’intérieur de sa communauté que commen-
çait sa bataille contre la tiédeur car il était profondément
convaincu que c’était cette dernière qui privait le témoi-

65 Ibid., p. 256 (3.12.10-11).


66 Ibid., p. 271 (3.14-01-02).

!137
gnage des chrétiens de toute efficacité, ce que confirme
d’ailleurs l’histoire : certaines familles religieuses se sont
éteintes à cause de leur relâchement progressif. Pour pré-
venir ce danger, Zaccaria met en garde dans ses Constitu-
tions contre l’apparition possible de cinq « signes de relâ-
chement ». Ils ont trait aux vœux d’obéissance, de pauvre-
té et de chasteté, à la modération à table et à la discipline
communautaire. Sûr comme toujours dans son diagnostic,
il descend dans les détails pratiques, sans faire aucune fio-
riture. « Quand vous verrez certains sujets faire tout ce qui
leur plaît (...), sachez que l’obéissance est bien altérée. (...)
Un second signe important de relâchement consiste dans
la multiplication des clefs, des serrures, des coffres-forts,
des grilles et portes solides. A cette vue, vous conclurez
que l’amour de la pauvreté a disparu. (...) Quand on se li-
vrera à des bavardages inutiles, quand on se laissera aller à
des commodités et des sensualités, dites-vous bien que le
premier éclat de la chasteté a commencé à se ternir. (...)
Quand on préparera des mets plus abondants que de cou-
tume ou qu’on mettra un grand soin à exciter l’appétit par
la variété de l’assaisonnement, même de mets communs,
quand vous entendrez des plaintes sur les aliments ou les
vins, quand certains attendront dans l’oisiveté le signal des
repas, quand on recherchera les gâteaux et qu’on parlera
volontiers de vins de marque et ainsi de suite, sachez que
le démon veut perdre les âmes par la gourmandise »67 .
Le cinquième signe prend pour cibles les prélats,
c’est-à-dire les supérieurs ; ici aussi, Antoine-Marie assène

67 Ibid., pp. 283-285 (3.17.08-13).

!138
des coups impossibles à esquiver : « Quand on verra les
supérieurs s’excuser de leurs manquements et vouloir
qu’on leur pardonne, tandis qu’ils se montrent eux-mêmes
très sévères pour les défauts des autres et leur refusent le
pardon ; ou encore si, par crainte, ils évitent de punir les
sujets délinquants ou vont jusqu’à les soutenir ou les flat-
ter, soyez convaincus qu’ils ont perdu le sens de la justice
et de la crainte de Dieu ». Bref, quand la discipline reli-
gieuse et la vie communautaire se relâchent et « quand se
multiplieront les sujets animés d’un mauvais esprit et
qu’on ne les chasse pas, vous pourrez conclure que l’esprit
religieux est en baisse, s’il n’est pas déjà tout à fait
ruiné »68.

Une demeure plus vaste

A son retour de Vicence, Antoine-Marie se prépara


dans la prière et le silence à la profession perpétuelle qui
eut vraisemblablement lieu vers la première partie de
1538, mais nous n’avons aucun document qui atteste cette
date. Il avait déjà obtenu deux fois du pape la permission
d’émettre ses vœux solennels mais il avait toujours retardé
cette cérémonie dans l’attente que l’Ordre reçoive la
pleine reconnaissance de Rome. Paul III n’avait, en effet,
accordé l’exemption de l’autorité milanaise que pour cinq
ans. De toute façon, le 9 juillet 1537 déjà, par une procura-
tion laissée au père supérieur Morigia, il avait définitive-
ment renoncé à tous ses droits et possessions présentes et

68 Ibid., pp. 285-287 (3.17.14-15).

!139
futures, à Milan ou ailleurs. Ceci pour donner à son vœu
de pauvreté le sens d’une confirmation de son détache-
ment complet de tout bien matériel.
L’afflux de nouvelles vocations posa de nouveau le
problème d’un siège plus vaste : désormais, quand il par-
lait à ses confrères et, surtout, aux couples, le local ne suf-
fisait plus à tel point que ces derniers furent divisés par
groupes et confiés soit à Zaccaria soit à quelque autre con-
frère. Il se résolut à affronter avec eux le problème d’une
nouvelle habitation : après avoir pris conseil chez ceux qui
connaissaient le mieux la ville, le saint fixa son choix sur
une église située au-delà du Naviglio, aux environs de la
porte Tosa. A proximité de celle-ci s’élevaient quelques
maisonnettes de peu d’importance. On pourrait les abattre
pour construire un couvent plus grand et conserver une
bonne part du terrain pour en faire un jardin. Un détail
orienta Zaccaria vers ce choix : l’église était dédiée à saint
Barnabé, étroit collaborateur de Paul et considéré habi-
tuellement comme le fondateur de l’Église de Milan. Son
bénéficiaire était le prêtre Alexandre Taegi, un noble mi-
lanais. Il ne s’opposa pas à cet achat même si, à cause de
certains anciens droits acquis, il fallut demander l’autori-
sation de la curie romaine. Elle ne tarda pas à arriver et, de
cette façon, dès le début d’octobre, l’affaire était
conclue69.
Entre-temps, Paule-Antoinette Negri avait été rappe-
lée de Vicence tandis que, pour aider le père Ferrari,

69 Sur l’ « Eglise des saints apôtres Paul et Barnabé », cfr (V.


MARTINONI), Santuario di S. Antonio Maria Zaccaria, Milano
2001.

!140
étaient partis le père Bono et un jeune prêtre, Laurent-Paul
Castellino qui n’avait que vingt-cinq ans, plus connu sous
le nom de Laurent Davidico. Malgré son jeune âge, il
s’était déjà révélé prédicateur efficace.
Zaccaria résidait alternativement à Crémone ou à
Guastalla. C’est de Crémone, où il se trouvait avec Paule-
Antoinette Negri, qu’il écrivit à Ferrari pour soutenir la
mission de Vicence. Ce dernier lui avait sans doute fait
part de difficultés inattendues, surgies malgré le résultat
très positif de cette entreprise. Nous ne connaissons pas le
vrai motif de cette lettre du 8 octobre 1538, tout comme
nous savons peu de chose sur l’apostolat très bref mais
décisif de Zaccaria à Vicence. Toutefois, la lettre du saint
incite à reprendre courage : « Vous voilà en proie à l’an-
xiété, mon bien cher ami ? Vous n’avez donc pas senti, en
toute cette affaire, qu’il ne vous a jamais manqué de quoi
donner à ceux qui étaient dans le besoin ? (...) Je suis cer-
tain que, avant vos discours et pendant que vous parlez,
Jésus crucifié sera là et guidera non seulement vos paroles
mais même vos intentions. Paul disait qu’il allait jusqu’à
la limite que le Christ lui avait marquée. (2 Cor 10, 13). Et
votre mesure, à vous ? C’est celle que le Christ vous a as-
signée quand il vous a promis que vous arriveriez à trans-
percer les cœurs jusqu’à leur moelle (Hebr.4, 12). Ne
voyez-vous pas que, de ses propres mains, il vous en ou-
vert les portes ? (...) Ne vous laissez pas arrêter par les dif-
ficultés que vous pourriez rencontrer dans la prédication et
les autres exercices. Paul ne fut pas dès le début ce qu’il
devint dans la suite. Il en va de même pour les autres.
Ayez donc pleine confiance et appuyez-vous sur saint

!141
Paul : cela vous permettra de faire un beau travail, non en
bois et en fer, mais tout en or et en pierres précieuses, et
les cieux répandront sur vous et sur nous tous leurs
trésors »70.
Entre le 9 et le 10 octobre 1538, Antoine-Marie se
rend à Guastalla en compagnie de la sœur Negri et y reste
environ un mois, sans oublier toutefois de rester en contact
avec ses compagnons qu’il avait quittés depuis tout un
temps. De cette ville, il leur écrit une nouvelle lettre où il
exprime ses préoccupations pour la situation de la maison
de Milan. Tout n’y allait pas pour le mieux. En son ab-
sence ainsi que celle de Ferrari, tandis que le père Morigia
était occupé à diriger la communauté et les Angéliques, un
certain désordre semblait troubler la paix du couvent où le
nombre des Fils de Paul avait augmenté jusqu’à atteindre
le chiffre de dix-huit. De sa cellule dans la forteresse de
Guastalla où il était encore occupé comme procureur de la
comtesse Torelli dans ses négociations pour vendre le
comté, Zaccaria affronte la question de la loyauté due aux
supérieurs. On pourrait considérer cette lettre comme la
première « lettre circulaire » envoyée à l’Ordre.
Elle a comme destinataires le père Morigia, supé-
rieur, et son vicaire Baptiste Soresina « ainsi que tous ceux
qui résident à Saint-Ambroise ». Passant des reproches au
doute et à l’amertume, le saint parle de l’obéissance reli-
gieuse. Il rappelle qu’elle consiste moins en des règles à
observer qu’en un code inscrit dans le cœur : « Si vous
êtes généreux, vous apprendrez à vous diriger par vous-

70 Scritti, pp. 54-55 (1.06.01-04).

!142
mêmes, sans avoir besoin d’une loi étrangère, car vous au-
rez la loi gravée dans votre cœur et vous irez de l’avant
pour accomplir, non pas des ordres venus du dehors, mais
les intentions des supérieurs. Si vous voulez obéir, non
comme des esclaves, mais comme les enfants de la fa-
mille, c’est ainsi que vous devez agir. De cette façon, si
vous avez un homme pour vous diriger, vous vous laisse-
rez conduire par lui, sans examiner si vous avez affaire à
un ange ou bien à tel ou tel homme. Et si vous n’avez per-
sonne pour vous commander, vous aurez toujours votre
conscience pour vous servir de guide »71. Cela revient à
dire que les supérieurs sont des guides extérieurs, des gar-
diens de la loi, mais que son accomplissement dépend de
chacun. A la limite, on pourrait presque se passer de supé-
rieurs, si chaque religieux s’efforçait vraiment d’être fidèle
à son idéal. Comme le remarque le père Salvatore De
Ruggiero, à qui nous sommes redevables, après des siècles
d’oubli, de la première édition imprimée des Sermons,
Zaccaria « prône la sainte liberté d’esprit qui a comme
guide immédiat l’Esprit-Saint ; celui-ci adopte un langage
particulier pour chaque âme et inspire de faire sienne la
volonté du Christ et à ne rechercher rien d’autre. En té-
moigne l’exemple de saint Paul et tous les autres
saints »72.
Antoine-Marie termine par une invitation à l’apos-
tolat et un appel : « De grâce, enfants de saint Paul et ger-

71 Ibid., p. 63 (1.07.06-07).
72 S. DE RUGGIERO, Gli scritti di s. Antonio Maria Zaccaria.
Lettera VII, in “Eco dei barnabiti”, Roma, mai 1939, p. 136

!143
mes plantés par sa main, élargissez vos cœurs (2 Cor 6,
11-13) car les cœurs qui vous ont plantés et vous cultivent
sont plus larges que la mer. Ne soyez pas inférieurs à la
vocation qui vous a été donnée (Eph 4, 1). Si vous le vou-
lez tout de bon, vous serez les héritiers et les vrais enfants
de notre saint père et des grands saints. Et sur vous, le
Christ tiendra ses mains toutes larges ouvertes. Je ne vous
mens pas et il n’y a personne parmi nous qui soit capable
de vous mentir. C’est pourquoi je vous le demande : tâ-
chez de me donner satisfaction. Rappelez-vous bien qu’en
notre absence comme sous nos yeux votre devoir est de
nous contenter. Je n’ajoute plus rien. Que Jésus-Christ lui-
même écrive dans vos cœurs les salutations que je vous
envoie »73.
La lettre, en plus de la signature d’Antoine-Marie,
prêtre de Paul apôtre, a en ajoute « et l’angélique P. A. ».
Ceci confirme le rôle important de la sœur Negri qui, pen-
dant plus de dix ans après la mort du fondateur, sera con-
sidérée comme guide charismatique des Trois Collèges.
Antoine-Marie et P. A. Negri rentrent à Milan à la mi-no-
vembre 1538 tandis que le problème du déménagement à
Saint-Barnabé, la future résidence, restait toujours en sus-
pens. Il aurait pu survenir d’un moment à l’autre mais
toute une série de problèmes conseillaient de surseoir. An-
toine-Marie ne pourra voir la réalisation de son rêve. Ce
n’est qu’en 1545, six ans après sa mort, que le déménage-
ment pourra s’effectuer. Il est d’ailleurs probable qu’il
pensait vivre plus longtemps car il continuait inlassable-

73 Scritti, p. 66 (1.07.12).

!144
ment son activité apostolique, prêchant, confessant et ani-
mant pas sa présence ses fils spirituels, les Angéliques et
le groupe des Mariés. Avec le Monastère de saint Paul
Converti, les échanges étaient particulièrement intenses :
les prêtres y allaient célébrer la messe et prêcher. Avec le
temps s’instaura même la coutume que les nouveaux
prêtres aillent y célébrer leur première messe.

Artisan de paix à Guastalla

Désormais, à Milan comme à Guastalla, Zaccaria


était devenu un point de référence obligé pour les initia-
tives les plus variées, sans doute parce qu’il était présent
partout où il y avait des gens à ramener à Dieu : il allait les
trouver chez eux, sur les places et jusque dans les bou-
tiques, guidé par cet instinct spirituel qui est typique chez
les saints.
Fin mai, il est rappelé d’urgence à Guastalla par
Louise Torelli parce que la vente du fief avait créé de gros
problèmes : la population, qui avait trouvé en cette com-
tesse une guide illuminée et quasi une mère, était trauma-
tisée à l’idée de passer sous un nouveau maître. A compli-
quer ultérieurement les choses contribua une querelle entre
deux neveux de la comtesse qui se disputaient certains re-
venus de l’octroi. Rome avait tranché en faveur du comte
Paul Torelli de Montù et contre le comte Marc-Antoine de
Mantoue ; mais puisque la population n’acceptait pas cette
sentence, elle fut frappée d’interdit, ce qui interdisait d’y
célébrer la messe et les sacrements et d’y participer. La
réaction populaire fut tellement violente qu’on faillit pas-

!145
ser aux armes. A ce point, la comtesse s’adressa à Zaccaria
pour faire office de médiateur et de pacificateur.
Le moment n’était certes pas favorable pour entre-
prendre un nouveau voyage parce que Antoine-Marie
commençait à ressentir les conséquences du rythme for-
cené de ses journées. Toutefois, il ne pouvait pas refuser
ce service à sa bienfaitrice et il quitta Milan qu’il ne devait
plus revoir de son vivant. Sa présence donnait, par
ailleurs, aux habitants de Guastalla l’avantage de pouvoir
entendre la messe malgré l’interdit, parce que Zaccaria
avait obtenu du pape le privilège de pouvoir utiliser par-
tout son autel portatif.
Dès son arrivée, il réunit la population dans le châ-
teau et proposa de prime abord une série de prières pu-
bliques, interrompues par des assemblées durant lesquel-
les chacun pourrait exposer ses raisons. On avait confiance
en lui, entre autres parce que, dans le passé, il avait déjà
résolu avec succès des cas d’héritage compliqués. Lui
écoutait tout le monde avec patience, prenait note des re-
marques, puis indiquait quelques possibilités de solution
marquées par le bon sens et la charité chrétienne.
Une fois encore, sa médiation réussit. Les esprits se
calmèrent et on arriva à un compromis honorable pour
tous. Pour le renforcer, Zaccaria organisa aussi une série
de rencontres - aujourd’hui, on dirait plutôt une retraite -
pour préparer les deux grandes solennités de la Pentecôte
et de la Fête-Dieu. Il prêchait et confessait sans répit.
C’est précisément en cette occasion que se produisit un
épisode qui alimenta les conversations de tout Guastalla.
Le saint, nous raconte le père Gabuzio, passait le

!146
peu de temps libre qu’il avait devant le tabernacle de
l’église. Mais, un après-midi, il décida par hasard de faire
une peti-te promenade sur les rives du Po. Voyant un jeune
homme qui s’avançait vers lui, il lui dit bonjour et, séance
tenante, il lui fit cette étrange déclaration : « Je voudrais,
mon fils, que vous pensiez bien à votre situation et que
vous preniez à temps les mesures pour sauver votre âme.
Vous savez bien qu’il n’y a rien de plus fragile et de plus
incertain que la vie humaine, et le cœur me dit que vous
pourriez être rappelé à Dieu plus tôt que vous ne pensez ».
Imaginez la face de cet inconnu - par ailleurs en par-
faite santé - à l’annonce de sa mort prochaine. D’autres
l’auraient pris à la rigolade, mais ce jeune homme savait
probablement qui était ce prêtre et il lui répondit qu’il était
prêt à se confesser sur le champ. Antoine-Marie le prit
bras dessus, bras dessous jusqu’à l’église et le jeune hom-
me, après s’être réconcilié avec le Seigneur, s’apprêta au
grand passage. Rentré chez lui, il informa ses parents et
amis de son incroyable aventure. Quelques-uns se moquè-
rent de lui mais la majorité le prit au sérieux, sachant d’où
lui venait cette annonce. De fait, le lendemain, le jeune
homme mourut accidentellement. Lors des funérailles,
l’église était trop petite pour contenir la foule venue écou-
ter Antoine-Marie.

!147
Chapitre XII
Testament spirituel

Si Antoine-Marie était aussi bien informé sur la vie


des autres, il l’était certainement plus encore sur la sienne.
C’est ainsi que s’expliquent aussi les trois dernières lettres
envoyées de Guastalla et qui sont comme son testament
spirituel. De Milan, on lui écrivait pour réclamer sa pré-
sence, tant au sein de sa communauté que pour aider les
Angéliques et donner des conférences aux Mariés. En
l’espace de dix jours, il écrit trois longues lettres destinées
à chacune des trois familles : aux Angéliques, le 10 juin
1539, dans la personne de leur guide et maîtresse, Paule-
Antoinette Negri (ou, selon certains, à la prieure, Baptisti-
ne de Sesto) ; aux confrères, le lendemain, par l’intermé-
diaire du père Soresina, le plus jeune des huit premiers
compagnons, qu’il aimait tout particulièrement pour sa
simplicité et sa candeur d’âme ; aux Mariés, le 20 juin, en
s’adressant aux époux Omodei. Malheureusement, nous ne
possédons pas les originaux de ces lettres qui ne nous sont
parvenues que pas des copistes.
Celle qui est destinée aux Angéliques n’est pas facile
à interpréter, surtout à la lumière des événements ul-té-
rieurs : Antoine-Marie démontre une grande estime pour la
personnalité charismatique extraordinaire de la sœur Ne-
gri, mais il se rend probablement compte que certaines de
ses attitudes qui sortent de l’ordinaire pourraient en-traîner
les Angéliques plus jeunes dans un mauvais che-min. Et
alors, il lui fait comprendre quels risques courait la com-

!148
munauté. « Chère Mère, lui écrit-il, je voudrais bien, avec
votre permission, vous dire un mot de ces libertés que
prennent parfois les grands saints et vous faire obser-ver
comment il y a des choses qui, chez eux, à cause de leur
haute perfection, sont une expérience et un signe certain
d’une sainteté consommée, mais qui, chez nous, seraient
l’occasion d’une ruine manifeste ou fourniraient la preuve
que nous ne sommes pas encore dépouillés de mauvaises
habitudes peut-être invétérées. (...) Je ne vous parlerai pas
de choses que vous seule comprendriez, mais de celles que
nos Angéliques aussi peuvent comprendre, vous laissant le
soin de méditer le reste dans le fond de votre âme ».
Il en vient alors à illustrer avec force détails un com-
portement étrange, apparemment tout autre que vertueux,
que certains saints adopteraient dans le dessein de cacher
leur vertu. C’est comme s’il disait qu’il ne faut pas juger
les personnes sur leur apparence. Et il cite le cas de Bar-
nabé (la lettre est datée de la veille de la fête liturgique de
ce compagnon de Paul) quand il présenta l’Apôtre, récem-
ment converti, aux chrétiens de Jérusalem plutôt méfiants :
dans sa description d’un saint ou d’une sainte imaginaire
(mais curieusement les adjectifs sont tous au féminin), il
affirme que certains peuvent sembler pleins de défauts,
mais si on dépasse l’apparence, souvent cachée sous un
voile d’humilité, on en découvre les vraies qualités.
Certains, des années plus tard, verront dans les ex-
pressions employées par le fondateur la prophétie de la fin
peu glorieuse de P. A. Negri. « Ma chère Mère, écrit-il
vers la fin de sa lettre, j’aurais encore bien d’autres choses
à dire, mais je ne voudrais pas qu’on m’en sût mauvais

!149
gré. Dites-leur donc vous-même le reste. Je désire seule-
ment que vous recommandiez aux Angéliques de ne pas
prendre cet extérieur ni se permettre ces manières trop li-
bres. Car je suis certain qu’elles aboutiraient à un résultat
tout opposé à ceux qu’obtient cette personne. Et, au lieu
de monter à une plus haute perfection, elles risqueraient de
descendre jusqu’à l’enfer du relâchement. D’ailleurs, il ne
leur convient pas de trop bavarder ; elles doivent garder un
strict silence conforme à leur état. Il ne leur convient pas
non plus de parler, penser ou agir sans permission inté-
rieure ou de qui de droit. De même, suivre les inclinations
au lieu de les combattre, ce serait pour elles un poison
mortel, car ces inclinations sont purement humaines. Les
dignités augmenteraient en elles la présomption, le savoir
nourrirait leur orgueil, les occupations distrayantes les ren-
draient relâchées. Ne pas entretenir en elles l’esprit d’ab-
négation, même à l’égard des choses permises, serait non
seulement tomber dans la vulgarité mais renoncer entiè-
rement au désir d’imiter Paul. Songez donc et voyez quel
dommage apporte aux âmes l’amour de leurs aises, le dé-
sir, je ne dis pas de vin ou d’aliments exquis, mais tout au
moins des douceurs spirituelles et la complaisance en el-
les-mêmes. Si elles ne sont pas aveugles, elles verront
combien tout cela leur fait tort.
Dites-leur donc que Paul prêche un Christ crucifié, à
tout point de vue : crucifié non seulement en lui-même
mais également en elles. Et ce mot - crucifié – demandez -
leur de le bien méditer. Et si elles ne le comprennent pas
suffisamment, demandez à la Mère Paule (c’est une façon
oratoire mais très efficace de s’adresser à la même per-

!150
sonne) de le leur expliquer. Sa parole chaude et vive sup-
pléera à ce que je voudrais leur dire ».
Suit une finale très brève : « J’ai tout dit, chère
Mère. Votre père et fils en Jésus-Christ, Antoine-Marie,
prêtre »74.
Une chose nous surprend dans ce texte : habituelle-
ment, Antoine-Marie parle clairement, sans sous-enten-
dus ; ici, au contraire, il dit et ne dit pas, il fait comprendre
entre les lignes, non sans quelque ambiguïté, comme s’il
craignait d’offenser quelqu’un. Tout est marqué par l’in-
certitude et laisse place à des interprétations en sens oppo-
sés. Nous préférons toutefois interpréter cette lettre com-
me une respectueuse mise en garde, typique dans un tes-
tament, plus que comme une prophétie : de fait, son grand
désir de la vérité et de la sainteté de ses fils spirituels au-
rait poussé notre saint à parler - et surtout à agir - d’une
manière très différente si ce qu’il envisage comme simple
possibilité avait été déjà une réalité.

« Croître sans cesse »

N’oublions pas qu’en bon médecin, Antoine-Marie


connaissait ses conditions précaires de santé et il savait sa
mort toute proche. Du reste, dans sa lettre au père Soresi-
na, son ton se fait dramatique mais, dans ce cas, il ne s’a-
git plus d’une hypothèse : Zaccaria doit faire des repro-
ches à son disciple ; ce dernier lui a toujours été si cher à
cause de sa simplicité qu’il lui a confié « tout le trésor que

74 Scritti, pp. 69-70 (1.09.04) ; 73-74 (1.09.12-15).

!151
j’ai en mains ». Comme ce dernier a manqué de sincérité
vis-à-vis de son supérieur (le père Morigia), il lui écrit :
« Mon grand désir a toujours été de vous voir marcher de
progrès en progrès dans la vertu. Aussi, quand je m’aper-
cevais que vous n’aviez pas complètement répondu à mes
souhaits, fût-ce par ignorance ou par simple inadvertance
et non par malice, il me semblait recevoir un coup de poi-
gnard en plein cœur. C’était bien pis encore quand il
s’agissait d’une faute commise à l’égard des autres, car les
fautes de ce genre m’affectent plus que celles dont on se
rendrait coupable envers moi. De même, j’éprouve plus de
satisfaction des actes de vertu exercés envers les autres
que de ceux que vous exerceriez envers moi. » Puis, après
une brève digression sur la joie de Paul en voyant Tite et
Timothée « fervents et zélés pour le salut du prochain », il
entre dans le vif du sujet : « Laissez-moi vous parler fran-
chement, mon cher Père Baptiste. On me dit une chose qui
me cause une vive affliction. C’est que vous n’avez pas à
l’égard de votre supérieur la même simplicité qu’avec moi
et que vous rusez avec lui. Cela me fait vraiment mal au
cœur et ce serait bien pis si je n’avais l’espoir qu’on se
trompe. Hélas ! Comment qualifier votre conduite s’il en
était ainsi ? De qui pourrais-je être fier si vous étiez réel-
lement coupable d’une telle faute, vous que je porte dans
mon cœur comme celui qui doit me combler de joie ? Que
je serais à plaindre si tous mes fils avaient si peu le souci
de me contenter ! Il eût mieux valu pour moi ne les avoir
jamais engendrés, s’ils devaient un jour dégénérer ».
Après l’avoir exhorté à « marcher droit, simple avec
tous et chacun », il ajoute : « Tant que je ne vous verrai

!152
pas totalement changé, et que vous n’aurez pas pris l’habi-
tude de me voir dans tous vos supérieurs...tant qu’en moi
et en eux vous ne verrez pas Jésus, pasteur de votre âme,
en personne, vous ne sauriez me satisfaire et je demande-
rais à Jésus crucifié de me retirer de ce monde. » Mais, de
la menace il passe aussitôt à l’espérance d’un repentir :
« Cela suffit, car j’ai la certitude que, même si avez com-
mis cette faute, et encore que ce fût par malice, vous n’y
retomberez plus désormais et que vous vous montrerez
ensuite simple et franc envers le père Jacques-Antoine
Morigia et envers tous les autres. »
La conclusion contient un salut rapide aux premiers
compagnons ; certains sont identifiés par un trait caracté-
ristique : « Rappelez-moi au bon souvenir de mon cher
Denis (de Sesto), du fidèle Jean-Jacques (de Casei), du
modeste François (Crippa), de Jean-Antoine (Berna),
l’ami des souffrances ; de mes chers Jean-Antoine (Dati)
et Tho-mas (Dati), de Camille (Negri) qui est bien fatigué,
de l’ir-ritable Righetto (Ulrich Groppelli) et de l’humble
Conrad (Bobbia). Saluez aussi messieurs Philippe et Jani-
co, mon-sieur Modeste et son épouse, monsieur Bernard
(Omodei) et ses fils, le neveu de Jean-Antoine (Berna) et
mes chers Balthasar (Medici) et Jean-Pierre (Besozzi) et
tous les au-tres. Demandez pour moi la bénédiction aux
Révérends Pères et en particulier au Père Supérieur et au
père Bar-thélemy (Ferrari). Je ne leur écris pas car Jésus-
Christ leur écrira dans leur cœur. Je ne leur fais aucune
recommandation car ils ont déjà assez d’affaires sur les
bras ! Que le Christ me fasse trouver en vous une entière
satis-faction. Bien vôtre en Jésus-Christ, Père Antoine-

!153
Marie, prêtre. » 75

« De grands saints »

La dernière lettre d’Antoine-Marie est adressée à


deux époux, de la noblesse milanaise, membres du groupe
des « Mariés de Saint Paul ». C’est un petit chef-d’œuvre
de spiritualité des laïcs, vraiment écrit avec le cœur. An-
toine-Marie lui-même en recommande vivement la lec-
ture. Ce 20 juin 1539 était un vendredi et, dans sa petite
cellule de Guastalla, Antoine-Marie consumé par une fiè-
vre qui ne lui aurait plus laissé de répit, met la dernière
main à sa frénétique activité apostolique. Ce n’est pas un
hasard que, parmi les écrits du fondateur, cette lettre ait été
la plus fréquemment imprimée et diffusée.
Il aborde tout de suite ce qui lui tient à cœur : « En
vous donnant à Jésus-Christ, gardez-vous de vous laisser
envahir par la tiédeur et attachez-vous à marcher de pro-
grès en progrès. Car si vous vous abandonniez à cette tié-
deur, jamais vous ne deviendriez spirituels, mais vous se-
riez bientôt terre à terre et, pour tout dire en un mot, plutôt
pharisiens que chrétiens. »
Dès les années de son apostolat à Crémone, Antoine-
Marie avait présenté à ses auditeurs laïcs du groupe de
l’Amitié le cadre de la « vraie vie spirituelle » et il avait
affirmé clairement que le « talent le plus précieux est l’es-

75 Ibid., pp. 75-79 (1.10.02-18).

!154
prit »76 . Dans sa lettre à ce couple ami, Zaccaria se fait
pressant et attaque avec force ce grand obstacle à la vie
intérieure et qui mine la sainteté.
Pour lui, le pharisaïsme, c’est la médiocrité et il pré-
cise : « Voici les signes auxquels on reconnaît le tiède, le
pharisien après sa « conversion » : Il évite les péchés gra-
ves mais ne se gêne pas pour en commettre de plus légers,
il ne se fait aucun scrupule des petites fautes ». Vient en-
suite une série d’exemples : il s’abstiendra de blasphémer
ou d’injurier le prochain, mais il ne s’en fera pas trop s’il
lui arrive de s’emporter un peu, de s’obstiner dans sa ma-
nière de voir ou de ne pas vouloir céder à autrui. S’il évite
de dire du mal du prochain, il ne tient pas comme une
faute considérable de parler toute la journée ou de se per-
mettre souvent des paroles vaines et inutiles. S’il lui plaît
de rester deux heures en prière, les distractions et leurs
suites absorbent le reste de sa journée. Il ne recherche pas
positivement les honneurs mais, s’ils lui sont accordés, si
on fait son éloge, il en tire vanité. Il fuit ce qui est défen-
du, mais il s’accorde tout ce qui est permis. En un mot, il
veut le bien, mais il ne le veut pas tout entier.
Devenir spirituel signifie éviter les paroles inutiles,
les comportements colériques, fuir les honneurs, s’abste-
nir, non seulement de ce qui est permis dans le mariage
mais encore de tout ce qui sent la sensualité, « afin d’aug-
menter en lui la beauté et le mérite de la chasteté », avoir

76 Ibid., p. 29 (2.02.14). L’affirmation du saint sur le talent le


plus précieux est citée dans l’édition italienne de l’exhortation apos-
tolique sur la vie religieuse de Jean-Paul II. Cfr Vita consecrata, 25
mars 1996, n. 55.

!155
constamment sa pensée orientée vers le Christ. « Bonne
madame Laure, et vous, aimable monsieur Bernard, ac-
cueillez mes paroles avec les mêmes sentiments affec-
tueux qui me les dictent. Je ne vous dis pas de tout faire en
un jour mais je voudrais que vous soyez attentifs à faire
chaque jour quelque chose de plus que la veille et à morti-
fier un peu la convoitise et la sensualité, même dans ce qui
est permis ; et cela, pour progresser dans la vertu, pour
diminuer vos imperfections et pour échapper aux dangers
de la tiédeur. Vous êtes à même de devenir de grands
saints, si vous le voulez comme je le veux moi-même, à
condition que vous soyez décidés à croître en vertu et à
rendre à Jésus crucifié, plus belles que jamais, les vertus et
les faveurs que vous avez reçues de Lui. Par la tendre af-
fection que je vous porte, cherchez, je vous en prie, à me
complaire en tout cela. Je sais quels sommets de perfec-
tion, je connais l’abondance des grâces, je devine tous les
fruits que le Crucifié veut vous faire atteindre ».
Après avoir exhorté les deux époux à rechercher, en
même temps que leur perfection personnelle, celle de leur
conjoint, le saint dit qu’il a écrit cette lettre « bien plus
avec le cœur qu’avec la plume », il s’excuse de ne pas
pouvoir continuer « en raison de sa fatigue corporelle » et
il invoque sur Bernard et Laure la bénédiction du Seigneur
et il signe « votre frère en Jésus-Christ et un autre vous-
mêmes, Antoine-Marie, prêtre »77 . Dans la deuxième lettre
que nous avons citée, nous trouvons des noms que nous
n’avons pas encore rencontrés, si ce n’est en passant : par

77 Scritti, pp. 80-85 (1.11.01-12).

!156
exemple, celui de Denis de Sesto, le Barnabite frère de
l’Angélique Baptistine, la première prieure, dont la con-
sœur Paule-Antoinette Sfondrati racontera des choses très
édifiantes dans sa recherche des Origines et progrès du
monastère Saint-Paul à Milan. Denis avait reçu l’habit des
mains d’Antoine-Marie la nuit de Noël 1534 et célébrera
sa première messe le 25 janvier 1540.
De Jean-Jacques de Casei, nous savons qu’il était un
des cinq premiers compagnons d’Antoine-Marie et qu’il
fut certainement le premier à recevoir l’habit religieux, le
10 juin 1534. Il restera longtemps laïc et, en juillet 1540, il
changera son nom en celui de Paul-Antoine. François
Crippa, qui avait pris l’habit le 15 août 1534 en même
temps que Ferrari, ne voulut pas non plus être ordonné
prêtre. Du groupe initial, il sera le premier à mourir, à pei-
ne âgé de quarante ans, le 14 septembre 1542.
Jean-Antoine Berna, qui resta longtemps simple pos-
tulant, ne recevra l’habit qu’en février 1540 et fera sa pro-
fession en 1546. Pour le mettre à l’épreuve, le père Mori-
gia lui avait commandé de s’accuser chaque jour de ses
manquements, devant toute la communauté. Comme péni-
tence, il devait aller au marché acheter des légumes ou du
poisson, se flageller dans la cathédrale ou demander l’au-
mône à l’entrée de l’église. Il mourra en 1576, victime de
la fameuse peste de Saint Charles. Les frères Dati ne res-
tèrent pas longtemps dans la Congrégation : Jean-Antoine
dut rentrer chez lui pour des raisons de santé, tandis que
Thomas fut renvoyé par le chapitre parce qu’il ne suppor-
tait pas l’obéissance.
Quant à Camille Negri, Antoine-Marie l’appelle « le

!157
fatigué », parole qui, dans la bouche d’un médecin, voulait
dire de petite santé : de fait, il mourra âgé de 35 ans à pei-
ne. Le « colérique », quant à lui, était Ulrich Groppello, le
dernier à entrer dans la Congrégation du vivant d’Antoine-
Marie. Ordonné prêtre en 1541, il recevra certaines char-
ges importantes mais, en 1552, il abandonnera la Congré-
gation, en compagnie de quelques partisans de la sœur
Negri. Dix ans plus tard, il sollicitera sa réadmission, mais
sa demande sera repoussée. De Conrad Bobbia, enfin,
nous savons bien peu si ce n’est qu’il fut admis en 1538,
mais sa mauvaise santé l’obligea à rentrer chez lui où il
mourut en 1543.
Nous parlerons plus tard du père Besozzi : il s’agit
d’un personnage important dans l’histoire des premiers
Barnabites au point d’avoir été appelé deuxième fondateur
de l’Ordre. C’est à son généralat, entre autres, que sont en
partie liés les épisodes que vivra Paule-Antoinette Negri.

Chapitre XIII
La dernière leçon

Le 20 juin 1539, dans sa lettre à Bernard et Laure


Omodei, Zaccaria parlait, comme nous l’avons vu, de « sa
fatigue corporelle » qui le réduisait à sa dernière extrémi-
té. A la faiblesse due à ses activités excessives s’ajouta une
fièvre persistante qui l’obligea à garder le lit. Impossible
de rentrer à Milan, trop loin de Guastalla, pour un malade
en de telles conditions. Certainement, outre ses connais-

!158
sances venant de sa profession, Antoine-Marie eut aussi
une illumination venant d’en haut, car il affirma clair et
net à celui qui l’assistait qu’il allait mourir durant l’octave
de la fête liturgique des saints Apôtres Pierre et Paul. Sa
mort survint, en effet, à 15 heures le 5 juillet.
Pour ce motif, sentant sa fin prochaine, il demanda à
être conduit chez sa mère à Crémone. C’était elle qui l’a-
vait mis au monde et éduqué dans la foi ; c’était elle qu’il
voulait avoir à ses côtés quand il quitterait cette terre. Pour
l’accompagner pour ce voyage difficile, il eut Bonseigneur
Cacciaguerra (1495-1566), un marchand siennois qui,
après une jeunesse tourmentée, s’était converti et était par-
ti à Rome. Ordonné prêtre, il s’était adonné surtout à dif-
fuser la pratique de la communion fréquente -ce qui, pour
lui, signifiait quotidienne. Grand ami et collaborateur de
Philippe Neri, il lui avait, en un certain sens, ouvert la voie
pour la fondation de son fameux Oratoire.
Il était arrivé à Milan vers la fin de 1538 pour de-
mander conseil à quelque saint prêtre en vue de choisir
définitivement son état de vie et, en particulier, sur l’art
d’assister les malades. Pendant un certain temps, il fut mis
à l’épreuve par Zaccaria qui lui avait dit quand il l’avait
vu : « Je voudrais vous infliger deux ou trois blessures
dans le cœur, pour en voir le contenu ». A partir de ce
moment, tous, même les novices, commencèrent à le pro-
voquer par mille vexations : l’un lui tirait la barbe en lui
disant qu’elle était trop soignée ; un autre froissait ses vê-
tements parce qu’ils étaient trop luxueux ; d’autres se mo-
quaient de ses manières trop recherchées et de son orgueil.
Quand il le voyait rougir de honte, le saint ajoutait : « Il y

!159
a encore quelque pourriture en vous ». A la fin de l’exa-
men, il conclut : « Nous avons pris quelque liberté avec
vous ! ». Dans son autobiographie, Cacciaguerra com-
mente cette scène : « Quels hommes terribles, ces reli-
gieux, pour mortifier les personnes qui tombaient en leurs
mains »78.
S’étant remis en voyage, il avait l’intention de s’em-
barquer sur le Po à Crémone pour gagner Ancone et re-
joindre ensuite Rome par voie terrestre. Ayant appris que
Zaccaria était gravement malade, il décida de s’arrêter
quelques jours à Crémone auprès de lui. Quand Bonsei-
gneur arriva, grâce à une de ces étranges intuitions propres
aux saints, leur ancienne entente déjà si profonde se ren-
força encore, au point que le malade le pria de l’accompa-
gner chez sa mère.
Mais à Guastalla, l’annonce du départ imminent
d’Antoine-Marie et, surtout, son étrange prophétie con-
cernant sa mort prochaine, suscitèrent une vive émotion.
Tous se rendaient bien compte qu’ils ne le reverraient plus.
Une foule silencieuse et émue assista à son départ.
C’est complètement épuisé que le saint arriva à Cré-
mone. Nous pouvons imaginer la douloureuse surprise de
sa mère en le voyant dans cet état pitoyable. Antoine-Ma-
rie ne fit pas mystère de sa condition, pensant surtout à se
préparer au grand passage. Sa mère mobilisa aussitôt les
meilleurs médecins de la ville. Ils accoururent au chevet
de son fils et tentèrent le tout pour le tout pour le sauver.
Mais les espérances étaient bien réduites. Un fait rendit la

78 O. PREMOLI, op. cit., pp. 475-477.

!160
situation encore plus dramatique : une fièvre inattendue et
très forte tourmenta Cacciaguerra pendant une quinzaine
de jours ; celui-ci en donna plus tard l’explication :
comme Zaccaria l’avait invité à communier et à prier pour
lui, son ami « pria le matin pour la santé du malade et of-
frit au Seigneur de prendre sur lui toute sa souffrance et il
fut exaucé ». Cette solidarité dans la douleur révèle la
grande estime et l’amitié de Bonseigneur et c’est d’autant
plus remarquable quand on pense à la manière dont Zacca-
ria l’avait traité durant son bref séjour au couvent de Mi-
lan.
Le père Gabuzio parle des dures épreuves spirituel-
les qui tourmentèrent Zaccaria pendant ces heures terri-
bles. Devant la mort, même aux saints, qui ont pourtant la
conscience en règle, il peut arriver, à la pensée du juge-
ment divin, de se sentir de grands pécheurs et de ressentir
de la crainte. Dans ses confidences à Bonseigneur, Antoi-
ne-Marie dira qu’il avait surmonté la tentation en priant
intensément et en se confiant à la miséricorde divine. En-
suite, les assistants le virent s’illuminer de joie. Un peu
plus tard, il révéla aux siens une étrange scène : le Sei-
gneur lui était apparu pour lui montrer l’avenir de son
Ordre ; puis, voilà que saint Paul intercéda pour demander
un prolongement de vie pour Antoine-Marie parce que sa
direction se révélait indispensable pour l’œuvre tout entiè-
re, tandis que les autres apôtres l’entouraient et l’invitaient
à partager avec eux la joie du paradis. Antoine-Marie était
prêt à accepter « volontiers » - comme l’atteste le père So-
resina - la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit.
Entre-temps, à Milan étaient arrivées les rumeurs de

!161
l’aggravation subite des conditions de santé du fondateur :
aussitôt, les pères Ferrari et Soresina partirent pour Cré-
mone, accompagnés de Séraphin de Fermo et – semble-t-il
- de la sœur Negri. Profitant des quelques heures qui lui
restaient à vivre, le saint recommanda à tous ceux qui
étaient présents la fidélité aux choix qu’ils avaient faits et
insista sur l’amour envers le Crucifié et la Vierge Marie.
Un peu plus tard arriva sa maman : Antoine-Marie l’invita
à ne pas pleurer pour son départ car bientôt elle le rejoin-
drait au paradis. A partie de ce moment, Antoinette Pes-
caroli ne quitta plus le chevet de son fils, essuyant sa sueur
(il faisait très chaud ce 5 juillet) et elle lui suggérait des
oraisons jaculatoires. A ses côtés, la sœur angélique Paule-
Antoinette Negri : « Il est significatif, note avec grande
finesse Mgr Erba, qu’Antoine-Marie, si austère envers lui-
même, ait voulu, à la fin de sa vie, être conduit à Cré-
mone, comme pour retourner aux origines de sa vie et
pour mourir avec l’assistance de deux femmes dont il avait
reçu la vie : sa mère et Paule-Antoinette Negri. Cela re-
vient à dire que derrière un grand homme, il y a toujours
une grande femme »79.

« Quelle grave perte »

Le 5 juillet, on donna l’onction des malades à An-


toine-Marie ; il suivit attentivement le rite, les yeux tour-
nés vers le crucifix. Puis, il s’éteignit paisiblement vers
trois heures de l’après-midi, peu avant que les cloches de

79 Cité par M. PALUMBO, S. Antonio M. Zaccaria e le


angeliche, in “ Quaderni di vita barnabitica”, 8, Roma 1989, p. 148.

!162
l’église voisine n’annoncent les vêpres de l’octave des
apôtres Pierre et Paul. Le père Soresina, vaincu par l’émo-
tion se retira pour pleurer dans une pièce voisine. Parmi
les témoins des derniers moments d’Antoine-Marie, il ne
manquait que Cacciaguerra, encore aux prises avec la
fièvre. Mais celui-ci, à peine informé du décès de son ami,
s’exclama : « Ô Crémone, si tu savais qui vient de quitter
cette vie ! Quelle grave perte ! »
Rapidement commença l’afflux des crémonais pour
rendre hommage à leur concitoyen : devant l’entrée de la
maison se forma une longue queue où il fallait patienter
des heures pour avoir son tour. Ceux qui entraient, en ef-
fet, ne se contentaient pas d’un regard à la dépouille et
d’une prière : tous voulaient baiser la main d’Antoine-Ma-
rie, beaucoup restaient agenouillés demandant son inter-
cession pour leurs nécessités matérielles ou spirituelles ;
d’autres faisaient toucher des objets à la dépouille ou, en
cachette, profitant de la cohue, essayaient de couper un
morceau de sa soutane pour en faire une relique. L’étrange
procession fut interrompue dans la soirée ; pour veiller la
nuit auprès du défunt, il ne resta que quelques intimes,
dont sa maman et quelques prêtres.
Le lendemain matin, le cercueil découvert fut porté
pour une première messe des défunts dans l’église parois-
siale de Saint-Donat, déjà remplie de fidèles. Il est presque
certain qu’intervint l’évêque suffragant, en l’absence de
l’évêque titulaire, le cardinal Benoît Accolti, qui gouver-
nait le diocèse par des substituts. Durant cette messe, on
ne fit pas d’oraison funèbre mais la foule parlait de Zacca-
ria. Chacun exprimait ses souvenirs : c’était qui l’avait

!163
connu gamin, qui avait été soigné par lui quand il exerçait
encore la médecine, qui avait retrouvé la foi grâce à sa
prédication ou en se confessant à lui ; d’une façon ou
d’une autre, tous lui devaient quelque chose et ils parlaient
de lui comme d’un saint.
Il fallut laisser le cercueil exposé de cette façon pen-
dant deux jours et deux nuits. Les obsèques se dérou-
lèrent, toujours à Saint-Donat où, huit ans auparavant,
grâce à un legs testamentaire, Antoine-Marie avait fait
construire un autel en l’honneur de la conversion de saint
Paul.
Mais ce n’est pas là qu’il aurait sa dernière demeure.
Aussitôt se posa le problème du lieu de sa sépulture : Cré-
mone le réclamait en tant que sa cité natale mais, à Milan,
les Clercs de saint Paul, les Angéliques et le groupe des
Mariés firent savoir de suite qu’il fallait absolument que
leur fondateur repose chez eux. C’est cette décision qui
l’emporta et, le 8 juillet, se déroula le cortège vers le chef-
lieu de la Lombardie. Ce transfert dura des heures parce
que, à chaque traversée de village, il fallait faire une halte
pour permettre aux groupes de fidèles, conduits par leurs
curés, brandissant une grande croix et portant des cen-
taines de flambeaux, de rendre un dernier hommage au
défunt.
A Milan, comme les Clercs réguliers n’avaient pas
encore de demeure définitive ni d’église propre, le voyage
se termina au monastère des Angéliques où, sous l’église
saint Paul converti encore en construction, existait déjà
une crypte. En signe de dévotion spéciale, les religieuses
se partagèrent les cordes qui avaient servi à fixer le cer-

!164
cueil sur le char et se les passèrent au cou : plus tard, ce
geste fut institutionnalisé, avec l’accord de Rome, et fit
partie de l’habit des Angéliques qui portèrent, pendant tout
un temps, une cordelette au cou en mémoire de leur fonda-
teur.
Dans un manuscrit de Mémoires qui porte le titre
d’Abrégé de la vie et des vertus du père Antoine-Marie
rédigé par une angélique anonyme -i l s’agit probablement
d’Agathe Sfondrati, morte en 1631 -, nous lisons que « la
douleur de chaque Angélique fut si grande et leurs larmes
si abondantes qu’elles pensaient défaillir et mourir avec
leur père car elles l’aimaient d’une affection encore plus
grande que celle qu’elles avaient pour leurs pères selon la
chair . Elles recueillirent le trésor précieux du cadavre de
leur bienheureux père, non seulement avec tendresse et
larmes, mais aussi avec une très grande révérence et dé-
votion ».
Le témoignage continue ainsi : « De temps en temps,
elles ouvraient le cercueil, révéraient leur fondateur en
pleurant et lui baisaient les pieds. Et non seulement, cela
ne leur faisait pas horreur, comme quand il s’agit des ca-
davres, mais elles considéraient comme un bonheur, une
grâce et un grand réconfort le fait d’avoir eu la chance de
pouvoir aller le voir et le révérer. Plus de huit Mères qui
vivaient à l’époque et qui ont survécu jusqu’à nos jours,
affirment ces choses et ajoutent qu’elles n’allaient pas
seulement le révérer mais qu’avec grande simplicité et dé-
votion, elles enlevaient habilement avec de petits linges la
moisissure qui lui venait sur le corps. Cet usage, elles le
pratiquèrent longtemps, jusqu’à ce que ne vînt de Rome

!165
une ordonnance générale interdisant de garder les corps
sans sépulture ; par obéissance, elles l’enterrèrent dans une
petite pièce obscure (à savoir, le vestibule qui séparait la
crypte du cimetière des Angéliques), le réduit le plus petit,
sur la gauche, presque sous la porte de cette pièce. Ces
Mères qui étaient présentes nous l’ont raconté plusieurs
fois et elles ont ajouté qu’elles déposèrent ce Corps béni
entre deux planches »80.

Un héritage extraordinaire

Antoine-Marie est parti en laissant une trace indélé-


bile dans l’Église et la société de son temps. Son héritage
nous semble d’autant plus extraordinaire si on pense à la
période très brève durant laquelle le saint a exercé sa mis-
sion, faisant naître des formes concrètes de vie et d’apos-
tolat et suscitant autour de lui des disciples enthousiastes
et pleins de bonne volonté, issus de toutes les couches so-
ciales.
Son « itinéraire humain vers Dieu » est situé dans le
contexte d’une époque qui, en ce qui concerne la pratique
religieuse, n’est pas très différente de la nôtre. Quand An-
toine-Marie invite à « abandonner l’extérieur » pour « en-
trer dans son propre intérieur », il s’adresse à des per-
sonnes qui vivent dans une atmosphère de « tiédeur », de
matérialisme et d’athéisme pratique assez semblable à cel-
le de notre temps.
Pour lui, entrer dans « sa maison intérieure » signifie

80 ANGELICA ANONIMA, Memorie, Firenze 1979, pp. 18.

!166
se recueillir en soi-même pour vivre en profondeur une
existence qui n’est plus débitrice à la « chair et au sang »
et rechercher la connaissance de Dieu pour vivre familiè-
rement avec Lui. C’est de là que découle la nécessité
d’empêcher que le travail, les divertissements, les relations
sociales, le soin de notre propre personne ne nous
prennent et nous occupent au point de nous couper de tout
espace spirituel. N’est-ce pas là le drame de tant de catho-
liques aujourd’hui ?
Cette tension pour dépasser la dimension purement
humaine de notre existence et la nourrir par l’oraison et la
contemplation devant l’Eucharistie et le Crucifié, Antoine-
Marie la réclame non seulement au groupe des consacrés
qui l’ont suivi, prêtres et sœurs, mais aussi à des laïcs, et
ceci est un signe de son évidente actualité : aux hommes et
femmes du XXe siècle, le concile Vatican II vient de le
rappeler explicitement.
Une autre caractéristique encore nous frappe dans
l’enseignement d’Antoine-Marie : l’idée qu’il se fait de
son temps comme « le temps de la promesse du renouveau
des hommes et des femmes », et ceci, non seulement en
relation avec les diverses prophéties qui circulaient de son
temps (on pense à la vénérable Arcangela Panigarola et au
bienheureux Amédée), mais surtout à l’évident malaise de
l’Église de son temps. Nous pouvons donc nous deman-
der : son temps est-il tellement différent du nôtre ? Ne res-
sent-on pas aujourd’hui le même besoin urgent de person-
nes envoyées « répandre partout la ferveur et l’élan spiri-
tuel », pour employer les mots mêmes du fondateur dans
sa lettre aux Angéliques ?

!167
Celui qui voudrait approfondir le dynamisme de
l’enseignement d ’Antoine-Marie et son extraordinaire ca-
pacité de pénétration devrait se référer aux Actes capitu-
laires encore inédits. Leur lecture est riche de sollicita-
tions spirituelles car elle nous fait deviner le climat qui
devait régner dans les Trois Collèges, mais surtout elle
met en lumière l’actualité du charisme du fondateur et de
ses premiers disciples, à commencer par l’Angélique
Paule-Antoinette Negri 81.

Chapitre XIV
Avec la « divine mère »

Il n’est pas douteux que la mort prématurée d’An-


toine-Marie eût de graves répercussions sur le processus
de croissance et de mise en place des trois structures ani-
mées par son charisme.
C’est surtout au père Morigia, qui avait déjà pris la
direction de l’Ordre, qu’il revint de gérer ces structures
sous le signe de la continuité. Le 1er décembre 1543, arriva
une nouvelle bulle de Paul III, confirmant définitivement
les projets du fondateur et des co-fondateurs et conférant
aux Clercs réguliers de saint Paul l’exemption perpétuelle.

81 Il s’agit de six manuscrits contenant les comptes rendus (au


propre ou les minutes) des chapitres que les pauliniens tinrent de 1554
à 1578, c’est-à-dire jusqu’à l’introduction des Constitutions défini-
tives promulguées en 1579 sous le patronage de saint Charles Borro-
mée.

!168
Désormais, ils dépendaient directement du Saint-Siège. Ils
commencèrent donc à étendre leur œuvre de réforme bien
au-delà du quartier des Navigli, ajoutant à la mission de
Vicence qu’avait ouverte Antoine-Marie, celles de Véro-
ne, Venise et Ferrare.
L’influence exercée durant cette période par les trois
familles fondées par Zaccaria fut énorme et attira de nom-
breuses vocations provenant surtout de la noblesse et du
patriciat de la ville. Mais, en même temps, elle suscita des
réactions de la part des « démons visibles » contre lesquels
Zaccaria avait mis en garde quand on entreprendrait la ré-
forme des mœurs.
Nous n’avons pas beaucoup de nouvelles sur les
événements des années qui suivirent immédiatement : en
1544 meurt Ferrari et, deux ans plus tard, Morigia. Avec
ces décès était dissoute la « pentarchie » (composée de
Zaccaria, Ferrari, Morigia, Torelli et Negri) qui avait guidé
les trois groupes jusqu’en 1539. Ce fut dès lors Paule-An-
toinette Negri qui exerça une authentique suprématie sur
les « familles de Paul » ; on l’appela « divine mère » (mais
cette appellation « divine », couramment utilisée au XVIe
siècle, n’a pas le sens littéral qu’a cet adjectif
aujourd’hui). On l’appelait aussi « Guide » spirituelle des
religieux, des religieuses et du mouvement des laïcs qui
voyaient en elle l’héritière de l’enseignement et du cha-
risme du fondateur, pour la raison également que celui-ci
avait voulu que plusieurs de ses lettres soient contresi-
gnées aussi par elle (avec le fameux sigle A. P. A.) ; il en
avait même écrit une en son nom. Tout ceci ne doit pas
nous étonner et était dans la ligne de l’enseignement de

!169
leur maître commun, le père Baptiste, qui donnait ce
conseil : celui qui veut faire des progrès dans la vie spiri-
tuelle doit se soumettre « à quelqu’un , ou religieux, ou
prêtre, ou moine, ou ermite, ou séculier, ou homme, ou
femme qui ait la crainte de Dieu et des dons de discerne-
ment »82. Du reste, étant donné la communion de vie et
d’intentions qui caractérisaient les premiers « pauliniens »,
il n’est pas difficile de reconnaître dans les lettre de P. A.
Negri comme un écho et un élargissement des enseigne-
ments du père Baptiste et d’Antoine-Marie. Par exemple,
quand elle exhorte « à ne plus perdre de temps mais à
presser le pas dans la voie véritable du chrétien » et
qu’elle ajoute « Allons, chers amis, ne prenons plus le pas
de ceux qui sont froids, tièdes et négligents »83 , elle fait
écho au « courons comme des fous » et à la lutte contre
« madame la tiédeur » de Zaccaria. Et si le saint demande
aux novices « d’avoir le souci de renoncer à sa volonté
propre, même dans les choses bonnes »84, la sœur Negri,
dans une lettre à Ange Michiel, merveilleuse figure des
débuts de la Congrégation, signe ainsi : « Celle qui désire
que vous soyez victorieux de votre sang et de votre
chair »85.
Sa personnalité exubérante exerçait une forte atti-

82 B. CARIONI DA CREMA, Della cognitione e vittoria di se


stesso, Milano 1531, p. 148r.
83 P. A. NEGRI, Lettere spirituali, Roma 1576, pp. 14 et 401.
84 Scritti, p. 73 (1.09.13).
85 P. A. NEGRI, Lettere spirituali, op. cit., p. 229.

!170
rance sur tous ceux qui l’approchaient et on ne compte pas
les conversions qu’elle obtint parmi les personnes de toute
origine sociale. Ceci explique son indiscutable leadership
sur les Trois Collèges, comme le reconnaissait déjà le fon-
dateur. Après la disparition de Ferrari, jusqu’à la fin de
l’année 1552, les Actes Capitulaires révèlent la présence
entraînante de P. A. Negri. A ce propos, nous pouvons ci-
ter quelques exemples : le 29 mai 1544, le chapitre devait
discuter de l’admission d’un certain Ange de Venise.
Quand tous se furent exprimés, la « divine mère » garda
« son vote dans son cœur et puis elle commença à exposer
ses divines raisons ». Elle proposa que la vêture d’Ange
fût différée et, bien que le postulant se tournât vers « notre
mère lui demandant de bien vouloir recommander son ad-
mission et sa vêture », elle maintint sa décision.
Le chapitre discuta ensuite de la profession de Jérô-
me Marta. Et nous lisons encore dans les Actes « la divine
mère, avec son œil perçant et pénétrant » affirma qu’elle
ne lui aurait pas donné un vote positif « s’il ne lui promet-
tait pas d’acquérir une âme invincible, une charité infati-
gable envers le prochain et une sainte joie. » A la fin de la
réunion, l’auteur du compte-rendu de la réunion conclut :
« Notre divine mère...retourna vers sa sainte demeure (le
monastère de saint Paul converti), les laissant tous avec un
cœur enflammé par les témoignages qu’elle leur avait
donnés par ses décisions et aveugle était celui qui, de
toutes ses saintes actions, ne retirait pas une nourriture
substantielle pour la vie éternelle car on voyait manifes-
tement que le Christ habitait en elle par sa grâce et
qu’elle faisait par lui des choses merveilleuses et qu’il

!171
avait fondé et déposé sur elle toute cette oeuvre des pauli-
niens. Que le Seigneur daigne la conserver et la faire
croître pour sa gloire. Amen »86 . A la mort de Morigia (13
avril 1546), le père Jean-Pierre Besozzi fut élu supérieur et
on peut presque le considérer comme une créature de P. A.
Negri. Au début de son mandat, il reçut la promesse
d’obéissance et de fidélité de ses confrères devant « beau-
coup de personnes et non sans la présence corporelle de la
révérende guide et mère ». A la fin de son triennat, il fut
confirmé dans sa charge après que le chapitre en ait reçu la
permission de Paule-Antoinette qui figure toujours comme
première responsable et inspiratrice de la vie des disciples
de Paul. De fait, elle fait des reproches, exhorte, avertit
l’entière communauté et, quand elle est empêchée à cause
de ses missions à Venise, elle écrit aux membres des trois
Collèges pour les guider spirituellement. Dans tous les
cas, l’avis de la sœur Negri était tenu en grande considéra-
tion chez les pauliniens : lors de l’inauguration du nou-
veau couvent de saint Barnabé à Milan, ce fut même elle
qui décida de l’attribution des chambres. S’il s’agissait
d’ouvrir de nouvelles missions, comme à Brescia, Padoue,
Ferrare et Crémone, les Barnabites s’en remettaient à elle,
convaincus qu’elle voyait « plus loin » qu’eux.

Un magistère qui continue

Pour bien saisir le climat spirituel et la parfaite har-

86 Atti capitolari, S II, 4r-5v, cité par A. GENTILI, S. Antonio


M. Zaccaria. Appunti per una lettura spirituale degli scritti, in “Qua-
derni di vita barnabitica”, 4, Roma 1980, parte I, pp. 29-30.

!172
monie qui régnait entre les Trois Collèges, il faut se réfé-
rer à la correspondance de cette Angélique ; celle-ci révèle
entre autres une extraordinaire capacité de relire l’Écriture
et de l’actualiser. La place nous manque pour approfondir
cette matière qui serait pourtant très stimulante. Nous nous
limitons à citer un exemple entre tous : dans son com-
mentaire du texte de saint Paul concernant « ceux qui
courent dans le stade mais un seul remporte le prix », Pau-
le-Antoinette se demande : « Et qui est celui qui le reçoit ?
Celui qui est unifié et n’est pas divisé en lui-mê-
me ».L’Angélique en tire les conclusions suivantes :
« N’est pas unifié
Celui qui, goûtant les consolations célestes, veut en-
core les consolations sensuelles.
Celui qui, aspirant aux richesses éternelles, ne re-
nonce pas à l’amour et à l’avarice des richesses tem-
porelles.
Celui qui, recherchant la patience, ne veut pas être
tout à fait patient mais seulement envers celui qui lui
paraît avoir tort.
Celui qui, ayant devant les yeux la gloire future,
prend plaisir à la gloire de ce monde.
Celui qui, exerçant la charité envers le prochain,
voudrait l’exercer seulement comment et quand cela
lui plaît.
Celui qui, voulant servir les autres, s’attriste s’il
n’est pas servi par eux.
Celui qui fait profession d’aimer en Jésus-Christ
mais qui souffre s’il s’aperçoit que d’autres sont ai-
més dans ce même but.

!173
Celui qui s’enorgueillit de son humilité.
Celui qui se mortifie sur certains points et recherche
des satisfactions en d’autres domaines.
Celui qui tantôt aime le silence et tantôt se répand en
paroles inutiles.
Celui qui tantôt s’adonne à l’oraison et tantôt à la
distraction.
Celui qui extérieurement refrène la curiosité de ses
yeux et de ses oreilles mais qui laisse courir son
imagination dans tous les sens.
Celui qui, en partie, est obéissant et, d’autre part,
suit sa volonté propre.
Celui qui, en partie, croit, et, en partie, ne croit pas ;
qui tantôt a la foi et tantôt ne l’a pas.
Celui qui s’humilie se croyant inférieur aux autres,
mais pas à tous,
Celui qui pense du bien seulement de celui qu’il es-
time et pas des autres.
Celui qui parfois s’accuse mais parfois s’excuse à
tort.
Celui qui veut servir Dieu et agit dans ce but, mais
qui veut néanmoins la gratitude et la bonne opinion
des autres sans les référer à Dieu.
Celui qui veut que son esprit soit uni à Dieu et qui
néanmoins le laisse parfois s’égarer dans les pensées
impures.
Celui qui prétend dire ce qu’il a dans le cœur, mais
dont la parole ne suit pas la pensée et qui n’est pas
réellement ce qu’il prétend être.
Celui qui parfois se dit prêt à tout faire, mais qui,

!174
parfois, irrité pour des détails, ne veut rien faire ou
bien peu de choses.
Celui qui, méprisant le monde, reste volontiers dans
le monde.
Celui qui, voulant entièrement le Seigneur, ne se
donne pas entièrement à lui.
Celui qui veut être chaste mais qui prend quelques
satisfactions sensuelles.
Celui qui veut être sobre mais se laisse parfois aller
à la gourmandise blâmable.
Celui qui résiste, mais ne résiste pas en tout ; qui
vainc, mais ne vainc pas en tout ; qui aime, mais
n’aime pas fidèlement ; qui n’aime pas seulement en
Dieu et pour Dieu.
Celui qui veut souffrir, mais n’accepte pas de souf-
frir tout ce que Dieu veut qu’il souffre.
Celui qui veut s’humilier, mais n’accepte pas de
l’être par les autres.
Celui qui n’est pas en sainte union avec tous et qui
n’aime pas tout le monde pour Dieu, ni ne les sup-
porte tous pour Dieu.
Celui qui n’hésite pas à contrister sa propre chair et
lui-même, mais qui, même pour Dieu, a peur de dé-
plaire aux hommes.
Celui qui veut vivre dans la crainte de Dieu, mais
renonce à inspirer cette crainte à ceux qui lui sont
soumis.
Celui qui, voulant le ciel, veut encore la terre ; celui
qui marche selon l’esprit, mais qui néanmoins fait de
nombreuses concessions à la chair.

!175
Celui qui veut aimer Dieu sans se haïr soi-même et
ses biens.
Celui qui, en un mot, ne s’est pas humilié profon-
dément en Dieu, mais qui veut penser, dire et faire
seulement ce qui lui plaît et néglige tout le reste » 87.
Sans pitié pour démasquer et corriger les défauts
d’autrui, Paule-Antoinette n’hésite pas à dénoncer claire-
ment les siens. Elle en fait la liste : sa trop grande tendres-
se, sa délicatesse, sa sensualité, son amour des aises, son
arrogance, son orgueil et sa partialité. A un certain mo-
ment, elle décide de s’éloigner un peu des pauliniens pour
que cessent - ce sont ses propres paroles - « les rivalités,
les jalousies, les concurrences, les dédains, les duplicités,
les murmures et autres maux qui naissent à cause de
moi »88.
On retrouve sans cesse chez la sœur Negri la réfé-
rence au Christ et au Christ crucifié, objet de sa contem-
plation et âme de son apostolat : seul celui qui « s’est jeté
dans la fournaise ardente de la charité du Christ et qui s’y
est brûlé »89, affirme-t-elle, seul celui qui « se sera ré-
chauffé au feu de la croix »90, pourra conquérir des âmes
au Seigneur.
S’adressant aux « mariés de saint Paul », l’Angéli-
que se place sur la même longueur d’onde que Zaccaria en

87 P. A. NEGRI, Lettere spirituali, op. cit., p. 463.


88 Ibid., p. 548.
89 P. A. NEGRI à Angelo Michiel, 11 août 1544 (lettre inédite).
90 Ibid., 21 août 1544 (lettre inédite).

!176
ce qui concerne la spiritualité qui doit caractériser les
époux chrétiens. André Spinelli note à ce propos : aux Ma-
riés de Vérone, P. A. Negri, tout en leur demandant de sa-
luer leurs compagnes, souligne comment les époux doi-
vent être l’un pour l’autre non pas un obstacle et un frein,
mais une aide et un stimulant pour marcher d’étape en
étape vers les objectifs indiqués par le Seigneur, dans une
authentique vie chrétienne. Si jamais un des deux venait à
se trouver moins fervent ou à un stade encore incertain de
son cheminement spirituel, ce sera à son conjoint de se
mettre à l’œuvre. A messire Lunardo Lombardo, un marié
de Venise, P. A. Negri écrit par la main de la comtesse To-
relli : « Saluez votre compagne en mon nom et faites en
sorte qu’elle s’attache au Seigneur ». Avec une fine psy-
chologie, l’épouse est appelée compagne, non pas dans le
sens actuel qui tend à atténuer le lien, mais justement pour
indiquer le chemin qu’ils doivent parcourir en commun,
dans l’espérance que, chemin faisant, d’autres frères se-
ront conquis à la suite du Christ. Les époux, en raison du
sacrement de mariage, et non seulement comme baptisés,
deviennent des apôtres dans leur milieu, dans la vie de
tous les jours, en union avec les ministres ordonnés. « Je
vous en prie : travaillez à gagner vos frères, et disposez-
vous à vous donner de la peine, si vous voulez que je vien-
ne rapidement chez vous, comme je le désire. Je vous re-
mercie pour les conquêtes que vous avez faites, multipliez
les travailleurs dans la vigne du Seigneur. »
« Ainsi, en les invitant à la continence et à la chas-
teté conjugale, Paule-Antoinette se réfère à Zaccaria quand
il affirme que le mariage n’a pas été institué pour la seule

!177
satisfaction des instincts : « La chasteté est cette vertu sin-
gulière qui rend célestes les êtres terrestres et rend les
hommes semblables aux anges : elle est ce lys parfumé qui
rend l’âme agréable à Dieu, la vertu qui plaît tellement au
Christ qu’il n’a voulu naître que d’une vierge chaste ».
Plus loin, elle ajoute avec un grand sens de la mesure. « Il
vous convient de vous rappeler que vous êtes sous la loi
du mariage et que vous ne pouvez pas vous refuser l’un à
l’autre, si ce n’est, comme le dit l’apôtre Paul, de temps en
temps et d’un commun accord, pour pouvoir vous adonner
à la prière. » Après avoir rappelé que « la chair et l’esprit
ne peuvent coexister et même qu’ils sont opposés ; tout ce
que vous concèderez à l’un, vous le diminuerez chez l’au-
tre ; si vous êtes complaisants à la chair ou pour la chair,
vous vous opposerez à l’esprit », elle conclut : « En voilà
assez sur ce sujet car il ne m’est pas permis d’en parler
plus longuement ; d’ailleurs, je sais que vous me compre-
nez. »91
De toute façon, une chose est certaine : pour Paule-
Antoinette, comme c’était déjà le cas pour le fondateur,
une fois qu’on a atteint une maturité spirituelle suffisante,
il faut « se détacher de soi-même, passer dans le cœur des
autres et prêcher le Christ par la parole, l’exemple et la
vie » 92; pour elle aussi, exercer l’apostolat signifie « ga-
gner des âmes au Christ crucifié »93. Ce sont les mêmes

91 A. SPINELLI, Verso la perfezioine insieme. Attualità di


un’esperienza: i “Maritati di san Paolo”, Milano 1989, pp. 96 sv.
92 P.A. NEGRI, Lettere spirituali, op. cit., p. 372.
93 Ibid., p. 375.

!178
« paroles de feu » que celles d’Antoine-Marie.

Au nouveau siège de Saint-Barnabé

Entre-temps, à Milan, les Fils de saint Paul avaient


inauguré leur maison mère à côté de l’église reconstruite,
dédiée aux saints Paul et Barnabé, mais communément ap-
pelée de saint Barnabé. C’est le père Morigia qui en avait
béni la première pierre le 21 octobre 1545. Cinq ans plus
tard, arrivait une autre bulle signée par le pape Jules III ,
pour protéger les biens que les clercs réguliers possédaient
ou qu’ils auraient acquis dans la suite : c’était une ultime
reconnaissance de leur œuvre missionnaire. Mais l’avenir
ne se présentait pas tout rose : les « démons visibles »,
contre lesquels Zaccaria avait déjà mis en garde ses fils,
étaient encore aux aguets.

Chapitre 15
Deux années « orageuses »

L’extraordinaire expérience des Trois Collèges dura


environ vingt ans. C’est bien peu, hélas, et on en devine
les raisons. « Cette structure », a noté le père Joseph Ca-
gni, « anticipait l’avenir ... et pour ce motif, l’époque ne
sut pas la comprendre. Il faudra encore cent cinquante ans
pour que puisse naître dans l’Église l’idée de religieuses
sans clôture, et encore quatre cents ans de plus pour ac-
cepter l’idée de la maturité chrétienne des laïcs et pour les

!179
impliquer dans la pastorale directe »94.
Tous les événements se précipitèrent dans une brève
période que le père Antoine Gentili a appelée « les deux
années orageuses ». La tempête partit de la Vénétie où,
après Vicence, l’heureuse expérience missionnaire com-
mencée en 1537 s’était étendue à Venise. Le réseau d’ami-
tiés et de « complicités » pour la réforme, tissé surtout par
la sœur angélique Paule-Antoinette Negri, avait fini par
éveiller les soupçons des autorités de la république Séré-
nissime : au début de l’année 1551, les Barnabites (nous
pouvons désormais tranquillement les appeler ainsi) et les
Angéliques, appuyés par plusieurs couples de Mariés,
furent accusés d’espionnage au profit du gouverneur de
Milan Ferrante Gonzague, à qui la comtesse Torelli était
particulièrement liée ; or c’était elle qui finançait le
groupe. Mais ce n’était sans doute qu’un prétexte. On ne
se trompe pas quand on pense que ce qui agaçait, c’était la
grande autorité exercée par une femme dans une initiative
apostolique qui s’étendait : ce n’est pas un hasard que ce
fut surtout elle qui fut visée, pour le motif aussi du style
« provocant » qui caractérisait son action, jusqu’à en de-
venir excessif et à produire des effets négatifs. Voici, en
quelques mots, ce qui se passa : le 21 février 1551, sans
aucune explication ni apparence de procès, il fut intimé
aux pauliniens de quitter Venise dans les six jours, et tout
le territoire de la Sérénissime endéans les quinze jours. La
décision avait été prise par 18 voix pour, une voix

94 G. CAGNI, Alcuni orientamenti spirituali del Cinquecento


barnabitico, in « Quaderni di vita barmabitica », 3, Roma 1979, pp.
79-80.

!180
contraire et sept abstentions (sans doute les voix de
quelques Mariés qui n’étaient pas d’accord pour souscrire
le bannissement).
Le commentaire de Paule-Antoinette fut exactement
celui qu’aurait fait Zaccaria lui-même : tous devaient se
considérer heureux d’« être rendus dignes de souffrir des
injures par amour du Seigneur »95. Et, dans l’ouvrage déjà
cité de la sœur Sfondrati, Origine et progrès, celle-ci men-
tionne qu’« ils résolurent d’obéir, tête baissée, au com-
mandement, sans aucune démonstration. Au contraire,
alors que certaines personnes importantes voulaient inter-
venir pour voir et comprendre la nature de cette disposi-
tion aussi soudaine, tous jugèrent qu’il devaient couper
court à ces modes d’agir et à ces mesures qui leur étaient
étrangères et qu’il leur fallait suivre avec satisfaction la
volonté du Seigneur. Ayant donc mis bon ordre à leurs af-
faires, regressi sunt in patriam suam (ils retournèrent à
Milan) avec grande promptitude et entière confiance en
Dieu : cette attitude les satisfaisait tous car ils désiraient,
en tant que Fils de Paul, se tenir à droite et à gauche, jouir
tantôt d’une bonne réputation, tantôt de son contraire96 .
Mais ce n’était que le début. Les cardinaux vénitiens
qui faisaient partie de la curie romaine formulèrent les ac-
cusations en une dénonciation précise. Ils dépeignirent
comme de dangereux hérétiques les pauliniens de Milan

95 P.A. NEGRI, Lettere spirituali, op. cit., p. 546


96 P. A. SFONDRATI, Origine e progressi del monastero delle
angeliche di S. Paolo di Milano, Manuscrit contenu dans les Archives
de S. Barnabé (Milan), pp. 107-108.

!181
qu’ils appelaient aussi, et non sans raison, les Guastalliens.
Tout en obéissant immédiatement aux ordres reçus, ils dé-
cidèrent cette fois de demander des explications à Rome :
au cours du mois de novembre de la même année, les
pères Besozzi et Melso se présentèrent chez certains car-
dinaux, entre autres les cardinaux Carafa, Sfondrati et
Ghislieri, pensant trouver en eux des défenseurs de leur
cause. Ils se trompaient car, en janvier 1552, les deux Bar-
nabites furent même emprisonnés ; ils obtinrent plus tard
leur libération, grâce aux bons offices de personnes amies,
dont Ignace de Loyola, et ils furent assignés à résidence
dans la maison de Basile Ferrari. Le plus « dur », en la cir-
constance, était le cardinal Carafa qui, de toute évidence,
avait cru aux « on-dit » des vénitiens. Tant et si bien que le
pape Jules III nomma, en juillet, le cardinal Alvarez de
Tolède protecteur des Barnabites et chargea Monseigneur
Léonard Marini de faire une visite apostolique pour ré-
former la Congrégation et la reporter à la vraie discipline
religieuse. C’est ainsi qu’on connut finalement les accusa-
tions. Aux pauliniens, on reprochait la trop grande facilité
d’accès des pères et des sœurs au monastère Saint-Paul et
au couvent de Saint-Barnabé (avec l’inévitable accompa-
gnement de racontars à ce sujet), la participation des sœurs
aux chapitres des pères et vice versa (voilà le hic) ainsi
que leur implication dans le gouvernement et l’administra-
tion des pères. En outre, étaient condamnés explicitement
le titre de « divine mère » réservé à la soeur Negri, ainsi
que la lecture des livres du Père Baptiste Carioni dont la
doctrine était jugée « scandaleuse en de très nombreux
points, téméraire en d’autres et hérétique en de nombreux

!182
endroits ». Un jugement sévère, finalement, était exprimé
sur certaines « superstitions » telles que la génuflexion
devant les supérieurs et le fameux « chapitre des
coulpes », c’est-à-dire l’accusation publique de ses
propres manquements, durant les réunions communau-
taires.
Le père Joseph Cagni a écrit à ce sujet : « Comme
on peut voir, l’Inquisition n’avait rien compris ni aux Bar-
nabites ni au merveilleux projet mis en œuvre par Zaccaria
pour doter l’Eglise d’une valeureuse armée de la ré-
forme ; ou bien les Barnabites avaient mal fait de ne pas se
faire connaître à Rome, comme l’avaient fait les Théatins
et les très estimés Jésuites » 97.

Disparition des Mariés de saint Paul

Les premiers à faire les frais de cette situation dra-


matique furent les Mariés de saint Paul : pendant une cer-
taine période, en 1551, on continue à parler d’eux dans les
chapitres mais, à partir de l’année suivante, ils disparurent
pratiquement. Certes, taxer d’hérésie le Père Baptiste reve-
nait à mettre en discussion le maître de Zaccaria et la spiri-
tualité qui avait caractérisé les premières générations des
pauliniens. Il faut noter que, auparavant, les écrits du do-
minicain avaient été pleinement approuvés par les inqui-
siteurs locaux, même si son style, à la limite du paradoxe,
pouvait parfois surprendre, tout comme pouvaient sur-
prendre certaines attitudes excentriques et provocatrices

97 G.CAGNI, Alcuni orientamenti, op. cit., p.90.

!183
de la sœur Negri elle-même, comme Antoine-Marie l’avait
déjà souligné (mais, en cette même période, les attitudes
de Philippe Neri n’étaient pas moins bizarres, attitudes
qui, par ailleurs, étaient acceptées sans difficulté, même en
« haut lieu ». D’autre part, dans le climat d’alerte causé
par les contre-coups de la Réforme protestante, la fantaisie
et la créativité - qui avaient obtenu des effets remarquables
dans le domaine de l’apostolat - étaient regardées avec
suspicion. On peut rappeler que Paul III, en 1537 déjà,
avait ordonné une enquête sur Baptiste Carioni dont la
doctrine n’avait encore subi aucune censure. Ce fut surtout
le poids des prélats vénitiens qui conduisit le Saint-Office
à la condamner, en lui attribuant des erreurs anciennes
comme le pélagianisme et des erreurs nouvelles qui seront
plus tard codifiées dans ce qu’on a appelé le « quiétisme »,
un courant mystico-religieux qui se forma au XVIIe siècle
en Europe et qui affirmait que la perfection consistait dans
le repos total de l’âme, affranchie de toute discipline et
préoccupée uniquement du pur amour de Dieu.
Ce n’était sûrement pas cela que soutenait Baptiste
Carioni, mais les inquisiteurs - dont aucun n’avait proba-
blement lu les œuvres - se fièrent à l’ouï-dire. Le concile
de Trente atténuera plus tard la condamnation des œuvres
du dominicain avec la clausule donec emendentur (jusqu’à
ce que soient apportées des corrections) ; le concile les
laissait entretemps dans la liste de l’Index des livres pro-
hibés et elles n’en seront sorties qu’à l’époque de la cano-
nisation d’Antoine-Marie. Pour le moment, donc, une
grande quantité fut brûlée, comme nous l’apprend une
lettre de Marc-Antoine Pagani (1526-1589), chaud parti-

!184
san de la sur Negri et futur expert au concile de Trente. Il
écrit à celle qui désormais n’était plus divine mère : « Il y
a quelques jours, quelques-uns sont allés au Borghetto
avec deux ou trois opuscules du père Baptiste ; il ont mis
le feu à un petit fagot et y ont déposé ces livres en disant :
ce sont quelques livres hérétiques écrits par un certain père
Baptiste, apostat. Et ceci me paraît une énorme bêtise »98.
Marc-Antoine Pagani ne partageait pas l’obéissance aveu-
gle envers ce qu’il considérait une persécution ; c’est pour
ce motif que, dans la nuit du 28 au 29 juillet 1552, en
compagnie d’Etienne Alemanni, il abandonna le couvent
de Saint-Barnabé en descendant par la fenêtre, attaché à
deux draps noués ensemble. Un mois plus tôt, vers la fin
du mois de juin, au monastère des Angéliques où de fortes
tensions avaient surgi, la sœur Negri et la supérieure
Paule-Marie Bonatta avaient tenté, elles aussi, de partir
mais elles en avaient été empêchées par la comtesse To-
relli.

La « normalisation »

Le visiteur apostolique arriva ponctuellement le 29


octobre, muni d’amples pouvoirs et avec des instructions
précises pour « normaliser » la situation : tout d’abord, il
visita les maisons des pères et des Angéliques puis, le 17
novembre, il convoqua le chapitre général au cours du-
quel il donna lecture des dispositions papales contre les-
quelles on ne pouvait faire appel : séparation entre les

98 O. PREMOLI, op. cit., p.515, note 3.

!185
Barnabites et les Angéliques ; interdiction absolue de
quelque forme d’autorité que ce soit de Paule-Antoinette
Negri ainsi que l’emploi du titre de « divine » ; interdic-
tion de conserver des reliques ou des écrits du père Bap-
tiste. Aux sœurs, on imposa la clôture, mettant ainsi fin à
leur extraordinaire aventure apostolique ; les Mariés, qui
du reste n’avaient pas encore obtenu l’approbation for-
melle du pape, virent la dissolution de leur groupe, due
aussi au fait que la sœur Negri fut enfermée en compagnie
d’une consœur volontaire dans le monastère de Sainte-
Claire à Milan. Elle ne pouvait y « parler avec personne,
sauf avec la prieure de Sainte-Claire et avec sa
consœur »99.
La destitution violente de la sœur Negri suscita des
réactions opposées chez les Angéliques, mais elle obéit et
se retira dans le monastère qui lui avait été assigné ; elle y
demeura jusqu’en novembre 1552, période où son état de
santé s’aggrava subitement. Ses amis obtinrent du sénat de
Milan la permission de la transporter à la campagne pour
se rétablir, mais le père Besozzi - qui, entretemps, avait été
réélu supérieur général des Barnabites - en informa le car-
dinal Alvarez ; celui-ci ordonna à la sœur de rentrer im-
médiatement au monastère de Sainte-Claire. Une nouvelle
fois, la sœur obéit mais les sœurs ne voulurent pas l’ac-
cueillir, étant donné la gravité de son état. Elle fut donc
portée dans une maison juste au-delà de la Porte Romaine,
aux environs de Saint-Calimère, qu’une de ses amies, Hip-

99 A. ERBA, L’angelica Paola Antonia Negri di Castellanza,


op. cit., p.20.

!186
polyte de Rho, avait préparée pour elle. C’est là que la
mort la surprit le 4 avril 1555 ; elle avait 47 ans. Sa dé-
pouille fut inhumée dans le monastère de Jésus Crucifié,
propriété des sœurs de sainte Marie l’Egyptienne, situé
dans la rue actuelle du Crucifié. Une plaque rappelait sa
mémoire en ces termes : Angelica Paula Antonia de Nigris
/ quae calamo sexum / mundi contemptu / coelum vicit ;
l’Angélique Paula Antonia de Negri par sa plume a dépas-
sé son sexe (allusion au magistère qu’elle avait accompli,
particulièrement par plus de 130 Lettres spirituelles qui
portent le sigle particulier A. P. A.) et par le mépris du
monde elle a conquis le ciel.
Les derniers temps, les Barnabites l’avaient prati-
quement repoussée. Même le père Soresina, qui avait dé-
claré en plein chapitre que par le bannissement des terres
vénitiennes s’accomplissait la prophétie du fondateur : « le
Crucifié veut nous marquer ainsi que notre mère par l’in-
famie »100 (cfr 2 Cor 6, 8), prit graduellement ses distances
avec l’Angélique, tandis que le père Besozzi sanctionna sa
condamnation définitive à l’occasion de la publication de
ses lettres. Comme il avait été un des « copistes » à qui la
sœur Negri dictait ses lettres ou en inspirait la teneur, la
crainte que les mesures disciplinaires prises à l’encontre
de l’Angélique ne puissent rejaillir sur sa congrégation le
poussa à soutenir que tout ne venait pas de la sœur ; thèse
qui a été démentie par une analyse rigoureuse du style et
du contenu de l’épistolaire. Cette question n’a plus beau-
coup d’importance actuellement, dans la mesure où ces

100 Atti capitolari, S III, 17v.

!187
lettres sont un témoin d’ « un aspect qui a été la marque de
la première époque paulinienne et zaccarienne, quand
commune était la pensée, communs les sentiments et
commun le travail. »101
A dire vrai, il faut reconnaître que - au moins initia-
lement - les Barnabites furent en majorité favorables à
maintenir un lien qui avait si profondément marqué leur
vie : c’est en ce sens que s’étaient exprimés Paul Omodei,
Jérôme del Torso, Timothée Groppello, le vicaire Antoine
Marzari et Nicolò d’Aviano. Le père Jérôme Marta lui-
même, supérieur général durant ces deux années de tem-
pête, affirmait en concluant le chapitre du 9 mai 1552 qu’il
fallait « être en communion avec l’esprit de la mère dont
personne n’entend dévier »102.
Malheureusement, la sœur Negri finit par avoir
vraiment tout le monde contre elle, sans doute aussi à
cause des frictions persistantes au sein du monastère de
Saint-Paul converti, et elle ne pouvait que succomber. Un
de ses plus ardents défenseurs fut le serviteur de Dieu
Marc-Antoine Pagani. A un certain point, celui-ci aban-
donna les Barnabites pour entrer, en 1557, chez les Frères
mineurs ; retourné en Vénétie, il y exerça un intense apos-
tolat dans l’assistance des pauvres et fonda deux instituts
religieux (l’institut masculin de la Sainte-Croix et l’institut
féminin des « Abandonnées »). Son procès de canonisation
est en cours.

101 G. CAGNI, Negri o Besozzi ?, in “Barnabiti studi” 6/1989, p.


217
102 Atti capitolari, S IV bis, 6r.

!188
En 1576 eut lieu une tentative de réhabilitation de
Paule-Antoinette Negri par les soins du père Jean-Paul
Folperto, ancien barnabite et recteur du collège Taegi à
Milan : il s’occupa de recueillir l’épistolaire de Paule-An-
toinette, source de spiritualité extrêmement riche qui
compte 133 lettres, dont 70 sont éditées, une insérée dans
les écrits d’Antoine-Marie Zaccaria, tandis que les 66
autres sont conservées aux archives générales des Barna-
bites. Parmi les lettres inédites, particulièrement intéres-
santes sont les 22 lettres adressées au noble vénitien, de-
venu plus tard barnabite, Ange Michiel, fils spirituel de la
soeur Negri. C’est à juste titre qu’on a affirmé que « nous
nous trouvons devant un corpus compact qui révèle un
seul esprit et une seule main … Il représente un document
précieux des idées qui animaient, non seulement les indi-
vidus, mais tout le milieu des pauliniens et il révèle le haut
degré de spiritualité vécu par les instituts nés du cœur
d’Antoine-Marie » et de la munificence de Paule Torelli. Il
n’est pas hasardeux de retenir que, parmi les œuvres ascé-
tiques et mystiques du milieu du XVIe siècle, ces lettres
« occupent une place qu’on ne peut plus négliger dans
l’histoire de la réforme catholique, en tant que signe du
renouveau et de la ferveur de l’Église tridentine. »103

103 P. A. NEGRI, Lettere spirituali. Antologia a cura di A.


ERBA e A. GENTILI, Roma 1985 (pro manuscriptu), p. 56.

!189
Chapitre XVI
L’expansion apostolique

Les « deux années de tempête » s’étaient donc ter-


mi-nées par un acte général d’obéissance, payé au prix du
départ de ceux qui, non sans raison, ne se reconnaissaient
plus dans l’inspiration originelle qui avait donné naissance
aux Trois Collèges (une douzaine de religieux). La derniè-
re « victime », si on peut l’appeler ainsi, fut la comtesse
Torelli. Après la visite canonique, les Angéliques avaient
adopté de bon gré la clôture monastique et une partie de la
communauté n’appréciait pas que des personnes de l’ex-
térieur puissent continuer à fréquenter la communauté, en-
tre autres la princesse de Molfetta, épouse du gouverneur
de Milan, Ferrante Gonzague, et grande amie de Louise
Torelli. Durant les absences de son mari, elle demeurait
volontiers au monastère, prenant part à toutes les pratiques
de piété, tant de jour que de nuit, et elle séjournait aussi à
l’hôtellerie du monastère. Et elle n’était pas la seule. C’est
ainsi que certaines Angéliques, dérangées par tout ce va-
et-vient sollicitèrent de Rome un décret imposant une clô-
ture plus stricte empêchant l’entrée des personnes étran-
gères.
Toutes espéraient que la comtesse accepterait ce ré-
gime de clôture, bien que personne n’osât lui en parler ou-
vertement. Pour l’obliger à prendre cette décision, selon ce
que raconte l’Angélique Anonyme dans ses Mémoires,
« on retrouva un certain document où il apparaissait clai-
rement que la comtesse avait fait profession et que, pour

!190
cette raison, elle était obligée à s’enfermer dans la clô-
ture ». Il s’agissait, en réalité, de la fameuse « profession
tacite » qu’elle avait faite en privé dans les mains de P. A.
Negri le jour de la profession des premières Angéliques,
qui ne la liait qu’en conscience et non publiquement. La
question fut toutefois soumise à Rome où ce fut le désir
d’uniformité aux dispositions du concile de Trente qui
prévalut : Rome répondit que cette profession était valide
et que la comtesse aussi devait donc accepter la clôture par
ordre du pape.
A dire vrai, ni la comtesse Torelli, ni P. A. Negri, ni
les trois fondateurs des Barnabites n’avaient jamais pensé
à une vie de clôture. Voici donc quelle fut la réaction de la
comtesse, toujours selon le récit de l’Angélique Ano-
nyme : « La dame comtesse fut avisée en secret de l’ordre
qui arrivait. Celle-ci, persuadée que son intention n’avait
jamais été telle, quitta sans rien dire le monastère le matin
comme d’habitude, se rendit à la cour du gouverneur, don
Ferdinand Gonzague, pour traiter de ses affaires mais, le
soir, elle ne rentra pas au monastère. Les mères l’atten-
dirent longuement, incapables d’imaginer ce qui pouvait
être arrivé, parce que la comtesse ne passait jamais la nuit
hors du monastère. Elles l’envoyèrent chercher le lende-
main et de nombreuses autres fois, mais celle-ci ne voulut
plus rentrer, estimant qu’elle avait subi un affront de la
part de la congrégation »104.
Cet événement eut de graves conséquences pour le
monastère auquel vint à manquer le soutien économique

104 ANGELICA ANONIMA, Memorie, op. cit., pp. 23-25

!191
que la comtesse lui garantissait auparavant. Plus tard, cette
femme acquit un terrain aux environs de Saint-Barnabé à
Milan et y construisit le Collège de la Guastalla (actuelle-
ment siège des bureaux communaux et judiciaires) ; plus
tard, il fut transféré à Monza, dans le quartier de Saint-
Fruttuoso où il existe encore. L’édifice d’origine, acquis
par la Commune de Milan, donne aussi son nom à la rue
qui le longe, dite justement rue Guastalla. Une fois passée
la période de la plus grande tension, la comtesse « en per-
sonne », comme l’écrit Paule-Antoinette Sfondrati dans
son histoire des origines des Angéliques, « parfois pendant
de très longs moments à la grille du parloir, avec une
grande sollicitude, et accompagnée de ses amis les plus
familiers, nous découvrait son amour et sa tendresse »105.
Durant sa grave maladie, saint Charles lui rendit visite et
lui demanda de consentir à être enterrée au monastère des
Angéliques, mais la comtesse avait déjà choisi dans ce but
une chapelle de l’église Saint-Fidèle. C’est là qu’elle fut
donc déposée après sa sainte mort, survenue le 28 octobre
1569. En 1657, on plaça sur sa tombe l’inscription sui-
vante, que nous traduisons du latin : « Femme d’une ex-
cellente renommée et de sens religieux / insigne par la
sainteté de ses mœurs / et sa très grande vertu / remar-
quable par son ardente charité / envers Dieu / et par le mé-
pris d’elle-même et de ses propres biens ». Toutefois, elle
laissa par testament quelques propriétés aux Angéliques.
Venons-en à la branche masculine. Une fois termi-
née la phase que nous pourrions appeler charismatique,

105 A. SFONDRATI, Origine e progressi, op. cit., pp. 130-131.

!192
mais qui toutefois ne fut pas exempte de quelque déséqui-
libre, suivit une période de réflexion et de recherche pour
redonner de la cohésion aux pauliniens, grâce à une orga-
nisation plus précise concernant le recrutement des sujets,
leurs charges et compétences (distinguant pères et frères,
c’est-à-dire religieux non-prêtres), les critères de leur for-
mation et une meilleure organisation juridique. Pendant un
quart de siècle, au sein de l’ordre, fut mené un intense tra-
vail de réflexion pour rechercher des objectifs spirituels
plus homogènes et des lois plus claires. Les problèmes ne
manquaient pas mais la chance voulut qu’à la tête des
Barnabites se succédèrent des hommes de grande capacité
comme Besozzi, Omodei et un jeune aux qualités excep-
tionnelles qui était entré dans l’Ordre au printemps de
1551, donc en pleine bourrasque : Alexandre Sauli. Entre-
temps, furent fondées les premières maisons hors de Mi-
lan : on commença par Pavie, en pensant à tous ceux qui
s’adonnaient aux études (1557) ; vinrent ensuite les mai-
sons de Crémone, Casale, Monza, Rome et Verceil. C’est
alors qu’apparurent aussi les premiers témoignages sur la
vie et la sainteté d’Antoine-Marie : le premier est dû à
l’Angélique Paule-Antoine Sfondrati senior, dans son ou-
vrage intitulé Origines et progrès du Monastère de Saint-
Paul de Milan ; de grand intérêt sont aussi les Attestations
concernant la vie et la mort du révérend père don Antoine-
Marie Zacharia du père Baptiste Soresina (fin du XVIe),
ainsi que les Mémoires de l’Angélique anonyme déjà citée
(début du XVIIe). Plus tard, ce sera le tour des historiens
Jean-Antoine Gabuzio († 1627) et Anaclet Sec-chi
(† 1615), auxquels se joindront toute une série d’au-teurs,

!193
remontant au XVIIe mais dont les écrits ne paraî-tront
qu’après leur mort : Charles Bascapé († 1615), Au-gustin
Tornielli († 1622), Ambroise Mazenta († 1635), In-nocent
Chiesa († 1637), Christophe Giarda († 1649) et Laurent
Torelli († 1660) ; le travail de ce dernier, Résumé de la vie
du vénérable Antoine-M. Zaccaria, bien que revu par le
chapitre général de 1656, restera inédit.

Nouvelles Constitutions

Retournons un moment à cette dramatique année


1552. Une fois remis du choc, les disciples d’Antoine-Ma-
rie pensèrent avant tout à rédiger des Constitutions. Les
années précédentes, déjà, on avait discuté en chapitre d’un
texte du père Baptiste Carioni, complété par Antoine-Ma-
rie, mais sans arriver à une rédaction définitive. Celle-ci
fut préparée en peu de temps par le père Melso et approu-
vée en présence du visiteur apostolique monseigneur Léo-
nard Marini ; ce dernier la soumit aux schémas juridiques
traditionnels rigides, sans laisser place aux improvisations
et éliminant beaucoup d’innovations typiques des
origines : ce sont les premières Constitutions. Par
exemple, le noviciat devait avoir des limites chronolo-
giques précises, la profession ne pouvait être émise avant
25 ans (c’était alors l’âge de la majorité), les novices ne
pouvaient pas avoir voix active et passive dans les cha-
pitres, etc. Les Constitutions rappelaient en outre l’impor-
tance prioritaire de l’obéissance « vrai sacrifice du cœur »,
puisque ceux qui veulent servir Dieu « ne doivent avoir
aucune volonté propre, par la totale abnégation d’eux-

!194
mêmes ». Évidemment, ce texte fut considéré comme pro-
visoire, entre autres parce qu’à Trente était réuni le concile
qui devait apporter des modifications à la discipline reli-
gieuse. De fait, dès le chapitre de 1570 on décida une nou-
velle rédaction qui tiendrait compte des apports et des
suggestions venant de tous les Barnabites. Le travail était
presque terminé quand la fameuse peste dite de saint
Charles (1577) contraignit à reporter le chapitre général au
mois de novembre 1578, au cours duquel, sous la direction
de Charles Borromée qui présida toutes les séances, fut
dis-cuté et approuvé le texte définitif. Ce texte fut envoyé
à tous les membres de l’Ordre, accompagné d’une lettre
du même cardinal, datée du 25 janvier 1579. Le 25 avril
de la même année, le pape Grégoire XIII approuva et
confirma « in perpetuo » les nouvelles Constitutions qui
furent en-suite promulguées officiellement par le chapitre
général le 25 mai. L’évidente inspiration cénobitique qui
discipline les communautés barnabitiques laisse ouverte la
question du champ spécifique de l’apostolat réservé aux
religieux. Les Constitutions les présentent comme « colla-
borateurs des évêques » dans la prédication et la direction
spirituelle, mais n’ajoutent rien de plus. Ceci donnera à
l’Ordre un ca-ractère éclectique très réussi qui exprime au
mieux cette disponibilité, ce désir paulinien de se faire
« tout à tous », typiques de l’action des Barnabites au
cours des siècles. Viendront ensuite trois grandes figures
de pères généraux pour imprimer une marque décisive à
leur histoire : Char-les Bascapè (en charge de 1586 à
1593), Côme Dossena (de 1596 à 1599) et Ambroise Ma-
zenta (de 1602 à 1617). Sous leur impulsion, les confrères

!195
accentueront leur pré-paration scientifique et ouvriront des
écoles pour l’ins-truction et l’éducation de la jeunesse.
Alexandre Sauli (1534-1592) mérite un discours à
part. Le père Gentili affirme « qu’il traversa le ciel barna-
bitique comme une comète apportant d’heureux présa-
ges ». Au début, quand il demanda d’entrer dans l’Ordre,
les pères hésitaient. Bien qu’il déclarât « entendre un ap-
pel intérieur venant du Crucifié » et se présenter à la
Congrégation « pour s’abandonner entièrement aux mains
de l’obéissance et pour ne jouir d’aucune aise corporelle
ou spirituelle », des doutes s’élevaient à cause de son âge
(il avait à à peine 17 ans), du rang social de sa famille et
de la carrière qui s’ouvrait à lui comme page à la cour de
l’em-pereur Charles-Quint. Mais lui renouvela sa demande
et les pères, pour le mettre à l’épreuve, lui imposèrent « de
porter la croix sur la place des Marchands (c’est-à-dire au
centre de Milan) et d’y faire une prédication sur les vani-
tés du monde ». Le jeune homme s’y rendit le matin de la
Pentecôte : portant son riche habit de page, il porta sur ses
épaules une lourde croix de bois (on la vénère encore dans
la maison-mère de Milan) et, monté sur les tréteaux d’un
saltimbanque, il s’adressa à la foule stupéfaite. Ce geste
mémorable est renouvelé symboliquement dans les novi-
ciats des Barnabites par tous ceux qui s’apprêtent à en
embrasser la règle. Il traversa indemne la bourrasque de
1552 (il pensait en effet que tout se serait « arrangé ») et,
une fois devenu prêtre en 1556, c’est à lui que revint, mal-
gré son jeune âge, de mettre en route la tradition de la
formation et des études qui préparerait les nouvelles géné-
rations des Barnabites. Dix ans plus tard, en 1567 préci-

!196
sément, il fut même élu père général à 34 ans à peine ! Ses
capacités extraordinaires de gouvernement le firent remar-
quer auprès de la curie romaine et, deux ans plus tard, le
pape Pie V (le dominicain Michel Ghislieri, qui estimait
beaucoup les Barnabites) le nomma évêque d’Aleria en
Corse. Son successeur Grégoire XIII (Niccolò Sfondrati,
qui avait été son fils spirituel) l’appela en 1591 à diriger le
diocèse de Pavie mais, épuisé par les fatigues aposto-
liques, Sauli mourut à Calosso d’Asti le 11 octobre 1592.
Il n’avait que 58 ans. Il fut béatifié en 1742 par Benoît
XIV et canonisé par Pie X en 1904.
Les Barnabites lui doivent beaucoup pour ses dons
d’organisateur et de législateur : c’est lui qui voulut, com-
me fondement pour la congrégation. une formation inté-
grale humaine, intellectuelle et religieuse (avec un accent
tout particulier sur la pratique de la méditation et de l’eu-
charistie) ; cette formation sera une des caractéristiques les
plus remarquables des générations successives des Barna-
bites. Et c’est grâce à Alexandre Sauli que naquirent les
contacts avec Charles Borromée. Le 23 septembre 1565,
celui-ci fit son entrée solennelle à Milan en qualité d’ar-
chevêque et il laissa tout de suite entendre qu’il y serait
resté pour être, à temps plein, le pasteur du diocèse.

Aux côtés de saint Charles Borromée

Le cardinal Borromée intervint presque aussitôt pour


trancher en faveur des Barnabites une controverse concer-
nant l’attribution de l’église Saint-Barnabé : à la mort du
chanoine Gritti qui en était le titulaire, son neveu exhiba

!197
des prétendues lettres apostoliques et revendiqua le droit
de succéder dans cette charge. L’affaire fut discutée à Ro-
me ; grâce à l’intervention décidée de saint Charles, elle se
résolut en faveur des religieux. A partir de ce moment,
l’archevêque fut chez lui a Saint-Barnabé : il y séjournait
pour se reposer des fatigues des visites pastorales, il me-
nait vie commune avec les pères et leur donnait même un
coup de main, après les repas, pour faire la vaisselle ! (on
conserve encore l’évier massif dans la cour intérieure du
couvent). Cela montre quelle estime il nourrissait envers
cette communauté qui avait gardé la ferveur des origines.
Le saint archevêque fut mis dans l’obligation de ré-
soudre un gros problème, celui des Humiliés, un ordre re-
ligieux ancien qui se signalait malheureusement par son
relâchement et son manque de discipline, en évident
contraste avec le nom qu’il portait. L’archevêque pensait
que leur fusion avec les Barnabites en aurait facilité la ré-
forme. Alexandre Sauli, qui exerçait à ce moment la
charge de père général, se déclara nettement opposé à ce
projet, mais il accepta toutefois la proposition d’envoyer
les pères Berna et Maletta dans le couvent Saint-Jacques à
Crémone pour tenter d’y remettre bon ordre. Vu les résul-
tats peu encourageants, le cardinal retourna à la charge
pour mettre en œuvre le projet de fusion ; une nouvelle
fois, Alexandre Sauli s’y opposa. D’ailleurs, le cardinal se
rendait compte que, à lui seul, il ne réussirait pas à mener
à bon terme l’entreprise de réforme, parce que les Humi-
liés résistaient avec ténacité à toute tentative de change-
ment. Quatre de ces religieux en arrivèrent même à atten-
ter à la vie du cardinal : le soir du 26 octobre 1569, alors

!198
qu’il était en prières dans sa chapelle privée, saint Charles
fut atteint par un coup d’arquebuse, tiré à bout portant par
le frère Jérôme Donato, dit le Farina. Heureusement, la
balle fut freinée par son rochet (ou plutôt, selon les paroles
du cardinal lui-même, par un miracle). A la suite de cet
attentat, l’ordre des Humiliés fut supprimé le 17 février
1570. Le couvent de Brera, un de leurs sièges les plus
prestigieux fut confié aux Jésuites qui y installèrent une
université renommée, tandis que d’autres propriétés furent
confiées aux Barnabites, entre autres la prévôté de Saint-
Jacques à Crémone et l’église Sainte-Marie in Carrobiolo
à Monza, où fut installé le noviciat.
Saint Charles confia aux Barnabites plusieurs
charges importantes, surtout la réforme des couvents et
des monastères, mais aussi, comme dans le cas du père
Charles Bascapé, une délicate mission diplomatique au-
près du roi d’Espagne, Philippe II, pour améliorer les rap-
ports entre l’archevêque et le gouverneur de Milan ; il les
chargea aussi de cycles de prédication populaire dans le
Valteline où la pénétration calviniste était forte (c’est dans
cette région que se distingua le père Dominique Boerio).
Avec Bascapè, il s’agissait d’une amitié de longue date :
après avoir avoir obtenu sa licence en droit canonique et
civil, le jeune homme s’était présenté à Charles Borromée,
lui demandant de devenir prêtre. Le saint avait éprouvé
son talent et sa profondeur spirituelle ; il avait approuvé
son choix d’entrer chez les Barnabites, tout en demandant
aux pères de pouvoir compter sur lui pour le bien de
l’Église. A partir de ce moment, Bascapè devient un colla-
borateur précieux de son archevêque : ce fut lui qui l’as-

!199
sista jusqu’à sa mort, survenue le 4 novembre 1584, et il
fut aussi son premier biographe. Et quand fut introduite la
cause de canonisation de Charles Borromée, outre sa dé-
position comme témoin, comme beaucoup de ses
confrères, il rédigea les quasi trois cents interrogatoires du
procès. Il se rendit ensuite à Rome, au nom des évêques de
Lombardie, pour solliciter la conclusion positive de la
cause. Charles Borromée fut canonisé par Paul V le 1er
novembre 1610. En son honneur, les Barnabites construi-
sirent à Rome l’église Saint-Charles ai Catinari, la pre-
mière à être dédiée au plus célèbre des évêques tridentins.
D’autres Barnabites travaillèrent aux côtés de saint
Charles dans son action réformatrice : en plus de Sauli,
nous pouvons citer les pères Besozzi, Asinari, Marta et
Berna. Mais il faut rappeler aussi l’héroïque dévouement
des Barnabites, tout comme celui d’autres religieux, dans
l’assistance matérielle et spirituelle des victimes de la ter-
rible peste qui éclata à Milan en 1576 : plusieurs religieux
y perdirent la vie. Parmi ceux-ci, le père Berna cité plus
haut, que Zaccaria appelait « amoureux de la souffrance »
et que Borromée estimait comme un saint, et aussi Cor-
neille Croce. Tous deux moururent au lazaret du Gentilino,
appelé aujourd’hui Rotonde de Besana, au-delà de la Porte
Tosa, non loin de Saint-Barnabé.

Un ami : saint François de Sales.

Autre évêque qui estimait beaucoup les Barnabites :


saint François de Sales (1567-1622). Au printemps de
1613, l’évêque de Genève, en voyage vers Milan où il

!200
voulait accomplir un vœu sur la tombe de saint Charles, fit
halte à Turin chez Emmanuel I de Savoie. Il recherchait
des religieux à qui confier le collège Chappuys d’Annecy ;
comme les Jésuites, pressés par d’autres demandes, a-
vaient refusé cette offre, il en parla au duc et celui-ci le
mit en contact avec les Barnabites qui géraient la paroisse
Saint-Dalmas. Le prélat y fut accueilli avec une grande
cordialité et, après une brève visite à la maison de Verceil,
il se rendit à Milan où il logea chez les Barnabites dans la
chambre où saint Charles avait l’habitude de se retirer.
François de Sales exposa son problème au père général,
Ambroise Mazenta, et les pères acceptèrent la direction du
collège d’Annecy. Ils s’occupèrent aussi de la catéchèse
dans quatre églises de la ville et, quand l’évêque était ab-
sent, de l’assistance spirituelle des sœurs de la Visitation
qu’il avait fondées.
Avec le temps, la familiarité de l’évêque avec les
Barnabites devint plus profonde à tel point que, le 7 mai
1617, il fut affilié à la Congrégation par le père général
Dominique Boerio. D’Annecy, les fils de Zaccaria furent
ensuite appelés, - toujours grâce aux bons offices de l’ar-
chevêque -, à Thonon, dans le Chablais et en France. Le
père Juste Guérin, envoyé comme économe du collège
Chappuys, devint ce que Bascapè avait été pour saint
Charles : ce fut lui qui récolta le matériel nécessaire pour
le procès de canonisation de François de Sales et il lui
succéda comme évêque de Genève. Ce furent toujours les
Barnabites qui jouèrent un rôle déterminant, dans la per-
sonne du cardinal Louis Bilio, pour que saint François fût
déclaré docteur de l’Église par Pie IX. Ce n’est pas un ha-

!201
sard que, tout comme Charles Borromée, François de
Sales ait été déclaré patron de l’Ordre.

Au service de l’Église

En 1662, le siège de l’Ordre fut transféré de Milan à


Rome et, à partir de ce moment, les rapports des Barna-
bites avec le Siège Apostolique s’intensifièrent ultérieure-
ment. C’est avec raison que le père Gentili définit « siècle
d’or » la dernière partie du XVIIe siècle et tout le XVIIIe,
à cause de la présence incisive des fils de Zaccaria dans le
domaine de la culture, dans la prédication, la direction spi-
rituelle et les missions. Il faudrait consacrer un chapitre à
part à leur activité scientifique et littéraire, parce qu’on
devrait parler de générations entières de religieux juste-
ment fameux par leur niveau culturel. Un exemple entre
tous : sous le généralat du père Bascapè, qui donna une
impulsion non négligeable aux études, à l’occasion de la
prise de possession du diocèse de Milan par Frédéric Bor-
romée, le 18 août 1595, les jeunes barnabites organisèrent
une réception au cours de laquelle parlèrent don Jules Ca-
valcani, don Charles Bossi et don Barthélemy Gavanti,
respectivement en latin, grec et hébreu, tant était grande
leur familiarité avec ces langues.
Avec le temps, les religieux se spécialisèrent dans
l’enseignement, ouvrant leurs écoles aux externes tant en
Italie qu’à l’étranger. A les pousser dans cette direction, il
y eut des papes, des évêques, des autorités locales et des
bienfaiteurs : rien qu’en Italie, jusqu’en 1870, après les
écoles Arcimboldi de Milan (1608), les pères en ouvrirent

!202
à Udine, Foligno, Asti, Florence, Pise, Livourne, Alexan-
drie, Lodi, Gênes, Bergame, Tortone, Turin, à Milan de
nouveau (le collège Longone et celui des saints Simon et
Jude), Aoste, Arpino et Bologne. Leur enseignement se
structura dans un cycle éducatif proprement dit, tant dans
les séminaires que dans les internats. Le dernier degré fut
l’accession à l’enseignement universitaire.
C’est de là que sortirent des savants qui cultivèrent
les lettres classiques, tel Pierre Rosati (1834-1915), qui se
rattache à l’illustre tradition des pères Salvator Corticelli
(1690-1785), auteur d’une grammaire italienne très répan-
due, et Onofrio Branda (1710-1776), connu pour sa polé-
mique avec Parini. Des historiens de la stature d’Augustin
Tornielli (1543-1622) qui commença la publication des
Annales ecclesiastici et des bibliophiles renommés comme
Joseph Boffito (1864-1944). Des archéologues remar-
quables, dont Louis Bruzza (1813-1883) et Humbert Faso-
la (1917-1989), l’égyptologue Louis Ungarelli
(1779-1845), fondateur du musée égyptien du Vatican, et
l’assyriologue Louis Cagni (1919-1998). Des savants
illustres tels Ambroise Mazenta (1565-1635), architecte à
qui on doit la cathédrale de Bologne, Paul Frisi
(1728-1784) mathématicien et hydrologue, François Den-
za (1834-1894), fondateur de l’Observatoire du Vatican,
Timothée Bertelli (1826-1905), sismologue, inventeur du
thermomètre qui porte son nom. Mais aussi des philo-
sophes comme le cardinal Sigismond Gerdil (1718-1802),
auteur de l’Anti-Emile, le père Dominique Bassi
(1875-1940), expert en pédagogie et le philosophe Vincent
Cilento (1903-1980). Sans parler des biblistes, des théolo-

!203
giens, des moralistes, des canonistes, des liturgistes et des
auteurs spirituels dont les noms rempliraient ces pages. Et
tout spécialement les saints : un exemple suffit, celui de
l’Apôtre de Naples, François-Xavier Marie Bianchi (1743-
1815), charismatique et thaumaturge, canonisé en 1951
par Pie XII.
L’activité missionnaire, déjà commencée dans les
Grisons et le Béarn. où la réforme protestante avait poussé
de profondes racines, déboucha de façon imprévue vers
l’Extrême-Orient, au cours du XVIIIe siècle, quand Clé-
ment XI confia à quelques pères une tâche délicate en
Chine : mettre d’accord Dominicains, Franciscains et Jé-
suites, qui avaient des avis opposés sur l’adoption des rites
chinois dans la religion chrétienne. Mais, par deux fois,
leur tentative échoua, principalement à cause de l’hostilité
de l’empereur chinois envers les nouveaux arrivants. Sous
Benoît XV, un groupe de missionnaires barnabites put en-
fin se rendre en Birmanie. Là, après bien des vicissitudes,
dues à des bouleversements politiques locaux, à des im-
prévus et à des malheurs (dont un naufrage), les mission-
naires exercèrent une action apostolique et culturelle effi-
cace mais, finalement, ils durent se retirer. Certains
payèrent de leur sang leur héroïsme, tel monseigneur Paul
Nerini, en août 1756, pour avoir refusé de livrer les
femmes réfugiées dans l’église. Les militaires chargés de
l’exécution avaient tenté de le sauver en portant au roi la
tête d’un autre prêtre portugais. Une fois découverts, il du-
rent tuer à coup de lance le Barnabite. La mission en Bir-
manie dura jusqu’en 1830, date à laquelle le père général
Joseph Preda remit le mandat dans les mains du pape Pie

!204
VIII.
Les Constitutions établissaient que les religieux de-
vaient militer comme « collaborateurs des évêques », mais
à condition de ne pas devoir accepter de fonctions, charges
et dignités en dehors de leur Ordre : en d’autres mots, il y
avait incompatibilité entre l’habit religieux et les charges
ecclésiastiques. Le père Dossena avait tracé une ligne pré-
cise à cet égard : accepter les charges, fuir les honneurs,
travailler dans l’Église comme barnabites et seulement
comme barnabites. Pour cette raison, il s’était opposé à la
nomination épiscopale de certains confrères célèbres.
« Mais, commente le père Gentili, ni le père Dossena, ni
les Barnabites qui lui succédèrent ne purent échapper à la
logique des choses ! Cette résistance à outrance à l’accep-
tation des charges reflétait un fait établi : la haute estime
des papes pour les qualités et les capacités des Barnabites
et, en même temps, elle constituait la meilleure garantie
que les charges confiées à ces pères seraient exercées sans
ambitions humaines ni esprit de lucre, mais avec zèle et
esprit surnaturel. Le cardinal Antoine Barberini, frère du
pape Urbain VIII, n’avait-il pas dit au père général, lors de
la notification de la nomination de Juste Guérin, imposée
par un précepte contraignant après deux vaines tentatives :
« C’est aux personnes d’un tel mérite qu’il faut confier les
charges et non à ceux qui les briguent»106 . En un mot, on
ne pouvait pas refuser au pape. Après Alexandre Sauli et
Bascapè, ce fut précisément le père Dossena qui fut nom-
mé évêque de Tortone. Et en 1695, Jacques-Antoine Mori-

106 A. GENTILI, I Barnabiti, op. cit., p. 201.

!205
gia (1633-1708), nommé archevêque de Florence, fut aussi
le premier cardinal barnabite : Innocent III l’avait créé in
pectore, c’est-à-dire en tenant cette nomination secrète
jusqu’en 1699, date à laquelle il lui conféra solennelle-
ment la pourpre. En plus de Morigia et Gerdil, il faut citer,
parmi les cardinaux insignes de l’Ordre, Louis Lambru-
schini (1776-1854) et Louis Bilio (1826-1884) : ces der-
niers, tout particulièrement, ont leurs noms liés à la prépa-
ration et à la réalisation de deux grands moments de
l’Eglise du XIXe siècle, la proclamation du dogme de
l’Immaculée Conception (8 décembre 1854) et la célébra-
tion du concile Vatican I (1869-1870) au cours duquel a
été défini le dogme de l’infaillibilité du pape, quand il
parle ex cathedra.

Les trois Collèges de nos jours

Les Barnabites et les Angéliques virent se dérouler


le XXe siècle sous les meilleurs auspices et, à cheval sur
les années Cinquante, ils purent compter sur deux guides
remarquables : Ildephonse Clerici (1883-1970), père géné-
ral de 1937 à 1952 et Jeanne-Françoise Brambini
(1910-1971), mère générale de 1946 à 1970.
La tradition éducative scolaire peut se vanter en
cette période de collèges prestigieux auxquels s’ajoutèrent
les externats, plus conformes aux nouvelles exigences pé-
dagogiques, attentives aux liens avec les familles des
élèves. Tout aussi important s’est révélé l’apostolat dans
les patronages dont le père Redolfi (1777-1850) fut un vrai
pionnier, et c’est de ce modèle que saint Jean Bosco lui-

!206
même s’inspira. Nous pourrions citer aussi le séminaire
pour les clercs pauvres érigé dans le diocèse de Milan par
le père Louis Villoresi (1814-1883), qui compte parmi ses
élèves un prêtre qui sera sans doute canonisé, le vénérable
Louis Talamoni (1848-1926), fondateur des sœurs de la
Miséricorde.
Dans le domaine de l’œcuménisme se détachent
deux religieux importants, passés au catholicisme et deve-
nus Barnabites : le russe Augustin Schouvalov
(1804-1859) et un norvégien, le vénérable Charles Schil-
ling (1835-1907), liés tous deux au grand apôtre de l’unité
des chrétiens, le père César Tondini (1839-1907). Le re-
nou-veau culturel, dans la période caractérisée par l’agita-
tion du modernisme, trouva dans le serviteur de Dieu, le
père Jean Semeria (1867-1931), un représentant de pre-
mière grandeur qui a laissé une trace significative dans les
domaines de l’apologétique et de l’éloquence, pour at-
teindre les sommets de la charité durant la grande guerre
de 14-18. Avec celui de don Jean Minozzi, c’est son nom
que porte la Famille des Disciples, fondée en 1925 pour
accueillir les orphelins de ce terrible conflit.
Autre signe de la vitalité renouvelée des Instituts liés
à Zaccaria : la reprise de l’activité missionnaire en Amé-
rique latine et en Afrique, dans la ligne des désirs du Fon-
dateur qui voulait envoyer ses disciples répandre partout
la ferveur et l’élan sprituel. En outre, on recommença à
reprendre le dessein des origines : celui des Trois Col-
lèges, alors que le groupe des Mariés avait disparu et que
les Angéliques s’étaient éteintes. Ces dernières, en effet,
avaient subi le funeste contre-coup de la Révolution fran-

!207
çaise et, contraintes à ne plus accepter de novices, elles
s’étaient éteintes en 1846 avec la mort de Thérèse Trotti
Bentivoglio qui eut l’habileté de confier au père Esprit
Corti des précieux documents d’archives. Celles que saint
Charles Borromée appelait « les pierres précieuses » de sa
mitre épiscopale et qui, par leur vie exemplaire, rendirent
illustres leurs monastères, connaîtront pourtant à partir de
1879 une vraie renaissance, selon l’orientation apostolique
des origines. Ce fut surtout grâce à la sœur Flore Bracaval
(1861-1935), désormais vénérable et dont le corps repose
dans la communauté des Angéliques d’Arienzo (Naples).
Pareillement, le Troisième Collège revint sur la scène,
grâce à diverses tentatives telles que le Tiers Ordre barna-
bitique en France (1870) et la Ligue de Saint-Paul en Italie
(1919) pour en arriver à la fondation du Mouvement des
Laïcs de Saint-Paul (1986) qui a pris son essor avec la de-
vise : « Ou nous sommes trois ou nous ne sommes pas
nous-mêmes ».
On ne peut passer sous silence le rayonnement du
charisme de Zaccaria à travers la fondation de diverses
familles religieuses grâce à des Barnabites, telles les
Sœurs de la Divine Providence (1832), les sœurs du Pré-
cieux Sang (1876), les Petites Travailleuses du Sacré-
Cœur (1935) et les missionnaires de sainte Thérèse de
l’Enfant-Jésus (1954), nées par l’initiative du serviteur de
Dieu, Mgr Elisée Coroli. Il faut encore y ajouter l’Institut
séculier des Disciples du Crucifié (1958).
Avec la célébration du concile Vatican II, les fa-
milles de Zaccaria sont entrées dans une nouvelle période,
sous certains aspects encore inédite, de leur histoire. Cette

!208
période comporte non seulement le retour à l’intuition ori-
ginelle (il s’agit de cette « réforme » incessante de la vie
consacrée, inscrite en lettres d’or dans l’enseignement
d’Antoine-Marie) mais aussi de sa transposition dans la
société de notre temps, en en accueillant le langage, en
favorisant ses aspirations et en vivant ses contradictions.
« Nous sommes nés comme une sorte de détache-
ment d’élite au service de l’Église engagée dans l’œuvre
gigantesque de la réforme post-tridentine, affirme le père
général Jean Villa, dans une interview avec Victor Mes-
sori, une petite troupe, d’intervention rapide, souvent
chargée de missions importantes et parfois prestigieuses.
De toute façon, une souplesse, une élasticité qui peuvent
être précieuses dans une Église engagée une nouvelle fois
dans une saison post-conciliaire. »107

Chapitre XVII
Une renommée ininterrompue de sainteté

Nombreux étaient ceux qui regardaient Antoine-Ma-


rie comme un saint, déjà de son vivant. Plus nombreux
encore après sa mort. L’église de Saint-Paul converti où,
jusqu’en 1556, sa dépouille n’était pas inhumée mais ex-
posée à la vénération de la foule, voyait continuellement,
tantôt les pères, tantôt les Angéliques, mais aussi la gent

107 V.MESSORI, Religiosi task force, in « Jesus », février 2001,


p. 70-71.

!209
commune qui venaient se recommander à l’intercession du
serviteur de Dieu et obtenaient des grâces signalées. Cette
renommée de sainteté était alimentée également par les
témoignages autorisés de ceux qui avaient connu Antoine-
Marie ou son œuvre : Pie V, Charles Borromée, Ignace de
Loyola, François de Sales, Philippe Neri - qui, plus tard,
furent tous canonisés -, disaient du bien de lui et des deux
cofondateurs ; tous trois, dans l’iconographie déjà abon-
dante, avaient une auréole et portaient le titre de bienheu-
reux. Voici, par exemple, ce qu’on pouvait lire sur une ins-
cription placée sous un portrait de Zaccaria exposé en
l’église Saint-Vincent à Crémone : « Célèbre par ses mira-
cles, par sa virginité, par son don de prophétie et sa capa-
cité de chasser les démons ». A un autre endroit, était ex-
posée une longue épigraphe latine gravée sur une co-
lonne ; en voici la traduction :
A ANTOINE-MARIE ZACCARIA
Ange en forme humaine et homme angélique
Fondateur des Clercs Réguliers de Saint-Paul
Des Religieuses Angéliques
Et de pieuses Sociétés
Destructeur des vices, aimant la chasteté
Restaurateur du culte divin
Fervent zélateur du salut des âmes
Semeur de la Parole divine
Imitateur très fidèle de saint Paul
Travailleur infatigable dans la vigne du Seigneur
Ennemi constant du monde et de la chair
Ses ennemis
Vainqueur des démons

!210
Par sa charité, flamme ardente de l’Esprit éternel
Déjà citoyen du ciel où il demeure maintenant
La cité de Crémone
Qui protège et nourrit ses fils
Pleine d’admiration pour son concitoyen
Devenu concitoyen des anges
En signe de joie
Pour ses héroïques exploits
Pour toujours à l’avenir se réjouit reconnaissante.

Dans ces paroles se retrouve toute la synthèse de la


vie et de l’œuvre d’Antoine-Marie. Mais à cette diffusion
du culte populaire et de la renommée de sainteté ne cor-
respondit pas tout de suite, chez les Barnabites, la préoc-
cupation de commencer le procès de canonisation.
Entre les années 1620 et 1621, le père général Ma-
zenta ordonne l’ouverture de la tombe et, à la surprise gé-
nérale, la dépouille d’Antoine-Marie fut retrouvée intacte.
Comme aucune Angélique n’avait assisté à cette recon-
naissance, quelque temps après, certaines voulurent déter-
rer de nuit le cercueil, aidées par le fermier qui s’occupait
de leur jardin. Mais, tandis qu’elles creusaient, se déchaîna
un violent orage, aussitôt interprété comme un signe du
ciel pour renoncer à leur entreprise.
Ce qui imposa un arrêt inattendu à la vénération des
trois co-fondateurs fut, en 1625, un bref d’Urbain VIII qui
interdisait tout culte public aux défunts non officiellement
béatifiés ou canonisés par le pape. La seule dérogation à
cette interdiction était liée au consentement unanime de
l’Église, ou à un indult spécial du pontife, ou par décret de

!211
la Congrégation des Rites ou, enfin, dans le cas où le dé-
funt aurait joui d’un culte public depuis plus de cent ans
sans aucune opposition du Saint-Siège. Malheureusement,
il ne s’était écoulé que 95 ans depuis la mort de Zaccaria.
Il fallut donc commencer un procès régulier de canonisa-
tion mais, juste au moment où on s’apprêtait à reprendre la
cause, en 1630, voilà qu’explosa à nouveau le fléau de la
peste qui causa des ravages également dans les rangs des
Barnabites (plus de cent morts). Mais entretemps, du haut
du ciel Antoine-Marie lançait des signaux encourageants.
Les historiens racontent qu’en 1643, au monastère des An-
géliques, Dorothée Antoniola, une converse, s’arrêtait
souvent pour prier devant une effigie de Zaccaria, suspen-
due près de la porte qui donnait dans le vestibule où était
enterré le fondateur : sur cette image figurait la lettre B
(bienheureux) devant le nom d’Antoine-Marie. Pour obéir
aux nouvelles dispositions du pape, une des sœurs, Hippo-
lyte-Marie, effaça cette lettre. Mais, le lendemain, ce B
parut de nouveau. Hippolyte, pensant qu’on avait rempla-
cé la vieille image par une nouvelle, effaça de nouveau la
lettre mais celle-ci réapparut régulièrement. Le manège
recommença plusieurs fois, jusqu’au moment où la sœur
eut la conviction qu’il ne s’agissait pas d’un jeu.
En 1664, l’histoire prit les aspects d’un roman poli-
cier : les Angéliques, malgré l’interdiction de Rome et du
Supérieur des Barnabites, mais fortes du consentement
oral de l’archevêque, tentèrent de nouveau d’exhumer le
corps d’Antoine-Marie. Mais, désormais, plus aucune ne
se souvenait de l’endroit exact de la sépulture : on savait
qu’elle était située devant l’entrée du vestibule qui donnait

!212
sur le cimetière de la communauté. A cet endroit, toute-
fois, il y avait deux portes et les Angéliques creusèrent au
mauvais endroit : après avoir recueilli les os dans une cas-
sette, elles placèrent celle-ci dans une niche près de l’en-
droit où elles avaient trouvé les os. Beaucoup crurent avoir
retrouvé les reliques authentiques et commencèrent à les
vénérer secrètement. La solution de l’énigme n’apparaîtra
qu’en 1890 !
Entre-temps, le culte populaire continuait malgré
tout. Dans une salle de la maison de Crema, où les Barna-
bites étaient présents depuis 1661, devant un tableau re-
présentant Antoine-Marie affluaient continuellement des
fidèles venant même de Milan, de Lodi, de Monza, de Vé-
rone, de Venise et jusque du Tyrol, attirés par les nou-
velles de guérisons miraculeuses obtenues par l’interces-
sion du saint. Avec le temps, la salle se transforma en véri-
table sanctuaire. Et c’est là que se produisit, le 16 juillet
1747, le fameux « miracle du lis ». Le père Faustin Premo-
li, promoteur infatigable du culte du fondateur, s’apprêtait
à donner la bénédiction à un groupe de dévots quand, tout
à coup, l’image de Zaccaria tenant en mains un lis re-
splendit d’une lumière intense, s’anima et, tandis que la
fleur penchait vers la gauche, Antoine-Marie leva la main
droite pour bénir l’assistance. Ce tableau, œuvre de Tho-
mas Picenardi, est désormais exposé à la dévotion des fi-
dèles dans l’église Saint-Barnabé de Milan.
Six mois auparavant, le pape Benoît XIV avait déci-
dé que, dans les causes de béatification, les preuves indi-
rectes suffisaient, pourvu qu’elles fussent parfaites en leur
genre ; cette décision poussa de nombreuses personnes à

!213
demander la dispense des cinq ans qui manquaient pour
atteindre les cent ans qui auraient ipso facto autorisé le
culte du bienheureux. L’imposante masse de témoignages
recueillis, une fois passé l’examen de la Congrégation des
Rites, permit le démarrage du procès le 20 septembre
1806. Le 18 juin 1833, en présence du pape Grégoire XVI,
se tint la congrégation générale pour la déclaration de l’hé-
roïcité des vertus qui émit un verdict largement positif (sur
trente-trois membres, trois seulement furent négatifs).
Mais le pape, qui avait pourtant choisi comme secrétaire
d’Etat le cardinal barnabite Lambruschini, voulut surseoir
à la publication du décret, en la reportant à des temps plus
tranquilles. Le motif de cette prise de position inhabituelle
du pape fut l’avis très critique qu’un des consulteurs lui
avait transmis. Celui-ci, le 29 septembre 1835, avait signé
un document que le père Serge Pagano, préfet des Ar-
chives secrètes du Vatican vient de découvrir : le consul-
teur rappelait le lien entre Zaccaria et le père Baptiste Ca-
rioni, dont l’enseignement était retenu marqué de quié-
tisme, ainsi que le rapport de direction spirituelle d’An-
toine-Marie vis-à-vis de Paule-Antoinette Negri, tombée
en disgrâce après la mort du saint. Reconnaître à ce mo-
ment les vertus héroïques du saint revenait - telle était du
moins la pensée du pape - à offrir un nouveau prétexte à la
campagne de dénigrement en cours contre l’Église : elle
semblerait se démentir elle-même et donc contredire son
propre magistère. C’est ainsi qu’il laissa ce dossier épi-
neux à son successeur, convaincu que « la publication du
décret sur les vertus du vénérable Zaccaria (...) pourrait se
faire dans des temps plus propices et plus tranquilles, pour

!214
le bien de l’Eglise. »
Après la mort de Grégoire XVI, survenue dix ans
plus tard (1846), son successeur Pie IX, alors en exil à
Gaète, publia le 2 février 1849 le décret tant attendu, en
présence du roi et de la reine de Naples et de quelques
cardinaux108.

Trois miracles

Pour déclarer bienheureux ou saint un serviteur de


Dieu, l’Église demande une espèce de « preuve par neuf »
de sa capacité d’intercession auprès de Dieu, c’est-à-dire
un vrai miracle, généralement une guérison instantanée et
durable non explicable par nos connaissances scientifi-
ques. Nous vous référons trois épisodes - survenus entre
1873 et 1876 - qui se révélèrent décisifs pour la canonisa-
tion d’Antoine-Marie.
Les deux premiers regardent des personnes de la
même famille : Paule et François Aloni, de Crémone. La
jeune fille d’environ 15 ans avait été atteinte par une ma-
ladie qualifiée, par les médecins de l’époque, de nature
rhumatismale et nerveuse. Celle-ci provoquait des dou-
leurs intenses aux reins, aux épaules et à la tête. Hospitali-
sée pendant trois ans, elle en était ressortie comme elle y
était entrée. Ses conditions s’aggravèrent en 1856 quand, à
son mal, s’ajouta une tumeur maligne à la gorge. On l’opé-
ra mais une autre tumeur surgit sous l’aisselle. Elle dut

108 S. PAGANO, I processi di beatificazione e canonizzazione


di sant’Antonio M. Zaccaria, in “Barnabiti studi, 14/1997, pp.
125-137.

!215
quitter l’hôpital sans aucun espoir et fut obligée de garder
le lit jusqu’en 1873. Elle était réduite à l’état de squelette
et on lui administra les derniers sacrements. Pour les mé-
decins, elle était condamnée depuis longtemps. Le prêtre
qui lui portait le Viatique avait apporté aussi une image et
une relique d’Antoine-Marie et exhorta toute la famille à
commencer une neuvaine de prière. A la conclusion de
celle-ci, le 25 mai, vers 16 heures, la jeune fille reprend
ses sens, retrouve des forces, quitte son lit, demande de la
nourriture et se dirige même vers l’église pour remercier le
Seigneur. Et dire que, quelques heures auparavant, ceux
qui l’assistaient avaient approché de ses lèvres une bougie
allumée pour voir si elle respirait encore. Stupéfaits, les
médecins confirmèrent peu après la guérison complète,
durable et inexplicable au point de vue clinique.
Son frère François, qui avait 12 ans de plus, travail-
lait comme menuisier et forgeron, malgré une santé débile
(depuis son enfance, il avait des troubles de vision et de
fréquentes inflammations). Lors d’une chute de cheval, il
s’était fracturé la jambe droite et devint inapte au travail.
Avec le temps, sa jambe commença à gonfler et à se rem-
plir de plaies qui dégénérèrent en une tumeur irréversible.
En 1876, il entra à l’hôpital Fatebenefratelli mais, deux
mois plus tard, on le renvoya sans aucun espoir de guéri-
son. Sa sœur, miraculée trois ans auparavant, traça un
signe de croix sur la jambe malade avec la relique de Zac-
caria en disant : « Par l’intercession du Vénérable An-
toine-Marie, que Dieu te guérisse de ce mal ». Puis, elle
commença avec son frère une neuvaine, priant avec une
grande foi. Le neuvième jour, exactement le 23 octobre, se

!216
produisit la guérison subite. Une fois enlevés les panse-
ments, la jambe apparut totalement saine à tel point que
François put reprendre son travail sans problème.
Le troisième fait miraculeux se produisit à Casta-
gnolo Minore, à quelques kilomètres de Bologne. Son bé-
néficiaire fut Vincent Zanotti, un cultivateur qui souffrait
de « mauvais sang » depuis son enfance ; c’est ainsi qu’on
appelait à l’époque les varices dont il souffrait à la jambe
gauche et qui finirent par produire des plaies douloureu-
ses, certaines profondes jusqu’à l’os. Pendant une quaran-
taine d’années, le malheureux chercha à y porter remède
par des médicaments qui, tout en allégeant un peu sa dou-
leur, ne changeaient pas la situation. Un jour, il rencontra
un de ses amis, cantonnier des chemins de fer, Prosper
Bianchi, dévot du « bienheureux Antoine-Marie », comme
il l’appelait. Cet ami lui donna en lecture une petite bio-
graphie de Zaccaria et lui montra une relique, tout en l’ex-
hortant à commencer une neuvaine. Le soir même, Vincent
commença à prier et, au fur et à mesure que les jours pas-
saient, son état s’améliorait. Avant de découvrir les plaies
sur lesquelles il avait appliqué la relique, il vou-lut ajouter,
pour plus de sûreté, un triduum de prières et, passés ces
trois jours, les plaies avaient disparu. Zanotti recommença
rapidement à marcher, sans aucune douleur. Cette fois en-
core, le « docteur » Zaccaria avait démontré qu’il était un
excellent médecin.
Devant des épisodes de ce genre, il ne fut pas diffi-
cile de convaincre Léon XIII qu’il serait juste d’autoriser
officiellement le culte du bienheureux, ce qu’il fit par un
acte solennel, le 3 janvier 1890, se basant d’ailleurs sur un

!217
précieux travail de documentation qu’avait préparé le père
Graniello, celui qui devint par la suite cardinal. C’est à
cette époque qu’on trouva la solution de l’énigme de la
tombe de Zaccaria. Tandis qu’on discutait de la validité
des trois miracles en vue de la canonisation, on décida
d’examiner les restes mortels du bienheureux et, le 20 juin
1890, en présence des délégués de l’archevêque et de deux
médecins milanais réputés, on ouvrit la fameuse cassette
qui, entretemps, avait été transportée à Saint-Barnabé.
Amère surprise ! les experts, dont le professeur Bercigli,
célèbre ostéologue de l’Institut supérieur de Florence, éta-
blirent que ces restes ne pouvaient pas appartenir à Zacca-
ria. On supposa alors qu’à l’époque, on avait creusé à un
mauvais endroit, ce qui n’était pas sans créer un problème
supplémentaire du fait que le cimetière des Angéliques
avait été désaffecté par suite de la suppression du monas-
tère, décidée par Napoléon en 1810. Toutefois, environ
une année plus tard, après avoir consulté des documents
d’archives des Angéliques, on put localiser avec précision
l’endroit où se trouvait l’autre porte du vestibule. Finale-
ment, le 8 mai 1891, apparut aux yeux des fouilleurs un
squelette qui allait de la tête au fémur, le reste ayant dispa-
ru. Cette fois, le professeur Bercigli put établir que ces
restes appartenaient à un homme d’une quarantaine d’an-
nées. Des recherches ultérieures confirmèrent l’authentici-
té de la trouvaille et, quelques jours après, le 13 mai, Léon
XIII autorisait la reprise du procès canonique.

!218
Chapitre XVIII
Canonisation solennelle

Entre décembre 1895 et janvier 1897 furent discutés


et approuvés les trois miracles. Le 14 février, à l’occasion
de la lecture du décret d’approbation, le pape reçut en au-
dience le père général Benoît Nisser, en compagnie de
cinq pères et de cinq étudiants. Quelques mois plus tard, le
27 mai exactement, dans la basilique Saint-Pierre, le pape
déclarait saint le fondateur des Barnabites et des Angé-
liques, en même temps que le bienheureux Pierre Fourier
(1565-1640), fondateur des Chanoinesses de Saint-Augus-
tin de la Congrégation de Notre-Dame et réformateur des
Chanoines Réguliers du Latran. La bulle de canonisation
Dilectus Dominus, signée par le pape et par 23 cardinaux,
chiffre très élevé pour l’époque, décidait que la cérémonie
aurait lieu le 27 mai, fête liturgique de l’Ascension de Jé-
sus « auteur du salut des hommes, joie des cœurs, artisan
d’un monde racheté, vainqueur par un noble triomphe et
assis à la droite du Père. »
La célébration dans la basilique vaticane représentait
non seulement un événement exceptionnel, mais aussi une
nouveauté car les deux seules autres canonisations que le
pape avait célébrées antérieurement, avaient été présidées
par lui dans la salle dite des Bénédictions. Il s’agissait res-
pectivement, le 8 décembre 1881, de Jean-Baptiste de
Rossi (Gênes, 1698-1764), Laurent Russo (Brindisi, 1559-
1619), Benoît-Joseph Labre (Amettes, 1748-1783) et Clai-
re de la Croix (Montefalco, 1268-1308), et, le 15 janvier

!219
1888, celle des sept fondateurs de l’Ordre des Servites de
Marie. Voilà les termes de la bulle pontificale pour expli-
quer cette décision : « Pour satisfaire au maximum les dé-
sirs des fidèles et pour augmenter la majesté du rite, il a
semblé bon que cette célébration se déroule dans le temple
le plus grand du monde, selon une coutume très ancienne
que la tristesse des temps et la douloureuse captivité du
Vicaire du Christ avaient contraint à interrompre. Puisque,
en fait, par un jugement insondable du Seigneur cette cap-
tivité dure encore, nous avons jugé qu’il n’était pas inop-
portun que les fidèles multiplient leurs prières encore plus
ferventes devant le tombeau des saints Apôtres, pour que
Dieu daigne convertir ou humilier les ennemis de la sainte
Église. »
On était en plein dans la Question Romaine, et le
pontife cueillit l’occasion pour réaffirmer à la face du
monde le droit à la souveraineté temporelle du Saint-
Siège. La bulle, de fait, outre qu’elle fournissait des indi-
cations sur l’insertion de la fête de saint Antoine-Marie
dans le Martyrologe à la date du 5 juillet, invitait les chré-
tiens à lutter pour la vraie liberté et la dignité de notre âme
et pour les droits de l’Église : « Partout, contre ces très
saints et très augustes noms et ces réalités, se déroule une
guerre très atroce : c’est en Italie qu’elle est la plus hor-
rible et plus indigne, en Italie, où le Christ a établi le siège
principal de son Royaume que des hommes sacrilèges
osent à ce point se glorifier de l’avoir diminué qu’ils célé-
brent une infamie scélérate par une cérémonie civile solen-
nelle, comme s’ils étaient des héros de la patrie et même
l’orgueil du genre humain, et qu’ils n’ont pas honte de

!220
perpétuer en élevant un énorme monument aux environs
de la croix qu’ils ont détruite. Que Dieu très bon et très
grand nous assiste et, par l’intercession de Saint-Antoine
Marie Zaccaria, qu’il soit propice à notre cause : qu’il fa-
vorise vos initiatives, très nobles italiens, qui combattez
avec acharnement pour le Christ et pour l’Église et qui, re-
jetant l’erreur de ces sots, ne vous êtes pas laissés ébranler
dans votre fermeté.» Langage dur et très clair, qui réson-
nait comme une invitation à démontrer à cette occasion, sa
propre fidélité à l’Église.
Et imposante fut la démonstration des fidèles. La
« Civiltà cattolica », la prestigieuse revue bimensuelle des
Jésuites, dans sa rubrique « Chronique contemporaine », a
dédié six bonnes pages au rite solennel, soulignant que,
dans la basilique Saint-Pierre (toutes portes fermées à cau-
se du problème non résolu avec l’Etat italien) , une trentai-
ne de cardinaux assistaient à la canonisation, ainsi que
plus de 200 patriarches, archevêques, évêques et pères ab-
bés, tandis qu’étaient arrivés à Rome plus de soixante
mille pèlerins de tous les pays d’Europe. De Milan, les
pèlerins étaient plus de mille, conduits par leur arche-
vêque, le bienheureux cardinal André-Charles Ferrari
(1850-1921), et par de nombreux évêques de Lombardie.
A l’intérieur de la basilique, précisément au-dessus des
statues de saint André et de sainte Hélène, étaient déployés
les étendards qui illustraient les scènes des trois miracles
approuvés pour la canonisation.
Pour l’occasion, la Chapelle Sixtine, dirigée par le
Maître Dominique Mustafà, exécuta la Missa papae Mar-
celli de Palestrina et, à l’offertoire, le motet Cantate Do-

!221
mino, composè par Mustafà lui-même. Selon le chroni-
queur de « Civiltà cattolica », on assista à une exécution
splendide « comme on n’avait peut-être jamais eu l’occa-
sion d’en entendre sous l’immense coupole de Michel-
Ange. (...) Du haut de la coupole, les voix de cent soixan-
te-dix jeunes chantres répondaient angéliquement au
chœur robuste de la basilique » 109.

8 km de draperies et 1570 lumières

Après la proclamation des deux nouveaux saints,


toutes les cloches des églises romaines sonnèrent à toute
volée pendant une heure. Ce n’est que l’après-midi que la
basilique fut ouverte aux fidèles qui n’avaient pas pu as-
sister à la cérémonie ; le soir, la colonnade du Bernin et la
façade furent illuminées par de petites lanternes et des
flambeaux du plus bel effet. Quand on pense que les déco-
rations de la basiliques, projetées par l’architecte de la Fa-
brique de Saint-Pierre, le professeur André Busiri, coû-
tèrent 240.000 lires, c’est-à-dire à environ 280 millions de
lires d’aujourd’hui (145.000 euro). A l’extérieur, on avait
placé des inscriptions sur les trois portes de la basilique,
tandis que sur la corniche de la porte principale de la porte
principale trônait la Gloire peinte par l’artiste Sauveur
Nobili, directeur de l’Atelier des mosaïques du Vatican. A
l’intérieur, on voyait les arcs grandioses de l’abside et la
nef haute de 44 mètres. Du haut des grandes arcades pen-
daient des tapisseries parsemées d’étoiles, avec des tou-

109 « La civiltà cattolica », 23 mai-5 juin 1897, cahier 1126, pp.


727-731.

!222
ches dorées, et frangées à leur extrémité. Les fenêtres et
les loges avaient également été décorées de rouge et d’or,
tout comme les grands pilastres, tandis que les bandeaux
des corniches étaient recouvertes de damas. Au total, on
avait déployé des tentures pour une longueur d’environ 8
km ! Dans l’abside se dressait le trône papal dans son ma-
jestueux édicule haut de 12 mètres, surmonté, sous l’arca-
de, par les deux statues colossales de saint Pierre et saint
Paul. Au fond de l’église, se remarquait le blason du pape,
haut de 11 mètres, entouré par les médaillons portant les
portraits des deux saints.
Et que dire de l’illumination ? Aux arcades étaient
suspendus 23 lampadaires portant chacun environ 250
bougies et, aux bras de la croisée, deux autres énormes
lampadaires pesant deux tonnes, d’un diamètre de 10 mè-
tres et portant chacun 450 bougies. Enfin, tout le long de
la corniche de la nef principale, on avait placé 2750 autres
lumières. Imaginez les acrobaties qu’avaient dû faire, ce
jour-là, les 350 employés chargés d’allumer toutes ces lu-
mières. Ne pouvaient manquer les mesures de sécurité ni
les services indispensables étant donné la durée de cette
cérémonie : cabinets pour le pape (derrière le trône ponti-
fical), deux postes sanitaires pour les interventions rapi-
des et quatre autres postes répartis dans la basilique. Une
soixantaine de pompiers étaient en alerte pour parer aux
risques d’ incendie. Pour exécuter ces énormes travaux, on
avait dû fermer la basilique pendant cinq jours, du 22 mai
au matin du 27.
Cet événement eut un grand impact sur la popula-
tion, en raison de l’extraordinaire participation de la foule

!223
et des prélats : il fallait remonter au concile Vatican I pour
voir un tel spectacle à Rome. Le roi Humbert I - notait en-
core la Civiltà cattolica - avait sauvé sa dignité en se reti-
rant ces jours-là à Milan pour assister aux courses à San
Siro. Quant à la capitale du royaume, voilà comment la
décrit un libéral, à la veille de la canonisation : « Un
étranger arrivant ces jours-ci dans la ville éternelle doit
vraiment faire des efforts d’observation pour se persuader
que cette ville est la capitale d’un royaume qui constitue
une grande nation, qu’il y a un Gouvernement, un Parle-
ment, une monarchie, des ministères, une partie de la po-
pulation qui considère comme une donnée de fait que
Rome est la capitale de l’Italie. La ville tout entière est
dans l’attente anxieuse de la célébration extraordinaire et
jamais vue à Rome qui se célébrera demain à Saint-Pierre
au Vatican, la plus grande église de la chrétienté. On ne
parle que de cela, et on ne veut pas entendre parler d’autre
chose. On calcule que 60.000 étrangers sont déjà arrivés,
et d’autres encore doivent venir. On entend parler toutes
les langues sur les trottoirs de Rome, et toutes les langues
parlent de la cérémonie »110.
La journée du 27 mai eut des répercussions sur le
plan politique également : dans le pays, se manifestait un
net réveil des catholiques qui, à travers l’Œuvre des Con-
grès, les comités diocésains, les associations, les cercles et
les caisses mutuelles, contribuera à faire entrer en crise
l’Etat libéral. Jean Spadolini a écrit que la meilleure
épreu-ve de force avec la franc-maçonerie italienne « eut

110 Ibid. p. 731

!224
lieu lors des grandes fêtes du printemps 1897 », à Rome, à
l’occasion de la canonisation d’Antoine-Marie Zaccaria et
de Pierre Fourier (superbe revue des forces qui impres-
sionna Jean Bovio lui-même et lui inspira ses paroles fa-
meuses sur la toute-puissance du pape) … L’homme
pense, il ne prie pas : voilà comment répondait avec sa
superbe éloquence Jean Bovio à l’interpellation Momenti
qui avait souligné la fonction sociale de la prière ; mais les
événements de ces mois contredisaient toujours plus ou-
vertement les « dogmes » du philosophe de la démocratie,
avec le grand afflux des croyants lors des pèlerinages et
des fêtes religieuses, avec le succès splendide des célébra-
tions ambrosiennes à Milan et avec l’extraordinaire
concours de fidèles du monde entier à la Basilique vatica-
ne pour la canonisation d’Antoine-Marie Zaccaria et de
Pierre Fourier ... Les églises s’animaient de nouveau, et
non seulement de fidèles en train de prier, mais aussi de
catholiques en formation d’attaque, réunis là, dans les
égli-ses, pour soutenir leurs thèses, pour combattre leurs
batail-les, pour dénoncer leurs ennemis : selon une tradi-
tion que La civiltà cattolica rattachait directement aux tra-
ditions du Moyen-Âge, à l’époque glorieuse des Com-
munes. Bovio lui-même était contraint de reconnaître, à
l’occasion des fêtes de la canonisation de mai 1897, que le
pape avait démontré pratiquement sa toute-puissance.»111
Comme Rome est toujours la ville de Pasquino (di-
rigée à l’époque par un « Gouvernement circoncis », c’est-

111 G. SPADOLINI, L’opposizione cattolica, Firenze 1954, pp.


426 ; 434-435.

!225
à-dire composé de juifs), il ne pouvait manquer ce jour-là
un gracieux sonnet d’un certain Alfred Posta qui le publia
dans le journal « Vera Roma » du 23 mai 1897.
AUX SAINTS ZACCARIA ET FOURIER

O nouveaux Saints, Saints bénis


Qui êtes dans le Paradis,
Et qui goûtez déjà le beau sourire
De la Madone au milieu des anges ;

Regardez les pauvres que nous sommes


ô Saints, regardez donc notre visage,
ne sommes-nous pas tous rabougris
à cause d’un Gouvernement circoncis !

Maintenant que le Pontife Léon


Va faire un tas de fêtes au Vatican,
Pensez donc un peu à cette Nation

Priez au ciel avec les Pères


Le Dieu béni, qu’il nous donne un coup de main
Pour avoir la force de chasser ces voleurs !

Un défi à relever

Nous nous sommes volontairement étendus sur ces


détails parce qu’ils ne sont pas sans liens avec l’actualité,
même si le climat des rapports entre l’Église et l’Etat n’
est plus celui d’alors. Aujourd’hui, l’Église n’est plus l’ob-
jet d’attaques frontales, comme à l’époque du Risorgi-

!226
mento ; mais actuellement se répand un peu partout, en
même temps que le processus de sécularisation, cette « tié-
deur », l’ennemie mortelle de la foi, certainement plus
dangereuse qu’une persécution ouverte. Comme l’affir-
mait Antoine-Marie, « on dirait que les hommes modernes
sont faits précisément pour éloigner l’homme de Dieu ». Il
existe un grand besoin, aujourd’hui comme au temps de
notre saint, d’ « incendiaires » de Dieu capables d’enflam-
mer de son feu les consciences des fidèles, en suscitant des
témoignages courageux et explosifs comme celui d’An-
toine-Marie et de ses premiers compagnons. C’est avec
raison que le cardinal Martini, s’adressant aux jeunes dans
la cathédrale de Milan, le 25 janvier 1997, à l’occasion du
centenaire de la canonisation d ’Antoine-Marie, leur par-
lait en ces termes : «Le saint disait : ‘Plus la créature est
excellente et noble, plus elle a l’obligation de rendre à
Dieu les fruits les meilleurs’ de ses talents. Et il le disait à
des enfants et à des jeunes, il le disait aussi à des person-
nes mariées, au groupe des Mariés appartenant au noyau
de laïcs qu’il avait fondé : « Vous êtes à même de devenir
de grands saints, si vous le voulez, comme je le veux moi-
même, à condition que vous soyez décidés à croître en
vertu et à rendre à Jésus Crucifié, plus belles que jamais,
les vertus et les faveurs que vous avez reçues de lui ». Les
saints sont donc, dans le passé mais encore aujourd’hui,
des promoteurs de la sainteté. Ils considèrent l’esprit
comme le talent le plus précieux et nous invitent à le culti-
ver ... L’appel à une vie sainte est universel. Saint Antoine-
Marie veut, aujourd’hui encore, porter à travers vous
l’élan spirituel, la réforme dans la vie de l’Église et du

!227
monde, dans les familles ... Le défi lancé par saint An-
toine-Marie et accueilli par ses contemporains nous est
lancé à nouveau aujourd’hui, à nous tous. Il est lancé par-
ticulièrement à vous, enfants et jeunes, parce que l’avenir
est en vos mains. Saurons-nous relever ce défi ? L’exem-
ple et l’enseignement que nous a laissés le saint nous
poussent à dire oui...il nous invitent à dire notre oui avec
un cœur ouvert et plein de confiance ».

!228
Antoine-Marie nous parle

Nous avons choisi quelques pensées extraites des


Ecrits du saint ; par leur originalité et le style typique qui
les caractérisent, elles contribueront non seulement à
éclairer ultérieurement la physionomie spirituelle de ce
personnage mais elles stimuleront le lecteur à réfléchir sur
le sens de sa vie. (Les textes originaux ont subi quelques
petites modifications pour les rendre plus compréhen-
sibles).

Je ne vous ai écrit aucune parole qui ne contienne en


soi un je ne sais quoi. Si vous le découvrez, je pense qu’il
vous sera très utile et de grand profit ; et si vous le mettez
en pratique, en même temps que le livre de la douce mé-
moire de la croix du Christ (l’évangile), il vous conduira à
une grande perfection (1.11.09)

Ce que je vous ai écrit, vous devez le lire par des


actes et non seulement en paroles ; et je puis vous pro-
mettre avec certitude que vous deviendrez autres que ce
que vous êtes, et tels que vous devez être. (1.03.12)

On dirait que les hommes modernes sont faits préci-


sément pour éloigner l’homme de Dieu. (1.03.05)

Dieu se rend amoureux de toi, il se fait ton fils, père


et mère à la fois. Il te cherche, il t’appelle et t’invite con-

!229
tinuellement. Malheureux ceux qui l’abandonnent, et bien-
heureux ceux qui se trouvent dans l’abime de cette dou-
ceur éternelle ! (2.02.05)

La bonté de Dieu ne regarde pas notre malice.


(2.06.03)

La haine des biens temporels naît de l’amour des


biens célestes...Il est nécessaire que l’homme passe par la
haine de toutes les créatures et de toute chose pour accéder
à l’amour de Dieu. (2.04.14) ; (2.06.11)

Estimant que je suis débiteur de tous, je me soumets


à tous, et je m’humilierai et me mettrai d’accord avec cha-
cun afin que Dieu, dans sa bonté, m’embrase le cœur, car
il a l’habitude d’habiter les cœurs humbles et paisibles.
(2.04.37)

Qu’ils sont joyeux les hommes de bien, quand ils se


trouvent privés de l’affection de tout, car ainsi ils ne pour-
ront pas être séparés de la joie infinie de Dieu et, ayant
tout perdu, ils retrouvent tout. (2.04.15)

Dieu n’a-t-il pas tout abandonné pour toi ? Qu’au-


rait-il pu faire qu’il n’ait fait ? Et toi, tu voudrais le servir,
l’aimer, l’honorer de manière limitée et rien faire de plus ?
(2.06.23)

Par le moyen de la Mère, vierge immaculée, notre


Dame, la vierge Marie, Dieu a voulu libérer le monde.

!230
(2.04.21)

La puissance divine a fait enfanter la Vierge et mou-


rir Dieu. (2.01.01)

Ô grande bonté, ô inestimable charité ! Dieu se fait


homme ! Et pourquoi ? Pour reconduire l’homme à Dieu,
pour lui montrer le chemin, pour l’éclairer. (2.06.06)

Puisque Dieu t’a donné son Fils, comment veux-tu


qu’avec lui il ne t’ait tout donné et ne te donnera tout ?
(2.01.12)

Notre Sauveur se dressa contre l’irrésolution en


obéissant jusqu’à la mort et, pour éviter toute lenteur, cou-
rut à l’approche de la croix, au mépris de toute honte.
(1.02.14)

Tu veux être le disciple du Christ ? Porte ta croix,


réduis ton corps par la faim et la fatigue, sois fidèle à l’o-
raison, emploie le temps à aider ton prochain, attache-toi à
la croix de la sainte obéissance et ne t’écarte jamais d’elle.
(2,01.35)

Si une situation subite et imprévue se présente, qui


réclame une décision, élevons notre cœur vers Dieu et
prions-le de nous inspirer ce que nous devons faire ; et si
nous suivons l’inspiration de l’Esprit, nous ne nous trom-
perons pas. (1.02.06)

!231
En suivant l’inspiration de l’Esprit, nous ne nous
tromperons pas car l’Esprit-Saint va tout droit au fond des
choses, au lieu de s’arrêter à la surface. (1.02.06)

L’Esprit te fait toujours te souvenir de Dieu, même


quand tu dors, car, pendant ton sommeil, ton cœur veille.
(2.02.07)

Tu peux, sans mentir, t’appeler un dieu sur terre.


(2,02,08)

L’excellence du libre arbitre est telle que, avec l’aide


de la grâce de Dieu, l’homme peut devenir un démon ou
un dieu, selon sa décision. (2.05.15)

Il est en ton pouvoir de choisir le mal ou le bien ; je


dirai même plus : il est en ton pouvoir de faire que le mal
te soit utile et profitable. (2,05.16)

Votre plus grand ennemi est caché au plus profond


de votre être, c’est vous-même ; aussi longtemps que vous
craindrez bien des choses, mais sans vous craindre vous-
mêmes, vous n’arriverez jamais à une haute perfection.
(3.12.29)

Tu dois honorer tout homme parce que tout homme,


par son origine, sa génération et parce qu’il est d’une mê-
me espèce que toi, doit être aimé. (2.04.34)

Essaie de devenir ce que tu n’es pas. (3.18.02)

!232
Plus la mort vous attend et se tient à vos côtés, plus
nombreux êtes-vous à ne pas penser que bientôt, oui bien-
tôt, vous recevrez l’ordre de partir ! Et tant pis pour ceux à
qui a été donné du temps, parce que ce temps qui t’est
donné par miséricorde et pour faire pénitence, tu le des-
tines au péché, provoquant la colère et la vengeance de
Dieu sur toi. (2.01.37)

Dieu nous a donné une loi d’amour et non de peur,


de liberté d’esprit et non de servitude, une loi inscrite dans
nos cœurs et que chaque homme peut connaître par lui-
même : tu n’as plus besoin d’interroger ton prochain : in-
terroge ton cœur, c’est lui qui te répondra. (2.01.10)

Dieu part des hauteurs pour s’abaisser vers l’hom-


me ; mais l’homme, voulant s’élever, commence par le bas
et va vers le haut : c’est-à-dire que l’homme laisse tout
d’abord les choses extérieures pour entrer en lui-même et,
de là, il va à la connaissance de Dieu. (2.02.15)

Ce serait un grand aveuglement de pas reconnaître


que tu as été créé pour ceci : marcher vers Dieu. (2.06.08)

La vie spirituelle est une nourriture telle que celui


qui en mange la désire encore ; c’est une boisson telle que
celui qui la goûte en voudrait encore. Celui qui ne la goûte
pas ne peut le comprendre. (2.02.06)

Dans la voie de Dieu, ne pas progresser ou rester sur

!233
place, c’est reculer. (2.06.23)

Que sert de bien commencer et de ne pas bien finir ?


Ce n’est autre qu’une fatigue inutile. (3.18.10)

Loin de vous la pensée de vous contenter du chemin


que vous avez déjà parcouru. (3,18.21)

L’homme inconstant est toujours inquiet, il ne sau-


rait vivre heureux, même lorsque tout va pour le mieux ; il
s’attriste pour un rien, il se met en colère et se montre
avide de consolations. (1.02.05)

Décide-toi et dis : Je veux vivre spirituellement. Je


veux devenir un seul esprit avec Dieu. Je veux être citoyen
du ciel. Je veux avoir Dieu constamment dans le cœur.
(2.02.26)

L’homme intérieur n’a pas moins besoin de la nour-


riture spirituelle que l’homme extérieur n’a besoin du pain
matériel. (3.12.31)

Les livres, si on les comprend bien et qu’on en fasse


un fréquent usage, sont de nature à nous conduire à la per-
fection. Chacun doit savoir qu’il est préférable de lire peu
d’ouvrages en se les assimilant bien que d’en parcourir un
grand nombre et d’étudier un grand nombre d’auteurs, ce
qui serait plutôt un amusement pour la curiosité qu’une
étude profitable. (3.08.03-4)

!234
A quoi bon persuader le prochain à vaincre ses pas-
sions, si tu ne vaincs les tiennes ? Que te sert-il de prêcher
la perfection en paroles et ensuite, hypocritement, la dé-
truire par tes actes ? (2.04.03)

Ne pas renoncer à soi-même et ne suivre que sa vo-


lonté propre est une nourriture qui conduit à la mort, parce
que notre volonté propre est charnelle. (1.09.13)

J’irais jusqu’à dire que la vertu qui ne rencontre pas


de contrariétés est sans valeur ou en a bien peu ; mais plus
grandes sont les contrariétés, plus elle devient précieuse.
(3.18.07)

Je voudrais que vous soyez attentifs à faire chaque


jour quelque chose de plus que la veille et à mortifier un
peu la convoitise et la sensualité, même dans ce qui est
permis ; et cela dans le désir de progresser dans la vertu,
pour diminuer vos imperfections et pour échapper aux
dangers de la tiédeur. (1.11.05)

Ne pensez pas inspirer les vertus aux autres si vous


en êtes privés vous-mêmes : comment voulez-vous que
quelqu’un puisse agir au-delà de ses forces ? (3.12.06)

Jamais ne sera ancrée dans vos cœurs l’humilité,


mère et gardienne de toutes les vertus, tant que vous n’au-
rez pas, durant un temps assez long, aimé ardemment et
désiré vivement les persécutions, les railleries et les humi-
liations. (3.12.18)

!235
L’humble se distingue par sa compassion et sa tolé-
rance à l’égard des défauts d’autrui. (3.12.13)

Il n’y a pas de plus grand orgueil que le jugement


d’autrui ; et il n’y a pas de motif qui entraîne plus l’aban-
don de l’homme par Dieu que le jugement. Partout dans
l’Écriture, Dieu nous crie qu’il ne nous faut pas juger les
autres mais nous-mêmes. (2.01.23)

Ne jugez personne, en aucune façon : ce serait usur-


per le rôle de Dieu lui-même. En agissant autrement, vous
ne pourrez jamais parvenir à la sainte simplicité ni éviter
les pièges de l’imagination. (3.12.26)

La gourmandise est un vice qui entraîne beaucoup


d’autres passions que nous avons en horreur et dégoût.
(3.07.06)

Le démon retient les gourmands par la gourmandise.


(3.17.12)

La cause de ta ruine et du vagabondage de ton ima-


gination, c’est que tu ne corriges ni ne refrènes ta langue.
(2.02.13)

La cause de notre imperfection et de notre impossi-


bilité à atteindre la stabilité de notre esprit, c’est notre lan-
gue. (2.02.17)

!236
Le mensonge détruit absolument le fondement de
notre vie spirituelle : fuis-le donc, fuis-le, te dis-je.
(2.02.25)

Si votre œil est aveugle ou mal conformé, que pour-


ra bien être le reste du corps ? (1.07.05)

Il ne faut pas confondre la ferveur et la dévotion ex-


térieures avec la ferveur et la dévotion intérieures.
(3.12.37)

L’oraison, n’en doutez pas, est l’aliment de ceux qui


sont dans le chemin de la perfection : si vous négligez
cette nourriture, vous sentirez nécessairement les forces
vous manquer. (3.10.01)

Les cœurs inconstants déplaisent beaucoup à Dieu


parce qu’ils sont enclins à l’infidélité. (3.18.10)

L’irrésolution est à la fois effet et cause de la tiédeur.


(1.02.07)

Aucune de tes actions ou de tes prières n’a de


valeur...si tu fais ta volonté propre. (2.01.33)

Ayez un grand amour et un vif désir de la perfection


la plus haute. (3.12.44)

Il est impossible d’arriver aux sommets de la per-


fection si nous sommes chargés de nombreux poids.

!237
(3.12.29)

La vraie dévotion est une volonté prompte à accom-


plir tous les désirs de Dieu. (3.12.40)

Ton esprit est comme un moulin à eau, il travaille


sans cesse. Si tu y mets du froment, il moud du froment ;
si tu y mets de l’ivraie et de la vesce, c’est de l’ivraie et de
la vesce qu’il va moudre. (2.02.18)

Le démon ne vainc habituellement que ceux qui sont


distraits. (3.07.02)

Voulez-vous apprendre à prier ? Mettez d’abord un


frein à votre langue, pour ne rien dire de superflu et même
pour taire parfois ce qu’il paraît nécessaire de dire ; vous
commencerez de la sorte à pouvoir parler avec Dieu com-
me avec un ami. Réprimez également la dissipation, la cu-
riosité, les satisfactions des sens. (3.10.08)

Tu as des difficultés à prier ? Tiens bon et n’aban-


donne pas la partie car, malgré tous les retards, tu finiras
par obtenir ce que tu désires. (3.10.09)

Priez pour les morts et pour tous ceux qui souffrent


quelque nécessité spirituelle ou matérielle. (3.01.05)

Dans votre méditation et votre prière, recherchez vos


principaux défauts et, surtout, votre défaut dominant : ce-
lui qui, en vous, fait fonction de général en chef. (1.03. 13)

!238
L’un de vous me dira peut-être : « Au début de l’o-
raison mentale, je n’éprouve pour elle aucun attrait ». A
cela, je réponds : faites naître dans votre esprit des pensées
capables de vous émouvoir, par exemple le souvenir des
souffrances et de la mort de Jésus, celui des douleurs de
Marie. (3.10.09)

Le démon a l’habitude de souiller les oraisons som-


nolentes, comme les mouches salissent les aliments froids
et c’est pour cela que de telles oraisons répugnent à Dieu.
(3.12.15)

Entretenez-vous familièrement et parlez au Crucifié


de tout ce qui vous regarde et demandez-lui conseil.
(1.03.06)

Quoi que vous fassiez, tenez-vous toujours en pré-


sence de Dieu. (3.12.16)

Gardez-vous de vous confesser par routine et pour


suivre simplement l’usage. (3.12.19)

Tu désires échapper au péché mortel ? Fuis les fau-


tes vénielles. Tu veux éviter aussi les fautes vénielles ?
Renonce parfois à ce qui est licite et permis. (2.06.21)

Offre à Dieu le sacrifice le plus important : la sainte


Eucharistie. Il ne faut pas s’étonner que l’homme devienne
tiède et pareil à une bête ; c’est parce qu’il ne fréquente

!239
pas ce sacrement. (2.03.25)

La vie religieuse est une croix continuelle, une croix


qu’on porte un peu à la fois. (2.01.35)

Il ne s’agit pas de dire : « Nous sommes religieux,


nous sommes religieux ! » Comment ? Tu es religieux, toi
qui n’es même pas un bon séculier ? (2.01.32)

Si tu désires la réforme, la première opposition qui


surgira sera celle des sujets tièdes qui vivent à tes côtés ;
c’est d’eux que te viendront les luttes les plus pénibles.
(3.18.25)

La vertu de discrétion t’empêchera d’être ni précipi-


té ni trop lent. (3.18.05)

Avec des lois qui se bornent à punir, l’homme ne fait


aucun progrès ; il ne change pas de vie, car intérieurement
il reste ce qu’il était, prêt à faire de nouveau le mal, dès
que cessera la crainte du châtiment. (3.18.20)

Le propre de la pauvreté est de se contenter de peu,


tout comme c’est le propre de la nature de se contenter de
peu de choses et de choses très communes. (3.04.03)

Votre amour de la pauvreté doit aller jusqu’au désir


de manquer des choses même les plus nécessaires, sachant
que sous les couleurs de la nécessité se cachent bien sou-
vent les tentacules du superflu. (3.12.11)

!240
Mon désir a toujours été de vous voir marcher de
progrès en progrès dans la vertu. Aussi, quand je m’aper-
cevais que vous n’aviez pas complètement répondu à mes
souhaits, il me semblait recevoir un coup de poignard en
plein cœur. (1.10.02)

De grâce, que les compliments ne vous amollissent


pas et que les louanges ne vous troublent pas le cerveau.
(1.07.10)

C’est de ton amour de Dieu que tout dépend. Sans


amour de Dieu, rien n’est valable.(2.04.16)

Le chemin qui mène à l’amour de Dieu, c’est


l’amour du prochain. (2,04.37)

Que de mal, ô pères, vous pouvez causer à vos en-


fants ! (2.04.26)

Si tu es infidèle dans les petites choses, comment


seras-tu fidèle dans les grandes ? (2.03.10)

!241
Bibliographie essentielle

Giovanni Antonio GABUZIO, Historia Congregationis Cle-


ricorum Regularium Sancti Paulli, Roma 1852.
Alessandro M. TEPPA, Vita di S. Antonio Maria Zaccaria,
Milano, 1858; 1897 (VIe édit.).
Francesco Tranquillino MOLTEDO, Vita di S. Antonio Ma-
ria Zaccaria, Roma 1897.
Orazio PREMOLI, Storia dei Barnabiti nel Cinquecento,
Roma 1913.
Guy CHASTEL, Saint Antoine-Marie Zaccaria, Paris 1930.
Detti notabili di un santo del Cinquecento, Firenze 1936.
Riedito a cura di G. LEONARDI, Con le mani e con li
piedi, Milano 2000.
Giuseppe M. CAGNI, Concordanze degli scritti di S. Anto-
nio M. Zaccaria, Perugia 1960.
Antonio M. GENTILI, I Barnabiti. Manuale di storia e spi-
ritualità dell’ordine dei Chierici Regolari di san
Paolo Decollato, Roma 1967.
AA.VV. Contributi allo studio della spiritualità di S. An-
tonio M. Zaccaria, Firenze 1972.
S. Antonio M. ZACCARIA, Gli Scritti (Lettere, Sermoni,
Costituzioni, Sentenze spirituali), Roma 1975
Massimo PETROCCHI, Storia della spiritualità italiana, II,
Roma 1978, pp.61-109 (‘‘Dottrine e orientamenti
spirituali della scuola lombarda del Cinquecento’’).
Nuova ediz. Torino 1996, pp.107-132.

!242
ANGELICA ANONIMA [Agata SFONDRATI], Memorie, Fi-
renze 1979.
Antonio M. GENTILI, S. Antonio M. Zaccaria. Appunti per
una lettura spirituale degli scritti, « Quaderni di vita
barnabitica », 4; 6, Roma 1980; 1983.
AA.VV., S. Antonio M. Zaccaria nel 450° della morte,
« Quaderni di vita barnabitica », 8, Roma 1989.
Giuseppe BASSOTTI, S. Antonio M. Zaccaria e Cremona,
Cremona 1989.
Andrea SPINELLI, Verso la perfezione insieme. Attualità di
un’esperienza : i “Maritati di san Paolo”, Milano
1989
Alfredo CATTABIANI, Antonio M. Zaccaria, in Santi d’Ita-
lia, Milano 1993, pp.115-118.
Antonio M. GENTILI – Giovanni M. SCALESE, Prontuario
per lo spirito. Insegnamenti ascetico-mistici di san-
t’Antonio Maria Zaccaria, Milano 1994.
AA.VV., Numero speciale in occasione del primo centena-
rio della canonizzazione di S. Antonio M. Zaccaria
(1897-1997), « Barnabiti Studi » 14 (1997).
AA.VV., “Eredi e legittimi figlioli”, « Quaderni di vita
barnabitica », 10, Roma 1997.
AA.VV., Esercizi spirituali 1997. Incontri spirituali sulla
Vita e sui Sermoni di sant’Antonio M. Zaccaria,
« Quaderni di vita barnabitica », 11, Roma 1998.
Elena BONORA, I conflitti della Controriforma. Santità e
obbedienza nell’esperienza religiosa dei primi bar-
nabiti, Firenze 1998.

!243
Antonio GENTILI, Antonio Maria Zaccaria in Il grande
libro dei santi, Cinisello Balsamo 1998, I, pp.
196-198.

On peut consulter également les brefs aperçus de la


vie du saint dans : Dizionario biografico degli italiani, III,
586-590 (Paolo PRODI) ; Bibliotheca sanctorum, II,
216-220 (Giuseppe M. CAGNI) ; Dizionario degli istituti di
perfezione, I, 710-713 (Andrea M. ERBA).

!244
Table des matières

Préface du cardinal Joseph Ratzinger ................................2

Introduction ........................................................................5

Chapitre I
Le contexte historique....................................................10

Chapitre II
Fils unique d’une très jeune veuve ...............................13
Aussitôt orphelin de père.............................................15
Leçons de charité .........................................................16
De Pavie à Padoue .......................................................18
Un doctorat inutile ? ....................................................19
Dieu lui suffisait ..........................................................21
Le visage et l’âme .......................................................24

Chapitre III
Le tournant .....................................................................27
Un catéchiste laïc ........................................................31

Chapitre IV
La première messe..........................................................37
Les deux faces de la cité ..............................................40
Tout à tous ...................................................................40
Avec le cœur de Paul ...................................................43

!245
Chapitre V
Courons comme des fous vers Dieu et le prochain ......46
La sainteté pour tous ...................................................48
Un chemin exigeant .....................................................51
Il lisait dans les cœurs .................................................54
Deux aides de première importance: le père Baptiste 55
...et la comtesse Torelli ................................................56

Chapitre VI
L’homme qu’il faut au moment voulu..........................59
Conversion du « beau Morigia » .................................64
L’avocat des pauvres ...................................................66
Entretemps, à Guastalla. ..............................................68

Chapitre VII
Révolutionnaires de Dieu...............................................74
Naissance de l’Ordre ...................................................77
Un chroniqueur raconte ...............................................83
Les « collaborateurs de la réforme » ...........................86

Chapitre VIII
L’épreuve du feu.............................................................88
Le père Baptiste meurt ................................................89
L’identikit du religieux réformé ..................................90
La protestation des bien-pensants ...............................94
D’un tribunal à l’autre .................................................97
Pardon généreux ........................................................101

Chapitre IX
Le « génie de la femme »..............................................102

!246
Nouvelle persécution .................................................107
« Apôtres » de la réforme ..........................................110

Chapitre X
La mission de Vicence ..................................................115
Mission, deuxième acte .............................................118

Chapitre XI
Peu nombreux, mais bons............................................123
Une demeure plus vaste.............................................127
Artisan de paix à Guastalla........................................133

Chapitre XII
Testament spirituel .......................................................135
« Croître sans cesse » ................................................139
« De grands saints » ..................................................141

Chapitre XIII
La dernière leçon..........................................................145
« Quelle grave perte » ...............................................149
Un héritage extraordinaire .........................................152

Chapitre XIV
Avec la « divine mère » ................................................154
Un magistère qui continue.........................................158
Au nouveau siège de Saint-Barnabé..........................164

Chapitre XV
Deux années « orageuses » ........................................164

!247
Disparition des Mariés de saint Paul .........................168
La « normalisation »..................................................170

Chapitre XVI
L’expansion apostolique ..............................................174
Nouvelles Constitutions ............................................178
Aux côtés de saint Charles Borromée .......................181
Un ami : saint François de Sales ...............................184
Au service de l’Église ...............................................185
Les trois Collèges de nos jours..................................189

Chapitre XVII
Une renommée ininterrompue de sainteté .................192
Trois miracles ............................................................198

Chapitre XVIII
Canonisation solennelle ...............................................201
8 km de draperies ......................................................204
Un défi à relever ........................................................208

Antoine-Marie nous parle ..............................................210

Bibliographie essentielle................................................223

!248

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